Un duel social
1Première partie
I
COMME QUOI BLANCHE DE CAZALIS S’ENFUIT AVEC PHILIPPE CAYOL
Vers la fin du mois de mai 184., un homme, d’une trentaine d’années, marchait rapidement dans un sentier du quartier Saint-Joseph, près des Aygalades. Il avait confié son cheval au méger d’une campagne voisine, et il se dirigeait vers une grande maison carrée, solidement bâtie, sorte de château campagnard comme on en trouve beaucoup sur les coteaux de la Provence.
Il fit un détour pour éviter le château et alla s’assoir au fond d’un bois de pins 2qui s’étendait derrière l’habitation. Là, écartant les branches, inquiet et fiévreux, il interrogea les sentiers du regard, semblant attendre quelqu’un avec impatience. Par moments, il se levait, faisait quelques pas, puis s’asseyait de nouveau en frémissant.
Cet homme, haut de taille et de tournure étrange, portait de larges favoris noirs. Son visage allongé, creusé de traits énergiques, avait une sorte de beauté violente et emportée. Et, brusquement, ses yeux s’adoucirent, ses lèvres fortes et épaisses eurent un sourire tendre. Une jeune fille venait de sortir du château, et, se courbant comme pour se cacher, elle accourait vers le bois de pins.
Haletante, toute rose, elle arriva sous les arbres. Elle avait à peine seize ans. Au milieu des rubans bleus de son chapeau de paille, son jeune visage souriait d’un air joyeux et effarouché. Ses cheveux blonds tombaient sur ses épaules; ses petites mains, appuyées contre sa poitrine, tâchaient de calmer les bonds de son cœur.
– Comme vous vous faites attendre, Blanche, dit le jeune homme. Je n’espérais plus vous voir.
Et il la fit assoir à son côté, sur la mousse.
– Pardonnez-moi, Philippe, répondit la jeune fille. Mon oncle est allé à Aix pour acheter une propriété; mais je ne 3pouvais me débarrasser de ma gouvernante.
Elle s’abandonna à l’étreinte de celui qu’elle aimait, et les deux amoureux eurent une de ces longues causeries, si niaises et si douces. Blanche était une grande enfant qui jouait avec son amant comme elle aurait joué avec une poupée; Philippe, ardent et muet, serrait et regardait la jeune fille avec tous les emportements de l’ambition et de la passion.
Et, comme ils étaient là, oubliant le monde, ils aperçurent, en levant la tête, des paysans qui suivaient le sentier voisin et qui les regardaient en riant. Blanche effrayée s’éloigna de son amant.
– Je suis perdue! dit-elle toute pâle. Ces hommes vont avertir mon oncle. Ah! par pitié, sauvez-moi, Philippe.
À ce cri, le jeune homme se leva d’un mouvement brusque.
– Si vous voulez que je vous sauve, répondit-il avec feu, il faut que vous me suiviez. Venez, fuyons ensemble. Demain, votre oncle consentira à notre mariage… Nous contenterons éternellement nos tendresses.
– Fuir, fuir… répétait l’enfant. Ah! je ne m’en sens pas le courage. Je suis trop faible, trop craintive…
– Je te soutiendrai, Blanche… Nous vivrons une vie d’amour.
Blanche, sans entendre, sans répondre, 4laissa aller sa tête sur l’épaule de Philippe.
– Oh! j’ai peur, j’ai peur du couvent, reprit-elle à voix basse… Tu m’épouseras, tu m’aimeras toujours?
– Je t’aime… Vois, je suis à genoux.
Alors, fermant les yeux, s’abandonnant au gouffre, Blanche descendit le coteau en courant, au bras de Philippe. Comme elle s’éloignait, elle regarda une dernière fois la maison qu’elle quittait, et une émotion poignante lui mit de grosses larmes dans les yeux.
Une minute d’égarement et d’épouvante avait suffi pour la jeter dans les bras de son amant, brisée et confiante. Elle aimait Philippe de toutes les premières ardeurs de son jeune sang et de toutes les folies de son inexpérience. Elle s’échappait comme une pensionnaire; elle s’en allait volontairement, sans réfléchir aux terribles conséquences de sa fuite. Et Philippe l’emmenait, ivre de sa victoire, frémissant de la sentir marcher et haleter à son côté.
Le jeune homme voulait courir à Marseille pour se procurer un fiacre. Mais il craignit de laisser Blanche seule sur la grande route, et il préféra aller à pied avec elle jusqu’à la campagne de sa mère. Ils se trouvaient à une grande lieue de cette campagne, située au quartier de Saint-Just.
Philippe dut abandonner son cheval, et 5les deux amants se mirent bravement en marche. Ils traversèrent des prairies, des terres labourées, des bois de pins, coupant à travers champs, marchant à grands pas. Il était environ quatre heures. Le soleil, d’un blond ardent, jetait devant eux de larges nappes de lumière. Et ils couraient dans l’air tiède, sous les ardeurs du ciel bleu, poussés en avant par la folie qui les mordait au cœur. Lorsqu’ils passaient, les paysans levaient la tête et les regardaient fuir avec étonnement.
Ils ne mirent pas une heure pour arriver à la campagne de la mère de Philippe. Blanche, exténuée, s’assit sur un banc de pierre qui se trouvait à la porte, tandis que le jeune homme était allé écarter les importuns. Puis il revint et fit monter la jeune fille dans sa chambre. Il avait prié Ayasse, un jardinier que sa mère occupait ce jour-là, d’aller chercher un fiacre à Marseille.
Les deux amants étaient dans la fièvre de leur fuite. En attendant le fiacre, ils restèrent muets et anxieux. Philippe avait fait asseoir Blanche sur une petite chaise; à genoux devant elle, il la regardait longuement, il la rassurait en baisant avec douceur la main qu’elle lui abandonnait.
– Tu ne peux garder cette robe légère, lui dit-il enfin… Veux-tu t’habiller en homme?
6Blanche sourit. Elle éprouvait une joie d’enfant à la pensée de se déguiser.
– Mon frère est de petite taille, continua Philippe. Tu vas mettre ses vêtements.
Ce fut une fête. La jeune fille passa le pantalon en riant. Elle était d’une gaucherie charmante, et Philippe baisait avidement la rougeur de ses joues. Quand elle fut habillée, elle avait l’air d’un petit homme, d’un gamin de douze ans. Elle eut toutes les peines du monde à faire tenir le flot de ses cheveux dans le chapeau. Et les mains de son amant tremblaient en ramenant les boucles rebelles.
Ayasse revint enfin avec le fiacre. Il consentit à recevoir les deux fugitifs dans son domicile situé à Saint-Barnabé. Philippe prit tout l’argent qu’il possédait, et tous trois ils quittèrent la campagne et montèrent en voiture.
Ils firent arrêter le fiacre au pont du Jarret, et gagnèrent à pied la demeure d’Ayasse. Philippe avait résolu de passer la nuit dans cette retraite.
Le crépuscule était venu. Des ombres transparentes tombaient du ciel pâle, et d’âcres odeurs montaient de la terre, chaude encore des derniers rayons. Alors une vague crainte s’empara de Blanche. Lorsque, à la nuit naissante, dans les voluptés du soir, elle se trouva seule, entre les bras de son amant, toutes ses pu7deurs effrayées de jeune fille s’éveillèrent, et elle frissonna, prise d’un malaise inconnu. Elle s’abandonnait, elle était heureuse et épouvantée de se trouver livrée toute entière à la passion fougueuse de Philippe. Elle défaillait, elle voulait gagner du temps.
– Écoute, dit-elle, je vais écrire à l’abbé Chastanier, mon confesseur… Il ira voir mon oncle, il obtiendra de lui mon pardon, il le décidera peut-être à nous marier ensemble… Il me semble que je tremblerais moins si j’étais ta femme.
Philippe sourit de la naïveté tendre de cette dernière phrase.
– Écris à l’abbé Chastanier, répondit-il. Moi, je vais faire connaître notre retraite à mon frère. Il viendra demain et portera ta lettre.
Puis, la nuit se fit, tiède et voluptueuse. Et, devant Dieu, Blanche devint l’épouse de Philippe. Elle s’était livrée d’elle-même, elle n’avait pas eu un cri de révolte, elle péchait par ignorance, comme Philippe péchait par ambition et par passion. Ah! la douce et terrible nuit! elle devait frapper les deux amants de misère et leur donner toute une existence de souffrance et de regrets.
Ce fut ainsi que Blanche de Cazalis s’enfuit avec Philippe Cayol, par une claire soirée de mai.
8II
OÙ L’ON FAIT CONNAISSANCE DU HÉROS, MARIUS CAYOL
Marius Cayol, le frère de l’amant de Blanche, avait environ vingt-cinq ans. Il était petit, maigre, d’allure chétive. Son visage jaune clair, percé d’yeux noirs, longs et minces, s’éclairait par moments d’un bon sourire de dévouement et de résignation. Il marchait un peu courbé, avec des hésitations et des timidités d’enfant. Et, lorsque la haine du mal, l’amour du juste le redressaient, il devenait presque beau.
Il avait pris toute la tâche pénible, dans la famille, laissant son frère obéir à ses instincts ambitieux et passionnés. Il se faisait tout petit à côté de lui, il disait d’ordinaire qu’il était laid et qu’il devait rester dans sa laideur; il ajoutait qu’il fallait excuser Philippe d’aimer à étaler sa haute taille et la beauté forte de son visage. D’ailleurs, à l’occasion, il se montrait sévère pour ce grand enfant fougueux qui était son aîné et qu’il traitrait avec des remontrances et des tendresses de père.
Leur mère, restée veuve, n’avait pas de 9fortune. Elle vivait difficilement avec les débris d’une dot que son mari avait compromise dans le commerce. Cet argent, placé chez un banquier, lui donnait de petites rentes qui lui suffirent pour élever ses deux fils. Mais, lorsque les enfants furent devenus grands, elle leur montra ses mains vides, elle les mit en face des difficultés de la vie.
Et les deux frères, jetés ainsi dans les luttes de l’existence, poussés par leurs tempéraments différents, prirent deux routes opposées.
Philippe, qui avait des appétits de richesse et de liberté, ne put se plier au travail. Il voulait arriver d’un seul coup à la fortune, il rêva de faire un riche mariage. C’était là, selon lui, un excellent expédient, un moyen rapide d’avoir des rentes et une jolie femme.
Alors, il vécut au soleil, il se fit amoureux, il devint même un peu viveur. Il éprouvait des jouissances infinies à être bien mis, à promener dans Marseille sa brusquerie élégante, ses vêtements d’une coupe originale, ses regards et ses paroles d’amour. Sa mère et son frère qui le gâtaient, tâchaient de fournir à ses caprices. D’ailleurs, Philippe était de bonne foi: il adorait les femmes, il lui semblait tout naturel d’être aimé et enlevé un beau jour par une jeune fille noble, riche et belle.
Marius, tandis que son frère étalait sa 10bonne mine, était entré en qualité de commis chez M. Martelly, un armateur qui demeurait rue de la Darse. Il se trouvait à l’aise dans l’ombre de son bureau; toute son ambition consistait à gagner une modeste aisance, à vivre ignoré et paisible. Puis il éprouvait des voluptés secrètes, lorsqu’il secourait sa mère ou son frère. L’argent qu’il gagnait lui était cher, car il pouvait donner cet argent, faire des heureux, goûter lui-même les bonheurs profonds du dévouement. Il avait pris dans la vie la route droite, le sentier pénible qui monte à la paix, à la joie, à la dignité.
Il se rendait à son bureau, lorsqu’on lui remit la lettre dans laquelle son frère lui annonçait sa fuite avec mademoiselle de Cazalis. Il fut pris d’un étonnement douloureux; il mesura d’un coup d’œil l’abîme au fond duquel venaient de se jeter les deux amants. Il se rendit en toute hâte à Saint-Barnabé.
La maison du jardinier Ayasse avait, devant la porte, une treille qui formait un petit berceau; deux gros mûriers, taillés en parasol, étendaient leurs branches noueuses et jetaient leur ombre sur le seuil. Marius trouva Philippe sous la treille, regardant avec inquiétude et amour Blanche de Cazalis assise à côté de lui; la jeune fille, déjà lasse, était plongée dans les accablements des premiers soucis et des premières voluptés.
11L’entrevue fut pénible, pleine d’angoisse et de honte. Philippe s’était levé.
– Tu me blâmes? demanda-t-il en tendant la main à son frère.
– Oui, je te blâme, répondit Marius avec force. Tu as fait là une méchante action. L’orgueil t’a emporté, la passion t’a perdu. Tu n’as pas réfléchi aux malheurs que tu vas attirer sur les tiens et sur toi.
Philippe eut un mouvement de révolte.
– Tu as peur, dit-il amèrement. Moi, je n’ais pas calculé; j’aimais Blanche, Blanche m’aimait. Je lui ai dit: «Veux-tu venir avec moi?» Et elle est venue. Voilà notre histoire. Nous ne sommes coupables ni l’un ni l’autre.
– Pourquoi mens-tu? reprit Marius avec une sévérité plus haute. Tu n’es pas un enfant. Tu sais bien que ton devoir était de défendre cette jeune fille contre elle-même: tu devais l’arrêter au bord du gouffre, l’empêcher de te suivre. Ah! ne me parle pas de passion. Moi, je ne connais que la passion de la justice et de l’honneur.
Philippe souriait dédaigneusement. Il attira Blanche sur sa poitrine.
– Mon pauvre Marius, dit-il, tu es un brave garçon, mais tu n’as jamais aimé, tu ignores la fièvre d’amour… Voici ma défense.
Et il se laissa embrasser par Blanche qui se tenait à lui avec des frémissements. 12La malheureuse enfant sentait bien qu’elle n’avait plus d’espoir qu’en cet homme. Elle s’était livrée, elle lui appartenait, elle le suivait comme son souverain maître. Et, maintenant, elle l’aimait presque en esclave, elle rampait vers lui, amoureuse et craintive.
Marius, désespéré, comprit qu’il ne gagnerait rien en parlant sagesse aux deux amants. Il se promit d’agir par lui-même, il voulut connaître tous les faits de la désolante aventure. Philippe répondit docilement à ses questions.
Il y a près de huit mois que je connais Blanche, dit-il. Je l’ai vue la première fois dans une fête publique. Elle souriait à la foule, et il me sembla que son sourire s’adressait à moi. Depuis ce jour, je l’ai aimée, j’ai cherché toutes les occasions de me rapprocher d’elle, de lui parler.
– Ne lui as-tu pas écrit? demanda Marius.
– Si, plusieurs fois.
– Où sont tes lettres?
– Elle les a brûlées… Chaque fois, j’achetais un bouquet à Fine, la bouquetière du cours Saint-Louis, et je glissais ma lettre au milieu des fleurs. La laitière Marguerite portait les bouquets à Blanche.
– Et tes lettres restaient sans réponse?
– Dans les commencements, Blanche a refusé les fleurs. Puis elle les a accep13tées; puis elle a fini par me répondre. J’étais fou d’amour. Je rêvais d’épouser Blanche, de l’aimer à jamais.
Marius haussa les épaules. Il entraîna Philippe à quelques pas, et là, continua l’entretien avec plus de dureté dans la voix.
– Tu es un imbécile ou un menteur, dit-il tranquillement; tu sais que M. de Cazalis, député, millionnaire, maître tout puissant dans Marseille, n’aurait jamais donné sa nièce à Philippe Cayol, pauvre, sans titre, et républicain pour comble de vulgarité. Avoue que tu as compté sur le scandale de votre fuite pour forcer la main à l’oncle de Blanche.
– Et quand cela serait! répondit Philippe avec fougue. Blanche m’aime, je n’ai pas violenté sa volonté. Elle m’a librement choisi pour mari.
– Oui, oui, je sais cela. Tu le répètes trop souvent pour que je ne sache pas ce que je dois en croire. Mais tu n’as pas songé à la colère de M. de Cazalis; cette colère va retomber terriblement sur toi et ta famille. Je connais l’homme; ce soir, il aura promené son orgueil outragé dans tout Marseille. Le mieux serait de reconduire la jeune fille à Saint-Joseph.
– Non, je ne le veux pas, je ne le peux pas… Blanche n’oserait jamais rentrer chez elle… Elle était à la campagne depuis une semaine à peine; je la voyais jusqu’à deux fois par jour dans un petit 14bois de pins; nous jouissions en paix de la liberté des champs. Son oncle ne savait rien, et le coup a dû être rude pour lui… Nous ne pouvons nous présenter en ce moment…
– Eh bien! écoute, donne-moi la lettre pour l’abbé Chastanier. Je verrai ce prêtre; s’il le faut, j’irai avec lui chez M. de Cazalis. Nous devons étouffer le scandale. J’ai une tâche à accomplir, la tâche de racheter ta faute… Jure-moi que tu ne quitteras pas cette maison, que tu attendras ici mes ordres, mes prières.
– Je te promets d’attendre, si aucun danger ne me menace.
Marius avait pris la main de Philippe, et le regardait en face, loyalement:
– Aime bien cette enfant, lui dit-il d’une voix profonde, en lui montrant Blanche; tu ne répareras jamais l’injure que tu lui as faite.
Il allait s’éloigner, lorsque Mlle de Cazalis s’avança. Elle joignait les mains, suppliante, étouffant ses larmes.
– Monsieur, balbutia-t-elle, si vous voyez mon oncle, dites lui bien que je l’aime… Je ne m’explique pas ce qui est arrivé… Je voudrais rester la femme de Philippe et retourner chez nous avec lui.
Marius s’inclina doucement.
– Espérez, dit-il.
Et il s’en alla, ému et troublé, sachant qu’il mentait et que l’espérance était folle.
15III
IL Y A DES VALETS DANS L’ÉGLISE
Marius, en arrivant à Marseille, courut à l’église Saint-Victor, à laquelle était attaché l’abbé Chastanier. Saint-Victor est une des plus vieilles églises de Marseille; ses murailles noires, hautes et crenelées, la font ressembler à un château-fort; on la dirait bâtie largement à coups de cognée par le peuple rude du port, qui a pour elle une vénération toute particulière.
Le jeune homme trouva l’abbé Chastanier dans la sacristie. Ce prêtre était un grand vieillard, à la figure longue et décharnée, d’une pâleur de cire; ses yeux, tristes et humbles, avaient la fixité vague de la souffrance et de la misère. Il revenait d’un enterrement et ôtait son surplis avec lenteur.
Son histoire était courte et douloureuse. Fils de paysans, d’une douceur et d’une naïveté d’enfant, il était entré dans les ordres, poussé par les désirs pieux de sa mère. Pour lui, en se faisant prêtre, il avait voulu faire un acte d’humilité, de dévouement absolu. Il croyait, en simple d’esprit, qu’un ministre de Dieu doit se 16renfermer dans l’infini de l’amour divin, renoncer aux ambitions et aux intrigues de ce monde, vivre au fond du sanctuaire, pardonnant les péchés d’une main et faisant l’aumône de l’autre.
Ah! le pauvre abbé, et comme on lui montra que les simples d’esprit ne sont bons qu’à souffrir et à rester dans l’ombre! Il apprit vite que l’ambition est une vertu sacerdotale, et que les jeunes prêtres aiment souvent Dieu pour les faveurs mondaines que distribue son Église. Il vit tous ses camarades du séminaire jouer des griffes et des dents et arracher çà et là des lambeaux de soie et de dentelle. Il assista à ces luttes intimes, à ces intrigues secrètes qui font d’un diocèse un petit royaume turbulent. Et, comme il demeurait humblement à genoux, comme il ne cherchait pas à plaire aux dames, comme il ne demandait rien et paraissait d’une piété stupide, on lui jeta une cure misérable ainsi qu’on jette un os à un chien.
Il resta ainsi plus de quarante ans dans un petit village situé entre Aubagne et Cassis. Son église était une sorte de grange, blanchie à la chaux, d’une nudité glaciale; l’hiver, lorsque le vent brisait une des vitres des fenêtres, le bon Dieu avait froid pendant plusieurs semaines, car le pauvre curé ne possédait pas toujours les quelques sous nécessaires pour faire remettre le carreau. D’ail17leurs, il ne se plaignit jamais, il vécut en paix dans la misère et la solitude; il éprouva même des joies profondes à souffrir, à se sentir le frère des mendiants de sa paroisse.
Il avait soixante ans, lorsqu’une de ses sœurs, qui était ouvrière à Marseille, devint infirme. Elle lui écrivit, elle le supplia de venir auprès d’elle. Le vieux prêtre se dévoua jusqu’à demander à son évêque un petit coin dans une église de la ville. On lui fit attendre ce petit coin pendant plusieurs mois et l’on finit par l’appeler à Saint-Victor. Il devait y faire, pour ainsi dire, tous les gros ouvrages, toutes les besognes de peu d’éclat et de peu de profit. Il priait sur les bières des pauvres et les conduisait au cimetière; il servait même de sacristain à l’occasion.
Ce fut alors qu’il commença à souffrir réellement. Tant qu’il était resté dans son désert, il avait pu être simple, pauvre et vieux à son aise. Maintenant il sentait qu’on lui faisait un crime de sa pauvreté et de sa vieillesse, de sa douceur et de sa naïveté. Et il eut le cœur déchiré, lorsqu’il comprit qu’il pouvait y avoir des valets dans l’Église. Il voyait bien qu’on le regardait avec moquerie et pitié. Il courbait la tête davantage, il se faisait plus humble, il pleurait de sentir sa foi ébranlée par les actes et les paroles des prêtres mondains qui l’entouraient.
18Heureusement, le soir, il avait de bonnes heures. Il soignait sa sœur, il se consolait à sa manière en se dévouant. Il entourait cette pauvre infirme de mille petites satisfactions. Il venait se réfugier auprès d’elle, et s’anéantissait dans cette dernière tendresse. Puis, une autre joie lui était venue: M. de Cazalis, qui se méfiait des jeunes abbés, l’avait choisi pour être le directeur de sa nièce. Le vieux prêtre ne tentait d’ordinaire aucune pénitente et ne confessait presque jamais; il fut ému aux larmes de la proposition du député, et il interrogea, il aima Blanche comme son enfant.
Marius lui remit la lettre de la jeune fille et étudia sur son visage les émotions que cette lettre allait exciter en lui. Il y vit se peindre une douleur poignante. D’ailleurs, le prêtre ne parut pas éprouver cette stupeur que cause une nouvelle accablante et inattendue, et Marius pensa que Blanche, en se confessant à lui, avait avoué les relations qui s’établissaient entre elle et Philippe.
– Vous avez bien fait de compter sur moi, Monsieur, dit l’abbé Chastanier à Marius. Mais je suis bien faible et bien mal habile… J’aurais dû montrer plus d’énergie.
La tête et les mains du pauvre homme avaient ce tremblement doux et triste des vieillards.
– Je suis à votre disposition, conti19nua-t-il… Comment puis-je venir en aide à la malheureuse enfant?
– Monsieur, répondit Marius, je suis le frère du jeune fou qui s’est enfui avec Mlle de Cazalis, et j’ai juré de réparer la faute, d’étouffer le scandale. Veuillez vous joindre à moi… L’honneur de la jeune fille est perdu, si son oncle a déjà déféré l’affaire à la justice. Allez le trouver, tâchez de calmer sa colère, dites-lui que sa nièce va lui être rendue.
– Pourquoi n’avez-vous pas amené l’enfant avec vous? Je connais la violence de M. de Cazalis; il voudra des certitudes.
– C’est justement cette violence qui a effrayé mon frère… D’ailleurs, nous ne pouvons raisonner maintenant. Les faits accomplis nous accablent. Croyez que je suis indigné comme vous, que je comprends toute la mauvaise action de mon frère… mais, par grâce, hâtons-nous. Nous parlerons ensuite de justice et d’honneur.
– C’est bien, dit simplement l’abbé. Je vais avec vous.
Ils suivirent le boulevard de la Corderie et arrivèrent au Cours Bonaparte, où se trouvait la maison de ville du député. M. de Cazalis, le lendemain de l’enlèvement, était rentré à Marseille, dès le matin, en proie à une colère et à un désespoir terribles.
L’abbé Chastanier arrêta Marius à la porte de la maison.
20– Ne montez pas, lui dit-il. Votre visite serait peut-être regardée comme une insulte. Laissez-moi faire, et attendez-moi.
Marius, pendant une grande heure, se promena avec fièvre sur le trottoir. Il eût voulu monter, expliquer lui-même les faits, demander pardon au nom de Philippe. Tandis que le malheur de sa famille s’agitait dans cette maison, il devait rester là, oisif et impatient, dans toutes les angoisses de l’atentte.
Enfin l’abbé Chastanier descendit. Il avait pleuré; ses yeux étaient rouges, ses lèvres tremblantes.
– M. de Cazalis ne veut rien entendre, dit-il d’une voix troublée. Je l’ai trouvé dans une irritation aveugle. Il est déjà allé chez le procureur du roi.
Ce que le pauvre prêtre ne disait pas, c’est que M. de Cazalis l’avait reçu avec les reproches les plus durs, calmant sa colère sur lui, l’accusant, dans son emportement, d’avoir donné de mauvais conseils à sa nièce. L’abbé avait courbé le dos; il s’était presque mis à genoux, ne se défendant point, demandant pitié pour autrui.
– Dites-moi tout, s’écria Marius désespéré.
– Il paraît, répondit le prêtre, que le paysan chez lequel votre frère avait laissé son cheval, a guidé M. de Cazalis dans ses recherches. Dès ce matin, une plainte 21a été déposée, et des perquisitions ont été faites à votre domicile, rue Sainte, et à la campagne de votre mère, au quartier de Saint-Just.
– Mon Dieu, mon Dieu, soupira Marius.
– M. de Cazalis jure qu’il écrasera votre famille. J’ai vainement tâché de le ramener à des sentiments plus doux. Il parle de faire arrêter votre mère…
– Ma mère!… Et pourquoi?
– Il prétend qu’elle est complice, qu’elle a aidé votre frère à enlever mademoiselle Blanche.
– Mais que faire, comment prouver la fausseté de tout cela?… Ah! malheureux Philippe! Notre mère en mourra.
Et Marius se mit à sangloter dans ses mains jointes. L’abbé Chastanier regardait ce désespoir avec une pitié attendrie; il comprenait la tendresse et la droiture de ce pauvre garçon qui pleurait ainsi en pleine rue.
– Voyons, dit-il, du courage, mon enfant.
– Vous avez raison, mon père, s’écria Marius, c’est du courage que je dois avoir. J’ai été lâche, ce matin. J’aurais dû arracher la jeune fille des bras de Philippe et la ramener à son oncle. Une voix me disait d’accomplir cet acte de justice, et je suis puni pour ne pas avoir écouté cette voix… Ils m’ont parlé d’amour, de passion, de mariage. Je me suis laissé attendrir…
22Ils gardèrent un moment le silence.
– Écoutez, dit brusquement Marius, venez avec moi. À nous deux, nous aurons la force de les séparer.
– Je veux bien, répondit l’abbé Chastanier.
Et, sans même songer à prendre une voiture, ils suivirent la rue de Breteuil, le quai du Canal, le quai Napoléon et remontèrent la Cannebière. Ils marchaient à grands pas, sans parler.
Comme ils arrivaient au cours Saint-Louis, une voix fraîche leur fit tourner la tête. C’était Fine, la bouquetière, qui appelait Marius.
Joséphine Cougourdan, que l’on appelait familièrement du diminutif caressant de Fine, était une de ces brunes enfants de Marseille, petites et potelées, dont les traits fins et réguliers ont gardé toute la pureté délicate du type grec. Sa tête ronde s’attachait sur des épaules un peu tombantes; son visage pâle entre les bandeaux de ses cheveux noirs exprimait une sorte de moquerie dédaigneuse; on lisait une énergie passionnée dans ses grands yeux sombres, que le sourire attendrissait par moments. Elle pouvait avoir vingt-deux à vingt-quatre ans.
À quinze ans, elle était restée orpheline, ayant à sa charge un frère, âgé au plus d’une dizaine d’années. Elle avait bravement continué le métier de sa mère, et, trois jours après l’enterrement, 23encore tout en larmes, elle était assise dans un kiosque du cours Saint-Louis, faisant et vendant des bouquets en poussant de gros soupirs.
La petite bouquetière devint bientôt l’enfant gâtée de Marseille. Elle eut la popularité de la jeunesse et de la grâce. Ses fleurs, disait-on, avaient un parfum plus doux et plus pénétrant. Les galants vinrent à la file; elle leur vendit ses roses, ses violettes, ses œillets, et rien de plus. Et c’est ainsi qu’elle put élever son frère cadet et le faire entrer, à dix-huit ans, chez un maître portefaix.
Les deux jeunes gens demeuraient place aux Œufs, en plein quartier populaire. Cadet était maintenant un grand gaillard qui travaillait sur le port; Fine, grandie, embellie, devenue femme, avait l’allure vive et la câlinerie nonchalante des Marseillaises, et régnait, par sa beauté, sur toutes les filles du peuple, ses compagnes.
Elle connaissait les Cayol pour leur avoir vendu des fleurs, et elle leur parlait avec cette familiarité tendre que donnent l’air tiède et le doux idiome de la Provence. Puis, s’il faut tout dire, Philippe, dans les derniers temps, lui avait si souvent acheté des roses, qu’elle avait fini par éprouver de petits frissons en sa présence. Le jeune homme, amoureux d’instinct, riait avec elle, la regardait à la faire rougir, lui faisait en courant un 24bout de déclaration, le tout pour ne pas perdre l’habitude d’aimer. Et la pauvre enfant, qui jusque-là avait fort maltraité les amants, s’était laissée prendre à ce jeu. La nuit, elle rêvait de Philippe, elle se demandait avec angoisse où pouvaient bien aller toutes ces fleurs qu’elle lui vendait.
Marius, lorsqu’il se fut avancé, la trouva rouge et troublée. Elle disparaissait à moitié derrière ses bouquets. Elle était adorable de fraîcheur sous les larges barbes de son petit bonnet de dentelle.
– Monsieur Marius, dit-elle d’une voix hésitante, est-ce bien vrai ce que l’on répète autour de moi depuis ce matin?… Votre frère s’est enfui avec une demoiselle!
– Qui dit cela? demanda Marius vivement.
– Mais tout le monde… C’est un bruit qui court.
Et comme le jeune homme paraissait aussi troublé qu’elle et qu’il restait là sans parler:
– On m’avait bien dit que M. Philippe était un coureur, continua Fine avec une légère amertume. Il avait la parole trop douce pour ne pas mentir.
Elle était près de pleurer, elle étouffait ses larmes. Puis, avec une résignation douloureuse, d’un ton plus doux:
– Je vois bien que vous avez de la 25peine, ajouta-t-elle… Si vous avez besoin de moi, venez me chercher.
Marius la regarda en face et crut comprendre les angoisses de son cœur.
– Vous êtes une brave fille, s’écria-t-il… Je vous remercie, j’accepterai peut-être vos services.
Il lui serra la main avec force, comme à un camarade, et courut rejoindre l’abbé Chastanier, qui l’attendait sur le bord du trottoir.
– Nous n’avons pas de temps à perdre, lui dit-il. Le bruit de l’aventure se répand dans Marseille… Prenons un fiacre.
La nuit était venue, lorsqu’ils arrivèrent à Saint-Barnabé. Ils ne trouvèrent que la femme du jardinier Ayasse, tricotant dans une salle basse. Cette femme leur apprit tranquillement que le monsieur et la demoiselle avaient eu peur et qu’ils étaient partis à pied du côté d’Aix. Elle ajouta qu’ils avaient emmené son fils pour leur servir de guide dans les collines.
Ainsi, la dernière espérance était morte. Marius, anéanti, revint à Marseille, sans entendre les paroles d’encouragement de l’abbé Chastanier. Il songeait aux fatales conséquences de la folie de Philippe; il se révoltait contre les malheurs qui allaient frapper sa famille.
– Mon enfant, lui dit le prêtre en le quittant, je ne suis qu’un pauvre homme. Disposez de moi. Je vais prier Dieu.
26IV
COMMENT M. DE CAZALIS VENGEA LE DÉSHONNEUR DE SA NIÈCE
Les amants s’étaient enfuis un mercredi. Le vendredi suivant, tout Marseille connaissait l’aventure; les commères, sur les portes, ornaient le récit des commentaires les plus inouïs; la noblesse s’indignait, la bourgeoisie faisait des gorges chaudes. M. de Cazalis, dans son emportement, n’avait rien négligé pour augmenter le tapage et faire de la fuite de sa nièce un effroyable scandale.
Les gens clairvoyants devinaient aisément d’où venait toute cette colère. M. de Cazalis, député de l’opposition, avait été nommé à Marseille par une majorité composée de quelques libéraux, de prêtres et de nobles. Dévoué à la cause de la légitimité, portant un des plus anciens noms de Provence, s’inclinant humblement devant la toute-puissance de l’Église, il avait éprouvé des répugnances profondes à flatter les libéraux et à accepter leurs voix. Ces gens-là étaient pour lui des manants, des valets, qu’on aurait dû fouetter en place publique. Son orgueil 27indomptable souffrait à la pensée de descendre jusqu’à eux.
Il avait pourtant fallu plier la tête. Les libéraux firent sonner haut leurs services; un instant, comme on feignait de dédaigner leur aide, ils parlèrent d’entraver l’élection, de faire nommer un des leurs. M. de Cazalis, poussé par les circonstances, enferma toute sa haine au fond de son cœur, se promettant bien de se venger un jour. Alors eurent lieu des tripotages sans nom; le clergé se mit en campagne, les votes furent arrachés à droite et à gauche, grâce à mille révérences et à mille promesses. M. de Cazalis fut élu.
Et voilà qu’aujourd’hui Philippe Cayol, un des chefs du parti libéral, tombait entre ses mains. Il allait enfin pouvoir assouvir sa haine sur un de ces manants qui lui avaient marchandé son élection. Celui-là payerait pour tous; sa famille serait ruinée et désespérée; et lui, on le jetterait dans une prison, on le précipiterait du haut de son rêve d’amour sur la paille d’un cachot.
Eh quoi! un petit bourgeois avait osé se laisser aimer par la nièce d’un Cazalis. Il l’avait emmenée avec lui, et, maintenant, ils couraient tous deux les chemins, faisant l’école buissonnière de l’amour. C’était un scandale qu’on devait étaler. Un homme de rien aurait peut-être préféré étouffer l’affaire, cacher le plus pos28sible, la déplorable aventure; mais un Cazalis, un député, un millionnaire avait assez d’influence et d’orgueil, pour crier tout haut et sans rougir la honte des siens.
Qu’importait l’honneur d’une jeune fille! Tout le monde pouvait savoir que Blanche de Cazalis avait été la maîtresse de Philippe Cayol, mais personne au moins ne pourrait dire qu’elle était sa femme, qu’elle s’était mésalliée en épousant un pauvre diable sans titre. L’orgueil voulait que l’enfant restât déshonorée et que son déshonneur fût affiché sur les murs de Marseille.
M. de Cazalis fit coller dans les carrefours de la ville des placards, par lesquels il promettait une récompense de dix mille francs à celui qui lui amènerait sa nièce et le séducteur, pieds et poings liés. Lorsqu’on perd un chien de race, on le réclame ainsi par la voie des affiches.
Dans les hautes classes, le scandale s’étendait avec plus de violence encore. M. de Cazalis promenait partout sa fureur. Il mettait en œuvre toutes les influences de ses amis les prêtres et les nobles. Comme tuteur de Blanche, qui était orpheline et dont il gérait la fortune, il activait les recherches de la justice, il préparait le procès criminel. On eût dit qu’il prenait à tâche de donner, au spectacle gratis qui allait commencer, la plus large publicité possible.
Une des premières mesures prises par 29M. de Cazalis avait été de faire arrêter la mère de Philippe Cayol. Lorsque le procureur du roi se présenta chez elle, la pauvre dame répondit à toutes ses questions qu’elle ignorait ce qu’était devenu son fils. Son trouble, ses angoisses, ses craintes de mère, qui la firent balbutier, furent sans doute considérés comme des preuves de complicité. On l’emprisonna, voyant en elle un otage, espérant peut-être que son fils viendrait se rendre pour la délivrer.
À la nouvelle de l’arrestation de sa mère, Marius devint comme fou. Il la savait de santé chancelante, il se l’imaginait avec terreur au fond d’une cellule nue et glaciale; elle mourrait là, elle y serait torturée par toutes les angoisses de la misère et du désespoir.
Marius fut lui-même inquiété pendant un moment. Mais ses réponses fermes et la caution que son patron, l’armateur Martelly, offrit de donner pour lui, le sauvèrent de l’emprisonnement. Il voulait rester libre pour travailler au salut de sa famille.
Peu à peu, son esprit droit vit clairement les faits. Dans le premier moment, il avait été accablé par la culpabilité de Philippe, il n’avait distingué que la faute irréparable de son frère. Et alors il s’était humilié, songeant uniquement à calmer l’oncle de Blanche, à lui donner toutes les satisfactions possibles.
30Mais, devant la rigueur de M. de Cazalis, devant le scandale qu’il soulevait, Marius s’était révolté. Il avait vu les fugitifs, il savait que Blanche suivait volontairement Philippe, et il s’indignait d’entendre accuser ce dernier de rapt. Les gros mots marchaient bon train autour de lui: son frère était traité de scélérat, d’infâme, sa mère n’était guère plus épargnée. Il en vint, par esprit de vérité, à défendre les amants, à prendre le parti des coupables contre la justice elle-même.
Puis, les plaintes bruyantes de M. de Cazalis l’écœuraient. Il disait que la vraie douleur est plus muette, et qu’une affaire, dans laquelle l’honneur d’une jeune fille est en jeu, ne se vide pas ainsi en pleine place publique. Et il disait cela, non qu’il eût désiré voir son frère échapper au châtiment, mais parce que ses délicatesses étaient froissées de toute cette publicité donnée à la honte d’une enfant. D’ailleurs, il savait à quoi s’en tenir sur la colère de M. de Cazalis: en frappant Philippe, le député frappait le manant, le républicain, plus encore que le séducteur.
C’est ainsi que Marius se sentit à son tour pris à la gorge par la colère. On l’insultait dans sa famille, on emprisonnait sa mère, on traquait son frère comme une bête fauve, on traînait ses chères affections dans la boue, on les accusait 31avec mauvaise foi et passion. Alors, il se releva. Le coupable n’était plus seulement l’amant ambitieux qui fuyait avec une jeune fille riche, le coupable était encore celui qui ameutait Marseille et qui allait user de sa toute-puissance pour satisfaire son orgueil. Puisque la justice se chargeait de punir le premier, Marius jura qu’il punirait tôt ou tard le second, et qu’en attendant la vengeance, il entraverait ses projets et tâcherait de balancer ses influences d’homme riche et titré.
Dès ce moment, il déploya une énergie fébrile, il se voua tout entier au salut de son frère et de sa mère. Le malheur était qu’il ne pouvait savoir ce que devenait Philippe. Deux jours après la fuite, il avait reçu une lettre de lui, dans laquelle le fugitif le suppliait de lui envoyer une somme de mille francs, pour subvenir aux besoins du voyage. Cette lettre était datée de Lambesc.
Philippe avait trouvé là une hospitalité de quelques jours chez M. de Girousse, un vieil ami de sa famille. M. de Girousse, fils d’un ancien membre du parlement d’Aix, était né en pleine Révolution; dès son premier souffle, il avait respiré l’air brûlant de 93, et son sang avait toujours gardé un peu de la fièvre révolutionnaire. Il se trouvait mal à l’aise dans son hôtel, situé sur le Cours, à Aix; la noblesse de cette ville lui sem32blait avoir un orgueil si démesuré, une inertie si déplorable, qu’il la jugeait sévèrement et préférait vivre loin d’elle; son esprit droit, son amour de la justice et du travail lui avaient fait accepter la marche fatale des temps, et il offrait volontiers la main au peuple; il s’accommodait aux nouvelles tendances de la société moderne; il avait rêvé un instant de créer une usine et de quitter son titre de comte pour prendre le titre d’industriel. Il sentait qu’il n’y a plus aujourd’hui d’autre noblesse que la noblesse du travail et du talent. Aussi préférait-il vivre seul, loin de ses égaux; il habitait, pendant la plus grande partie de l’année, une propriété qu’il possédait près de la petite ville de Lambesc. C’est là qu’il avait reçu les fugitifs.
Marius fut accablé de la demande de Philippe. Ses économies ne se montaient pas à six cents francs. Il se mit en campagne, et chercha pendant deux jours à emprunter le reste de la somme demandée.
Comme il se désespérait, un matin, il vit entrer Fine chez lui. Il avait confié, la veille, son chagrin à la jeune fille, qu’il rencontrait partout sur ses pas depuis la fuite de Philippe. Elle lui demandait sans cesse des nouvelles de son frère; elle semblait surtout tenir à savoir si la demoiselle était toujours avec lui.
33Fine déposa cinq cents francs sur une table.
– Voilà, dit-elle en rougissant. Vous me rendrez cela plus tard… C’est de l’argent que j’avais mis de côté pour racheter mon frère s’il tombait au sort.
Marius ne voulait pas accepter.
– Vous me faites perdre du temps, reprit la jeune fille avec une brusquerie charmante… Je retourne vite à mes bouquets. Seulement, si vous le voulez bien, je viendrai tous les matins vous demander des nouvelles.
Et elle s’enfuit.
Marius envoya les mille francs. Puis il n’apprit plus rien; il vécut pendant quinze grands jours dans une ignorance complète des événements. Il savait qu’on traquait Philippe avec plus d’acharnement que jamais, et c’était tout. D’ailleurs, il ne voulait point croire les versions grotesques ou effrayantes qui couraient dans le public. Il avait bien assez de ses terreurs, sans s’épouvanter des cancans d’une ville.
Jamais il n’avait tant souffert. L’anxiété tendait son esprit à le rompre; le moindre bruit l’effrayait; il écoutait sans cesse, comme près d’apprendre quelque mauvaise nouvelle. Il sut que Philippe était allé à Toulon et qu’il avait failli y être arrêté.
Les fugitifs, disait-on, étaient ensuite revenus à Aix. Là, leurs traces se per34daient. Avaient-ils tenté de passer la frontière? Étaient-ils restés cachés dans les collines? On ne savait.
Marius s’inquiétait d’autant plus qu’il négligeait forcément son travail chez l’armateur Martelly. S’il ne s’était pas senti cloué à son bureau par le devoir, il aurait couru au secours de Philippe, et se serait employé, en personne, à son salut. Mais il n’osait quitter une maison où l’on avait grand besoin de lui. M. Martelly lui témoignait une sympathie toute paternelle. Veuf depuis quelques années, vivant avec une de ses sœurs, âgée de vingt-trois ans, il le considérait comme son fils.
Le lendemain du scandale soulevé par M. de Cazalis, l’armateur avait appelé Marius dans son cabinet.
– Ah! mon ami, lui avait-il dit, voilà une bien méchante affaire. Votre frère est perdu. Jamais nous ne serons assez puissants pour le sauver des conséquences terribles de sa folie!
M. Martelly appartenait au parti libéral et s’y faisait même remarquer par une âpreté toute méridionale. Il avait eu maille à partir avec M. de Cazalis, il connaissait l’homme. Sa haute probité, son immense fortune le plaçaient au-dessus de toute attaque; mais il avait la fierté de son libéralisme, il mettait une sorte d’orgueil à ne jamais user de sa puissance. Il conseilla à Marius de rester 35tranquille, d’attendre les événements; il le seconderait de tout son pouvoir lorsque la lutte serait engagée.
Marius, que la fièvre brûlait, allait se décider à lui demander un congé, lorsque Fine, un matin, accourut chez lui tout en pleurs.
– M. Philippe est arrêté! s’écria-t-elle en sanglotant. On l’a trouvé, avec la demoiselle, dans un bastidon du quartier des Trois-bons-Dieu, à une lieue d’Aix…
Et comme Marius, plein de trouble, descendait rapidement pour se faire confirmer la nouvelle, qui était vraie, Fine, encore baignée de larmes, eut un sourire triste et dit à voix basse:
– Au moins la demoiselle n’est plus avec lui!
36V
OÙ BLANCHE FAIT SIX LIEUES À PIED ET VOIT PASSER UNE PROCESSION
Blanche et Philippe quittèrent la maison du jardinier Ayasse au crépuscule, vers sept heures et demie. Dans la journée, ils avaient vu des gendarmes sur la route; on leur avait dit qu’ils seraient arrêtés le soir, et la peur les chassait de leur première retraite. Philippe mit une blouse de paysan. Blanche emprunta un costume de fille du peuple à la femme du méger, une robe d’indienne rouge à petits bouquets et un tablier rose; elle se couvrit les seins d’un fichu jaune à carreaux, et posa sur sa coiffe un large chapeau de paille grossière. Le fils de la maison, Victor, un garçon d’une quinzaine d’années, les accompagna pour leur faire gagner, à travers champs, la route d’Aix.
La soirée était tiède, frissonnante. Des souffles chauds et âpres s’élevaient de la terre et alanguissaient les brises fraîches qui venaient par moments de la Méditerranée. Au couchant, traînaient encore des lueurs d’incendie; le reste du ciel, d’un bleu sombre, pâlissait peu à peu, et 37les étoiles s’allumaient une à une dans la nuit, pareilles aux lumières tremblantes d’une ville lointaine.
Les fugitifs marchaient vite, la tête baissée, sans échanger une parole. Ils avaient hâte de se trouver dans le désert des collines. Tant qu’ils traversèrent la banlieue de Marseille, ils rencontrèrent de rares passants, qu’ils regardaient avec méfiance. Puis, la campagne large s’étendit devant eux, ils ne virent plus, de loin en loin, au bord des sentiers, que des pâtres graves et immobiles au milieu de leurs troupeaux.
Et, dans l’ombre, dans le silence attendri de la nuit sereine, ils continuaient à fuir. Des soupirs vagues montaient autour d’eux; les pierres roulaient sous leurs pieds avec des bruits secs. La campagne endormie frissonnait et s’élargissait toute noire dans la monotonie lugubre des ténèbres. Blanche, vaguement effrayée, se serrait contre Philippe, hâtant les petits pas de ses pieds pour ne pas rester en arrière; elle poussait de gros soupirs, elle se rappelait ses paisisibles nuits de jeune fille.
Puis vinrent les collines, les gorges profondes qu’il fallut franchir. Autour de Marseille, les routes sont douces et faciles; mais, en s’enfonçant dans les terres, on rencontre ces arêtes de rochers qui coupent tout le centre de la Provence en vallées étroites et stériles. 38Des landes incultes, des coteaux pierreux semés de maigres bouquets de thym et de lavande, s’étendaient maintenant devant les fugitifs, dans leur morne désolation. Les sentiers montaient et descendaient le long des collines; des éclats de roches encombraient les chemins; sous la sérénité bleuâtre du ciel, on eût dit une mer de cailloux, un océan de pierres frappé d’éternelle immobilité en plein ouragan.
Victor, marchant le premier, sifflait doucement un air provençal, en sautant sur les roches, avec une agilité de chamois; il avait grandi dans ce désert, il en connaissait les moindres coins perdus. Blanche et Philippe le suivaient péniblement; le jeune homme portait à moitié la jeune fille dont les pieds se meurtrissaient aux pierres aiguës du chemin. Elle ne se plaignait pas, et, lorsque son amant interrogeait son visage dans l’ombre transparente, elle lui souriait avec une douceur triste.
Ils venaient de dépasser Septème, quand la jeune fille épuisée se laissa glisser sur le sol. La lune, qui montait lentement dans le ciel, montra son visage pâle, baigné de larmes. Philippe se pencha avec angoisse.
– Tu pleures, s’écria-t-il, tu souffres, ma pauvre enfant bien-aimée!… Ah! j’ai été lâche, n’est-ce pas, de te garder ainsi avec moi?
39– Ne dites pas cela, Philippe, répondit Blanche… Je pleure, parce que je suis une malheureuse fille… Voyez, je puis à peine marcher. Nous aurions mieux fait de nous agenouiller devant mon oncle et de le prier à mains jointes…
Elle fit un effort, elle se re!eva, et ils continuèrent leur marche au milieu de cette campagne ardente et tourmentée. Ce n’était point l’escapade folle et gaie d’un couple amoureux; c’était une fuite sombre, pleine d’anxiété et de souffrance, la fuite de deux coupables silencieux et frissonnants.
Ils traversèrent le territoire de Gardanne, ils se heurtèrent pendant près de cinq heures aux obstacles du chemin. Ils se décidèrent enfin à descendre sur la grande route d’Aix, et là, ils avancèrent plus librement. La poussière les aveuglait.
Quand ils furent en haut de la montée de l’Arc, ils congédièrent Victor. Blanche avait fait six lieues à pied, dans les rochers, en moins de six heures; elle s’assit sur un banc de pierre, à la porte de la ville, et déclara qu’elle ne pouvait aller plus loin. Philippe, qui craignait d’être arrêté, s’il restait à Aix, se mit en quête d’une voiture; il trouva une femme, montée dans un charreton, qui consentit à le prendre avec Blanche, et à les conduire à Lambesc, où elle se rendait.
Blanche, malgré les cahots, s’endormit 40profondément et ne se réveilla qu’à la porte de Lambesc. Ce sommeil avait calmé son sang; elle se sentait plus paisible et plus forte. Les deux amants descendirent de voiture. L’aurore venait, une aurore fraîche et radieuse qui les pénétra d’espérance. Tous les cauchemars de la nuit s’en étaient allés; les fugitifs avaient oublié les rochers de Septème, et marchaient côte à côte, dans l’herbe humide, ivres de leur jeunesse et de leur amour.
N’ayant pas trouvé M. de Girousse, auquel Philippe avait résolu de demander l’hospitalité, ils allèrent à l’auberge. Ils goûtèrent enfin une journée de paix, dans une chambre retirée, tout à leur passion. Le soir, l’aubergiste, croyant héberger un frère et sa sœur, voulut faire deux lits. Blanche sourit; elle avait maintenant le courage de ses tendresses.
– Faites un seul lit, dit-elle. Monsieur est mon mari.
Le lendemain, Philippe alla trouver M. de Girousse qui était de retour. Il lui conta toute l’histoire et lui demanda conseil.
– Diable! s’écria le vieux noble, votre cas est grave. Vous savez que vous êtes un manant, mon ami; il y a cent ans, M. de Cazalis vous aurait pendu pour avoir osé toucher à sa nièce; aujourd’hui, il ne pourra que vous faire jeter en prison. Croyez qu’il n’y manquera pas.
41– Mais que dois-je faire, maintenant?
– Ce que vous devez faire? Rendre la jeune fille à son oncle et gagner la frontière au plus vite.
– Vous savez bien que je ne ferai jamais cela.
– Alors, attendez tranquillement qu’on vous arrête… je n’ai pas d’autres conseils à vous donner. Voilà.
M. de Girousse avait une brusquerie amicale qui cachait le meilleur cœur du monde. Comme Philippe, confus de la sécheresse de son accueil, allait s’éloigner, il le rappela, et lui prenant la main:
– Mon devoir, reprit-il, avec une légère amertume, serait de vous faire arrêter. J’appartiens à cette noblesse que vous venez d’outrager… Écoutez, je dois avoir de l’autre côté de Lambesc une petite maison inhabitée dont je vais vous remettre la clef. Allez vous cacher là, mais ne me dites pas que vous y allez. Sans cela je vous envoie les gendarmes.
C’est ainsi que les amants restèrent pendant près de huit jours à Lambesc. Ils y vécurent, retirés, dans une paix que troublaient par instants des épouvantes soudaines. Philippe avait reçu les mille francs de Marius; Blanche devenait une petite ménagère, et les amants mangeaient avec délices dans la même assiette.
42Cette existence nouvelle semblait un rêve à la jeune fille. Par moments, elle ne savait plus pourquoi elle était la maîtresse de Philippe; elle se révoltait alors, elle aurait voulu retourner chez son oncle; mais elle n’osait dire cela tout haut, elle se sentait faible, et seule elle avait accepté la fuite et elle n’avait pas le courage de revenir sur ses pas.
On était alors dans l’octave de la Fête-Dieu. Une après-midi, comme Blanche se mettait à la fenêtre, elle vit passer une procession. Elle s’agenouilla et joignit les mains. Elle crut se voir, en robe blanche, parmi les chanteuses, et son cœur se déchira.
Le soir même, Philippe reçut un billet anonyme. On l’avertissait qu’il devait être arrêté le lendemain. Il crut reconnaître l’écriture de M. de Girousse. La fuite recommença, plus rude et plus douloureuse.
43VI
LA CHASSE AUX AMOURS
Alors ce fut une vraie déroute, une fuite sans trève ni repos, une épouvante de toutes les minutes. Poussés à droite et à gauche par leur effroi, croyant sans cesse entendre derrière eux des galops de chevaux, passant les nuits à courir les grands chemins et les jours à trembler dans de sales chambres d’auberge, les fugitifs traversèrent à plusieurs reprises la Provence, allant en avant et revenant sur leurs pas, ne sachant où trouver une retraite inconnue, perdue au fond de quelque désert.
En quittant Lambesc, par une terrible nuit de mistral, ils montèrent vers Avignon. Ils avaient loué une petite charrette; le vent aveuglait le cheval, Blanche frissonnait dans sa misérable robe d’indienne. Pour comble de malheur, ils crurent voir de loin, à une porte de la ville, des gendarmes qui regardaient les passants au visage. Effrayés, ils rebroussèrent chemin, ils revinrent à Lambesc qu’ils ne firent que traverser.
Arrivés à Aix, ils n’osèrent y rester, ils résolurent de gagner la frontière à 44tout prix. Là, ils se procureraient un passe-port, ils se mettraient en sûreté. Philippe, qui connaissait un pharmacien à Toulon, décida qu’ils passeraient par cette ville; il espérait que son ami pourrait lui faciliter la fuite.
Le pharmacien, un gros garçon réjoui qui se nommait Jourdan, les reçut à merveille. Il les cacha dans sa propre chambre et leur dit qu’il allait sur-le-champ chercher à leur procurer un passe-port.
Jourdan était sorti, lorsque deux gendarmes se présentèrent.
Blanche faillit s’évanouir; pâle, assise dans un coin, elle retenait ses sanglots. Philippe, d’une voix étranglée, demanda aux gendarmes ce qu’ils désiraient.
– Êtes-vous le sieur Jourdan? interrogea l’un d’eux avec une rudesse de mauvais augure.
– Non, répondit le jeune homme. M. Jourdan est sorti; il va rentrer.
– Bien, dit sèchement le gendarme.
Et il s’assit pesamment. Les deux pauvres amoureux n’osaient se regarder; ils étaient terrifiés, ils éprouvaient un malaise indicible en présence de ces hommes qui venaient sans doute les chercher. Leur supplice dura une grande demi-heure. Enfin Jourdan rentra; il pâlit en apercevant les gendarmes, et répondit à leur question avec un trouble inexprimable.
– Veuillez nous suivre, lui dit un de ces hommes.
–45 Mais pourquoi? demanda-t-il. Qu’ai-je fait?
– On vous accuse d’avoir triché au jeu, hier au soir, dans un cercle. Vous vous expliquerez chez le juge d’instruction.
Un frisson de terreur secoua Jourdan. Il avait le visage bouleversé, pareil à celui d’un cadavre. Il demeura comme foudroyé, et suivit avec la docilité d’un enfant les gendarmes, qui se retirèrent sans même voir l’épouvante de Blanche et de Philippe.
L’histoire de Jourdan, en ce temps-là, fit grand bruit dans Toulon. Mais personnne ne connut le drame intime et poignant qui s’était passé chez le pharmacien, le jour de son arrestation.
Ce drame découragea Philippe. Il comprit qu’il était trop faible pour échapper à la justice humaine qui le traquait. Puis, maintenant, il n’espérait plus se procurer un passe-port, il ne pouvait franchir la frontière. D’ailleurs, il voyait bien que Blanche commençait à se lasser. Il résolut alors de se rapprocher de Marseille et d’attendre, dans les environs de cette ville, que la colère de M. de Cazalis se fût un peu apaisée. Comme tous ceux qui n’ont plus d’espérance, il se sentait par moment des espoirs ridicules de pardon et de bonheur.
Philippe avait à Aix un parent nommé Isnard, qui tenait une boutique de mercerie. Les fugitifs ne sachant plus à 46quelle porte frapper, revinrent à Aix, pour demander à Isnard la clef d’un de ses bastidons. La fatalité les poursuivait: ils ne trouvèrent pas le mercier chez lui et furent obligés d’aller se cacher dans une vieille maison du cours Sextius, chez une cousine du méger de M. de Girousse. Cette femme ne voulait pas les recevoir, craignant qu’on ne lui fît plus tard un crime de son hospitalité; elle ne céda que devant les promesses de Philippe qui lui jura de faire exempter son fils du service militaire. Le jeune homme était sans doute dans une heure d’espérance; il se voyait déjà le neveu d’un député, et usait largement de la toute-puissance de son oncle.
Le soir, Isnard vint trouver les amants et leur remit la clef d’un bastidon qu’il avait dans la plaine de Puyricard. Il en possédait deux autres, l’un au Tholonet, l’autre au quartier des Trois-bons-Dieux, Les clefs de ceux-là étaient cachées sous certaines grosses pierres qu’il leur désigna. Il leur conseilla de ne pas dormir deux nuits de suite sous le même toit et leur promit de faire tous ses efforts pour dépister la police.
Les amants partirent et prirent le chemin qui passe le long de l’Hôpital.
Le bastidon d’Isnard était situé à droite de Puyricard, entre le village et le chemin de Venelles. C’était une de ces laides petites bâtisses, faites de chaux et de 47pierres sèches, égayées par des tuiles rouges; il n’y avait qu’une pièce, une sorte d’écurie sale; des débris de paille traînaient à terre et de grandes toiles d’araignée pendaient au plafond.
Les amants avaient heureusement une couverture. Ils amassèrent les débris de paille dans un coin et étendirent la couverture sur le tas. Ils couchèrent là, au milieu des âcres exhalaisons de l’humidité.
Le lendemain, ils passèrent la journée dans un trou du torrent desséché de la Touloubre. Puis, vers le soir, ils gagnèrent le chemin de Venelles, firent un détour pour éviter de passer dans Aix, et gagnèrent le Tholonet. Ils arrivèrent à onze heures au bastidon que le mercier possédait en dessous de l’Oratoire des jésuites.
La maison était plus convenable. Il y avait deux pièces, une cuisine et une salle à manger dans laquelle se trouvait un lit de sangle; les murs étaient couverts de caricatures coupées dans le Charivari, et des liasses d’oignons pendaient des poutres blanchies à la chaux. Les deux amants purent se croire dans un palais.
Au réveil, la peur les prit de nouveau; il gravirent la colline et restèrent jusqu’à la nuit dans les gorges des Infernets. À cette époque, les précipices de Jaumegarde gardaient encore toute leur sinistre horreur; le canal d’Aix n’avait point 48troué la montagne, et les promeneurs ne s’aventuraient pas dans cet entonnoir funèbre de rochers rougeâtres. Blanche et Philippe goûtèrent une paix profonde au fond de ce désert; ils se reposèrent longtemps près d’une fontaine qui coule, claire et chantante, d’un bloc de pierres gigantesque.
Avec la nuit revint le cruel souci du coucher. Blanche avait peine à marcher; ses pieds meurtris saignaient sur les cailloux pointus et tranchants. Philippe comprit qu’il ne pouvait la conduire loin. Il la soutint, et lentement ils montèrent sur le plateau qui domine les Infernets. Là s’étendent des landes incultes, de vastes champs de cailloux, des terrains vagues creusés de loin en loin par des carrières abandonnées. Je ne connais rien de si étrangement sinistre que ce large paysage aux horizons d’une ampleur lugubre, tachés çà et là d’une verdure basse et noire; les rocs, pareils à des membres brisés, percent la terre maigre; la plaine, comme bossue, semble avoir été frappée de mort au milieu des convulsions d’une effroyable agonie.
Philippe espérait trouver un trou, une caverne. Il eut la bonne fortune de rencontrer un poste, une de ces logettes dans lesquelles les chasseurs se cachent pour attendre les oiseaux de passage. Il enfonça la porte de la cabane sans aucun scrupule et fit asseoir Blanche sur 49un petit banc qu’il sentit sous sa main. Puis il alla arracher une grande quantité de thym; le plateau est couvert de cette humble plante grise dont la senteur âpre traîne sur toutes les collines de la Provence.
Philippe entassa le thym dans le poste et en fit ainsi une sorte de paillasse, sur laquelle il étendit la couverture. Le lit était fait.
Et les deux amants, sur cette couche misérable, se donnèrent le baiser du soir. Ah! que ce baiser contenait de souffrance douce et de volupté amère! Blanche et Philippe s’embrassaient avec un emportement cruel, avec toutes les fougues de la passion et toutes les colères du désespoir.
L’amour de Philippe était devenu de la rage. Sans cesse obligé de fuir, menacé dans ses rêves de richesse, sous le coup d’un châtiment implacable, le jeune homme se révoltait et apaisait ses révoltes en pressant Blanche entre ses bras à la briser. Cette jeune fille, qui s’abandonnait à ses étreintes, était pour lui une vengeance; il la possédait en maître irrité, il la pliait sous ses baisers, se hâtant de satisfaire son cœur tandis qu’il était libre encore.
Son orgueil grandissait dans une jouissance infinie. Tous ses mauvais instincts d’ambition se contentaient largement. Lui, fils du peuple, il tenait, enfin, sur 50sa poitrine, une fille de ces hommes puissants et fiers dont les équipages lui avaient parfois jeté de la boue à la face. Et il se rappelait les légendes du pays, les vexations des nobles, le martyre du peuple, toutes les lâchetés de ses pères devant les caprices cruels de la noblesse. Alors il se vengeait, il étouffait Blanche dans ses caresses, il la dominait de tous les emportements de son sang.
Il avait fini par goûter une joie amère à la faire courir dans les pierres des chemins. Il ne s’avouait pas ces pensées mauvaises, il se cachait à lui-même la cruauté de sa conduite. La vérité était que l’angoisse et la fatigue de sa maîtresse la lui rendaient plus chère et plus désirable. Il l’aurait moins aimée dans un salon, en pleine paix. Le soir, lorsque, brisée de fatigue, elle tombait à son côté, il l’embrassait avec une joie cruelle; les souffrances de l’enfant étaient un aiguillon de plus qui exaltait sa passion.
Les amants avaient passé une nuit folle, dans la saleté du bastidon de Puyricard. Ils étaient là, couchés sur la paille, au milieu des toiles d’araignée, séparés du monde. Autour d’eux tombait le grand silence des cieux endormis. Et ils pouvaient s’aimer en paix, ils ne tremblaient plus, ils étaient tout à leur amour. Philippe n’aurait pas donné sa couche de paille pour un lit royal; il se disait, avec des transports d’orgueil, qu’il tenait dans 51une écurie une descendante des Cazalis.
Et le lendemain et les jours suivants, quelle jouissance poignante de traîner Blanche à sa suite, au fond des déserts de Jaumegarde! Il emportait sa maîtresse avec des délicatesses de père et des violences de bête fauve.
Il ne put dormir dans le poste; l’odeur forte du thym, sur lequel il était couché, le rendit comme fou. Il rêva tout éveillé que M. de Cazalis le recevait avec tendresse et qu’on le nommait député en remplacement de son oncle. Par moments, il entendait les soupirs douloureux de Blanche qui sommeillait à son côté, fiévreuse et agitée.
La jeune fille en était arrivée à considérer sa fuite avec Philippe comme un cauchemar plein de plaisirs cuisants. Elle restait, durant le jour, hébétée par la fatigue; elle souriait tristement, elle ne se plaignait jamais. Son inexpérience lui avait fait accepter le départ, et son caractère faible l’empêchait de demander le retour. Elle appartenait corps et âme à cet homme qui l’emportait dans ses bras; elle eût voulu ne plus tant marcher, mais elle ne songeait pas à quitter Philippe; elle continuait naïvement à croire que son oncle la marierait avec lui, et qu’il s’agissait uniquement de courir encore les rochers pendant quelques jours. C’était une grande enfant, qui 52avait eu le malheur d’être femme avant l’âge.
Dès le lever du soleil, les fugitifs quittèrent leur couche de thym. Leurs vêtements commençaient à se déchirer terriblement, et la pauvre Blanche avait aux pieds des souliers percés. Dans les fraîcheurs du matin, au milieu des parfums âcres du plateau que les jeunes rayons inondaient de lueurs jaunes et roses, les amants oublièrent pour une heure leur misère et leur abandon. Ils déclarèrent, en riant, qu’ils avaient une faim atroce.
Alors Philippe fit rentrer Blanche dans le poste et courut au Tholonet chercher des provisions. Il lui fallut une grande demi heure. Quant il revint, il trouva la jeune fille effrayée; elle affirmait qu’elle avait vu passer des loups.
La table fut mise sur une large dalle de pierre. On eût dit un couple de bohémiens amoureux déjeunant en plein air. Après le déjeuner, les amants gagnèrent le centre du plateau, qu’ils ne quittèrent pas de la journée. Ils y goûtèrent peut-être les heures les plus heureuses de leurs amours.
Mais quand vint le crépuscule, la peur les prit, ils ne voulurent point passer encore une nuit dans cette solitude. L’air tiède et pur de la colline leur avait donné des espérances, des pensées plus douces.
– Tu es lasse, ma pauvre enfant? demanda Philippe à Blanche.
53– Oh! oui, répondit la jeune fille.
– Écoute, nous allons faire une dernière course. Gagnons le bastidon qu’Isnard possède au quartier des Trois-bons-Dieux, et restons là jusqu’à ce que ton oncle nous pardonne ou jusqu’à ce qu’il me fasse arrêter.
– Mon oncle pardonnera.
– Je n’ose te croire… En tous cas, je ne veux plus fuir, tu as besoin de repos. Viens, nous marcherons doucement.
Ils traversèrent le plateau, s’éloignant des Infernets, laissant à droite le château de Saint-Marc, qu’ils voyaient sur la hauteur. Au bout d’une heure ils étaient arrivés.
Le bastidon d’Isnard se trouvait situé sur le coteau qui s’étend à gauche de la route de Vauvenargues, lorsqu’on a dépassé le vallon de Repentance. C’était une petite maison à un étage; en bas, il y avait une seule pièce, dans laquelle étaient une table boiteuse et trois chaises dépaillées. On montait par une échelle en bois à la chambre du haut, sorte de grenier entièrement nu, où les amants trouvèrent pour tout meuble un mauvais matelas posé sur un tas de foin. Isnard avait charitablement mis un drap de lit blanc au pied du matelas.
L’intention de Philippe était d’aller le lendemain à Aix et de se renseigner sur les dispositions de M. de Cazalis à son égard. Il comprenait qu’il ne pouvait se 54cacher plus longtemps; il se coucha, presque paisible, calmé par les bonnes paroles de Blanche qui jugeait les événements avec ses espoirs de jeune fille.
