Les Mystères de Marseille
Roman historique contemporain
V
PRÉFACE
Les MYSTÈRES DE MARSEILLE sont un roman historique contemporain.
J’ai pris dans la vie réelle tous les faits qu’ils contiennent; j’ai choisi çà et là les documents nécessaires, j’ai rassemblé en une seule histoire vingt histoires de source et de nature différentes, j’ai donné à un personnage les traits de plusieurs individus qu’il m’a été permis de connaître et d’étudier. C’est ainsi que j’ai pu écrire un ouvrage où tout est vrai, où tout a été observé sur nature.
VI
Mais je n’ai jamais eu la pensée de suivre l’histoire pas à pas. Je suis romancier avant tout, je n’accepte pas la grave responsabilité de l’historien, qui ne peut déranger un fait ni changer un caractère, sans encourir le terrible reproche de calomniateur.
Je me suis servi à ma guise d’évènements réels qui sont, pour ainsi dire, tombés dans le domaine public. Libre aux lecteurs de remonter aux documents que j’ai mis en œuvre. Quant à moi, je déclare à l’avance que mes personnages ne sont pas les portraits de telles ou telles personnes; ces personnages sont des types, et non des individus. De même pour les faits: j’ai donné à des faits réels des conséquence qu’ils n’ont peut-être pas eues dans la réalité; de sorte que l’œuvre qu’on va lire, écrite à l’aide de plusieurs histoires vraies, est devenue une œuvre d’imagination, historique dans ses épisodes, inventée à plaisir dans son ensemble.
VII
Je ne puis empêcher le public de chercher des visages sous les masques, je ne puis lui défendre de reconnaître en partie certains évènements, mais je donne ma parole d’homme que je n’ai cherché à faire aucune personnalité, et je pense que cette déclaration suffira pour mettre ma dignité d’écrivain à l’abri des méchantes suppositions.
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Première partie
I
COMME QUOI BLANCHE DE CAZALIS S’ENFUIT AVEC PHILIPPE CAYOL
Vers la fin du mois de mai 184*, un homme, d’une trentaine d’années, marchait rapidement dans un sentier du quartier St-Joseph, près des Aygalades. Il avait confié son cheval au méger d’une campagne voisine, et il se dirigeait vers une grande maison carrée, solidement bâtie, sorte de château campagnard comme on en trouve beaucoup sur les coteaux de la Provence.
Il fit un détour pour éviter le château et alla s’asseoir au fond d’un bois de pins qui 10
s’étendait derrière l’habitation. Là, écartant les branches, inquiet et fièvreux, il interrogea les sentiers du regard, semblant attendre quelqu’un avec impatience. Par moments, il se levait, faisait quelques pas, puis s’asseyait de nouveau en frémissant.
Cet homme, haut de taille et de tournure étrange, portait de larges favoris noirs. Son visage allongé, creusé de traits énergiques, avait une sorte de beauté violente et emportée. Et, brusquement, ses yeux s’adoucirent, ses lèvres fortes et épaisses eurent un sourire tendre. Une jeune fille venait de sortir du château, et, se courbant comme pour se cacher, elle accourait vers le bois de pins.
Hâletante, toute rose, elle arriva sous les arbres. Elle avait à peine seize ans. Au milieu des rubans bleus de son chapeau de paille, son jeune visage souriait, d’un air joyeux et effarouché. Ses cheveux blonds tombaient sur ses épaules; ses petites mains, appuyées contre sa poitrine, tâchaient de calmer les bonds de son cœur.
– Comme vous vous faites attendre, Blanche, dit le jeune homme. Je n’espérais plus vous voir.
Et il la fit asseoir à son côté, sur la mousse.
– Pardonnez-moi, Philippe, répondit la jeune fille. Mon oncle est allé à Aix pour 11
acheter une propriété; mais je ne pouvais me débarrasser de ma gouvernante.
Elle s’abandonna à l’étreinte de celui qu’elle aimait, et les deux amoureux eurent une de ces longues causeries, si niaises et si douces. Blanche était une grande enfant qui jouait avec son amant comme elle aurait joué avec une poupée; Philippe, ardent et muet, serrait et regardait la jeune fille avec tous les emportements de l’ambition et de la passion.
Et, comme ils étaient là, oubliant le monde, ils aperçurent, en levant la tête, des paysans qui suivaient le sentier voisin et qui les regardaient en riant. Blanche effrayée s’éloigna de son amant.
– Je suis perdue, dit-elle toute pâle. Ces hommes vont avertir mon oncle. Ah! par pitié, sauvez-moi, Philippe.
À ce cri, le jeune homme se leva d’un mouvement brusque.
– Si vous voulez que je vous sauve, répondit-il avec feu, il faut que vous me suiviez. Venez, fuyons ensemble. Demain, votre oncle consentira à notre mariage… Nous contenterons éternellement nos tendresses.
– Fuir, fuir… répétait l’enfant. Ah! je ne m’en sens pas le courage. Je suis trop faible, trop craintive…
– Je te soutiendrai, Blanche… Nous vivrons une vie d’amour.
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Blanche, sans entendre, sans répondre, laissa aller sa tête sur l’épaule de Philippe.
– Oh! j’ai peur, j’ai peur du couvent, reprit-elle à voix basse… Tu m’épouseras, tu m’aimeras toujours?
– Je t’aime… Vois, je suis à genoux.
Alors, fermant les yeux, s’abandonnant au gouffre, Blanche descendit le coteau en courant, au bras de Philippe. Comme elle s’éloignait, elle regarda une dernière fois la maison qu’elle quittait, et une émotion poignante lui mit de grosses larmes dans les yeux.
Une minute d’égarement et d’épouvante avait suffi pour la jeter dans les bras de son amant, brisée et confiante. Elle aimait Philippe de toutes les premières ardeurs de son jeune sang et de toutes les folies de son inexpérience. Elle s’échappait comme une pensionnaire; elle s’en allait volontairement, sans réfléchir aux terribles conséquences de sa fuite. Et Philippe l’emmenait, ivre de sa victoire, frémissant de la sentir marcher et hâleter à son coté.
Le jeune homme voulait courir à Marseille pour se procurer un fiacre. Mais il craignit de laisser Blanche seule sur la grande route, et il préféra aller à pied avec elle jusqu’à la campagne de sa mère. Ils se trouvaient à une grande lieue de cette campagne, située au quartier de Saint-Just.
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Philippe dut abandonner son cheval, et les deux amants se mirent bravement en marche. Ils traversèrent des prairies, des terres labourées, des bois de pins, coupant à travers champs, marchant à grands pas. Il était environ quatre heures. Le soleil, d’un blond ardent, jetait devant eux de larges nappes de lumière. Et ils couraient dans l’air tiède, sous les ardeurs du ciel bleu, poussés en avant par la folie qui les mordait au cœur. Lorsqu’ils passaient, les paysans levaient la tête et les regardaient fuir avec étonnement.
Ils ne mirent pas une heure pour arriver à la campagne de la mère de Philippe. Blanche, exténuée, s’assit sur un banc de pierre qui se trouvait à la porte, tandis que le jeune homme était allé écarter les importuns. Puis il revint et fit monter la jeune fille dans sa chambre. Il avait prié Ayasse, un jardinier que sa mère occupait ce jour-là, d’aller chercher un fiacre à Marseille.
Les deux amants étaient dans la fièvre de leur fuite. En attendant le fiacre, ils restèrent muets et anxieux. Philippe avait fait asseoir Blanche sur une petite chaise; à genoux devant elle, il la regardait longuement, il la rassurait en baisant avec douceur la main qu’elle lui abandonnait.
– Tu ne peux garder cette robe légère, lui dit-il enfin… Veux-tu t’habiller en homme?
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Blanche sourit. Elle éprouvait une joie d’enfant à la pensée de se déguiser.
– Mon frère est de petite taille, continua Philippe. Tu vas mettre ses vêtements.