Il y avait vingt jours que les fugitifs couraient les champs. Depuis vingt jours la gendarmerie battait le pays, les suivant à la piste, faisant parfois fausse route, remise chaque fois dans le bon chemin par quelque circonstance légère. La colère de M. de Cazalis s’était accrue devant toutes ces lenteurs; son orgueil s’irritait à chaque nouvel obstacle. À Lambesc, les gendarmes s’étaient présentés quelques heures trop tard; à Toulon, le passage des fugitifs avait été seulement signalé le lendemain de leur retour à Aix; partout Philippe et Blanche s’échappaient comme par miracle. Le député finissait par accuser la police de mauvaise volonté.
On lui affirma, enfin, que les amants se trouvaient dans les environs d’Aix, et qu’ils allaient être arrêtés. Il accourut à Aix, et il voulut assister aux recherches.
La femme du cours Sextius, qui avait hébergé Blanche et Philippe pendant quelques heures, fut prise de terreur; pour ne pas être accusée de complicité, elle conta tout, elle dit que les jeunes gens devaient être cachés dans un des bastidons d’Isnard.
Isnard, interrogé, nia tranquillement. 55Il déclara qu’il n’avait pas vu son parent depuis plusieurs mois. Ceci se passait à l’heure même où Philippe et Blanche entraient dans le bastidon du quartier des Trois-bons-Dieux. Le mercier ne put avertir les amants pendant la nuit. Le lendemain matin, à cinq heures, un commissaire de police frappait à sa porte et lui annonçait qu’une perquisition allait être faite chez lui et dans ses trois propriétés.
M. de Cazalis resta à Aix, déclarant qu’il craignait de tuer l’infâme séducteur de sa nièce, si jamais il se rencontrait face à face avec lui. Les agents qui s’étaient chargés de visiter le bastidon de Puyricard, trouvèrent le nid vide. Isnard offrit obligeamment de conduire deux gendarmes à sa campagne du Tholonet, se doutant qu’il ferait une promenade inutile. Le commissaire de police, accompagné également de deux gendarmes, se dirigea vers les Trois-bons-Dieux; il avait emmené un serrurier avec lui, Isnard ayant répondu vaguement que la clef de la maison était cachée sous une pierre, à droite de la porte.
Il était environ six heures, lorsque le commisssaire arriva devant la campagne. Toutes les ouvertures étaient closes; aucun bruit ne venait de l’intérieur. Le commissaire s’avança et, d’une voix haute, frappant du poing le bois de la porte:
– Au nom de la loi, ouvrez! cria-t-il.
56L’écho seul répondit. Rien ne bougea, Au bout de quelques minutes, se tournant vers le serrurier:
– Crochetez la porte, reprit le commissaire.
Le serrurier se mit à l’œuvre. On entendit dans le silence le grincement du fer. Alors le volet d’une fenêtre s’ouvrit violemment, et, au milieu des clartés blondes du soleil levant, le cou et les bras nus, apparut Philippe Cayol, dédaigneux et irrité.
– Que voulez-vous? dit-il, en s’accoudant fortement sur l’appui de la fenêtre.
Au premier coup frappé à la porte par le commissaire, Philippe et Blanche s’étaient réveillés brusquement. Assis tous deux sur le matelas, dans les frissons du réveil, ils avaient écouté avec anxiété le bruit des voix.
Le cri «Au nom de la loi!» ce terrible cri qui retentit aux oreilles des coupables comme un éclat de foudre, avait frappé le jeune homme en pleine poitrine. Il s’était levé, frémissant, éperdu, ne sachant que faire. La jeune fille, accroupie, enveloppée dans le drap, les yeux encore gros de sommeil, pleurait de honte et de désespoir.
Philippe comprenait que tout était fini et qu’il n’avait plus qu’à se rendre. Et une sourde révolte montait en lui. Ainsi ses rêves étaient morts, il ne serait jamais le mari de Blanche, il avait enlevé 57une héritière pour être jeté en prison; au dénouement, au lieu de l’heureuse existence qu’il avait rêvée, il trouvait un cachot. Alors une pensée de lâcheté lui vint; il songeait à laisser là sa maîtresse et à s’enfuir du côté de Vauvenargues, dans les gorges de Sainte-Victoire; peut-être pourrait-il s’échapper par une fenêtre donnant sur le derrière du bastidon. Il se pencha vers Blanche, et, en balbutiant, à voix basse, il lui dit son projet. La jeune fille, que les sanglots étouffaient, ne l’entendit pas, ne le comprit pas. Il vit avec angoisse qu’elle n’était pas en état de protéger sa fuite.
À ce moment, il entendit le bruit sec des crochets que le serrurier introduisait dans la serrure. Le drame intime et poignant qui venait de se passer dans cette chambre nue, avait duré au plus deux ou trois minutes.
Philippe se sentit perdu, et son orgueil irrité lui rendit le courage. S’il avait eu des armes, il se serait défendu. Puis il se dit qu’il n’était point un ravisseur, que Blanche l’avait suivi volontairement et qu’après tout la honte n’était pas pour lui. C’est alors qu’il poussa le volet avec colère, demandant ce qu’on lui voulait.
– Ouvrez-nous la porte, commanda le commissaire. Nous vous dirons ensuite ce que nous désirons.
Philippe descendit l’échelle de bois et ouvrit la porte.
58– Êtes-vous le sieur Philippe Cayol? reprit le commissaire.
– Oui, répondit le jeune homme avec force.
– Alors je vous arrête comme coupable de rapt. Vous avez enlevé une jeune fille de moins de seize ans, qui doit être cachée avec vous.
Philippe eut un sourire dédaigneux.
– Mademoiselle Blanche de Cazalis est en haut, dit-il. Elle pourra déclarer s’il y a eu violence de ma part. Je ne sais ce que vous voulez dire en parlant de rapt. Je devais aujourd’hui même aller me jeter aux genoux de M. de Cazalis et lui demander la main de sa nièce.
Blanche, pâle et frissonnante, venait de descendre l’échelle. Elle s’était habillée à la hâte.
– Mademoiselle, lui dit le commissaire, j’ai ordre de vous ramener auprès de votre oncle qui vous attend à Aix. Il est dans les larmes.
– J’ai un grand chagrin d’avoir mécontenté mon oncle, répondit Blanche avec une certaine fermeté. Mais il ne faut point accuser M. Cayol, que j’ai suivi de mon plein gré.
Et se tournant vers le jeune homme, émue, près de sangloter encore:
– Espérez, Philippe, continua-t-elle, je vous aime et je supplierai mon oncle d’être bon pour nous. Notre séparation ne durera que quelques jours.
59Philippe la regardait d’un air triste, secouant la tête.
– Vous êtes une enfant peureuse et faible, répondit-il lentement.
Puis il ajouta d’un ton âpre:
– Souvenez-vous seulement que vous m’appartenez… Si vous m’abandonnez, à chaque heure de votre vie vous me trouverez en vous, vous sentirez toujours sur vos lèvres la brûlure ardente de mes baisers, et ce sera là votre châtiment.
Blanche pleurait.
– Aimez-moi bien, comme je vous aime moi-même, reprit le jeune homme d’une voix plus douce.
Le commissaire fit monter Blanche dans une voiture qu’il avait envoyé chercher, et la reconduisit à Aix, tandis que deux agents emmenaient Philippe et allaient l’écrouer dans la prison de cette ville.
60VII
OÙ BLANCHE SUIT L’EXEMPLE DE SAINT PIERRE
La nouvelle de l’arrestation n’arriva à Marseille que le lendemain. Ce fut un véritable événement. On avait vu, dans l’après-midi, M. de Cazalis passer en voiture avec sa nièce sur la Cannebière. Les bavardages allaient leur train; chacun parlait de l’attitude triomphante du député, de l’embarras et de la rougeur de Blanche. M. de Cazalis était homme à promener la jeune fille dans tout Marseille pour faire savoir au peuple que l’enfant était rentrée en son pouvoir et que sa race ne se mésallierait pas.
Marius, prévenu le matin par Fine, courut la ville pendant la matinée entière. La voix publique lui confirma la nouvelle; il put saisir au passage tous les détails de l’arrestation. Le fait, en quelques heures, était devenu légendaire, et les boutiquiers, les oisifs des carrefours le racontaient comme une histoire merveilleuse qui se serait passée cent ans auparavant. Le jeune homme, las d’entendre ces contes à dormir debout, se rendit à son bureau, la tête brisée, ne sachant à quoi se décider.
61Par malheur, M. Martelly devait rester absent jusqu’au lendemain soir. Marius sentait le besoin d’agir au plus tôt; il aurait voulu tenter sur-le-champ quelque démarche qui le rassurât sur le sort de son frère. Ses craintes du premier instant s’étaient d’ailleurs un peu calmées; il avait réfléchi qu’après tout son frère ne pouvait être accusé d’enlèvement, et que Blanche serait toujours là pour le défendre. Il en vint à croire naïvement qu’il devait aller voir M. de Cazalis pour lui demander, au nom de son frère, la main de sa nièce.
Le lendemain matin, il s’habilla tout de noir, et il descendait, lorsque Fine se présenta comme à son ordinaire. La pauvre fille devint toute pâle lorsque Marius lui eut fait connaître le motif de sa sortie.
– Me permettez-vous de vous accompagner? demanda-t-elle d’une voix suppliante. J’attendrai en bas la réponse de la demoiselle et de son oncle.
Elle suivit Marius. Arrivé au cours Bonaparte, le jeune homme entra d’un pas ferme dans la maison du député, et se fit annoncer.
La colère aveugle de M. de Cazalis était tombée. Il tenait sa vengeance. Il allait pouvoir prouver sa toute-puissance en écrasant un de ces républicains qu’il détestait. Il ne désirait plus maintenant que goûter la joie cruelle de jouer avec sa 62proie. Il donna l’ordre d’introduire M. Marius Cayol. Il s’attendait à des larmes, à des supplications ardentes.
Le jeune homme le trouva au milieu d’un grand salon, debout, l’air hautain et implacable. Il s’avança vers lui, et, sans lui laisser le temps de parler, d’une voix calme et polie:
– Monsieur, lui dit-il, j’ai l’honneur de venir vous demander, au nom de mon frère, M. Philippe Cayol, la main de mademoiselle Blanche de Cazalis, votre nièce.
Le député fut littéralement foudroyé. Il ne put se fâcher, tant la demande de Marius lui parut d’une extravagance grotesque. Se reculant, regardant le jeune homme en face, riant avec dédain:
– Vous êtes fou, monsieur… répondit-il. Je sais que vous êtes un garçon laborieux et honnête, et c’est pour cela que je ne vous fais pas jeter à la porte par mes valets… Votre frère est un scélérat, un coquin qui sera puni comme il le mérite… Que voulez-vous de moi?
Marius, en entendant insulter son frère, avait eu une envie féroce de tomber à coups de poing, comme un vilain, sur le noble personnage. Il se retint et continua d’une voix que l’émotion commençait à faire trembler:
– Je vous l’ai dit, monsieur, je viens ici pour offrir à mademoiselle de Cazalis la seule réparation possible, le ma63riage. Ainsi sera lavée l’injure qui lui a été faite.
– Nous sommes au-dessus de l’injure, cria le député avec mépris. La honte pour une Cazalis n’est pas d’avoir été la maîtresse d’un Philippe Cayol, la honte pour elle serait de s’allier à des gens tels que vous.
– Les gens tels que nous ont d’autres croyances en matière d’honneur… D’ailleurs, je n’insiste pas; le devoir seul me dictait l’offre de réparation que vous refusez… Permettez-moi seulement d’ajouter que votre nièce accepterait sans doute cette offre, si j’avais l’honneur de m’adresser à elle.
– Vous croyez? dit M. de Cazalis d’un ton railleur.
Il sonna, et donna l’ordre de faire descendre sa nièce sur-le-champ. Blanche entra, pâle, les yeux rougis, comme brisée par des émotions trop fortes. En apercevant Marius, elle frissonna.
– Mademoiselle, lui dit froidement son oncle, voici monsieur qui demande votre main au nom de l’infâme que je ne veux pas nommer devant vous… Dites à monsieur ce que vous me disiez hier.
Blanche chancelait. Elle n’osa pas regarder Marius. Les yeux fixés sur son oncle, toute tremblante, d’une voix hésitante et faible:
– Je vous disais, murmura-t-elle, que j’avais été enlevée par la violence, et que 64je ferai tous mes efforts pour qu’on punisse l’attentat odieux dont j’ai été la victime.
Ces paroles furent récitées comme une leçon apprise. À l’exemple de saint Pierre, Blanche reniait son Dieu.
M. de Cazalis n’avait pas perdu son temps. Dès que sa nièce fut en son pouvoir, il pesa sur elle de tout son entêtement et de tout son orgueil. Il comprit qu’elle seule pouvait lui faire gagner la partie. Il fallait que la jeune fille mentît, qu’elle étouffât les révoltes et les cris de son cœur, qu’elle fût entre ses mains un instrument complaisant et passif.
Pendant quatre heures, il la tint sous ses paroles froides et aiguës. Il ne commit pas la maladresse de s’emporter. Il parla avec une hauteur écrasante, rappelant l’ancienneté de sa race, étalant sa puissance et sa fortune. Il eut des habiletés exquises, faisant d’un côté le tableau d’une mésalliance ridicule et vulgaire, montrant d’un autre côté les joies nobles d’un riche et grand mariage. Il attaqua la jeune fille par la coquetterie, par la vanité, par le luxe, par l’amour-propre; il la fatigua, la brisa, l’hébéta, la rendit telle qu’il la voulait, souple et inerte.
Au sortir de ce long entretien, de ce long martyre, Blanche était vaincue. Peut-être, sous les paroles accablantes de son oncle, son sang de patricienne s’était-il enfin révolté au souvenir des 65caresses brutales de Philippe; peut-être ses vanités d’enfant s’étaient-elles éveillées en entendant parler de toilettes luxueuses, d’honneurs de toutes sortes, de délicatesses mondaines. D’ailleurs, elle avait la tête trop faible, le cœur trop lâche pour résister à la volonté terrible du député. Chaque phrase de M. de Cazalis la frappait, l’écrasait, mettait en elle une anxiété douloureuse. Elle ne se sentait plus la puissance de vouloir. Elle avait aimé et suivi Philippe par faiblesse; maintenant elle allait se tourner contre lui également par faiblesse: c’était toujours la même âme timide et inexpérimentée. Elle accepta tout, elle promit tout. Elle avait hâte d’échapper au poids étouffant dont les discours de son oncle l’accablaient.
Lorsque Marius l’entendit faire son étrange déclaration, il demeura stupéfait, épouvanté. Il se rappelait l’attitude de la jeune fille chez le jardinier Ayasse; il la voyait pendue au cou de Philippe, toute pamée, confiante et amoureuse.
– Ah! mademoiselle, s’écria-t-il avec amertume, l’attentat odieux dont vous avez été la victime paraissait vous indigner moins le jour où vous m’avez prié à mains jointes d’implorer le pardon et le consentement de votre oncle… Avez-vous songé que votre mensonge causera la perte de l’homme que vous aimez peut-être encore et qui est votre époux devant Dieu?
66Blanche, roidie, les lèvres serrées, regardait vaguement en face d’elle.
– Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit-elle en balbutiant… Je ne fais pas de mensonge… J’ai cédé à la force… Cet homme m’a outragée, et mon oncle vengera l’honneur de notre famille.
Marius s’était redressé. Une colère généreuse avait grandi sa petite taille, et sa face maigre était devenue belle de justice et de vérité. Il regarda autour de lui, et, faisant un geste méprisant:
– Et je suis chez les Cazalis, dit-il lentement, je suis chez les descendants de cette famille illustre dont la Provence s’honore… Je ne savais point que le mensonge habitât dans cette demeure, et je ne m’attendais pas à trouver logées ici la calomnie et la lâcheté… Oh! vous m’entendrez jusqu’au bout. Je veux jeter ma dignité de laquais à la face indigne de mes maîtres.
Puis se tournant vers le député, désignant Blanche qui tremblait:
– Cette enfant est innocente, continua-t-il, je lui pardonne sa faiblesse… Mais vous, monsieur, vous êtes un habile homme; vous sauvegardez l’honneur des filles en faisant d’elles des menteuses et des cœurs lâches; vous êtes vraiment un noble fils de vos pères… Si maintenant vous m’offriez pour mon frère la main de mademoiselle Blanche de Cazalis, je refuserais, car je n’ai jamais menti, je n’ai 67jamais commis une méchante action, et je rougirais de m’allier à des gens tels que vous.
M. de Cazalis plia sous l’emportement du jeune homme. Dès la première insulte, il avait appelé un grand diable de laquais qui se tenait debout sur le seuil de la porte. Comme il lui faisait signe de jeter Marius dehors, celui-ci reprit avec un éclat terrible:
– Je vous jure que je crie à l’assassin si cet homme fait un pas… Laissez-moi passer… Un jour, monsieur, je pourrai peut-être vous cracher au visage, devant tous, les vérités que je viens de vous dire dans ce salon.
Et il s’en alla, d’un pas lent et ferme. Il ne voyait plus la culpabilité de Philippe; son frère devenait pour lui une victime qu’il voulait sauver et venger à tout prix. Dans ce caractère droit, le moindre mensonge, la moindre injustice amenaient une tempête. Déjà le scandale que M. de Cazalis avait soulevé, lors de la fuite, lui avait fait prendre la défense des fugitifs; maintenant que Blanche mentait et que le député se servait de la calomnie, il aurait voulu être tout-puissant pour faire acte de justice et crier la vérité en pleine rue.
Il trouva sur le trottoir Fine que l’inquiétude dévorait.
– Eh bien? lui demanda la jeune fille, dès qu’elle l’aperçut.
68– Eh bien! répondit Marius, ces gens sont de misérables menteurs et des fous orgueilleux.
Fine respira longuement. Un flot de sang monta à ses joues.
– Alors, reprit-elle, monsieur Philippe n’épouse pas la demoiselle?
– La demoiselle, dit Marius en souriant amèrement, prétend que Philippe est un scélérat qui l’a enlevée avec violence… Mon frère est perdu.
Fine ne comprit pas. Elle baissa la tête, se demandant comment la demoiselle pouvait traiter son amant de scélérat. Et elle songeait qu’elle eût été bien heureuse d’être enlevée par Philippe, même avec violence. La colère de Marius l’enchantait: le mariage était manqué.
– Votre frère est perdu, murmura-t-elle avec une câlinerie tendre; oh! je le sauverai… nous le sauverons.
69VIII
LE POT DE FER ET LE POT DE TERRE
Lorsque, le soir, Marius raconta à M. Martelly l’entrevue qu’il avait eue avec M. de Cazalis, l’armateur lui dit en hochant la tête:
– Je ne sais quel conseil vous donner, mon ami. Je n’ose vous désespérer; mais vous serez vaincu, n’en doutez pas. Votre devoir est d’engager la lutte, et je vous seconderai de mon mieux. Avouons pourtant entre nous que nous sommes faibles et désarmés en face d’un adversaire qui a pour lui le clergé et la noblesse. Marseille et Aix n’aiment guère la monarchie de Juillet, et ces deux villes sont toutes dévouées à un député de l’opposition qui fait une guerre terrible à M. Thiers. Elles aideront M. de Cazalis dans sa vengeance; je parle des gros bonnets, le peuple nous servirait, s’il pouvait servir quelqu’un. Le mieux serait de gagner à notre cause un membre influent du clergé. Ne connaissez-vous pas quelque prêtre en faveur auprès de notre évêque?
Marius répondit qu’il connaissait l’abbé 70Chastanier, un pauvre vieux bonhomme qui ne devait avoir aucun pouvoir.
– N’importe, allez le voir, répondit l’armateur. La bourgeoisie ne peut nous être utile; la noblesse nous jetterait honteusement à la porte, si nous allions quêter chez elle des recommandations. Reste l’Église. C’est là qu’il nous faut frapper. Mettez-vous en campagne, je travaillerai de mon côté.
Marius, dès le lendemain, se rendit à Saint-Victor. L’abbé Chastanier le reçut avec une sorte d’embarras effrayé.
– Ne me demandez rien, s’écria-t-il dès les premiers mots du jeune homme. On a su que je m’étais déjà occupé de cette affaire, et j’ai reçu de graves reproches… Je vous l’ai dit, je ne suis qu’un pauvre homme, je ne puis que prier Dieu.
L’attitude humble du vieillard toucha Marius. Il allait s’éloigner, lorsque le prêtre le retint et lui dit à voix basse:
– Écoutez, il y a ici un homme, l’abbé Donadéi, qui pourrait vous être utile. On prétend qu’il est au mieux avec Monseigneur. C’est un prêtre étranger, un Italien, je crois, qui a su se faire aimer de tout le monde en quelques mois…
L’abbé Chastanier s’arrêta, hésitant, semblant s’interroger lui-même. Le digne homme songeait qu’il allait se compromettre terriblement, mais il ne pouvait résister à la joie douce de rendre un service.
71– Voulez-vous que je vous accompagne chez lui? demanda-t-il brusquement.
Marius, qui avait remarqué sa courte hésitation, essaya de refuser; mais le vieillard tint bon, il ne songeait plus à sa tranquillité personnelle, il songeait à contenter son cœur.
– Venez, reprit-il, l’abbé Donadéi demeure à deux pas d’ici, sur le boulevard de la Corderie.
Après quelques minutes de marche, l’abbé Chastanier s’arrêta devant une petite maison à un étage, une de ces maisons closes et discrètes qui ont de vagues senteurs de mystères.
– C’est ici, dit-il à Marius.
Une vieille servante vint leur ouvrir et les introduisit dans un étroit cabinet, aux tentures sombres, qui ressemblait à un boudoir austère.
L’abbé Donadéi les reçut avec une aisance souple. Son visage pâle, d’une finesse où perçait la ruse, n’exprima pas le moindre étonnement. Il approcha des siéges d’un geste câlin, demi-courbé, demi-souriant, faisant les honneurs de son bureau, comme une femme ferait les honneurs de son cabinet de toilette.
Il portait une longue robe noire, lâche à la taille. Il avait des mines coquettes dans ce costume sévère; ses mains blanches et délicates sortaient toutes petites des larges manches, et son visage rasé 72gardait une fraîcheur tendre au milieu des boucles châtaines de ses cheveux. Il pouvait avoir trente ans environ.
Il s’assit dans un fauteuil et écouta, avec une gravité souriante, les paroles de Marius. Il lui fit répéter les détails scabreux de la fuite de Philippe et de Blanche; cette histoire paraissait l’intéresser infiniment.
L’abbé Donadéi était né à Rome. Il avait un oncle cardinal. Un beau jour, son oncle l’avait envoyé brusquement en France, sans qu’on ait jamais bien su pourquoi. À son arrivée, le bel abbé s’était vu forcé d’entrer au petit séminaire d’Aix comme professeur de langues vivantes. Une position si infime l’humilia à tel point, qu’il en tomba malade.
Le cardinal s’émut et recommanda son neveu à l’évêque de Marseille. Dès lors, l’ambition satisfaite guérit Donadéi. Il entra à Saint-Victor, et, comme le disait naïvement l’abbé Chastanier, il sut se faire aimer de tous en quelques mois. Sa caressante nature italienne, son visage doux et rose en firent un petit Jésus pour les dévotes sucrées de la paroisse. Il triomphait surtout lorsqu’il était en chaire: son léger accent donnait un charme étrange à ses sermons, et, quand il ouvrait ses bras, il savait imprimer à ses mains des tremblements d’émotion qui mettaient en larmes l’auditoire.
Comme presque tous les Italiens, il 73était né pour l’intrigue. Il usa et abusa de la recommandation de son oncle auprès de l’évêque de Marseille. Bientôt il fut une puissance, puissance occulte qui agissait sous terre et qui ouvrait des trous devant les pas de ceux dont elle voulait se débarrasser. Il devint membre d’un cercle religieux tout-puissant à Marseille, et, par sa souplesse, en souriant et en pliant l’échine, il imposa sa volonté à ses collègues, il se fit chef de parti. Alors il se mêla de chaque événement, il se glissa dans toutes les affaires; ce fut lui qui fit nommer M. de Cazalis à la députation, et il attendait une bonne occasion pour demander au député le payement de ses services. Son plan était de travailler à la réussite des gens riches; plus tard, lorsqu’il aurait mérité leur reconnaissance, il comptait les faire travailler à leur tour à sa propre fortune.
Il questionna Marius avec complaisance; il parut, par son attention, par la bienveillance de son accueil, être tout disposé à l’aider dans son œuvre de délivrance. Le jeune homme se laissa prendre à la douceur aimable de ses manières, il lui ouvrit son âme, il lui dit ses projets, il lui avoua que le clergé seul pouvait sauver son frère. Enfin, il lui demanda son aide auprès de Monseigneur. Alors l’abbé Donadéi se leva, et, d’un ton de raillerie austère:
– Monsieur, dit-il, mon caractère sa74cré me défend de me mêler de cette déplorable et scandaleuse affaire. Les ennemis de l’Église accusent trop souvent les prêtres de sortir de leurs sacristies. Je ne puis que demander à Dieu le pardon de votre frère.
Marius, consterné, s’était également levé. Il comprenait qu’il venait d’être joué par Donadéi. Il voulut faire bonne contenance.
– Je vous remercie, répondit-il. Les prières sont une aumône bien douce pour les malheureux. Demandez à Dieu que les hommes nous fassent justice.
Il se dirigea vers la porte, suivi par l’abbé Chastanier qui marchait la tête basse. Donadéi avait affecté de ne pas regarder le vieux prêtre.
Sur le seuil, le bel abbé, retrouvant toute sa légèreté gracieuse, retint un instant Marius.
– Vous êtes employé chez M. Martelly, je crois? lui demanda-t-il.
– Oui, monsieur, répondit le jeune homme étonné.
– C’est un homme d’une grande honorabilité. Mais je sais qu’il n’est pas de nos amis… Je professe cependant pour lui la plus profonde estime. Sa sœur, Mlle Claire, que j’ai l’honneur de diriger, est une de nos meilleures paroissiennes.
Et comme Marius le regardait, ne trouvant rien à répondre, Donadéi ajouta en rougissant légèrement:
75– C’est une pesonne charmante, d’une piété exemplaire…
Il salua avec une exquise politesse et ferma la porte doucement. L’abbé Chastanier et Marius, restés seuls sur le trottoir, se regardèrent, et le jeune homme ne put s’empêcher de hausser les épaules. Le vieux prêtre était confus de voir un ministre de Dieu jouer ainsi la comédie. Il se tourna vers son compagnon et lui dit en hésitant:
– Mon ami, il ne faut pas en vouloir à Dieu, si ses ministres ne sont pas toujours ce qu’ils devraient être. Ce jeune homme que nous venons de voir, n’est coupable que d’ambition…
Il continua ainsi, excusant Donadéi. Marius le regardait, touché de sa bonté, et, malgré lui, il comparait ce vieillard pauvre et modeste au puissant et gracieux abbé, dont les sourires faisaient loi dans le diocèse. Alors il pensa que l’Église n’aimait pas ses fils d’un égal amour et que, comme toutes les mères, elle gâtait les visages roses et les cœurs rusés, et négligeait les âmes tendres et humbles qui se dévouent dans l’ombre.
Les deux visiteurs s’éloignaient, lorsqu’une voiture s’arrêta devant la petite maison close et discrète. Marius vit descendre M. de Cazalis de la voiture; le député entra vivement chez l’abbé Donadéi.
– Tenez, regardez, mon père, s’écria 76le jeune homme. Je suis certain que le caractère sacré de ce prêtre ne va pas lui défendre de travailler à la vengeance de M. de Cazalis.
Il eut la tentation de rentrer dans cette maison, où l’on faisait jouer à Dieu un rôle si misérable. Puis il se calma, il remercia l’abbé Chastanier, et s’éloigna, en se disant avec désespoir que la dernière porte de salut, celle dont le haut clergé tenait la clef, se fermait devant lui.
Le lendemain, M. Martelly lui rendit compte d’une démarche qu’il venait de tenter auprès du premier notaire de Marseille, M. Douglas, homme pieux qui, en moins de huit ans, était devenu une véritable puissance par sa riche clientèle et ses larges aumônes. Le nom de ce notaire était aimé et respecté. On parlait avec admiration des vertus de ce travailleur intègre qui vivait frugalement; on avait une confiance sans bornes dans son honnêteté et dans l’activité de son intelligence.
M. Martelly s’était servi de son ministère pour placer quelques capitaux. Il espérait que, si Douglas voulait prêter son appui à Marius, ce dernier aurait une partie du clergé pour lui. Il se rendit chez le notaire et lui demanda son aide. Douglas, qui semblait très préoccupé, balbutia une réponse évasive, disant qu’il était surchargé d’affaires, qu’il ne pouvait lutter contre M. de Cazalis.
77– Je n’ai pas insisté, dit M. Martelly à Marius, j’ai cru comprendre que votre adversaire vous avait dévancé… Je suis pourtant étonné que M. Douglas, un homme probe, se soit laissé lier les mains… Maintenant, mon pauvre ami, je crois que la partie est bien perdue.
Marius n’avait plus aucune espérance.
Pendant un mois, il courut Marseille, tâchant de gagner à sa cause quelques hommes influents. Partout on le reçut froidement, avec une politesse railleuse. M. Martelly ne fut pas plus heureux. Le député avait rallié toute la noblesse et le haut clergé autour de lui. La bourgeoisie, les gens de commerce riaient sous cape, sans vouloir agir, ayant une peur atroce de se compromettre. Quant au peuple, il chansonnait M. de Cazalis et sa nièce, ne pouvant servir autrement Philippe Cayol.
Les jours s’écoulaient, l’instruction du procès criminel marchait bon train. Marius était aussi seul que le premier jour pour défendre son frère contre la haine de M. de Cazalis et les mensonges complaisants de Blanche. Il avait toujours à ses côtés M. Martelly qui se déclarait impuissant, et Fine, dont les bavardages emportés ne gagnaient à Philippe que les sympathies chaleureuses des filles du peuple.
Un matin, Marius apprit que son frère et le jardinier Ayasse venaient d’être 78mis en accusation, le premier comme coupable de rapt, le second comme complice de ce crime. Madame Cayol avait été relâchée, les preuves manquant pour l’impliquer dans le procès.
Marius courut embrasser sa mère. La pauvre et sainte femme avait beaucoup souffert pendant sa captivité; sa santé chancelante se trouvait gravement compromise. Quelques jours après sa sortie de prison, elle s’éteignait doucement dans les bras de son fils, qui jurait en sanglotant de venger sa mort.
Le convoi devint une cause de manifestation populaire. La mère de Philippe fut conduite au cimetière Saint-Charles, suivie d’un immense cortége de femme du peuple, qui ne se gênaient pas pour accuser tout haut M. de Cazalis. Peu s’en fallut que ces femmes n’allassent ensuite jeter des pierres dans les fenêtres du député.
En revenant de l’enterrement, Marius, dans son petit logement de la rue Sainte, se sentit seul au monde et se mit à pleurer amèrement. Les larmes le soulagèrent; il vit la route qu’il devait suivre nettement tracée devant ses pas. Les malheurs qui l’accablaient grandissaient en lui l’amour de la vérité et la haine de l’injustice. Il sentait que toute sa vie allait être vouée à une œuvre sainte.
Il ne pouvait plus agir à Marseille. La scène du drame se déplaçait. L’action 79devait se dérouler maintenant à Aix, selon les péripéties du procès. Marius voulait être sur les lieux pour suivre les différentes phases de l’affaire et profiter des incidents qui se présenteraient. Il demanda à M. Martelly un congé d’un mois que celui-ci s’empressa de lui accorder.
Le jour de son départ, il trouva Fine à la diligence.
– Je vais à Aix avec vous, lui dit tranquillement la jeune fille.
– Mais c’est une folie! s’écria-t-il. Vous n’êtes point assez riche pour vous dévouer ainsi… Et vos fleurs, qui les vendra?
– Oh! j’ai mis à ma place une de mes amies, une fille qui demeure sur le même palier que moi, place aux Œufs… Je me suis dit comme ça: «Je puis leur être utile,» j’ai passé ma plus belle robe, et me voilà.
– Je vous remercie bien, répondit simplement Marius d’une voix émue.
80IX
OÙ M. DE GIROUSSE FAIT DES CANCANS
À Aix, Marius descendit chez Isnard, qui demeurait rue d’Italie. Le mercier n’avait pas été inquiété. On dédaignait sans doute une proie d’une aussi mince valeur.
Fine alla droit chez le geôlier de la prison, dont elle était la nièce par alliance. Elle avait son plan. Elle apportait un gros bouquet de roses qui fut reçu à merveille. Ses jolis sourires, sa vivacité caressante la firent en deux heures l’enfant gâtée de son oncle; le geôlier était veuf et avait deux filles en bas âge, dont Fine fut tout de suite la petite mère.
Le procès ne devait commencer que dans les premiers jours de la semaine suivante. Marius, les bras liés, n’osant plus tenter une seule démarche, attendait avec angoisse l’ouverture des débats. Par moments, il avait encore la folie d’espérer, de compter sur un acquittement.
Se promenant un soir sur le Cours, il rencontra M. de Girousse, qui était venu de Lambesc pour assister au jugement de Philippe. Le vieux gentilhomme lui 81prit le bras, et, sans prononcer une parole, l’emmena dans son hôtel.
– Là, dit-il, en s’enfermant avec lui dans un grand salon, nous sommes seuls, mon ami. Je vais pouvoir être roturier à mon aise.
Marius souriait des allures brusques et originales du comte.
– Eh bien, continua celui-ci, vous ne me demandez pas de vous servir, de vous défendre contre de Cazalis?… Allons, vous êtes intelligent. Vous comprenez que je ne puis rien contre cette noblesse entêtée et vaniteuse à laquelle j’appartiens. Ah! votre frère a fait là un beau coup!
M. de Girousse marchait à grands pas dans le salon. Brusquement, il se planta devant Marius.
– Écoutez bien notre histoire, dit-il d’une voix haute. Nous sommes, dans cette bonne ville, une cinquantaine de vieux bons hommes comme moi, qui vivons à part, cloîtrés au fond d’un passé mort à jamais. Nous nous disons la fine fleur de la Provence, et nous restons là, inactifs, à rouler nos pouces… D’ailleurs, nous sommes des gentilshommes, des cœurs chevaleresques, attendant avec dévotion le retour de leurs princes légitimes. Eh! mordieu! nous attendrons longtemps, si longtemps que la solitude et la paresse nous auront tués, avant que le moindre prince légitime ne se 82montre. Si nous avions de bons yeux, nous verrions marcher les événements. Nous crions aux faits: «Vous n’irez pas plus loin!» et les faits nous passent tranquillement sur le corps et nous écrasent. J’enrage, lorsque je nous vois enfermés dans un entêtement aussi ridicule qu’héroïque. Dire que nous sommes presque tous riches, que nous pourrions presque tous faire des industriels intelligents qui travailleraient à la prospérité de la contrée, et que nous préférons moisir au fond de nos hôtels, comme de vieux débris d’un autre âge!
Il reprit haleine, puis continua avec plus de force:
– Et nous sommes tout orgueilleux de notre existence vide. Nous ne travaillons pas, par dédain pour le travail. Nous avons une sainte horreur du peuple, dont les mains sont noires… Ah! votre frère a touché à une de nos filles! On lui fera voir s’il est du même sang que nous. Nous allons nous liguer tous ensemble et donner une leçon aux vilains; nous leur ôterons l’envie de se faire aimer de nos enfants. Quelques ecclésiastiques puissants nous seconderont; il sont fatalement liés à notre cause… Ce sera une bonne campagne pour notre vanité.
Après un instant de silence, M. de Girousse reprit en raillant:
– Notre vanité… Elle a reçu parfois 83de larges accrocs. Quelques années avant ma naissance, un drame terrible se passa dans l’hôtel qui est voisin du mien. M. d’Entrecasteaux, président du Parlement, y assassina sa femme dans son lit; il lui coupa la gorge d’un coup de rasoir, poussé, dit-on, par une passion qu’il voulait contenter même à l’aide du crime. Le rasoir ne fut retrouvé que vingt-cinq jours après au fond du jardin; on trouva également dans le puits les bijoux de la victime que le meurtrier y avait jetés pour faire croire à la justice que l’assassinat avait eu le vol pour mobile. Le président d’Entrecasteaux prit la fuite et se retira, je crois, en Portugal où il mourut misérablement. Le Parlement le condamna par contumace à être roué vif… Vous voyez que nous avons aussi nos scélérats et que le peuple n’a rien à nous envier. Cette lâche cruauté d’un des nôtres porta, dans le temps, un rude coup à notre autorité. Un romancier pourrait faire une œuvre poignante de cette sanglante et lugubre histoire.
– Et nous savons aussi plier l’échine, dit encore M. de Girousse qui s’était remis à marcher. Ainsi, lorsque Fouché, le régicide, alors duc d’Otrante, fut, vers 1810, exilé un moment dans notre ville, toute la noblesse se traîna à ses pieds. Je me rappelle une anecdote qui montre à quelle plate servilité nous étions descen84dus. Au 1er janvier 1811, on faisait queue pour offrir à l’ancien conventionnel des vœux de bonne année; dans le salon de réception, on parlait du froid rigoureux qu’il faisait, et un des visiteurs exprimait des craintes sur le sort des oliviers. «Eh! que nous importent les oliviers! s’écria un des nobles personnages, pourvu que M. le duc se porte bien!…» Voilà comme nous sommes, aujourd’hui, mon ami: humbles avec les puissants, hautains avec les faibles. Il y a sans doute des exceptions, mais elles sont rares… Vous voyez bien que votre frère sera condamné. Notre orgueil, qui plie devant un Fouché, ne peut plier devant un Cayol. Cela est logique… Bonsoir.
Et le comte congédia brusquement Marius. Il s’était exaspéré lui-même en parlant, il craignait que la colère ne finît par lui faire dire des sottises.
Le lendemain, le jeune homme le rencontra de nouveau. M. de Girousse, comme la veille, l’entraîna dans son hôtel. Il tenait à la main un journal où se trouvaient imprimés les noms des jurés qui devaient juger Philippe.
Il frappa du doigt avec force sur le journal.
– Voilà donc les hommes, s’écria-t-il, qui vont juger votre frère!… Voulez-vous que je vous raconte à leur sujet quelques histoires? Ces histoires sont curieuses et instructives.
85M. de Girousse s’était assis. Il parcourait le journal du regard, avec des haussements d’épaules.
– C’est là, dit-il enfin, un jury de choix, une assemblée de gens riches qui ont intérêt à servir la cause de M. de Cazalis… Ils sont tous plus ou moins marguilliers, plus ou moins répandus dans les salons de la noblesse… Ils ont presque tous pour amis des hommes qui passent leurs matinées dans les églises, et qui exploitent leurs clients le reste du jour…
Puis il nomma les jurés un à un, et parla du monde qu’ils fréquentaient avec une violence indignée.
– Humbert, dit-il, le frère d’un négociant de Marseille, d’un marchand d’huile, honnête homme qui tient le haut du pavé et que tous les pauvres diables saluent. Il y a vingt ans, leur père n’était que petit commis. Aujourd’hui, les fils sont millionnaires, grâce à ses spéculations habiles. Une année, il vend à l’avance, au prix courant, une grande quantité d’huile. Quelques semaines après, le froid tue les oliviers, la récolte est perdue, il est ruiné s’il ne trompe ses clients. Mais notre homme préfère être trompeur que pauvre. Tandis que ses confrères livrent à perte de bonne marchandise, il achète toutes les huiles gâtées, toutes les huiles rances qu’il peut trouver, et il fait les livraisons promises. Les clients 86se plaignent, se fâchent. Le spéculateur répond avec sang-froid qu’il tient strictement ses promesses, et qu’on n’a rien de plus à lui demander. Et le tour est joué. Tout Marseille, qui connaît cette histoire, n’a pas assez de coups de chapeau pour cette homme adroit.
– Gautier… autre négociant de Marseille. Celui-là a un neveu, Paul Bertrand, qui a escroqué en grand. Ce Bertrand était associé avec un sieur Aubert, de New-York, qui lui envoyait des navires de marchandises dont le chargement devait être vendu à Marseille. Ils avaient chacun une part égale dans les bénéfices. Notre homme gagnait beaucoup d’argent à ce commerce, d’autant plus qu’il avait le soin de tromper son associé à chaque partage. Un jour, une crise éclate, les pertes arrivent.
Bertrand continue à accepter les marchandises que les navires apportent toujours, mais il refuse de payer les traites qu’Aubert tire sur lui, disant que les affaires vont mal et qu’il est gêné. Les traites font retour, et reviennent de nouveau, avec des frais énormes. Alors Bertrand déclare tranquillement qu’il ne veut pas payer, qu’il n’est pas obligé de rester éternellement l’associé d’Aubert et qu’il ne doit rien. Nouveau retour des traites, nouveaux frais, remboursement onéreux pour le négociant de New-York, indigné et surpris. Ce dernier, qui n’a pu plaider 87que par procuration, a perdu le procès en dommages-intérêts qu’il a intenté à Bertrand; on m’a affirmé que les deux tiers de sa fortune, douze cent mille francs, avaient disparu dans cette catastrophe… Bertrand reste le plus honnête homme du monde; il est membre de toutes les sociétés, de plusieurs congrégations; on l’envie et on l’honore…
– Dutailly.., un marchand de blé. Il est arrivé anciennement à un de ses gendres, Georges Fouque, une mésaventure dont ses amis se sont hâtés d’étouffer le scandale. Fouque, s’arrangeait toujours de manière à faire trouver des avaries aux chargements que les navires lui apportaient. Les sociétés d’assurances payaient, sur le rapport d’un expert. Fatiguées de payer toujours, ces sociétés chargent de l’expertise un honnête boulanger, qui reçoit bientôt la visite de Fouque. Celui-ci, tout en causant de choses indifférentes, lui glisse dans la main quelques pièces d’or. Le boulanger laisse tomber les pièces et, d’un coup de pied, les lance au milieu de l’appartement. La scène se passait devant plusieurs personnes… Fouque n’a rien perdu de son crédit.
– Delorme… Celui-là habite une ville voisine de Marseille. Il est retiré du commerce depuis longtemps. Écoutez l’infamie que son cousin Mille a commise. Il y a une trentaine d’années, la mère de 88Mille tenait un magasin de mercerie. Lorsque la vieille dame se retira, elle céda son fonds à un de ses commis, garçon actif et intelligent qu’elle considérait presque comme un fils. Le jeune homme, nommé Michel, acquitta vite sa dette et augmenta tellement le cercle de ses affaires qu’il se vit obligé de prendre un associé. Il choisit un garçon de Marseille, Jean Martin, qui avait quelque argent, et qui paraissait être un homme d’honneur et de travail. C’était une fortune assurée que Michel offrait à son associé. Dans les commencements, tout alla pour le mieux. Les bénéfices augmentaient chaque année, et les deux associés mettaient chacun de côté des sommes rondes au bout de l’an. Mais Jean Martin, âpre au gain et qui rêvait une fortune rapide, finit par se dire qu’il gagnerait le double, s’il était seul.
La chose était difficile; Michel, en somme, était son bienfaiteur, et il avait pour ami le propriétaire de la maison, le fils de Mme Mille. Pour peu que ce dernier fût honnête, Jean Martin devait échouer dans son indigne projet. Il alla le voir, comptant trouver un homme de son espèce, et, en effet, il trouva en lui le coquin qu’il cherchait. Il lui offrit de passer un nouveau bail à son nom, moyennant une forte somme d’argent, et comme Mille se faisait marchander, il doubla, il tripla la somme. Mille, qui est un cuistre 89et un avare, se vendit le plus cher possible; le marché fut conclu. Alors Jean Martin joua auprès de Michel un rôle d’hypocrite; il lui dit qu’il désirait rompre leur acte de société pour aller s’établir plus loin; il lui désigna même le local qu’il avait loué. Michel, étonné, mais ne pouvant soupçonner l’infamie dont il devait être la victime, lui dit qu’il était libre de se retirer, et l’acte fut rompu.
Peu de temps après, le bail de Michel finissait: Jean Martin, son nouveau bail à la main, mettait triomphalement son associé à la porte…
De pareils crimes échappent à la justice humaine; mais les gens lâches et avides sont condamnés devant le tribunal des hommes d’honneur. Je n’ai pas assez de mépris pour ce Mille, qui était l’ami d’enfance, pour ainsi dire le frère de Michel, et qui l’a trahi d’une façon si vénale et si basse.
Il y a de ces consciences sales qui portent légèrement le poids d’une infamie. Puisqu’on ne peut conduire en cour d’assises ces criminels adroits, qui jettent leurs amis sur le pavé pour un sac de pièces de cent sous, il faudrait qu’on affichât leurs noms en grosses lettres dans les carrefours, et que chaque passant crachât sur ces noms. C’est là l’ignoble pilori qu’ils méritent…
Michel, qu’une pareille trahison avait rendu presque fou, alla s’établir plus 90loin; mais, n’ayant plus de clientèle, il perdit l’argent péniblement amassé par trente années de travail. Il est mort paralytique, dans des souffrances atroces, en criant que Mille et Martin étaient des misérables, des traîtres, et en demandant vengeance à ses fils…
Aujourd’hui ses fils travaillent, suent sang et eau pour se faire une position. Mille est allié aux premières familles de la ville; ses enfants sont riches, ils vivent grassement dans la dévotion et dans l’estime de tous.
– Faivre… Sa mère avait épousé en secondes noces un sieur Chabran, armateur et escompteur. Sous prétexte de spéculations malheureuses, Chabran écrit un jour à ses nombreux créanciers qu’il est obligé de suspendre ses payements. Quelques-uns consentent à lui donner du temps. La majorité veut poursuivre. Alors, Chabran se procure, en qualité d’employés, deux jeunes garçons auxquels il apprend, huit jours durant, une certaine leçon; puis, flanqué de ces deux petits êtres, parfaitement dressés, il va voir, l’un après l’autre, tous ses créanciers, se lamentant sur sa détresse, et demandant pitié pour ses deux fils, déguenillés et sans pain… Le tour réussit à merveille. Tous les créanciers déchirèrent leurs titres… Le lendemain, Chabran était à la Bourse, plus calme et plus insolent que jamais. Un courtier, qui 91ignorait l’affaire, vint lui proposer à escompter deux valeurs signées précisément des négociants qui avaient, la veille, donné quittance à ce misérable:
«Je ne fais rien, dit-il hautement, avec des gens de cette classe.»
Aujourd’hui, Chabran est à peu près retiré des affaires; il habite une splendide villa, où il donne le dimanche de somptueux dîners.
– Gerominot… le président du cercle où il passe ses soirées, est un usurier de la pire espèce. Il a gagné, dit-on, à ce métier-là, un petit million, ce qui lui a permis de marier sa fille à un gros bonnet de la finance. Son nom est Pertigny. Mais, depuis la faillite qui lui a laissé dans les mains un capital de trois cent mille francs, il se fait appeler Félix. Cet adroit coquin avait fait, il y a quarante ans, une première faillite qui lui permit d’acheter une maison. Les créanciers reçurent quinze pour cent. Dix ans plus tard, une seconde faillite le mit à même d’acquérir une superbe maison de campagne. Ses créanciers reçurent le 10 pour cent. Il y a quinze ans à peine, il fit enfin une troisième faillite de 300,000 francs et offrit le 5 pour cent. Les créanciers ayant refusé, il leur prouva que tous ses biens étaient à sa femme, et il ne donna pas un centime…
Marius était écœuré, il fit un geste de 92dégoût, comme pour interrompre ces récits honteux.
– Vous ne me croyez peut-être pas, reprit le terrible comte, avec une certaine hauteur. Vous êtes un jeune naïf, mon ami. Je n’ai pas fini, je veux que vous m’écoutiez jusqu’au bout.
M. de Girousse raillait avec une verve sinistre. Ses paroles, hautes et sifflantes, tombaient avec des bruits de fouet sur les gens dont il racontait les sales histoires. On reconnaissait le gentilhomme dédaigneux, à la liberté de ses paroles et à la fougue généreuse de son emportement.
Il nomma les jurés à la file; il fouilla leur vie, et celle de leur famille, il en mit à nu toutes les hontes et toutes les misères. À peine en épargna-t-il quelques-uns. Puis il se posa violemment devant Marius et continua avec âpreté.
– Auriez-vous la naïveté de croire que tous ces millionnaires, que tous ces parvenus, que tous ces gens puissants qui vous dominent et vous écrasent aujourd’hui sont de petits saints, des justes, dont la vie est sans tache? Ces hommes étalent, à Marseille surtout, leur vanité et leur insolence; ils sont devenus dévots et cafards; ils ont trompé jusqu’aux honnêtes gens qui les saluent et les estiment. En un mot, ils forment à eux tous une aristocratie; leur passé est oublié; on ne voit que leur richesse et leur 93probité de fraîche date. Eh bien! j’arrache les masques. Écoutez… Celui-ci a fait fortune en trahissant un ami; cet autre en vendant de la chair humaine; cet autre, en vendant sa femme ou sa fille; cet autre, en spéculant sur la misère de ses créanciers; cet autre, en rachetant à vil prix, après les avoir lui-même adroitement discréditées, toutes les actions d’une compagnie dont il était le gérant; cet autre en coulant un navire chargé de pierres en guise de marchandises, et en se faisant payer par la compagnie d’assurance le prix de cet étrange chargement; cet autre, associé sur parole, en refusant de partager les chances d’une opération, dès que cette opération est devenue mauvaise; cet autre en dissimulant son actif, en faisant deux ou trois faillites et en vivant ensuite comme un homme de bien; cet autre en vendant pour du vin de l’eau de Campêche ou du sang de bœuf; cet autre en accaparant les blés en mer pendant les années de disette; cet autre en fraudant le fisc sur une grande échelle, en essayant de corrompre les employés et en volant tout son saoûl l’administration; cet autre en mettant au bas de ses billets des signatures fausses de parents ou d’amis qui n’osent nier, le jour de l’échéance, et qui payent au besoin plutôt que de compromettre le faussaire; cet autre en incendiant lui-même son usine 94ou ses vaisseaux, assurés au-delà de leur valeur; cet autre en déchirant et en jetant au feu les billets qu’il a arrachés des mains de son créancier, le jour du payement; cet autre en jouant à la Bourse avec l’intention de ne pas payer, s’il perd, et en refusant en effet de payer, ce qui ne l’empêche pas de s’enrichir, huit jours après, aux dépens de quelque dupe…
La respiration manqua à M. de Girousse. Il garda un long silence, laissant sa colère se calmer. Ses lèvres s’ouvrirent de nouveau; il eut un sourire moins amer.
– Je suis un peu misanthrope, dit-il doucement à Marius, qui l’avait écouté avec douleur et surprise, je vois tout en noir. C’est que l’oisiveté à laquelle mon titre me condamne, m’a permis d’étudier les hontes de ce pays. Mais sachez qu’il y a d’honnêtes gens parmi nous; s’ils voulaient se lever en masse, ils écraseraient aisément les coquins. Je prie Dieu chaque soir que cette guerre civile de la vertu contre le vice ait lieu au plus tôt… Quant à vous, ne comptez que sur l’équité de la magistrature; vous trouverez en elle un appui ferme, indépendant et loyal. Ses membres ne rampent pas comme des esclaves devant les volontés du riche et du puissant. J’ai toujours eu pour la magistrature un respect fanatique, car elle représente la vérité et la justice sur la terre.
95Marius prit congé de M. de Girousse, tout bouleversé par les paroles ardentes qu’il venait d’entendre. Il prévoyait, que son frère serait impitoyablement condamné. L’ouverture des débats devait avoir lieu le lendemain.
96X
UN PROCÈS SCANDALEUX
Tout Aix était en émoi. Le scandale éclate avec une énergie étrange dans les petites villes paisibles, où la curiosité des oisifs n’a pas chaque jour un nouvel aliment. Il n’était bruit que de Philippe et de Blanche; on racontait en pleine rue les aventures des jeunes amants; on disait tout haut que l’accusé était condamné à l’avance et que M. de Cazalis avait, par lui ou ses amis, demandé sa condamnation à chaque juré.
Le clergé d’Aix prêtait son appui au député, assez faiblement il est vrai; il y avait alors, dans ce clergé, des hommes éminents et honorables auxquels il répugnait de travailler à une injustice. Quelques prêtres obéirent cependant aux influences venues du cercle religieux de Marseille, dont l’abbé Donadéi était, pour ainsi dire, le maître. Ces prêtres essayèrent, par des visites, par des démarches habiles, de lier les mains à la magistrature, dont on craignait l’esprit droit et ferme. Ils ne réussirent qu’à persuader aux jurés la sainteté de la cause de M. de Cazalis.
97La noblesse les aida puissamment dans cette tâche. Elle se croyait engagée d’honneur à écraser Philippe Cayol. Elle le regardait comme un ennemi personnel qui avait osé attenter à la dignité d’un des siens et qui, par là même, l’avait insultée tout entière. À voir ces comtes et ces marquis se remuer, s’irriter, se liguer en masse, on eût cru que les ennemis se trouvaient aux portes de la ville. Il s’agissait simplement de faire condamner un pauvre diable, coupable d’amour et d’ambition.
Philippe avait aussi des amis, des défenseurs. Tout le peuple se déclarait franchement pour lui. Les basses classes blâmaient sa conduite, réprouvaient les moyens qu’il avait employés, disaient qu’il aurait mieux fait d’aimer et d’épouser une simple bourgeoise comme lui; mais, tout en condamnant ses actes, elles le défendaient bruyamment contre l’orgueil et la haine de M. de Cazalis. On savait dans la ville que Blanche, chez le juge d’instruction, avait renié son amour, et les filles du peuple, vraies provençales, c’est-à-dire dévouées et courageuses, la traitaient avec un mépris insultant. Elles l’appelaient «la renégate;» elles cherchaient à sa conduite des motifs honteux et ne se gênaient pas pour crier leur opinion sur les places, dans le langage énergique des rues.
Ce tapage compromettait singulière98ment la cause de Philippe. La ville entière était dans le secret du drame qui allait se jouer. Ceux qui avaient intérêt à faire condamner l’accusé ne prenaient même pas la peine de cacher leurs démarches, étant certains de leur triomphe; ceux qui auraient voulu sauver le frère de Marius, se sentant faibles et désarmés, se soulageaient en criant, heureux d’irriter les gens puissants qu’ils n’avaient pas l’espérance de vaincre.
M. de Cazalis avait, sans honte, traîné sa nièce jusqu’à Aix. Pendant les premiers jours, il prit comme une volupté orgueilleuse à la promener sur le Cours. Il protestait par là contre l’idée de déshonneur que la foule attachait à la fuite de la jeune fille; il semblait dire à tous: «Vous voyez qu’un manant ne saurait déshonorer une Cazalis. Ma nièce vous domine encore du haut de son titre et de sa fortune.»
Mais il ne put continuer longtemps de pareilles promenades. La foule s’irrita de son attitude, elle insulta Blanche, elle manqua de jeter des pierres à l’oncle et à la nièce. Les femmes surtout se montrèrent acharnées; elles ne comprenaient pas que la jeune fille n’était point tant coupable et qu’elle obéissait simplement à une volonté de fer.
Blanche tremblait devant la colère populaire. Elle baissait les yeux pour ne pas voir ces femmes qui la regardaient 99avec des yeux ardents. Elle sentait derrière elle des gestes de mépris, elle entendait des mots horribles qu’elle ne comprenait pas, et ses jambes chancelaient, elle se tenait au bras de son oncle pour ne pas tomber. Pâle, frémissante, elle rentra un jour en déclarant qu’elle ne sortirait plus.
La pauvre enfant allait être mère.
Enfin les débats s’ouvrirent. Dès le matin, les portes du Palais-de-Justice furent assiégées; des groupes se formèrent au milieu de la place des Prêcheurs, gesticulant, parlant à voix haute. On clabaudait sur l’issue probable du procès, on discutait la culpabilité de Philippe et l’attitude de M. de Cazalis et de Blanche.
La salle des assises s’emplissait lentement. On avait ajouté plusieurs rangs de chaises pour les personnes munies de billets; ces personnes étaient en si grand nombre qu’elles durent presque toutes se tenir debout. Il y avait là la fine fleur de la noblesse, des avocats, des fonctionnaires, tous les personnages notables d’Aix. Jamais accusé n’avait eu un pareil parterre. Lorsqu’on ouvrit les portes pour laisser entrer le gros public, à peine quelques curieux purent-ils trouver place. Les autres furent obligés de stationner à la porte, dans les couloirs, jusque sur les marches du palais. Et, par moment, il s’élevait de cette foule des murmures, des huées, dont les bruits péné100traient et grandissaient dans la salle, troublant la tranquille majesté du lieu.
Les dames avaient envahi la tribune. Elles formaient, là-haut, une masse compacte de visage anxieux et souriants. Celles qui étaient au premier rang s’éventaient, se penchaient, laissaient traîner leurs mains gantées sur le velours rouge de la balustrade. Puis, dans l’ombre, montaient des rangs pressés de faces roses, dont on ne voyait pas les corps. Ces faces roses étaient comme enfouies au milieu des dentelles, des rubans, des étoffes de soie et de satin; çà et là brillait l’éclair rapide d’un bijou, lorsqu’une des têtes se tournait.
Et, de cette foule rougissante et bavarde, tombaient des rires perlés, des paroles adoucies, de petits cris aigus. Ces dames étaient au spectacle.
Lorsque Philippe Cayol fut introduit, il se fit un grand silence. Toutes les dames le dévorèrent du regard; quelques-unes d’entre elles braquèrent sur lui des lorgnettes de théâtre, l’examinant de haut en bas. Ce grand garçon, dont les traits énergiques annonçaient les appétits violents, eut un succès d’estime. Les femmes, qui étaient venues pour juger du goût de Blanche, trouvèrent sans doute la jeune fille moins coupable, quand elles virent la haute taille et les regards clairs de son amant.
L’attitude de Philippe fut calme et di101gne. Il était vêtu tout de noir. Il semblait ignorer la présence de deux gendarmes qui étaient à ses côtés, il se dressait et s’asseyait avec les grâces d’un homme du monde. Par moments, il regardait la foule tranquillement, sans effronterie. Il leva plusieurs fois les yeux vers la tribune, et, chaque fois, malgré lui, il eut des sourires tendres; ses incorrigibles habitudes d’aimer et de vouloir plaire le reprenaient, même devant la justice.
On lut l’acte d’accusation.
Cet acte était écrasant pour l’accusé. Les faits, selon les dépositions de M. de Cazalis et de sa nièce, s’y trouvaient interprétés d’une façon habile et terrible. On y disait que Philippe avait séduit Blanche à l’aide de mauvais romans; la vérité était qu’il s’agissait de deux ouvrages de Mme de Genlis, parfaitement puérils. L’accusation disait, en outre, en acceptant la version de Blanche, que la jeune fille avait été enlevée avec violence, qu’elle s’était cramponnée à un amandier, et que, pendant toute la fuite, le séducteur avait dû employer l’intimidation pour se faire suivre par sa victime. Enfin, le fait le plus grave consistait dans une affirmation de Mlle de Cazalis: elle prétendait qu’elle n’avait jamais écrit de lettres à Philippe et que les deux lettres présentées par l’accusé étaient des lettres antidatées qu’il lui avait fait écrire à Lambesc, par mesure de précaution.
102Lorsque la lecture de l’acte d’accusation fut achevée, la salle s’emplit du murmure bruyant des conversations particulières. Chacun, avant de venir au Palais, avait sa version, et chacun discutait, à demi-voix, le récit officiel. Au dehors, la foule poussait de véritables cris. Le président menaça de faire évacuer la salle, et le silence se rétablit peu à peu.
Alors on procéda à l’interrogatoire de Philippe Cayol.
Lorsque le président lui eut fait les demandes d’usage et qu’il lui eut répété les motifs de l’accusation qui pesait sur lui, le jeune homme, sans répondre, dit d’une voix claire:
– Je suis accusé d’avoir été enlevé par une jeune fille.
Ces paroles firent sourire tous les assistants. Les dames se cachèrent derrière leur éventail pour s’égayer à leur aise. C’est que la phrase de Philippe, toute folle et absurde qu’elle paraissait, contenait cependant l’exacte vérité. Le président fit remarquer avec raison que jamais on n’avait vu un jeune homme de trente ans enlevé par une jeune fille de seize ans.
– On n’a jamais vu non plus, répondit tranquillement Philippe, une jeune fille de seize ans courant les grands chemins, traversant des villes, rencontrant des centaines de personnes, et ne songeant pas à appeler le premier passant venu 103pour la délivrer de son séducteur, de son geôlier.
Et il s’attacha à montrer l’impossibilité matérielle de la violence et de l’intimidation dont on l’accusait. À chaque heure du jour, Blanche était libre de le quitter, de demander aide et secours; si elle le suivait, c’est qu’elle l’aimait, c’est qu’elle avait consenti à la fuite. D’ailleurs, Philippe témoigna la plus grande tendresse pour la jeune fille et la plus grande déférence pour M. de Cazalis. Il reconnut ses torts, il demanda simplement qu’on ne fît pas de lui un séducteur indigne.
L’audience fut levée et renvoyée au lendemain pour l’audition des témoins. Le soir, la ville était bouleversée; les dames parlaient de Philippe avec une indignation affectée, les hommes graves le traitaient avec plus ou moins de sévérité, les gens du peuple le défendaient avec énergie.
Le lendemain, la foule fut plus grande et plus bruyante encore, à la porte du Palais-de-Justice. Les témoins étaient presque tous des témoins à charge. M. de Girousse n’avait pas été cité; on redoutait la franchise brusque de son esprit; et, d’autre part, il aurait dû être plutôt arrêté comme complice. Marius, lui-même, était allé le prier de ne point se compromettre dans cette affaire; il craignait, ainsi que ses adversaires, l’esprit 104violent du vieux comte, dont une boutade pouvait tout gâter.
Il n’y eût guère qu’une déposition en faveur de Philippe, celle de l’aubergiste de Lambesc, qui vint déclarer que Blanche donnait à son compagnon le titre de mari. Cette déposition fut comme effacée par celles des autres témoins. Marguerite, la laitière, balbutia et dit qu’elle ne se souvenait plus d’avoir apporté à l’accusé les lettres de Mlle de Cazalis. Chaque témoin servit ainsi les intérêts du député, soit par crainte, soit par sottise et manque de mémoire.
Les plaidoiries commencèrent et demandèrent une nouvelle audience. L’avocat de Philippe le défendit avec une simplicité digne. Il ne chercha pas à excuser ce qu’il y avait de coupable dans sa conduite; il le montra comme un homme ardent et ambitieux qui s’était laissé égarer par des espoirs de richesse et d’amour. Mais, en même temps, il prouva que l’accusé ne pouvait être condamné pour rapt et que l’affaire en elle-même excluait toute idée de violence et d’intimidation.
Le réquisitoire du procureur du roi fut terrible. On comptait sur une certaine douceur, et les accusations énergiques du magistrat eurent un effet désastreux. Le jury rapporta un verdict affirmatif. Philippe Cayol fut condamné à cinq ans de 105réclusion et à l’exposition publique sur une place de Marseille. Le jardinier Ayasse fut puni de quelques mois de prison seulement.
De vagues rumeurs s’élevèrent dans la salle. Au dehors, la foule grondait.
106XI
OÙ BLANCHE ET FINE SE TROUVENT FACE À FACE
Blanche, cachée au fond de la tribune, avait assisté à la condamnation de Philippe. Elle était là, par ordre de son oncle, qui voulait achever de tuer ses tendresses en lui montrant son amant entre deux gendarmes, ainsi qu’un voleur. Une vieille parente s’était chargée de la conduire à ce spectacle édifiant.
Comme les deux femmes attendaient leur voiture, sur les marches du Palais, la foule qui se précipitait, les sépara brusquement. Blanche, entraînée au milieu de la place des Prêcheurs, fut reconnue par des femmes de la halle, qui se mirent à la huer et à l’insulter.
– C’est elle, c’est elle! criaient ces femmes, la renégate, la renégate!…
La pauvre enfant, éperdue, ne sachant où fuir, se mourait de honte et de peur, lorsqu’une jeune fille écarta puissamment le groupe hurlant qui l’entourait, et vint se planter à côté d’elle.
C’était Fine.
La bouquetière, elle aussi, venait d’assister à la condamnation de Philippe. Pendant près de trois heures, elle avait 107passé par toutes les angoisses de l’espoir et de la crainte; le réquisitoire du procureur du roi l’avait accablée, et elle s’était mise à pleurer en entendant prononcer le jugement.
Elle sortait du Palais, irritée, dans une surexcitation terrible, lorsqu’elle entendit les huées des femmes de la halle. Elle comprit que Blanche était là et qu’elle allait pouvoir se venger en l’injuriant; elle accourut, les poings fermés, l’insulte à la bouche. Selon elle, la jeune fille était la grande coupable; elle avait menti, elle avait commis un parjure et une lâcheté. À ces pensées, tout le sang plébéien de Fine lui montait à la face et la poussait à crier et à frapper.
Elle se précipita, elle écarta la foule pour prendre sa part de vengeance.
Mais lorsqu’elle fut devant Blanche, lorsqu’elle la vit pliée par l’effroi, cette enfant frissonnante et faible lui fit pitié. Elle la trouva toute petite, toute mignonne, d’une fragilité si délicate, qu’il lui vint au cœur une pensée généreuse de pardon. Elle repoussa d’un geste violent les femmes qui montraient le poing à la demoiselle, et, se cambrant, d’une voix haute et sèche:
– Eh bien! cria-t-elle, n’avez-vous pas honte?… Elle est seule, et vous êtes cent contre elle. Dieu n’a pas besoin de vos cris pour la punir…. Laissez-nous passer.
108Elle avait pris la main de Blanche et se tenait droite et courroucée devant la foule qui murmurait et qui se serrait davantage pour ne pas livrer passage aux deux jeunes filles. Fine attendait, les lèvres pâles et tremblantes. Et, comme elle rassurait la demoiselle du regard, elle vit qu’elle allait être mère. Elle devint toute blanche, et, marchant vers les femmes du premier rang:
– Laissez-nous passer, reprit-elle avec plus d’éclat… Vous ne voyez donc pas, misérables, que la pauvre fille est enceinte et que vous allez tuer son enfant!…
Elle repoussa une grosse commère qui ricanait. Toutes les autres femmes s’écartèrent.
Les paroles de Fine les avaient subitement rendues silencieuses et compatissantes. Les jeunes filles purent alors s’éloigner entre deux haies de femmes, parmi lesquelles couraient de vagues murmures de regret. Blanche, rouge de honte, se serrait avec peur contre sa compagne et hâtait fiévreusement sa marche.
La bouquetière, pour éviter la rue du Pont-Moreau, alors pleine de monde et de tapage, prit la petite rue Saint-Jean. Arrivée sur le Cours, elle conduisit Mlle de Cazalis à son hôtel, dont la porte se trouvait ouverte. Pendant le trajet, elle n’avait pas prononcé une parole.