Ce fut une fête. La jeune fille passa le pantalon en riant. Elle était d’une gaucherie charmante, et Philippe baisait avidement la rougeur de ses joues. Quand elle fut habillée, elle avait l’air d’un petit homme, d’un gamin de douze ans. Elle eut toutes les peines du monde à faire tenir le flot de ses cheveux dans le chapeau. Et les mains de son amant tremblaient en ramenant les boucles rebelles.
Ayasse revint enfin avec le fiacre. Il consentit à recevoir les deux fugitifs dans son domicile situé à Saint-Barnabé. Philippe prit tout l’argent qu’il possédait, et tous trois ils quittèrent la campagne et montèrent en voiture.
Ils firent arrêter le fiacre au pont du Jarret, et gagnèrent à pied la demeure d’Ayasse. Philippe avait résolu de passer la nuit dans cette retraite.
Le crépuscule était venu. Des ombres transparentes tombaient du ciel pâle, et d’âcres odeurs montaient de la terre, chaude encore des derniers rayons. Alors une vague crainte s’empara de Blanche. Lorsque, à la nuit naissante, dans les voluptés du soir, elle se trouva seule, entre les bras de son amant, toutes ses 15
pudeurs effrayées de jeune fille s’éveillèrent, et elle frissonna, prise d’un malaise inconnu. Elle s’abandonnait, elle était heureuse et épouvantée de se trouver livrée toute entière à la passion fougueuse de Philippe. Elle défaillait, elle voulait gagner du temps.
– Écoute, dit-elle, je vais écrire à l’abbé Chastanier, mon confesseur… Il ira voir mon oncle, il obtiendra de lui mon pardon, il le décidera peut-être à nous marier ensemble… Il me semble que je tremblerais moins si j’étais ta femme.
Philippe sourit de la naïveté tendre de cette dernière phrase.
– Écris à l’abbé Chastanier, répondit-il. Moi, je vais faire connaitre notre retraite à mon frère. Il viendra demain et portera ta lettre.
Puis, la nuit se fit, tiède et voluptueuse. Et devant Dieu, Blanche devint l’épouse de Philippe. Elle s’était livrée d’elle-même, elle n’avait pas eu un cri de révolte, elle péchait par ignorance, comme Philippe péchait par ambition et par passion. Ah! la douce et terrible nuit! elle devait frapper les deux amants de misère et leur donner toute une existence de souffrance et de regrets.
Ce fut ainsi que Blanche de Cazalis s’enfuit avec Philippe Cayol, par une claire soirée de mai.
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II
OÙ L’ON FAIT CONNAISSANCE DU HÉROS, MARIUS CAYOL
Marius Cayol, le frère de l’amant de Blanche, avait environ vingt-cinq ans. Il était petit, maigre, d’allure chétive. Son visage jaune clair, percé d’yeux noirs, longs et minces, s’éclairait par moments d’un bon sourire de dévouement et de résignation. Il marchait un peu courbé, avec des hésitations et des timidités d’enfant. Et, lorsque la haine du mal, l’amour du juste le redressaient, il devenait presque beau.
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Il avait pris toute la tâche pénible, dans la famille, laissant son frère obéir à ses instincts ambitieux et passionnés. Il se faisait tout petit à côté de lui, il disait d’ordinaire qu’il était laid et qu’il devait rester dans sa laideur; il ajoutait qu’il fallait excuser Philippe d’aimer à étaler sa haute taille et la beauté forte de son visage. D’ailleurs, à l’occasion, il se montrait sévère pour ce grand enfant fougueux qui était son aîné et qu’il traitait avec des remontrances et des tendresses de père.
Leur mère, restée veuve, n’avait pas de fortune. Elle vivait difficilement avec les débris d’une dot que son mari avait compromise dans le commerce. Cet argent, placé chez un banquier, lui donnait de petites rentes qui lui suffirent pour élever ses deux fils. Mais, lorsque les enfants furent devenus grands, elle leur montra ses mains vides, elle les mit en face des difficultés de la vie.