Blanche la força à entrer dans le ves109tibule, et là, poussant la porte à demi, se mettant presque à genoux:
– Oh! mademoiselle, dit-elle d’une voix émue, que je vous remercie d’être venue à mon secours!… Ces méchantes femmes allaient me tuer.
– Ne me remerciez pas, répondit Fine avec brusquerie. J’étais venue comme les autres pour vous insulter, pour vous battre.
– Vous!
– Oui, je vous hais, je voudrais que vous fussiez morte au berceau.
Blanche regardait la bouquetière avec étonnement. Elle s’était redressée, ses instincts aristocratiques se révoltaient maintenant, et ses lèvres se plissaient légèrement de dédain. Les deux jeunes filles se trouvaient face à face, l’une avec toute sa grâce frêle, l’autre dans sa beauté fraîche et énergique. Elles se contemplaient, silencieuses, sentant gronder en elles la rivalité de leur race et de leur cœur.
– Vous êtes belle, vous êtes riche, reprit Fine avec amertume. Pourquoi êtes-vous venue me voler mon amant, puisque vous ne pouviez avoir plus tard pour lui que du mépris et de la colère? Il fallait chercher dans votre monde; vous auriez trouvé un garçon aussi pâle et aussi lâche que vous, qui aurait contenté vos amours de petite fille… Voyez-vous, 110ne prenez pas nos hommes, ou nous déchirerons vos visages roses.
– Je ne vous comprends pas, balbutia Blanche que la peur reprenait.
– Vous ne me comprenez pas… Écoutez. J’aimais M. Philippe. Il venait m’acheter des roses, le matin, et mon cœur battait à se rompre, lorsque je lui donnais mes bouquets. Je sais à présent où allaient ces fleurs. On m’a dit un jour qu’il s’était enfui avec vous. J’ai pleuré, puis j’ai pensé que vous l’aimeriez bien et qu’il serait heureux. Et voilà que vous le faites mettre en prison… Tenez, ne parlons pas de cela, je me fâcherais, je vous frapperais…
Elle s’arrêta, haletante, puis continua, s’approchant, brûlant de son haleine ardente les joues glacées de Blanche:
– Vous ne savez donc pas comment nous aimons, nous les pauvres filles? Nous aimons de toute notre chair, de tout notre courage. Lorsque nous nous sauvons avec un homme, nous ne venons pas dire ensuite qu’il a profité de notre faiblesse. Nous le serrons avec force dans nos bras pour le défendre… Ah! si M. Philippe m’avait aimée! Mais je suis une malheureuse, une pauvresse, une laide…
Et Fine se mit à sangloter, aussi faible que mademoiselle de Cazalis. Celle-ci lui prit la main, et, la voix coupée de larmes:
111– Par pitié, dit-elle, ne m’accusez pas. Voulez-vous être mon amie, voulez-vous que je mette mon cœur à nu devant vous?… Je souffre tant, si vous saviez… Moi, je ne puis rien, j’obéis à mon oncle qui me brise dans ses mains de fer. Je suis lâche, je le sais; mais je n’ai pas la force de n’être point lâche… Et j’aime Philippe, je le trouve toujours en moi. Il me l’a bien dit: «Ton châtiment, si jamais tu me trahis, sera de m’aimer éternellement, de me garder sans cesse dans ta poitrine…» Il est là, il me brûle, il me tuera. Tout à l’heure, quand on l’a condamné, j’ai senti en moi quelque chose qui m’a fait tressaillir et qui m’a déchiré les entrailles… Je pleure, voyez, je vous demande grâce.
Toute la colère de Fine était tombée; elle soutint Blanche qui chancelait.
– Vous avez raison, continua la pauvre enfant, je ne mérite pas de pitié. J’ai frappé celui que j’aime et qui ne m’aimera jamais plus… Ah! par grâce, s’il devient un jour votre mari, dites-lui mes larmes, demandez-lui mon pardon. Ce qui me rend folle, c’est que je ne puis lui faire savoir que je l’adore; il rirait, il ne comprendrait pas toute ma lâcheté… Non, ne lui parlez pas de moi. Qu’il m’oublie, cela vaut mieux: je serai seule à pleurer.
Il y eut un douloureux silence.
– Et votre enfant? demanda Fine.
112– Mon enfant, dit Blanche avec égarement, je ne sais…. Mon oncle me le prendra.
– Voulez-vous que je lui serve de mère?
La bouquetière prononça ces mots d’une voix tendre et grave. Mlle de Cazalis la serra entre ses bras dans une étreinte passionnée.
– Oh! vous êtes bonne, vous savez aimer… Tâchez de me voir à Marseille. Quand l’heure sera venue, je me confierai à vous…
En ce moment, la vieille parente rentrait, après avoir en vain cherché Blanche dans la foule. Fine se restira lestement et remonta le Cours. Comme elle arrivait à la place des Carmélites, elle aperçut de loin Marius qui causait avec l’avocat de Philippe.
Le jeune homme était désespéré. Jamais il n’aurait cru qu’on pût condamner son frère à une peine si sévère. Les cinq années de prison l’épouvantaient; mais il était peut-être encore plus douloureusement accablé par la pensée de l’exposition publique sur une place de Marseille. Il reconnaissait la main du député dans ce châtiment; M. de Cazalis avait surtout voulu flétrir Philippe, le rendre à jamais indigne de l’amour d’une femme.
Autour de Marius, la foule criait à l’injustice; il n’y avait qu’une voix dans le 113public pour protester contre l’énormité de la peine.
Et comme le jeune homme se récriait avec l’avocat, s’irritait et se désespérait, une main douce se posa sur son bras. Il se retourna vivement et aperçut Fine à son côté, calme et souriante.
– Espérez et suivez-moi, lui dit-elle à voix basse… Votre frère est sauvé.
114XII
QUI PROUVE QUE LE CŒUR D’UN GEÔLIER N’EST PAS TOUJOURS DE PIERRE
Pendant que Marius, avant le procès, courait la ville inutilement, Fine travaillait de son côté à l’œuvre de délivrance. Elle entreprenait une campagne en règle contre la conscience de son oncle, le geôlier Revertégat.
Elle s’était installée chez lui. Elle passait ses journées dans la prison. Elle cherchait du matin au soir à se rendre utile, à se faire adorer de son parent qui vivait seul, comme un ours grondeur, avec ses deux petites filles. Elle l’attaqua dans son amour paternel; elle eut des cajoleries charmantes pour les enfants, elle dépensa toutes ses économies en joujoux, en dragées, en chiffons de toilette.
Les petites n’avaient pas l’habitude d’être gâtées; elles se prirent d’une tendresse bruyante pour leur grande cousine qui les faisait danser sur ses genoux et qui leur distribuait de si belles et de si bonnes choses. Le père fut attendri, il remercia Fine avec effusion.
Malgré lui, il subissait l’influence pénétrante de la jeune fille. Il grondait, 115lorsqu’il lui fallait quitter la chambre où elle était. La bouquetière semblait avoir apporté avec elle la senteur douce de ses fleurs, la fraîcheur de ses roses et de ses violettes. La loge du geôlier sentait bon, depuis qu’elle se trouvait là, rieuse et légère; ses jupes claires paraissaient y jeter de la lumière, de l’air, de la gaîté. Tout riait maintenant dans la salle noire, et Revertégat disait avec un gros rire que le printemps logeait chez lui. Le brave homme s’oubliait dans les effluves caressantes de ce printemps; son cœur s’amollissait, il se départait peu à peu de la rudesse et de la sévérité de son métier.
Fine était une fille trop rusée pour ne pas jouer son rôle avec une prudence caline. Elle ne brusqua rien, elle amena peu à peu le geôlier à la pitié et à la douceur. Puis, elle plaignit Philippe devant lui, elle le força à déclarer lui-même qu’on le retenait injustement en prison. Quand elle tint Revertégat dans ses mains, tout assoupi et tout obéissant, elle lui demanda si elle ne pouvait pas visiter la cellule du pauvre jeune homme. Le geôlier n’osa dire non; il conduisit sa nièce, la fit entrer et resta à la porte pour faire le guet.
Fine demeura toute sotte devant Philippe. Elle le regardait, confuse et rougissante, oubliant ce qu’elle voulait lui dire. Le jeune homme la reconnut et s’approcha vivement, d’un air tendre et charmé.
116– Vous ici, ma chère enfant, s’écria-t-il. Ah! que vous êtes gentille de venir me voir… Me permettez-vous de vous baiser la main?
Philippe se croyait sûrement dans son petit appartement de la rue Sainte, et il n’était peut-être pas loin de rêver une nouvelle aventure. La bouquetière, surprise, presque blessée, retira sa main et regarda gravement l’amant de Blanche.
– Vous êtes fou, monsieur Philippe, répondit-elle. Vous savez bien que maintenant vous êtes marié pour moi… Parlons de choses sérieuses.
Elle baissa la voix et continua rapidement:
– Le geôlier est mon oncle, et, depuis huit jours, je travaille à votre délivrance. J’ai voulu vous voir pour vous dire que vos amis ne vous oublient pas… Espérez.
Philippe, en entendant ces bonnes paroles, regretta son accueil amoureux.
– Donnez-moi votre main, dit-il d’une voix émue. C’est un ami qui vous la demande pour vous la serrer en vieux camarade… Vous me pardonnez?
La bouquetière sourit, sans répondre.
– Je pense, reprit-elle, pouvoir vous ouvrir prochainement la porte toute grande… Quel jour voulez-vous vous sauver?
– Me sauver!… Mais je serai acquitté. À quoi bon fuir! Si je m’échappais, je 117déclarerais par là même que je suis coupable.
Fine n’avait pas songé à ce raisonnement. Pour elle, Philippe était condamné à l’avance; mais, en somme, il avait raison, il fallait attendre le jugement. Comme elle gardait le silence, pensive et irrésolue, Revertégat frappa deux petits coups contre la porte pour la prier de quitter la cellule.
– Eh bien! reprit-elle en s’adressant au prisonnier, tenez-vous toujours prêt. Si vous êtes condamné, nous préparerons votre fuite, votre frère et moi… Ayez confiance.
Elle se retira, en laissant Philippe presque amoureux. Maintenant elle avait du temps devant elle pour gagner son oncle. Elle continua à suivre sa tactique, émerveillant le cher homme par sa bonté et sa grâce, l’apitoyant sur le sort du prisonnier. Elle mit dans la conspiration ses deux petites cousines, qui, sur un de ses désirs, auraient quitté leur père pour la suivre. Un soir, après avoir attendri Revertégat par toutes les cajoleries qu’elle put trouver en elle, elle en arriva enfin à lui demander carrément la liberté de Philippe.
– Pardieu! s’écria le geôlier, si cela ne dépendait que de moi, je lui ouvrirais tout de suite la porte.
– Mais cela ne dépend que de vous, mon oncle, répondit naïvement Fine.
118– Ah! tu crois… Le lendemain, on me mettrait sur le pavé, et je crèverais de faim avec mes deux filles.
Ces paroles rendirent la bouquetière toute sérieuse.
– Mais, reprit-elle au bout d’un instant, si je vous donnais de l’argent, moi, si j’aimais ce garçon, si je vous priais à mains jointes de me le rendre.
– Toi, toi!… dit le geôlier avec étonnement.
Il s’était levé, il regardait sa nièce pour voir si elle ne se moquait pas de lui. Quand il la vit grave et émue, il plia le dos, vaincu, adouci, consentant du geste.
– Ma foi, ajouta-t-il, je ferai ce que tu voudras… Tu es une trop bonne et trop belle fille.
Fine l’embrassa et parla d’autre chose. Maintenant elle était sûre de la victoire. À plusieurs reprises, de loin en loin, elle reprit la conversation, elle habitua Revertégat à l’idée de laisser échapper Philippe. Elle ne voulait pas jeter elle-même son parent dans la misère, et elle lui offrit la première une récompense de quinze mille francs. Cette offre éblouit le geôlier; dès cet instant, il se livra pieds et poings liés.
Et voilà comment Fine avait pu dire à Marius, avec son fin sourire: «Suivez-moi… Votre frère est sauvé.»
Elle mena le jeune homme à la prison. 119En chemin, elle lui conta toute sa campagne, elle lui dit comment elle avait peu à peu gagné son oncle. L’esprit droit de Marius se révolta d’abord au récit de cette comédie; il lui répugnait de penser que son frère devrait son salut à la fuite, à l’achat d’une conscience. L’idée du devoir était tellement enracinée en lui, qu’il éprouvait une certaine honte à payer Revertégat pour lui faire trahir le mandat qu’on lui avait confié. Puis il songea aux intrigues employées par M. de Cazalis, il se dit qu’il usait après tout des mêmes armes que ses adversaires, et le calme se fit en lui.
Il remercia Fine d’une façon touchante, il ne sut comment lui témoigner sa reconnaissance. La jeune fille, heureuse de sa joie émue, écoutait à peine ses protestations de dévouement.
Ils ne purent voir Revertégat que le soir. Le geôlier, dès les premiers mots de la conversation, montra à Marius ses deux petites filles qui jouaient dans un coin de la salle.
– Monsieur, dit-il simplement, voici mon excuse… Je ne demanderais pas un sou, si je n’avais ces enfants à nourrir.
Cette scène était pénible pour Marius. Il l’abrégea autant que possible. Il savait que le geôlier cédait à la fois par intérêt et par dévouement, et, s’il ne pouvait le mépriser, il se sentait mal à l’aise en concluant avec lui un pareil marché.
120D’ailleurs, tout fut arrêté en quelques minutes. Marius déclara qu’il partirait le lendemain matin pour Marseille et qu’il en rapporterait les quinze mille francs promis par Fine. Il comptait aller les prendre chez son banquier; sa mère avait laissé une cinquantaine de mille francs qui se trouvaient placés chez M. Bérard, dont la maison était une des plus fortes et des plus connues de la ville. La bouquetière devait rester à Aix et y attendre le retour du jeune homme.
Il partit, plein d’espérance, voyant déjà son frère libre. Comme il descendait de la diligence, à Marseille, il apprit une nouvelle terrible et inattendue qui l’écrasa. Le banquier Bérard venait d’être mis en faillite.
121XIII
UNE FAILLITE COMME ON EN VOIT BEAUCOUP
Marius courut chez le banquier Bérard. Il ne pouvait croire à la sinistre nouvelle, il avait la foi des cœurs honnêtes. En chemin, il se disait que les bruits qui couraient n’étaient peut-être que des calomnies, et il se rattachait à des espérances folles. La perte de sa fortune, en ce moment, était la perte de son frère; il lui semblait que le hasard n’aurait point tant de cruauté: le public devait se tromper, Bérard allait lui remettre son argent. Il avait besoin de voir par lui-même pour être convaincu.
Lorsqu’il entra dans la maison de banque, une angoisse froide le saisit au cœur. Il vit la désolante réalité. Les bureaux étaient vides; ces grandes pièces désertes et calmes, avec leurs grillages fermés et leurs bureaux nus, lui parurent funèbres. Une fortune qui croule laisse je ne sais quelle désolation morne derrière elle. Il s’échappait des cartons, des papiers, de la caisse, une vague senteur de ruine. Les scellés étalaient partout leurs bandes blanches et leurs gros cachets rouges.
122Marius traversa trois pièces sans trouver personne. Il découvrit enfin un commis qui était venu prendre dans un pupitre quelques objets lui appartenant. Le commis lui dit d’un ton brusque que M. Bérard était dans son cabinet.
Le jeune homme entra, frémissant, oubliant de fermer la porte. Il aperçut le banquier qui travaillait paisiblement, écrivant des lettres, rangeant des papiers, arrêtant des comptes. Cet homme, jeune encore, grand, d’une figure belle et intelligente, était mis avec une exquise recherche; il portait des bagues aux doigts, il avait un air galant et riche. On eût pu croire qu’il venait de faire un bout de toilette pour recevoir ses clients et leur expliquer lui-même son désastre.
D’ailleurs, son attitude paraissait courageuse. Cet homme était une victime résignée des circonstances, ou bien un fieffé coquin qui payait d’audace.
En voyant entrer Marius, il prit un air de componction; il regarda en face son client, et son visage exprima une sorte de tristesse loyale.
– Je vous attendais, cher monsieur, dit-il d’une voix émue. Vous le voyez, j’attends toutes les personnes dont j’ai amené la ruine. J’aurai du courage jusqu’au bout, je veux que chacun puisse voir que je n’ai pas de rougeur au front.
Il prit un registre sur son bureau, et l’étala avec une certaine affectation.
123– Voici mes comptes, continua-t-il. Mon passif est d’un million, mon actif d’un million cinq cent mille francs… Le tribunal réglera, et je veux croire que mes créanciers n’éprouveront point une perte trop forte… Je suis le premier frappé; j’ai perdu ma fortune et mon crédit, je me suis laissé voler indignement par des débiteurs insolvables.
Marius n’avait pas encore prononcé un mot. Devant le calme abattu de Bérard, devant cette mise en scène d’une douleur austère, il ne trouvait plus au fond de lui un seul cri de reproche, une seule parole indignée et désespérée. Il plaignait presque cet homme qui faisait tête à l’orage.
– Monsieur, lui dit-il enfin, pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu lorsque vous avez vu vos affaires s’embrouiller et tourner mal? Ma mère était amie de la vôtre, et, en souvenir de nos anciennes relations, vous auriez dû me faire retirer de chez vous cet argent que vous alliez compromettre… Votre ruine, aujourd’hui, me dépouille entièrement et me jette dans le désespoir.
Bérard s’avança vivement et saisit les mains de Marius.
– Ne dites pas cela! s’écria-t-il d’un ton larmoyant, ne m’accablez pas. Ah! vous ignorez les regrets cruels qui me déchirent… Quand j’ai vu le gouffre, j’ai voulu me rattraper aux branches; j’ai 124lutté: jusqu’au dernier moment, j’ai espéré sauver les sommes déposées entre mes mains… Vous ne savez pas quelles terribles chances courent les manieurs d’argent.
Marius ne trouva rien à répondre. Que pouvait-il dire à cet homme qui s’excusait en s’accusant? Il n’avait pas de preuves, il n’osait traiter Bérard de fripon, il ne lui restait qu’à se retirer tranquillement. Puis le banquier parlait d’une voix si dolente, d’une façon si pénétrée et si franche, qu’il en avait presque pitié. Il se hata de sortir pour le laisser tranquille. Son malheur l’accablait.
Comme il traversait de nouveau les bureaux vides, le commis, qui avait fini de préparer son petit déménagement, prit son paquet et son chapeau et se mit à le suivre. Ce commis ricanait entre ses dents, et, à chaque marche, il regardait Marius d’un air étrange, en haussant les épaules. En bas, sur le trottoir, il l’aborda brusquement.
– Eh bien, lui dit-il, que pensez-vous du sieur Bérard?… C’est un fameux comédien, n’est-ce pas?… La porte du cabinet était restée ouverte; j’ai bien ri à voir ses mines désolées. Il a failli pleurer, l’honnête homme! Permettez-moi de vous dire, monsieur, que vous venez de vous laisser duper de la plus galante façon.
125– Je ne vous comprends pas, répondit Marius.
– Tant mieux. C’est que vous êtes un esprit droit et juste… Moi, je quitte cette baraque avec une joie profonde. Il y a longtemps que je me doutais du coup; j’avais prévu le dénouement de cette haute comédie du vol. J’ai un flair tout particulier pour sentir les tripotages dans une maison.
– Expliquez-vous.
– Oh! l’histoire est simple. Je puis vous la conter en deux mots… Il y a dix ans que Bérard a ouvert une maison de banque. Aujourd’hui, je ne doute pas que, dès le premier jour, il n’ait préparé sa faillite. Voici le raisonnement qu’il a dû se tenir: «Je veux être riche, parce que j’ai de larges appétits, et je veux être riche au plus tôt, parce que je suis pressé de contenter mes appétits.
Or, la voie droite est rude et longue; je préfère suivre le sentier de l’escroquerie et ramasser mon million en dix ans. Je vais me faire banquier, je vais avoir une caisse pour prendre les fonds du public à la pipée. Chaque année, j’escamoterai une somme ronde. Cela durera autant qu’il le faudra; je m’arrêterai quand mes poches seront pleines. Alors je suspendrai tranquillement mes payements; sur deux millions qui m’auront été confiés, je rendrai généreusement deux ou trois cent mille francs à mes créanciers. 126Le reste, caché dans un petit coin que je sais, m’aidera à vivre comme je l’entends, en paresseux et en voluptueux.» Comprenez-vous, cher monsieur?
Marius écoutait le commis avec stupéfaction.
– Mais, s’écria-t-il enfin, ce que vous me contez là est impossible. Bérard vient de me dire que son passif est d’un million et son actif d’un million cinq cent mille francs. Nous serons tous remboursés intégralement. C’est une simple affaire de patience.
Le commis se mit à rire aux éclats.
– Ah! mon Dieu! que vous êtes naïf! reprit-il. Vraiment, vous croyez à cet actif d’un million cinq cent mille francs?… D’abord, on prélèvera sur cette somme la dot de madame Bérard. Or, madame Bérard a apporté cinquante mille francs à son mari que celui-ci a transformés, dans l’acte de mariage, en cinq cent beaux mille francs. Comme vous le voyez, c’est un petit vol de quatre cent cinquante mille francs. Reste un million, et ce million est presque entièrement représenté par des créances véreuses… Allez, le procédé est facile. Il y a, à Marseille, des gens qui, pour cent sous, vendent leur signature; ils vivent même fort bien de ce métier aisé et lucratif. Bérard s’est fait signer des tas de billets par ces hommes de paille, et il a empoché l’argent qu’il prétend aujourd’hui avoir 127prêté à des débiteurs insolvables… Si l’on vous donne le dix pour cent, vous devrez vous estimer heureux. Et cela dans dix-huit mois, deux ans, lorsque le syndic de la faillite aura terminé sa tâche.
Marius était bouleversé. Ainsi, les cinquante mille francs que sa mère lui avait laissés, se changeraient en une somme ridicule qui ne lui servirait à rien. Il lui fallait de l’argent tout de suite, et on lui parlait d’attendre deux ans. Et sa ruine, son désespoir étaient l’œuvre d’un scélérat qui venait de le berner. La colère montait en lui.
– Ce Bérard est un coquin, dit-il avec force. Il sera vigoureusement traqué. On doit débarrasser la société de ces hommes habiles qui s’enrichissent de la ruine des autres. Le bagne les attend.
Le commis partit d’un nouvel éclat de rire.
– Bérard, reprit-il, aura peut-être quinze jours de prison. Voilà tout… Vous recommencez à ne pas comprendre?… Écoutez-moi.
Les deux jeunes gens étaient restés debout sur le trottoir. Les passants les coudoyaient. Ils rentrèrent dans le vestibule de la maison du banquier.
– Vous dites que le bagne attend Bérard, continua le commis. Le bagne n’attend que les gens maladroits. Depuis dix ans qu’il mûrit et caresse sa faillite, no128tre homme a pris ses précautions; c’est toute une œuvre d’art qu’une pareille infamie. Ses comptes sont en règle, et il a mis la loi de son côté. Il sait à l’avance les risques légers qu’il court. Le tribunal pourra tout au plus lui reprocher de trop fortes dépenses personnelles; on l’accusera encore d’avoir mis en circulation un grand nombre de billets, moyen ruineux de se procurer de l’argent. Mais ces fautes n’entraînent qu’un châtiment dérisoire. Je vous l’ai dit, Bérard aura quinze jours, un mois au plus de prison.
– Mais, s’écria Marius, ne pourrait-on aller crier le crime de cet homme en pleine place publique, prouver son infamie et le faire condamner?
– Eh! non, on ne pourrait pas faire cela. Les preuves manquent, vous dis-je. Puis, Bérard n’a pas perdu son temps; il a tout prévu, il s’est fait, à Marseille, des amis puissants, devinant qu’il aurait sans doute un jour besoin de leur influence. Maintenant, dans cette ville de coteries, c’est une sorte de personnage inviolable; si l’on touchait à un seul de ses cheveux, tous ses amis crieraient de douleur et de colère. On pourra tout au plus l’emprisonner un peu, pour la forme. Quand il sortira de prison, il retrouvera son petit million, il étalera son luxe, il se refera aisément une estime toute neuve. Alors vous le rencontrerez en voiture, vautré sur des coussins, et les 129roues de sa calèche vous jetteront de la boue; vous le verrez insouciant et oisif, menant un grand train de maison, goûtant toutes les douceurs de l’existence. Et, pour couronner dignement ce succès du vol, on le saluera, on l’aimera, on lui ouvrira un nouveau crédit d’honneur et de considération.
Marius gardait un silence farouche. Le commis lui fit un léger salut, près de s’éloigner.
– C’est ainsi que la farce se joue, dit-il encore… J’avais tout cela sur le cœur, et je suis heureux de vous avoir rencontré pour me soulager… Maintetenant, un bon conseil: Tenez secret ce que je viens de vous conter, dites adieu à votre argent, et ne vous occupez pas davantage de cette triste affaire. Réfléchissez et vous verrez que j’ai raison… Je vous salue.
Marius resta seul. Il lui prit une furieuse envie de monter chez Bérard et de le souffleter. Tous ses instincts de justice et de probité se révoltaient et le poussaient à traîner le banquier dans la rue, en criant son crime. Puis le dégoût succéda à son emportement; il se souvint de sa pauvre mère, indignement trompée par cet homme, et dès lors il n’eut plus qu’un mépris écrasant. Il suivit le conseil du commis; il s’éloigna de cette maison, tâchant d’oublier qu’il avait eu de l’argent et qu’un coquin le lui avait volé.
130D’ailleurs, tout ce que le commis venait de lui dire se réalisa de point en point. Bérard fut condamné, pour faillite simple, à un mois d’emprisonnement. Un an plus tard, le teint fleuri, l’allure aisée et insolente, il promenait, dans Marseille, sa joyeuse humeur d’homme riche. Il faisait sonner sa bourse dans les cercles, dans les restaurants, dans les théâtres, partout où il y avait des plaisirs à acheter. Et, sur son chemin, il trouvait toujours quelques complaisants ou quelques dupes qui lui tiraient largement le chapeau.
131XIV
QUI PROUVE QUE L’ON PEUT DÉPENSER TRENTE MILLE FRANCS PAR AN ET N’EN GAGNER QUE DIX-HUIT CENTS
Marius descendit machinalement sur le port. Il allait, devant lui, ne sachant où ses pieds le conduisaient. Il était comme hébété. Une seule idée battait dans sa tête vide, et cette idée répétait, avec des bourdonnements de cloche, qu’il lui fallait quinze mille francs sur le champ. Il promenait autour de lui ce regard vague des gens désespérés; il semblait chercher à terre pour voir s’il ne trouverait pas entre deux pavés la somme dont il avait besoin.
Sur le port, il lui vint des désirs de richesse. Les marchandises entassées le long des quais, les navires qui apportaient des fortunes, le bruit, le mouvement de cette foule qui gagnait de l’argent, l’irritaient. Jamais il n’avait senti sa misère. Il eut un moment d’envie, de révolte, d’amertume jalouse. Il se demanda pourquoi il était pauvre, pourquoi d’autres étaient riches.
Et toujours le son de cloche grondait dans sa tête. Quinze mille francs! quinze 132mille francs! cette pensée lui brisait le crâne. Il ne pouvait revenir les mains vides. Son frère attendait. Il n’avait que quelques heures pour le sauver de l’infamie. Et il ne trouvait rien; son intelligence endolorie ne lui fournissait pas une seule idée praticable. Il tournait dans son impuissance, il tendait son esprit vainement, il se débattait avec colère et anxiété.
Jamais il n’aurait osé demander quinze mille francs à son patron, M. Martelly. Ses appointements étaient trop faibles pour garantir un pareil emprunt. D’ailleurs, il connaissait les principes rigides de l’armateur, et il redoutait ses reproches, s’il lui avouait qu’il voulait acheter une conscience. M. Martelly lui aurait nettement refusé l’argent.
Tout d’un coup, Marius eut une idée. Il ne voulut pas la discuter avec lui-même, et il se dirigea en toute hâte vers son logement de la rue Sainte.
Là demeurait, sur le même pallier que lui, un jeune employé, nommé Charles Blétry. Ce Charles était attaché comme garçon de recette à la savonnerie de MM. Daste et Degans. Les deux jeunes gens demeurant côte à côte, une sorte d’intimité s’était établie entre eux. Marius avait été gagné par la douceur de Charles; ce garçon fréquentait assidûment les églises, menait une conduite exemplaire, paraissait d’une haute probité.
133Depuis deux ans, il faisait cependant de fortes dépenses. Il avait introduit un véritable luxe dans son petit appartement, achetant des tapis, des tentures, des glaces, de beaux meubles. Depuis cette époque, il rentrait plus tard, il vivait plus largement; mais il restait toujours doux et honnête, tranquille et pieux.
Dans les commencements, Marius s’était étonné des dépenses de son voisin; il ne s’expliquait pas comment un employé à dix-huit cent francs pouvait acheter des choses si chères. Mais Charles lui avait dit qu’il venait de faire un héritage et qu’il comptait bientôt quitter sa place pour vivre bourgeoisement. Il s’était même mis à sa disposition, lui offrant sa bourse toute ouverte. Marius avait refusé.
Aujourd’hui, il se souvenait de cette offre. Il allait frapper à la porte de Charles Blétry et lui demander de sauver son frère. Un prêt de quinze mille francs ne gênerait peut-être pas ce garçon, qui semblait jeter l’argent par les fenêtres. Marius comptait les lui rembourser peu à peu, persuadé que son voisin lui accorderait tout le temps nécessaire.
Il ne trouva pas le commis rue Sainte, et, comme il était pressé, il se dirigea vers la savonnerie de MM. Daste et Degans. Cette savonnerie était située boulevard des Dames.
134Lorsqu’il y fut arrivé et qu’il eut demandé Charles Blétry, il lui sembla qu’on le regardait d’un air étrange. Les ouvriers lui dirent brusquement de s’adresser à M. Daste lui-même, qui était dans son cabinet.
Marius, étonné de cet accueil, se décida à pénétrer jusqu’au manufacturier. Il le trouva en conférence avec trois messieurs qui se turent dés son entrée.
– Pourriez-vous me dire, monsieur, demanda le jeune homme, si M. Charles Blétry est à la fabrique?
Daste échangea un regard rapide avec une des personnes qui étaient là, un gros monsieur grave et sévère.
– M. Charles Blétry va rentrer, répondit-il. Veuillez l’attendre… Êtes-vous un de ses amis?
– Oui, reprit naïvement Marius… Il loge dans la même maison que moi. Je le connais depuis bientôt trois ans.
Il y eut un moment de silence. Le jeune homme, pensant que sa présence gênait ces messieurs, ajouta, en saluant et en se dirigeant vers la porte:
– Je vous remercie… Je vais attendre dehors.
Alors le gros monsieur se pencha et dit quelques mots à voix basse au manufacturier. M. Daste arrêta Marius du geste:
– Restez, je vous prie, s’écria-t-il… Votre présence peut nous être utile… 135Vous devez connaître les habitudes de Blétry; vous pourriez sans doute nous donner des renseignements sur lui?
Marius, surpris, ne comprenant pas, fit un geste d’hésitation.
– Pardon, reprit M. Daste avec une grande politesse, je vois que mes paroles vous surprennent.
Il désigna le gros monsieur et continua:
– Monsieur est le commissaire de police du quartier, et je viens de le faire appeler pour procéder à l’arrestation de Charles Blétry, qui nous a volé soixante mille francs en deux ans.
Marius, en entendant accuser Charles de vol, comprit tout. Il s’expliqua les dépenses folles de ce jeune homme.
Il remercia le ciel de ne pas avoir autrefois accepté ses offres de service. Jamais il n’aurait cru que son voisin pût être capable d’une action basse. Il savait bien qu’il y avait dans Marseille, comme dans tous les grands centres d’industrie, des employés indignes, des jeunes gens qui volent leurs patrons pour satisfaire leurs vices et leur amour du luxe; il avait souvent entendu parler de ces commis qui gagnent cent ou cent cinquante francs par mois, et qui trouvent moyen de perdre dans les cercles des sommes énormes, de jeter des pièces de vingt francs aux filles, de vivre dans les restaurants et les cafés.
136Mais Charles paraissait si pieux, si modeste, si honnête, il avait joué son rôle d’hypocrite avec tant d’art, que Marius s’était laissé prendre à ces apparences de probité et qu’il lui venait même encore des doutes, malgré l’accusation formelle de M. Daste.
Il s’assit, attendant le dénouement de ce drame. Il ne pouvait d’ailleurs faire autrement. Pendant une demi-heure, un silence morne régna dans le cabinet. Le manufacturier s’était mis à écrire. Le commissaire de police et les deux agents, silencieux et comme endormis, regardaient vaguement devant eux, avec une patience terrible. Un tel spectacle aurait donné de l’honnêteté à Marius, s’il en avait manqué.
Rien n’était plus sinistre que ces trois hommes impassibles; on eût dit la loi inexorable attendant le crime.
Un bruit de pas se fit entendre. La porte s’ouvrit doucement.
– Voici notre homme, dit M. Daste en se levant.
Charles Blétry entra, ne se doutant de rien. Il ne vit même pas les personnes qui étaient là.
– Vous m’avez fait demander, monsieur? dit-il de cette voix traînante que prennent les employés en parlant à leurs chefs.
Comme M. Daste le regardait en face, avec un mépris écrasant, il se tourna et 137aperçut le commissaire qu’il connaissait de vue.
Il pâlit affreusement, il comprit qu’il était perdu, et tout son corps eut des frissons de honte et de peur. Il venait de se jeter dans le châtiment, tête baissée. Voyant que son épouvante l’accusait, il tâcha de paraître calme, de retrouver un peu de sang-froid et d’audace.
– Oui, je vous ai fait demander, s’écria M. Daste avec violence… Vous savez pourquoi, n’est-ce pas?… Ah! misérable, vous ne me volerez plus!
– Je ne sais ce que vous voulez dire, balbutia Blétry… Je ne vous ai rien volé… De quoi m’accusez-vous?
Le commissaire s’était assis au bureau du manufacturier pour rédiger son procès-verbal. Les deux agents gardaient la porte.
– Monsieur, demanda le commissaire à Daste, veuillez me dire dans quelles circonstances vous vous êtes aperçu des détournements que le sieur Blétry aurait, selon vous, commis à votre préjudice.
Daste raconta alors l’histoire du vol. Il dit que son garçon de recette mettait parfois des lenteurs extraordinaires à opérer certaines rentrées. Mais, comme il avait une confiance sans bornes dans ce jeune homme, il avait attribué ses retards à la mauvaise volonté des débiteurs. Les premiers détournements de138vaient remonter au moins à dix-huit mois. Enfin, la veille, un de ses clients étant tombé en faillite, Daste était allé réclamer lui-même le payement d’une somme de cinq mille francs, et là il avait appris que Blétry avait touché cette somme depuis plusieurs semaines. Le manufacturier, effrayé, était rentré en toute hâte à l’usine et s’était convaincu, en parcourant les livres du caissier, qu’il lui manquait près de soixante mille francs.
Le commissaire procéda ensuite à l’interrogatoire de Blétry. Ce garçon, pris au dépourvu, ne pouvant nier, inventa une histoire ridicule.
– Un jour, dit-il, j’ai perdu un portefeuille, contenant quarante mille francs. Je n’ai pas osé avouer cette perte considérable à M. Daste. Alors je me suis mis à détourner quelques fonds pour jouer à la Bourse, espérant gagner et rembourser la maison.
Le commissaire lui demanda des détails, le troubla, le força à se contredire. Blétry tenta un autre mensonge.
– Vous avez raison, reprit-il, je n’ai pas perdu de portefeuille. J’aime mieux tout dire. La vérité est que j’ai été volé moi-même. J’avais hébergé un jeune homme qui manquait de pain. Une nuit, il est parti en emportant mon sac de recette; il y avait dans ce sac une forte somme.
139– Voyons, n’aggravez pas votre faute en mentant, dit le commissaire avec cette patience terrifiante des gens de police… Vous comprenez que nous ne pouvons vous croire. Vous nous faites des contes à dormir debout.
Il se tourna vers Marius et continua:
– J’ai prié M. Daste de vous retenir, monsieur, pour que vous nous aidiez dans notre tâche… L’inculpé est votre voisin, avez-vous dit. Ne savez-vous rien sur son genre de vie, ne pourriez-vous le conjurer avec nous de dire la vérité?
Marius demeura terriblement embarrassé. Blétry lui faisait pitié; il chancelait comme un homme ivre, il le suppliait du regard. Ce garçon n’était pas un coquin endurci; il avait sans doute cédé à des entraînements, à des lâchetés d’esprit et de cœur.
Cependant la conscience de Marius parlait haut; elle lui ordonnait de dire ce qu’il savait. Le jeune homme ne répondit pas directement au commissaire; il préféra s’adresser à Blétry lui-même.
– Écoutez, Charles, lui dit-il, j’ignore si vous êtes coupable. Je vous ai toujours vu bon et modeste. Je sais que vous soutenez votre mère et que vous êtes aimé de tous ceux qui vous connaissent. Si vous avez commis une folie, avouez votre aveuglement; vous ferez moins souffrir ceux qui ont eu de l’estime et de l’amitié pour vous, en vous accusant avec fran140chise, en montrant un repentir sincère.
Marius parlait d’une voix douce et convaincante. Blétry, que les paroles sèches du commissaire avaient laissé muet et sourdement irrité, plia sous l’lndulgence austère de son ancien ami. Il songea à sa mère, il pensa à cette estime, à ces amitiés qu’il allait perdre, et une émotion poignante le prit à la gorge. Il éclata en sanglots.
Il pleura à chaudes larmes, dans ses mains fermées, et, pendant plusieurs minutes, on n’entendit que les éclats déchirants de son désespoir. C’était là un aveu complet. Tout le monde gardait le silence.
– Eh bien! oui, s’écria enfin Blétry au milieu de ses larmes, j’ai volé, je suis un misérable… Je ne savais plus ce que je faisais… J’ai pris d’abord quelques centaines de francs, puis il m’a fallu mille, deux mille, cinq mille, dix mille francs à la fois… Il me semblait que quelqu’un me poussait par derrière… Et mes besoins, mes appétits croissaient toujours.
– Mais qu’avez-vous fait de tout cet argent? demanda le commissaire.
– Je ne sais pas… Je l’ai donné, je l’ai mangé, je l’ai perdu au jeu… Vous ignorez ce que c’est… J’étais bien tranquille dans ma misère, je ne songeais à rien, j’aimais à aller prier dans les églises, à vivre saintement, en honnête homme… Et voilà que j’ai goûté au luxe et au 141vice…., j’ai eu des maîtresses, j’ai acheté de beaux meubles… J’étais fou.
– Pourriez-vous me nommer les filles avec lesquelles vous avez mangé l’argent que vous dérobiez?
– Est-ce que je sais leur nom!… Je les prenais ici et là, partout, dans les rues, dans les bals publics. Elles venaient, parce que j’avais de l’or plein mes poches, et elles partaient quand mes poches étaient vides…
Puis, j’ai beaucoup perdu au baccarat, dans les cercles… Voyez-vous, ce qui a fait de moi un voleur, c’est de voir certains fils de famille jeter l’argent par les fenêtres et se vautrer dans la richesse et l’oisiveté.
J’ai voulu avoir comme eux des femmes, des plaisirs bruyants, des nuits de jeu et de débauche… Il me fallait trente mille francs par an, et je n’en gagnais que dix-huit cents… Alors j’ai volé.
Le misérable, suffoqué, étouffant de douleur, se laissa tomber sur une chaise. Marius s’approcha de M. Daste, qui lui-même était ému, et le supplia d’être indulgent. Il se hâta ensuite de se retirer; cette scène lui faisait saigner le cœur. Il laissa Blétry dans une sorte d’hébétement, de stupeur nerveuse. Quelques mois plus tard, il apprit que ce garçon avait été condamné à cinq ans de prison.
Quand Marius se trouva dehors, il éprouva un grand soulagement. Il com142prit que le Ciel lui avait donné une leçon en le faisant assister à l’arrestation de Charles. Quelques heures auparavant, sur le port, il avait eu des pensées mauvaises de fortune. Il venait de voir où peuvent conduire de telles pensées et de tels sentiments.
Et, tout d’un coup, il se rappela pourquoi il était venu à la savonnerie. Il n’avait plus qu’une heure devant lui pour trouver les quinze mille francs qui devaient sauver son frère.
143XV
OÙ PHILIPPE REFUSE DE SE SAUVER
Marius s’avoua son impuissance. Il ne savait plus à quelle porte frapper. On n’emprunte pas quinze mille francs dans une heure, lorsqu’on est un simple commis.
Il descendit lentement la rue d’Aix, l’intelligence tendue, ne trouvant rien au fond de ses pensées endolories. Les embarras d’argent sont terribles; on aimerait mieux lutter contre un assassin que contre le fantôme insaisissable et accablant de la pauvreté. Personne n’a pu jusqu’à présent inventer une pièce de cent sous.
Lorsque le jeune homme fut arrivé sur le cours Belzunce, désespéré, acculé par la nécessité, il se décida à retourner à Aix, les mains vides. La diligence allait partir; il ne restait plus qu’une place sur l’impériale. Marius prit cette plaee avec joie; il préférait rester à l’air, car l’anxiété l’étouffait, et il espérait que les horizons larges de la campagne calmeraient sa fièvre.
Ce fut un triste voyage. Le matin, il avait passé devant les mêmes arbres, les 144mêmes collines, et l’espérance qui le faisait sourire jetait alors des clartés joyeuses et douces sur les champs et les coteaux. Maintenant, il revoyait cette contrée et lui donnait toutes les tristesses de son âme; la campagne lui paraissait funèbre. La lourde voiture roulait toujours; les terres labourées, les bois de pins, les petits hameaux s’étalaient au bord de la route; et Marius trouvait, dans chaque nouveau paysage, un deuil plus sinistre, une douleur plus poignante. La nuit vint; il lui sembla que le pays entier était couvert d’un crêpe immense.
Arrivé à Aix, il se dirigea vers la prison, d’un pas lent. Il se disait qu’il apporterait toujours trop tôt la mauvaise nouvelle.
Lorsqu’il entra dans la geôle, il était neuf heures du soir. Revertégat et Fine jouaient aux cartes sur un coin de la table pour tuer le temps.
La bouquetière se leva d’un mouvement joyeux et courut à la rencontre du nouveau venu.
– Eh bien? demanda-t-elle avec un sourire clair, en renversant coquettement la tête en arrière.
Marius n’osa répondre. Il s’assit, accablé.
– Parlez donc! cria Fine. Vous avez l’argent?
145– Non, répondit simplement le jeune homme.
Il reprit haleine et conta la faillite de Bérard, l’arrestation de Blétry, tous les malheurs qui lui étaient arrivés à Marseille. Il termina en disant:
– Maintenant, je ne suis qu’un pauvre diable… Mon frère restera prisonnier.
La bouquetière demeura douloureusement surprise. Les mains jointes, dans cette attitude de pitié que prennent les femmes de Provence, elle répétait sur un ton lamentable:
– Pauvres, pauvres, nous!
Elle regardait son oncle, elle semblait le pousser à parler. Revertégat contemplait les deux jeunes gens avec compassion. On voyait qu’une lutte se livrait en lui. Enfin, se décidant:
– Écoutez, monsieur, dit-il à Marius, mon métier ne m’a pas endurci au point d’être insensible à la douleur des braves gens… Je vous ai déjà dit pourquoi je vous vendais la liberté de votre frère. Mais je ne voudrais pas que vous puissiez croire que l’amour de l’argent seul me guide… Si des circonstances malheureuses vous empêchent de me mettre en ce moment à l’abri de la misère, je n’en ouvrirai pas moins la porte à M. Philippe… Vous viendrez plus tard à mon secours; vous me donnerez les quinze mille francs sou à sou, quand vous pourrez.
146Fine, en entendant ces mots, battit des mains. Elle sauta au cou de son oncle et l’embrassa à pleine bouche. Marius devint grave.
– Je ne puis accepter votre dévouement, répondit-il… Je me reproche déjà de vous faire manquer à votre devoir. Je refuse d’aggraver ma responsabilité en vous jetant, en outre, sur le pavé, sans un morceau de pain.
La bouquetière se tourna vers le jeune homme presque avec colère.
– Eh! taisez-vous, cria-t-elle; il faut sauver M. Philipppe… Je le veux… D’ailleurs, nous n’avons pas besoin de vous pour ouvrir les portes de la prison… Venez, mon oncle. Si M. Philippe consent, son frère n’aura rien à dire.
Marius suivit la jeune fille et le geôlier qui se dirigeaient vers la cellule du prisonnier. Ils avaient pris une lanterne sourde et se glissaient doucement dans les corridors, pour ne pas éveiller l’attention.
Ils entrèrent tous trois dans la cellule et refermèrent la porte derrière eux. Philippe dormait. Revertégat, attendri par les larmes de sa nièce, adoucissait autant que possible pour le jeune homme le régime sévère de la prison; il lui portait le déjeuner et le dîner que Fine préparait elle-même; il lui prêtait des livres, il lui avait même donné une couverture supplémentaire. La cellule était 147devenue habitable, et Philippe ne s’y ennuyait pas trop; il savait, d’ailleurs, qu’on travaillait à sa fuite.
Il s’éveilla et tendit les mains avec effusion à son frère et à la bouquetière.
– Vous venez me chercher? demanda-t-il en souriant.
– Oui, répondit Fine. Habillez-vous vite. Marius gardait le silence. Son cœur battait à grands coups. Il redoutait qu’un désir cuisant de liberté ne fît accepter à son frère cette fuite qu’il avait cru devoir refuser.
– Ainsi, tout est convenu et arrangé, reprit Philippe. Je puis me sauver sans crainte et sans remords… Vous avez donné l’argent promis?… Tu ne me réponds rien, Marius.
Fine se hâta d’intervenir.
– Eh! je vous ai dit de vous dépêcher, cria-t-elle. De quoi vous inquiétez-vous?
Elle avait pris les vêtements du jeune homme; elle les lui jetait, ajoutant qu’elle allait attendre dans le corridor.
Marius l’arrêta du geste.
– Pardon, dit-il, je ne puis laisser mon frère dans l’ignorance de nos malheurs.
Et, malgré les impatience de Fine, il raconta de nouveau son voyage à Marseille. D’ailleurs, il ne donna aucun conseil, il voulait laisser toute liberté à son frère.
– Mais alors, s’écria Philippe accablé, 148tu n’as pas donné l’argent au geôlier… Nous sommes sans un sou.
– Ne vous inquiétez pas de cela, répondit le geôlier en s’approchant… Vous viendrez plus tard à mon aide.
Le prisonnier resta muet. Il ne songeait plus à la fuite; il songeait à la misère, à la triste mine qu’il ferait désormais sur les promenades de Marseille. Plus de vêtements élégants, plus de flâneries, plus d’amours. D’ailleurs, il y avait en lui des sentiments chevaleresques, des idées de poëte qui l’empêchaient d’accepter le dévouement de Revertégat.
Il rentra dans son misérable lit, remonta la couverture jusqu’à son menton, et, d’une voix tranquille:
– C’est bien, dit-il, je reste.
Le visage de Marius rayonna. Fine resta comme écrasée.
Elle voulut prouver la nécessité de la fuite, elle parla de l’exposition publique, de l’infamie du pilori. Elle s’animait, elle était belle de colère, et Philippe la regardait avec admiration.
– Ma belle enfant, répondit-il, vous me feriez peut-être céder, si je n’étais devenu aveugle et entêté dans cette cellule… Mais, vraiment, j’ai déjà assez commis de lâchetés, sans charger ma conscience davantage… Il arrivera ce que le ciel voudra… D’ailleurs, tout n’est pas perdu. Marius me délivrera; il trouvera l’argent, vous verrez… Vous 149viendrez me chercher quand vous aurez payé ma rançon. Et nous nous sauverons ensemble, et je vous embrasserai…
Il parlait presque gaiement. Marius lui prit la main.
– Merci, frère, dit-il. Aie confiance.
Fine et Revertégat sortirent, Philippe et Marius restèrent seuls pendant quelques minutes. Ils eurent une convertion grave et émue: ils causaient de Blanche et de son enfant.
Quand les trois visiteurs furent revenus dans la geôle, la bouquetière se désespéra et demanda à Marius ce qu’il allait faire.
– Je vais me remettre en campagne, répondit-il. Le malheur est que nous sommes pressés et que je ne sais à quelle bourse m’adresser.
– Je puis vous donner un conseil, dit Revertégat. Il y a dans la ville, à deux pas d’ici, un banquier, M. Rostand, qui consentira peut-être à vous prêter une forte somme… Mais je vous avertis que ce Rostand a la réputation d’un usurier…
Marius n’avait pas le choix des moyens.
– Je vous remercie, dit-il. J’irai demain matin voir cet homme.
150XVI
MESSIEURS LES USURIERS
Le sieur Rostand était un habile homme. Il faisait en toute tranquilité son commerce honteux. Pour mettre une enseigne honorable à son industrie, il avait ouvert une maison de banque; il payait patente, il était légalement établi. Même, à l’occasion, il savait avoir un peu d’honnêteté, il prêtait de l’argent au même taux que ses confrères, les banquiers de la ville. Mais, dans ses bureaux, il y avait, pour ainsi dire, une arrière-boutique où il élaborait ses friponneries avec amour.
Six mois après l’ouverture de sa maison de banque, il devint le gérant d’une société d’usuriers, d’une bande noire qui lui confia des capitaux. La combinaison fut d’une simplicité patriarcale. Les gens qui avaient la bosse de l’usure et qui n’osaient trafiquer pour leur compte, à leurs risques et périls, lui apportèrent leur argent et le prièrent de le faire valoir. Il eut ainsi entre les mains un roulement de fonds considérable et il put exploiter largement les besoins des emprunteurs. Ceux qui fournissaient l’argent restèrent dans l’ombre. Il s’était 151solennellement engagé à prêter à des taux fabuleux, à cinquante, soixante, et même quatre-vingts pour cent. Chaque mois, les bailleurs de fonds se réunissaient chez lui; il présentait ses comptes, et l’on partageait le gain. Mais il s’arrangeait de façon à garder la plus grosse part: à voler les voleurs.
Il s’attaquait surtout au petit commerce. Quand un marchand, la veille d’une échéance, venait le trouver, il lui imposait des conditions exorbitantes. Le marchand acceptait toujours. Rostand avait ainsi amené plus de cinquante faillites en dix ans. D’ailleurs, tout lui était bon; il prêtait aussi bien cent sous à une marchande de légumes que mille francs à un marchand de bœufs; il tenait la ville en coupe réglée, il ne perdait pas une occasion de donner dix francs pour s’en faire rendre vingt le lendemain. Il guettait les fils de famille, les jeunes viveurs qui jettent l’argent par les fenêtres; il leur emplissait les mains de pièces d’or, afin qu’ils pussent en jeter davantage, et il restait sous les croisées pour ramasser ce qui tombait. Puis, il faisait des tournées dans la campagne, il allait tenter les paysans, et quand la récolte avait été mauvaise, il leur arrachait, lambeau par lambeau, leurs fermes et leurs terres.
Sa maison était une véritable trappe sous laquelle s’engloutissaient des for152tunes. On citait les gens, les familles entières qu’il avait ruinés. Personne n’ignorait les secrets ressorts de son métier. On montrait au doigt ses bailleurs de fonds, des hommes riches, d’anciens officiers ministériels, des négociants, des ouvriers même. Mais on n’avait pas de preuves. La patente de Rostand le mettait à l’abri, et il était trop rusé pour se laisser prendre en faute.
Depuis qu’il exploitait la place, il s’était trouvé une seule fois en danger. L’histoire fit grand bruit. Une dame, appartenant à une famille distinguée, lui emprunta une assez forte somme; elle était très pieuse et avait dissipé sa fortune en donnant à droite et à gauche, en faisant de larges aumônes. Rostand, qui la savait complètement dépouillée, exigea qu’elle signât des billets du nom de son frère; ayant ces faux entre les mains, il était certain d’être payé par le frère, qui avait intérêt à éviter un scandale. La pauvre dame signa. La charité l’avait ruinée, la bonté faible de son caractère la fit succomber. L’usurier avait calculé juste: les premiers billets furent payés; mais, comme de nouveaux effets se présentaient toujours, le frère se lassa et voulut voir clair dans cette affaire. Il alla chez Rostand et le menaça de le traquer; il lui dit qu’il préférait déshonorer sa sœur que de se laisser voler impunément par un gredin comme lui. L’usu153rier eut une peur atroce; il rendit les billets qu’il possédait encore. D’ailleurs, il ne perdit pas un sou; il avait prêté à cent pour cent.
Depuis ce jour, Rostand fut d’une prudence extrême. Il géra les capitaux de la bande noire avec des habiletés qui lui valurent l’admiration et la confiance de messieurs les usuriers. Tandis que ses bailleurs de fonds se promenaient au soleil, en braves gens qui ne volent personne, il restait enfoui dans un grand cabinet sombre; c’est là que les pièces d’or de la société poussaient et fructifiaient. Rostand avait fini par aimer d’amour son métier, ses duperies et ses vols. Certains membres de la bande appliquaient leurs gains à satisfaire leurs passions, leurs appétits de luxe et de débauche. Lui, il mettait toute sa joie à être un fripon habile; il s’intéressait à chacune de ses opérations comme à un drame poignant; il s’applaudissait, quand ses comédies sinistres réussissaient, et il avait alors des amours-propres, des jouissances d’auteur triomphant; puis, il rangeait sur une table l’argent volé et il s’abîmait dans des voluptés d’avare.
C’était chez un pareil homme que Revertégat envoyait naïvement Marius.
Le lendemain matin, ce dernier alla frapper à la poste de Rostand, vers les huit heures. La maison était lourde et carrée. Toutes les persiennes se trou154vaient closes, ce qui donnait à la façade une nudité glaciale, un air de mystère et de défiance. Une vieille servante édentée, vêtue d’un lambeau d’indienne sale, vint entre-bâiller la porte.
– Monsieur Rostand? demanda Marius.
– Il est là, mais il est occupé, répondit la servante sans ouvrir la porte davantage.
Le jeune homme, impatienté, poussa le battant et entra dans le vestibule.
– C’est bien, dit-il, j’attendrai.
La servante, surprise, hésitante, comprit qu’elle ne pourrait renvoyer ce garçon. Elle se décida à le faire monter au premier, où elle le laissa seul dans une sorte d’antichambre. La pièce était petite, obscure, tapissée d’un papier verdâtre que l’humidité avait déteint par larges plaques; il y avait pour tout meuble une chaise de paille. Marius s’assit sur la chaise.
En face de lui, une porte ouverte lui laissait voir l’intérieur d’un bureau, dans lequel un commis écrivait avec une plume d’oie qui craquait terriblement sur le papier. À sa gauche, était une autre porte qui devait conduire dans le cabinet du banquier.
Marius attendit longtemps. Des odeurs acres de vieux papier traînaient autour de lui. L’appartement était d’une saleté écœurante, et la nudité des murs lui don155nait un aspect lugubre. La poussière s’amassait dans les coins, des araignées filaient leurs toiles au plafond. Le jeune homme étouffait, impatienté par les craquements de la plume d’oie qui devenait de plus en plus bruyante.
Il entendit soudain parler dans la pièce voisine, et, comme les paroles lui arrivaient nettes et distinctes, il allait éloigner sa chaise par discrétion, lorsque certaines phrases le clouèrent à sa place. Il y a des conversations que l’on peut écouter; la délicatesse n’est pas faite pour sauvegarder l’intimité de certains hommes.
Une voix sèche, qui devait être celle du maître de la maison, disait avec une brusquerie amicale:
– Messieurs, nous sommes tous présents, parlons de choses sérieuses… La séance est ouverte… Je vais rendre un compte fidèle de mes opérations de ce mois, et nous procéderons ensuite à la répartition du gain.
Il y eut un léger tumulte, un bruit de conversations particulières qui alla en s’éteignant. Marius, qui ne pouvait encore comprendre, se sentait cependant pris d’une vive curiosité: il devinait qu’une scène étrange se passait derrière la porte.
À la vérité, l’usurier Rostand recevait ses dignes associés de la bande noire. Le jeune homme se présentait justement à 156l’heure de la séance, au moment où le gérant montrait ses livres, expliquait ses opérations, partageait les bénéfices.
La voix sèche reprit:
– Avant d’entrer dans les détails, je dois vous avouer que les résultats de ce mois sont moins bons que ceux du mois dernier. Nous avions eu, en moyenne, le soixante pour cent, et nous n’avons aujourd’hui que le cinquante-cinq.
Des exclamations diverses s’élevèrent. On eût dit une foule mécontente qui proteste par des murmures. Il pouvait bien y avoir là une quinzaine de personnes.
– Messieurs, continua Rostand avec une certaine amertume railleuse, j’ai fait ce que j’ai pu; vous devriez me remercier… Le métier devient plus difficile chaque jour… D’ailleurs, voici mes comptes; je vais rapidement vous faire connaître quelques-unes des affaires que j’ai traitées…
Un silence profond régna pendant quelques secondes. Puis on entendit un froissement de papiers, les petits claquements des feuillets d’un registre. Marius, commençant à comprendre, écoutait avec plus d’attention que jamais.
Alors Rostand énuméra ses opérations, donnant quelques explications sur chacune d’elles. Il avait le ton criard et nasillard d’un huissier de cour.
– J’ai prêté, dit-il, dix mille francs au jeune comte de Salvy, un garçon de 157vingt ans qui sera majeur dans neuf mois. Il avait perdu au jeu, et sa maîtresse paraît-il, exigeait de lui une grosse somme. Il m’a signé pour dix-huit mille francs de billets échéant à quatre-vingt dix jours. Ces billets sont datés, comme il convient, du jour où le débiteur aura atteint sa majorité. Les Salvy ont de grandes propriétés… C’est une excellente affaire.
Un murmure flatteur accueillit les paroles de l’usurier.
– Le lendemain, continua-t-il, j’ai reçu la visite de la maîtresse du comte; elle était exaspérée, son amant ne lui ayant remis que deux ou trois billets de mille francs. Elle m’a juré qu’elle m’amènerait de Salvy, pieds et poings liés, pour contracter un nouvel emprunt. Cette fois, je demanderai la cession d’une propriété… Nous avons encore neuf mois pour tondre le jeune fou que sa mère laisse sans argent.
Rostand feuilletait le registre. Il reprit après un court silence:
– Jourdier…, un marchand de drap qui, chaque mois, a besoin de quelques centaines de francs pour faire face à ses échéances. Aujourd’hui, son fonds nous appartient presque entièrement. Je lui ai encore prêté cinq cents francs à soixante pour cent. Le mois prochain, s’il me demande un sou, je le fais mettre en 158faillite, et nous nous emparons des marchandises.
– Marianne…, une femme de la halle. Tous les matins, elle a besoin de dix francs, et elle m’en rend quinze le soir. Je crois qu’elle boit… Petite affaire, mais gain assuré, une rente fixe de cinq francs par jour.
– Laurent…, un paysan du quartier de Roquefavour. Il m’a cédé, lambeau par lambeau, une terre qu’il possède près de l’Arc. Cette terre vaut cinq mille francs; nous l’aurons payée deux mille. J’ai expulsé notre homme de sa propriété… Sa femme et ses enfants sont venus chez moi pleurer misère… Vous me tiendrez compte de tous ces ennuis, n’est-ce pas?
– André…, un meunier. Il nous devait huit cents francs. Je l’ai menacé d’une saisie. Alors, il est accouru me supplier de ne pas le perdre en montrant à tous son insolvabilité. J’ai consenti à opérer la saisie moi-même, sans employer l’aide d’un huissier, et je me suis fait donner pour plus de douze cents francs de meubles et de linge… C’est quatre cents francs que j’ai gagnés à être humain.
Il y eut de petits frémissements d’aise dans l’auditoire. Marius entendit les rires étouffés de ces hommes que réjouissait l’habileté de Rostand. Celui-ci continua:
159– Maintenant, viennent les affaires ordinaires: trois mille francs à quarante pour cent à Simon, le négociant; quinze cents francs à cinquante pour cent au marchand de bœufs Charançon; deux mille francs à quatre-vingts pour cent au marquis de Cantarel; cent francs à trente-cinq pour cent au fils du notaire Tingrey…
Et Rostand continua ainsi pendant un quart-d’heure, épelant des noms et des chiffres, énumérant des prêts qui allaient de dix francs à dix mille francs, et des taux qui variaient entre vingt et cent pour cent. Lorsqu’il eut fini:
– Mais que nous disiez-vous donc? mon cher ami, dit une voix grasse et enrouée. Vous avez merveilleusement travaillé, ce mois-ci. Toutes ces créances sont excellentes. Il est impossible que les bénéfices ne montent pas à plus de cinquante-cinq pour cent, en moyenne. Vous vous êtes sans doute trompé, en nous énonçant ce chiffre.
– Je ne me trompe jamais, répondit sèchement l’usurier.
Marius, qui avait presque collé son oreille contre le bois de la porte, crut remarquer quelque indécision dans la voix du misérable.
– C’est que je ne vous ai pas encore tout dit, continua Rostand avec embarras. Nous avons perdu douze mille francs, il y a huit jours.
160À ces mots, il y eut des exclamations terribles. Marius espéra, un moment, que ces coquins allaient se manger entre eux.
– Eh! que diable! écoutez-moi, cria le banquier dans le tumulte… Je vous fais gagner assez d’argent pour que vous me pardonniez de vous en faire perdre une fois, par hasard. D’ailleurs, ce n’est pas ma faute… J’ai été volé.
Il prononça ces mots avec toute l’indignation d’un honnête homme. Lorsque le calme se fut un peu rétabli, il continua:
– Voici l’histoire… Monier, un marchand de grains, un homme solvable, sur lequel j’ai eu les meilleurs renseignements, est venu me demander douze mille francs. Je lui ai répondu que je ne pouvais pas les lui prêter, mais que je connaissais un vieux ladre qui les lui avancerait peut-être à un taux exorbitant. Il revint le lendemain et me dit qu’il était prêt à passer par toutes les conditions. Je lui fis observer qu’on exigeait cinq mille francs d’intérêts pour six mois. Il accepta. Vous voyez que c’était une affaire d’or… Pendant que j’allais chercher les fonds, il se mit à mon bureau et souscrivit dix-sept billets de mille francs chacun. Je pris connaissance des effets et je les posai sur le coin de ce pupitre. Puis je causai quelques minutes avec Monier, qui s’était levé et qui, après avoir 161empoché l’argent, se disposait à partir… Quand il se fut éloigné, je voulus serrer ses billets. Je pris les papiers… Imaginez-vous que le fripon avait changé les effets contre un paquet tout semblable de traites dérisoires, barbouillées d’encre, à l’ordre de je ne sais qui, sans signature… J’étais volé. J’ai failli avoir un coup de sang, j’ai couru après mon voleur qui se promenait tranquillement au soleil, sur le Cours…. Au premier mot que je lui adressai, il me traita d’usurier et me menaça de me mener chez le commissaire de police. Ce Monier a une réputation d’homme intègre et loyal, et, ma foi, j’ai préféré me taire.
Ce récit avait été interrompu plusieurs fois par les observations irritées de l’auditoire.
– Avouez, Rostand, que vous avez manqué d’énergie, reprit la voix enrouée. Enfin, nous perdrons notre argent, nous n’aurons que le cinquante-cinq pour cent… Une autre fois vous veillerez mieux à nos intérêts… Maintenant, partageons.
Marius, malgré ses angoisses et son indignation, ne put réprimer un sourire. Le vol de ce Monier lui parut de la haute comédie, et, tout au fond de lui, il applaudissait le fripon qui avait dupé un autre fripon.
À cette heure, il savait quel métier 162faisait Rostand. Il n’avait pas perdu un mot de ce qui se disait dans la pièce voisine, et il s’imaginait aisément la scène telle qu’elle devait s’y passer. Renversé à demi sur sa chaise, l’oreille tendue, il voyait des yeux de l’intelligence les usuriers se querellant, les regards avides, la face contractée par les passions mauvaises qui les agitaient. Un profond écœurement le prenait, au récit des escroqueries de Rostand; il eut voulu entrer et souffleter cet homme.
Il éprouva une sorte de gaieté amère, lorsqu’il se rappela ce qu’il venait faire dans ce coupe-gorge. Quelle naïveté, bon Dieu! C’est là qu’ll croyait trouver les quinze mille francs qui devaient sauver Philippe, et il attendait depuis une heure pour que le banquier le mît à la porte comme un mendiant. Ou bien Rostand lui demanderait cinquante pour cent d’intérêt et le volerait avec impudence. À cette pensée, à la pensée que là, à côté de lui, se trouvait une réunion de coquins qui exploitaient les misères et les hontes d’une ville, Marius se leva brusquement et posa la main sur le bouton de la porte.
Dans la pièce, on entendait un bruit clair de pièces d’or. Les usuriers partageaient leur proie. Ils touchaient chacun le gain d’un mois de duperie. Cet argent, qu’ils comptaient et dont la musique chatouillait voluptueusement leur chair, avait par instants des éclats de sanglots; 163on eût dit que les victimes des usuriers se lamentaient.
Au milieu d’un silence frissonnant, la voix du banquier ne prononçait plus que des chiffres avec une sécheresse métallique. Il taillait la part à chacun de ses associés; il disait un chiffre et laissait tomber une pile de pièces qui sonnaient.
Alors Marius tourna le bouton de la porte. La face pâle, les regards fermes et droits, il resta quelques secondes silencieux sur le seuil.
Le jeune homme avait devant lui un spectacle étrange. Rostand était debout devant son bureau; derrière lui se trouvait un coffre-fort ouvert où il puisait des poignées d’or. Autour du bureau, assis en cercle, se tenaient les membres de la bande noire, les uns attendant leur part, les autres comptant l’argent qu’ils venaient de recevoir. À chaque minute, le banquier consultait ses comptes, se baissant sur un registre, lâchant l’argent en toute prudence. Ses dignes associés fixaient des regards ardents sur ses mains.
Au bruit que la porte fit en s’ouvrant, toutes les têtes se tournèrent avec un mouvement brusque d’effroi et de surprise. Et, quand les usuriers aperçurent Marius grave et indigné, d’un geste instinctif, ils posèrent chacun leur doigt sur leur tas d’or. Il y eut un moment de trouble et de stupeur.
164Le jeune homme reconnut parfaitement ces misérables. Il les avait rencontrés sur le pavé, le front haut, la physionomie digne et loyale, et il en avait même salué quelques-uns, qui auraient pu sauver son frère. Ils étaient tous riches, honorés, influents; il y avait parmi eux d’anciens fonctionnaires, des propriétaires, des gens qui fréquentaient assidûment les églises et les salons de la ville. Marius, à les voir ainsi, avilis et crapuleux, pâlissant sous ses regards, fit un geste de dégoût et de mépris.