Et les deux frères, jetés ainsi dans les luttes de l’existence, poussés par leurs tempéraments différents, prirent deux routes opposées.
Philippe, qui avait des appétits de richesse et de liberté, ne put se plier au travail. Il voulait arriver d’un seul coup à la fortune, il rêva de faire un riche mariage. C’était là, selon lui, un excellent expédient, un moyen 18
rapide d’avoir des rentes et une jolie femme. Alors, il vécut au soleil, il se fit amoureux, il devint même un peu viveur. Il éprouvait des jouissances infinies à être bien mis, à promener dans Marseille sa brusquerie élégante, ses vêtements d’une coupe originale, ses regards et ses paroles d’amour. Sa mère et son frère qui le gâtaient, tâchaient de fournir à ses caprices. D’ailleurs, Philippe était de bonne foi: il adorait les femmes, il lui semblait tout naturel d’être aimé et enlevé un beau jour par une jeune fille noble, riche et belle.
Marius, tandis que son frère étalait sa bonne mine, était entré en qualité de commis chez M. Martelly, un armateur qui demeurait rue de la Darse. Il se trouvait à l’aise dans l’ombre de son bureau; toute son ambition consistait à gagner une modeste aisance, à vivre ignoré et paisible. Puis il éprouvait des voluptés secrètes, lorsqu’il secourait sa mère ou son frère. L’argent qu’il gagnait lui était cher, car il pouvait donner cet argent, faire des heureux, goûter lui-même les bonheurs profonds du dévouement. Il avait pris dans la vie la route droite, le sentier pénible qui monte à la paix, à la joie, à la dignité.
Il se rendait à son bureau, lorsqu’on lui remit la lettre dans laquelle son frère lui annonçait sa fuite avec mademoiselle de Cazalis. Il fut pris d’un étonnement dou19
loureux; il mesura d’un coup d’œil l’abîme au fond duquel venaient de se jeter les deux amants. Il se rendit en toute hâte à Saint-Barnabé.
La maison du jardinier Ayasse avait, devant la porte, une treille qui formait un petit berceau; deux gros mûriers, taillés en parasol, étendaient leurs branches noueuses et jetaient leur ombre sur le seuil. Marius trouva Philippe sous la treille, regardant avec inquiétude et amour Blanche de Cazalis assise à côté de lui; la jeune fille, déjà lasse, était plongée dans les accablements des premiers soucis et des premières voluptés.
L’entrevue fut pénible, pleine d’angoisse et de honte. Philippe s’était levé.
– Tu me blâmes? demanda-t-il en tendant la main à son frère.
– Oui, je te blâme, répondit Marius avec force. Tu as fait là une méchante action. L’orgueil t’a emporté, la passion t’a perdu. Tu n’as pas réfléchi aux malheurs que tu vas attirer sur les tiens et sur toi.
Philippe eut un mouvement de révolte.
– Tu as peur, dit-il amèrement. Moi, je n’ai pas calculé; j’aimais Blanche, Blanche m’aimait. Je lui ai dit: «Veux-tu venir avec moi?» Et elle est venue. Voilà notre histoire. Nous ne sommes coupables ni l’un ni l’autre.
– 20
Pourquoi mens-tu? reprit Marius avec une sévérité plus haute. Tu n’es pas un enfant. Tu sais bien que ton devoir était de défendre cette jeune fille contre elle-même; tu devais l’arrêter au bord du gouffre, l’empêcher de te suivre. Ah! ne me parle pas de passion. Moi je ne connais que la passion de la justice et de l’honneur.
Philippe souriait dédaigneusement. Il attira Blanche sur sa poitrine.
– Mon pauvre Marius, dit-il, tu es un brave garçon, mais tu n’as jamais aimé, tu ignores la fièvre d’amour… Voici ma défense.
Et il se laissa embrasser par Blanche qui se tenait à lui avec des frémissements. La malheureuse enfant sentait bien qu’elle n’avait plus d’espoir qu’en cet homme. Elle s’était livrée, elle lui appartenait, elle le suivait comme son souverain maître. Et, maintenant, elle l’aimait presque en esclave, elle rampait vers lui, amoureuse et craintive.
Marius, désespéré, comprit qu’il ne gagnerait rien en parlant sagesse aux deux amants. Il se promit d’agir par lui-même, il voulut connaître tous les faits de la désolante aventure. Philippe répondit docilement à ses questions.
– Il y a près de huit mois que je connais Blanche, dit-il. Je l’ai vue la première fois 21
dans une fête publique. Elle souriait à la foule, et il me sembla que son sourire s’adressait à moi. Depuis ce jour, je l’ai aimée, j’ai cherché toutes les occasions de me rapprocher d’elle, de lui parler.
– Ne lui as-tu pas écrit? demanda Marius.
– Si, plusieurs fois.
– Où sont tes lettres?
– Elle les a brûlées… Chaque fois, j’achetais un bouquet à Fine, la bouquetière du cours Saint-Louis, et je glissais ma lettre au milieu des fleurs. La laitière Marguerite portait les bouquets à Blanche.
– Et tes lettres restaient sans réponse?
– Dans les commencements, Blanche a refusé les fleurs. Puis elle les a acceptées; puis elle a fini par me répondre. J’étais fou d’amour. Je rêvais d’épouser Blanche, de l’aimer à jamais.
Marius haussa les épaules. Il entraîna Philippe à quelques pas, et là continua l’entretien avec plus de dureté dans la voix.
– Tu es un imbécile ou un menteur, dit-il tranquillement; tu sais que M. de Cazalis, député, millionnaire, maître tout-puissant dans Marseille, n’aurait jamais donné sa nièce à Philippe Cayol, pauvre, sans titre, et républicain pour comble de vulgarité. Avoue que tu as compté sur le scandale de votre 22
fuite pour forcer la main à l’oncle de Blanche.
– Et quand cela serait! répondit Philippe avec fougue. Blanche m’aime, je n’ai pas violenté sa volonté. Elle m’a librement choisi pour mari.
– Oui, oui, je sais cela. Tu le répètes trop souvent pour que je ne sache pas ce que je dois en croire. Mais tu n’as pas songé à la colère de M. de Cazalis; cette colère va retomber terriblement sur toi et ta famille. Je connais l’homme; ce soir, il aura promené son orgueil outragé dans tout Marseille. Le mieux serait de reconduire la jeune fille à Saint-Joseph.
– Non, je ne le veux pas, je ne le peux pas… Blanche n’oserait jamais rentrer chez elle… Elle était à la campagne depuis une semaine à peine; je la voyais jusqu’à deux fois par jour dans un petit bois de pins; nous jouissions en paix de la liberté des champs. Son oncle ne savait rien, et le coup a dû être rude pour lui… Nous ne pouvons nous présenter en ce moment…
– Eh bien! écoute, donne-moi la lettre pour l’abbé Chastanier. Je verrai ce prêtre; s’il le faut, j’irai avec lui chez M. de Cazalis. Nous devons étouffer le scandale. J’ai une tâche à accomplir, la tâche de racheter ta faute… Jure-moi que tu ne quitteras pas 23
cette maison, que tu attendras ici mes ordres, mes prières.
– Je te promets d’attendre, si aucun danger ne me menace.
Marius avait pris la main de Philippe et la regardait en face, loyalement.
– Aime bien cette enfant, lui dit-il, d’une voix profonde, en lui montrant Blanche; tu ne répareras jamais l’injure que tu lui as faite.
Il allait s’éloigner, lorsque mademoiselle de Cazalis s’avança. Elle joignait les mains, suppliante, étouffant ses larmes.
– Monsieur, balbutia-t-elle, si vous voyez mon oncle, dites-lui bien que je l’aime… Je ne m’explique pas ce qui est arrivé… Je voudrais rester la femme de Philippe et retourner chez nous avec lui.