Rostand se précipita vers le nouveau venu. Ses yeux clignotaient fiévreusement; ses lèvres, lippues et blafardes, tremblaient; tout son masque rougeâtre et ridé d’avare exprimait une sorte d’étonnement effrayé.
– Que voulez-vous? demanda-t-il à Marius en balbutiant… On ne s’introduit pas comme ça dans les maisons.
– Je voulais quinze mille francs, répondit le jeune homme d’une voix froide et railleuse.
– Je n’ai pas d’argent, se hâta de répondre l’usurier qui se rapprocha de son coffre-fort.
– Oh! soyez tranquille, j’ai renoncé à l’idée de me faire voler… Je dois vous dire que depuis une heure je suis derrière cette porte et que j’ai assisté à votre séance,
Cette déclaration fut comme un coup 165de massue qui fit détourner la tête à tous les membres de la bande noire. Ces hommes avaient encore la pudeur de leur honorabilité; il y en eut qui se cachèrent la figure entre les mains. Rostand, qui n’avait pas de réputation à perdre, se remettait peu à peu. Il se rapprocha de Marius, il haussa la voix.
– Qui êtes-vous? cria-t-il. De quel droit venez-vous chez moi écouter aux portes? Pourquoi pénétrez-vous jusque dans mon cabinet si vous n’avez rien à me demander?
– Qui je suis? dit le jeune homme d’un ton bas et calme, je suis un honnête garçon et vous êtes un coquin. De quel droit j’ai écouté à cette porte? Du droit que les braves gens ont de démasquer et d’écraser les misérables. Pourquoi j’ai pénétré jusqu’à vous? Pour vous dire que vous êtes un scélérat et contenter largement mon indignation.
Rostand tremblait de rage. Il ne s’expliquait pas la présence de ce vengeur, qui lui jetait des vérités à la face. Il allait crier, s’élancer sur Marius, lorsque celui-ci le retint d’un geste énergique.
– Taisez-vous! reprit-il; je vais m’en aller; j’étouffe ici. Mais je n’ai pas voulu me retirer sans me soulager un peu… Ah! messieurs, vous avez un furieux appétit. Vous vous partagez les larmes et les désespoirs des familles avec une gloutonnerie écœurante; vous vous gorgez de vols 166et de friponneries… Je suis bien aise de pouvoir troubler un peu vos digestions et vous donner des frissons d’inquiétude au fond de votre lâcheté.
Rostand essaya de l’interrompre. Il continua d’une voix plus vibrante.
– Les voleurs de grand chemin ont au moins pour eux le courage. Ils se battent, ils risquent leur vie. Mais vous, messieurs, vous volez honteusement dans l’ombre, vous vous traînez ignoblement dans un commerce crapuleux. Et dire que vous n’avez pas besoin d’être des coquins pour vivre. Vous êtes tous riches. Vous commettez des scélératesses, Dieu me pardonne! par amusement et par passion.
Quelques-uns des usuriers se levèrent, menaçants.
– Vous n’avez jamais vu la colère d’un honnête homme, n’est-ce pas? ajouta Marius en raillant. La vérité vous irrite et vous épouvante. Vous êtes habitués à être traités avec les égards que l’on doit aux gens loyaux, et, comme vous vous êtes arrangés pour cacher vos infamies et pour vivre dans l’estime de tous, vous avez fini par croire vous-mêmes au respect que l’on accorde à votre hypocrisie. Eh bien! j’ai voulu qu’une fois en votre vie vous fussiez insultés comme vous le méritez, et c’est pourquoi je suis entré ici.
Le jeune homme vit qu’il allait être assommé, s’il continuait. Il se retira pas 167à pas vers la porte, dominant les usuriers du regard. Là, il s’arrêta encore.
– Je sais bien, messieurs, dit-il, que je ne puis vous traîner devant la justice humaine. Votre richesse, votre influence, votre habileté vous rendent inviolables. Si j’avais la naïveté de lutter contre vous, c’est moi sans doute qui serais puni… Mais, au moins, je n’aurai pas à me reprocher de m’être trouvé à côté d’hommes tels que vous, sans leur avoir craché mon mépris à la face. Je voudrais que mes paroles fussent un fer rouge qui marquât vos fronts d’infamie. La foule vous suivrait avec des huées, et peut-être profiteriez-vous alors de la leçon… Partagez votre or; s’il reste en vous quelque probité, il vous brûlera les mains.
Marius ferma la porte et s’en alla. Quand il fut dans la rue, il eut un sourire de tristesse. Il voyait la vie s’étendre devant lui avec toutes ses hontes et toutes ses misères, et il se disait qu’il jouait dans l’existence le rôle noble et ridicule d’un Don Quichotte de la justice et de l’honneur.
Il pensait qu’il eût peut-être mieux valu ne pas entrer dans le cabinet de Rostand. Il venait de s’indigner en pure perte, il savait qu’il ne corrigerait personne. Mais, lorsque l’indignation le poussait, il ne s’appartenait plus; il avait écrasé les usuriers par instinct, comme tout homme écrase les bêtes ignobles et malfaisantes.
168XVII
DEUX PROFILS HONTEUX
Lorsque Marius eut raconté son équipée au geôlier et à la bouquetière, cette dernière s’écria:
– Nous voilà bien avancés! Pourquoi vous êtes-vous mis en colère? Cet homme vous aurait peut-être prêté de l’argent.
Les jeunes filles ont des entêtements qui leur donnent certaines souplesses de conscience; ainsi Fine, toute loyale qu’elle était, aurait peut-être fait la sourde oreille chez Rostand, et même, à l’occasion, se serait servie des secrets que le hasard lui confiait.
Revertégat était un peu confus d’avoir conseillé à Marius d’aller chez le banquier.
– Je vous avais prévenu, monsieur, lui dit-il: je n’ignorais pas les bruits qui courent sur cet homme; mais je faisais une large part à la médisance. Si j’avais connu la vérité entière, jamais je ne vous aurais envoyé chez lui.
Marius et Fine passèrent toute l’après-midi à bâtir des plans extravagants, à chercher en vain dans leur tête un moyen 169d’improviser les quinze mille francs nécessaires au salut de Philippe.
– Comment! criait la jeune fille, nous ne trouverons pas dans cette ville un brave cœur qui nous sortira d’embarras! Est-ce qu’il n’y a pas ici des gens riches qui prêtent leur argent à un taux raisonnable? Voyons, mon oncle, cherchez un peu avec nous. Nommez-moi une personne secourable pour que j’aille me jeter à ses pieds.
Revertégat secouait la tête.
– Eh oui! répondit-il, il y a ici de braves cœurs, des gens riches qui vous viendraient peut-être en aide. Seulement, vous n’avez aucun titre à leur bonté, vous ne pouvez guère leur demander de l’argent tout d’un coup. Il faut que vous vous adressiez à des prêteurs, à des escompteurs, et, comme vous n’offrez aucune garantie solide, vous êtes forcés d’aller frapper à la porte des usuriers… Oh! je connais de vieux avares, de vieux coquins qui seraient enchantés de vous tenir dans leurs griffes, ou qui vous jetteraient dehors comme des mendiants dangereux.
Fine écoutait son oncle. Toutes ces questions d’argent se brouillaient dans sa jeune tête. Elle avait une âme si ouverte, si franche, qu’il lui semblait tout naturel et tout facile de demander et d’obtenir une grosse somme en deux heures. Il y a des millionnaires qui peu170vent disposer si aisément de quelques milliers de francs sans se gêner.
Elle insista.
– Allons, cherchez bien, dit-elle encore au geôlier. Ne voyez-vous réellement pas un seul homme auprès duquel nous puissions tenter une démarche?
Revertégat regardait avec émotion son visage anxieux. Il aurait voulu ne pas étaler les vérités brutales de la vie devant cette enfant, pleine des espoirs de la jeunesse.
– Non, vraiment, répondit-il, je ne vois personne… Je vous ai parlé de vieux coquins qui ont gagné honteusement de grandes fortunes. Ceux-là, comme Rostand, prêtent cent francs pour s’en faire rendre cent cinquante au bout de trois mois…
Il hésita, puis reprit d’une voix plus basse.
Voulez-vous que je vous conte l’histoire d’un de ces hommes… Il se nomme Roumieu; c’est un ancien officier ministériel. Son industrie consistait à faire une chasse terrible aux héritages. S’introduisant dans les familles, appelé par ses fonctions à y jouer un rôle de confident et d’ami, il étudiait le terrain, il dressait ses embûches. Lorsqu’il rencontrait un testateur d’âme faible et lâche, il devenait sa créature, il le circonvenait, il l’attirait peu à peu à lui, par des révérences, par des cajoleries, par 171toute une comédie savante de petits soins et d’effusions filiales. Ah! c’était un habile homme! Il fallait le voir endormir sa proie, se faire souple et insinuant, se glisser dans l’amitié d’un vieillard. Lentement, il évinçait les véritables héritiers, les neveux et les cousins, puis il rédigeait lui-même un nouveau testament qui les spoliait de la fortune de leur parent et qui le nommait légataire universel. D’ailleurs, il ne brusquait rien; il mettait dix ans pour atteindre son but, pour mûrir à point ses escroqueries: il procédait avec une prudence féline, rampant dans l’ombre pendant des années, et ne bondissant sur sa proie que lorsqu’elle était là pantelante, rendue inerte par ses regards et ses caresses. Il chassait aux héritages comme un tigre chasse au lièvre, avec une brutalité silencieuse, une férocité faisant patte de velours.
Fine croyait entendre une histoire des Mille et une nuits: elle écoutait son oncle en ouvrant de grands yeux étonnés. Marius commençait à se familiariser avec les scélératesses.
– Et vous dites que cet homme a fait une grande fortune? demanda-t-il au geôlier.
– Oui, continua celui-ci. On cite des exemples étranges qui prouvent l’habileté étonnante de Roumieu… Ainsi, il y a dix à quinze ans, il s’introduisit dans les bonnes grâces d’une vieille dame qui 172avait près de cinq cent mille francs de fortune. Ce fut une véritable passion. La vieille dame devint son esclave, à ce point qu’elle se refusait un morceau de pain pour ne pas toucher au bien qu’elle voulait laisser à ce démon, qui était entré en elle et qui la commandait en maître. Elle était possédée dans le sens littéral du mot; toute l’eau bénite d’une église n’aurait pas suffi pour l’exorciser. Une visite de Roumieu la plongeait dans des extases sans fin; quand il la saluait dans la rue, elle était comme frappée d’une secousse, elle devenait toute rouge de joie. On n’a jamais pu concevoir par quels éloges, par quelle marche adroite et envahissante, le notaire avait pu pénétrer si loin dans ce cœur que fermait une dévotion exagérée. Lorsque la vieille dame mourut, elle dépouilla ses héritiers directs et laissa ses cinq cent mille francs à Roumieu. Tout le monde s’attendait à ce dénoument.
Il y eut un silence.
– Tenez, reprit Revertégat, je puis encore vous citer un exemple… L’anecdote contient toute une comédie cruelle, et Roumieu y fit preuve d’une souplesse rare… Un nommé Richard, qui avait amassé dans le commerce plusieurs centaines de mille francs, s’était retiré au milieu d’une honnête famille qui le soignait et égayait sa vieillesse. En échange de cette amitié prévenante, l’ancien né173gociant avait promis à ses hôtes de leur laisser sa fortune. Ceux-ci vivaient dans cette espérance; ils avaient de nombreux enfants et comptaient les établir d’une façon honorable. Mais Roumieu vint à passer par là; il fut bientôt l’ami intime de Richard, il l’enmena parfois à la campagne, il accomplit en grand secret son œuvre de possession. La famille, qui logeait le commerçant retiré, ne se douta de rien; elle continua à soigner son hôte, à attendre l’héritage: pendant quinze ans elle vécut ainsi dans une douce quiétude, faisant des projets d’avenir, certaine d’être heureuse et riche. Richard mourut, et, le lendemain, Roumieu héritait, au grand étonnement et au grand désespoir de l’honnête famille volée dans son affection et dans ses intérêts… Tel est le chasseur d’héritages. Lorsqu’il marche, on n’entend pas le bruit de ses griffes sur la terre; ses bonds sont trop rapides pour qu’on puisse en avoir conscience; il a déjà sucé tout le sang de sa proie, avant qu’on ne l’ait vu s’accroupir sur elle.
Fine était révoltée.
– Non, non, dit-elle, je n’irai jamais demander de l’argent à un pareil homme…. Ne connaissez-vous pas un autre prêteur, mon oncle?
– Eh! ma pauvre enfant, répondit le geôlier, tous les usuriers se ressemblent; ils ont tous dans leur vie quelque tache 174ineffaçable… Je connais un vieux ladre, qui a plus d’un million de fortune et qui vit seul dans une maison sale et abandonnée. Guillaume s’enterre au fond de son antre puant. L’humidité crevasse les murs de ce caveau; le sol n’est pas même carrelé, et l’on marche sur une sorte de fumier ignoble, fait de boue et de débris; des toiles d’araignée pendent au plafond, la poussière couvre tous les objets, un jour bas et lugubre entre par les vitres noires de crasse. Notre avare paraît dormir dans la saleté, comme les araignées des poutres dorment immobiles au milieu de leurs toiles. Quand une proie vient s’engluer dans les fils qu’il tend, il l’attire à lui et lui suce le sang de ses veines… Cet homme ne mange que des légumes cuits à l’eau, et jamais il ne contente sa faim. Il s’habille de haillons, il mène une vie de mendiant et de lépreux. Et tout cela pour garder l’argent qu’il a déjà amassé, pour augmenter sans cesse son trésor… Il ne prête qu’à cent pour cent.
Fine pâlissait devant le spectacle hideux que lui faisait entrevoir son oncle.
– D’ailleurs, continua le geôlier, Guillaume a des amis qui vantent sa piété. Il ne croit ni à Dieu ni au diable, il vendrait le Christ une seconde fois, s’il le pouvait; mais il a eu l’habileté de feindre une grande dévotion, et cette comédie lui a valu l’estime de certains esprits étroits et aveugles. On le rencontre, traînant 175les pieds dans les églises, s’agenouillant derrière tous les piliers, usant des seaux d’eau bénite… Interrogez la ville, demandez quelle bonne action a jamais faite ce saint personnage? Il adore Dieu, dit-on; mais il vole son semblable. On ne pourrait citer une personne qu’il ait secourue. Il prête à usure, il ne donne pas un sou aux malheureux. Un pauvre diable mourrait de faim à sa porte, qu’il ne lui apporterait pas un morceau de pain et un verre d’eau. S’il jouit d’une considération quelconque, c’est qu’il a dérobé cette considération comme tout ce qui lui appartient…
Revertégat s’arrêta, regardant sa nièce, ne sachant s’il devait continuer.
– Et vous auriez la naïveté d’aller chez un pareil homme, dit-il enfin. Je ne puis tout dire, je ne puis parler des vices de Guillaume. Ce vieillard a des passions ignobles; par moments, il oublie son avarice, il contente ses appétits de luxure. On raconte tout bas des marchés honteux, des séductions révoltantes…
– Assez!… cria Marius avec force.
Fine, rouge et consternée, baissait la tête, n’ayant plus ni courage ni espérance.
– Je vois que l’argent est trop cher, reprit le jeune homme, et qu’il faut se vendre pour en acheter. Ah! si j’avais le temps de gagner par mon travail la somme qu’il nous faut!
Ils restèrent tous trois silencieux, ne pouvant trouver aucun moyen de salut.
176XVIII
OÙ LUIT UN RAYON D’ESPÉRANCE
Le lendemain matin, Marius poussé par la nécessité, se décida à aller frapper chez M. de Girousse. Depuis qu’il cherchait de l’argent, il songeait à s’adresser au vieux comte. Mais il avait toujours reculé devant cette pensée; il redoutait les brusqueries originales du gentilhomme, il n’osait lui avouer sa misère, il rougissait d’avoir à faire connaître l’emploi des quinze mille francs qu’il sollicitait. Rien ne lui était plus pénible que d’être forcé de mettre un tiers dans la confidence de l’évasion de son frère, et M. de Girousse l’effrayait plus que tout autre.
Lorsque le jeune homme se présenta, l’hôtel était vide, le comte venait de partir pour Lambesc. Marius fut presque heureux de ne trouver personne, tant sa démarche lui pesait. Il resta sur le Cours, irrésolu, n’ayant pas le courage d’aller à Lambesc, désespéré d’être réduit à l’inaction.
Comme il remontait une allée, accablé, les yeux vagues, il rencontra Fine. Il était sept heures du matin. La bouquetière, en grande toilette, tenant à la 177main un petit sac de voyage, lui parut toute décidée, toute souriante.
– Où allez-vous donc? lui demanda-t-il avec suprise.
– Je vais à Marseille, répondit-elle.
Il la regarda d’un œil curieux, l’interrogeant du regard.
– Je ne puis rien vous dire, continua-t-elle. J’ai un projet, mais je crains d’échouer. Je reviendrai ce soir… Allons, ne vous désespérez pas.
Marius accompagna Fine jusqu’à la diligence. Lorsque la lourde voiture s’ébranla, il la suivit longtemps des yeux; cette voiture emportait sa dernière espérance et allait lui rapporter l’angoisse ou la joie.
Jusqu’au soir, il rôda autour des diligences qui arrivaient. On n’attendait plus qu’une voiture, et Fine n’avait point encore paru. Le jeune homme, rongé d’impatience, allant et venant d’un pas fébrile, tremblait que la bouquetière ne revînt que le lendemain. Dans l’ignorance où il était, ne sachant quelle pouvait bien être cette dernière tentative, il ne se sentait point le courage de passer une nuit entière d’anxiété et d’indécision. Il se promenait sur le Cours, frissonnant, en proie à une sorte de cauchemar.
Enfin, il aperçut la diligence, au loin, au milieu de la place de la Rotonde. Quand il entendit les roues sonner sur le pavé, il eut des palpitations violentes. 178Il s’adossa contre un arbre, regardant les voyageurs qui descendaient un à un, avec une lenteur désespérante.
Tout d’un coup, il fut comme cloué au sol. Presque en face de lui, par une portière ouverte, il venait de voir apparaître la grande taille, la figure pâle et triste de l’abbé Chastanier. Quand l’abbé fut sur le trottoir, il tendit la main et aida une jeune fille à descendre. Cette jeune fille était mademoiselle Blanche de Cazalis.
Derrière elle, Fine sauta à terre d’un bond léger, sans se servir du marche-pied. Elle était rayonnante.
Les deux voyageurs, guidés par la bouquetière, se dirigèrent vers l’hôtel des Princes. Marius, qui était demeuré dans l’ombre de la nuit naissante, les suivit machinalement, ne pouvant comprendre, comme hébété.
Fine resta dix minutes au plus dans l’hôtel. Lorsqu’elle en sortit, elle aperçut le jeune homme, et courut à lui prise d’un accès de joie folle.
– J’ai réussi à les amener, dit-elle en battant des mains; maintenant, j’espère bien qu’ils obtiendront ce que je désire… Demain, nous serons fixés.
Alors elle prit le bras de Marius et lui conta sa journée.
La veille, elle avait été frappée par une parole du jeune homme, qui regrettait de ne pas avoir le temps nécessaire pour gagner en travaillant la somme qu’il lui 179fallait. D’un autre côté, les tristesses de son oncle lui avaient prouvé qu’il était presque impossible de trouver un prêteur, un usurier raisonnable. La question se réduisait donc à gagner du temps, à tâcher d’éloigner le plus possible l’époque où l’on attacherait Philippe au pilori. Ce qui épouvantait Fine et Marius, c’était cette exposition infâme, livrant les condamnés aux ricanements et aux insultes de la foule.
Dès lors, le plan de la jeune fille fut arrêté, un plan hardi, qui peut-être réussirait par son audace même. Elle comptait aller droit chez M. de Cazalis, pénétrer jusqu’à sa nièce et lui étaler le tableau de l’exposition de Philippe, dans tout ce qu’un pareil spectacle aurait d’insultant pour elle. Elle la déciderait à l’aider, elles iraient toutes deux supplier le député d’intervenir; si M. de Cazalis ne consentait pas à demander la grâce, peut-être voudrait-il bien tenter d’obtenir un sursis.
D’ailleurs, Fine ne raisonnait guère ses moyens d’action; il lui semblait impossible que l’oncle de Blanche résistât à ses larmes. Elle avait foi dans son dévouement.
La pauvre enfant rêvait toute éveillée, lorsqu’elle espérait que M. de Cazalis fléchirait à la dernière heure. Cet homme fier et entêté avait voulu l’infamie de Philippe, et rien au monde n’aurait pu 180mettre un obstacle à l’accomplissement de sa vengeance. Si Fine avait eu à se heurter contre lui, elle se serait brisée; elle aurait dépensé en pure perte ses plus jolis sourires, ses larmes les plus touchantes.
Heureusement pour elle, les circonstances la servirent. Lorsqu’elle se présenta à l’hôtel du député, au cours Bonaparte, on lui dit que M. de Cazalis venait d’être appelé à Paris par certaines exigences de sa position politique. Elle demanda à voir mademoiselle Blanche; on lui répondit vaguement que mademoiselle était absente, qu’elle voyageait.
La bouquetière, fort embarrassée, fut obligée de se retirer et d’aller réfléchir dans la rue. Tous ses plans se trouvaient dérangés; cette absence de l’oncle et de la nièce lui ôtait l’appui sur lequel elle croyait pouvoir compter, n’ayant pas un seul ami qui la soutînt. Elle ne voulait pas cependant perdre sa dernière espérance et revenir à Aix aussi désespérée que la veille, après avoir fait un voyage inutile.
Brusquement, la pensée de l’abbé Chastanier lui vint. Marius lui avait souvent parlé du vieux prêtre; elle connaissait sa bonté, son dévouement. Peut-être pourrait-il lui donner des renseignements précieux.
Elle le trouva chez sa sœur, la vieille ouvrière infirme. Elle lui ouvrit son 181cœur, elle lui apprit en quelques mots le motif de son voyage à Marseille. Le prêtre l’écouta avec une vive émotion.
– C’est le ciel qui vous amène ici, lui répondit-il. Je crois pouvoir, dans une telle circonstance, violer le secret qui m’a été confié. Mademoiselle Blanche n’est pas en voyage. Son oncle voulant cacher sa grossesse et ne pouvant l’emmener à Paris, a loué pour elle une petite maison au village de Saint-Henri… Elle habite là avec une gouvernante. M. de Cazalis, auprès duquel je suis rentré en grâce, m’a prié de lui faire de fréquentes visites et m’a donné sur elle d’assez larges pouvoirs… Voulez-vous que je vous conduise auprès de cette pauvre enfant, que vous trouverez bien changée et bien abattue?
Fine accepta avec joie.
Blanche pâlit lorsqu’elle aperçut la bouquetière, et se mit à pleurer à chaudes larmes. Un léger cercle bleuâtre entourait ses yeux; ses lèvres étaient décolorées, et ses joues avaient des blancheurs de cire. On voyait qu’un cri terrible, le cri du cœur et de la conscience, s’élevait en elle et la rendait toute chancelante.
Quand Fine, avec une voix douce et des caresses attendries, lui eut fait comprendre qu’elle pouvait peut-être éviter à Philippe une suprême humiliation, elle 182se leva toute droite et dit d’une voix brisée:
– Je suis prête, disposez de moi… J’ai dans les entrailles un enfant qui me parle sans cesse de son père. Je voudrais apaiser la colère de ce pauvre petit être qui n’est pas encore né.
– Eh bien, reprit Fine chaleureusement, aidez-moi dans notre œuvre de délivrance… Je suis certaine que vous obtiendriez tout au moins un sursis en tentant une démarche.
– Mais, fit observer l’abbé Chastanier, mademoiselle Blanche ne peut aller seule à Aix. Je dois l’accompagner… Je sais que M. de Cazalis, s’il apprend ce voyage, me fera les plus graves reproches. J’accepte pourtant la responsabilité de cet acte, car je crois agir en honnête homme.
Dès que la bouquetière eut obtenu un consentement, elle laissa à peine le temps au vieillard et à la jeune fille de faire quelques préparatifs. Elle revint avec eux à Marseille, elle les poussa dans la diligence, et c’est ainsi qu’elle les amena triomphalement dans Aix. Le lendemain, Blanche devait se rendre chez le président qui avait prononcé le jugement de de Philippe.
Marius, lorsque Fine eut terminé son récit, l’embrassa vivement sur les deux joues, ce qui fit monter des lueurs roses au front de la jeune fille.
183XIX
UN SURSIS
Le lendemain matin, Fine alla retrouver Blanche et l’abbé Chastanier. Elle voulait les accompagner jusqu’à la porte de l’hôtel du président, pour connaître tout de suite le résultat de leur démarche. Marius, comprenant que sa présence serait pénible à Mlle de Cazalis, se mit à rôder sur le Cours, comme une âme en peine, suivant de loin les deux jeunes filles et le prêtre. Quand les solliciteurs furent montés, la bouquetière aperçut le jeune homme et lui fit signe de venir la rejoindre. Ils attendirent tous deux, sans échanger une parole, agités et anxieux.
Le président reçut Blanche avec une grande commisération. Il comprenait qu’elle était la plus cruellement frappée dans cette malheureuse affaire. La pauvre enfant ne put parler; dès les premiers mots, elle se mit à sangloter, et tout son être, suppliant, demandait pitié, mieux que ne l’auraient fait ses prières. Ce fut l’abbé Chastanier qui dut expliquer leur présence et présenter la requête.
– Monsieur, dit-il au président, nous 184venons à vous, les mains jointes. Mlle de Cazalis est déjà brisée sous les malheurs qui l’ont accablée. Elle vous prie en grâce de lui épargner une nouvelle humiliation.
– Que désirez-vous de moi? demanda le président d’une voix émue.
– Nous désirons que, s’il est possible, vous évitiez un nouveau scandale… M. Philippe Cayol a été condamné à l’exposition publique, et ce châtiment doit lui être infligé ces jours-ci. Mais l’infamie ne l’atteindra pas seul; il n’y aura pas qu’un coupable attaché au pilori, il y aura une pauvre enfant souffrante qui vous demande pitié. Vous entendez, n’est-ce pas? les cris de la foule, les injures qui réjailliront sur Mlle de Cazalis; elle sera traînée dans la boue par la populace, et son nom circulera autour de l’ignoble poteau, avec des ricanements haineux et de sales expressions…
Le président paraissait douloureusement touché. Il garda un moment le silence. Puis, comme pris d’une idée soudaine:
– Mais, demanda-t-il, est-ce M. de Cazalis qui vous envoie vers moi? A-t-il connaissance de la démarche que vous faites?
– Non, répondit le prêtre avec une dignité franche, M. de Cazalis ne sait pas que nous sommes ici… Les hommes ont des intérêts, des passions qui les empor185tent et qui les empêchent parfois de juger nettement leur position. Peut-être allons-nous contre le désir de l’oncle de Mlle Blanche, en venant vous solliciter… Mais au-dessus des passions et des intérêts des hommes, il y a la bonté et la justice. Aussi n’ai-je pas craint de compromettre mon caractère sacré, en prenant sur moi de vous demander d’être bon et juste.
– Vous avez raison, monsieur, dit le président. Je comprends les motifs qui vous ont amené, et, vous le voyez, vos paroles m’ont vivement ému. Malheureusement, je ne puis arrêter le châtiment; il n’est pas dans mon pouvoir de modifier un arrêt de la cour d’assises.
Blanche joignit les mains.
– Monsieur, balbutia-t-elle, je ne sais ce que vous pouvez faire pour moi; mais, je vous en prie, soyez miséricordieux, dites-vous que c’est moi que vous avez condamnée et tâchez d’alléger mes souffrances.
Le président lui prit les mains, et, avec une douceur paternelle:
– Ma pauvre enfant, répondit-il, je comprends tout. Mon rôle, dans cette affaire, a été pénible… Aujourd’hui, je suis désespéré de ne pouvoir vous dire: «Ne craignez rien; j’ai la puissance de renverser le pilori, et vous ne serez pas attachée au poteau avec le condamné.»
– Alors, reprit le prêtre accablé, 186l’exposition aura lieu prochainement… Il ne vous est pas même permis de retarder cette scène déplorable.
Le président s’était levé:
– Le ministre de la justice, sur la demande du procureur général, peut en faire éloigner l’époque, dit-il vivement. Voulez-vous que cette exposition ne se fasse que dans les derniers jours de décembre? Je serais heureux de vous prouver toute ma compassion et tout mon bon vouloir.
– Oui, oui, s’écria Blanche avec ardeur. Éloignez ce moment terrible le plus possible… Je me sentirai peut-être plus forte…
L’abbé Chastanier, qui connaissait les projets de Marius, pensa que, devant la promesse du président, il devait se retirer sans insister davantage. Il se joignit à Blanche pour accepter l’offre qui leur était faite.
– Eh bien, c’est convenu, leur dit le président en les accompagnant. Je vais demander, et j’obtiendrai, j’en ai la conviction, que la justice n’ait son cours que dans quatre mois… Jusque-là, vivez en paix, mademoiselle. Espérez, le ciel enverra peut-être quelque soulagement à vos souffrances.
Les deux solliciteurs descendirent.
Lorsque Fine les aperçut, elle courut à leur rencontre.
– Eh bien? demanda-t-elle haletante.
187– Comme je vous le disais, répondit l’abbé Chastenier, le président ne peut empêcher l’exécution du jugement.
La bouquetière devint toute pâle.
– Mais, se hâta d’ajouter le vieux prêtre, il a promis d’intervenir pour faire reculer l’époque de l’exposition… Vous avez quatre mois devant vous pour travailler au salut du prisonnier.
Marius, malgré lui, s’était approché du groupe que formaient les jeunes filles et l’abbé. La rue, solitaire et silencieuse, blanchissait sous l’ardent soleil de midi; de légères touffes de gazon entouraient les pavés éclatants, et, seul, un chien promenait son échine maigre dans le mince filet d’ombre qui traînait le long des maisons.
Lorsque le jeune homme entendit les paroles de l’abbé Chastanier, il s’avança d’un mouvement brusque et lui serra les mains avec effusion.
– Ah! mon père, lui dit-il d’une voix tremblante, vous me rendez l’espérance et la foi. Depuis hier, je doutais de Dieu. Comment vous remercier, comment vous prouver ma reconnaissance? Maintenant je me sens un courage invincible et je suis certain de sauver mon frère.
Blanche, à la vue de Marius, avait baissé la tête. Un rougeur ardente était montée à ses joues. Elle restait la, confuse et embarrassée, souffrant horriblement de la présence de ce garçon qui connaissait 188son parjure, et que son oncle et elle avaient plongé dans le désespoir. Le jeune homme, lorsque sa joie se fut un peu calmée, regretta de s’être approché. L’attitude désolée de Mlle Cazalis lui faisait pitié.
– Mon frère a été bien coupable, lui dit-il enfin… Veuillez lui pardonner comme je vous pardonne moi-même.
Il ne put trouver que ces quelques paroles. Il aurait voulu lui parler de son enfant, la questionner sur le sort qui était réservé à ce pauvre être, le lui réclamer au nom de Philippe. Mais il la vit si accablée qu’il n’osa la torturer davantage.
Sans doute Fine comprit ce qui se passait en lui. Tandis qu’il faisait quelques pas avec l’abbé Chastanier, elle dit à Blanche d’une voix rapide:
– Rappelez-vous que je vous ai offert d’être la mère de votre enfant. Maintenant, je vous aime, je vois que vous êtes un brave cœur… Faites un signe, et je cours à votre aide. D’ailleurs je veillerai, je ne veux pas que le pauvre petit souffre de la folie de ses parents.
Pour toute réponse, Blanche serra silencieusement la main de la bouquetière. De grosses larmes coulaient le long de ses joues.
Mlle de Cazalis et l’abbé Chastanier repartirent sur-le-champ pour Marseille. Fine et Marius coururent à la prison. Ils 189apprirent à Revertégat qu’ils avaient quatre mois pour préparer l’évasion, et le geôlier leur jura qu’il tiendrait sa parole, quels que fussent le jour et l’heure où ils la lui rappelleraient.
Avant de quitter Aix, les deux jeunes gens voulurent voir Philippe, pour le mettre au courant des événements et lui dire d’espérer. Le soir, à onze heures, Revertégat les introduisit de nouveau dans la cellule. Philippe, qui commençait à s’habituer au régime de la prison, ne leur parut pas trop abattu.
– Pourvu, leur dit-il, que vous m’évitiez l’ignominie de l’exposition publique, je consens à tout… Je préfèrerais me casser la tête contre un mur que d’être attaché au poteau infâme.
Et, le lendemain, la diligence ramena à Marseille Marius et Fine. Ils allaient continuer sur un plus vaste théâtre la lutte où les poussait leur cœur; ils allaient fouiller au fond des misères humaines et voir à nu les plaies d’une grande ville, livrée à tous les emportements de l’industrie moderne.
1Deuxième partie
I
LE SIEUR SAUVAIRE, MAÎTRE PORTEFAIX
Le patron de Cadet Cougourdan, le maître portefaix Sauvaire, était un petit homme vif, noirâtre, aux membres trapus et vigoureux. Son grand nez crochu, ses lèvres minces, son visage allongé exprimaient cette confiance vaniteuse, cette vantardise rusée qui sont les traits distinctifs de certains types du Midi.
Élevé sur le port, simple ouvrier dans sa jeunesse, il avait mis de côté, pendant dix ans, les gros sous qu’il gagnait. Il soulevait des poids énormes, il avait une 2force nerveuse qui faisait merveille. Il disait d’habitude qu’il ne craignait pas les gros hommes. La vérité était que ce nain aurait rossé un géant. Mais il se montrait prudent et sage dans l’emploi de sa vigueur; il évitait les querelles, sachant que la tension de ses muscles valait de l’argent et qu’un coup de poing ne rapporte que des ennuis. Il vivait sobrement, tout au travail et à l’avarice, ayant hâte d’atteindre le but qu’il rêvait.
Un jour enfin, il eut devant lui les quelques milliers de francs qu’il lui fallait pour accomplir son projet. Il devint patron du soir au lendemain, il prit des hommes sous ses ordres, et, les bras croisés, les regarda courir et suer. De temps à autre, il leur donnait un coup de main en grondant. Au fond, Sauvaire était un paresseux fieffé; il avait travaillé par entêtement, aimant mieux faire d’un coup toute la besogne de sa vie et se reposer plus tard dans les douceurs d’une oisiveté d’homme riche. Maintenant que de pauvres diables lui gagnaient une fortune, il se promenait, les mains dans les poches, empilant l’argent, attendant d’avoir une grosse somme pour s’abandonner à ses instincts de vie libre et bruyante.
Peu à peu, l’ouvrier avare se transforma en un enrichi prodigue. – Sauvaire avait des appétits cuisants de richesse et de plaisirs; il voulait posséder beaucoup 3d’argent pour s’amuser beaucoup, et il voulait s’amuser beaucoup pour montrer à tous qu’il possédait beaucoup d’argent. Un orgueil bête, une vanité de parvenu le poussait à faire un tapage du diable autour de ses joies. Quand il riait, il eût désiré que tout Marseille entendît son éclat de rire.
Il portait maintenant des vêtements de drap fin, sous lesquels on devinait toujours le corps roidi et épais de l’ouvrier. Sur son gilet s’étalait une large chaîne d’or, épaisse d’un bon doigt, et laissant pendre des breloques massives qui auraient assommé un bœuf. Il avait, à la main gauche, une bague toute d’or, sans la moindre pierre. Chaussé de souliers vernis, coiffé d’un feutre souple, il flânait tout le jour sur la Cannebière et sur le port en fumant une magnifique pipe d’écume garnie d’argent. Et, tout en marchant, il faisait sauter ses breloques sur son ventre, il promenait sur la foule un regard plein d’une câlinerie goguenarde et vaniteuse. Il jouissait.
Il avait peu à peu confié la direction de sa maison à Cadet Cougourdan, dont les allures vives et énergiques lui plaisaient; ce garçon de vingt ans possédait une intelligence droite et ouverte qui lui donnait une véritable supériorité sur les autres portefaix. Sauvaire fut enchanté d’avoir sous la main un pareil ouvrier; il le nomma surveillant des hommes qui 4travaillaient pour lui, et dès lors il put étaler largement ses appétits dans Marseille. Il se contenta, le matin, de faire ses comptes et d’empocher l’argent gagné.
L’existence rêvée commença. Sauvaire se fit recevoir d’un cercle. Il joua, mais avec prudence, trouvant que la volupté du jeu ne vaut pas les sommes qu’on perd; il voulait s’amuser pour son argent, il cherchait des plaisirs solides et durables. Il mangea dans les meilleurs restaurants, il eut des femmes qu’il étala devant la foule. Sa vanité était voluptueusement chatouillée, lorsqu’il pouvait se vautrer sur les coussins d’une voiture à côté d’une vaste jupe de soie. La femme n’était rien, la robe de soie était tout. Il traînait la robe de soie dans des cabinets particuliers, et il ouvrait les fenêtres, pour que les passants pussent voir qu’il était en partie fine avec une dame bien mise, et qu’il se faisait servir des plats très chers. D’autres auraient fermé les jalousies, poussé le verrou; lui, il rêvait d’embrasser ses maîtresses dans une maison de verre, afin que la foule fût bien persuadée qu’il était assez riche pour aimer de jolies femmes. Il entendait l’amour à sa manière.
Depuis un mois, il vivait dans le ravissement. Il avait fait la rencontre d’une jeune femme dont la connaissance chatouillait délicieusement son amour-pro5pre. Cette jeune femme était la maîtresse d’un comte; on la regardait comme une des reines du demi-monde marseillais. Elle se nommait Thérèse Armand; mais on la désignait habituellement sous le nom familier d’Armande.
Lorsque Armande mit pour la première fois sa petite main gantée dans la main large de Sauvaire, le maître portefaix faillit s’évanouir de joie. Cette poignée de main s’échangeait sur les allées de Meilhan, devant la porte de la maison habitée par la lorette, et les passants se retournaient pour voir cet homme et cette jeune femme qui s’adressaient des sourires et se faisaient des revérences. Sauvaire s’en alla, gonflé d’orgueil, s’extasiant sur la toilette et sur les bonnes manières d’Armande. Il n’eut plus qu’une pensée: avoir cette femme pour maîtresse, supplanter un comte, promener à son bras des dentelles et du velours.
Il guetta la lorette et se mit sur son passage. Il devenait presque amoureux des chiffons luxueux qu’elle portait et des parfums qu’exhalaient ses vêtements. Il était fier d’être salué par elle, de paraître un de ses amis, et il ne lui aurait même pas déplu de passer pour un de ses amants.
Un soir, il monta chez elle et n’en sortit que le lendemain. Il crut à une victoire remportée par les charmes de sa personne. Pendant huit jours, il fut 6d’une fatuité insupportable; il regardait les passants d’un air de pitié moqueuse. Quand Armande était à son bras, sur un trottoir, la rue ne lui semblait pas assez large. Le balancement et le bruit frissonnant des jupes de sa maîtresse le jetaient dans une extase recueillie. Il adorait les crinolines qui tiennent beaucoup de place et qui gênent la circulation.
Il contait sa bonne fortune à tout le monde. Cadet fut un de ses premiers confidents.
– Ah! si vous saviez! lui dit-il, la charmante personne, et comme elle m’adore!… Il y a de tout chez elle, des tapis, des rideaux, des glaces. On se croirait dans le monde, chez une duchesse… Et, avec cela, pas fière du tout, bonne fille, la main toujours ouverte… Hier, j’ai déjeûné dans son petit salon; puis nous avons pris une voiture découverte et nous sommes allés au Prado. Tout le monde nous regardait… Il y a de quoi mourir d’aise en compagnie d’une pareille femme.
Cadet souriait. Il rêvait l’amour d’une forte fille; Armande lui faisait l’effet d’une poupée mécanique, d’un jouet fragile qu’il aurait brisé dans ses doigts. Mais il ne voulait pas contrarier son patron, il s’extasiait avec lui sur les charmes exquis de la lorette. Le soir, il contait à Fine les folies de Sauvaire.
La bouquetière avait repris sa place 7dans son petit kiosque du cours Saint-Louis. Elle vendait ses fleurs, l’œil aux aguets, cherchant les occasions de venir en aide à Marius. Elle ne perdait pas de vue l’emprunt des quinze mille francs, et, chaque jour, elle bâtissait un nouveau plan, elle rêvait de mettre à contribution les personnes que le hasard rapprochait d’elle.
– Penses-tu, dit-elle un matin à son frère, penses-tu que M. Sauvaire serait un homme à prêter de l’argent?
– C’est selon, répondit Cadet…. Il donnerait volontiers mille francs à un pauvre diable, sur une place publique, devant beaucoup de monde pour faire parade de son bon cœur.
La bouquetière se mit à rire.
– Oh! ce n’est pas une aumône qu’on lui demanderait, reprit-elle… Il faudrait que la main gauche du prêteur ignorât ce que ferait sa main droite.
– Diable! dit Cadet, c’est trop de désintéressement… D’ailleurs, on pourrait voir.
Fine, sur ce bout de conversation, conçut tout un projet. Elle croyait Sauvaire très riche, et, au fond, elle ne le jugeait pas méchant homme. Peut-être pourrait-on obtenir quelque chose de lui, en se servant de l’influence d’Armande.
La bouquetière comprit qu’elle devait d’abord décider Marius à aller chez la lorette. C’était là le difficile. Le jeune 8homme refuserait net, dirait qu’il ne pouvait y avoir rien de commun entre lui et cette femme.
Un jour, elle laissa échapper comme par mégarde le nom d’Armande, et elle fut très étonnée de voir Marius sourire et sembler être en pays de connaissance.
– Est-ce que vous connaissez cette dame? lui demanda-t-elle.
– Je suis allé une fois chez elle, répondit-il. C’est Philippe qui m’y conduisit. Cette dame, comme vous l’appelez, ouvrait ses salons une fois par semaine, et mon frère était un des habitués du lieu… Ma foi, j’ai été fort bien reçu, et j’ai trouvé là une véritable maîtresse de maison, très distinguée et fort élégante.
Fine parut toute triste d’entendre l’éloge d’Armande dans la bouche de Marius.
– Il paraît, continua ce dernier, que les choses ont un peu changé chez elle, depuis un an. Elle est, m’a-t-on dit, très embarrassée dans ses affaires. D’ailleurs, on la dit très adroite, très intrigante même; si elle trouve quelque imbécile, elle se tirera des ennuis où elle est.
La jeune fille s’était remise de l’étrange émotion qui l’avait saisie. Elle poursuivit habilement l’exécution de son projet, sans rien brusquer.
– L’imbécile est trouvé dit-elle en riant… Ne connaissez-vous pas M. Sauvaire, le patron de Cadet?
9– Un peu, répondit Marius; je le rencontre parfois en pantoufles sur le port.
– Eh bien! il est l’amant d’Armande depuis quelques mois… On prétend qu’il a déjà dépensé quelque argent avec elle…
Puis, d’un ton indifférent, Fine ajouta:
– Pourquoi ne retournez-vous pas chez Armande?… Vous rencontreriez là des gens riches qui pourraient vous aider dans l’affaire que vous savez… M. Sauvaire serait peut-être tous disposé à vous rendre service.
Marius devint grave et garda un moment le silence. Il se consultait.
– Bah! dit-il, enfin, vous avez raison… Je ne dois reculer devant aucune tentative… Il faudra demain que j’aille voir cette femme; j’expliquerai ma visite, en lui parlant de mon frère.
La bouquetière regardait le jeune homme en face, avec de petits battements de paupières.
– Et surtout, reprit-elle en riant d’un rire forcé, n’allez pas rester au pied de cette enchanteresse… J’ai souvent entendu parler de ses toilettes riches et savantes, de son esprit, de l’étrange pouvoir qu’elle a sur les hommes.
Marius, étonné de la voix émue de son amie, lui prit la main et l’examina d’un regard pénétrant.
– Qu’avez-vous donc? lui demanda-t-il. Ne dirait-on pas que je vais chez le diable et que je suis un pêcheur… Ah! 10ma pauvre Fine, je suis loin de penser à de pareilles bêtises. J’ai une tâche sacrée à remplir… Puis, regardez-moi bien. Quelle est la femme qui voudrait d’un magot pareil?
La jeune fille le regarda et elle fut toute surprise de ne plus le trouver laid. Jadis, il lui avait semblé affreux; maintenant elle voyait comme de la lumière sortir de son visage et lui transfigurer la face. Le jeune homme lui serra amicalement la main, et elle demeura toute troublée.
Le lendemain soir, ainsi qu’il l’avait résolu, Marius se présenta chez Armande.
11II
UNE LORETTE MARSEILLAISE
Armande avait une origine fort mystérieuse. Elle prétendait être née dans l’Inde, d’une femme indigène et d’un officier anglais. Elle partait de là et contait, à qui voulait l’entendre, un roman dont elle était l’héroïne. Elle mettait sa première faute sur le compte d’un riche protecteur qui l’avait prise chez lui, à la mort de son père, et qui l’avait élevée délicatement pour en faire plus tard sa maîtresse, comme on engraisse une volaille pour la trouver plus savoureuse et plus tendre sous la dent. Son esprit se plaisait dans ce conte brutalement romanesque.
Grâce à ses mensonges, sa véritable histoire ne fut jamais connue. Elle s’était abattue un jour sur Marseille, comme un de ces oiseaux qui flairent de loin une contrée riche en proies de toute espèce. En s’établissant dans une ville riche et industrielle, elle avait fait preuve d’une rare intelligence. Dès son arrivée, elle s’attaqua aux gens de commerce, aux jeunes négociants qui remuent l’argent à la pelle. Elle comprit que ces garçons, cloués toute la journée dans un bureau, 12désirent âprement s’amuser le soir et jeter un peu de l’or qu’ils ont gagné.
Elle tendit ses pièges avec art. Elle monta sa maison sur un grand pied et lui donna une sorte de cachet aristocratique. Il lui fut aisé de vaincre toutes les rivales qu’elle trouva installées dans la ville. Ces pauvres filles déchues étaient d’une ignorance crasse; elles s’habillaient mal, savaient à peine parler, étalaient un luxe mesquin et ignoble, s’abandonnaient bêtement. Armande les écrasa de toute son élégance et de tout l’esprit qu’elle avait acquis çà et là en se frottant à des gens bien élevés. Elle devint en peu de mois une sorte de célébrité mondaine.
Chez elle, comme le disait naïvement Sauvaire, elle prenait des airs de duchesse. Un goût exquis avait présidé à l’ameublement de son logis.
Elle ouvrit son salon, elle attira les jeunes gens riches par le bruit qu’elle faisait faire autour d’elle, et les retint par sa bonne grâce et la distinction de ses manières. La femme entretenue perçait à peine sous la maîtresse de maison. Elle avait des amants, elle les montrait même volontiers; mais, en public, dans ses soirées, elle gardait une décence dont on lui tenait grand compte. Elle était le type du vice élégant, parfumé, spirituel.
Elle s’entoura peu à peu de tous les viveurs de la ville. Elle n’admettait d’ail13leurs que des gens riches, gagnant beaucoup et dépensant plus encore. Dans les commencements, elle n’eut qu’à choisir ses victimes; une foule était à ses pieds. Elle croqua à belles dents plusieurs fortunes, vivant en plein luxe, fournissant aux besoins de sa maison, qui étaient énormes.
Les gens sages et graves la regardaient comme une véritable plaie, comme un gouffre sans fond où allaient s’engloutir les capitaux des jeunes commerçants marseillais. Les femmes entretenues, ses rivales, la déchiraient à belles dents et l’accusaient d’intrigues honteuses; elles tournaient en moquerie son visage maigre, ses rides précoces; elles disaient qu’elle était laide, – ce qui était presque vrai, – et déclaraient ne rien comprendre à l’engouement que ces imbéciles d’hommes avaient pour cette pécore. Armande les laissait dire, et régnait tranquillement. Pendant plusieurs années elle les domina par son esprit, par son luxe, par sa science de femme élégante et raffinée. On allait chez elle en habit noir et en cravate blanche.
Puis, sans cause apparente, tout d’un coup, son crédit baissa. La gêne vint et fit comme des trous dans son luxe. Sans doute sa mode était passée, les amants généreux manquaient. Elle tomba dans les transes de cette demi-misère qui porte de la soie et marche sur des tapis. Sen14tant qu’elle allait rouler dans le ruisseau si elle ne faisait pas des efforts prodigieux pour garder son appartement de grande dame, elle lutta avec désespoir contre la mauvaise chance. Elle comprenait que son prestige venait uniquement de sa richesse apparente, de ses toilettes exquises, de l’argent qui lui permettait de jouer à l’aise son rôle de duchesse déclassée. Le jour où la soie lui manquerait, où elle fermerait son salon, elle savait qu’elle deviendrait une pauvre fille, une créature laide et fanée dont personne ne voudrait plus. Aussi déploya-t-elle une énergie fébrile pour trouver des amants, pour se procurer de l’argent à tout prix.
C’est à cette époque qu’elle fit la connaissance d’une dame Mercier, qui lui avança quelques fonds à un taux exorbitant. Elle avait dupé tant de jeunes imbéciles qu’elle se laissa duper à son tour, sans trop se plaindre.
Elle espérait d’ailleurs faire payer le capital et les intérêts des sommes empruntées, au premier homme riche dont elle serait la maîtresse. Les hommes riches ne se présentèrent pas; la jeune femme devint de plus en plus inquiète et embarrassée.
Armande, poussée par la nécessité, sentant chaque jour sa beauté, son gagne-pain, s’en aller avec son luxe, en arriva au crime. Déjà, pour faire face aux exigences de ses créanciers, elle avait dû 15vendre des glaces, des meubles, des porcelaines; sa maison se vidait, elle voyait peu à peu les murs se dénuder et elle songeait avec effroi à l’heure où elle se trouverait, lasse et vieillie, entre quatre murailles nues. Les amants se sauveraient alors de son bouge, elle mourrait de misère et de honte.
Les tapissiers, les modistes, tous les fournisseurs auxquels elle devait, devenaient plus âpres en flairant la ruine prochaine de leur cliente; ils savaient que les amants se faisaient rares, ils exigeaient le remboursement immédiat de leurs créances. Quelques uns d’entre eux parlèrent de saisir le mobilier. Armande comprit qu’elle était perdue, si elle ne battait pas monnaie tout de suite, n’importe de quelle façon.
Elle eut recours à un moyen extrême. Elle imita l’écriture de trois ou quatre amants qu’elle avait, et se souscrivit à son ordre des billets qu’elle signa des noms de ces hommes. Puis, n’osant se présenter chez un banquier, elle s’adressa à la dame Mercier, qui consentit à lui escompter quelques-uns de ces billets. Il est à croire que l’usurière n’ignorait pas l’origine des effets et qu’elle spéculait même sur l’infamie d’Armande. La tenant dans ses griffes, pouvant à toute heure lancer une plainte au procureur du roi, comptant d’ailleurs sur les souscripteurs supposés qui auraient eu inté16rêt à éviter un scandale, elle considérait les faux, qu’elle possédait en garantie, comme préférables à de bonnes traites. Elle basait toute une fortune sur ses complaisances criminelles, exigeant des intérêts énormes, embrouillant de plus en plus les affaires de la lorette, se mettant complètement à sa charge, jouant un rôle de ruse et d’hypocrisie dont elle se tirait à merveille.
Pendant près de deux ans, Armande vivota, sans inquiétude. Elle avait mis les billets payables chez elle, et, à chaque échéance, elle faisait l’argent coûte que coûte, tirant cent francs du premier homme qu’elle rencontrait, complétant la somme nécessaire en vendant quelque chose, en empruntant encore, en faisant de nouvelles traites fausses. La Mercier continuait à se montrer humble et serviable; elle voulait tenir sa proie étroitement serrée, avant de montrer les dents et de mordre.
Puis vint un moment où Armande ne put décidément pas rembourser les billets faux. Elle se jetait en vain dans le ruisseau; elle allait au Château-des-Fleurs, comme une fille; elle ne parvenait plus à gagner la somme qu’il lui fallait pour entretenir sa maison.
C’est à ce moment-là qu’elle fit la connaissance de Sauvaire; elle lâcha pour lui un comte qu’elle avait ruiné, croyant que le maître portefaix était riche et gé17néreux. En d’autres temps, lorsqu’elle était la reine de Marseille et qu’elle étalait insolemment son velours et ses dentelles, elle aurait regardé Sauvaire du haut de la richesse et de l’élégance de ses amants. Mais maintenant elle ne dédaignait plus aucune proie; elle s’attaquait à la foule, et se serait volontiers mise à ramasser de l’argent dans des mains sales et ignobles. L’ancien ouvrier prit pour de la tendresse la nécessité qui poussait la jeune femme dans ses bras. Armande, au bout de quelques mois, s’aperçut avec terreur que son nouvel amant avait l’économie prudente du parvenu et qu’il s’appliquait en égoïste tout l’argent qu’il dépensait. Deux ou trois des billets faux ne furent pas payés; la dame Mercier commença à se fâcher.
Les choses en étaient là lorsque, un soir, Marius se rendit naïvement chez la lorette. Il croyait encore trouver dans son salon une partie de la riche et nombreuse société à laquelle son frère l’avait présenté. Il rêvait vaguement de lier connaissance avec quelque jeune négociant qui lui viendrait en aide; il comptait même un peu sur Sauvaire, dont Fine avait volontairement exagéré l’obligeance.
Il fut très étonné de trouver le salon vide. Une seule lampe éclairait cette grande pièce, qui lui parut singulièrement nue. Sauvaire était à demi couché 18sur un vaste divan, et il semblait digérer avec affectation le dîner qu’il venait de faire, lâchant quelques boutons de son gilet et tenant un cure-dents entre ses doigts. À côté de lui, assise dans un fauteuil, Armande lisait Graziella, en appuyant rêveusement le front sur la paume de sa main gauche; une levrette, qu’elle nommait Djali, était couchée à ses pieds, la tête posée le long de ses pantoufles de velours cerise.
Un des moyens de séduction employé par Armande était de lire devant ses amants les œuvres des grands poëtes modernes. Elle avait une petite bibliothèque, où se trouvaient les ouvrages de Châteaubriand, de Victor Hugo, de Lamartine, de Musset.
Le soir, dans la clarté pâle de la lampe, à l’heure où elle était encore belle, elle épelait langoureusement des pages de vers ou de prose poétique. Cela mettait comme une auréole autour de sa tête. Les amants croyaient avoir affaire à une fille ignorante, et ils trouvaient une dame instruite, presque lettrée, qui lisait des livres qu’eux-mêmes n’avaient jamais eu ni le temps, ni le courage de feuilleter. Sauvaire surtout se sentit écrasé et dominé, le jour où sa maîtresse prit un recueil de vers et se mit tranquillement à en tourner les pages devant lui. À peine parcourait-il parfois un journal. Une femme ouvrant un volume de poé19sies lui parut une créature supérieure. Chaque fois qu’Armande lisait en sa présence, il se recueillait, il prenait un air précieux et charmé. Il lui semblait qu’il devenait savant lui-même.
Marius eut un léger sourire en voyant l’attitude penchée d’Armande, feignant l’extase, et la posture de Sauvaire qui se vautrait sur le divan, les mains jointes au milieu du ventre. Il y avait toute une comédie entre l’hypocrisie savante de cette femme et le contentement épais et aveugle de cet homme.
La lorette accueillit le nouveau venu avec cette grâce facile et enjouée qui est une des nécessités de son métier. Elle avait eu des rapports plus ou moins intimes avec Philippe, elle traitait Marius en vieille connaissance. Elle le fit asseoir, en lui reprochant la rareté de ses visites.
– Je sais bien, ajouta-t-elle, que vous avez eu beaucoup d’ennuis dans ces derniers temps. Ce pauvre Philippe!… je me l’imagine parfois dans un cachot humide, lui qui aimait tant le luxe et les plaisirs… Cela lui apprendra à mieux placer ses tendresses.
Sauvaire s’était un peu relevé. Il avait la bonne qualité de ne pas être jaloux; il se montrait au contraire tout fier des amants que sa maîtresse avait eus. Les anciennes amours d’Armande doublaient à ses yeux le prix de sa bonne fortune. D’ailleurs, Marius lui parut si chétif, qu’il 20fut charmé de paraître vigoureux à côté de lui.
La jeune femme présenta les deux hommes l’un à l’autre.
– Oh! nous nous connaissons dit le maître portefaix avec un rire satisfait… Je connais aussi M. Philippe Cayol. En voilà un gaillard!…
À la vérité, Sauvaire était enchanté d’être trouvé en tête-à-tête avec Armande. Il se mit à la tutoyer, à appuyer sur les plaisirs qu’ils prenaient ensemble. Il continua en parlant de Philippe et en s’adressant à sa maîtresse:
– Il venait souvent chez toi, n’est-ce pas?… Ah! va, ne t’en défends pas; je crois que vous vous êtes aimés… Je le rencontrais parfois au Château-des-Fleurs… Nous y sommes allés hier, au Château-des-Fleurs. Hein? ma chère, quelle foule, que de toilettes!
Il se tourna vers Marius.
– Le soir, ajouta-t-il, nous avons mangé au restaurant…. C’est très cher, monsieur. Tout le monde ne peut pas se payer cela.
Armande paraissait souffrir. Il y avait encore au fond de cette femme des délicatesses étranges, un reste de ses jouissances exquises d’autrefois. Elle regardait Marius avec de légers haussements d’épaule, avec des coups d’œil qui raillaient Sauvaire. Celui-ci, imperturbable, s’étalait complaisamment.
21Marius devina alors les embarras et les tourments de la lorette. Il lui vint comme des pitiés en voyant le salon désert et en comprenant sur quelle pente effroyable roulait cette femme qu’il avait connue insouciante et heureuse. Il regretta d’être monté.
À un moment, il resta seul avec Sauvaire, qui se mit à lui expliquer sa fortune et à lui conter sa joyeuse vie. Une servante était venue dire tout bas à Armande que Mme Mercier se trouvait dans l’antichambre et qu’elle paraissait fort en colère.
22III
OÙ LA DAME MERCIER MONTRE SES GRIFFES
Mme Mercier était une petite vieille de cinquante ans, ronde, grasse, qui larmoyait toujours en se plaignant de la dureté des temps. Vêtue d’indienne déteinte, ayant sans cesse au bras un vieux cabas de paille qui lui servait de caisse, elle trottait à petits pas, avec des allures sournoises de chatte. Elle se faisait humble et misérable, elle prenait des airs malheureux pour apitoyer les gens. Son visage frais, où les rides semblaient des plis de graisse, protestait contre les larmes qui l’inondaient à chaque minute.
L’usurière joua admirablement son rôle auprès d’Armande. Elle fit d’abord la bonne femme. Elle s’empara de la lorette avec un art infernal, se montrant tour à tour serviable et égoïste, embrouillant les comptes, laissant croître les intérêts, mettant sa débitrice dans l’impossibilité de rien vérifier.
Ainsi, lorsqu’un billet arrivait à échéance et qu’Armande n’avait pas les fonds, Mme Mercier se désolait, puis elle promettait d’emprunter l’argent à quel23qu’un, déclarant qu’elle ne possédait pas elle-même la somme nécessaire. Elle avançait le montant du billet, se faisait rembourser immédiatement par la lorette, qui avait ainsi un nouvel intérêt à payer. Dans ce va-et-vient d’effets, dans ce continuel accroissement du taux, Armande ne savait plus quel était son compte, ce qu’elle avait payé ni ce qu’elle devait encore. Toujours la dette augmentait, sans que l’usurière fît de nouveaux prêts, et plus la créance vieillissait, plus elle devenait obscure. La jeune femme se sentait perdue au fond d’un chaos.
L’usurière gardait ses allures éplorées et câlines. Quand elle fournissait l’argent elle-même pour qu’Armande pût la payer, elle lui faisait sentir tout son dévouement, tout l’héroïsme de sa conduite.
– Vous n’avez jamais vu une créancière comme moi, disait-elle. Je vais jusqu’à emprunter l’argent dont vous avez besoin. C’est beau cela!
– Mais, répondait Armande, c’est pour vous que vous empruntez cet argent, puisque je vous le donne.
– Pas du tout, reprenait la vieille. Je cherche uniquement à vous rendre service.
Mme Mercier s’introduisit ainsi peu à peu dans la maison. Tous les deux ou trois jours elle venait y montrer sa face rusée et attendrie. Armande devint sa 24propriété, son esclave. Tantôt elle accourait, se laissait aller avec désespoir sur une chaise, et accusait la jeune femme de vouloir se sauver sans la payer; il fallait qu’on lui fît visiter l’appartement pour lui montrer que les malles n’étaient pas faites. Tantôt elle sonnait violemment, elle se disait volée, elle reprochait ses dépenses à la lorette, elle comparait sa misérable vie à la sienne, elle lui reprochait d’être insolvable et criblée de dettes, et finissait en demandant de nouvelles garanties.
D’autres fois, elle venait brusquement réclamer de l’argent, puis elle s’adoucissait, elle pleurait misère, et elle s’en allait en traînant les pieds d’une façon lamentable. Chacune de ses visites était accompagnée d’un déluge de pleurs. Elle avait les larmes faciles et abusait de cet avantage pour embarrasser les gens.
Elle faisait suivre chaque plainte d’un sanglot, elle se tortillait pitoyablement sur sa chaise, elle prononçait d’une voix dolente les moindres paroles. Armande, lasse et ahurie, restait d’ordinaire devant elle sans trouver une parole; par moments, elle lui aurait tout abandonné, son linge, ses robes, son mobilier, pour être débarrassée de ses lamentations continuelles.
L’usurière avait inventé un autre genre d’exploitation. Parfois, elle arrivait, les yeux rouges, déclarant qu’elle n’avait 25pas de pain, qu’elle se mourait. La jeune femme, agacée, énervée, lui disait de s’asseoir et de manger. D’autres fois, la vieille versait des ruisseaux de larmes pour avoir du sucre ou du café ou de l’eau-de-vie.
– Hélas! chère dame, pleurnichait-elle, je suis bien malheureuse. Ce matin, j’ai dû prendre mon café sans sucre, et, demain, je n’aurai ni sucre, ni café. Soyez charitable… C’est vous qui me mettez ainsi sur la paille; si vous me donniez mon argent, je ne serais pas forcée de venir mendier… Par grâce, donnez-moi quelques livres de café et de sucre. Ça comptera pour tous les services que je vous ai rendus.
Armande n’osait refuser. Elle dépensait ses derniers sous, tremblante devant certains regards fauves et railleurs de sa créancière. Si elle déclarait qu’elle n’avait pas d’argent:
– C’est bien, répondait l’usurière, je vais présenter à votre amant le billet que vous m’avez remis…
La lorette ne la laissait pas achever. Elle envoyait vendre quelque chose et lui achetait ce qu’elle désirait. La malheureuse fille fermait les yeux pour ne pas voir le gouffre creusé devant elle. Elle appartenait à cette femme qui tenait entre ses mains des preuves terribles contre elle, et elle lui obéissait, sourdement irritée, se demandant avec désespoir par 26quels moyens elle pourrait s’échapper de ses griffes.
Pendant près de deux ans, Mme Mercier pleura et tira d’Armande tout ce qu’elle put. Elle ne s’en allait jamais les mains vides.
L’argent qu’elle avait prêté à la lorette lui rapportait déjà le deux cent cinquante pour cent. Si le capital se trouvait compromis, les intérêts couvraient deux ou trois fois la somme. Un jour, l’usurière comprit qu’elle devait changer de tactique. Armande ne la recevait plus qu’avec des frémissements nerveux qui devaient amener une crise. D’ailleurs, elle n’avait plus le sou, et, à deux reprises, elle s’était carrément refusée à lui donner du sucre.
Dès lors, la vieille résolut de ne plus pleurer et d’employer les grands moyens. Il lui restait à jouer le tout pour le tout, à exiger de la lorette un payement immédiat de l’arriéré, en la menaçant d’adresser une plainte au procureur du roi.
Elle avait eu la prudence de ne jamais témoigner de soupçon au sujet des billets faux qu’elle possédait; Armande croyait qu’elle ne se doutait de rien.
Le plan de l’usurière fut bientôt arrêté. Elle décida qu’elle irait chez la jeune femme et qu’elle lui ferait une peur atroce. Si un de ses amants se trouvait là, elle s’adresserait à lui, elle soulèverait un scandale et arriverait à rentrer dans 27son argent d’une façon quelconque. Elle voulait dévorer sa proie, après lui avoir sucé tout le sang de ses veines.
La veille, était échu le billet de mille francs qu’Armande avait signé du nom de Sauvaire et qu’elle avait donné en renouvellement d’un autre effet à Mme Mercier. Cette dernière, ayant un prétexte pour se fâcher, résolut de ne pas attendre davantage. Elle se présenta chez la jeune femme juste au moment où Marius et le maître portefaix se trouvaient là.
Armande était toute troublée en l’abordant dans l’antichambre. Elle l’entraîna au fond d’un petit boudoir qui n’était séparé du salon que par une mince porte. Elle lui offrit un siége, avec ce regard craintif et suppliant que prennent les gens insolvables vis-à-vis de leurs créanciers.
– Ah! ça, cria l’usurière en refusant le siége, vous moquez-vous de moi, ma bonne dame!… Encore un billet qui me revient sans être payé!… Je suis lasse à la fin.
Elle avait croisé les bras, elle parlait d’une voix haute et insolente. Son petit visage gras et rouge luisait de colère; il était rayonnant d’une joie mauvaise. Armande aurait préféré voir cette femme pleurant et se lamentant d’un ton traînard, comme à l’ordinaire.
– Par grâce, lui dit-elle effrayée, parlez plus bas. J’ai du monde… Vous savez 28combien ma position est embarrassée. Accordez-moi quelques jours.
Mme Mercier eut un geste brusque. Elle se dressait sur la pointe des pieds, elle parlait dans le visage de la lorette.
– Qu’est-ce que ça me fait, à moi, que vous ayez du monde?… reprit-elle sans baisser le ton. Je veux être payée, et tout de suite!… Madame porte des chapeaux, madame va au Château-des-Fleurs, madame a des amants qui lui donnent mille jouissances… Est-ce que j’en ai, moi, des amants?… Je me prive, je mange du pain sec et bois de l’eau, tandis que vous vous gorgez de bonnes choses. Cela ne peut pas durer. Il me faut mon argent, où je vous mènerai quelque part… Vous savez où, n’est-ce pas?
Elle accompagna ces mots d’un coup d’œil menaçant et cruel. Armande devint pâle comme une morte.
– Ah! cela vous chiffonne, continua la vieille en ricanant… Vous m’avez donc prise pour une imbécile. Si j’ai fait la bête, c’est que je l’ai bien voulu, c’est que sans doute j’avais intérêt à le faire…
Elle se mit à rire en haussant les épaules. Puis elle ajouta violemment:
– Si vous ne me payez pas ce soir, j’écris demain au procureur du roi.
– Je ne sais ce que vous voulez dire, balbutia Armande.
L’usurière s’était assise. Elle se sentait maîtresse de la position; elle voulait se 29
1Première partie
I
COMME QUOI BLANCHE DE CAZALIS S’ENFUIT AVEC PHILIPPE CAYOL
Vers la fin du mois de mai 184., un homme, d’une trentaine d’années, marchait rapidement dans un sentier du quartier Saint-Joseph, près des Aygalades. Il avait confié son cheval au méger d’une campagne voisine, et il se dirigeait vers une grande maison carrée, solidement bâtie, sorte de château campagnard comme on en trouve beaucoup sur les coteaux de la Provence.
Il fit un détour pour éviter le château et alla s’assoir au fond d’un bois de pins 2qui s’étendait derrière l’habitation. Là, écartant les branches, inquiet et fiévreux, il interrogea les sentiers du regard, semblant attendre quelqu’un avec impatience. Par moments, il se levait, faisait quelques pas, puis s’asseyait de nouveau en frémissant.
Cet homme, haut de taille et de tournure étrange, portait de larges favoris noirs. Son visage allongé, creusé de traits énergiques, avait une sorte de beauté violente et emportée. Et, brusquement, ses yeux s’adoucirent, ses lèvres fortes et épaisses eurent un sourire tendre. Une jeune fille venait de sortir du château, et, se courbant comme pour se cacher, elle accourait vers le bois de pins.
Haletante, toute rose, elle arriva sous les arbres. Elle avait à peine seize ans. Au milieu des rubans bleus de son chapeau de paille, son jeune visage souriait d’un air joyeux et effarouché. Ses cheveux blonds tombaient sur ses épaules; ses petites mains, appuyées contre sa poitrine, tâchaient de calmer les bonds de son cœur.
– Comme vous vous faites attendre, Blanche, dit le jeune homme. Je n’espérais plus vous voir.
Et il la fit assoir à son côté, sur la mousse.
– Pardonnez-moi, Philippe, répondit la jeune fille. Mon oncle est allé à Aix pour acheter une propriété; mais je ne 3pouvais me débarrasser de ma gouvernante.
Elle s’abandonna à l’étreinte de celui qu’elle aimait, et les deux amoureux eurent une de ces longues causeries, si niaises et si douces. Blanche était une grande enfant qui jouait avec son amant comme elle aurait joué avec une poupée; Philippe, ardent et muet, serrait et regardait la jeune fille avec tous les emportements de l’ambition et de la passion.
Et, comme ils étaient là, oubliant le monde, ils aperçurent, en levant la tête, des paysans qui suivaient le sentier voisin et qui les regardaient en riant. Blanche effrayée s’éloigna de son amant.
– Je suis perdue! dit-elle toute pâle. Ces hommes vont avertir mon oncle. Ah! par pitié, sauvez-moi, Philippe.
À ce cri, le jeune homme se leva d’un mouvement brusque.
– Si vous voulez que je vous sauve, répondit-il avec feu, il faut que vous me suiviez. Venez, fuyons ensemble. Demain, votre oncle consentira à notre mariage… Nous contenterons éternellement nos tendresses.
– Fuir, fuir… répétait l’enfant. Ah! je ne m’en sens pas le courage. Je suis trop faible, trop craintive…
– Je te soutiendrai, Blanche… Nous vivrons une vie d’amour.
Blanche, sans entendre, sans répondre, 4laissa aller sa tête sur l’épaule de Philippe.
– Oh! j’ai peur, j’ai peur du couvent, reprit-elle à voix basse… Tu m’épouseras, tu m’aimeras toujours?
– Je t’aime… Vois, je suis à genoux.
Alors, fermant les yeux, s’abandonnant au gouffre, Blanche descendit le coteau en courant, au bras de Philippe. Comme elle s’éloignait, elle regarda une dernière fois la maison qu’elle quittait, et une émotion poignante lui mit de grosses larmes dans les yeux.
Une minute d’égarement et d’épouvante avait suffi pour la jeter dans les bras de son amant, brisée et confiante. Elle aimait Philippe de toutes les premières ardeurs de son jeune sang et de toutes les folies de son inexpérience. Elle s’échappait comme une pensionnaire; elle s’en allait volontairement, sans réfléchir aux terribles conséquences de sa fuite. Et Philippe l’emmenait, ivre de sa victoire, frémissant de la sentir marcher et haleter à son côté.
Le jeune homme voulait courir à Marseille pour se procurer un fiacre. Mais il craignit de laisser Blanche seule sur la grande route, et il préféra aller à pied avec elle jusqu’à la campagne de sa mère. Ils se trouvaient à une grande lieue de cette campagne, située au quartier de Saint-Just.
Philippe dut abandonner son cheval, et 5les deux amants se mirent bravement en marche. Ils traversèrent des prairies, des terres labourées, des bois de pins, coupant à travers champs, marchant à grands pas. Il était environ quatre heures. Le soleil, d’un blond ardent, jetait devant eux de larges nappes de lumière. Et ils couraient dans l’air tiède, sous les ardeurs du ciel bleu, poussés en avant par la folie qui les mordait au cœur. Lorsqu’ils passaient, les paysans levaient la tête et les regardaient fuir avec étonnement.
Ils ne mirent pas une heure pour arriver à la campagne de la mère de Philippe. Blanche, exténuée, s’assit sur un banc de pierre qui se trouvait à la porte, tandis que le jeune homme était allé écarter les importuns. Puis il revint et fit monter la jeune fille dans sa chambre. Il avait prié Ayasse, un jardinier que sa mère occupait ce jour-là, d’aller chercher un fiacre à Marseille.
Les deux amants étaient dans la fièvre de leur fuite. En attendant le fiacre, ils restèrent muets et anxieux. Philippe avait fait asseoir Blanche sur une petite chaise; à genoux devant elle, il la regardait longuement, il la rassurait en baisant avec douceur la main qu’elle lui abandonnait.
– Tu ne peux garder cette robe légère, lui dit-il enfin… Veux-tu t’habiller en homme?
6Blanche sourit. Elle éprouvait une joie d’enfant à la pensée de se déguiser.
– Mon frère est de petite taille, continua Philippe. Tu vas mettre ses vêtements.
Ce fut une fête. La jeune fille passa le pantalon en riant. Elle était d’une gaucherie charmante, et Philippe baisait avidement la rougeur de ses joues. Quand elle fut habillée, elle avait l’air d’un petit homme, d’un gamin de douze ans. Elle eut toutes les peines du monde à faire tenir le flot de ses cheveux dans le chapeau. Et les mains de son amant tremblaient en ramenant les boucles rebelles.
Ayasse revint enfin avec le fiacre. Il consentit à recevoir les deux fugitifs dans son domicile situé à Saint-Barnabé. Philippe prit tout l’argent qu’il possédait, et tous trois ils quittèrent la campagne et montèrent en voiture.
Ils firent arrêter le fiacre au pont du Jarret, et gagnèrent à pied la demeure d’Ayasse. Philippe avait résolu de passer la nuit dans cette retraite.
Le crépuscule était venu. Des ombres transparentes tombaient du ciel pâle, et d’âcres odeurs montaient de la terre, chaude encore des derniers rayons. Alors une vague crainte s’empara de Blanche. Lorsque, à la nuit naissante, dans les voluptés du soir, elle se trouva seule, entre les bras de son amant, toutes ses pu7deurs effrayées de jeune fille s’éveillèrent, et elle frissonna, prise d’un malaise inconnu. Elle s’abandonnait, elle était heureuse et épouvantée de se trouver livrée toute entière à la passion fougueuse de Philippe. Elle défaillait, elle voulait gagner du temps.
– Écoute, dit-elle, je vais écrire à l’abbé Chastanier, mon confesseur… Il ira voir mon oncle, il obtiendra de lui mon pardon, il le décidera peut-être à nous marier ensemble… Il me semble que je tremblerais moins si j’étais ta femme.
Philippe sourit de la naïveté tendre de cette dernière phrase.
– Écris à l’abbé Chastanier, répondit-il. Moi, je vais faire connaître notre retraite à mon frère. Il viendra demain et portera ta lettre.
Puis, la nuit se fit, tiède et voluptueuse. Et, devant Dieu, Blanche devint l’épouse de Philippe. Elle s’était livrée d’elle-même, elle n’avait pas eu un cri de révolte, elle péchait par ignorance, comme Philippe péchait par ambition et par passion. Ah! la douce et terrible nuit! elle devait frapper les deux amants de misère et leur donner toute une existence de souffrance et de regrets.
Ce fut ainsi que Blanche de Cazalis s’enfuit avec Philippe Cayol, par une claire soirée de mai.
8II
OÙ L’ON FAIT CONNAISSANCE DU HÉROS, MARIUS CAYOL
Marius Cayol, le frère de l’amant de Blanche, avait environ vingt-cinq ans. Il était petit, maigre, d’allure chétive. Son visage jaune clair, percé d’yeux noirs, longs et minces, s’éclairait par moments d’un bon sourire de dévouement et de résignation. Il marchait un peu courbé, avec des hésitations et des timidités d’enfant. Et, lorsque la haine du mal, l’amour du juste le redressaient, il devenait presque beau.
Il avait pris toute la tâche pénible, dans la famille, laissant son frère obéir à ses instincts ambitieux et passionnés. Il se faisait tout petit à côté de lui, il disait d’ordinaire qu’il était laid et qu’il devait rester dans sa laideur; il ajoutait qu’il fallait excuser Philippe d’aimer à étaler sa haute taille et la beauté forte de son visage. D’ailleurs, à l’occasion, il se montrait sévère pour ce grand enfant fougueux qui était son aîné et qu’il traitrait avec des remontrances et des tendresses de père.
Leur mère, restée veuve, n’avait pas de 9fortune. Elle vivait difficilement avec les débris d’une dot que son mari avait compromise dans le commerce. Cet argent, placé chez un banquier, lui donnait de petites rentes qui lui suffirent pour élever ses deux fils. Mais, lorsque les enfants furent devenus grands, elle leur montra ses mains vides, elle les mit en face des difficultés de la vie.
Et les deux frères, jetés ainsi dans les luttes de l’existence, poussés par leurs tempéraments différents, prirent deux routes opposées.
Philippe, qui avait des appétits de richesse et de liberté, ne put se plier au travail. Il voulait arriver d’un seul coup à la fortune, il rêva de faire un riche mariage. C’était là, selon lui, un excellent expédient, un moyen rapide d’avoir des rentes et une jolie femme.
Alors, il vécut au soleil, il se fit amoureux, il devint même un peu viveur. Il éprouvait des jouissances infinies à être bien mis, à promener dans Marseille sa brusquerie élégante, ses vêtements d’une coupe originale, ses regards et ses paroles d’amour. Sa mère et son frère qui le gâtaient, tâchaient de fournir à ses caprices. D’ailleurs, Philippe était de bonne foi: il adorait les femmes, il lui semblait tout naturel d’être aimé et enlevé un beau jour par une jeune fille noble, riche et belle.
Marius, tandis que son frère étalait sa 10bonne mine, était entré en qualité de commis chez M. Martelly, un armateur qui demeurait rue de la Darse. Il se trouvait à l’aise dans l’ombre de son bureau; toute son ambition consistait à gagner une modeste aisance, à vivre ignoré et paisible. Puis il éprouvait des voluptés secrètes, lorsqu’il secourait sa mère ou son frère. L’argent qu’il gagnait lui était cher, car il pouvait donner cet argent, faire des heureux, goûter lui-même les bonheurs profonds du dévouement. Il avait pris dans la vie la route droite, le sentier pénible qui monte à la paix, à la joie, à la dignité.
Il se rendait à son bureau, lorsqu’on lui remit la lettre dans laquelle son frère lui annonçait sa fuite avec mademoiselle de Cazalis. Il fut pris d’un étonnement douloureux; il mesura d’un coup d’œil l’abîme au fond duquel venaient de se jeter les deux amants. Il se rendit en toute hâte à Saint-Barnabé.
La maison du jardinier Ayasse avait, devant la porte, une treille qui formait un petit berceau; deux gros mûriers, taillés en parasol, étendaient leurs branches noueuses et jetaient leur ombre sur le seuil. Marius trouva Philippe sous la treille, regardant avec inquiétude et amour Blanche de Cazalis assise à côté de lui; la jeune fille, déjà lasse, était plongée dans les accablements des premiers soucis et des premières voluptés.
11L’entrevue fut pénible, pleine d’angoisse et de honte. Philippe s’était levé.
– Tu me blâmes? demanda-t-il en tendant la main à son frère.
– Oui, je te blâme, répondit Marius avec force. Tu as fait là une méchante action. L’orgueil t’a emporté, la passion t’a perdu. Tu n’as pas réfléchi aux malheurs que tu vas attirer sur les tiens et sur toi.
Philippe eut un mouvement de révolte.
– Tu as peur, dit-il amèrement. Moi, je n’ais pas calculé; j’aimais Blanche, Blanche m’aimait. Je lui ai dit: «Veux-tu venir avec moi?» Et elle est venue. Voilà notre histoire. Nous ne sommes coupables ni l’un ni l’autre.
– Pourquoi mens-tu? reprit Marius avec une sévérité plus haute. Tu n’es pas un enfant. Tu sais bien que ton devoir était de défendre cette jeune fille contre elle-même: tu devais l’arrêter au bord du gouffre, l’empêcher de te suivre. Ah! ne me parle pas de passion. Moi, je ne connais que la passion de la justice et de l’honneur.
Philippe souriait dédaigneusement. Il attira Blanche sur sa poitrine.
– Mon pauvre Marius, dit-il, tu es un brave garçon, mais tu n’as jamais aimé, tu ignores la fièvre d’amour… Voici ma défense.
Et il se laissa embrasser par Blanche qui se tenait à lui avec des frémissements. 12La malheureuse enfant sentait bien qu’elle n’avait plus d’espoir qu’en cet homme. Elle s’était livrée, elle lui appartenait, elle le suivait comme son souverain maître. Et, maintenant, elle l’aimait presque en esclave, elle rampait vers lui, amoureuse et craintive.
Marius, désespéré, comprit qu’il ne gagnerait rien en parlant sagesse aux deux amants. Il se promit d’agir par lui-même, il voulut connaître tous les faits de la désolante aventure. Philippe répondit docilement à ses questions.
Il y a près de huit mois que je connais Blanche, dit-il. Je l’ai vue la première fois dans une fête publique. Elle souriait à la foule, et il me sembla que son sourire s’adressait à moi. Depuis ce jour, je l’ai aimée, j’ai cherché toutes les occasions de me rapprocher d’elle, de lui parler.
– Ne lui as-tu pas écrit? demanda Marius.
– Si, plusieurs fois.
– Où sont tes lettres?
– Elle les a brûlées… Chaque fois, j’achetais un bouquet à Fine, la bouquetière du cours Saint-Louis, et je glissais ma lettre au milieu des fleurs. La laitière Marguerite portait les bouquets à Blanche.
– Et tes lettres restaient sans réponse?
– Dans les commencements, Blanche a refusé les fleurs. Puis elle les a accep13tées; puis elle a fini par me répondre. J’étais fou d’amour. Je rêvais d’épouser Blanche, de l’aimer à jamais.
Marius haussa les épaules. Il entraîna Philippe à quelques pas, et là, continua l’entretien avec plus de dureté dans la voix.
– Tu es un imbécile ou un menteur, dit-il tranquillement; tu sais que M. de Cazalis, député, millionnaire, maître tout puissant dans Marseille, n’aurait jamais donné sa nièce à Philippe Cayol, pauvre, sans titre, et républicain pour comble de vulgarité. Avoue que tu as compté sur le scandale de votre fuite pour forcer la main à l’oncle de Blanche.
– Et quand cela serait! répondit Philippe avec fougue. Blanche m’aime, je n’ai pas violenté sa volonté. Elle m’a librement choisi pour mari.
– Oui, oui, je sais cela. Tu le répètes trop souvent pour que je ne sache pas ce que je dois en croire. Mais tu n’as pas songé à la colère de M. de Cazalis; cette colère va retomber terriblement sur toi et ta famille. Je connais l’homme; ce soir, il aura promené son orgueil outragé dans tout Marseille. Le mieux serait de reconduire la jeune fille à Saint-Joseph.
– Non, je ne le veux pas, je ne le peux pas… Blanche n’oserait jamais rentrer chez elle… Elle était à la campagne depuis une semaine à peine; je la voyais jusqu’à deux fois par jour dans un petit 14bois de pins; nous jouissions en paix de la liberté des champs. Son oncle ne savait rien, et le coup a dû être rude pour lui… Nous ne pouvons nous présenter en ce moment…
– Eh bien! écoute, donne-moi la lettre pour l’abbé Chastanier. Je verrai ce prêtre; s’il le faut, j’irai avec lui chez M. de Cazalis. Nous devons étouffer le scandale. J’ai une tâche à accomplir, la tâche de racheter ta faute… Jure-moi que tu ne quitteras pas cette maison, que tu attendras ici mes ordres, mes prières.
– Je te promets d’attendre, si aucun danger ne me menace.
Marius avait pris la main de Philippe, et le regardait en face, loyalement:
– Aime bien cette enfant, lui dit-il d’une voix profonde, en lui montrant Blanche; tu ne répareras jamais l’injure que tu lui as faite.
Il allait s’éloigner, lorsque Mlle de Cazalis s’avança. Elle joignait les mains, suppliante, étouffant ses larmes.
– Monsieur, balbutia-t-elle, si vous voyez mon oncle, dites lui bien que je l’aime… Je ne m’explique pas ce qui est arrivé… Je voudrais rester la femme de Philippe et retourner chez nous avec lui.
Marius s’inclina doucement.
– Espérez, dit-il.
Et il s’en alla, ému et troublé, sachant qu’il mentait et que l’espérance était folle.
15III
IL Y A DES VALETS DANS L’ÉGLISE
Marius, en arrivant à Marseille, courut à l’église Saint-Victor, à laquelle était attaché l’abbé Chastanier. Saint-Victor est une des plus vieilles églises de Marseille; ses murailles noires, hautes et crenelées, la font ressembler à un château-fort; on la dirait bâtie largement à coups de cognée par le peuple rude du port, qui a pour elle une vénération toute particulière.
Le jeune homme trouva l’abbé Chastanier dans la sacristie. Ce prêtre était un grand vieillard, à la figure longue et décharnée, d’une pâleur de cire; ses yeux, tristes et humbles, avaient la fixité vague de la souffrance et de la misère. Il revenait d’un enterrement et ôtait son surplis avec lenteur.
Son histoire était courte et douloureuse. Fils de paysans, d’une douceur et d’une naïveté d’enfant, il était entré dans les ordres, poussé par les désirs pieux de sa mère. Pour lui, en se faisant prêtre, il avait voulu faire un acte d’humilité, de dévouement absolu. Il croyait, en simple d’esprit, qu’un ministre de Dieu doit se 16renfermer dans l’infini de l’amour divin, renoncer aux ambitions et aux intrigues de ce monde, vivre au fond du sanctuaire, pardonnant les péchés d’une main et faisant l’aumône de l’autre.
Ah! le pauvre abbé, et comme on lui montra que les simples d’esprit ne sont bons qu’à souffrir et à rester dans l’ombre! Il apprit vite que l’ambition est une vertu sacerdotale, et que les jeunes prêtres aiment souvent Dieu pour les faveurs mondaines que distribue son Église. Il vit tous ses camarades du séminaire jouer des griffes et des dents et arracher çà et là des lambeaux de soie et de dentelle. Il assista à ces luttes intimes, à ces intrigues secrètes qui font d’un diocèse un petit royaume turbulent. Et, comme il demeurait humblement à genoux, comme il ne cherchait pas à plaire aux dames, comme il ne demandait rien et paraissait d’une piété stupide, on lui jeta une cure misérable ainsi qu’on jette un os à un chien.
Il resta ainsi plus de quarante ans dans un petit village situé entre Aubagne et Cassis. Son église était une sorte de grange, blanchie à la chaux, d’une nudité glaciale; l’hiver, lorsque le vent brisait une des vitres des fenêtres, le bon Dieu avait froid pendant plusieurs semaines, car le pauvre curé ne possédait pas toujours les quelques sous nécessaires pour faire remettre le carreau. D’ail17leurs, il ne se plaignit jamais, il vécut en paix dans la misère et la solitude; il éprouva même des joies profondes à souffrir, à se sentir le frère des mendiants de sa paroisse.
Il avait soixante ans, lorsqu’une de ses sœurs, qui était ouvrière à Marseille, devint infirme. Elle lui écrivit, elle le supplia de venir auprès d’elle. Le vieux prêtre se dévoua jusqu’à demander à son évêque un petit coin dans une église de la ville. On lui fit attendre ce petit coin pendant plusieurs mois et l’on finit par l’appeler à Saint-Victor. Il devait y faire, pour ainsi dire, tous les gros ouvrages, toutes les besognes de peu d’éclat et de peu de profit. Il priait sur les bières des pauvres et les conduisait au cimetière; il servait même de sacristain à l’occasion.
Ce fut alors qu’il commença à souffrir réellement. Tant qu’il était resté dans son désert, il avait pu être simple, pauvre et vieux à son aise. Maintenant il sentait qu’on lui faisait un crime de sa pauvreté et de sa vieillesse, de sa douceur et de sa naïveté. Et il eut le cœur déchiré, lorsqu’il comprit qu’il pouvait y avoir des valets dans l’Église. Il voyait bien qu’on le regardait avec moquerie et pitié. Il courbait la tête davantage, il se faisait plus humble, il pleurait de sentir sa foi ébranlée par les actes et les paroles des prêtres mondains qui l’entouraient.
18Heureusement, le soir, il avait de bonnes heures. Il soignait sa sœur, il se consolait à sa manière en se dévouant. Il entourait cette pauvre infirme de mille petites satisfactions. Il venait se réfugier auprès d’elle, et s’anéantissait dans cette dernière tendresse. Puis, une autre joie lui était venue: M. de Cazalis, qui se méfiait des jeunes abbés, l’avait choisi pour être le directeur de sa nièce. Le vieux prêtre ne tentait d’ordinaire aucune pénitente et ne confessait presque jamais; il fut ému aux larmes de la proposition du député, et il interrogea, il aima Blanche comme son enfant.
Marius lui remit la lettre de la jeune fille et étudia sur son visage les émotions que cette lettre allait exciter en lui. Il y vit se peindre une douleur poignante. D’ailleurs, le prêtre ne parut pas éprouver cette stupeur que cause une nouvelle accablante et inattendue, et Marius pensa que Blanche, en se confessant à lui, avait avoué les relations qui s’établissaient entre elle et Philippe.
– Vous avez bien fait de compter sur moi, Monsieur, dit l’abbé Chastanier à Marius. Mais je suis bien faible et bien mal habile… J’aurais dû montrer plus d’énergie.
La tête et les mains du pauvre homme avaient ce tremblement doux et triste des vieillards.
– Je suis à votre disposition, conti19nua-t-il… Comment puis-je venir en aide à la malheureuse enfant?
– Monsieur, répondit Marius, je suis le frère du jeune fou qui s’est enfui avec Mlle de Cazalis, et j’ai juré de réparer la faute, d’étouffer le scandale. Veuillez vous joindre à moi… L’honneur de la jeune fille est perdu, si son oncle a déjà déféré l’affaire à la justice. Allez le trouver, tâchez de calmer sa colère, dites-lui que sa nièce va lui être rendue.
– Pourquoi n’avez-vous pas amené l’enfant avec vous? Je connais la violence de M. de Cazalis; il voudra des certitudes.
– C’est justement cette violence qui a effrayé mon frère… D’ailleurs, nous ne pouvons raisonner maintenant. Les faits accomplis nous accablent. Croyez que je suis indigné comme vous, que je comprends toute la mauvaise action de mon frère… mais, par grâce, hâtons-nous. Nous parlerons ensuite de justice et d’honneur.
– C’est bien, dit simplement l’abbé. Je vais avec vous.
Ils suivirent le boulevard de la Corderie et arrivèrent au Cours Bonaparte, où se trouvait la maison de ville du député. M. de Cazalis, le lendemain de l’enlèvement, était rentré à Marseille, dès le matin, en proie à une colère et à un désespoir terribles.
L’abbé Chastanier arrêta Marius à la porte de la maison.
20– Ne montez pas, lui dit-il. Votre visite serait peut-être regardée comme une insulte. Laissez-moi faire, et attendez-moi.
Marius, pendant une grande heure, se promena avec fièvre sur le trottoir. Il eût voulu monter, expliquer lui-même les faits, demander pardon au nom de Philippe. Tandis que le malheur de sa famille s’agitait dans cette maison, il devait rester là, oisif et impatient, dans toutes les angoisses de l’atentte.
Enfin l’abbé Chastanier descendit. Il avait pleuré; ses yeux étaient rouges, ses lèvres tremblantes.
– M. de Cazalis ne veut rien entendre, dit-il d’une voix troublée. Je l’ai trouvé dans une irritation aveugle. Il est déjà allé chez le procureur du roi.
Ce que le pauvre prêtre ne disait pas, c’est que M. de Cazalis l’avait reçu avec les reproches les plus durs, calmant sa colère sur lui, l’accusant, dans son emportement, d’avoir donné de mauvais conseils à sa nièce. L’abbé avait courbé le dos; il s’était presque mis à genoux, ne se défendant point, demandant pitié pour autrui.
– Dites-moi tout, s’écria Marius désespéré.
– Il paraît, répondit le prêtre, que le paysan chez lequel votre frère avait laissé son cheval, a guidé M. de Cazalis dans ses recherches. Dès ce matin, une plainte 21a été déposée, et des perquisitions ont été faites à votre domicile, rue Sainte, et à la campagne de votre mère, au quartier de Saint-Just.
– Mon Dieu, mon Dieu, soupira Marius.
– M. de Cazalis jure qu’il écrasera votre famille. J’ai vainement tâché de le ramener à des sentiments plus doux. Il parle de faire arrêter votre mère…
– Ma mère!… Et pourquoi?
– Il prétend qu’elle est complice, qu’elle a aidé votre frère à enlever mademoiselle Blanche.
– Mais que faire, comment prouver la fausseté de tout cela?… Ah! malheureux Philippe! Notre mère en mourra.
Et Marius se mit à sangloter dans ses mains jointes. L’abbé Chastanier regardait ce désespoir avec une pitié attendrie; il comprenait la tendresse et la droiture de ce pauvre garçon qui pleurait ainsi en pleine rue.
– Voyons, dit-il, du courage, mon enfant.
– Vous avez raison, mon père, s’écria Marius, c’est du courage que je dois avoir. J’ai été lâche, ce matin. J’aurais dû arracher la jeune fille des bras de Philippe et la ramener à son oncle. Une voix me disait d’accomplir cet acte de justice, et je suis puni pour ne pas avoir écouté cette voix… Ils m’ont parlé d’amour, de passion, de mariage. Je me suis laissé attendrir…
22Ils gardèrent un moment le silence.
– Écoutez, dit brusquement Marius, venez avec moi. À nous deux, nous aurons la force de les séparer.
– Je veux bien, répondit l’abbé Chastanier.
Et, sans même songer à prendre une voiture, ils suivirent la rue de Breteuil, le quai du Canal, le quai Napoléon et remontèrent la Cannebière. Ils marchaient à grands pas, sans parler.
Comme ils arrivaient au cours Saint-Louis, une voix fraîche leur fit tourner la tête. C’était Fine, la bouquetière, qui appelait Marius.
Joséphine Cougourdan, que l’on appelait familièrement du diminutif caressant de Fine, était une de ces brunes enfants de Marseille, petites et potelées, dont les traits fins et réguliers ont gardé toute la pureté délicate du type grec. Sa tête ronde s’attachait sur des épaules un peu tombantes; son visage pâle entre les bandeaux de ses cheveux noirs exprimait une sorte de moquerie dédaigneuse; on lisait une énergie passionnée dans ses grands yeux sombres, que le sourire attendrissait par moments. Elle pouvait avoir vingt-deux à vingt-quatre ans.
À quinze ans, elle était restée orpheline, ayant à sa charge un frère, âgé au plus d’une dizaine d’années. Elle avait bravement continué le métier de sa mère, et, trois jours après l’enterrement, 23encore tout en larmes, elle était assise dans un kiosque du cours Saint-Louis, faisant et vendant des bouquets en poussant de gros soupirs.
La petite bouquetière devint bientôt l’enfant gâtée de Marseille. Elle eut la popularité de la jeunesse et de la grâce. Ses fleurs, disait-on, avaient un parfum plus doux et plus pénétrant. Les galants vinrent à la file; elle leur vendit ses roses, ses violettes, ses œillets, et rien de plus. Et c’est ainsi qu’elle put élever son frère cadet et le faire entrer, à dix-huit ans, chez un maître portefaix.
Les deux jeunes gens demeuraient place aux Œufs, en plein quartier populaire. Cadet était maintenant un grand gaillard qui travaillait sur le port; Fine, grandie, embellie, devenue femme, avait l’allure vive et la câlinerie nonchalante des Marseillaises, et régnait, par sa beauté, sur toutes les filles du peuple, ses compagnes.
Elle connaissait les Cayol pour leur avoir vendu des fleurs, et elle leur parlait avec cette familiarité tendre que donnent l’air tiède et le doux idiome de la Provence. Puis, s’il faut tout dire, Philippe, dans les derniers temps, lui avait si souvent acheté des roses, qu’elle avait fini par éprouver de petits frissons en sa présence. Le jeune homme, amoureux d’instinct, riait avec elle, la regardait à la faire rougir, lui faisait en courant un 24bout de déclaration, le tout pour ne pas perdre l’habitude d’aimer. Et la pauvre enfant, qui jusque-là avait fort maltraité les amants, s’était laissée prendre à ce jeu. La nuit, elle rêvait de Philippe, elle se demandait avec angoisse où pouvaient bien aller toutes ces fleurs qu’elle lui vendait.
Marius, lorsqu’il se fut avancé, la trouva rouge et troublée. Elle disparaissait à moitié derrière ses bouquets. Elle était adorable de fraîcheur sous les larges barbes de son petit bonnet de dentelle.
– Monsieur Marius, dit-elle d’une voix hésitante, est-ce bien vrai ce que l’on répète autour de moi depuis ce matin?… Votre frère s’est enfui avec une demoiselle!
– Qui dit cela? demanda Marius vivement.
– Mais tout le monde… C’est un bruit qui court.
Et comme le jeune homme paraissait aussi troublé qu’elle et qu’il restait là sans parler:
– On m’avait bien dit que M. Philippe était un coureur, continua Fine avec une légère amertume. Il avait la parole trop douce pour ne pas mentir.
Elle était près de pleurer, elle étouffait ses larmes. Puis, avec une résignation douloureuse, d’un ton plus doux:
– Je vois bien que vous avez de la 25peine, ajouta-t-elle… Si vous avez besoin de moi, venez me chercher.
Marius la regarda en face et crut comprendre les angoisses de son cœur.
– Vous êtes une brave fille, s’écria-t-il… Je vous remercie, j’accepterai peut-être vos services.
Il lui serra la main avec force, comme à un camarade, et courut rejoindre l’abbé Chastanier, qui l’attendait sur le bord du trottoir.
– Nous n’avons pas de temps à perdre, lui dit-il. Le bruit de l’aventure se répand dans Marseille… Prenons un fiacre.
La nuit était venue, lorsqu’ils arrivèrent à Saint-Barnabé. Ils ne trouvèrent que la femme du jardinier Ayasse, tricotant dans une salle basse. Cette femme leur apprit tranquillement que le monsieur et la demoiselle avaient eu peur et qu’ils étaient partis à pied du côté d’Aix. Elle ajouta qu’ils avaient emmené son fils pour leur servir de guide dans les collines.
Ainsi, la dernière espérance était morte. Marius, anéanti, revint à Marseille, sans entendre les paroles d’encouragement de l’abbé Chastanier. Il songeait aux fatales conséquences de la folie de Philippe; il se révoltait contre les malheurs qui allaient frapper sa famille.
– Mon enfant, lui dit le prêtre en le quittant, je ne suis qu’un pauvre homme. Disposez de moi. Je vais prier Dieu.
26IV
COMMENT M. DE CAZALIS VENGEA LE DÉSHONNEUR DE SA NIÈCE
Les amants s’étaient enfuis un mercredi. Le vendredi suivant, tout Marseille connaissait l’aventure; les commères, sur les portes, ornaient le récit des commentaires les plus inouïs; la noblesse s’indignait, la bourgeoisie faisait des gorges chaudes. M. de Cazalis, dans son emportement, n’avait rien négligé pour augmenter le tapage et faire de la fuite de sa nièce un effroyable scandale.
Les gens clairvoyants devinaient aisément d’où venait toute cette colère. M. de Cazalis, député de l’opposition, avait été nommé à Marseille par une majorité composée de quelques libéraux, de prêtres et de nobles. Dévoué à la cause de la légitimité, portant un des plus anciens noms de Provence, s’inclinant humblement devant la toute-puissance de l’Église, il avait éprouvé des répugnances profondes à flatter les libéraux et à accepter leurs voix. Ces gens-là étaient pour lui des manants, des valets, qu’on aurait dû fouetter en place publique. Son orgueil 27indomptable souffrait à la pensée de descendre jusqu’à eux.
Il avait pourtant fallu plier la tête. Les libéraux firent sonner haut leurs services; un instant, comme on feignait de dédaigner leur aide, ils parlèrent d’entraver l’élection, de faire nommer un des leurs. M. de Cazalis, poussé par les circonstances, enferma toute sa haine au fond de son cœur, se promettant bien de se venger un jour. Alors eurent lieu des tripotages sans nom; le clergé se mit en campagne, les votes furent arrachés à droite et à gauche, grâce à mille révérences et à mille promesses. M. de Cazalis fut élu.
Et voilà qu’aujourd’hui Philippe Cayol, un des chefs du parti libéral, tombait entre ses mains. Il allait enfin pouvoir assouvir sa haine sur un de ces manants qui lui avaient marchandé son élection. Celui-là payerait pour tous; sa famille serait ruinée et désespérée; et lui, on le jetterait dans une prison, on le précipiterait du haut de son rêve d’amour sur la paille d’un cachot.
Eh quoi! un petit bourgeois avait osé se laisser aimer par la nièce d’un Cazalis. Il l’avait emmenée avec lui, et, maintenant, ils couraient tous deux les chemins, faisant l’école buissonnière de l’amour. C’était un scandale qu’on devait étaler. Un homme de rien aurait peut-être préféré étouffer l’affaire, cacher le plus pos28sible, la déplorable aventure; mais un Cazalis, un député, un millionnaire avait assez d’influence et d’orgueil, pour crier tout haut et sans rougir la honte des siens.
Qu’importait l’honneur d’une jeune fille! Tout le monde pouvait savoir que Blanche de Cazalis avait été la maîtresse de Philippe Cayol, mais personne au moins ne pourrait dire qu’elle était sa femme, qu’elle s’était mésalliée en épousant un pauvre diable sans titre. L’orgueil voulait que l’enfant restât déshonorée et que son déshonneur fût affiché sur les murs de Marseille.
M. de Cazalis fit coller dans les carrefours de la ville des placards, par lesquels il promettait une récompense de dix mille francs à celui qui lui amènerait sa nièce et le séducteur, pieds et poings liés. Lorsqu’on perd un chien de race, on le réclame ainsi par la voie des affiches.
Dans les hautes classes, le scandale s’étendait avec plus de violence encore. M. de Cazalis promenait partout sa fureur. Il mettait en œuvre toutes les influences de ses amis les prêtres et les nobles. Comme tuteur de Blanche, qui était orpheline et dont il gérait la fortune, il activait les recherches de la justice, il préparait le procès criminel. On eût dit qu’il prenait à tâche de donner, au spectacle gratis qui allait commencer, la plus large publicité possible.
Une des premières mesures prises par 29M. de Cazalis avait été de faire arrêter la mère de Philippe Cayol. Lorsque le procureur du roi se présenta chez elle, la pauvre dame répondit à toutes ses questions qu’elle ignorait ce qu’était devenu son fils. Son trouble, ses angoisses, ses craintes de mère, qui la firent balbutier, furent sans doute considérés comme des preuves de complicité. On l’emprisonna, voyant en elle un otage, espérant peut-être que son fils viendrait se rendre pour la délivrer.
À la nouvelle de l’arrestation de sa mère, Marius devint comme fou. Il la savait de santé chancelante, il se l’imaginait avec terreur au fond d’une cellule nue et glaciale; elle mourrait là, elle y serait torturée par toutes les angoisses de la misère et du désespoir.
Marius fut lui-même inquiété pendant un moment. Mais ses réponses fermes et la caution que son patron, l’armateur Martelly, offrit de donner pour lui, le sauvèrent de l’emprisonnement. Il voulait rester libre pour travailler au salut de sa famille.
Peu à peu, son esprit droit vit clairement les faits. Dans le premier moment, il avait été accablé par la culpabilité de Philippe, il n’avait distingué que la faute irréparable de son frère. Et alors il s’était humilié, songeant uniquement à calmer l’oncle de Blanche, à lui donner toutes les satisfactions possibles.
30Mais, devant la rigueur de M. de Cazalis, devant le scandale qu’il soulevait, Marius s’était révolté. Il avait vu les fugitifs, il savait que Blanche suivait volontairement Philippe, et il s’indignait d’entendre accuser ce dernier de rapt. Les gros mots marchaient bon train autour de lui: son frère était traité de scélérat, d’infâme, sa mère n’était guère plus épargnée. Il en vint, par esprit de vérité, à défendre les amants, à prendre le parti des coupables contre la justice elle-même.
Puis, les plaintes bruyantes de M. de Cazalis l’écœuraient. Il disait que la vraie douleur est plus muette, et qu’une affaire, dans laquelle l’honneur d’une jeune fille est en jeu, ne se vide pas ainsi en pleine place publique. Et il disait cela, non qu’il eût désiré voir son frère échapper au châtiment, mais parce que ses délicatesses étaient froissées de toute cette publicité donnée à la honte d’une enfant. D’ailleurs, il savait à quoi s’en tenir sur la colère de M. de Cazalis: en frappant Philippe, le député frappait le manant, le républicain, plus encore que le séducteur.
C’est ainsi que Marius se sentit à son tour pris à la gorge par la colère. On l’insultait dans sa famille, on emprisonnait sa mère, on traquait son frère comme une bête fauve, on traînait ses chères affections dans la boue, on les accusait 31avec mauvaise foi et passion. Alors, il se releva. Le coupable n’était plus seulement l’amant ambitieux qui fuyait avec une jeune fille riche, le coupable était encore celui qui ameutait Marseille et qui allait user de sa toute-puissance pour satisfaire son orgueil. Puisque la justice se chargeait de punir le premier, Marius jura qu’il punirait tôt ou tard le second, et qu’en attendant la vengeance, il entraverait ses projets et tâcherait de balancer ses influences d’homme riche et titré.
Dès ce moment, il déploya une énergie fébrile, il se voua tout entier au salut de son frère et de sa mère. Le malheur était qu’il ne pouvait savoir ce que devenait Philippe. Deux jours après la fuite, il avait reçu une lettre de lui, dans laquelle le fugitif le suppliait de lui envoyer une somme de mille francs, pour subvenir aux besoins du voyage. Cette lettre était datée de Lambesc.
Philippe avait trouvé là une hospitalité de quelques jours chez M. de Girousse, un vieil ami de sa famille. M. de Girousse, fils d’un ancien membre du parlement d’Aix, était né en pleine Révolution; dès son premier souffle, il avait respiré l’air brûlant de 93, et son sang avait toujours gardé un peu de la fièvre révolutionnaire. Il se trouvait mal à l’aise dans son hôtel, situé sur le Cours, à Aix; la noblesse de cette ville lui sem32blait avoir un orgueil si démesuré, une inertie si déplorable, qu’il la jugeait sévèrement et préférait vivre loin d’elle; son esprit droit, son amour de la justice et du travail lui avaient fait accepter la marche fatale des temps, et il offrait volontiers la main au peuple; il s’accommodait aux nouvelles tendances de la société moderne; il avait rêvé un instant de créer une usine et de quitter son titre de comte pour prendre le titre d’industriel. Il sentait qu’il n’y a plus aujourd’hui d’autre noblesse que la noblesse du travail et du talent. Aussi préférait-il vivre seul, loin de ses égaux; il habitait, pendant la plus grande partie de l’année, une propriété qu’il possédait près de la petite ville de Lambesc. C’est là qu’il avait reçu les fugitifs.
Marius fut accablé de la demande de Philippe. Ses économies ne se montaient pas à six cents francs. Il se mit en campagne, et chercha pendant deux jours à emprunter le reste de la somme demandée.
Comme il se désespérait, un matin, il vit entrer Fine chez lui. Il avait confié, la veille, son chagrin à la jeune fille, qu’il rencontrait partout sur ses pas depuis la fuite de Philippe. Elle lui demandait sans cesse des nouvelles de son frère; elle semblait surtout tenir à savoir si la demoiselle était toujours avec lui.
33Fine déposa cinq cents francs sur une table.
– Voilà, dit-elle en rougissant. Vous me rendrez cela plus tard… C’est de l’argent que j’avais mis de côté pour racheter mon frère s’il tombait au sort.
Marius ne voulait pas accepter.
– Vous me faites perdre du temps, reprit la jeune fille avec une brusquerie charmante… Je retourne vite à mes bouquets. Seulement, si vous le voulez bien, je viendrai tous les matins vous demander des nouvelles.
Et elle s’enfuit.
Marius envoya les mille francs. Puis il n’apprit plus rien; il vécut pendant quinze grands jours dans une ignorance complète des événements. Il savait qu’on traquait Philippe avec plus d’acharnement que jamais, et c’était tout. D’ailleurs, il ne voulait point croire les versions grotesques ou effrayantes qui couraient dans le public. Il avait bien assez de ses terreurs, sans s’épouvanter des cancans d’une ville.
Jamais il n’avait tant souffert. L’anxiété tendait son esprit à le rompre; le moindre bruit l’effrayait; il écoutait sans cesse, comme près d’apprendre quelque mauvaise nouvelle. Il sut que Philippe était allé à Toulon et qu’il avait failli y être arrêté.
Les fugitifs, disait-on, étaient ensuite revenus à Aix. Là, leurs traces se per34daient. Avaient-ils tenté de passer la frontière? Étaient-ils restés cachés dans les collines? On ne savait.
Marius s’inquiétait d’autant plus qu’il négligeait forcément son travail chez l’armateur Martelly. S’il ne s’était pas senti cloué à son bureau par le devoir, il aurait couru au secours de Philippe, et se serait employé, en personne, à son salut. Mais il n’osait quitter une maison où l’on avait grand besoin de lui. M. Martelly lui témoignait une sympathie toute paternelle. Veuf depuis quelques années, vivant avec une de ses sœurs, âgée de vingt-trois ans, il le considérait comme son fils.
Le lendemain du scandale soulevé par M. de Cazalis, l’armateur avait appelé Marius dans son cabinet.
– Ah! mon ami, lui avait-il dit, voilà une bien méchante affaire. Votre frère est perdu. Jamais nous ne serons assez puissants pour le sauver des conséquences terribles de sa folie!
M. Martelly appartenait au parti libéral et s’y faisait même remarquer par une âpreté toute méridionale. Il avait eu maille à partir avec M. de Cazalis, il connaissait l’homme. Sa haute probité, son immense fortune le plaçaient au-dessus de toute attaque; mais il avait la fierté de son libéralisme, il mettait une sorte d’orgueil à ne jamais user de sa puissance. Il conseilla à Marius de rester 35tranquille, d’attendre les événements; il le seconderait de tout son pouvoir lorsque la lutte serait engagée.
Marius, que la fièvre brûlait, allait se décider à lui demander un congé, lorsque Fine, un matin, accourut chez lui tout en pleurs.
– M. Philippe est arrêté! s’écria-t-elle en sanglotant. On l’a trouvé, avec la demoiselle, dans un bastidon du quartier des Trois-bons-Dieu, à une lieue d’Aix…
Et comme Marius, plein de trouble, descendait rapidement pour se faire confirmer la nouvelle, qui était vraie, Fine, encore baignée de larmes, eut un sourire triste et dit à voix basse:
– Au moins la demoiselle n’est plus avec lui!
36V
OÙ BLANCHE FAIT SIX LIEUES À PIED ET VOIT PASSER UNE PROCESSION
Blanche et Philippe quittèrent la maison du jardinier Ayasse au crépuscule, vers sept heures et demie. Dans la journée, ils avaient vu des gendarmes sur la route; on leur avait dit qu’ils seraient arrêtés le soir, et la peur les chassait de leur première retraite. Philippe mit une blouse de paysan. Blanche emprunta un costume de fille du peuple à la femme du méger, une robe d’indienne rouge à petits bouquets et un tablier rose; elle se couvrit les seins d’un fichu jaune à carreaux, et posa sur sa coiffe un large chapeau de paille grossière. Le fils de la maison, Victor, un garçon d’une quinzaine d’années, les accompagna pour leur faire gagner, à travers champs, la route d’Aix.
La soirée était tiède, frissonnante. Des souffles chauds et âpres s’élevaient de la terre et alanguissaient les brises fraîches qui venaient par moments de la Méditerranée. Au couchant, traînaient encore des lueurs d’incendie; le reste du ciel, d’un bleu sombre, pâlissait peu à peu, et 37les étoiles s’allumaient une à une dans la nuit, pareilles aux lumières tremblantes d’une ville lointaine.
Les fugitifs marchaient vite, la tête baissée, sans échanger une parole. Ils avaient hâte de se trouver dans le désert des collines. Tant qu’ils traversèrent la banlieue de Marseille, ils rencontrèrent de rares passants, qu’ils regardaient avec méfiance. Puis, la campagne large s’étendit devant eux, ils ne virent plus, de loin en loin, au bord des sentiers, que des pâtres graves et immobiles au milieu de leurs troupeaux.
Et, dans l’ombre, dans le silence attendri de la nuit sereine, ils continuaient à fuir. Des soupirs vagues montaient autour d’eux; les pierres roulaient sous leurs pieds avec des bruits secs. La campagne endormie frissonnait et s’élargissait toute noire dans la monotonie lugubre des ténèbres. Blanche, vaguement effrayée, se serrait contre Philippe, hâtant les petits pas de ses pieds pour ne pas rester en arrière; elle poussait de gros soupirs, elle se rappelait ses paisisibles nuits de jeune fille.
Puis vinrent les collines, les gorges profondes qu’il fallut franchir. Autour de Marseille, les routes sont douces et faciles; mais, en s’enfonçant dans les terres, on rencontre ces arêtes de rochers qui coupent tout le centre de la Provence en vallées étroites et stériles. 38Des landes incultes, des coteaux pierreux semés de maigres bouquets de thym et de lavande, s’étendaient maintenant devant les fugitifs, dans leur morne désolation. Les sentiers montaient et descendaient le long des collines; des éclats de roches encombraient les chemins; sous la sérénité bleuâtre du ciel, on eût dit une mer de cailloux, un océan de pierres frappé d’éternelle immobilité en plein ouragan.
Victor, marchant le premier, sifflait doucement un air provençal, en sautant sur les roches, avec une agilité de chamois; il avait grandi dans ce désert, il en connaissait les moindres coins perdus. Blanche et Philippe le suivaient péniblement; le jeune homme portait à moitié la jeune fille dont les pieds se meurtrissaient aux pierres aiguës du chemin. Elle ne se plaignait pas, et, lorsque son amant interrogeait son visage dans l’ombre transparente, elle lui souriait avec une douceur triste.
Ils venaient de dépasser Septème, quand la jeune fille épuisée se laissa glisser sur le sol. La lune, qui montait lentement dans le ciel, montra son visage pâle, baigné de larmes. Philippe se pencha avec angoisse.
– Tu pleures, s’écria-t-il, tu souffres, ma pauvre enfant bien-aimée!… Ah! j’ai été lâche, n’est-ce pas, de te garder ainsi avec moi?
39– Ne dites pas cela, Philippe, répondit Blanche… Je pleure, parce que je suis une malheureuse fille… Voyez, je puis à peine marcher. Nous aurions mieux fait de nous agenouiller devant mon oncle et de le prier à mains jointes…
Elle fit un effort, elle se re!eva, et ils continuèrent leur marche au milieu de cette campagne ardente et tourmentée. Ce n’était point l’escapade folle et gaie d’un couple amoureux; c’était une fuite sombre, pleine d’anxiété et de souffrance, la fuite de deux coupables silencieux et frissonnants.
Ils traversèrent le territoire de Gardanne, ils se heurtèrent pendant près de cinq heures aux obstacles du chemin. Ils se décidèrent enfin à descendre sur la grande route d’Aix, et là, ils avancèrent plus librement. La poussière les aveuglait.
Quand ils furent en haut de la montée de l’Arc, ils congédièrent Victor. Blanche avait fait six lieues à pied, dans les rochers, en moins de six heures; elle s’assit sur un banc de pierre, à la porte de la ville, et déclara qu’elle ne pouvait aller plus loin. Philippe, qui craignait d’être arrêté, s’il restait à Aix, se mit en quête d’une voiture; il trouva une femme, montée dans un charreton, qui consentit à le prendre avec Blanche, et à les conduire à Lambesc, où elle se rendait.
Blanche, malgré les cahots, s’endormit 40profondément et ne se réveilla qu’à la porte de Lambesc. Ce sommeil avait calmé son sang; elle se sentait plus paisible et plus forte. Les deux amants descendirent de voiture. L’aurore venait, une aurore fraîche et radieuse qui les pénétra d’espérance. Tous les cauchemars de la nuit s’en étaient allés; les fugitifs avaient oublié les rochers de Septème, et marchaient côte à côte, dans l’herbe humide, ivres de leur jeunesse et de leur amour.
N’ayant pas trouvé M. de Girousse, auquel Philippe avait résolu de demander l’hospitalité, ils allèrent à l’auberge. Ils goûtèrent enfin une journée de paix, dans une chambre retirée, tout à leur passion. Le soir, l’aubergiste, croyant héberger un frère et sa sœur, voulut faire deux lits. Blanche sourit; elle avait maintenant le courage de ses tendresses.
– Faites un seul lit, dit-elle. Monsieur est mon mari.
Le lendemain, Philippe alla trouver M. de Girousse qui était de retour. Il lui conta toute l’histoire et lui demanda conseil.
– Diable! s’écria le vieux noble, votre cas est grave. Vous savez que vous êtes un manant, mon ami; il y a cent ans, M. de Cazalis vous aurait pendu pour avoir osé toucher à sa nièce; aujourd’hui, il ne pourra que vous faire jeter en prison. Croyez qu’il n’y manquera pas.
41– Mais que dois-je faire, maintenant?
– Ce que vous devez faire? Rendre la jeune fille à son oncle et gagner la frontière au plus vite.
– Vous savez bien que je ne ferai jamais cela.
– Alors, attendez tranquillement qu’on vous arrête… je n’ai pas d’autres conseils à vous donner. Voilà.
M. de Girousse avait une brusquerie amicale qui cachait le meilleur cœur du monde. Comme Philippe, confus de la sécheresse de son accueil, allait s’éloigner, il le rappela, et lui prenant la main:
– Mon devoir, reprit-il, avec une légère amertume, serait de vous faire arrêter. J’appartiens à cette noblesse que vous venez d’outrager… Écoutez, je dois avoir de l’autre côté de Lambesc une petite maison inhabitée dont je vais vous remettre la clef. Allez vous cacher là, mais ne me dites pas que vous y allez. Sans cela je vous envoie les gendarmes.
C’est ainsi que les amants restèrent pendant près de huit jours à Lambesc. Ils y vécurent, retirés, dans une paix que troublaient par instants des épouvantes soudaines. Philippe avait reçu les mille francs de Marius; Blanche devenait une petite ménagère, et les amants mangeaient avec délices dans la même assiette.
42Cette existence nouvelle semblait un rêve à la jeune fille. Par moments, elle ne savait plus pourquoi elle était la maîtresse de Philippe; elle se révoltait alors, elle aurait voulu retourner chez son oncle; mais elle n’osait dire cela tout haut, elle se sentait faible, et seule elle avait accepté la fuite et elle n’avait pas le courage de revenir sur ses pas.
On était alors dans l’octave de la Fête-Dieu. Une après-midi, comme Blanche se mettait à la fenêtre, elle vit passer une procession. Elle s’agenouilla et joignit les mains. Elle crut se voir, en robe blanche, parmi les chanteuses, et son cœur se déchira.
Le soir même, Philippe reçut un billet anonyme. On l’avertissait qu’il devait être arrêté le lendemain. Il crut reconnaître l’écriture de M. de Girousse. La fuite recommença, plus rude et plus douloureuse.
43VI
LA CHASSE AUX AMOURS
Alors ce fut une vraie déroute, une fuite sans trève ni repos, une épouvante de toutes les minutes. Poussés à droite et à gauche par leur effroi, croyant sans cesse entendre derrière eux des galops de chevaux, passant les nuits à courir les grands chemins et les jours à trembler dans de sales chambres d’auberge, les fugitifs traversèrent à plusieurs reprises la Provence, allant en avant et revenant sur leurs pas, ne sachant où trouver une retraite inconnue, perdue au fond de quelque désert.
En quittant Lambesc, par une terrible nuit de mistral, ils montèrent vers Avignon. Ils avaient loué une petite charrette; le vent aveuglait le cheval, Blanche frissonnait dans sa misérable robe d’indienne. Pour comble de malheur, ils crurent voir de loin, à une porte de la ville, des gendarmes qui regardaient les passants au visage. Effrayés, ils rebroussèrent chemin, ils revinrent à Lambesc qu’ils ne firent que traverser.
Arrivés à Aix, ils n’osèrent y rester, ils résolurent de gagner la frontière à 44tout prix. Là, ils se procureraient un passe-port, ils se mettraient en sûreté. Philippe, qui connaissait un pharmacien à Toulon, décida qu’ils passeraient par cette ville; il espérait que son ami pourrait lui faciliter la fuite.
Le pharmacien, un gros garçon réjoui qui se nommait Jourdan, les reçut à merveille. Il les cacha dans sa propre chambre et leur dit qu’il allait sur-le-champ chercher à leur procurer un passe-port.
Jourdan était sorti, lorsque deux gendarmes se présentèrent.
Blanche faillit s’évanouir; pâle, assise dans un coin, elle retenait ses sanglots. Philippe, d’une voix étranglée, demanda aux gendarmes ce qu’ils désiraient.
– Êtes-vous le sieur Jourdan? interrogea l’un d’eux avec une rudesse de mauvais augure.
– Non, répondit le jeune homme. M. Jourdan est sorti; il va rentrer.
– Bien, dit sèchement le gendarme.
Et il s’assit pesamment. Les deux pauvres amoureux n’osaient se regarder; ils étaient terrifiés, ils éprouvaient un malaise indicible en présence de ces hommes qui venaient sans doute les chercher. Leur supplice dura une grande demi-heure. Enfin Jourdan rentra; il pâlit en apercevant les gendarmes, et répondit à leur question avec un trouble inexprimable.
– Veuillez nous suivre, lui dit un de ces hommes.
–45 Mais pourquoi? demanda-t-il. Qu’ai-je fait?
– On vous accuse d’avoir triché au jeu, hier au soir, dans un cercle. Vous vous expliquerez chez le juge d’instruction.
Un frisson de terreur secoua Jourdan. Il avait le visage bouleversé, pareil à celui d’un cadavre. Il demeura comme foudroyé, et suivit avec la docilité d’un enfant les gendarmes, qui se retirèrent sans même voir l’épouvante de Blanche et de Philippe.
L’histoire de Jourdan, en ce temps-là, fit grand bruit dans Toulon. Mais personnne ne connut le drame intime et poignant qui s’était passé chez le pharmacien, le jour de son arrestation.
Ce drame découragea Philippe. Il comprit qu’il était trop faible pour échapper à la justice humaine qui le traquait. Puis, maintenant, il n’espérait plus se procurer un passe-port, il ne pouvait franchir la frontière. D’ailleurs, il voyait bien que Blanche commençait à se lasser. Il résolut alors de se rapprocher de Marseille et d’attendre, dans les environs de cette ville, que la colère de M. de Cazalis se fût un peu apaisée. Comme tous ceux qui n’ont plus d’espérance, il se sentait par moment des espoirs ridicules de pardon et de bonheur.
Philippe avait à Aix un parent nommé Isnard, qui tenait une boutique de mercerie. Les fugitifs ne sachant plus à 46quelle porte frapper, revinrent à Aix, pour demander à Isnard la clef d’un de ses bastidons. La fatalité les poursuivait: ils ne trouvèrent pas le mercier chez lui et furent obligés d’aller se cacher dans une vieille maison du cours Sextius, chez une cousine du méger de M. de Girousse. Cette femme ne voulait pas les recevoir, craignant qu’on ne lui fît plus tard un crime de son hospitalité; elle ne céda que devant les promesses de Philippe qui lui jura de faire exempter son fils du service militaire. Le jeune homme était sans doute dans une heure d’espérance; il se voyait déjà le neveu d’un député, et usait largement de la toute-puissance de son oncle.
Le soir, Isnard vint trouver les amants et leur remit la clef d’un bastidon qu’il avait dans la plaine de Puyricard. Il en possédait deux autres, l’un au Tholonet, l’autre au quartier des Trois-bons-Dieux, Les clefs de ceux-là étaient cachées sous certaines grosses pierres qu’il leur désigna. Il leur conseilla de ne pas dormir deux nuits de suite sous le même toit et leur promit de faire tous ses efforts pour dépister la police.
Les amants partirent et prirent le chemin qui passe le long de l’Hôpital.
Le bastidon d’Isnard était situé à droite de Puyricard, entre le village et le chemin de Venelles. C’était une de ces laides petites bâtisses, faites de chaux et de 47pierres sèches, égayées par des tuiles rouges; il n’y avait qu’une pièce, une sorte d’écurie sale; des débris de paille traînaient à terre et de grandes toiles d’araignée pendaient au plafond.
Les amants avaient heureusement une couverture. Ils amassèrent les débris de paille dans un coin et étendirent la couverture sur le tas. Ils couchèrent là, au milieu des âcres exhalaisons de l’humidité.
Le lendemain, ils passèrent la journée dans un trou du torrent desséché de la Touloubre. Puis, vers le soir, ils gagnèrent le chemin de Venelles, firent un détour pour éviter de passer dans Aix, et gagnèrent le Tholonet. Ils arrivèrent à onze heures au bastidon que le mercier possédait en dessous de l’Oratoire des jésuites.
La maison était plus convenable. Il y avait deux pièces, une cuisine et une salle à manger dans laquelle se trouvait un lit de sangle; les murs étaient couverts de caricatures coupées dans le Charivari, et des liasses d’oignons pendaient des poutres blanchies à la chaux. Les deux amants purent se croire dans un palais.
Au réveil, la peur les prit de nouveau; il gravirent la colline et restèrent jusqu’à la nuit dans les gorges des Infernets. À cette époque, les précipices de Jaumegarde gardaient encore toute leur sinistre horreur; le canal d’Aix n’avait point 48troué la montagne, et les promeneurs ne s’aventuraient pas dans cet entonnoir funèbre de rochers rougeâtres. Blanche et Philippe goûtèrent une paix profonde au fond de ce désert; ils se reposèrent longtemps près d’une fontaine qui coule, claire et chantante, d’un bloc de pierres gigantesque.
Avec la nuit revint le cruel souci du coucher. Blanche avait peine à marcher; ses pieds meurtris saignaient sur les cailloux pointus et tranchants. Philippe comprit qu’il ne pouvait la conduire loin. Il la soutint, et lentement ils montèrent sur le plateau qui domine les Infernets. Là s’étendent des landes incultes, de vastes champs de cailloux, des terrains vagues creusés de loin en loin par des carrières abandonnées. Je ne connais rien de si étrangement sinistre que ce large paysage aux horizons d’une ampleur lugubre, tachés çà et là d’une verdure basse et noire; les rocs, pareils à des membres brisés, percent la terre maigre; la plaine, comme bossue, semble avoir été frappée de mort au milieu des convulsions d’une effroyable agonie.
Philippe espérait trouver un trou, une caverne. Il eut la bonne fortune de rencontrer un poste, une de ces logettes dans lesquelles les chasseurs se cachent pour attendre les oiseaux de passage. Il enfonça la porte de la cabane sans aucun scrupule et fit asseoir Blanche sur 49un petit banc qu’il sentit sous sa main. Puis il alla arracher une grande quantité de thym; le plateau est couvert de cette humble plante grise dont la senteur âpre traîne sur toutes les collines de la Provence.
Philippe entassa le thym dans le poste et en fit ainsi une sorte de paillasse, sur laquelle il étendit la couverture. Le lit était fait.
Et les deux amants, sur cette couche misérable, se donnèrent le baiser du soir. Ah! que ce baiser contenait de souffrance douce et de volupté amère! Blanche et Philippe s’embrassaient avec un emportement cruel, avec toutes les fougues de la passion et toutes les colères du désespoir.
L’amour de Philippe était devenu de la rage. Sans cesse obligé de fuir, menacé dans ses rêves de richesse, sous le coup d’un châtiment implacable, le jeune homme se révoltait et apaisait ses révoltes en pressant Blanche entre ses bras à la briser. Cette jeune fille, qui s’abandonnait à ses étreintes, était pour lui une vengeance; il la possédait en maître irrité, il la pliait sous ses baisers, se hâtant de satisfaire son cœur tandis qu’il était libre encore.
Son orgueil grandissait dans une jouissance infinie. Tous ses mauvais instincts d’ambition se contentaient largement. Lui, fils du peuple, il tenait, enfin, sur 50sa poitrine, une fille de ces hommes puissants et fiers dont les équipages lui avaient parfois jeté de la boue à la face. Et il se rappelait les légendes du pays, les vexations des nobles, le martyre du peuple, toutes les lâchetés de ses pères devant les caprices cruels de la noblesse. Alors il se vengeait, il étouffait Blanche dans ses caresses, il la dominait de tous les emportements de son sang.
Il avait fini par goûter une joie amère à la faire courir dans les pierres des chemins. Il ne s’avouait pas ces pensées mauvaises, il se cachait à lui-même la cruauté de sa conduite. La vérité était que l’angoisse et la fatigue de sa maîtresse la lui rendaient plus chère et plus désirable. Il l’aurait moins aimée dans un salon, en pleine paix. Le soir, lorsque, brisée de fatigue, elle tombait à son côté, il l’embrassait avec une joie cruelle; les souffrances de l’enfant étaient un aiguillon de plus qui exaltait sa passion.
Les amants avaient passé une nuit folle, dans la saleté du bastidon de Puyricard. Ils étaient là, couchés sur la paille, au milieu des toiles d’araignée, séparés du monde. Autour d’eux tombait le grand silence des cieux endormis. Et ils pouvaient s’aimer en paix, ils ne tremblaient plus, ils étaient tout à leur amour. Philippe n’aurait pas donné sa couche de paille pour un lit royal; il se disait, avec des transports d’orgueil, qu’il tenait dans 51une écurie une descendante des Cazalis.
Et le lendemain et les jours suivants, quelle jouissance poignante de traîner Blanche à sa suite, au fond des déserts de Jaumegarde! Il emportait sa maîtresse avec des délicatesses de père et des violences de bête fauve.
Il ne put dormir dans le poste; l’odeur forte du thym, sur lequel il était couché, le rendit comme fou. Il rêva tout éveillé que M. de Cazalis le recevait avec tendresse et qu’on le nommait député en remplacement de son oncle. Par moments, il entendait les soupirs douloureux de Blanche qui sommeillait à son côté, fiévreuse et agitée.
La jeune fille en était arrivée à considérer sa fuite avec Philippe comme un cauchemar plein de plaisirs cuisants. Elle restait, durant le jour, hébétée par la fatigue; elle souriait tristement, elle ne se plaignait jamais. Son inexpérience lui avait fait accepter le départ, et son caractère faible l’empêchait de demander le retour. Elle appartenait corps et âme à cet homme qui l’emportait dans ses bras; elle eût voulu ne plus tant marcher, mais elle ne songeait pas à quitter Philippe; elle continuait naïvement à croire que son oncle la marierait avec lui, et qu’il s’agissait uniquement de courir encore les rochers pendant quelques jours. C’était une grande enfant, qui 52avait eu le malheur d’être femme avant l’âge.
Dès le lever du soleil, les fugitifs quittèrent leur couche de thym. Leurs vêtements commençaient à se déchirer terriblement, et la pauvre Blanche avait aux pieds des souliers percés. Dans les fraîcheurs du matin, au milieu des parfums âcres du plateau que les jeunes rayons inondaient de lueurs jaunes et roses, les amants oublièrent pour une heure leur misère et leur abandon. Ils déclarèrent, en riant, qu’ils avaient une faim atroce.
Alors Philippe fit rentrer Blanche dans le poste et courut au Tholonet chercher des provisions. Il lui fallut une grande demi heure. Quant il revint, il trouva la jeune fille effrayée; elle affirmait qu’elle avait vu passer des loups.
La table fut mise sur une large dalle de pierre. On eût dit un couple de bohémiens amoureux déjeunant en plein air. Après le déjeuner, les amants gagnèrent le centre du plateau, qu’ils ne quittèrent pas de la journée. Ils y goûtèrent peut-être les heures les plus heureuses de leurs amours.
Mais quand vint le crépuscule, la peur les prit, ils ne voulurent point passer encore une nuit dans cette solitude. L’air tiède et pur de la colline leur avait donné des espérances, des pensées plus douces.
– Tu es lasse, ma pauvre enfant? demanda Philippe à Blanche.
53– Oh! oui, répondit la jeune fille.
– Écoute, nous allons faire une dernière course. Gagnons le bastidon qu’Isnard possède au quartier des Trois-bons-Dieux, et restons là jusqu’à ce que ton oncle nous pardonne ou jusqu’à ce qu’il me fasse arrêter.
– Mon oncle pardonnera.
– Je n’ose te croire… En tous cas, je ne veux plus fuir, tu as besoin de repos. Viens, nous marcherons doucement.
Ils traversèrent le plateau, s’éloignant des Infernets, laissant à droite le château de Saint-Marc, qu’ils voyaient sur la hauteur. Au bout d’une heure ils étaient arrivés.
Le bastidon d’Isnard se trouvait situé sur le coteau qui s’étend à gauche de la route de Vauvenargues, lorsqu’on a dépassé le vallon de Repentance. C’était une petite maison à un étage; en bas, il y avait une seule pièce, dans laquelle étaient une table boiteuse et trois chaises dépaillées. On montait par une échelle en bois à la chambre du haut, sorte de grenier entièrement nu, où les amants trouvèrent pour tout meuble un mauvais matelas posé sur un tas de foin. Isnard avait charitablement mis un drap de lit blanc au pied du matelas.
L’intention de Philippe était d’aller le lendemain à Aix et de se renseigner sur les dispositions de M. de Cazalis à son égard. Il comprenait qu’il ne pouvait se 54cacher plus longtemps; il se coucha, presque paisible, calmé par les bonnes paroles de Blanche qui jugeait les événements avec ses espoirs de jeune fille.