Marius s’inclina doucement.
– Espérez, dit-il.
Et il s’en alla, ému et troublé, sachant qu’il mentait et que l’espérance était folle.
24
III
IL Y A DES VALETS DANS L’ÉGLISE
Marius, en arrivant à Marseille, courut à l’église Saint-Victor, à laquelle était attaché l’abbé Chastanier. Saint-Victor est une des plus vieilles églises de Marseille; ses murailles noires, hautes et crenelées, la font ressembler à un château-fort; on la dirait bâtie largement à coups de cognée par le peuple rude du port, qui a pour elle une vénération toute particulière.
Le jeune homme trouva l’abbé Chastanier dans la sacristie. Ce prêtre était un grand vieillard, à la figure longue et décharnée, d’une pâleur de cire; ses yeux, tristes et hum25
bles, avaient la fixité vague de la souffrance et de la misère. Il revenait d’un enterrement et ôtait son surplis avec lenteur.
Son histoire était courte et douloureuse. Fils de paysans, d’une douceur et d’une naïveté d’enfant, il était entré dans les ordres, poussé par les désirs pieux de sa mère. Pour lui, en se faisant prêtre, il avait voulu faire un acte d’humilité, de dévouement absolu. Il croyait, en simple d’esprit, qu’un ministre de Dieu doit se renfermer dans l’infini de l’amour divin, renoncer aux ambitions et aux intrigues de ce monde, vivre au fond du sanctuaire, pardonnant les péchés d’une main et faisant l’aumône de l’autre.
Ah! le pauvre abbé, et comme on lui montra que les simples d’esprit ne sont bons qu’à souffrir et à rester dans l’ombre! Il apprit vite que l’ambition est une vertu sacerdotale, et que les jeunes prêtres aiment souvent Dieu pour les faveurs mondaines que distribue son Église. Il vit tous ses camarades du séminaire jouer des griffes et des dents et arracher çà et là des lambeaux de soie et de dentelle. Il assista à ces luttes intimes, à ces intrigues secrètes qui font d’un diocèse un petit royaume turbulent. Et, comme il demeurait humblement à genoux, comme il ne cherchait pas à plaire aux dames, comme il ne demandait rien et paraissait d’une piété stupide, on lui 26
jeta une cure misérable, ainsi qu’on jette un os à un chien.
Il resta ainsi plus de quarante ans dans un petit village situé entre Aubagne et Cassis. Son église était une sorte de grange, blanchie à la chaux, d’une nudité glaciale; l’hiver, lorsque le vent brisait une des vitres des fenêtres, le bon Dieu avait froid pendant plusieurs semaines, car le pauvre curé ne possédait pas toujours les quelques sous nécessaires pour faire remettre le carreau. D’ailleurs, il ne se plaignit jamais, il vécut en paix dans la misère et la solitude; il éprouva même des joies profondes à souffrir, à se sentir le frère des mendiants de sa paroisse.
Il avait soixante ans, lorsqu’une de ses sœurs, qui était ouvrière à Marseille, devint infirme. Elle lui écrivit, elle le supplia de venir auprès d’elle. Le vieux prêtre se dévoua jusqu’à demander à son évêque un petit coin dans une église de la ville. On lui fit attendre ce petit coin pendant plusieurs mois et l’on finit par l’appeler à Saint-Victor. Il devait y faire, pour ainsi dire, tous les gros ouvrages, toutes les besognes de peu d’éclat et de peu de profit. Il priait sur les bières des pauvres et les conduisait au cimetière; il servait même de sacristain à l’occasion.
Ce fut alors qu’il commença à souffrir réellement. Tant qu’il était resté dans son désert, 27
il avait pu être simple, pauvre et vieux à son aise. Maintenant, il sentait qu’on lui faisait un crime de sa pauvreté et de sa vieillesse, de sa douceur et de sa naïveté. Et il eut le cœur déchiré, lorsqu’il comprit qu’il pouvait y avoir des valets dans l’Église. Il voyait bien qu’on le regardait avec moquerie et pitié. Il courbait la tête davantage, il se faisait plus humble, il pleurait de sentir sa foi ébranlée par les actes et les paroles des prêtres mondains qui l’entouraient.