Il y avait vingt jours que les fugitifs couraient les champs. Depuis vingt jours la gendarmerie battait le pays, les suivant à la piste, faisant parfois fausse route, remise chaque fois dans le bon chemin par quelque circonstance légère. La colère de M. de Cazalis s’était accrue devant toutes ces lenteurs; son orgueil s’irritait à chaque nouvel obstacle. À Lambesc, les gendarmes s’étaient présentés quelques heures trop tard; à Toulon, le passage des fugitifs avait été seulement signalé le lendemain de leur retour à Aix; partout Philippe et Blanche s’échappaient comme par miracle. Le député finissait par accuser la police de mauvaise volonté.
On lui affirma, enfin, que les amants se trouvaient dans les environs d’Aix, et qu’ils allaient être arrêtés. Il accourut à Aix, et il voulut assister aux recherches.
La femme du cours Sextius, qui avait hébergé Blanche et Philippe pendant quelques heures, fut prise de terreur; pour ne pas être accusée de complicité, elle conta tout, elle dit que les jeunes gens devaient être cachés dans un des bastidons d’Isnard.
Isnard, interrogé, nia tranquillement. 55Il déclara qu’il n’avait pas vu son parent depuis plusieurs mois. Ceci se passait à l’heure même où Philippe et Blanche entraient dans le bastidon du quartier des Trois-bons-Dieux. Le mercier ne put avertir les amants pendant la nuit. Le lendemain matin, à cinq heures, un commissaire de police frappait à sa porte et lui annonçait qu’une perquisition allait être faite chez lui et dans ses trois propriétés.
M. de Cazalis resta à Aix, déclarant qu’il craignait de tuer l’infâme séducteur de sa nièce, si jamais il se rencontrait face à face avec lui. Les agents qui s’étaient chargés de visiter le bastidon de Puyricard, trouvèrent le nid vide. Isnard offrit obligeamment de conduire deux gendarmes à sa campagne du Tholonet, se doutant qu’il ferait une promenade inutile. Le commissaire de police, accompagné également de deux gendarmes, se dirigea vers les Trois-bons-Dieux; il avait emmené un serrurier avec lui, Isnard ayant répondu vaguement que la clef de la maison était cachée sous une pierre, à droite de la porte.
Il était environ six heures, lorsque le commisssaire arriva devant la campagne. Toutes les ouvertures étaient closes; aucun bruit ne venait de l’intérieur. Le commissaire s’avança et, d’une voix haute, frappant du poing le bois de la porte:
– Au nom de la loi, ouvrez! cria-t-il.
56L’écho seul répondit. Rien ne bougea, Au bout de quelques minutes, se tournant vers le serrurier:
– Crochetez la porte, reprit le commissaire.
Le serrurier se mit à l’œuvre. On entendit dans le silence le grincement du fer. Alors le volet d’une fenêtre s’ouvrit violemment, et, au milieu des clartés blondes du soleil levant, le cou et les bras nus, apparut Philippe Cayol, dédaigneux et irrité.
– Que voulez-vous? dit-il, en s’accoudant fortement sur l’appui de la fenêtre.
Au premier coup frappé à la porte par le commissaire, Philippe et Blanche s’étaient réveillés brusquement. Assis tous deux sur le matelas, dans les frissons du réveil, ils avaient écouté avec anxiété le bruit des voix.
Le cri «Au nom de la loi!» ce terrible cri qui retentit aux oreilles des coupables comme un éclat de foudre, avait frappé le jeune homme en pleine poitrine. Il s’était levé, frémissant, éperdu, ne sachant que faire. La jeune fille, accroupie, enveloppée dans le drap, les yeux encore gros de sommeil, pleurait de honte et de désespoir.
Philippe comprenait que tout était fini et qu’il n’avait plus qu’à se rendre. Et une sourde révolte montait en lui. Ainsi ses rêves étaient morts, il ne serait jamais le mari de Blanche, il avait enlevé 57une héritière pour être jeté en prison; au dénouement, au lieu de l’heureuse existence qu’il avait rêvée, il trouvait un cachot. Alors une pensée de lâcheté lui vint; il songeait à laisser là sa maîtresse et à s’enfuir du côté de Vauvenargues, dans les gorges de Sainte-Victoire; peut-être pourrait-il s’échapper par une fenêtre donnant sur le derrière du bastidon. Il se pencha vers Blanche, et, en balbutiant, à voix basse, il lui dit son projet. La jeune fille, que les sanglots étouffaient, ne l’entendit pas, ne le comprit pas. Il vit avec angoisse qu’elle n’était pas en état de protéger sa fuite.
À ce moment, il entendit le bruit sec des crochets que le serrurier introduisait dans la serrure. Le drame intime et poignant qui venait de se passer dans cette chambre nue, avait duré au plus deux ou trois minutes.
Philippe se sentit perdu, et son orgueil irrité lui rendit le courage. S’il avait eu des armes, il se serait défendu. Puis il se dit qu’il n’était point un ravisseur, que Blanche l’avait suivi volontairement et qu’après tout la honte n’était pas pour lui. C’est alors qu’il poussa le volet avec colère, demandant ce qu’on lui voulait.
– Ouvrez-nous la porte, commanda le commissaire. Nous vous dirons ensuite ce que nous désirons.
Philippe descendit l’échelle de bois et ouvrit la porte.
58– Êtes-vous le sieur Philippe Cayol? reprit le commissaire.
– Oui, répondit le jeune homme avec force.
– Alors je vous arrête comme coupable de rapt. Vous avez enlevé une jeune fille de moins de seize ans, qui doit être cachée avec vous.
Philippe eut un sourire dédaigneux.
– Mademoiselle Blanche de Cazalis est en haut, dit-il. Elle pourra déclarer s’il y a eu violence de ma part. Je ne sais ce que vous voulez dire en parlant de rapt. Je devais aujourd’hui même aller me jeter aux genoux de M. de Cazalis et lui demander la main de sa nièce.
Blanche, pâle et frissonnante, venait de descendre l’échelle. Elle s’était habillée à la hâte.
– Mademoiselle, lui dit le commissaire, j’ai ordre de vous ramener auprès de votre oncle qui vous attend à Aix. Il est dans les larmes.
– J’ai un grand chagrin d’avoir mécontenté mon oncle, répondit Blanche avec une certaine fermeté. Mais il ne faut point accuser M. Cayol, que j’ai suivi de mon plein gré.
Et se tournant vers le jeune homme, émue, près de sangloter encore:
– Espérez, Philippe, continua-t-elle, je vous aime et je supplierai mon oncle d’être bon pour nous. Notre séparation ne durera que quelques jours.
59Philippe la regardait d’un air triste, secouant la tête.
– Vous êtes une enfant peureuse et faible, répondit-il lentement.
Puis il ajouta d’un ton âpre:
– Souvenez-vous seulement que vous m’appartenez… Si vous m’abandonnez, à chaque heure de votre vie vous me trouverez en vous, vous sentirez toujours sur vos lèvres la brûlure ardente de mes baisers, et ce sera là votre châtiment.
Blanche pleurait.
– Aimez-moi bien, comme je vous aime moi-même, reprit le jeune homme d’une voix plus douce.
Le commissaire fit monter Blanche dans une voiture qu’il avait envoyé chercher, et la reconduisit à Aix, tandis que deux agents emmenaient Philippe et allaient l’écrouer dans la prison de cette ville.
60VII
OÙ BLANCHE SUIT L’EXEMPLE DE SAINT PIERRE
La nouvelle de l’arrestation n’arriva à Marseille que le lendemain. Ce fut un véritable événement. On avait vu, dans l’après-midi, M. de Cazalis passer en voiture avec sa nièce sur la Cannebière. Les bavardages allaient leur train; chacun parlait de l’attitude triomphante du député, de l’embarras et de la rougeur de Blanche. M. de Cazalis était homme à promener la jeune fille dans tout Marseille pour faire savoir au peuple que l’enfant était rentrée en son pouvoir et que sa race ne se mésallierait pas.
Marius, prévenu le matin par Fine, courut la ville pendant la matinée entière. La voix publique lui confirma la nouvelle; il put saisir au passage tous les détails de l’arrestation. Le fait, en quelques heures, était devenu légendaire, et les boutiquiers, les oisifs des carrefours le racontaient comme une histoire merveilleuse qui se serait passée cent ans auparavant. Le jeune homme, las d’entendre ces contes à dormir debout, se rendit à son bureau, la tête brisée, ne sachant à quoi se décider.
61Par malheur, M. Martelly devait rester absent jusqu’au lendemain soir. Marius sentait le besoin d’agir au plus tôt; il aurait voulu tenter sur-le-champ quelque démarche qui le rassurât sur le sort de son frère. Ses craintes du premier instant s’étaient d’ailleurs un peu calmées; il avait réfléchi qu’après tout son frère ne pouvait être accusé d’enlèvement, et que Blanche serait toujours là pour le défendre. Il en vint à croire naïvement qu’il devait aller voir M. de Cazalis pour lui demander, au nom de son frère, la main de sa nièce.
Le lendemain matin, il s’habilla tout de noir, et il descendait, lorsque Fine se présenta comme à son ordinaire. La pauvre fille devint toute pâle lorsque Marius lui eut fait connaître le motif de sa sortie.
– Me permettez-vous de vous accompagner? demanda-t-elle d’une voix suppliante. J’attendrai en bas la réponse de la demoiselle et de son oncle.
Elle suivit Marius. Arrivé au cours Bonaparte, le jeune homme entra d’un pas ferme dans la maison du député, et se fit annoncer.
La colère aveugle de M. de Cazalis était tombée. Il tenait sa vengeance. Il allait pouvoir prouver sa toute-puissance en écrasant un de ces républicains qu’il détestait. Il ne désirait plus maintenant que goûter la joie cruelle de jouer avec sa 62proie. Il donna l’ordre d’introduire M. Marius Cayol. Il s’attendait à des larmes, à des supplications ardentes.
Le jeune homme le trouva au milieu d’un grand salon, debout, l’air hautain et implacable. Il s’avança vers lui, et, sans lui laisser le temps de parler, d’une voix calme et polie:
– Monsieur, lui dit-il, j’ai l’honneur de venir vous demander, au nom de mon frère, M. Philippe Cayol, la main de mademoiselle Blanche de Cazalis, votre nièce.
Le député fut littéralement foudroyé. Il ne put se fâcher, tant la demande de Marius lui parut d’une extravagance grotesque. Se reculant, regardant le jeune homme en face, riant avec dédain:
– Vous êtes fou, monsieur… répondit-il. Je sais que vous êtes un garçon laborieux et honnête, et c’est pour cela que je ne vous fais pas jeter à la porte par mes valets… Votre frère est un scélérat, un coquin qui sera puni comme il le mérite… Que voulez-vous de moi?
Marius, en entendant insulter son frère, avait eu une envie féroce de tomber à coups de poing, comme un vilain, sur le noble personnage. Il se retint et continua d’une voix que l’émotion commençait à faire trembler:
– Je vous l’ai dit, monsieur, je viens ici pour offrir à mademoiselle de Cazalis la seule réparation possible, le ma63riage. Ainsi sera lavée l’injure qui lui a été faite.
– Nous sommes au-dessus de l’injure, cria le député avec mépris. La honte pour une Cazalis n’est pas d’avoir été la maîtresse d’un Philippe Cayol, la honte pour elle serait de s’allier à des gens tels que vous.
– Les gens tels que nous ont d’autres croyances en matière d’honneur… D’ailleurs, je n’insiste pas; le devoir seul me dictait l’offre de réparation que vous refusez… Permettez-moi seulement d’ajouter que votre nièce accepterait sans doute cette offre, si j’avais l’honneur de m’adresser à elle.
– Vous croyez? dit M. de Cazalis d’un ton railleur.
Il sonna, et donna l’ordre de faire descendre sa nièce sur-le-champ. Blanche entra, pâle, les yeux rougis, comme brisée par des émotions trop fortes. En apercevant Marius, elle frissonna.
– Mademoiselle, lui dit froidement son oncle, voici monsieur qui demande votre main au nom de l’infâme que je ne veux pas nommer devant vous… Dites à monsieur ce que vous me disiez hier.
Blanche chancelait. Elle n’osa pas regarder Marius. Les yeux fixés sur son oncle, toute tremblante, d’une voix hésitante et faible:
– Je vous disais, murmura-t-elle, que j’avais été enlevée par la violence, et que 64je ferai tous mes efforts pour qu’on punisse l’attentat odieux dont j’ai été la victime.
Ces paroles furent récitées comme une leçon apprise. À l’exemple de saint Pierre, Blanche reniait son Dieu.
M. de Cazalis n’avait pas perdu son temps. Dès que sa nièce fut en son pouvoir, il pesa sur elle de tout son entêtement et de tout son orgueil. Il comprit qu’elle seule pouvait lui faire gagner la partie. Il fallait que la jeune fille mentît, qu’elle étouffât les révoltes et les cris de son cœur, qu’elle fût entre ses mains un instrument complaisant et passif.
Pendant quatre heures, il la tint sous ses paroles froides et aiguës. Il ne commit pas la maladresse de s’emporter. Il parla avec une hauteur écrasante, rappelant l’ancienneté de sa race, étalant sa puissance et sa fortune. Il eut des habiletés exquises, faisant d’un côté le tableau d’une mésalliance ridicule et vulgaire, montrant d’un autre côté les joies nobles d’un riche et grand mariage. Il attaqua la jeune fille par la coquetterie, par la vanité, par le luxe, par l’amour-propre; il la fatigua, la brisa, l’hébéta, la rendit telle qu’il la voulait, souple et inerte.
Au sortir de ce long entretien, de ce long martyre, Blanche était vaincue. Peut-être, sous les paroles accablantes de son oncle, son sang de patricienne s’était-il enfin révolté au souvenir des 65caresses brutales de Philippe; peut-être ses vanités d’enfant s’étaient-elles éveillées en entendant parler de toilettes luxueuses, d’honneurs de toutes sortes, de délicatesses mondaines. D’ailleurs, elle avait la tête trop faible, le cœur trop lâche pour résister à la volonté terrible du député. Chaque phrase de M. de Cazalis la frappait, l’écrasait, mettait en elle une anxiété douloureuse. Elle ne se sentait plus la puissance de vouloir. Elle avait aimé et suivi Philippe par faiblesse; maintenant elle allait se tourner contre lui également par faiblesse: c’était toujours la même âme timide et inexpérimentée. Elle accepta tout, elle promit tout. Elle avait hâte d’échapper au poids étouffant dont les discours de son oncle l’accablaient.
Lorsque Marius l’entendit faire son étrange déclaration, il demeura stupéfait, épouvanté. Il se rappelait l’attitude de la jeune fille chez le jardinier Ayasse; il la voyait pendue au cou de Philippe, toute pamée, confiante et amoureuse.
– Ah! mademoiselle, s’écria-t-il avec amertume, l’attentat odieux dont vous avez été la victime paraissait vous indigner moins le jour où vous m’avez prié à mains jointes d’implorer le pardon et le consentement de votre oncle… Avez-vous songé que votre mensonge causera la perte de l’homme que vous aimez peut-être encore et qui est votre époux devant Dieu?
66Blanche, roidie, les lèvres serrées, regardait vaguement en face d’elle.
– Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit-elle en balbutiant… Je ne fais pas de mensonge… J’ai cédé à la force… Cet homme m’a outragée, et mon oncle vengera l’honneur de notre famille.
Marius s’était redressé. Une colère généreuse avait grandi sa petite taille, et sa face maigre était devenue belle de justice et de vérité. Il regarda autour de lui, et, faisant un geste méprisant:
– Et je suis chez les Cazalis, dit-il lentement, je suis chez les descendants de cette famille illustre dont la Provence s’honore… Je ne savais point que le mensonge habitât dans cette demeure, et je ne m’attendais pas à trouver logées ici la calomnie et la lâcheté… Oh! vous m’entendrez jusqu’au bout. Je veux jeter ma dignité de laquais à la face indigne de mes maîtres.
Puis se tournant vers le député, désignant Blanche qui tremblait:
– Cette enfant est innocente, continua-t-il, je lui pardonne sa faiblesse… Mais vous, monsieur, vous êtes un habile homme; vous sauvegardez l’honneur des filles en faisant d’elles des menteuses et des cœurs lâches; vous êtes vraiment un noble fils de vos pères… Si maintenant vous m’offriez pour mon frère la main de mademoiselle Blanche de Cazalis, je refuserais, car je n’ai jamais menti, je n’ai 67jamais commis une méchante action, et je rougirais de m’allier à des gens tels que vous.
M. de Cazalis plia sous l’emportement du jeune homme. Dès la première insulte, il avait appelé un grand diable de laquais qui se tenait debout sur le seuil de la porte. Comme il lui faisait signe de jeter Marius dehors, celui-ci reprit avec un éclat terrible:
– Je vous jure que je crie à l’assassin si cet homme fait un pas… Laissez-moi passer… Un jour, monsieur, je pourrai peut-être vous cracher au visage, devant tous, les vérités que je viens de vous dire dans ce salon.
Et il s’en alla, d’un pas lent et ferme. Il ne voyait plus la culpabilité de Philippe; son frère devenait pour lui une victime qu’il voulait sauver et venger à tout prix. Dans ce caractère droit, le moindre mensonge, la moindre injustice amenaient une tempête. Déjà le scandale que M. de Cazalis avait soulevé, lors de la fuite, lui avait fait prendre la défense des fugitifs; maintenant que Blanche mentait et que le député se servait de la calomnie, il aurait voulu être tout-puissant pour faire acte de justice et crier la vérité en pleine rue.
Il trouva sur le trottoir Fine que l’inquiétude dévorait.
– Eh bien? lui demanda la jeune fille, dès qu’elle l’aperçut.
68– Eh bien! répondit Marius, ces gens sont de misérables menteurs et des fous orgueilleux.
Fine respira longuement. Un flot de sang monta à ses joues.
– Alors, reprit-elle, monsieur Philippe n’épouse pas la demoiselle?
– La demoiselle, dit Marius en souriant amèrement, prétend que Philippe est un scélérat qui l’a enlevée avec violence… Mon frère est perdu.
Fine ne comprit pas. Elle baissa la tête, se demandant comment la demoiselle pouvait traiter son amant de scélérat. Et elle songeait qu’elle eût été bien heureuse d’être enlevée par Philippe, même avec violence. La colère de Marius l’enchantait: le mariage était manqué.
– Votre frère est perdu, murmura-t-elle avec une câlinerie tendre; oh! je le sauverai… nous le sauverons.
69VIII
LE POT DE FER ET LE POT DE TERRE
Lorsque, le soir, Marius raconta à M. Martelly l’entrevue qu’il avait eue avec M. de Cazalis, l’armateur lui dit en hochant la tête:
– Je ne sais quel conseil vous donner, mon ami. Je n’ose vous désespérer; mais vous serez vaincu, n’en doutez pas. Votre devoir est d’engager la lutte, et je vous seconderai de mon mieux. Avouons pourtant entre nous que nous sommes faibles et désarmés en face d’un adversaire qui a pour lui le clergé et la noblesse. Marseille et Aix n’aiment guère la monarchie de Juillet, et ces deux villes sont toutes dévouées à un député de l’opposition qui fait une guerre terrible à M. Thiers. Elles aideront M. de Cazalis dans sa vengeance; je parle des gros bonnets, le peuple nous servirait, s’il pouvait servir quelqu’un. Le mieux serait de gagner à notre cause un membre influent du clergé. Ne connaissez-vous pas quelque prêtre en faveur auprès de notre évêque?
Marius répondit qu’il connaissait l’abbé 70Chastanier, un pauvre vieux bonhomme qui ne devait avoir aucun pouvoir.
– N’importe, allez le voir, répondit l’armateur. La bourgeoisie ne peut nous être utile; la noblesse nous jetterait honteusement à la porte, si nous allions quêter chez elle des recommandations. Reste l’Église. C’est là qu’il nous faut frapper. Mettez-vous en campagne, je travaillerai de mon côté.
Marius, dès le lendemain, se rendit à Saint-Victor. L’abbé Chastanier le reçut avec une sorte d’embarras effrayé.
– Ne me demandez rien, s’écria-t-il dès les premiers mots du jeune homme. On a su que je m’étais déjà occupé de cette affaire, et j’ai reçu de graves reproches… Je vous l’ai dit, je ne suis qu’un pauvre homme, je ne puis que prier Dieu.
L’attitude humble du vieillard toucha Marius. Il allait s’éloigner, lorsque le prêtre le retint et lui dit à voix basse:
– Écoutez, il y a ici un homme, l’abbé Donadéi, qui pourrait vous être utile. On prétend qu’il est au mieux avec Monseigneur. C’est un prêtre étranger, un Italien, je crois, qui a su se faire aimer de tout le monde en quelques mois…
L’abbé Chastanier s’arrêta, hésitant, semblant s’interroger lui-même. Le digne homme songeait qu’il allait se compromettre terriblement, mais il ne pouvait résister à la joie douce de rendre un service.
71– Voulez-vous que je vous accompagne chez lui? demanda-t-il brusquement.
Marius, qui avait remarqué sa courte hésitation, essaya de refuser; mais le vieillard tint bon, il ne songeait plus à sa tranquillité personnelle, il songeait à contenter son cœur.
– Venez, reprit-il, l’abbé Donadéi demeure à deux pas d’ici, sur le boulevard de la Corderie.
Après quelques minutes de marche, l’abbé Chastanier s’arrêta devant une petite maison à un étage, une de ces maisons closes et discrètes qui ont de vagues senteurs de mystères.
– C’est ici, dit-il à Marius.
Une vieille servante vint leur ouvrir et les introduisit dans un étroit cabinet, aux tentures sombres, qui ressemblait à un boudoir austère.
L’abbé Donadéi les reçut avec une aisance souple. Son visage pâle, d’une finesse où perçait la ruse, n’exprima pas le moindre étonnement. Il approcha des siéges d’un geste câlin, demi-courbé, demi-souriant, faisant les honneurs de son bureau, comme une femme ferait les honneurs de son cabinet de toilette.
Il portait une longue robe noire, lâche à la taille. Il avait des mines coquettes dans ce costume sévère; ses mains blanches et délicates sortaient toutes petites des larges manches, et son visage rasé 72gardait une fraîcheur tendre au milieu des boucles châtaines de ses cheveux. Il pouvait avoir trente ans environ.
Il s’assit dans un fauteuil et écouta, avec une gravité souriante, les paroles de Marius. Il lui fit répéter les détails scabreux de la fuite de Philippe et de Blanche; cette histoire paraissait l’intéresser infiniment.
L’abbé Donadéi était né à Rome. Il avait un oncle cardinal. Un beau jour, son oncle l’avait envoyé brusquement en France, sans qu’on ait jamais bien su pourquoi. À son arrivée, le bel abbé s’était vu forcé d’entrer au petit séminaire d’Aix comme professeur de langues vivantes. Une position si infime l’humilia à tel point, qu’il en tomba malade.
Le cardinal s’émut et recommanda son neveu à l’évêque de Marseille. Dès lors, l’ambition satisfaite guérit Donadéi. Il entra à Saint-Victor, et, comme le disait naïvement l’abbé Chastanier, il sut se faire aimer de tous en quelques mois. Sa caressante nature italienne, son visage doux et rose en firent un petit Jésus pour les dévotes sucrées de la paroisse. Il triomphait surtout lorsqu’il était en chaire: son léger accent donnait un charme étrange à ses sermons, et, quand il ouvrait ses bras, il savait imprimer à ses mains des tremblements d’émotion qui mettaient en larmes l’auditoire.
Comme presque tous les Italiens, il 73était né pour l’intrigue. Il usa et abusa de la recommandation de son oncle auprès de l’évêque de Marseille. Bientôt il fut une puissance, puissance occulte qui agissait sous terre et qui ouvrait des trous devant les pas de ceux dont elle voulait se débarrasser. Il devint membre d’un cercle religieux tout-puissant à Marseille, et, par sa souplesse, en souriant et en pliant l’échine, il imposa sa volonté à ses collègues, il se fit chef de parti. Alors il se mêla de chaque événement, il se glissa dans toutes les affaires; ce fut lui qui fit nommer M. de Cazalis à la députation, et il attendait une bonne occasion pour demander au député le payement de ses services. Son plan était de travailler à la réussite des gens riches; plus tard, lorsqu’il aurait mérité leur reconnaissance, il comptait les faire travailler à leur tour à sa propre fortune.
Il questionna Marius avec complaisance; il parut, par son attention, par la bienveillance de son accueil, être tout disposé à l’aider dans son œuvre de délivrance. Le jeune homme se laissa prendre à la douceur aimable de ses manières, il lui ouvrit son âme, il lui dit ses projets, il lui avoua que le clergé seul pouvait sauver son frère. Enfin, il lui demanda son aide auprès de Monseigneur. Alors l’abbé Donadéi se leva, et, d’un ton de raillerie austère:
– Monsieur, dit-il, mon caractère sa74cré me défend de me mêler de cette déplorable et scandaleuse affaire. Les ennemis de l’Église accusent trop souvent les prêtres de sortir de leurs sacristies. Je ne puis que demander à Dieu le pardon de votre frère.
Marius, consterné, s’était également levé. Il comprenait qu’il venait d’être joué par Donadéi. Il voulut faire bonne contenance.
– Je vous remercie, répondit-il. Les prières sont une aumône bien douce pour les malheureux. Demandez à Dieu que les hommes nous fassent justice.
Il se dirigea vers la porte, suivi par l’abbé Chastanier qui marchait la tête basse. Donadéi avait affecté de ne pas regarder le vieux prêtre.
Sur le seuil, le bel abbé, retrouvant toute sa légèreté gracieuse, retint un instant Marius.
– Vous êtes employé chez M. Martelly, je crois? lui demanda-t-il.
– Oui, monsieur, répondit le jeune homme étonné.
– C’est un homme d’une grande honorabilité. Mais je sais qu’il n’est pas de nos amis… Je professe cependant pour lui la plus profonde estime. Sa sœur, Mlle Claire, que j’ai l’honneur de diriger, est une de nos meilleures paroissiennes.
Et comme Marius le regardait, ne trouvant rien à répondre, Donadéi ajouta en rougissant légèrement:
75– C’est une pesonne charmante, d’une piété exemplaire…
Il salua avec une exquise politesse et ferma la porte doucement. L’abbé Chastanier et Marius, restés seuls sur le trottoir, se regardèrent, et le jeune homme ne put s’empêcher de hausser les épaules. Le vieux prêtre était confus de voir un ministre de Dieu jouer ainsi la comédie. Il se tourna vers son compagnon et lui dit en hésitant:
– Mon ami, il ne faut pas en vouloir à Dieu, si ses ministres ne sont pas toujours ce qu’ils devraient être. Ce jeune homme que nous venons de voir, n’est coupable que d’ambition…
Il continua ainsi, excusant Donadéi. Marius le regardait, touché de sa bonté, et, malgré lui, il comparait ce vieillard pauvre et modeste au puissant et gracieux abbé, dont les sourires faisaient loi dans le diocèse. Alors il pensa que l’Église n’aimait pas ses fils d’un égal amour et que, comme toutes les mères, elle gâtait les visages roses et les cœurs rusés, et négligeait les âmes tendres et humbles qui se dévouent dans l’ombre.
Les deux visiteurs s’éloignaient, lorsqu’une voiture s’arrêta devant la petite maison close et discrète. Marius vit descendre M. de Cazalis de la voiture; le député entra vivement chez l’abbé Donadéi.
– Tenez, regardez, mon père, s’écria 76le jeune homme. Je suis certain que le caractère sacré de ce prêtre ne va pas lui défendre de travailler à la vengeance de M. de Cazalis.
Il eut la tentation de rentrer dans cette maison, où l’on faisait jouer à Dieu un rôle si misérable. Puis il se calma, il remercia l’abbé Chastanier, et s’éloigna, en se disant avec désespoir que la dernière porte de salut, celle dont le haut clergé tenait la clef, se fermait devant lui.
Le lendemain, M. Martelly lui rendit compte d’une démarche qu’il venait de tenter auprès du premier notaire de Marseille, M. Douglas, homme pieux qui, en moins de huit ans, était devenu une véritable puissance par sa riche clientèle et ses larges aumônes. Le nom de ce notaire était aimé et respecté. On parlait avec admiration des vertus de ce travailleur intègre qui vivait frugalement; on avait une confiance sans bornes dans son honnêteté et dans l’activité de son intelligence.
M. Martelly s’était servi de son ministère pour placer quelques capitaux. Il espérait que, si Douglas voulait prêter son appui à Marius, ce dernier aurait une partie du clergé pour lui. Il se rendit chez le notaire et lui demanda son aide. Douglas, qui semblait très préoccupé, balbutia une réponse évasive, disant qu’il était surchargé d’affaires, qu’il ne pouvait lutter contre M. de Cazalis.
77– Je n’ai pas insisté, dit M. Martelly à Marius, j’ai cru comprendre que votre adversaire vous avait dévancé… Je suis pourtant étonné que M. Douglas, un homme probe, se soit laissé lier les mains… Maintenant, mon pauvre ami, je crois que la partie est bien perdue.
Marius n’avait plus aucune espérance.
Pendant un mois, il courut Marseille, tâchant de gagner à sa cause quelques hommes influents. Partout on le reçut froidement, avec une politesse railleuse. M. Martelly ne fut pas plus heureux. Le député avait rallié toute la noblesse et le haut clergé autour de lui. La bourgeoisie, les gens de commerce riaient sous cape, sans vouloir agir, ayant une peur atroce de se compromettre. Quant au peuple, il chansonnait M. de Cazalis et sa nièce, ne pouvant servir autrement Philippe Cayol.
Les jours s’écoulaient, l’instruction du procès criminel marchait bon train. Marius était aussi seul que le premier jour pour défendre son frère contre la haine de M. de Cazalis et les mensonges complaisants de Blanche. Il avait toujours à ses côtés M. Martelly qui se déclarait impuissant, et Fine, dont les bavardages emportés ne gagnaient à Philippe que les sympathies chaleureuses des filles du peuple.
Un matin, Marius apprit que son frère et le jardinier Ayasse venaient d’être 78mis en accusation, le premier comme coupable de rapt, le second comme complice de ce crime. Madame Cayol avait été relâchée, les preuves manquant pour l’impliquer dans le procès.
Marius courut embrasser sa mère. La pauvre et sainte femme avait beaucoup souffert pendant sa captivité; sa santé chancelante se trouvait gravement compromise. Quelques jours après sa sortie de prison, elle s’éteignait doucement dans les bras de son fils, qui jurait en sanglotant de venger sa mort.
Le convoi devint une cause de manifestation populaire. La mère de Philippe fut conduite au cimetière Saint-Charles, suivie d’un immense cortége de femme du peuple, qui ne se gênaient pas pour accuser tout haut M. de Cazalis. Peu s’en fallut que ces femmes n’allassent ensuite jeter des pierres dans les fenêtres du député.
En revenant de l’enterrement, Marius, dans son petit logement de la rue Sainte, se sentit seul au monde et se mit à pleurer amèrement. Les larmes le soulagèrent; il vit la route qu’il devait suivre nettement tracée devant ses pas. Les malheurs qui l’accablaient grandissaient en lui l’amour de la vérité et la haine de l’injustice. Il sentait que toute sa vie allait être vouée à une œuvre sainte.
Il ne pouvait plus agir à Marseille. La scène du drame se déplaçait. L’action 79devait se dérouler maintenant à Aix, selon les péripéties du procès. Marius voulait être sur les lieux pour suivre les différentes phases de l’affaire et profiter des incidents qui se présenteraient. Il demanda à M. Martelly un congé d’un mois que celui-ci s’empressa de lui accorder.
Le jour de son départ, il trouva Fine à la diligence.
– Je vais à Aix avec vous, lui dit tranquillement la jeune fille.
– Mais c’est une folie! s’écria-t-il. Vous n’êtes point assez riche pour vous dévouer ainsi… Et vos fleurs, qui les vendra?
– Oh! j’ai mis à ma place une de mes amies, une fille qui demeure sur le même palier que moi, place aux Œufs… Je me suis dit comme ça: «Je puis leur être utile,» j’ai passé ma plus belle robe, et me voilà.
– Je vous remercie bien, répondit simplement Marius d’une voix émue.
80IX
OÙ M. DE GIROUSSE FAIT DES CANCANS
À Aix, Marius descendit chez Isnard, qui demeurait rue d’Italie. Le mercier n’avait pas été inquiété. On dédaignait sans doute une proie d’une aussi mince valeur.
Fine alla droit chez le geôlier de la prison, dont elle était la nièce par alliance. Elle avait son plan. Elle apportait un gros bouquet de roses qui fut reçu à merveille. Ses jolis sourires, sa vivacité caressante la firent en deux heures l’enfant gâtée de son oncle; le geôlier était veuf et avait deux filles en bas âge, dont Fine fut tout de suite la petite mère.
Le procès ne devait commencer que dans les premiers jours de la semaine suivante. Marius, les bras liés, n’osant plus tenter une seule démarche, attendait avec angoisse l’ouverture des débats. Par moments, il avait encore la folie d’espérer, de compter sur un acquittement.
Se promenant un soir sur le Cours, il rencontra M. de Girousse, qui était venu de Lambesc pour assister au jugement de Philippe. Le vieux gentilhomme lui 81prit le bras, et, sans prononcer une parole, l’emmena dans son hôtel.
– Là, dit-il, en s’enfermant avec lui dans un grand salon, nous sommes seuls, mon ami. Je vais pouvoir être roturier à mon aise.
Marius souriait des allures brusques et originales du comte.
– Eh bien, continua celui-ci, vous ne me demandez pas de vous servir, de vous défendre contre de Cazalis?… Allons, vous êtes intelligent. Vous comprenez que je ne puis rien contre cette noblesse entêtée et vaniteuse à laquelle j’appartiens. Ah! votre frère a fait là un beau coup!
M. de Girousse marchait à grands pas dans le salon. Brusquement, il se planta devant Marius.
– Écoutez bien notre histoire, dit-il d’une voix haute. Nous sommes, dans cette bonne ville, une cinquantaine de vieux bons hommes comme moi, qui vivons à part, cloîtrés au fond d’un passé mort à jamais. Nous nous disons la fine fleur de la Provence, et nous restons là, inactifs, à rouler nos pouces… D’ailleurs, nous sommes des gentilshommes, des cœurs chevaleresques, attendant avec dévotion le retour de leurs princes légitimes. Eh! mordieu! nous attendrons longtemps, si longtemps que la solitude et la paresse nous auront tués, avant que le moindre prince légitime ne se 82montre. Si nous avions de bons yeux, nous verrions marcher les événements. Nous crions aux faits: «Vous n’irez pas plus loin!» et les faits nous passent tranquillement sur le corps et nous écrasent. J’enrage, lorsque je nous vois enfermés dans un entêtement aussi ridicule qu’héroïque. Dire que nous sommes presque tous riches, que nous pourrions presque tous faire des industriels intelligents qui travailleraient à la prospérité de la contrée, et que nous préférons moisir au fond de nos hôtels, comme de vieux débris d’un autre âge!
Il reprit haleine, puis continua avec plus de force:
– Et nous sommes tout orgueilleux de notre existence vide. Nous ne travaillons pas, par dédain pour le travail. Nous avons une sainte horreur du peuple, dont les mains sont noires… Ah! votre frère a touché à une de nos filles! On lui fera voir s’il est du même sang que nous. Nous allons nous liguer tous ensemble et donner une leçon aux vilains; nous leur ôterons l’envie de se faire aimer de nos enfants. Quelques ecclésiastiques puissants nous seconderont; il sont fatalement liés à notre cause… Ce sera une bonne campagne pour notre vanité.
Après un instant de silence, M. de Girousse reprit en raillant:
– Notre vanité… Elle a reçu parfois 83de larges accrocs. Quelques années avant ma naissance, un drame terrible se passa dans l’hôtel qui est voisin du mien. M. d’Entrecasteaux, président du Parlement, y assassina sa femme dans son lit; il lui coupa la gorge d’un coup de rasoir, poussé, dit-on, par une passion qu’il voulait contenter même à l’aide du crime. Le rasoir ne fut retrouvé que vingt-cinq jours après au fond du jardin; on trouva également dans le puits les bijoux de la victime que le meurtrier y avait jetés pour faire croire à la justice que l’assassinat avait eu le vol pour mobile. Le président d’Entrecasteaux prit la fuite et se retira, je crois, en Portugal où il mourut misérablement. Le Parlement le condamna par contumace à être roué vif… Vous voyez que nous avons aussi nos scélérats et que le peuple n’a rien à nous envier. Cette lâche cruauté d’un des nôtres porta, dans le temps, un rude coup à notre autorité. Un romancier pourrait faire une œuvre poignante de cette sanglante et lugubre histoire.
– Et nous savons aussi plier l’échine, dit encore M. de Girousse qui s’était remis à marcher. Ainsi, lorsque Fouché, le régicide, alors duc d’Otrante, fut, vers 1810, exilé un moment dans notre ville, toute la noblesse se traîna à ses pieds. Je me rappelle une anecdote qui montre à quelle plate servilité nous étions descen84dus. Au 1er janvier 1811, on faisait queue pour offrir à l’ancien conventionnel des vœux de bonne année; dans le salon de réception, on parlait du froid rigoureux qu’il faisait, et un des visiteurs exprimait des craintes sur le sort des oliviers. «Eh! que nous importent les oliviers! s’écria un des nobles personnages, pourvu que M. le duc se porte bien!…» Voilà comme nous sommes, aujourd’hui, mon ami: humbles avec les puissants, hautains avec les faibles. Il y a sans doute des exceptions, mais elles sont rares… Vous voyez bien que votre frère sera condamné. Notre orgueil, qui plie devant un Fouché, ne peut plier devant un Cayol. Cela est logique… Bonsoir.
Et le comte congédia brusquement Marius. Il s’était exaspéré lui-même en parlant, il craignait que la colère ne finît par lui faire dire des sottises.
Le lendemain, le jeune homme le rencontra de nouveau. M. de Girousse, comme la veille, l’entraîna dans son hôtel. Il tenait à la main un journal où se trouvaient imprimés les noms des jurés qui devaient juger Philippe.
Il frappa du doigt avec force sur le journal.
– Voilà donc les hommes, s’écria-t-il, qui vont juger votre frère!… Voulez-vous que je vous raconte à leur sujet quelques histoires? Ces histoires sont curieuses et instructives.
85M. de Girousse s’était assis. Il parcourait le journal du regard, avec des haussements d’épaules.
– C’est là, dit-il enfin, un jury de choix, une assemblée de gens riches qui ont intérêt à servir la cause de M. de Cazalis… Ils sont tous plus ou moins marguilliers, plus ou moins répandus dans les salons de la noblesse… Ils ont presque tous pour amis des hommes qui passent leurs matinées dans les églises, et qui exploitent leurs clients le reste du jour…
Puis il nomma les jurés un à un, et parla du monde qu’ils fréquentaient avec une violence indignée.
– Humbert, dit-il, le frère d’un négociant de Marseille, d’un marchand d’huile, honnête homme qui tient le haut du pavé et que tous les pauvres diables saluent. Il y a vingt ans, leur père n’était que petit commis. Aujourd’hui, les fils sont millionnaires, grâce à ses spéculations habiles. Une année, il vend à l’avance, au prix courant, une grande quantité d’huile. Quelques semaines après, le froid tue les oliviers, la récolte est perdue, il est ruiné s’il ne trompe ses clients. Mais notre homme préfère être trompeur que pauvre. Tandis que ses confrères livrent à perte de bonne marchandise, il achète toutes les huiles gâtées, toutes les huiles rances qu’il peut trouver, et il fait les livraisons promises. Les clients 86se plaignent, se fâchent. Le spéculateur répond avec sang-froid qu’il tient strictement ses promesses, et qu’on n’a rien de plus à lui demander. Et le tour est joué. Tout Marseille, qui connaît cette histoire, n’a pas assez de coups de chapeau pour cette homme adroit.
– Gautier… autre négociant de Marseille. Celui-là a un neveu, Paul Bertrand, qui a escroqué en grand. Ce Bertrand était associé avec un sieur Aubert, de New-York, qui lui envoyait des navires de marchandises dont le chargement devait être vendu à Marseille. Ils avaient chacun une part égale dans les bénéfices. Notre homme gagnait beaucoup d’argent à ce commerce, d’autant plus qu’il avait le soin de tromper son associé à chaque partage. Un jour, une crise éclate, les pertes arrivent.
Bertrand continue à accepter les marchandises que les navires apportent toujours, mais il refuse de payer les traites qu’Aubert tire sur lui, disant que les affaires vont mal et qu’il est gêné. Les traites font retour, et reviennent de nouveau, avec des frais énormes. Alors Bertrand déclare tranquillement qu’il ne veut pas payer, qu’il n’est pas obligé de rester éternellement l’associé d’Aubert et qu’il ne doit rien. Nouveau retour des traites, nouveaux frais, remboursement onéreux pour le négociant de New-York, indigné et surpris. Ce dernier, qui n’a pu plaider 87que par procuration, a perdu le procès en dommages-intérêts qu’il a intenté à Bertrand; on m’a affirmé que les deux tiers de sa fortune, douze cent mille francs, avaient disparu dans cette catastrophe… Bertrand reste le plus honnête homme du monde; il est membre de toutes les sociétés, de plusieurs congrégations; on l’envie et on l’honore…
– Dutailly.., un marchand de blé. Il est arrivé anciennement à un de ses gendres, Georges Fouque, une mésaventure dont ses amis se sont hâtés d’étouffer le scandale. Fouque, s’arrangeait toujours de manière à faire trouver des avaries aux chargements que les navires lui apportaient. Les sociétés d’assurances payaient, sur le rapport d’un expert. Fatiguées de payer toujours, ces sociétés chargent de l’expertise un honnête boulanger, qui reçoit bientôt la visite de Fouque. Celui-ci, tout en causant de choses indifférentes, lui glisse dans la main quelques pièces d’or. Le boulanger laisse tomber les pièces et, d’un coup de pied, les lance au milieu de l’appartement. La scène se passait devant plusieurs personnes… Fouque n’a rien perdu de son crédit.
– Delorme… Celui-là habite une ville voisine de Marseille. Il est retiré du commerce depuis longtemps. Écoutez l’infamie que son cousin Mille a commise. Il y a une trentaine d’années, la mère de 88Mille tenait un magasin de mercerie. Lorsque la vieille dame se retira, elle céda son fonds à un de ses commis, garçon actif et intelligent qu’elle considérait presque comme un fils. Le jeune homme, nommé Michel, acquitta vite sa dette et augmenta tellement le cercle de ses affaires qu’il se vit obligé de prendre un associé. Il choisit un garçon de Marseille, Jean Martin, qui avait quelque argent, et qui paraissait être un homme d’honneur et de travail. C’était une fortune assurée que Michel offrait à son associé. Dans les commencements, tout alla pour le mieux. Les bénéfices augmentaient chaque année, et les deux associés mettaient chacun de côté des sommes rondes au bout de l’an. Mais Jean Martin, âpre au gain et qui rêvait une fortune rapide, finit par se dire qu’il gagnerait le double, s’il était seul.
La chose était difficile; Michel, en somme, était son bienfaiteur, et il avait pour ami le propriétaire de la maison, le fils de Mme Mille. Pour peu que ce dernier fût honnête, Jean Martin devait échouer dans son indigne projet. Il alla le voir, comptant trouver un homme de son espèce, et, en effet, il trouva en lui le coquin qu’il cherchait. Il lui offrit de passer un nouveau bail à son nom, moyennant une forte somme d’argent, et comme Mille se faisait marchander, il doubla, il tripla la somme. Mille, qui est un cuistre 89et un avare, se vendit le plus cher possible; le marché fut conclu. Alors Jean Martin joua auprès de Michel un rôle d’hypocrite; il lui dit qu’il désirait rompre leur acte de société pour aller s’établir plus loin; il lui désigna même le local qu’il avait loué. Michel, étonné, mais ne pouvant soupçonner l’infamie dont il devait être la victime, lui dit qu’il était libre de se retirer, et l’acte fut rompu.
Peu de temps après, le bail de Michel finissait: Jean Martin, son nouveau bail à la main, mettait triomphalement son associé à la porte…
De pareils crimes échappent à la justice humaine; mais les gens lâches et avides sont condamnés devant le tribunal des hommes d’honneur. Je n’ai pas assez de mépris pour ce Mille, qui était l’ami d’enfance, pour ainsi dire le frère de Michel, et qui l’a trahi d’une façon si vénale et si basse.
Il y a de ces consciences sales qui portent légèrement le poids d’une infamie. Puisqu’on ne peut conduire en cour d’assises ces criminels adroits, qui jettent leurs amis sur le pavé pour un sac de pièces de cent sous, il faudrait qu’on affichât leurs noms en grosses lettres dans les carrefours, et que chaque passant crachât sur ces noms. C’est là l’ignoble pilori qu’ils méritent…
Michel, qu’une pareille trahison avait rendu presque fou, alla s’établir plus 90loin; mais, n’ayant plus de clientèle, il perdit l’argent péniblement amassé par trente années de travail. Il est mort paralytique, dans des souffrances atroces, en criant que Mille et Martin étaient des misérables, des traîtres, et en demandant vengeance à ses fils…
Aujourd’hui ses fils travaillent, suent sang et eau pour se faire une position. Mille est allié aux premières familles de la ville; ses enfants sont riches, ils vivent grassement dans la dévotion et dans l’estime de tous.
– Faivre… Sa mère avait épousé en secondes noces un sieur Chabran, armateur et escompteur. Sous prétexte de spéculations malheureuses, Chabran écrit un jour à ses nombreux créanciers qu’il est obligé de suspendre ses payements. Quelques-uns consentent à lui donner du temps. La majorité veut poursuivre. Alors, Chabran se procure, en qualité d’employés, deux jeunes garçons auxquels il apprend, huit jours durant, une certaine leçon; puis, flanqué de ces deux petits êtres, parfaitement dressés, il va voir, l’un après l’autre, tous ses créanciers, se lamentant sur sa détresse, et demandant pitié pour ses deux fils, déguenillés et sans pain… Le tour réussit à merveille. Tous les créanciers déchirèrent leurs titres… Le lendemain, Chabran était à la Bourse, plus calme et plus insolent que jamais. Un courtier, qui 91ignorait l’affaire, vint lui proposer à escompter deux valeurs signées précisément des négociants qui avaient, la veille, donné quittance à ce misérable:
«Je ne fais rien, dit-il hautement, avec des gens de cette classe.»
Aujourd’hui, Chabran est à peu près retiré des affaires; il habite une splendide villa, où il donne le dimanche de somptueux dîners.
– Gerominot… le président du cercle où il passe ses soirées, est un usurier de la pire espèce. Il a gagné, dit-on, à ce métier-là, un petit million, ce qui lui a permis de marier sa fille à un gros bonnet de la finance. Son nom est Pertigny. Mais, depuis la faillite qui lui a laissé dans les mains un capital de trois cent mille francs, il se fait appeler Félix. Cet adroit coquin avait fait, il y a quarante ans, une première faillite qui lui permit d’acheter une maison. Les créanciers reçurent quinze pour cent. Dix ans plus tard, une seconde faillite le mit à même d’acquérir une superbe maison de campagne. Ses créanciers reçurent le 10 pour cent. Il y a quinze ans à peine, il fit enfin une troisième faillite de 300,000 francs et offrit le 5 pour cent. Les créanciers ayant refusé, il leur prouva que tous ses biens étaient à sa femme, et il ne donna pas un centime…
Marius était écœuré, il fit un geste de 92dégoût, comme pour interrompre ces récits honteux.
– Vous ne me croyez peut-être pas, reprit le terrible comte, avec une certaine hauteur. Vous êtes un jeune naïf, mon ami. Je n’ai pas fini, je veux que vous m’écoutiez jusqu’au bout.
M. de Girousse raillait avec une verve sinistre. Ses paroles, hautes et sifflantes, tombaient avec des bruits de fouet sur les gens dont il racontait les sales histoires. On reconnaissait le gentilhomme dédaigneux, à la liberté de ses paroles et à la fougue généreuse de son emportement.
Il nomma les jurés à la file; il fouilla leur vie, et celle de leur famille, il en mit à nu toutes les hontes et toutes les misères. À peine en épargna-t-il quelques-uns. Puis il se posa violemment devant Marius et continua avec âpreté.
– Auriez-vous la naïveté de croire que tous ces millionnaires, que tous ces parvenus, que tous ces gens puissants qui vous dominent et vous écrasent aujourd’hui sont de petits saints, des justes, dont la vie est sans tache? Ces hommes étalent, à Marseille surtout, leur vanité et leur insolence; ils sont devenus dévots et cafards; ils ont trompé jusqu’aux honnêtes gens qui les saluent et les estiment. En un mot, ils forment à eux tous une aristocratie; leur passé est oublié; on ne voit que leur richesse et leur 93probité de fraîche date. Eh bien! j’arrache les masques. Écoutez… Celui-ci a fait fortune en trahissant un ami; cet autre en vendant de la chair humaine; cet autre, en vendant sa femme ou sa fille; cet autre, en spéculant sur la misère de ses créanciers; cet autre, en rachetant à vil prix, après les avoir lui-même adroitement discréditées, toutes les actions d’une compagnie dont il était le gérant; cet autre en coulant un navire chargé de pierres en guise de marchandises, et en se faisant payer par la compagnie d’assurance le prix de cet étrange chargement; cet autre, associé sur parole, en refusant de partager les chances d’une opération, dès que cette opération est devenue mauvaise; cet autre en dissimulant son actif, en faisant deux ou trois faillites et en vivant ensuite comme un homme de bien; cet autre en vendant pour du vin de l’eau de Campêche ou du sang de bœuf; cet autre en accaparant les blés en mer pendant les années de disette; cet autre en fraudant le fisc sur une grande échelle, en essayant de corrompre les employés et en volant tout son saoûl l’administration; cet autre en mettant au bas de ses billets des signatures fausses de parents ou d’amis qui n’osent nier, le jour de l’échéance, et qui payent au besoin plutôt que de compromettre le faussaire; cet autre en incendiant lui-même son usine 94ou ses vaisseaux, assurés au-delà de leur valeur; cet autre en déchirant et en jetant au feu les billets qu’il a arrachés des mains de son créancier, le jour du payement; cet autre en jouant à la Bourse avec l’intention de ne pas payer, s’il perd, et en refusant en effet de payer, ce qui ne l’empêche pas de s’enrichir, huit jours après, aux dépens de quelque dupe…
La respiration manqua à M. de Girousse. Il garda un long silence, laissant sa colère se calmer. Ses lèvres s’ouvrirent de nouveau; il eut un sourire moins amer.
– Je suis un peu misanthrope, dit-il doucement à Marius, qui l’avait écouté avec douleur et surprise, je vois tout en noir. C’est que l’oisiveté à laquelle mon titre me condamne, m’a permis d’étudier les hontes de ce pays. Mais sachez qu’il y a d’honnêtes gens parmi nous; s’ils voulaient se lever en masse, ils écraseraient aisément les coquins. Je prie Dieu chaque soir que cette guerre civile de la vertu contre le vice ait lieu au plus tôt… Quant à vous, ne comptez que sur l’équité de la magistrature; vous trouverez en elle un appui ferme, indépendant et loyal. Ses membres ne rampent pas comme des esclaves devant les volontés du riche et du puissant. J’ai toujours eu pour la magistrature un respect fanatique, car elle représente la vérité et la justice sur la terre.
95Marius prit congé de M. de Girousse, tout bouleversé par les paroles ardentes qu’il venait d’entendre. Il prévoyait, que son frère serait impitoyablement condamné. L’ouverture des débats devait avoir lieu le lendemain.
96X
UN PROCÈS SCANDALEUX
Tout Aix était en émoi. Le scandale éclate avec une énergie étrange dans les petites villes paisibles, où la curiosité des oisifs n’a pas chaque jour un nouvel aliment. Il n’était bruit que de Philippe et de Blanche; on racontait en pleine rue les aventures des jeunes amants; on disait tout haut que l’accusé était condamné à l’avance et que M. de Cazalis avait, par lui ou ses amis, demandé sa condamnation à chaque juré.
Le clergé d’Aix prêtait son appui au député, assez faiblement il est vrai; il y avait alors, dans ce clergé, des hommes éminents et honorables auxquels il répugnait de travailler à une injustice. Quelques prêtres obéirent cependant aux influences venues du cercle religieux de Marseille, dont l’abbé Donadéi était, pour ainsi dire, le maître. Ces prêtres essayèrent, par des visites, par des démarches habiles, de lier les mains à la magistrature, dont on craignait l’esprit droit et ferme. Ils ne réussirent qu’à persuader aux jurés la sainteté de la cause de M. de Cazalis.
97La noblesse les aida puissamment dans cette tâche. Elle se croyait engagée d’honneur à écraser Philippe Cayol. Elle le regardait comme un ennemi personnel qui avait osé attenter à la dignité d’un des siens et qui, par là même, l’avait insultée tout entière. À voir ces comtes et ces marquis se remuer, s’irriter, se liguer en masse, on eût cru que les ennemis se trouvaient aux portes de la ville. Il s’agissait simplement de faire condamner un pauvre diable, coupable d’amour et d’ambition.
Philippe avait aussi des amis, des défenseurs. Tout le peuple se déclarait franchement pour lui. Les basses classes blâmaient sa conduite, réprouvaient les moyens qu’il avait employés, disaient qu’il aurait mieux fait d’aimer et d’épouser une simple bourgeoise comme lui; mais, tout en condamnant ses actes, elles le défendaient bruyamment contre l’orgueil et la haine de M. de Cazalis. On savait dans la ville que Blanche, chez le juge d’instruction, avait renié son amour, et les filles du peuple, vraies provençales, c’est-à-dire dévouées et courageuses, la traitaient avec un mépris insultant. Elles l’appelaient «la renégate;» elles cherchaient à sa conduite des motifs honteux et ne se gênaient pas pour crier leur opinion sur les places, dans le langage énergique des rues.
Ce tapage compromettait singulière98ment la cause de Philippe. La ville entière était dans le secret du drame qui allait se jouer. Ceux qui avaient intérêt à faire condamner l’accusé ne prenaient même pas la peine de cacher leurs démarches, étant certains de leur triomphe; ceux qui auraient voulu sauver le frère de Marius, se sentant faibles et désarmés, se soulageaient en criant, heureux d’irriter les gens puissants qu’ils n’avaient pas l’espérance de vaincre.
M. de Cazalis avait, sans honte, traîné sa nièce jusqu’à Aix. Pendant les premiers jours, il prit comme une volupté orgueilleuse à la promener sur le Cours. Il protestait par là contre l’idée de déshonneur que la foule attachait à la fuite de la jeune fille; il semblait dire à tous: «Vous voyez qu’un manant ne saurait déshonorer une Cazalis. Ma nièce vous domine encore du haut de son titre et de sa fortune.»
Mais il ne put continuer longtemps de pareilles promenades. La foule s’irrita de son attitude, elle insulta Blanche, elle manqua de jeter des pierres à l’oncle et à la nièce. Les femmes surtout se montrèrent acharnées; elles ne comprenaient pas que la jeune fille n’était point tant coupable et qu’elle obéissait simplement à une volonté de fer.
Blanche tremblait devant la colère populaire. Elle baissait les yeux pour ne pas voir ces femmes qui la regardaient 99avec des yeux ardents. Elle sentait derrière elle des gestes de mépris, elle entendait des mots horribles qu’elle ne comprenait pas, et ses jambes chancelaient, elle se tenait au bras de son oncle pour ne pas tomber. Pâle, frémissante, elle rentra un jour en déclarant qu’elle ne sortirait plus.
La pauvre enfant allait être mère.
Enfin les débats s’ouvrirent. Dès le matin, les portes du Palais-de-Justice furent assiégées; des groupes se formèrent au milieu de la place des Prêcheurs, gesticulant, parlant à voix haute. On clabaudait sur l’issue probable du procès, on discutait la culpabilité de Philippe et l’attitude de M. de Cazalis et de Blanche.
La salle des assises s’emplissait lentement. On avait ajouté plusieurs rangs de chaises pour les personnes munies de billets; ces personnes étaient en si grand nombre qu’elles durent presque toutes se tenir debout. Il y avait là la fine fleur de la noblesse, des avocats, des fonctionnaires, tous les personnages notables d’Aix. Jamais accusé n’avait eu un pareil parterre. Lorsqu’on ouvrit les portes pour laisser entrer le gros public, à peine quelques curieux purent-ils trouver place. Les autres furent obligés de stationner à la porte, dans les couloirs, jusque sur les marches du palais. Et, par moment, il s’élevait de cette foule des murmures, des huées, dont les bruits péné100traient et grandissaient dans la salle, troublant la tranquille majesté du lieu.
Les dames avaient envahi la tribune. Elles formaient, là-haut, une masse compacte de visage anxieux et souriants. Celles qui étaient au premier rang s’éventaient, se penchaient, laissaient traîner leurs mains gantées sur le velours rouge de la balustrade. Puis, dans l’ombre, montaient des rangs pressés de faces roses, dont on ne voyait pas les corps. Ces faces roses étaient comme enfouies au milieu des dentelles, des rubans, des étoffes de soie et de satin; çà et là brillait l’éclair rapide d’un bijou, lorsqu’une des têtes se tournait.
Et, de cette foule rougissante et bavarde, tombaient des rires perlés, des paroles adoucies, de petits cris aigus. Ces dames étaient au spectacle.
Lorsque Philippe Cayol fut introduit, il se fit un grand silence. Toutes les dames le dévorèrent du regard; quelques-unes d’entre elles braquèrent sur lui des lorgnettes de théâtre, l’examinant de haut en bas. Ce grand garçon, dont les traits énergiques annonçaient les appétits violents, eut un succès d’estime. Les femmes, qui étaient venues pour juger du goût de Blanche, trouvèrent sans doute la jeune fille moins coupable, quand elles virent la haute taille et les regards clairs de son amant.
L’attitude de Philippe fut calme et di101gne. Il était vêtu tout de noir. Il semblait ignorer la présence de deux gendarmes qui étaient à ses côtés, il se dressait et s’asseyait avec les grâces d’un homme du monde. Par moments, il regardait la foule tranquillement, sans effronterie. Il leva plusieurs fois les yeux vers la tribune, et, chaque fois, malgré lui, il eut des sourires tendres; ses incorrigibles habitudes d’aimer et de vouloir plaire le reprenaient, même devant la justice.
On lut l’acte d’accusation.
Cet acte était écrasant pour l’accusé. Les faits, selon les dépositions de M. de Cazalis et de sa nièce, s’y trouvaient interprétés d’une façon habile et terrible. On y disait que Philippe avait séduit Blanche à l’aide de mauvais romans; la vérité était qu’il s’agissait de deux ouvrages de Mme de Genlis, parfaitement puérils. L’accusation disait, en outre, en acceptant la version de Blanche, que la jeune fille avait été enlevée avec violence, qu’elle s’était cramponnée à un amandier, et que, pendant toute la fuite, le séducteur avait dû employer l’intimidation pour se faire suivre par sa victime. Enfin, le fait le plus grave consistait dans une affirmation de Mlle de Cazalis: elle prétendait qu’elle n’avait jamais écrit de lettres à Philippe et que les deux lettres présentées par l’accusé étaient des lettres antidatées qu’il lui avait fait écrire à Lambesc, par mesure de précaution.
102Lorsque la lecture de l’acte d’accusation fut achevée, la salle s’emplit du murmure bruyant des conversations particulières. Chacun, avant de venir au Palais, avait sa version, et chacun discutait, à demi-voix, le récit officiel. Au dehors, la foule poussait de véritables cris. Le président menaça de faire évacuer la salle, et le silence se rétablit peu à peu.
Alors on procéda à l’interrogatoire de Philippe Cayol.
Lorsque le président lui eut fait les demandes d’usage et qu’il lui eut répété les motifs de l’accusation qui pesait sur lui, le jeune homme, sans répondre, dit d’une voix claire:
– Je suis accusé d’avoir été enlevé par une jeune fille.
Ces paroles firent sourire tous les assistants. Les dames se cachèrent derrière leur éventail pour s’égayer à leur aise. C’est que la phrase de Philippe, toute folle et absurde qu’elle paraissait, contenait cependant l’exacte vérité. Le président fit remarquer avec raison que jamais on n’avait vu un jeune homme de trente ans enlevé par une jeune fille de seize ans.
– On n’a jamais vu non plus, répondit tranquillement Philippe, une jeune fille de seize ans courant les grands chemins, traversant des villes, rencontrant des centaines de personnes, et ne songeant pas à appeler le premier passant venu 103pour la délivrer de son séducteur, de son geôlier.
Et il s’attacha à montrer l’impossibilité matérielle de la violence et de l’intimidation dont on l’accusait. À chaque heure du jour, Blanche était libre de le quitter, de demander aide et secours; si elle le suivait, c’est qu’elle l’aimait, c’est qu’elle avait consenti à la fuite. D’ailleurs, Philippe témoigna la plus grande tendresse pour la jeune fille et la plus grande déférence pour M. de Cazalis. Il reconnut ses torts, il demanda simplement qu’on ne fît pas de lui un séducteur indigne.
L’audience fut levée et renvoyée au lendemain pour l’audition des témoins. Le soir, la ville était bouleversée; les dames parlaient de Philippe avec une indignation affectée, les hommes graves le traitaient avec plus ou moins de sévérité, les gens du peuple le défendaient avec énergie.
Le lendemain, la foule fut plus grande et plus bruyante encore, à la porte du Palais-de-Justice. Les témoins étaient presque tous des témoins à charge. M. de Girousse n’avait pas été cité; on redoutait la franchise brusque de son esprit; et, d’autre part, il aurait dû être plutôt arrêté comme complice. Marius, lui-même, était allé le prier de ne point se compromettre dans cette affaire; il craignait, ainsi que ses adversaires, l’esprit 104violent du vieux comte, dont une boutade pouvait tout gâter.
Il n’y eût guère qu’une déposition en faveur de Philippe, celle de l’aubergiste de Lambesc, qui vint déclarer que Blanche donnait à son compagnon le titre de mari. Cette déposition fut comme effacée par celles des autres témoins. Marguerite, la laitière, balbutia et dit qu’elle ne se souvenait plus d’avoir apporté à l’accusé les lettres de Mlle de Cazalis. Chaque témoin servit ainsi les intérêts du député, soit par crainte, soit par sottise et manque de mémoire.
Les plaidoiries commencèrent et demandèrent une nouvelle audience. L’avocat de Philippe le défendit avec une simplicité digne. Il ne chercha pas à excuser ce qu’il y avait de coupable dans sa conduite; il le montra comme un homme ardent et ambitieux qui s’était laissé égarer par des espoirs de richesse et d’amour. Mais, en même temps, il prouva que l’accusé ne pouvait être condamné pour rapt et que l’affaire en elle-même excluait toute idée de violence et d’intimidation.
Le réquisitoire du procureur du roi fut terrible. On comptait sur une certaine douceur, et les accusations énergiques du magistrat eurent un effet désastreux. Le jury rapporta un verdict affirmatif. Philippe Cayol fut condamné à cinq ans de 105réclusion et à l’exposition publique sur une place de Marseille. Le jardinier Ayasse fut puni de quelques mois de prison seulement.
De vagues rumeurs s’élevèrent dans la salle. Au dehors, la foule grondait.
106XI
OÙ BLANCHE ET FINE SE TROUVENT FACE À FACE
Blanche, cachée au fond de la tribune, avait assisté à la condamnation de Philippe. Elle était là, par ordre de son oncle, qui voulait achever de tuer ses tendresses en lui montrant son amant entre deux gendarmes, ainsi qu’un voleur. Une vieille parente s’était chargée de la conduire à ce spectacle édifiant.
Comme les deux femmes attendaient leur voiture, sur les marches du Palais, la foule qui se précipitait, les sépara brusquement. Blanche, entraînée au milieu de la place des Prêcheurs, fut reconnue par des femmes de la halle, qui se mirent à la huer et à l’insulter.
– C’est elle, c’est elle! criaient ces femmes, la renégate, la renégate!…
La pauvre enfant, éperdue, ne sachant où fuir, se mourait de honte et de peur, lorsqu’une jeune fille écarta puissamment le groupe hurlant qui l’entourait, et vint se planter à côté d’elle.
C’était Fine.
La bouquetière, elle aussi, venait d’assister à la condamnation de Philippe. Pendant près de trois heures, elle avait 107passé par toutes les angoisses de l’espoir et de la crainte; le réquisitoire du procureur du roi l’avait accablée, et elle s’était mise à pleurer en entendant prononcer le jugement.
Elle sortait du Palais, irritée, dans une surexcitation terrible, lorsqu’elle entendit les huées des femmes de la halle. Elle comprit que Blanche était là et qu’elle allait pouvoir se venger en l’injuriant; elle accourut, les poings fermés, l’insulte à la bouche. Selon elle, la jeune fille était la grande coupable; elle avait menti, elle avait commis un parjure et une lâcheté. À ces pensées, tout le sang plébéien de Fine lui montait à la face et la poussait à crier et à frapper.
Elle se précipita, elle écarta la foule pour prendre sa part de vengeance.
Mais lorsqu’elle fut devant Blanche, lorsqu’elle la vit pliée par l’effroi, cette enfant frissonnante et faible lui fit pitié. Elle la trouva toute petite, toute mignonne, d’une fragilité si délicate, qu’il lui vint au cœur une pensée généreuse de pardon. Elle repoussa d’un geste violent les femmes qui montraient le poing à la demoiselle, et, se cambrant, d’une voix haute et sèche:
– Eh bien! cria-t-elle, n’avez-vous pas honte?… Elle est seule, et vous êtes cent contre elle. Dieu n’a pas besoin de vos cris pour la punir…. Laissez-nous passer.
108Elle avait pris la main de Blanche et se tenait droite et courroucée devant la foule qui murmurait et qui se serrait davantage pour ne pas livrer passage aux deux jeunes filles. Fine attendait, les lèvres pâles et tremblantes. Et, comme elle rassurait la demoiselle du regard, elle vit qu’elle allait être mère. Elle devint toute blanche, et, marchant vers les femmes du premier rang:
– Laissez-nous passer, reprit-elle avec plus d’éclat… Vous ne voyez donc pas, misérables, que la pauvre fille est enceinte et que vous allez tuer son enfant!…
Elle repoussa une grosse commère qui ricanait. Toutes les autres femmes s’écartèrent.
Les paroles de Fine les avaient subitement rendues silencieuses et compatissantes. Les jeunes filles purent alors s’éloigner entre deux haies de femmes, parmi lesquelles couraient de vagues murmures de regret. Blanche, rouge de honte, se serrait avec peur contre sa compagne et hâtait fiévreusement sa marche.
La bouquetière, pour éviter la rue du Pont-Moreau, alors pleine de monde et de tapage, prit la petite rue Saint-Jean. Arrivée sur le Cours, elle conduisit Mlle de Cazalis à son hôtel, dont la porte se trouvait ouverte. Pendant le trajet, elle n’avait pas prononcé une parole.
Blanche la força à entrer dans le ves109tibule, et là, poussant la porte à demi, se mettant presque à genoux:
– Oh! mademoiselle, dit-elle d’une voix émue, que je vous remercie d’être venue à mon secours!… Ces méchantes femmes allaient me tuer.
– Ne me remerciez pas, répondit Fine avec brusquerie. J’étais venue comme les autres pour vous insulter, pour vous battre.
– Vous!
– Oui, je vous hais, je voudrais que vous fussiez morte au berceau.
Blanche regardait la bouquetière avec étonnement. Elle s’était redressée, ses instincts aristocratiques se révoltaient maintenant, et ses lèvres se plissaient légèrement de dédain. Les deux jeunes filles se trouvaient face à face, l’une avec toute sa grâce frêle, l’autre dans sa beauté fraîche et énergique. Elles se contemplaient, silencieuses, sentant gronder en elles la rivalité de leur race et de leur cœur.
– Vous êtes belle, vous êtes riche, reprit Fine avec amertume. Pourquoi êtes-vous venue me voler mon amant, puisque vous ne pouviez avoir plus tard pour lui que du mépris et de la colère? Il fallait chercher dans votre monde; vous auriez trouvé un garçon aussi pâle et aussi lâche que vous, qui aurait contenté vos amours de petite fille… Voyez-vous, 110ne prenez pas nos hommes, ou nous déchirerons vos visages roses.
– Je ne vous comprends pas, balbutia Blanche que la peur reprenait.
– Vous ne me comprenez pas… Écoutez. J’aimais M. Philippe. Il venait m’acheter des roses, le matin, et mon cœur battait à se rompre, lorsque je lui donnais mes bouquets. Je sais à présent où allaient ces fleurs. On m’a dit un jour qu’il s’était enfui avec vous. J’ai pleuré, puis j’ai pensé que vous l’aimeriez bien et qu’il serait heureux. Et voilà que vous le faites mettre en prison… Tenez, ne parlons pas de cela, je me fâcherais, je vous frapperais…
Elle s’arrêta, haletante, puis continua, s’approchant, brûlant de son haleine ardente les joues glacées de Blanche:
– Vous ne savez donc pas comment nous aimons, nous les pauvres filles? Nous aimons de toute notre chair, de tout notre courage. Lorsque nous nous sauvons avec un homme, nous ne venons pas dire ensuite qu’il a profité de notre faiblesse. Nous le serrons avec force dans nos bras pour le défendre… Ah! si M. Philippe m’avait aimée! Mais je suis une malheureuse, une pauvresse, une laide…
Et Fine se mit à sangloter, aussi faible que mademoiselle de Cazalis. Celle-ci lui prit la main, et, la voix coupée de larmes:
111– Par pitié, dit-elle, ne m’accusez pas. Voulez-vous être mon amie, voulez-vous que je mette mon cœur à nu devant vous?… Je souffre tant, si vous saviez… Moi, je ne puis rien, j’obéis à mon oncle qui me brise dans ses mains de fer. Je suis lâche, je le sais; mais je n’ai pas la force de n’être point lâche… Et j’aime Philippe, je le trouve toujours en moi. Il me l’a bien dit: «Ton châtiment, si jamais tu me trahis, sera de m’aimer éternellement, de me garder sans cesse dans ta poitrine…» Il est là, il me brûle, il me tuera. Tout à l’heure, quand on l’a condamné, j’ai senti en moi quelque chose qui m’a fait tressaillir et qui m’a déchiré les entrailles… Je pleure, voyez, je vous demande grâce.
Toute la colère de Fine était tombée; elle soutint Blanche qui chancelait.
– Vous avez raison, continua la pauvre enfant, je ne mérite pas de pitié. J’ai frappé celui que j’aime et qui ne m’aimera jamais plus… Ah! par grâce, s’il devient un jour votre mari, dites-lui mes larmes, demandez-lui mon pardon. Ce qui me rend folle, c’est que je ne puis lui faire savoir que je l’adore; il rirait, il ne comprendrait pas toute ma lâcheté… Non, ne lui parlez pas de moi. Qu’il m’oublie, cela vaut mieux: je serai seule à pleurer.
Il y eut un douloureux silence.
– Et votre enfant? demanda Fine.
112– Mon enfant, dit Blanche avec égarement, je ne sais…. Mon oncle me le prendra.
– Voulez-vous que je lui serve de mère?
La bouquetière prononça ces mots d’une voix tendre et grave. Mlle de Cazalis la serra entre ses bras dans une étreinte passionnée.
– Oh! vous êtes bonne, vous savez aimer… Tâchez de me voir à Marseille. Quand l’heure sera venue, je me confierai à vous…
En ce moment, la vieille parente rentrait, après avoir en vain cherché Blanche dans la foule. Fine se restira lestement et remonta le Cours. Comme elle arrivait à la place des Carmélites, elle aperçut de loin Marius qui causait avec l’avocat de Philippe.
Le jeune homme était désespéré. Jamais il n’aurait cru qu’on pût condamner son frère à une peine si sévère. Les cinq années de prison l’épouvantaient; mais il était peut-être encore plus douloureusement accablé par la pensée de l’exposition publique sur une place de Marseille. Il reconnaissait la main du député dans ce châtiment; M. de Cazalis avait surtout voulu flétrir Philippe, le rendre à jamais indigne de l’amour d’une femme.
Autour de Marius, la foule criait à l’injustice; il n’y avait qu’une voix dans le 113public pour protester contre l’énormité de la peine.
Et comme le jeune homme se récriait avec l’avocat, s’irritait et se désespérait, une main douce se posa sur son bras. Il se retourna vivement et aperçut Fine à son côté, calme et souriante.
– Espérez et suivez-moi, lui dit-elle à voix basse… Votre frère est sauvé.
114XII
QUI PROUVE QUE LE CŒUR D’UN GEÔLIER N’EST PAS TOUJOURS DE PIERRE
Pendant que Marius, avant le procès, courait la ville inutilement, Fine travaillait de son côté à l’œuvre de délivrance. Elle entreprenait une campagne en règle contre la conscience de son oncle, le geôlier Revertégat.
Elle s’était installée chez lui. Elle passait ses journées dans la prison. Elle cherchait du matin au soir à se rendre utile, à se faire adorer de son parent qui vivait seul, comme un ours grondeur, avec ses deux petites filles. Elle l’attaqua dans son amour paternel; elle eut des cajoleries charmantes pour les enfants, elle dépensa toutes ses économies en joujoux, en dragées, en chiffons de toilette.
Les petites n’avaient pas l’habitude d’être gâtées; elles se prirent d’une tendresse bruyante pour leur grande cousine qui les faisait danser sur ses genoux et qui leur distribuait de si belles et de si bonnes choses. Le père fut attendri, il remercia Fine avec effusion.
Malgré lui, il subissait l’influence pénétrante de la jeune fille. Il grondait, 115lorsqu’il lui fallait quitter la chambre où elle était. La bouquetière semblait avoir apporté avec elle la senteur douce de ses fleurs, la fraîcheur de ses roses et de ses violettes. La loge du geôlier sentait bon, depuis qu’elle se trouvait là, rieuse et légère; ses jupes claires paraissaient y jeter de la lumière, de l’air, de la gaîté. Tout riait maintenant dans la salle noire, et Revertégat disait avec un gros rire que le printemps logeait chez lui. Le brave homme s’oubliait dans les effluves caressantes de ce printemps; son cœur s’amollissait, il se départait peu à peu de la rudesse et de la sévérité de son métier.
Fine était une fille trop rusée pour ne pas jouer son rôle avec une prudence caline. Elle ne brusqua rien, elle amena peu à peu le geôlier à la pitié et à la douceur. Puis, elle plaignit Philippe devant lui, elle le força à déclarer lui-même qu’on le retenait injustement en prison. Quand elle tint Revertégat dans ses mains, tout assoupi et tout obéissant, elle lui demanda si elle ne pouvait pas visiter la cellule du pauvre jeune homme. Le geôlier n’osa dire non; il conduisit sa nièce, la fit entrer et resta à la porte pour faire le guet.
Fine demeura toute sotte devant Philippe. Elle le regardait, confuse et rougissante, oubliant ce qu’elle voulait lui dire. Le jeune homme la reconnut et s’approcha vivement, d’un air tendre et charmé.
116– Vous ici, ma chère enfant, s’écria-t-il. Ah! que vous êtes gentille de venir me voir… Me permettez-vous de vous baiser la main?
Philippe se croyait sûrement dans son petit appartement de la rue Sainte, et il n’était peut-être pas loin de rêver une nouvelle aventure. La bouquetière, surprise, presque blessée, retira sa main et regarda gravement l’amant de Blanche.
– Vous êtes fou, monsieur Philippe, répondit-elle. Vous savez bien que maintenant vous êtes marié pour moi… Parlons de choses sérieuses.
Elle baissa la voix et continua rapidement:
– Le geôlier est mon oncle, et, depuis huit jours, je travaille à votre délivrance. J’ai voulu vous voir pour vous dire que vos amis ne vous oublient pas… Espérez.
Philippe, en entendant ces bonnes paroles, regretta son accueil amoureux.
– Donnez-moi votre main, dit-il d’une voix émue. C’est un ami qui vous la demande pour vous la serrer en vieux camarade… Vous me pardonnez?
La bouquetière sourit, sans répondre.
– Je pense, reprit-elle, pouvoir vous ouvrir prochainement la porte toute grande… Quel jour voulez-vous vous sauver?
– Me sauver!… Mais je serai acquitté. À quoi bon fuir! Si je m’échappais, je 117déclarerais par là même que je suis coupable.
Fine n’avait pas songé à ce raisonnement. Pour elle, Philippe était condamné à l’avance; mais, en somme, il avait raison, il fallait attendre le jugement. Comme elle gardait le silence, pensive et irrésolue, Revertégat frappa deux petits coups contre la porte pour la prier de quitter la cellule.
– Eh bien! reprit-elle en s’adressant au prisonnier, tenez-vous toujours prêt. Si vous êtes condamné, nous préparerons votre fuite, votre frère et moi… Ayez confiance.
Elle se retira, en laissant Philippe presque amoureux. Maintenant elle avait du temps devant elle pour gagner son oncle. Elle continua à suivre sa tactique, émerveillant le cher homme par sa bonté et sa grâce, l’apitoyant sur le sort du prisonnier. Elle mit dans la conspiration ses deux petites cousines, qui, sur un de ses désirs, auraient quitté leur père pour la suivre. Un soir, après avoir attendri Revertégat par toutes les cajoleries qu’elle put trouver en elle, elle en arriva enfin à lui demander carrément la liberté de Philippe.
– Pardieu! s’écria le geôlier, si cela ne dépendait que de moi, je lui ouvrirais tout de suite la porte.
– Mais cela ne dépend que de vous, mon oncle, répondit naïvement Fine.
118– Ah! tu crois… Le lendemain, on me mettrait sur le pavé, et je crèverais de faim avec mes deux filles.
Ces paroles rendirent la bouquetière toute sérieuse.
– Mais, reprit-elle au bout d’un instant, si je vous donnais de l’argent, moi, si j’aimais ce garçon, si je vous priais à mains jointes de me le rendre.
– Toi, toi!… dit le geôlier avec étonnement.
Il s’était levé, il regardait sa nièce pour voir si elle ne se moquait pas de lui. Quand il la vit grave et émue, il plia le dos, vaincu, adouci, consentant du geste.
– Ma foi, ajouta-t-il, je ferai ce que tu voudras… Tu es une trop bonne et trop belle fille.
Fine l’embrassa et parla d’autre chose. Maintenant elle était sûre de la victoire. À plusieurs reprises, de loin en loin, elle reprit la conversation, elle habitua Revertégat à l’idée de laisser échapper Philippe. Elle ne voulait pas jeter elle-même son parent dans la misère, et elle lui offrit la première une récompense de quinze mille francs. Cette offre éblouit le geôlier; dès cet instant, il se livra pieds et poings liés.
Et voilà comment Fine avait pu dire à Marius, avec son fin sourire: «Suivez-moi… Votre frère est sauvé.»
Elle mena le jeune homme à la prison. 119En chemin, elle lui conta toute sa campagne, elle lui dit comment elle avait peu à peu gagné son oncle. L’esprit droit de Marius se révolta d’abord au récit de cette comédie; il lui répugnait de penser que son frère devrait son salut à la fuite, à l’achat d’une conscience. L’idée du devoir était tellement enracinée en lui, qu’il éprouvait une certaine honte à payer Revertégat pour lui faire trahir le mandat qu’on lui avait confié. Puis il songea aux intrigues employées par M. de Cazalis, il se dit qu’il usait après tout des mêmes armes que ses adversaires, et le calme se fit en lui.
Il remercia Fine d’une façon touchante, il ne sut comment lui témoigner sa reconnaissance. La jeune fille, heureuse de sa joie émue, écoutait à peine ses protestations de dévouement.
Ils ne purent voir Revertégat que le soir. Le geôlier, dès les premiers mots de la conversation, montra à Marius ses deux petites filles qui jouaient dans un coin de la salle.
– Monsieur, dit-il simplement, voici mon excuse… Je ne demanderais pas un sou, si je n’avais ces enfants à nourrir.
Cette scène était pénible pour Marius. Il l’abrégea autant que possible. Il savait que le geôlier cédait à la fois par intérêt et par dévouement, et, s’il ne pouvait le mépriser, il se sentait mal à l’aise en concluant avec lui un pareil marché.
120D’ailleurs, tout fut arrêté en quelques minutes. Marius déclara qu’il partirait le lendemain matin pour Marseille et qu’il en rapporterait les quinze mille francs promis par Fine. Il comptait aller les prendre chez son banquier; sa mère avait laissé une cinquantaine de mille francs qui se trouvaient placés chez M. Bérard, dont la maison était une des plus fortes et des plus connues de la ville. La bouquetière devait rester à Aix et y attendre le retour du jeune homme.
Il partit, plein d’espérance, voyant déjà son frère libre. Comme il descendait de la diligence, à Marseille, il apprit une nouvelle terrible et inattendue qui l’écrasa. Le banquier Bérard venait d’être mis en faillite.
121XIII
UNE FAILLITE COMME ON EN VOIT BEAUCOUP
Marius courut chez le banquier Bérard. Il ne pouvait croire à la sinistre nouvelle, il avait la foi des cœurs honnêtes. En chemin, il se disait que les bruits qui couraient n’étaient peut-être que des calomnies, et il se rattachait à des espérances folles. La perte de sa fortune, en ce moment, était la perte de son frère; il lui semblait que le hasard n’aurait point tant de cruauté: le public devait se tromper, Bérard allait lui remettre son argent. Il avait besoin de voir par lui-même pour être convaincu.
Lorsqu’il entra dans la maison de banque, une angoisse froide le saisit au cœur. Il vit la désolante réalité. Les bureaux étaient vides; ces grandes pièces désertes et calmes, avec leurs grillages fermés et leurs bureaux nus, lui parurent funèbres. Une fortune qui croule laisse je ne sais quelle désolation morne derrière elle. Il s’échappait des cartons, des papiers, de la caisse, une vague senteur de ruine. Les scellés étalaient partout leurs bandes blanches et leurs gros cachets rouges.
122Marius traversa trois pièces sans trouver personne. Il découvrit enfin un commis qui était venu prendre dans un pupitre quelques objets lui appartenant. Le commis lui dit d’un ton brusque que M. Bérard était dans son cabinet.
Le jeune homme entra, frémissant, oubliant de fermer la porte. Il aperçut le banquier qui travaillait paisiblement, écrivant des lettres, rangeant des papiers, arrêtant des comptes. Cet homme, jeune encore, grand, d’une figure belle et intelligente, était mis avec une exquise recherche; il portait des bagues aux doigts, il avait un air galant et riche. On eût pu croire qu’il venait de faire un bout de toilette pour recevoir ses clients et leur expliquer lui-même son désastre.
D’ailleurs, son attitude paraissait courageuse. Cet homme était une victime résignée des circonstances, ou bien un fieffé coquin qui payait d’audace.
En voyant entrer Marius, il prit un air de componction; il regarda en face son client, et son visage exprima une sorte de tristesse loyale.
– Je vous attendais, cher monsieur, dit-il d’une voix émue. Vous le voyez, j’attends toutes les personnes dont j’ai amené la ruine. J’aurai du courage jusqu’au bout, je veux que chacun puisse voir que je n’ai pas de rougeur au front.
Il prit un registre sur son bureau, et l’étala avec une certaine affectation.
123– Voici mes comptes, continua-t-il. Mon passif est d’un million, mon actif d’un million cinq cent mille francs… Le tribunal réglera, et je veux croire que mes créanciers n’éprouveront point une perte trop forte… Je suis le premier frappé; j’ai perdu ma fortune et mon crédit, je me suis laissé voler indignement par des débiteurs insolvables.
Marius n’avait pas encore prononcé un mot. Devant le calme abattu de Bérard, devant cette mise en scène d’une douleur austère, il ne trouvait plus au fond de lui un seul cri de reproche, une seule parole indignée et désespérée. Il plaignait presque cet homme qui faisait tête à l’orage.
– Monsieur, lui dit-il enfin, pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu lorsque vous avez vu vos affaires s’embrouiller et tourner mal? Ma mère était amie de la vôtre, et, en souvenir de nos anciennes relations, vous auriez dû me faire retirer de chez vous cet argent que vous alliez compromettre… Votre ruine, aujourd’hui, me dépouille entièrement et me jette dans le désespoir.
Bérard s’avança vivement et saisit les mains de Marius.
– Ne dites pas cela! s’écria-t-il d’un ton larmoyant, ne m’accablez pas. Ah! vous ignorez les regrets cruels qui me déchirent… Quand j’ai vu le gouffre, j’ai voulu me rattraper aux branches; j’ai 124lutté: jusqu’au dernier moment, j’ai espéré sauver les sommes déposées entre mes mains… Vous ne savez pas quelles terribles chances courent les manieurs d’argent.
Marius ne trouva rien à répondre. Que pouvait-il dire à cet homme qui s’excusait en s’accusant? Il n’avait pas de preuves, il n’osait traiter Bérard de fripon, il ne lui restait qu’à se retirer tranquillement. Puis le banquier parlait d’une voix si dolente, d’une façon si pénétrée et si franche, qu’il en avait presque pitié. Il se hata de sortir pour le laisser tranquille. Son malheur l’accablait.
Comme il traversait de nouveau les bureaux vides, le commis, qui avait fini de préparer son petit déménagement, prit son paquet et son chapeau et se mit à le suivre. Ce commis ricanait entre ses dents, et, à chaque marche, il regardait Marius d’un air étrange, en haussant les épaules. En bas, sur le trottoir, il l’aborda brusquement.
– Eh bien, lui dit-il, que pensez-vous du sieur Bérard?… C’est un fameux comédien, n’est-ce pas?… La porte du cabinet était restée ouverte; j’ai bien ri à voir ses mines désolées. Il a failli pleurer, l’honnête homme! Permettez-moi de vous dire, monsieur, que vous venez de vous laisser duper de la plus galante façon.
125– Je ne vous comprends pas, répondit Marius.
– Tant mieux. C’est que vous êtes un esprit droit et juste… Moi, je quitte cette baraque avec une joie profonde. Il y a longtemps que je me doutais du coup; j’avais prévu le dénouement de cette haute comédie du vol. J’ai un flair tout particulier pour sentir les tripotages dans une maison.
– Expliquez-vous.
– Oh! l’histoire est simple. Je puis vous la conter en deux mots… Il y a dix ans que Bérard a ouvert une maison de banque. Aujourd’hui, je ne doute pas que, dès le premier jour, il n’ait préparé sa faillite. Voici le raisonnement qu’il a dû se tenir: «Je veux être riche, parce que j’ai de larges appétits, et je veux être riche au plus tôt, parce que je suis pressé de contenter mes appétits.
Or, la voie droite est rude et longue; je préfère suivre le sentier de l’escroquerie et ramasser mon million en dix ans. Je vais me faire banquier, je vais avoir une caisse pour prendre les fonds du public à la pipée. Chaque année, j’escamoterai une somme ronde. Cela durera autant qu’il le faudra; je m’arrêterai quand mes poches seront pleines. Alors je suspendrai tranquillement mes payements; sur deux millions qui m’auront été confiés, je rendrai généreusement deux ou trois cent mille francs à mes créanciers. 126Le reste, caché dans un petit coin que je sais, m’aidera à vivre comme je l’entends, en paresseux et en voluptueux.» Comprenez-vous, cher monsieur?
Marius écoutait le commis avec stupéfaction.
– Mais, s’écria-t-il enfin, ce que vous me contez là est impossible. Bérard vient de me dire que son passif est d’un million et son actif d’un million cinq cent mille francs. Nous serons tous remboursés intégralement. C’est une simple affaire de patience.
Le commis se mit à rire aux éclats.
– Ah! mon Dieu! que vous êtes naïf! reprit-il. Vraiment, vous croyez à cet actif d’un million cinq cent mille francs?… D’abord, on prélèvera sur cette somme la dot de madame Bérard. Or, madame Bérard a apporté cinquante mille francs à son mari que celui-ci a transformés, dans l’acte de mariage, en cinq cent beaux mille francs. Comme vous le voyez, c’est un petit vol de quatre cent cinquante mille francs. Reste un million, et ce million est presque entièrement représenté par des créances véreuses… Allez, le procédé est facile. Il y a, à Marseille, des gens qui, pour cent sous, vendent leur signature; ils vivent même fort bien de ce métier aisé et lucratif. Bérard s’est fait signer des tas de billets par ces hommes de paille, et il a empoché l’argent qu’il prétend aujourd’hui avoir 127prêté à des débiteurs insolvables… Si l’on vous donne le dix pour cent, vous devrez vous estimer heureux. Et cela dans dix-huit mois, deux ans, lorsque le syndic de la faillite aura terminé sa tâche.
Marius était bouleversé. Ainsi, les cinquante mille francs que sa mère lui avait laissés, se changeraient en une somme ridicule qui ne lui servirait à rien. Il lui fallait de l’argent tout de suite, et on lui parlait d’attendre deux ans. Et sa ruine, son désespoir étaient l’œuvre d’un scélérat qui venait de le berner. La colère montait en lui.
– Ce Bérard est un coquin, dit-il avec force. Il sera vigoureusement traqué. On doit débarrasser la société de ces hommes habiles qui s’enrichissent de la ruine des autres. Le bagne les attend.
Le commis partit d’un nouvel éclat de rire.
– Bérard, reprit-il, aura peut-être quinze jours de prison. Voilà tout… Vous recommencez à ne pas comprendre?… Écoutez-moi.
Les deux jeunes gens étaient restés debout sur le trottoir. Les passants les coudoyaient. Ils rentrèrent dans le vestibule de la maison du banquier.
– Vous dites que le bagne attend Bérard, continua le commis. Le bagne n’attend que les gens maladroits. Depuis dix ans qu’il mûrit et caresse sa faillite, no128tre homme a pris ses précautions; c’est toute une œuvre d’art qu’une pareille infamie. Ses comptes sont en règle, et il a mis la loi de son côté. Il sait à l’avance les risques légers qu’il court. Le tribunal pourra tout au plus lui reprocher de trop fortes dépenses personnelles; on l’accusera encore d’avoir mis en circulation un grand nombre de billets, moyen ruineux de se procurer de l’argent. Mais ces fautes n’entraînent qu’un châtiment dérisoire. Je vous l’ai dit, Bérard aura quinze jours, un mois au plus de prison.
– Mais, s’écria Marius, ne pourrait-on aller crier le crime de cet homme en pleine place publique, prouver son infamie et le faire condamner?
– Eh! non, on ne pourrait pas faire cela. Les preuves manquent, vous dis-je. Puis, Bérard n’a pas perdu son temps; il a tout prévu, il s’est fait, à Marseille, des amis puissants, devinant qu’il aurait sans doute un jour besoin de leur influence. Maintenant, dans cette ville de coteries, c’est une sorte de personnage inviolable; si l’on touchait à un seul de ses cheveux, tous ses amis crieraient de douleur et de colère. On pourra tout au plus l’emprisonner un peu, pour la forme. Quand il sortira de prison, il retrouvera son petit million, il étalera son luxe, il se refera aisément une estime toute neuve. Alors vous le rencontrerez en voiture, vautré sur des coussins, et les 129roues de sa calèche vous jetteront de la boue; vous le verrez insouciant et oisif, menant un grand train de maison, goûtant toutes les douceurs de l’existence. Et, pour couronner dignement ce succès du vol, on le saluera, on l’aimera, on lui ouvrira un nouveau crédit d’honneur et de considération.
Marius gardait un silence farouche. Le commis lui fit un léger salut, près de s’éloigner.
– C’est ainsi que la farce se joue, dit-il encore… J’avais tout cela sur le cœur, et je suis heureux de vous avoir rencontré pour me soulager… Maintetenant, un bon conseil: Tenez secret ce que je viens de vous conter, dites adieu à votre argent, et ne vous occupez pas davantage de cette triste affaire. Réfléchissez et vous verrez que j’ai raison… Je vous salue.
Marius resta seul. Il lui prit une furieuse envie de monter chez Bérard et de le souffleter. Tous ses instincts de justice et de probité se révoltaient et le poussaient à traîner le banquier dans la rue, en criant son crime. Puis le dégoût succéda à son emportement; il se souvint de sa pauvre mère, indignement trompée par cet homme, et dès lors il n’eut plus qu’un mépris écrasant. Il suivit le conseil du commis; il s’éloigna de cette maison, tâchant d’oublier qu’il avait eu de l’argent et qu’un coquin le lui avait volé.
130D’ailleurs, tout ce que le commis venait de lui dire se réalisa de point en point. Bérard fut condamné, pour faillite simple, à un mois d’emprisonnement. Un an plus tard, le teint fleuri, l’allure aisée et insolente, il promenait, dans Marseille, sa joyeuse humeur d’homme riche. Il faisait sonner sa bourse dans les cercles, dans les restaurants, dans les théâtres, partout où il y avait des plaisirs à acheter. Et, sur son chemin, il trouvait toujours quelques complaisants ou quelques dupes qui lui tiraient largement le chapeau.
131XIV
QUI PROUVE QUE L’ON PEUT DÉPENSER TRENTE MILLE FRANCS PAR AN ET N’EN GAGNER QUE DIX-HUIT CENTS
Marius descendit machinalement sur le port. Il allait, devant lui, ne sachant où ses pieds le conduisaient. Il était comme hébété. Une seule idée battait dans sa tête vide, et cette idée répétait, avec des bourdonnements de cloche, qu’il lui fallait quinze mille francs sur le champ. Il promenait autour de lui ce regard vague des gens désespérés; il semblait chercher à terre pour voir s’il ne trouverait pas entre deux pavés la somme dont il avait besoin.
Sur le port, il lui vint des désirs de richesse. Les marchandises entassées le long des quais, les navires qui apportaient des fortunes, le bruit, le mouvement de cette foule qui gagnait de l’argent, l’irritaient. Jamais il n’avait senti sa misère. Il eut un moment d’envie, de révolte, d’amertume jalouse. Il se demanda pourquoi il était pauvre, pourquoi d’autres étaient riches.
Et toujours le son de cloche grondait dans sa tête. Quinze mille francs! quinze 132mille francs! cette pensée lui brisait le crâne. Il ne pouvait revenir les mains vides. Son frère attendait. Il n’avait que quelques heures pour le sauver de l’infamie. Et il ne trouvait rien; son intelligence endolorie ne lui fournissait pas une seule idée praticable. Il tournait dans son impuissance, il tendait son esprit vainement, il se débattait avec colère et anxiété.
Jamais il n’aurait osé demander quinze mille francs à son patron, M. Martelly. Ses appointements étaient trop faibles pour garantir un pareil emprunt. D’ailleurs, il connaissait les principes rigides de l’armateur, et il redoutait ses reproches, s’il lui avouait qu’il voulait acheter une conscience. M. Martelly lui aurait nettement refusé l’argent.
Tout d’un coup, Marius eut une idée. Il ne voulut pas la discuter avec lui-même, et il se dirigea en toute hâte vers son logement de la rue Sainte.
Là demeurait, sur le même pallier que lui, un jeune employé, nommé Charles Blétry. Ce Charles était attaché comme garçon de recette à la savonnerie de MM. Daste et Degans. Les deux jeunes gens demeurant côte à côte, une sorte d’intimité s’était établie entre eux. Marius avait été gagné par la douceur de Charles; ce garçon fréquentait assidûment les églises, menait une conduite exemplaire, paraissait d’une haute probité.
133Depuis deux ans, il faisait cependant de fortes dépenses. Il avait introduit un véritable luxe dans son petit appartement, achetant des tapis, des tentures, des glaces, de beaux meubles. Depuis cette époque, il rentrait plus tard, il vivait plus largement; mais il restait toujours doux et honnête, tranquille et pieux.
Dans les commencements, Marius s’était étonné des dépenses de son voisin; il ne s’expliquait pas comment un employé à dix-huit cent francs pouvait acheter des choses si chères. Mais Charles lui avait dit qu’il venait de faire un héritage et qu’il comptait bientôt quitter sa place pour vivre bourgeoisement. Il s’était même mis à sa disposition, lui offrant sa bourse toute ouverte. Marius avait refusé.
Aujourd’hui, il se souvenait de cette offre. Il allait frapper à la porte de Charles Blétry et lui demander de sauver son frère. Un prêt de quinze mille francs ne gênerait peut-être pas ce garçon, qui semblait jeter l’argent par les fenêtres. Marius comptait les lui rembourser peu à peu, persuadé que son voisin lui accorderait tout le temps nécessaire.
Il ne trouva pas le commis rue Sainte, et, comme il était pressé, il se dirigea vers la savonnerie de MM. Daste et Degans. Cette savonnerie était située boulevard des Dames.
134Lorsqu’il y fut arrivé et qu’il eut demandé Charles Blétry, il lui sembla qu’on le regardait d’un air étrange. Les ouvriers lui dirent brusquement de s’adresser à M. Daste lui-même, qui était dans son cabinet.
Marius, étonné de cet accueil, se décida à pénétrer jusqu’au manufacturier. Il le trouva en conférence avec trois messieurs qui se turent dés son entrée.
– Pourriez-vous me dire, monsieur, demanda le jeune homme, si M. Charles Blétry est à la fabrique?
Daste échangea un regard rapide avec une des personnes qui étaient là, un gros monsieur grave et sévère.
– M. Charles Blétry va rentrer, répondit-il. Veuillez l’attendre… Êtes-vous un de ses amis?
– Oui, reprit naïvement Marius… Il loge dans la même maison que moi. Je le connais depuis bientôt trois ans.
Il y eut un moment de silence. Le jeune homme, pensant que sa présence gênait ces messieurs, ajouta, en saluant et en se dirigeant vers la porte:
– Je vous remercie… Je vais attendre dehors.
Alors le gros monsieur se pencha et dit quelques mots à voix basse au manufacturier. M. Daste arrêta Marius du geste:
– Restez, je vous prie, s’écria-t-il… Votre présence peut nous être utile… 135Vous devez connaître les habitudes de Blétry; vous pourriez sans doute nous donner des renseignements sur lui?
Marius, surpris, ne comprenant pas, fit un geste d’hésitation.
– Pardon, reprit M. Daste avec une grande politesse, je vois que mes paroles vous surprennent.
Il désigna le gros monsieur et continua:
– Monsieur est le commissaire de police du quartier, et je viens de le faire appeler pour procéder à l’arrestation de Charles Blétry, qui nous a volé soixante mille francs en deux ans.
Marius, en entendant accuser Charles de vol, comprit tout. Il s’expliqua les dépenses folles de ce jeune homme.
Il remercia le ciel de ne pas avoir autrefois accepté ses offres de service. Jamais il n’aurait cru que son voisin pût être capable d’une action basse. Il savait bien qu’il y avait dans Marseille, comme dans tous les grands centres d’industrie, des employés indignes, des jeunes gens qui volent leurs patrons pour satisfaire leurs vices et leur amour du luxe; il avait souvent entendu parler de ces commis qui gagnent cent ou cent cinquante francs par mois, et qui trouvent moyen de perdre dans les cercles des sommes énormes, de jeter des pièces de vingt francs aux filles, de vivre dans les restaurants et les cafés.
136Mais Charles paraissait si pieux, si modeste, si honnête, il avait joué son rôle d’hypocrite avec tant d’art, que Marius s’était laissé prendre à ces apparences de probité et qu’il lui venait même encore des doutes, malgré l’accusation formelle de M. Daste.
Il s’assit, attendant le dénouement de ce drame. Il ne pouvait d’ailleurs faire autrement. Pendant une demi-heure, un silence morne régna dans le cabinet. Le manufacturier s’était mis à écrire. Le commissaire de police et les deux agents, silencieux et comme endormis, regardaient vaguement devant eux, avec une patience terrible. Un tel spectacle aurait donné de l’honnêteté à Marius, s’il en avait manqué.
Rien n’était plus sinistre que ces trois hommes impassibles; on eût dit la loi inexorable attendant le crime.
Un bruit de pas se fit entendre. La porte s’ouvrit doucement.
– Voici notre homme, dit M. Daste en se levant.
Charles Blétry entra, ne se doutant de rien. Il ne vit même pas les personnes qui étaient là.
– Vous m’avez fait demander, monsieur? dit-il de cette voix traînante que prennent les employés en parlant à leurs chefs.
Comme M. Daste le regardait en face, avec un mépris écrasant, il se tourna et 137aperçut le commissaire qu’il connaissait de vue.
Il pâlit affreusement, il comprit qu’il était perdu, et tout son corps eut des frissons de honte et de peur. Il venait de se jeter dans le châtiment, tête baissée. Voyant que son épouvante l’accusait, il tâcha de paraître calme, de retrouver un peu de sang-froid et d’audace.
– Oui, je vous ai fait demander, s’écria M. Daste avec violence… Vous savez pourquoi, n’est-ce pas?… Ah! misérable, vous ne me volerez plus!
– Je ne sais ce que vous voulez dire, balbutia Blétry… Je ne vous ai rien volé… De quoi m’accusez-vous?
Le commissaire s’était assis au bureau du manufacturier pour rédiger son procès-verbal. Les deux agents gardaient la porte.
– Monsieur, demanda le commissaire à Daste, veuillez me dire dans quelles circonstances vous vous êtes aperçu des détournements que le sieur Blétry aurait, selon vous, commis à votre préjudice.
Daste raconta alors l’histoire du vol. Il dit que son garçon de recette mettait parfois des lenteurs extraordinaires à opérer certaines rentrées. Mais, comme il avait une confiance sans bornes dans ce jeune homme, il avait attribué ses retards à la mauvaise volonté des débiteurs. Les premiers détournements de138vaient remonter au moins à dix-huit mois. Enfin, la veille, un de ses clients étant tombé en faillite, Daste était allé réclamer lui-même le payement d’une somme de cinq mille francs, et là il avait appris que Blétry avait touché cette somme depuis plusieurs semaines. Le manufacturier, effrayé, était rentré en toute hâte à l’usine et s’était convaincu, en parcourant les livres du caissier, qu’il lui manquait près de soixante mille francs.
Le commissaire procéda ensuite à l’interrogatoire de Blétry. Ce garçon, pris au dépourvu, ne pouvant nier, inventa une histoire ridicule.
– Un jour, dit-il, j’ai perdu un portefeuille, contenant quarante mille francs. Je n’ai pas osé avouer cette perte considérable à M. Daste. Alors je me suis mis à détourner quelques fonds pour jouer à la Bourse, espérant gagner et rembourser la maison.
Le commissaire lui demanda des détails, le troubla, le força à se contredire. Blétry tenta un autre mensonge.
– Vous avez raison, reprit-il, je n’ai pas perdu de portefeuille. J’aime mieux tout dire. La vérité est que j’ai été volé moi-même. J’avais hébergé un jeune homme qui manquait de pain. Une nuit, il est parti en emportant mon sac de recette; il y avait dans ce sac une forte somme.
139– Voyons, n’aggravez pas votre faute en mentant, dit le commissaire avec cette patience terrifiante des gens de police… Vous comprenez que nous ne pouvons vous croire. Vous nous faites des contes à dormir debout.
Il se tourna vers Marius et continua:
– J’ai prié M. Daste de vous retenir, monsieur, pour que vous nous aidiez dans notre tâche… L’inculpé est votre voisin, avez-vous dit. Ne savez-vous rien sur son genre de vie, ne pourriez-vous le conjurer avec nous de dire la vérité?
Marius demeura terriblement embarrassé. Blétry lui faisait pitié; il chancelait comme un homme ivre, il le suppliait du regard. Ce garçon n’était pas un coquin endurci; il avait sans doute cédé à des entraînements, à des lâchetés d’esprit et de cœur.
Cependant la conscience de Marius parlait haut; elle lui ordonnait de dire ce qu’il savait. Le jeune homme ne répondit pas directement au commissaire; il préféra s’adresser à Blétry lui-même.
– Écoutez, Charles, lui dit-il, j’ignore si vous êtes coupable. Je vous ai toujours vu bon et modeste. Je sais que vous soutenez votre mère et que vous êtes aimé de tous ceux qui vous connaissent. Si vous avez commis une folie, avouez votre aveuglement; vous ferez moins souffrir ceux qui ont eu de l’estime et de l’amitié pour vous, en vous accusant avec fran140chise, en montrant un repentir sincère.
Marius parlait d’une voix douce et convaincante. Blétry, que les paroles sèches du commissaire avaient laissé muet et sourdement irrité, plia sous l’lndulgence austère de son ancien ami. Il songea à sa mère, il pensa à cette estime, à ces amitiés qu’il allait perdre, et une émotion poignante le prit à la gorge. Il éclata en sanglots.
Il pleura à chaudes larmes, dans ses mains fermées, et, pendant plusieurs minutes, on n’entendit que les éclats déchirants de son désespoir. C’était là un aveu complet. Tout le monde gardait le silence.
– Eh bien! oui, s’écria enfin Blétry au milieu de ses larmes, j’ai volé, je suis un misérable… Je ne savais plus ce que je faisais… J’ai pris d’abord quelques centaines de francs, puis il m’a fallu mille, deux mille, cinq mille, dix mille francs à la fois… Il me semblait que quelqu’un me poussait par derrière… Et mes besoins, mes appétits croissaient toujours.
– Mais qu’avez-vous fait de tout cet argent? demanda le commissaire.
– Je ne sais pas… Je l’ai donné, je l’ai mangé, je l’ai perdu au jeu… Vous ignorez ce que c’est… J’étais bien tranquille dans ma misère, je ne songeais à rien, j’aimais à aller prier dans les églises, à vivre saintement, en honnête homme… Et voilà que j’ai goûté au luxe et au 141vice…., j’ai eu des maîtresses, j’ai acheté de beaux meubles… J’étais fou.
– Pourriez-vous me nommer les filles avec lesquelles vous avez mangé l’argent que vous dérobiez?
– Est-ce que je sais leur nom!… Je les prenais ici et là, partout, dans les rues, dans les bals publics. Elles venaient, parce que j’avais de l’or plein mes poches, et elles partaient quand mes poches étaient vides…
Puis, j’ai beaucoup perdu au baccarat, dans les cercles… Voyez-vous, ce qui a fait de moi un voleur, c’est de voir certains fils de famille jeter l’argent par les fenêtres et se vautrer dans la richesse et l’oisiveté.
J’ai voulu avoir comme eux des femmes, des plaisirs bruyants, des nuits de jeu et de débauche… Il me fallait trente mille francs par an, et je n’en gagnais que dix-huit cents… Alors j’ai volé.
Le misérable, suffoqué, étouffant de douleur, se laissa tomber sur une chaise. Marius s’approcha de M. Daste, qui lui-même était ému, et le supplia d’être indulgent. Il se hâta ensuite de se retirer; cette scène lui faisait saigner le cœur. Il laissa Blétry dans une sorte d’hébétement, de stupeur nerveuse. Quelques mois plus tard, il apprit que ce garçon avait été condamné à cinq ans de prison.
Quand Marius se trouva dehors, il éprouva un grand soulagement. Il com142prit que le Ciel lui avait donné une leçon en le faisant assister à l’arrestation de Charles. Quelques heures auparavant, sur le port, il avait eu des pensées mauvaises de fortune. Il venait de voir où peuvent conduire de telles pensées et de tels sentiments.
Et, tout d’un coup, il se rappela pourquoi il était venu à la savonnerie. Il n’avait plus qu’une heure devant lui pour trouver les quinze mille francs qui devaient sauver son frère.
143XV
OÙ PHILIPPE REFUSE DE SE SAUVER
Marius s’avoua son impuissance. Il ne savait plus à quelle porte frapper. On n’emprunte pas quinze mille francs dans une heure, lorsqu’on est un simple commis.
Il descendit lentement la rue d’Aix, l’intelligence tendue, ne trouvant rien au fond de ses pensées endolories. Les embarras d’argent sont terribles; on aimerait mieux lutter contre un assassin que contre le fantôme insaisissable et accablant de la pauvreté. Personne n’a pu jusqu’à présent inventer une pièce de cent sous.
Lorsque le jeune homme fut arrivé sur le cours Belzunce, désespéré, acculé par la nécessité, il se décida à retourner à Aix, les mains vides. La diligence allait partir; il ne restait plus qu’une place sur l’impériale. Marius prit cette plaee avec joie; il préférait rester à l’air, car l’anxiété l’étouffait, et il espérait que les horizons larges de la campagne calmeraient sa fièvre.
Ce fut un triste voyage. Le matin, il avait passé devant les mêmes arbres, les 144mêmes collines, et l’espérance qui le faisait sourire jetait alors des clartés joyeuses et douces sur les champs et les coteaux. Maintenant, il revoyait cette contrée et lui donnait toutes les tristesses de son âme; la campagne lui paraissait funèbre. La lourde voiture roulait toujours; les terres labourées, les bois de pins, les petits hameaux s’étalaient au bord de la route; et Marius trouvait, dans chaque nouveau paysage, un deuil plus sinistre, une douleur plus poignante. La nuit vint; il lui sembla que le pays entier était couvert d’un crêpe immense.
Arrivé à Aix, il se dirigea vers la prison, d’un pas lent. Il se disait qu’il apporterait toujours trop tôt la mauvaise nouvelle.
Lorsqu’il entra dans la geôle, il était neuf heures du soir. Revertégat et Fine jouaient aux cartes sur un coin de la table pour tuer le temps.
La bouquetière se leva d’un mouvement joyeux et courut à la rencontre du nouveau venu.
– Eh bien? demanda-t-elle avec un sourire clair, en renversant coquettement la tête en arrière.
Marius n’osa répondre. Il s’assit, accablé.
– Parlez donc! cria Fine. Vous avez l’argent?
145– Non, répondit simplement le jeune homme.
Il reprit haleine et conta la faillite de Bérard, l’arrestation de Blétry, tous les malheurs qui lui étaient arrivés à Marseille. Il termina en disant:
– Maintenant, je ne suis qu’un pauvre diable… Mon frère restera prisonnier.
La bouquetière demeura douloureusement surprise. Les mains jointes, dans cette attitude de pitié que prennent les femmes de Provence, elle répétait sur un ton lamentable:
– Pauvres, pauvres, nous!
Elle regardait son oncle, elle semblait le pousser à parler. Revertégat contemplait les deux jeunes gens avec compassion. On voyait qu’une lutte se livrait en lui. Enfin, se décidant:
– Écoutez, monsieur, dit-il à Marius, mon métier ne m’a pas endurci au point d’être insensible à la douleur des braves gens… Je vous ai déjà dit pourquoi je vous vendais la liberté de votre frère. Mais je ne voudrais pas que vous puissiez croire que l’amour de l’argent seul me guide… Si des circonstances malheureuses vous empêchent de me mettre en ce moment à l’abri de la misère, je n’en ouvrirai pas moins la porte à M. Philippe… Vous viendrez plus tard à mon secours; vous me donnerez les quinze mille francs sou à sou, quand vous pourrez.
146Fine, en entendant ces mots, battit des mains. Elle sauta au cou de son oncle et l’embrassa à pleine bouche. Marius devint grave.
– Je ne puis accepter votre dévouement, répondit-il… Je me reproche déjà de vous faire manquer à votre devoir. Je refuse d’aggraver ma responsabilité en vous jetant, en outre, sur le pavé, sans un morceau de pain.
La bouquetière se tourna vers le jeune homme presque avec colère.
– Eh! taisez-vous, cria-t-elle; il faut sauver M. Philipppe… Je le veux… D’ailleurs, nous n’avons pas besoin de vous pour ouvrir les portes de la prison… Venez, mon oncle. Si M. Philippe consent, son frère n’aura rien à dire.
Marius suivit la jeune fille et le geôlier qui se dirigeaient vers la cellule du prisonnier. Ils avaient pris une lanterne sourde et se glissaient doucement dans les corridors, pour ne pas éveiller l’attention.
Ils entrèrent tous trois dans la cellule et refermèrent la porte derrière eux. Philippe dormait. Revertégat, attendri par les larmes de sa nièce, adoucissait autant que possible pour le jeune homme le régime sévère de la prison; il lui portait le déjeuner et le dîner que Fine préparait elle-même; il lui prêtait des livres, il lui avait même donné une couverture supplémentaire. La cellule était 147devenue habitable, et Philippe ne s’y ennuyait pas trop; il savait, d’ailleurs, qu’on travaillait à sa fuite.
Il s’éveilla et tendit les mains avec effusion à son frère et à la bouquetière.
– Vous venez me chercher? demanda-t-il en souriant.
– Oui, répondit Fine. Habillez-vous vite. Marius gardait le silence. Son cœur battait à grands coups. Il redoutait qu’un désir cuisant de liberté ne fît accepter à son frère cette fuite qu’il avait cru devoir refuser.
– Ainsi, tout est convenu et arrangé, reprit Philippe. Je puis me sauver sans crainte et sans remords… Vous avez donné l’argent promis?… Tu ne me réponds rien, Marius.
Fine se hâta d’intervenir.
– Eh! je vous ai dit de vous dépêcher, cria-t-elle. De quoi vous inquiétez-vous?
Elle avait pris les vêtements du jeune homme; elle les lui jetait, ajoutant qu’elle allait attendre dans le corridor.
Marius l’arrêta du geste.
– Pardon, dit-il, je ne puis laisser mon frère dans l’ignorance de nos malheurs.
Et, malgré les impatience de Fine, il raconta de nouveau son voyage à Marseille. D’ailleurs, il ne donna aucun conseil, il voulait laisser toute liberté à son frère.
– Mais alors, s’écria Philippe accablé, 148tu n’as pas donné l’argent au geôlier… Nous sommes sans un sou.
– Ne vous inquiétez pas de cela, répondit le geôlier en s’approchant… Vous viendrez plus tard à mon aide.
Le prisonnier resta muet. Il ne songeait plus à la fuite; il songeait à la misère, à la triste mine qu’il ferait désormais sur les promenades de Marseille. Plus de vêtements élégants, plus de flâneries, plus d’amours. D’ailleurs, il y avait en lui des sentiments chevaleresques, des idées de poëte qui l’empêchaient d’accepter le dévouement de Revertégat.
Il rentra dans son misérable lit, remonta la couverture jusqu’à son menton, et, d’une voix tranquille:
– C’est bien, dit-il, je reste.
Le visage de Marius rayonna. Fine resta comme écrasée.
Elle voulut prouver la nécessité de la fuite, elle parla de l’exposition publique, de l’infamie du pilori. Elle s’animait, elle était belle de colère, et Philippe la regardait avec admiration.
– Ma belle enfant, répondit-il, vous me feriez peut-être céder, si je n’étais devenu aveugle et entêté dans cette cellule… Mais, vraiment, j’ai déjà assez commis de lâchetés, sans charger ma conscience davantage… Il arrivera ce que le ciel voudra… D’ailleurs, tout n’est pas perdu. Marius me délivrera; il trouvera l’argent, vous verrez… Vous 149viendrez me chercher quand vous aurez payé ma rançon. Et nous nous sauverons ensemble, et je vous embrasserai…
Il parlait presque gaiement. Marius lui prit la main.
– Merci, frère, dit-il. Aie confiance.
Fine et Revertégat sortirent, Philippe et Marius restèrent seuls pendant quelques minutes. Ils eurent une convertion grave et émue: ils causaient de Blanche et de son enfant.
Quand les trois visiteurs furent revenus dans la geôle, la bouquetière se désespéra et demanda à Marius ce qu’il allait faire.
– Je vais me remettre en campagne, répondit-il. Le malheur est que nous sommes pressés et que je ne sais à quelle bourse m’adresser.
– Je puis vous donner un conseil, dit Revertégat. Il y a dans la ville, à deux pas d’ici, un banquier, M. Rostand, qui consentira peut-être à vous prêter une forte somme… Mais je vous avertis que ce Rostand a la réputation d’un usurier…
Marius n’avait pas le choix des moyens.
– Je vous remercie, dit-il. J’irai demain matin voir cet homme.
150XVI
MESSIEURS LES USURIERS
Le sieur Rostand était un habile homme. Il faisait en toute tranquilité son commerce honteux. Pour mettre une enseigne honorable à son industrie, il avait ouvert une maison de banque; il payait patente, il était légalement établi. Même, à l’occasion, il savait avoir un peu d’honnêteté, il prêtait de l’argent au même taux que ses confrères, les banquiers de la ville. Mais, dans ses bureaux, il y avait, pour ainsi dire, une arrière-boutique où il élaborait ses friponneries avec amour.
Six mois après l’ouverture de sa maison de banque, il devint le gérant d’une société d’usuriers, d’une bande noire qui lui confia des capitaux. La combinaison fut d’une simplicité patriarcale. Les gens qui avaient la bosse de l’usure et qui n’osaient trafiquer pour leur compte, à leurs risques et périls, lui apportèrent leur argent et le prièrent de le faire valoir. Il eut ainsi entre les mains un roulement de fonds considérable et il put exploiter largement les besoins des emprunteurs. Ceux qui fournissaient l’argent restèrent dans l’ombre. Il s’était 151solennellement engagé à prêter à des taux fabuleux, à cinquante, soixante, et même quatre-vingts pour cent. Chaque mois, les bailleurs de fonds se réunissaient chez lui; il présentait ses comptes, et l’on partageait le gain. Mais il s’arrangeait de façon à garder la plus grosse part: à voler les voleurs.
Il s’attaquait surtout au petit commerce. Quand un marchand, la veille d’une échéance, venait le trouver, il lui imposait des conditions exorbitantes. Le marchand acceptait toujours. Rostand avait ainsi amené plus de cinquante faillites en dix ans. D’ailleurs, tout lui était bon; il prêtait aussi bien cent sous à une marchande de légumes que mille francs à un marchand de bœufs; il tenait la ville en coupe réglée, il ne perdait pas une occasion de donner dix francs pour s’en faire rendre vingt le lendemain. Il guettait les fils de famille, les jeunes viveurs qui jettent l’argent par les fenêtres; il leur emplissait les mains de pièces d’or, afin qu’ils pussent en jeter davantage, et il restait sous les croisées pour ramasser ce qui tombait. Puis, il faisait des tournées dans la campagne, il allait tenter les paysans, et quand la récolte avait été mauvaise, il leur arrachait, lambeau par lambeau, leurs fermes et leurs terres.
Sa maison était une véritable trappe sous laquelle s’engloutissaient des for152tunes. On citait les gens, les familles entières qu’il avait ruinés. Personne n’ignorait les secrets ressorts de son métier. On montrait au doigt ses bailleurs de fonds, des hommes riches, d’anciens officiers ministériels, des négociants, des ouvriers même. Mais on n’avait pas de preuves. La patente de Rostand le mettait à l’abri, et il était trop rusé pour se laisser prendre en faute.
Depuis qu’il exploitait la place, il s’était trouvé une seule fois en danger. L’histoire fit grand bruit. Une dame, appartenant à une famille distinguée, lui emprunta une assez forte somme; elle était très pieuse et avait dissipé sa fortune en donnant à droite et à gauche, en faisant de larges aumônes. Rostand, qui la savait complètement dépouillée, exigea qu’elle signât des billets du nom de son frère; ayant ces faux entre les mains, il était certain d’être payé par le frère, qui avait intérêt à éviter un scandale. La pauvre dame signa. La charité l’avait ruinée, la bonté faible de son caractère la fit succomber. L’usurier avait calculé juste: les premiers billets furent payés; mais, comme de nouveaux effets se présentaient toujours, le frère se lassa et voulut voir clair dans cette affaire. Il alla chez Rostand et le menaça de le traquer; il lui dit qu’il préférait déshonorer sa sœur que de se laisser voler impunément par un gredin comme lui. L’usu153rier eut une peur atroce; il rendit les billets qu’il possédait encore. D’ailleurs, il ne perdit pas un sou; il avait prêté à cent pour cent.
Depuis ce jour, Rostand fut d’une prudence extrême. Il géra les capitaux de la bande noire avec des habiletés qui lui valurent l’admiration et la confiance de messieurs les usuriers. Tandis que ses bailleurs de fonds se promenaient au soleil, en braves gens qui ne volent personne, il restait enfoui dans un grand cabinet sombre; c’est là que les pièces d’or de la société poussaient et fructifiaient. Rostand avait fini par aimer d’amour son métier, ses duperies et ses vols. Certains membres de la bande appliquaient leurs gains à satisfaire leurs passions, leurs appétits de luxe et de débauche. Lui, il mettait toute sa joie à être un fripon habile; il s’intéressait à chacune de ses opérations comme à un drame poignant; il s’applaudissait, quand ses comédies sinistres réussissaient, et il avait alors des amours-propres, des jouissances d’auteur triomphant; puis, il rangeait sur une table l’argent volé et il s’abîmait dans des voluptés d’avare.
C’était chez un pareil homme que Revertégat envoyait naïvement Marius.
Le lendemain matin, ce dernier alla frapper à la poste de Rostand, vers les huit heures. La maison était lourde et carrée. Toutes les persiennes se trou154vaient closes, ce qui donnait à la façade une nudité glaciale, un air de mystère et de défiance. Une vieille servante édentée, vêtue d’un lambeau d’indienne sale, vint entre-bâiller la porte.
– Monsieur Rostand? demanda Marius.
– Il est là, mais il est occupé, répondit la servante sans ouvrir la porte davantage.
Le jeune homme, impatienté, poussa le battant et entra dans le vestibule.
– C’est bien, dit-il, j’attendrai.
La servante, surprise, hésitante, comprit qu’elle ne pourrait renvoyer ce garçon. Elle se décida à le faire monter au premier, où elle le laissa seul dans une sorte d’antichambre. La pièce était petite, obscure, tapissée d’un papier verdâtre que l’humidité avait déteint par larges plaques; il y avait pour tout meuble une chaise de paille. Marius s’assit sur la chaise.
En face de lui, une porte ouverte lui laissait voir l’intérieur d’un bureau, dans lequel un commis écrivait avec une plume d’oie qui craquait terriblement sur le papier. À sa gauche, était une autre porte qui devait conduire dans le cabinet du banquier.
Marius attendit longtemps. Des odeurs acres de vieux papier traînaient autour de lui. L’appartement était d’une saleté écœurante, et la nudité des murs lui don155nait un aspect lugubre. La poussière s’amassait dans les coins, des araignées filaient leurs toiles au plafond. Le jeune homme étouffait, impatienté par les craquements de la plume d’oie qui devenait de plus en plus bruyante.
Il entendit soudain parler dans la pièce voisine, et, comme les paroles lui arrivaient nettes et distinctes, il allait éloigner sa chaise par discrétion, lorsque certaines phrases le clouèrent à sa place. Il y a des conversations que l’on peut écouter; la délicatesse n’est pas faite pour sauvegarder l’intimité de certains hommes.
Une voix sèche, qui devait être celle du maître de la maison, disait avec une brusquerie amicale:
– Messieurs, nous sommes tous présents, parlons de choses sérieuses… La séance est ouverte… Je vais rendre un compte fidèle de mes opérations de ce mois, et nous procéderons ensuite à la répartition du gain.
Il y eut un léger tumulte, un bruit de conversations particulières qui alla en s’éteignant. Marius, qui ne pouvait encore comprendre, se sentait cependant pris d’une vive curiosité: il devinait qu’une scène étrange se passait derrière la porte.
À la vérité, l’usurier Rostand recevait ses dignes associés de la bande noire. Le jeune homme se présentait justement à 156l’heure de la séance, au moment où le gérant montrait ses livres, expliquait ses opérations, partageait les bénéfices.
La voix sèche reprit:
– Avant d’entrer dans les détails, je dois vous avouer que les résultats de ce mois sont moins bons que ceux du mois dernier. Nous avions eu, en moyenne, le soixante pour cent, et nous n’avons aujourd’hui que le cinquante-cinq.
Des exclamations diverses s’élevèrent. On eût dit une foule mécontente qui proteste par des murmures. Il pouvait bien y avoir là une quinzaine de personnes.
– Messieurs, continua Rostand avec une certaine amertume railleuse, j’ai fait ce que j’ai pu; vous devriez me remercier… Le métier devient plus difficile chaque jour… D’ailleurs, voici mes comptes; je vais rapidement vous faire connaître quelques-unes des affaires que j’ai traitées…
Un silence profond régna pendant quelques secondes. Puis on entendit un froissement de papiers, les petits claquements des feuillets d’un registre. Marius, commençant à comprendre, écoutait avec plus d’attention que jamais.
Alors Rostand énuméra ses opérations, donnant quelques explications sur chacune d’elles. Il avait le ton criard et nasillard d’un huissier de cour.
– J’ai prêté, dit-il, dix mille francs au jeune comte de Salvy, un garçon de 157vingt ans qui sera majeur dans neuf mois. Il avait perdu au jeu, et sa maîtresse paraît-il, exigeait de lui une grosse somme. Il m’a signé pour dix-huit mille francs de billets échéant à quatre-vingt dix jours. Ces billets sont datés, comme il convient, du jour où le débiteur aura atteint sa majorité. Les Salvy ont de grandes propriétés… C’est une excellente affaire.
Un murmure flatteur accueillit les paroles de l’usurier.
– Le lendemain, continua-t-il, j’ai reçu la visite de la maîtresse du comte; elle était exaspérée, son amant ne lui ayant remis que deux ou trois billets de mille francs. Elle m’a juré qu’elle m’amènerait de Salvy, pieds et poings liés, pour contracter un nouvel emprunt. Cette fois, je demanderai la cession d’une propriété… Nous avons encore neuf mois pour tondre le jeune fou que sa mère laisse sans argent.
Rostand feuilletait le registre. Il reprit après un court silence:
– Jourdier…, un marchand de drap qui, chaque mois, a besoin de quelques centaines de francs pour faire face à ses échéances. Aujourd’hui, son fonds nous appartient presque entièrement. Je lui ai encore prêté cinq cents francs à soixante pour cent. Le mois prochain, s’il me demande un sou, je le fais mettre en 158faillite, et nous nous emparons des marchandises.
– Marianne…, une femme de la halle. Tous les matins, elle a besoin de dix francs, et elle m’en rend quinze le soir. Je crois qu’elle boit… Petite affaire, mais gain assuré, une rente fixe de cinq francs par jour.
– Laurent…, un paysan du quartier de Roquefavour. Il m’a cédé, lambeau par lambeau, une terre qu’il possède près de l’Arc. Cette terre vaut cinq mille francs; nous l’aurons payée deux mille. J’ai expulsé notre homme de sa propriété… Sa femme et ses enfants sont venus chez moi pleurer misère… Vous me tiendrez compte de tous ces ennuis, n’est-ce pas?
– André…, un meunier. Il nous devait huit cents francs. Je l’ai menacé d’une saisie. Alors, il est accouru me supplier de ne pas le perdre en montrant à tous son insolvabilité. J’ai consenti à opérer la saisie moi-même, sans employer l’aide d’un huissier, et je me suis fait donner pour plus de douze cents francs de meubles et de linge… C’est quatre cents francs que j’ai gagnés à être humain.
Il y eut de petits frémissements d’aise dans l’auditoire. Marius entendit les rires étouffés de ces hommes que réjouissait l’habileté de Rostand. Celui-ci continua:
159– Maintenant, viennent les affaires ordinaires: trois mille francs à quarante pour cent à Simon, le négociant; quinze cents francs à cinquante pour cent au marchand de bœufs Charançon; deux mille francs à quatre-vingts pour cent au marquis de Cantarel; cent francs à trente-cinq pour cent au fils du notaire Tingrey…
Et Rostand continua ainsi pendant un quart-d’heure, épelant des noms et des chiffres, énumérant des prêts qui allaient de dix francs à dix mille francs, et des taux qui variaient entre vingt et cent pour cent. Lorsqu’il eut fini:
– Mais que nous disiez-vous donc? mon cher ami, dit une voix grasse et enrouée. Vous avez merveilleusement travaillé, ce mois-ci. Toutes ces créances sont excellentes. Il est impossible que les bénéfices ne montent pas à plus de cinquante-cinq pour cent, en moyenne. Vous vous êtes sans doute trompé, en nous énonçant ce chiffre.
– Je ne me trompe jamais, répondit sèchement l’usurier.
Marius, qui avait presque collé son oreille contre le bois de la porte, crut remarquer quelque indécision dans la voix du misérable.
– C’est que je ne vous ai pas encore tout dit, continua Rostand avec embarras. Nous avons perdu douze mille francs, il y a huit jours.
160À ces mots, il y eut des exclamations terribles. Marius espéra, un moment, que ces coquins allaient se manger entre eux.
– Eh! que diable! écoutez-moi, cria le banquier dans le tumulte… Je vous fais gagner assez d’argent pour que vous me pardonniez de vous en faire perdre une fois, par hasard. D’ailleurs, ce n’est pas ma faute… J’ai été volé.
Il prononça ces mots avec toute l’indignation d’un honnête homme. Lorsque le calme se fut un peu rétabli, il continua:
– Voici l’histoire… Monier, un marchand de grains, un homme solvable, sur lequel j’ai eu les meilleurs renseignements, est venu me demander douze mille francs. Je lui ai répondu que je ne pouvais pas les lui prêter, mais que je connaissais un vieux ladre qui les lui avancerait peut-être à un taux exorbitant. Il revint le lendemain et me dit qu’il était prêt à passer par toutes les conditions. Je lui fis observer qu’on exigeait cinq mille francs d’intérêts pour six mois. Il accepta. Vous voyez que c’était une affaire d’or… Pendant que j’allais chercher les fonds, il se mit à mon bureau et souscrivit dix-sept billets de mille francs chacun. Je pris connaissance des effets et je les posai sur le coin de ce pupitre. Puis je causai quelques minutes avec Monier, qui s’était levé et qui, après avoir 161empoché l’argent, se disposait à partir… Quand il se fut éloigné, je voulus serrer ses billets. Je pris les papiers… Imaginez-vous que le fripon avait changé les effets contre un paquet tout semblable de traites dérisoires, barbouillées d’encre, à l’ordre de je ne sais qui, sans signature… J’étais volé. J’ai failli avoir un coup de sang, j’ai couru après mon voleur qui se promenait tranquillement au soleil, sur le Cours…. Au premier mot que je lui adressai, il me traita d’usurier et me menaça de me mener chez le commissaire de police. Ce Monier a une réputation d’homme intègre et loyal, et, ma foi, j’ai préféré me taire.
Ce récit avait été interrompu plusieurs fois par les observations irritées de l’auditoire.
– Avouez, Rostand, que vous avez manqué d’énergie, reprit la voix enrouée. Enfin, nous perdrons notre argent, nous n’aurons que le cinquante-cinq pour cent… Une autre fois vous veillerez mieux à nos intérêts… Maintenant, partageons.
Marius, malgré ses angoisses et son indignation, ne put réprimer un sourire. Le vol de ce Monier lui parut de la haute comédie, et, tout au fond de lui, il applaudissait le fripon qui avait dupé un autre fripon.
À cette heure, il savait quel métier 162faisait Rostand. Il n’avait pas perdu un mot de ce qui se disait dans la pièce voisine, et il s’imaginait aisément la scène telle qu’elle devait s’y passer. Renversé à demi sur sa chaise, l’oreille tendue, il voyait des yeux de l’intelligence les usuriers se querellant, les regards avides, la face contractée par les passions mauvaises qui les agitaient. Un profond écœurement le prenait, au récit des escroqueries de Rostand; il eut voulu entrer et souffleter cet homme.
Il éprouva une sorte de gaieté amère, lorsqu’il se rappela ce qu’il venait faire dans ce coupe-gorge. Quelle naïveté, bon Dieu! C’est là qu’ll croyait trouver les quinze mille francs qui devaient sauver Philippe, et il attendait depuis une heure pour que le banquier le mît à la porte comme un mendiant. Ou bien Rostand lui demanderait cinquante pour cent d’intérêt et le volerait avec impudence. À cette pensée, à la pensée que là, à côté de lui, se trouvait une réunion de coquins qui exploitaient les misères et les hontes d’une ville, Marius se leva brusquement et posa la main sur le bouton de la porte.
Dans la pièce, on entendait un bruit clair de pièces d’or. Les usuriers partageaient leur proie. Ils touchaient chacun le gain d’un mois de duperie. Cet argent, qu’ils comptaient et dont la musique chatouillait voluptueusement leur chair, avait par instants des éclats de sanglots; 163on eût dit que les victimes des usuriers se lamentaient.
Au milieu d’un silence frissonnant, la voix du banquier ne prononçait plus que des chiffres avec une sécheresse métallique. Il taillait la part à chacun de ses associés; il disait un chiffre et laissait tomber une pile de pièces qui sonnaient.
Alors Marius tourna le bouton de la porte. La face pâle, les regards fermes et droits, il resta quelques secondes silencieux sur le seuil.
Le jeune homme avait devant lui un spectacle étrange. Rostand était debout devant son bureau; derrière lui se trouvait un coffre-fort ouvert où il puisait des poignées d’or. Autour du bureau, assis en cercle, se tenaient les membres de la bande noire, les uns attendant leur part, les autres comptant l’argent qu’ils venaient de recevoir. À chaque minute, le banquier consultait ses comptes, se baissant sur un registre, lâchant l’argent en toute prudence. Ses dignes associés fixaient des regards ardents sur ses mains.
Au bruit que la porte fit en s’ouvrant, toutes les têtes se tournèrent avec un mouvement brusque d’effroi et de surprise. Et, quand les usuriers aperçurent Marius grave et indigné, d’un geste instinctif, ils posèrent chacun leur doigt sur leur tas d’or. Il y eut un moment de trouble et de stupeur.
164Le jeune homme reconnut parfaitement ces misérables. Il les avait rencontrés sur le pavé, le front haut, la physionomie digne et loyale, et il en avait même salué quelques-uns, qui auraient pu sauver son frère. Ils étaient tous riches, honorés, influents; il y avait parmi eux d’anciens fonctionnaires, des propriétaires, des gens qui fréquentaient assidûment les églises et les salons de la ville. Marius, à les voir ainsi, avilis et crapuleux, pâlissant sous ses regards, fit un geste de dégoût et de mépris.