Heureusement, le soir, il avait de bonnes heures. Il soignait sa sœur, il se consolait à sa manière en se dévouant. Il entourait cette pauvre infirme de mille petites satisfactions. Il venait se réfugier auprès d’elle, et s’anéantissait dans cette dernière tendresse. Puis, une autre joie lui était venue: M. de Cazalis, qui se méfiait des jeunes abbés, l’avait choisi pour être le directeur de sa nièce. Le vieux prêtre ne tentait d’ordinaire aucune pénitente et ne confessait presque jamais; il fut ému aux larmes de la proposition du député, et il interrogea, il aima Blanche comme son enfant.
Marius lui remit la lettre de la jeune fille et étudia sur son visage les émotions que cette lettre allait exciter en lui. Il y vit se peindre une douleur poignante. D’ailleurs, le prêtre ne parut pas éprouver cette stupeur que cause 28
une nouvelle accablante et inattendue, et Marius pensa que Blanche, en se confessant à lui, avait avoué les relations qui s’établissaient entre elle et Philippe.
– Vous avez bien fait de compter sur moi, Monsieur, dit l’abbé Chastanier à Marius. Mais je suis bien faible et bien mal habile… J’aurais dû montrer plus d’énergie.
La tête et les mains du pauvre homme avaient ce tremblement doux et triste des vieillards.
– Je suis à votre disposition, continua-t-il… Comment puis-je venir en aide à la malheureuse enfant?
– Monsieur, répondit Marius, je suis le frère du jeune fou qui s’est enfui avec mademoiselle de Cazalis, et j’ai juré de réparer la faute, d’étouffer le scandale. Veuillez vous joindre à moi… L’honneur de la jeune fille est perdu, si son oncle a déjà déféré l’affaire à la justice. Allez le trouver, tâchez de calmer sa colère, dites-lui que sa nièce va lui être rendue.
– Pourquoi n’avez-vous pas amené l’enfant avec vous? Je connais la violence de M. de Cazalis; il voudra des certitudes.
– C’est justement cette violence qui a effrayé mon frère… D’ailleurs, nous ne pouvons raisonner maintenant. Les faits accomplis nous accablent. Croyez que je suis indi29
gné comme vous, que je comprends toute la mauvaise action de mon frère… Mais, par grâce, hâtons-nous. Nous parlerons ensuite de justice et d’honneur.
– C’est bien, dit simplement l’abbé. Je vais avec vous.
Ils suivirent le boulevard de la Corderie et arrivèrent au Cours Bonaparte, où se trouvait la maison de ville du député. M. de Cazalis, le lendemain de l’enlèvement, était rentré à Marseille, dès le matin, en proie à une colère et à un désespoir terribles.
L’abbé Chastanier arrêta Marius à la porte de la maison.
– Ne montez pas, lui dit-il. Votre visite serait peut-être regardée comme une insulte. Laissez-moi faire et attendez-moi.
Marius, pendant une grande heure, se promena avec fièvre sur le trottoir. Il eut voulu monter, expliquer lui-même les faits, demander pardon au nom de Philippe. Tandis que le malheur de sa famille s’agitait dans cette maison, il devait rester là, oisif et impatient, dans toutes les angoisses de l’attente.
Enfin l’abbé Chastanier descendit. Il avait pleuré; ses yeux étaient rouges, ses lèvres tremblantes.
– M. de Cazalis ne veut rien entendre, dit-il d’une voix troublée. Je l’ai trouvé dans 30
une irritation aveugle. Il est déjà allé chez le procureur du roi.
Ce que le pauvre prêtre ne disait pas, c’est que M. de Cazalis l’avait reçu avec les reproches les plus durs, calmant sa colère sur lui, l’accusant, dans son emportement, d’avoir donné de mauvais conseils à sa nièce. L’abbé avait courbé le dos; il s’était presque mis à genoux, ne se défendant point, demandant pitié pour autrui.