Rostand se précipita vers le nouveau venu. Ses yeux clignotaient fiévreusement; ses lèvres, lippues et blafardes, tremblaient; tout son masque rougeâtre et ridé d’avare exprimait une sorte d’étonnement effrayé.
– Que voulez-vous? demanda-t-il à Marius en balbutiant… On ne s’introduit pas comme ça dans les maisons.
– Je voulais quinze mille francs, répondit le jeune homme d’une voix froide et railleuse.
– Je n’ai pas d’argent, se hâta de répondre l’usurier qui se rapprocha de son coffre-fort.
– Oh! soyez tranquille, j’ai renoncé à l’idée de me faire voler… Je dois vous dire que depuis une heure je suis derrière cette porte et que j’ai assisté à votre séance,
Cette déclaration fut comme un coup 165de massue qui fit détourner la tête à tous les membres de la bande noire. Ces hommes avaient encore la pudeur de leur honorabilité; il y en eut qui se cachèrent la figure entre les mains. Rostand, qui n’avait pas de réputation à perdre, se remettait peu à peu. Il se rapprocha de Marius, il haussa la voix.
– Qui êtes-vous? cria-t-il. De quel droit venez-vous chez moi écouter aux portes? Pourquoi pénétrez-vous jusque dans mon cabinet si vous n’avez rien à me demander?
– Qui je suis? dit le jeune homme d’un ton bas et calme, je suis un honnête garçon et vous êtes un coquin. De quel droit j’ai écouté à cette porte? Du droit que les braves gens ont de démasquer et d’écraser les misérables. Pourquoi j’ai pénétré jusqu’à vous? Pour vous dire que vous êtes un scélérat et contenter largement mon indignation.
Rostand tremblait de rage. Il ne s’expliquait pas la présence de ce vengeur, qui lui jetait des vérités à la face. Il allait crier, s’élancer sur Marius, lorsque celui-ci le retint d’un geste énergique.
– Taisez-vous! reprit-il; je vais m’en aller; j’étouffe ici. Mais je n’ai pas voulu me retirer sans me soulager un peu… Ah! messieurs, vous avez un furieux appétit. Vous vous partagez les larmes et les désespoirs des familles avec une gloutonnerie écœurante; vous vous gorgez de vols 166et de friponneries… Je suis bien aise de pouvoir troubler un peu vos digestions et vous donner des frissons d’inquiétude au fond de votre lâcheté.
Rostand essaya de l’interrompre. Il continua d’une voix plus vibrante.
– Les voleurs de grand chemin ont au moins pour eux le courage. Ils se battent, ils risquent leur vie. Mais vous, messieurs, vous volez honteusement dans l’ombre, vous vous traînez ignoblement dans un commerce crapuleux. Et dire que vous n’avez pas besoin d’être des coquins pour vivre. Vous êtes tous riches. Vous commettez des scélératesses, Dieu me pardonne! par amusement et par passion.
Quelques-uns des usuriers se levèrent, menaçants.
– Vous n’avez jamais vu la colère d’un honnête homme, n’est-ce pas? ajouta Marius en raillant. La vérité vous irrite et vous épouvante. Vous êtes habitués à être traités avec les égards que l’on doit aux gens loyaux, et, comme vous vous êtes arrangés pour cacher vos infamies et pour vivre dans l’estime de tous, vous avez fini par croire vous-mêmes au respect que l’on accorde à votre hypocrisie. Eh bien! j’ai voulu qu’une fois en votre vie vous fussiez insultés comme vous le méritez, et c’est pourquoi je suis entré ici.
Le jeune homme vit qu’il allait être assommé, s’il continuait. Il se retira pas 167à pas vers la porte, dominant les usuriers du regard. Là, il s’arrêta encore.
– Je sais bien, messieurs, dit-il, que je ne puis vous traîner devant la justice humaine. Votre richesse, votre influence, votre habileté vous rendent inviolables. Si j’avais la naïveté de lutter contre vous, c’est moi sans doute qui serais puni… Mais, au moins, je n’aurai pas à me reprocher de m’être trouvé à côté d’hommes tels que vous, sans leur avoir craché mon mépris à la face. Je voudrais que mes paroles fussent un fer rouge qui marquât vos fronts d’infamie. La foule vous suivrait avec des huées, et peut-être profiteriez-vous alors de la leçon… Partagez votre or; s’il reste en vous quelque probité, il vous brûlera les mains.
Marius ferma la porte et s’en alla. Quand il fut dans la rue, il eut un sourire de tristesse. Il voyait la vie s’étendre devant lui avec toutes ses hontes et toutes ses misères, et il se disait qu’il jouait dans l’existence le rôle noble et ridicule d’un Don Quichotte de la justice et de l’honneur.
Il pensait qu’il eût peut-être mieux valu ne pas entrer dans le cabinet de Rostand. Il venait de s’indigner en pure perte, il savait qu’il ne corrigerait personne. Mais, lorsque l’indignation le poussait, il ne s’appartenait plus; il avait écrasé les usuriers par instinct, comme tout homme écrase les bêtes ignobles et malfaisantes.
168XVII
DEUX PROFILS HONTEUX
Lorsque Marius eut raconté son équipée au geôlier et à la bouquetière, cette dernière s’écria:
– Nous voilà bien avancés! Pourquoi vous êtes-vous mis en colère? Cet homme vous aurait peut-être prêté de l’argent.
Les jeunes filles ont des entêtements qui leur donnent certaines souplesses de conscience; ainsi Fine, toute loyale qu’elle était, aurait peut-être fait la sourde oreille chez Rostand, et même, à l’occasion, se serait servie des secrets que le hasard lui confiait.
Revertégat était un peu confus d’avoir conseillé à Marius d’aller chez le banquier.
– Je vous avais prévenu, monsieur, lui dit-il: je n’ignorais pas les bruits qui courent sur cet homme; mais je faisais une large part à la médisance. Si j’avais connu la vérité entière, jamais je ne vous aurais envoyé chez lui.
Marius et Fine passèrent toute l’après-midi à bâtir des plans extravagants, à chercher en vain dans leur tête un moyen 169d’improviser les quinze mille francs nécessaires au salut de Philippe.
– Comment! criait la jeune fille, nous ne trouverons pas dans cette ville un brave cœur qui nous sortira d’embarras! Est-ce qu’il n’y a pas ici des gens riches qui prêtent leur argent à un taux raisonnable? Voyons, mon oncle, cherchez un peu avec nous. Nommez-moi une personne secourable pour que j’aille me jeter à ses pieds.
Revertégat secouait la tête.
– Eh oui! répondit-il, il y a ici de braves cœurs, des gens riches qui vous viendraient peut-être en aide. Seulement, vous n’avez aucun titre à leur bonté, vous ne pouvez guère leur demander de l’argent tout d’un coup. Il faut que vous vous adressiez à des prêteurs, à des escompteurs, et, comme vous n’offrez aucune garantie solide, vous êtes forcés d’aller frapper à la porte des usuriers… Oh! je connais de vieux avares, de vieux coquins qui seraient enchantés de vous tenir dans leurs griffes, ou qui vous jetteraient dehors comme des mendiants dangereux.
Fine écoutait son oncle. Toutes ces questions d’argent se brouillaient dans sa jeune tête. Elle avait une âme si ouverte, si franche, qu’il lui semblait tout naturel et tout facile de demander et d’obtenir une grosse somme en deux heures. Il y a des millionnaires qui peu170vent disposer si aisément de quelques milliers de francs sans se gêner.
Elle insista.
– Allons, cherchez bien, dit-elle encore au geôlier. Ne voyez-vous réellement pas un seul homme auprès duquel nous puissions tenter une démarche?
Revertégat regardait avec émotion son visage anxieux. Il aurait voulu ne pas étaler les vérités brutales de la vie devant cette enfant, pleine des espoirs de la jeunesse.
– Non, vraiment, répondit-il, je ne vois personne… Je vous ai parlé de vieux coquins qui ont gagné honteusement de grandes fortunes. Ceux-là, comme Rostand, prêtent cent francs pour s’en faire rendre cent cinquante au bout de trois mois…
Il hésita, puis reprit d’une voix plus basse.
Voulez-vous que je vous conte l’histoire d’un de ces hommes… Il se nomme Roumieu; c’est un ancien officier ministériel. Son industrie consistait à faire une chasse terrible aux héritages. S’introduisant dans les familles, appelé par ses fonctions à y jouer un rôle de confident et d’ami, il étudiait le terrain, il dressait ses embûches. Lorsqu’il rencontrait un testateur d’âme faible et lâche, il devenait sa créature, il le circonvenait, il l’attirait peu à peu à lui, par des révérences, par des cajoleries, par 171toute une comédie savante de petits soins et d’effusions filiales. Ah! c’était un habile homme! Il fallait le voir endormir sa proie, se faire souple et insinuant, se glisser dans l’amitié d’un vieillard. Lentement, il évinçait les véritables héritiers, les neveux et les cousins, puis il rédigeait lui-même un nouveau testament qui les spoliait de la fortune de leur parent et qui le nommait légataire universel. D’ailleurs, il ne brusquait rien; il mettait dix ans pour atteindre son but, pour mûrir à point ses escroqueries: il procédait avec une prudence féline, rampant dans l’ombre pendant des années, et ne bondissant sur sa proie que lorsqu’elle était là pantelante, rendue inerte par ses regards et ses caresses. Il chassait aux héritages comme un tigre chasse au lièvre, avec une brutalité silencieuse, une férocité faisant patte de velours.
Fine croyait entendre une histoire des Mille et une nuits: elle écoutait son oncle en ouvrant de grands yeux étonnés. Marius commençait à se familiariser avec les scélératesses.
– Et vous dites que cet homme a fait une grande fortune? demanda-t-il au geôlier.
– Oui, continua celui-ci. On cite des exemples étranges qui prouvent l’habileté étonnante de Roumieu… Ainsi, il y a dix à quinze ans, il s’introduisit dans les bonnes grâces d’une vieille dame qui 172avait près de cinq cent mille francs de fortune. Ce fut une véritable passion. La vieille dame devint son esclave, à ce point qu’elle se refusait un morceau de pain pour ne pas toucher au bien qu’elle voulait laisser à ce démon, qui était entré en elle et qui la commandait en maître. Elle était possédée dans le sens littéral du mot; toute l’eau bénite d’une église n’aurait pas suffi pour l’exorciser. Une visite de Roumieu la plongeait dans des extases sans fin; quand il la saluait dans la rue, elle était comme frappée d’une secousse, elle devenait toute rouge de joie. On n’a jamais pu concevoir par quels éloges, par quelle marche adroite et envahissante, le notaire avait pu pénétrer si loin dans ce cœur que fermait une dévotion exagérée. Lorsque la vieille dame mourut, elle dépouilla ses héritiers directs et laissa ses cinq cent mille francs à Roumieu. Tout le monde s’attendait à ce dénoument.
Il y eut un silence.
– Tenez, reprit Revertégat, je puis encore vous citer un exemple… L’anecdote contient toute une comédie cruelle, et Roumieu y fit preuve d’une souplesse rare… Un nommé Richard, qui avait amassé dans le commerce plusieurs centaines de mille francs, s’était retiré au milieu d’une honnête famille qui le soignait et égayait sa vieillesse. En échange de cette amitié prévenante, l’ancien né173gociant avait promis à ses hôtes de leur laisser sa fortune. Ceux-ci vivaient dans cette espérance; ils avaient de nombreux enfants et comptaient les établir d’une façon honorable. Mais Roumieu vint à passer par là; il fut bientôt l’ami intime de Richard, il l’enmena parfois à la campagne, il accomplit en grand secret son œuvre de possession. La famille, qui logeait le commerçant retiré, ne se douta de rien; elle continua à soigner son hôte, à attendre l’héritage: pendant quinze ans elle vécut ainsi dans une douce quiétude, faisant des projets d’avenir, certaine d’être heureuse et riche. Richard mourut, et, le lendemain, Roumieu héritait, au grand étonnement et au grand désespoir de l’honnête famille volée dans son affection et dans ses intérêts… Tel est le chasseur d’héritages. Lorsqu’il marche, on n’entend pas le bruit de ses griffes sur la terre; ses bonds sont trop rapides pour qu’on puisse en avoir conscience; il a déjà sucé tout le sang de sa proie, avant qu’on ne l’ait vu s’accroupir sur elle.
Fine était révoltée.
– Non, non, dit-elle, je n’irai jamais demander de l’argent à un pareil homme…. Ne connaissez-vous pas un autre prêteur, mon oncle?
– Eh! ma pauvre enfant, répondit le geôlier, tous les usuriers se ressemblent; ils ont tous dans leur vie quelque tache 174ineffaçable… Je connais un vieux ladre, qui a plus d’un million de fortune et qui vit seul dans une maison sale et abandonnée. Guillaume s’enterre au fond de son antre puant. L’humidité crevasse les murs de ce caveau; le sol n’est pas même carrelé, et l’on marche sur une sorte de fumier ignoble, fait de boue et de débris; des toiles d’araignée pendent au plafond, la poussière couvre tous les objets, un jour bas et lugubre entre par les vitres noires de crasse. Notre avare paraît dormir dans la saleté, comme les araignées des poutres dorment immobiles au milieu de leurs toiles. Quand une proie vient s’engluer dans les fils qu’il tend, il l’attire à lui et lui suce le sang de ses veines… Cet homme ne mange que des légumes cuits à l’eau, et jamais il ne contente sa faim. Il s’habille de haillons, il mène une vie de mendiant et de lépreux. Et tout cela pour garder l’argent qu’il a déjà amassé, pour augmenter sans cesse son trésor… Il ne prête qu’à cent pour cent.
Fine pâlissait devant le spectacle hideux que lui faisait entrevoir son oncle.
– D’ailleurs, continua le geôlier, Guillaume a des amis qui vantent sa piété. Il ne croit ni à Dieu ni au diable, il vendrait le Christ une seconde fois, s’il le pouvait; mais il a eu l’habileté de feindre une grande dévotion, et cette comédie lui a valu l’estime de certains esprits étroits et aveugles. On le rencontre, traînant 175les pieds dans les églises, s’agenouillant derrière tous les piliers, usant des seaux d’eau bénite… Interrogez la ville, demandez quelle bonne action a jamais faite ce saint personnage? Il adore Dieu, dit-on; mais il vole son semblable. On ne pourrait citer une personne qu’il ait secourue. Il prête à usure, il ne donne pas un sou aux malheureux. Un pauvre diable mourrait de faim à sa porte, qu’il ne lui apporterait pas un morceau de pain et un verre d’eau. S’il jouit d’une considération quelconque, c’est qu’il a dérobé cette considération comme tout ce qui lui appartient…
Revertégat s’arrêta, regardant sa nièce, ne sachant s’il devait continuer.
– Et vous auriez la naïveté d’aller chez un pareil homme, dit-il enfin. Je ne puis tout dire, je ne puis parler des vices de Guillaume. Ce vieillard a des passions ignobles; par moments, il oublie son avarice, il contente ses appétits de luxure. On raconte tout bas des marchés honteux, des séductions révoltantes…
– Assez!… cria Marius avec force.
Fine, rouge et consternée, baissait la tête, n’ayant plus ni courage ni espérance.
– Je vois que l’argent est trop cher, reprit le jeune homme, et qu’il faut se vendre pour en acheter. Ah! si j’avais le temps de gagner par mon travail la somme qu’il nous faut!
Ils restèrent tous trois silencieux, ne pouvant trouver aucun moyen de salut.
176XVIII
OÙ LUIT UN RAYON D’ESPÉRANCE
Le lendemain matin, Marius poussé par la nécessité, se décida à aller frapper chez M. de Girousse. Depuis qu’il cherchait de l’argent, il songeait à s’adresser au vieux comte. Mais il avait toujours reculé devant cette pensée; il redoutait les brusqueries originales du gentilhomme, il n’osait lui avouer sa misère, il rougissait d’avoir à faire connaître l’emploi des quinze mille francs qu’il sollicitait. Rien ne lui était plus pénible que d’être forcé de mettre un tiers dans la confidence de l’évasion de son frère, et M. de Girousse l’effrayait plus que tout autre.
Lorsque le jeune homme se présenta, l’hôtel était vide, le comte venait de partir pour Lambesc. Marius fut presque heureux de ne trouver personne, tant sa démarche lui pesait. Il resta sur le Cours, irrésolu, n’ayant pas le courage d’aller à Lambesc, désespéré d’être réduit à l’inaction.
Comme il remontait une allée, accablé, les yeux vagues, il rencontra Fine. Il était sept heures du matin. La bouquetière, en grande toilette, tenant à la 177main un petit sac de voyage, lui parut toute décidée, toute souriante.
– Où allez-vous donc? lui demanda-t-il avec suprise.
– Je vais à Marseille, répondit-elle.
Il la regarda d’un œil curieux, l’interrogeant du regard.
– Je ne puis rien vous dire, continua-t-elle. J’ai un projet, mais je crains d’échouer. Je reviendrai ce soir… Allons, ne vous désespérez pas.
Marius accompagna Fine jusqu’à la diligence. Lorsque la lourde voiture s’ébranla, il la suivit longtemps des yeux; cette voiture emportait sa dernière espérance et allait lui rapporter l’angoisse ou la joie.
Jusqu’au soir, il rôda autour des diligences qui arrivaient. On n’attendait plus qu’une voiture, et Fine n’avait point encore paru. Le jeune homme, rongé d’impatience, allant et venant d’un pas fébrile, tremblait que la bouquetière ne revînt que le lendemain. Dans l’ignorance où il était, ne sachant quelle pouvait bien être cette dernière tentative, il ne se sentait point le courage de passer une nuit entière d’anxiété et d’indécision. Il se promenait sur le Cours, frissonnant, en proie à une sorte de cauchemar.
Enfin, il aperçut la diligence, au loin, au milieu de la place de la Rotonde. Quand il entendit les roues sonner sur le pavé, il eut des palpitations violentes. 178Il s’adossa contre un arbre, regardant les voyageurs qui descendaient un à un, avec une lenteur désespérante.
Tout d’un coup, il fut comme cloué au sol. Presque en face de lui, par une portière ouverte, il venait de voir apparaître la grande taille, la figure pâle et triste de l’abbé Chastanier. Quand l’abbé fut sur le trottoir, il tendit la main et aida une jeune fille à descendre. Cette jeune fille était mademoiselle Blanche de Cazalis.
Derrière elle, Fine sauta à terre d’un bond léger, sans se servir du marche-pied. Elle était rayonnante.
Les deux voyageurs, guidés par la bouquetière, se dirigèrent vers l’hôtel des Princes. Marius, qui était demeuré dans l’ombre de la nuit naissante, les suivit machinalement, ne pouvant comprendre, comme hébété.
Fine resta dix minutes au plus dans l’hôtel. Lorsqu’elle en sortit, elle aperçut le jeune homme, et courut à lui prise d’un accès de joie folle.
– J’ai réussi à les amener, dit-elle en battant des mains; maintenant, j’espère bien qu’ils obtiendront ce que je désire… Demain, nous serons fixés.
Alors elle prit le bras de Marius et lui conta sa journée.
La veille, elle avait été frappée par une parole du jeune homme, qui regrettait de ne pas avoir le temps nécessaire pour gagner en travaillant la somme qu’il lui 179fallait. D’un autre côté, les tristesses de son oncle lui avaient prouvé qu’il était presque impossible de trouver un prêteur, un usurier raisonnable. La question se réduisait donc à gagner du temps, à tâcher d’éloigner le plus possible l’époque où l’on attacherait Philippe au pilori. Ce qui épouvantait Fine et Marius, c’était cette exposition infâme, livrant les condamnés aux ricanements et aux insultes de la foule.
Dès lors, le plan de la jeune fille fut arrêté, un plan hardi, qui peut-être réussirait par son audace même. Elle comptait aller droit chez M. de Cazalis, pénétrer jusqu’à sa nièce et lui étaler le tableau de l’exposition de Philippe, dans tout ce qu’un pareil spectacle aurait d’insultant pour elle. Elle la déciderait à l’aider, elles iraient toutes deux supplier le député d’intervenir; si M. de Cazalis ne consentait pas à demander la grâce, peut-être voudrait-il bien tenter d’obtenir un sursis.
D’ailleurs, Fine ne raisonnait guère ses moyens d’action; il lui semblait impossible que l’oncle de Blanche résistât à ses larmes. Elle avait foi dans son dévouement.
La pauvre enfant rêvait toute éveillée, lorsqu’elle espérait que M. de Cazalis fléchirait à la dernière heure. Cet homme fier et entêté avait voulu l’infamie de Philippe, et rien au monde n’aurait pu 180mettre un obstacle à l’accomplissement de sa vengeance. Si Fine avait eu à se heurter contre lui, elle se serait brisée; elle aurait dépensé en pure perte ses plus jolis sourires, ses larmes les plus touchantes.
Heureusement pour elle, les circonstances la servirent. Lorsqu’elle se présenta à l’hôtel du député, au cours Bonaparte, on lui dit que M. de Cazalis venait d’être appelé à Paris par certaines exigences de sa position politique. Elle demanda à voir mademoiselle Blanche; on lui répondit vaguement que mademoiselle était absente, qu’elle voyageait.
La bouquetière, fort embarrassée, fut obligée de se retirer et d’aller réfléchir dans la rue. Tous ses plans se trouvaient dérangés; cette absence de l’oncle et de la nièce lui ôtait l’appui sur lequel elle croyait pouvoir compter, n’ayant pas un seul ami qui la soutînt. Elle ne voulait pas cependant perdre sa dernière espérance et revenir à Aix aussi désespérée que la veille, après avoir fait un voyage inutile.
Brusquement, la pensée de l’abbé Chastanier lui vint. Marius lui avait souvent parlé du vieux prêtre; elle connaissait sa bonté, son dévouement. Peut-être pourrait-il lui donner des renseignements précieux.
Elle le trouva chez sa sœur, la vieille ouvrière infirme. Elle lui ouvrit son 181cœur, elle lui apprit en quelques mots le motif de son voyage à Marseille. Le prêtre l’écouta avec une vive émotion.
– C’est le ciel qui vous amène ici, lui répondit-il. Je crois pouvoir, dans une telle circonstance, violer le secret qui m’a été confié. Mademoiselle Blanche n’est pas en voyage. Son oncle voulant cacher sa grossesse et ne pouvant l’emmener à Paris, a loué pour elle une petite maison au village de Saint-Henri… Elle habite là avec une gouvernante. M. de Cazalis, auprès duquel je suis rentré en grâce, m’a prié de lui faire de fréquentes visites et m’a donné sur elle d’assez larges pouvoirs… Voulez-vous que je vous conduise auprès de cette pauvre enfant, que vous trouverez bien changée et bien abattue?
Fine accepta avec joie.
Blanche pâlit lorsqu’elle aperçut la bouquetière, et se mit à pleurer à chaudes larmes. Un léger cercle bleuâtre entourait ses yeux; ses lèvres étaient décolorées, et ses joues avaient des blancheurs de cire. On voyait qu’un cri terrible, le cri du cœur et de la conscience, s’élevait en elle et la rendait toute chancelante.
Quand Fine, avec une voix douce et des caresses attendries, lui eut fait comprendre qu’elle pouvait peut-être éviter à Philippe une suprême humiliation, elle 182se leva toute droite et dit d’une voix brisée:
– Je suis prête, disposez de moi… J’ai dans les entrailles un enfant qui me parle sans cesse de son père. Je voudrais apaiser la colère de ce pauvre petit être qui n’est pas encore né.
– Eh bien, reprit Fine chaleureusement, aidez-moi dans notre œuvre de délivrance… Je suis certaine que vous obtiendriez tout au moins un sursis en tentant une démarche.
– Mais, fit observer l’abbé Chastanier, mademoiselle Blanche ne peut aller seule à Aix. Je dois l’accompagner… Je sais que M. de Cazalis, s’il apprend ce voyage, me fera les plus graves reproches. J’accepte pourtant la responsabilité de cet acte, car je crois agir en honnête homme.
Dès que la bouquetière eut obtenu un consentement, elle laissa à peine le temps au vieillard et à la jeune fille de faire quelques préparatifs. Elle revint avec eux à Marseille, elle les poussa dans la diligence, et c’est ainsi qu’elle les amena triomphalement dans Aix. Le lendemain, Blanche devait se rendre chez le président qui avait prononcé le jugement de de Philippe.
Marius, lorsque Fine eut terminé son récit, l’embrassa vivement sur les deux joues, ce qui fit monter des lueurs roses au front de la jeune fille.
183XIX
UN SURSIS
Le lendemain matin, Fine alla retrouver Blanche et l’abbé Chastanier. Elle voulait les accompagner jusqu’à la porte de l’hôtel du président, pour connaître tout de suite le résultat de leur démarche. Marius, comprenant que sa présence serait pénible à Mlle de Cazalis, se mit à rôder sur le Cours, comme une âme en peine, suivant de loin les deux jeunes filles et le prêtre. Quand les solliciteurs furent montés, la bouquetière aperçut le jeune homme et lui fit signe de venir la rejoindre. Ils attendirent tous deux, sans échanger une parole, agités et anxieux.
Le président reçut Blanche avec une grande commisération. Il comprenait qu’elle était la plus cruellement frappée dans cette malheureuse affaire. La pauvre enfant ne put parler; dès les premiers mots, elle se mit à sangloter, et tout son être, suppliant, demandait pitié, mieux que ne l’auraient fait ses prières. Ce fut l’abbé Chastanier qui dut expliquer leur présence et présenter la requête.
– Monsieur, dit-il au président, nous 184venons à vous, les mains jointes. Mlle de Cazalis est déjà brisée sous les malheurs qui l’ont accablée. Elle vous prie en grâce de lui épargner une nouvelle humiliation.
– Que désirez-vous de moi? demanda le président d’une voix émue.
– Nous désirons que, s’il est possible, vous évitiez un nouveau scandale… M. Philippe Cayol a été condamné à l’exposition publique, et ce châtiment doit lui être infligé ces jours-ci. Mais l’infamie ne l’atteindra pas seul; il n’y aura pas qu’un coupable attaché au pilori, il y aura une pauvre enfant souffrante qui vous demande pitié. Vous entendez, n’est-ce pas? les cris de la foule, les injures qui réjailliront sur Mlle de Cazalis; elle sera traînée dans la boue par la populace, et son nom circulera autour de l’ignoble poteau, avec des ricanements haineux et de sales expressions…
Le président paraissait douloureusement touché. Il garda un moment le silence. Puis, comme pris d’une idée soudaine:
– Mais, demanda-t-il, est-ce M. de Cazalis qui vous envoie vers moi? A-t-il connaissance de la démarche que vous faites?
– Non, répondit le prêtre avec une dignité franche, M. de Cazalis ne sait pas que nous sommes ici… Les hommes ont des intérêts, des passions qui les empor185tent et qui les empêchent parfois de juger nettement leur position. Peut-être allons-nous contre le désir de l’oncle de Mlle Blanche, en venant vous solliciter… Mais au-dessus des passions et des intérêts des hommes, il y a la bonté et la justice. Aussi n’ai-je pas craint de compromettre mon caractère sacré, en prenant sur moi de vous demander d’être bon et juste.
– Vous avez raison, monsieur, dit le président. Je comprends les motifs qui vous ont amené, et, vous le voyez, vos paroles m’ont vivement ému. Malheureusement, je ne puis arrêter le châtiment; il n’est pas dans mon pouvoir de modifier un arrêt de la cour d’assises.
Blanche joignit les mains.
– Monsieur, balbutia-t-elle, je ne sais ce que vous pouvez faire pour moi; mais, je vous en prie, soyez miséricordieux, dites-vous que c’est moi que vous avez condamnée et tâchez d’alléger mes souffrances.
Le président lui prit les mains, et, avec une douceur paternelle:
– Ma pauvre enfant, répondit-il, je comprends tout. Mon rôle, dans cette affaire, a été pénible… Aujourd’hui, je suis désespéré de ne pouvoir vous dire: «Ne craignez rien; j’ai la puissance de renverser le pilori, et vous ne serez pas attachée au poteau avec le condamné.»
– Alors, reprit le prêtre accablé, 186l’exposition aura lieu prochainement… Il ne vous est pas même permis de retarder cette scène déplorable.
Le président s’était levé:
– Le ministre de la justice, sur la demande du procureur général, peut en faire éloigner l’époque, dit-il vivement. Voulez-vous que cette exposition ne se fasse que dans les derniers jours de décembre? Je serais heureux de vous prouver toute ma compassion et tout mon bon vouloir.
– Oui, oui, s’écria Blanche avec ardeur. Éloignez ce moment terrible le plus possible… Je me sentirai peut-être plus forte…
L’abbé Chastanier, qui connaissait les projets de Marius, pensa que, devant la promesse du président, il devait se retirer sans insister davantage. Il se joignit à Blanche pour accepter l’offre qui leur était faite.
– Eh bien, c’est convenu, leur dit le président en les accompagnant. Je vais demander, et j’obtiendrai, j’en ai la conviction, que la justice n’ait son cours que dans quatre mois… Jusque-là, vivez en paix, mademoiselle. Espérez, le ciel enverra peut-être quelque soulagement à vos souffrances.
Les deux solliciteurs descendirent.
Lorsque Fine les aperçut, elle courut à leur rencontre.
– Eh bien? demanda-t-elle haletante.
187– Comme je vous le disais, répondit l’abbé Chastenier, le président ne peut empêcher l’exécution du jugement.
La bouquetière devint toute pâle.
– Mais, se hâta d’ajouter le vieux prêtre, il a promis d’intervenir pour faire reculer l’époque de l’exposition… Vous avez quatre mois devant vous pour travailler au salut du prisonnier.
Marius, malgré lui, s’était approché du groupe que formaient les jeunes filles et l’abbé. La rue, solitaire et silencieuse, blanchissait sous l’ardent soleil de midi; de légères touffes de gazon entouraient les pavés éclatants, et, seul, un chien promenait son échine maigre dans le mince filet d’ombre qui traînait le long des maisons.
Lorsque le jeune homme entendit les paroles de l’abbé Chastanier, il s’avança d’un mouvement brusque et lui serra les mains avec effusion.
– Ah! mon père, lui dit-il d’une voix tremblante, vous me rendez l’espérance et la foi. Depuis hier, je doutais de Dieu. Comment vous remercier, comment vous prouver ma reconnaissance? Maintenant je me sens un courage invincible et je suis certain de sauver mon frère.
Blanche, à la vue de Marius, avait baissé la tête. Un rougeur ardente était montée à ses joues. Elle restait la, confuse et embarrassée, souffrant horriblement de la présence de ce garçon qui connaissait 188son parjure, et que son oncle et elle avaient plongé dans le désespoir. Le jeune homme, lorsque sa joie se fut un peu calmée, regretta de s’être approché. L’attitude désolée de Mlle Cazalis lui faisait pitié.
– Mon frère a été bien coupable, lui dit-il enfin… Veuillez lui pardonner comme je vous pardonne moi-même.
Il ne put trouver que ces quelques paroles. Il aurait voulu lui parler de son enfant, la questionner sur le sort qui était réservé à ce pauvre être, le lui réclamer au nom de Philippe. Mais il la vit si accablée qu’il n’osa la torturer davantage.
Sans doute Fine comprit ce qui se passait en lui. Tandis qu’il faisait quelques pas avec l’abbé Chastanier, elle dit à Blanche d’une voix rapide:
– Rappelez-vous que je vous ai offert d’être la mère de votre enfant. Maintenant, je vous aime, je vois que vous êtes un brave cœur… Faites un signe, et je cours à votre aide. D’ailleurs je veillerai, je ne veux pas que le pauvre petit souffre de la folie de ses parents.
Pour toute réponse, Blanche serra silencieusement la main de la bouquetière. De grosses larmes coulaient le long de ses joues.
Mlle de Cazalis et l’abbé Chastanier repartirent sur-le-champ pour Marseille. Fine et Marius coururent à la prison. Ils 189apprirent à Revertégat qu’ils avaient quatre mois pour préparer l’évasion, et le geôlier leur jura qu’il tiendrait sa parole, quels que fussent le jour et l’heure où ils la lui rappelleraient.
Avant de quitter Aix, les deux jeunes gens voulurent voir Philippe, pour le mettre au courant des événements et lui dire d’espérer. Le soir, à onze heures, Revertégat les introduisit de nouveau dans la cellule. Philippe, qui commençait à s’habituer au régime de la prison, ne leur parut pas trop abattu.
– Pourvu, leur dit-il, que vous m’évitiez l’ignominie de l’exposition publique, je consens à tout… Je préfèrerais me casser la tête contre un mur que d’être attaché au poteau infâme.
Et, le lendemain, la diligence ramena à Marseille Marius et Fine. Ils allaient continuer sur un plus vaste théâtre la lutte où les poussait leur cœur; ils allaient fouiller au fond des misères humaines et voir à nu les plaies d’une grande ville, livrée à tous les emportements de l’industrie moderne.
1Deuxième partie
I
LE SIEUR SAUVAIRE, MAÎTRE PORTEFAIX
Le patron de Cadet Cougourdan, le maître portefaix Sauvaire, était un petit homme vif, noirâtre, aux membres trapus et vigoureux. Son grand nez crochu, ses lèvres minces, son visage allongé exprimaient cette confiance vaniteuse, cette vantardise rusée qui sont les traits distinctifs de certains types du Midi.
Élevé sur le port, simple ouvrier dans sa jeunesse, il avait mis de côté, pendant dix ans, les gros sous qu’il gagnait. Il soulevait des poids énormes, il avait une 2force nerveuse qui faisait merveille. Il disait d’habitude qu’il ne craignait pas les gros hommes. La vérité était que ce nain aurait rossé un géant. Mais il se montrait prudent et sage dans l’emploi de sa vigueur; il évitait les querelles, sachant que la tension de ses muscles valait de l’argent et qu’un coup de poing ne rapporte que des ennuis. Il vivait sobrement, tout au travail et à l’avarice, ayant hâte d’atteindre le but qu’il rêvait.
Un jour enfin, il eut devant lui les quelques milliers de francs qu’il lui fallait pour accomplir son projet. Il devint patron du soir au lendemain, il prit des hommes sous ses ordres, et, les bras croisés, les regarda courir et suer. De temps à autre, il leur donnait un coup de main en grondant. Au fond, Sauvaire était un paresseux fieffé; il avait travaillé par entêtement, aimant mieux faire d’un coup toute la besogne de sa vie et se reposer plus tard dans les douceurs d’une oisiveté d’homme riche. Maintenant que de pauvres diables lui gagnaient une fortune, il se promenait, les mains dans les poches, empilant l’argent, attendant d’avoir une grosse somme pour s’abandonner à ses instincts de vie libre et bruyante.
Peu à peu, l’ouvrier avare se transforma en un enrichi prodigue. – Sauvaire avait des appétits cuisants de richesse et de plaisirs; il voulait posséder beaucoup 3d’argent pour s’amuser beaucoup, et il voulait s’amuser beaucoup pour montrer à tous qu’il possédait beaucoup d’argent. Un orgueil bête, une vanité de parvenu le poussait à faire un tapage du diable autour de ses joies. Quand il riait, il eût désiré que tout Marseille entendît son éclat de rire.
Il portait maintenant des vêtements de drap fin, sous lesquels on devinait toujours le corps roidi et épais de l’ouvrier. Sur son gilet s’étalait une large chaîne d’or, épaisse d’un bon doigt, et laissant pendre des breloques massives qui auraient assommé un bœuf. Il avait, à la main gauche, une bague toute d’or, sans la moindre pierre. Chaussé de souliers vernis, coiffé d’un feutre souple, il flânait tout le jour sur la Cannebière et sur le port en fumant une magnifique pipe d’écume garnie d’argent. Et, tout en marchant, il faisait sauter ses breloques sur son ventre, il promenait sur la foule un regard plein d’une câlinerie goguenarde et vaniteuse. Il jouissait.
Il avait peu à peu confié la direction de sa maison à Cadet Cougourdan, dont les allures vives et énergiques lui plaisaient; ce garçon de vingt ans possédait une intelligence droite et ouverte qui lui donnait une véritable supériorité sur les autres portefaix. Sauvaire fut enchanté d’avoir sous la main un pareil ouvrier; il le nomma surveillant des hommes qui 4travaillaient pour lui, et dès lors il put étaler largement ses appétits dans Marseille. Il se contenta, le matin, de faire ses comptes et d’empocher l’argent gagné.
L’existence rêvée commença. Sauvaire se fit recevoir d’un cercle. Il joua, mais avec prudence, trouvant que la volupté du jeu ne vaut pas les sommes qu’on perd; il voulait s’amuser pour son argent, il cherchait des plaisirs solides et durables. Il mangea dans les meilleurs restaurants, il eut des femmes qu’il étala devant la foule. Sa vanité était voluptueusement chatouillée, lorsqu’il pouvait se vautrer sur les coussins d’une voiture à côté d’une vaste jupe de soie. La femme n’était rien, la robe de soie était tout. Il traînait la robe de soie dans des cabinets particuliers, et il ouvrait les fenêtres, pour que les passants pussent voir qu’il était en partie fine avec une dame bien mise, et qu’il se faisait servir des plats très chers. D’autres auraient fermé les jalousies, poussé le verrou; lui, il rêvait d’embrasser ses maîtresses dans une maison de verre, afin que la foule fût bien persuadée qu’il était assez riche pour aimer de jolies femmes. Il entendait l’amour à sa manière.
Depuis un mois, il vivait dans le ravissement. Il avait fait la rencontre d’une jeune femme dont la connaissance chatouillait délicieusement son amour-pro5pre. Cette jeune femme était la maîtresse d’un comte; on la regardait comme une des reines du demi-monde marseillais. Elle se nommait Thérèse Armand; mais on la désignait habituellement sous le nom familier d’Armande.
Lorsque Armande mit pour la première fois sa petite main gantée dans la main large de Sauvaire, le maître portefaix faillit s’évanouir de joie. Cette poignée de main s’échangeait sur les allées de Meilhan, devant la porte de la maison habitée par la lorette, et les passants se retournaient pour voir cet homme et cette jeune femme qui s’adressaient des sourires et se faisaient des revérences. Sauvaire s’en alla, gonflé d’orgueil, s’extasiant sur la toilette et sur les bonnes manières d’Armande. Il n’eut plus qu’une pensée: avoir cette femme pour maîtresse, supplanter un comte, promener à son bras des dentelles et du velours.
Il guetta la lorette et se mit sur son passage. Il devenait presque amoureux des chiffons luxueux qu’elle portait et des parfums qu’exhalaient ses vêtements. Il était fier d’être salué par elle, de paraître un de ses amis, et il ne lui aurait même pas déplu de passer pour un de ses amants.
Un soir, il monta chez elle et n’en sortit que le lendemain. Il crut à une victoire remportée par les charmes de sa personne. Pendant huit jours, il fut 6d’une fatuité insupportable; il regardait les passants d’un air de pitié moqueuse. Quand Armande était à son bras, sur un trottoir, la rue ne lui semblait pas assez large. Le balancement et le bruit frissonnant des jupes de sa maîtresse le jetaient dans une extase recueillie. Il adorait les crinolines qui tiennent beaucoup de place et qui gênent la circulation.
Il contait sa bonne fortune à tout le monde. Cadet fut un de ses premiers confidents.
– Ah! si vous saviez! lui dit-il, la charmante personne, et comme elle m’adore!… Il y a de tout chez elle, des tapis, des rideaux, des glaces. On se croirait dans le monde, chez une duchesse… Et, avec cela, pas fière du tout, bonne fille, la main toujours ouverte… Hier, j’ai déjeûné dans son petit salon; puis nous avons pris une voiture découverte et nous sommes allés au Prado. Tout le monde nous regardait… Il y a de quoi mourir d’aise en compagnie d’une pareille femme.
Cadet souriait. Il rêvait l’amour d’une forte fille; Armande lui faisait l’effet d’une poupée mécanique, d’un jouet fragile qu’il aurait brisé dans ses doigts. Mais il ne voulait pas contrarier son patron, il s’extasiait avec lui sur les charmes exquis de la lorette. Le soir, il contait à Fine les folies de Sauvaire.
La bouquetière avait repris sa place 7dans son petit kiosque du cours Saint-Louis. Elle vendait ses fleurs, l’œil aux aguets, cherchant les occasions de venir en aide à Marius. Elle ne perdait pas de vue l’emprunt des quinze mille francs, et, chaque jour, elle bâtissait un nouveau plan, elle rêvait de mettre à contribution les personnes que le hasard rapprochait d’elle.
– Penses-tu, dit-elle un matin à son frère, penses-tu que M. Sauvaire serait un homme à prêter de l’argent?
– C’est selon, répondit Cadet…. Il donnerait volontiers mille francs à un pauvre diable, sur une place publique, devant beaucoup de monde pour faire parade de son bon cœur.
La bouquetière se mit à rire.
– Oh! ce n’est pas une aumône qu’on lui demanderait, reprit-elle… Il faudrait que la main gauche du prêteur ignorât ce que ferait sa main droite.
– Diable! dit Cadet, c’est trop de désintéressement… D’ailleurs, on pourrait voir.
Fine, sur ce bout de conversation, conçut tout un projet. Elle croyait Sauvaire très riche, et, au fond, elle ne le jugeait pas méchant homme. Peut-être pourrait-on obtenir quelque chose de lui, en se servant de l’influence d’Armande.
La bouquetière comprit qu’elle devait d’abord décider Marius à aller chez la lorette. C’était là le difficile. Le jeune 8homme refuserait net, dirait qu’il ne pouvait y avoir rien de commun entre lui et cette femme.
Un jour, elle laissa échapper comme par mégarde le nom d’Armande, et elle fut très étonnée de voir Marius sourire et sembler être en pays de connaissance.
– Est-ce que vous connaissez cette dame? lui demanda-t-elle.
– Je suis allé une fois chez elle, répondit-il. C’est Philippe qui m’y conduisit. Cette dame, comme vous l’appelez, ouvrait ses salons une fois par semaine, et mon frère était un des habitués du lieu… Ma foi, j’ai été fort bien reçu, et j’ai trouvé là une véritable maîtresse de maison, très distinguée et fort élégante.
Fine parut toute triste d’entendre l’éloge d’Armande dans la bouche de Marius.
– Il paraît, continua ce dernier, que les choses ont un peu changé chez elle, depuis un an. Elle est, m’a-t-on dit, très embarrassée dans ses affaires. D’ailleurs, on la dit très adroite, très intrigante même; si elle trouve quelque imbécile, elle se tirera des ennuis où elle est.
La jeune fille s’était remise de l’étrange émotion qui l’avait saisie. Elle poursuivit habilement l’exécution de son projet, sans rien brusquer.
– L’imbécile est trouvé dit-elle en riant… Ne connaissez-vous pas M. Sauvaire, le patron de Cadet?
9– Un peu, répondit Marius; je le rencontre parfois en pantoufles sur le port.
– Eh bien! il est l’amant d’Armande depuis quelques mois… On prétend qu’il a déjà dépensé quelque argent avec elle…
Puis, d’un ton indifférent, Fine ajouta:
– Pourquoi ne retournez-vous pas chez Armande?… Vous rencontreriez là des gens riches qui pourraient vous aider dans l’affaire que vous savez… M. Sauvaire serait peut-être tous disposé à vous rendre service.
Marius devint grave et garda un moment le silence. Il se consultait.
– Bah! dit-il, enfin, vous avez raison… Je ne dois reculer devant aucune tentative… Il faudra demain que j’aille voir cette femme; j’expliquerai ma visite, en lui parlant de mon frère.
La bouquetière regardait le jeune homme en face, avec de petits battements de paupières.
– Et surtout, reprit-elle en riant d’un rire forcé, n’allez pas rester au pied de cette enchanteresse… J’ai souvent entendu parler de ses toilettes riches et savantes, de son esprit, de l’étrange pouvoir qu’elle a sur les hommes.
Marius, étonné de la voix émue de son amie, lui prit la main et l’examina d’un regard pénétrant.
– Qu’avez-vous donc? lui demanda-t-il. Ne dirait-on pas que je vais chez le diable et que je suis un pêcheur… Ah! 10ma pauvre Fine, je suis loin de penser à de pareilles bêtises. J’ai une tâche sacrée à remplir… Puis, regardez-moi bien. Quelle est la femme qui voudrait d’un magot pareil?
La jeune fille le regarda et elle fut toute surprise de ne plus le trouver laid. Jadis, il lui avait semblé affreux; maintenant elle voyait comme de la lumière sortir de son visage et lui transfigurer la face. Le jeune homme lui serra amicalement la main, et elle demeura toute troublée.
Le lendemain soir, ainsi qu’il l’avait résolu, Marius se présenta chez Armande.
11II
UNE LORETTE MARSEILLAISE
Armande avait une origine fort mystérieuse. Elle prétendait être née dans l’Inde, d’une femme indigène et d’un officier anglais. Elle partait de là et contait, à qui voulait l’entendre, un roman dont elle était l’héroïne. Elle mettait sa première faute sur le compte d’un riche protecteur qui l’avait prise chez lui, à la mort de son père, et qui l’avait élevée délicatement pour en faire plus tard sa maîtresse, comme on engraisse une volaille pour la trouver plus savoureuse et plus tendre sous la dent. Son esprit se plaisait dans ce conte brutalement romanesque.
Grâce à ses mensonges, sa véritable histoire ne fut jamais connue. Elle s’était abattue un jour sur Marseille, comme un de ces oiseaux qui flairent de loin une contrée riche en proies de toute espèce. En s’établissant dans une ville riche et industrielle, elle avait fait preuve d’une rare intelligence. Dès son arrivée, elle s’attaqua aux gens de commerce, aux jeunes négociants qui remuent l’argent à la pelle. Elle comprit que ces garçons, cloués toute la journée dans un bureau, 12désirent âprement s’amuser le soir et jeter un peu de l’or qu’ils ont gagné.
Elle tendit ses pièges avec art. Elle monta sa maison sur un grand pied et lui donna une sorte de cachet aristocratique. Il lui fut aisé de vaincre toutes les rivales qu’elle trouva installées dans la ville. Ces pauvres filles déchues étaient d’une ignorance crasse; elles s’habillaient mal, savaient à peine parler, étalaient un luxe mesquin et ignoble, s’abandonnaient bêtement. Armande les écrasa de toute son élégance et de tout l’esprit qu’elle avait acquis çà et là en se frottant à des gens bien élevés. Elle devint en peu de mois une sorte de célébrité mondaine.
Chez elle, comme le disait naïvement Sauvaire, elle prenait des airs de duchesse. Un goût exquis avait présidé à l’ameublement de son logis.
Elle ouvrit son salon, elle attira les jeunes gens riches par le bruit qu’elle faisait faire autour d’elle, et les retint par sa bonne grâce et la distinction de ses manières. La femme entretenue perçait à peine sous la maîtresse de maison. Elle avait des amants, elle les montrait même volontiers; mais, en public, dans ses soirées, elle gardait une décence dont on lui tenait grand compte. Elle était le type du vice élégant, parfumé, spirituel.
Elle s’entoura peu à peu de tous les viveurs de la ville. Elle n’admettait d’ail13leurs que des gens riches, gagnant beaucoup et dépensant plus encore. Dans les commencements, elle n’eut qu’à choisir ses victimes; une foule était à ses pieds. Elle croqua à belles dents plusieurs fortunes, vivant en plein luxe, fournissant aux besoins de sa maison, qui étaient énormes.
Les gens sages et graves la regardaient comme une véritable plaie, comme un gouffre sans fond où allaient s’engloutir les capitaux des jeunes commerçants marseillais. Les femmes entretenues, ses rivales, la déchiraient à belles dents et l’accusaient d’intrigues honteuses; elles tournaient en moquerie son visage maigre, ses rides précoces; elles disaient qu’elle était laide, – ce qui était presque vrai, – et déclaraient ne rien comprendre à l’engouement que ces imbéciles d’hommes avaient pour cette pécore. Armande les laissait dire, et régnait tranquillement. Pendant plusieurs années elle les domina par son esprit, par son luxe, par sa science de femme élégante et raffinée. On allait chez elle en habit noir et en cravate blanche.
Puis, sans cause apparente, tout d’un coup, son crédit baissa. La gêne vint et fit comme des trous dans son luxe. Sans doute sa mode était passée, les amants généreux manquaient. Elle tomba dans les transes de cette demi-misère qui porte de la soie et marche sur des tapis. Sen14tant qu’elle allait rouler dans le ruisseau si elle ne faisait pas des efforts prodigieux pour garder son appartement de grande dame, elle lutta avec désespoir contre la mauvaise chance. Elle comprenait que son prestige venait uniquement de sa richesse apparente, de ses toilettes exquises, de l’argent qui lui permettait de jouer à l’aise son rôle de duchesse déclassée. Le jour où la soie lui manquerait, où elle fermerait son salon, elle savait qu’elle deviendrait une pauvre fille, une créature laide et fanée dont personne ne voudrait plus. Aussi déploya-t-elle une énergie fébrile pour trouver des amants, pour se procurer de l’argent à tout prix.
C’est à cette époque qu’elle fit la connaissance d’une dame Mercier, qui lui avança quelques fonds à un taux exorbitant. Elle avait dupé tant de jeunes imbéciles qu’elle se laissa duper à son tour, sans trop se plaindre.
Elle espérait d’ailleurs faire payer le capital et les intérêts des sommes empruntées, au premier homme riche dont elle serait la maîtresse. Les hommes riches ne se présentèrent pas; la jeune femme devint de plus en plus inquiète et embarrassée.
Armande, poussée par la nécessité, sentant chaque jour sa beauté, son gagne-pain, s’en aller avec son luxe, en arriva au crime. Déjà, pour faire face aux exigences de ses créanciers, elle avait dû 15vendre des glaces, des meubles, des porcelaines; sa maison se vidait, elle voyait peu à peu les murs se dénuder et elle songeait avec effroi à l’heure où elle se trouverait, lasse et vieillie, entre quatre murailles nues. Les amants se sauveraient alors de son bouge, elle mourrait de misère et de honte.
Les tapissiers, les modistes, tous les fournisseurs auxquels elle devait, devenaient plus âpres en flairant la ruine prochaine de leur cliente; ils savaient que les amants se faisaient rares, ils exigeaient le remboursement immédiat de leurs créances. Quelques uns d’entre eux parlèrent de saisir le mobilier. Armande comprit qu’elle était perdue, si elle ne battait pas monnaie tout de suite, n’importe de quelle façon.
Elle eut recours à un moyen extrême. Elle imita l’écriture de trois ou quatre amants qu’elle avait, et se souscrivit à son ordre des billets qu’elle signa des noms de ces hommes. Puis, n’osant se présenter chez un banquier, elle s’adressa à la dame Mercier, qui consentit à lui escompter quelques-uns de ces billets. Il est à croire que l’usurière n’ignorait pas l’origine des effets et qu’elle spéculait même sur l’infamie d’Armande. La tenant dans ses griffes, pouvant à toute heure lancer une plainte au procureur du roi, comptant d’ailleurs sur les souscripteurs supposés qui auraient eu inté16rêt à éviter un scandale, elle considérait les faux, qu’elle possédait en garantie, comme préférables à de bonnes traites. Elle basait toute une fortune sur ses complaisances criminelles, exigeant des intérêts énormes, embrouillant de plus en plus les affaires de la lorette, se mettant complètement à sa charge, jouant un rôle de ruse et d’hypocrisie dont elle se tirait à merveille.
Pendant près de deux ans, Armande vivota, sans inquiétude. Elle avait mis les billets payables chez elle, et, à chaque échéance, elle faisait l’argent coûte que coûte, tirant cent francs du premier homme qu’elle rencontrait, complétant la somme nécessaire en vendant quelque chose, en empruntant encore, en faisant de nouvelles traites fausses. La Mercier continuait à se montrer humble et serviable; elle voulait tenir sa proie étroitement serrée, avant de montrer les dents et de mordre.
Puis vint un moment où Armande ne put décidément pas rembourser les billets faux. Elle se jetait en vain dans le ruisseau; elle allait au Château-des-Fleurs, comme une fille; elle ne parvenait plus à gagner la somme qu’il lui fallait pour entretenir sa maison.
C’est à ce moment-là qu’elle fit la connaissance de Sauvaire; elle lâcha pour lui un comte qu’elle avait ruiné, croyant que le maître portefaix était riche et gé17néreux. En d’autres temps, lorsqu’elle était la reine de Marseille et qu’elle étalait insolemment son velours et ses dentelles, elle aurait regardé Sauvaire du haut de la richesse et de l’élégance de ses amants. Mais maintenant elle ne dédaignait plus aucune proie; elle s’attaquait à la foule, et se serait volontiers mise à ramasser de l’argent dans des mains sales et ignobles. L’ancien ouvrier prit pour de la tendresse la nécessité qui poussait la jeune femme dans ses bras. Armande, au bout de quelques mois, s’aperçut avec terreur que son nouvel amant avait l’économie prudente du parvenu et qu’il s’appliquait en égoïste tout l’argent qu’il dépensait. Deux ou trois des billets faux ne furent pas payés; la dame Mercier commença à se fâcher.
Les choses en étaient là lorsque, un soir, Marius se rendit naïvement chez la lorette. Il croyait encore trouver dans son salon une partie de la riche et nombreuse société à laquelle son frère l’avait présenté. Il rêvait vaguement de lier connaissance avec quelque jeune négociant qui lui viendrait en aide; il comptait même un peu sur Sauvaire, dont Fine avait volontairement exagéré l’obligeance.
Il fut très étonné de trouver le salon vide. Une seule lampe éclairait cette grande pièce, qui lui parut singulièrement nue. Sauvaire était à demi couché 18sur un vaste divan, et il semblait digérer avec affectation le dîner qu’il venait de faire, lâchant quelques boutons de son gilet et tenant un cure-dents entre ses doigts. À côté de lui, assise dans un fauteuil, Armande lisait Graziella, en appuyant rêveusement le front sur la paume de sa main gauche; une levrette, qu’elle nommait Djali, était couchée à ses pieds, la tête posée le long de ses pantoufles de velours cerise.
Un des moyens de séduction employé par Armande était de lire devant ses amants les œuvres des grands poëtes modernes. Elle avait une petite bibliothèque, où se trouvaient les ouvrages de Châteaubriand, de Victor Hugo, de Lamartine, de Musset.
Le soir, dans la clarté pâle de la lampe, à l’heure où elle était encore belle, elle épelait langoureusement des pages de vers ou de prose poétique. Cela mettait comme une auréole autour de sa tête. Les amants croyaient avoir affaire à une fille ignorante, et ils trouvaient une dame instruite, presque lettrée, qui lisait des livres qu’eux-mêmes n’avaient jamais eu ni le temps, ni le courage de feuilleter. Sauvaire surtout se sentit écrasé et dominé, le jour où sa maîtresse prit un recueil de vers et se mit tranquillement à en tourner les pages devant lui. À peine parcourait-il parfois un journal. Une femme ouvrant un volume de poé19sies lui parut une créature supérieure. Chaque fois qu’Armande lisait en sa présence, il se recueillait, il prenait un air précieux et charmé. Il lui semblait qu’il devenait savant lui-même.
Marius eut un léger sourire en voyant l’attitude penchée d’Armande, feignant l’extase, et la posture de Sauvaire qui se vautrait sur le divan, les mains jointes au milieu du ventre. Il y avait toute une comédie entre l’hypocrisie savante de cette femme et le contentement épais et aveugle de cet homme.
La lorette accueillit le nouveau venu avec cette grâce facile et enjouée qui est une des nécessités de son métier. Elle avait eu des rapports plus ou moins intimes avec Philippe, elle traitait Marius en vieille connaissance. Elle le fit asseoir, en lui reprochant la rareté de ses visites.
– Je sais bien, ajouta-t-elle, que vous avez eu beaucoup d’ennuis dans ces derniers temps. Ce pauvre Philippe!… je me l’imagine parfois dans un cachot humide, lui qui aimait tant le luxe et les plaisirs… Cela lui apprendra à mieux placer ses tendresses.
Sauvaire s’était un peu relevé. Il avait la bonne qualité de ne pas être jaloux; il se montrait au contraire tout fier des amants que sa maîtresse avait eus. Les anciennes amours d’Armande doublaient à ses yeux le prix de sa bonne fortune. D’ailleurs, Marius lui parut si chétif, qu’il 20fut charmé de paraître vigoureux à côté de lui.
La jeune femme présenta les deux hommes l’un à l’autre.
– Oh! nous nous connaissons dit le maître portefaix avec un rire satisfait… Je connais aussi M. Philippe Cayol. En voilà un gaillard!…
À la vérité, Sauvaire était enchanté d’être trouvé en tête-à-tête avec Armande. Il se mit à la tutoyer, à appuyer sur les plaisirs qu’ils prenaient ensemble. Il continua en parlant de Philippe et en s’adressant à sa maîtresse:
– Il venait souvent chez toi, n’est-ce pas?… Ah! va, ne t’en défends pas; je crois que vous vous êtes aimés… Je le rencontrais parfois au Château-des-Fleurs… Nous y sommes allés hier, au Château-des-Fleurs. Hein? ma chère, quelle foule, que de toilettes!
Il se tourna vers Marius.
– Le soir, ajouta-t-il, nous avons mangé au restaurant…. C’est très cher, monsieur. Tout le monde ne peut pas se payer cela.
Armande paraissait souffrir. Il y avait encore au fond de cette femme des délicatesses étranges, un reste de ses jouissances exquises d’autrefois. Elle regardait Marius avec de légers haussements d’épaule, avec des coups d’œil qui raillaient Sauvaire. Celui-ci, imperturbable, s’étalait complaisamment.
21Marius devina alors les embarras et les tourments de la lorette. Il lui vint comme des pitiés en voyant le salon désert et en comprenant sur quelle pente effroyable roulait cette femme qu’il avait connue insouciante et heureuse. Il regretta d’être monté.
À un moment, il resta seul avec Sauvaire, qui se mit à lui expliquer sa fortune et à lui conter sa joyeuse vie. Une servante était venue dire tout bas à Armande que Mme Mercier se trouvait dans l’antichambre et qu’elle paraissait fort en colère.
22III
OÙ LA DAME MERCIER MONTRE SES GRIFFES
Mme Mercier était une petite vieille de cinquante ans, ronde, grasse, qui larmoyait toujours en se plaignant de la dureté des temps. Vêtue d’indienne déteinte, ayant sans cesse au bras un vieux cabas de paille qui lui servait de caisse, elle trottait à petits pas, avec des allures sournoises de chatte. Elle se faisait humble et misérable, elle prenait des airs malheureux pour apitoyer les gens. Son visage frais, où les rides semblaient des plis de graisse, protestait contre les larmes qui l’inondaient à chaque minute.
L’usurière joua admirablement son rôle auprès d’Armande. Elle fit d’abord la bonne femme. Elle s’empara de la lorette avec un art infernal, se montrant tour à tour serviable et égoïste, embrouillant les comptes, laissant croître les intérêts, mettant sa débitrice dans l’impossibilité de rien vérifier.
Ainsi, lorsqu’un billet arrivait à échéance et qu’Armande n’avait pas les fonds, Mme Mercier se désolait, puis elle promettait d’emprunter l’argent à quel23qu’un, déclarant qu’elle ne possédait pas elle-même la somme nécessaire. Elle avançait le montant du billet, se faisait rembourser immédiatement par la lorette, qui avait ainsi un nouvel intérêt à payer. Dans ce va-et-vient d’effets, dans ce continuel accroissement du taux, Armande ne savait plus quel était son compte, ce qu’elle avait payé ni ce qu’elle devait encore. Toujours la dette augmentait, sans que l’usurière fît de nouveaux prêts, et plus la créance vieillissait, plus elle devenait obscure. La jeune femme se sentait perdue au fond d’un chaos.
L’usurière gardait ses allures éplorées et câlines. Quand elle fournissait l’argent elle-même pour qu’Armande pût la payer, elle lui faisait sentir tout son dévouement, tout l’héroïsme de sa conduite.
– Vous n’avez jamais vu une créancière comme moi, disait-elle. Je vais jusqu’à emprunter l’argent dont vous avez besoin. C’est beau cela!
– Mais, répondait Armande, c’est pour vous que vous empruntez cet argent, puisque je vous le donne.
– Pas du tout, reprenait la vieille. Je cherche uniquement à vous rendre service.
Mme Mercier s’introduisit ainsi peu à peu dans la maison. Tous les deux ou trois jours elle venait y montrer sa face rusée et attendrie. Armande devint sa 24propriété, son esclave. Tantôt elle accourait, se laissait aller avec désespoir sur une chaise, et accusait la jeune femme de vouloir se sauver sans la payer; il fallait qu’on lui fît visiter l’appartement pour lui montrer que les malles n’étaient pas faites. Tantôt elle sonnait violemment, elle se disait volée, elle reprochait ses dépenses à la lorette, elle comparait sa misérable vie à la sienne, elle lui reprochait d’être insolvable et criblée de dettes, et finissait en demandant de nouvelles garanties.
D’autres fois, elle venait brusquement réclamer de l’argent, puis elle s’adoucissait, elle pleurait misère, et elle s’en allait en traînant les pieds d’une façon lamentable. Chacune de ses visites était accompagnée d’un déluge de pleurs. Elle avait les larmes faciles et abusait de cet avantage pour embarrasser les gens.
Elle faisait suivre chaque plainte d’un sanglot, elle se tortillait pitoyablement sur sa chaise, elle prononçait d’une voix dolente les moindres paroles. Armande, lasse et ahurie, restait d’ordinaire devant elle sans trouver une parole; par moments, elle lui aurait tout abandonné, son linge, ses robes, son mobilier, pour être débarrassée de ses lamentations continuelles.
L’usurière avait inventé un autre genre d’exploitation. Parfois, elle arrivait, les yeux rouges, déclarant qu’elle n’avait 25pas de pain, qu’elle se mourait. La jeune femme, agacée, énervée, lui disait de s’asseoir et de manger. D’autres fois, la vieille versait des ruisseaux de larmes pour avoir du sucre ou du café ou de l’eau-de-vie.
– Hélas! chère dame, pleurnichait-elle, je suis bien malheureuse. Ce matin, j’ai dû prendre mon café sans sucre, et, demain, je n’aurai ni sucre, ni café. Soyez charitable… C’est vous qui me mettez ainsi sur la paille; si vous me donniez mon argent, je ne serais pas forcée de venir mendier… Par grâce, donnez-moi quelques livres de café et de sucre. Ça comptera pour tous les services que je vous ai rendus.
Armande n’osait refuser. Elle dépensait ses derniers sous, tremblante devant certains regards fauves et railleurs de sa créancière. Si elle déclarait qu’elle n’avait pas d’argent:
– C’est bien, répondait l’usurière, je vais présenter à votre amant le billet que vous m’avez remis…
La lorette ne la laissait pas achever. Elle envoyait vendre quelque chose et lui achetait ce qu’elle désirait. La malheureuse fille fermait les yeux pour ne pas voir le gouffre creusé devant elle. Elle appartenait à cette femme qui tenait entre ses mains des preuves terribles contre elle, et elle lui obéissait, sourdement irritée, se demandant avec désespoir par 26quels moyens elle pourrait s’échapper de ses griffes.
Pendant près de deux ans, Mme Mercier pleura et tira d’Armande tout ce qu’elle put. Elle ne s’en allait jamais les mains vides.
L’argent qu’elle avait prêté à la lorette lui rapportait déjà le deux cent cinquante pour cent. Si le capital se trouvait compromis, les intérêts couvraient deux ou trois fois la somme. Un jour, l’usurière comprit qu’elle devait changer de tactique. Armande ne la recevait plus qu’avec des frémissements nerveux qui devaient amener une crise. D’ailleurs, elle n’avait plus le sou, et, à deux reprises, elle s’était carrément refusée à lui donner du sucre.
Dès lors, la vieille résolut de ne plus pleurer et d’employer les grands moyens. Il lui restait à jouer le tout pour le tout, à exiger de la lorette un payement immédiat de l’arriéré, en la menaçant d’adresser une plainte au procureur du roi.
Elle avait eu la prudence de ne jamais témoigner de soupçon au sujet des billets faux qu’elle possédait; Armande croyait qu’elle ne se doutait de rien.
Le plan de l’usurière fut bientôt arrêté. Elle décida qu’elle irait chez la jeune femme et qu’elle lui ferait une peur atroce. Si un de ses amants se trouvait là, elle s’adresserait à lui, elle soulèverait un scandale et arriverait à rentrer dans 27son argent d’une façon quelconque. Elle voulait dévorer sa proie, après lui avoir sucé tout le sang de ses veines.
La veille, était échu le billet de mille francs qu’Armande avait signé du nom de Sauvaire et qu’elle avait donné en renouvellement d’un autre effet à Mme Mercier. Cette dernière, ayant un prétexte pour se fâcher, résolut de ne pas attendre davantage. Elle se présenta chez la jeune femme juste au moment où Marius et le maître portefaix se trouvaient là.
Armande était toute troublée en l’abordant dans l’antichambre. Elle l’entraîna au fond d’un petit boudoir qui n’était séparé du salon que par une mince porte. Elle lui offrit un siége, avec ce regard craintif et suppliant que prennent les gens insolvables vis-à-vis de leurs créanciers.
– Ah! ça, cria l’usurière en refusant le siége, vous moquez-vous de moi, ma bonne dame!… Encore un billet qui me revient sans être payé!… Je suis lasse à la fin.
Elle avait croisé les bras, elle parlait d’une voix haute et insolente. Son petit visage gras et rouge luisait de colère; il était rayonnant d’une joie mauvaise. Armande aurait préféré voir cette femme pleurant et se lamentant d’un ton traînard, comme à l’ordinaire.
– Par grâce, lui dit-elle effrayée, parlez plus bas. J’ai du monde… Vous savez 28combien ma position est embarrassée. Accordez-moi quelques jours.
Mme Mercier eut un geste brusque. Elle se dressait sur la pointe des pieds, elle parlait dans le visage de la lorette.
– Qu’est-ce que ça me fait, à moi, que vous ayez du monde?… reprit-elle sans baisser le ton. Je veux être payée, et tout de suite!… Madame porte des chapeaux, madame va au Château-des-Fleurs, madame a des amants qui lui donnent mille jouissances… Est-ce que j’en ai, moi, des amants?… Je me prive, je mange du pain sec et bois de l’eau, tandis que vous vous gorgez de bonnes choses. Cela ne peut pas durer. Il me faut mon argent, où je vous mènerai quelque part… Vous savez où, n’est-ce pas?
Elle accompagna ces mots d’un coup d’œil menaçant et cruel. Armande devint pâle comme une morte.
– Ah! cela vous chiffonne, continua la vieille en ricanant… Vous m’avez donc prise pour une imbécile. Si j’ai fait la bête, c’est que je l’ai bien voulu, c’est que sans doute j’avais intérêt à le faire…
Elle se mit à rire en haussant les épaules. Puis elle ajouta violemment:
– Si vous ne me payez pas ce soir, j’écris demain au procureur du roi.
– Je ne sais ce que vous voulez dire, balbutia Armande.
L’usurière s’était assise. Elle se sentait maîtresse de la position; elle voulait se 29