– Dites-moi tout, s’écria Marius désespéré.
– Il paraît, répondit le prêtre, que le paysan chez lequel votre frère avait laissé son cheval, a guidé M. de Cazalis dans ses recherches. Dès ce matin, une plainte a été déposée, et des perquisitions ont été faites à votre domicile, rue Sainte, et à la campagne de votre mère, au quartier de Saint-Just.
– Mon Dieu, mon Dieu, soupira Marius.
– M. de Cazalis jure qu’il écrasera votre famille. J’ai vainement tâché de le ramener à des sentiments plus doux. Il parle de faire arrêter votre mère…
– Ma mère!… Et pourquoi?
– Il prétend qu’elle est complice, qu’elle a aidé votre frère à enlever mademoiselle Blanche.
– Mais que faire, comment prouver la 31
fausseté de tout cela!… Ah! malheureux Philippe! Notre mère en mourra.
Et Marius se mit à sanglotter dans ses mains jointes. L’abbé Chastanier regardait ce désespoir avec une pitié attendrie; il comprenait la tendresse et la droiture de ce pauvre garçon qui pleurait ainsi en pleine rue.
– Voyons, dit-il, du courage, mon enfant.
– Vous avez raison, mon père, s’écria Marius, c’est du courage que je dois avoir. J’ai été lâche, ce matin. J’aurais dû arracher la jeune fille des bras de Philippe et la ramener à son oncle. Une voix me disait d’accomplir cet acte de justice, et je suis puni pour ne pas avoir écouté cette voix… Ils m’ont parlé d’amour, de passion, de mariage. Je me suis laissé attendrir…
Ils gardèrent un moment le silence.
– Écoutez, dit brusquement Marius, venez avec moi. À nous deux, nous aurons la force de les séparer.
– Je veux bien, répondit l’abbé Chastanier.
Et, sans même songer à prendre une voiture, ils suivirent la rue de Breteuil, le quai du Canal, le quai Napoléon, et remontèrent la Cannebière. Ils marchaient à grands pas, sans parler.
Comme ils arrivaient au Cours Saint-Louis, une voix fraîche leur fit tourner la tête. C’é32
tait Fine, la bouquetière, qui appelait Marius.
Joséphine Cougourdan, que l’on appelait familièrement du diminutif caressant de Fine, était une de ces brunes enfants de Marseille, petites et potelées, dont les traits fins et réguliers ont gardé toute la pureté délicate du type grec. Sa tête ronde s’attachait sur des épaules un peu tombantes; son visage pâle entre les bandeaux de ses cheveux noirs, exprimait une sorte de moquerie dédaigneuse; on lisait une énergie passionnée dans ses grands yeux sombres, que le sourire attendrissait par moments. Elle pouvait avoir vingt-deux à vingt-quatre ans.
À quinze ans, elle était restée orpheline, ayant à sa charge un frère, âgé au plus d’une dizaine d’années. Elle avait bravement continué le métier de sa mère, et, trois jours après l’enterrement, encore tout en larmes, elle était assise dans un kiosque du cours Saint-Louis, faisant et vendant des bouquets en poussant de gros soupirs.
La petite bouquetière devint bientôt l’enfant gâtée de Marseille. Elle eut la popularité de la jeunesse et de la grâce. Ses fleurs, disait-on, avaient un parfum plus doux et plus pénétrant. Les galants vinrent à la file; elle leur vendit ses roses, ses violettes, ses œillets, et rien de plus. Et c’est ainsi qu’elle put éle33
ver son frère Cadet et le faire entrer, à dix-huit ans, chez un maître portefaix.
Les deux jeunes gens demeuraient place aux Œufs, en plein quartier populaire. Cadet était maintenant un grand gaillard qui travaillait sur le port; Fine, grandie, embellie, devenue femme, avait l’allure vive et la câlinerie nonchalante des marseillaises, et régnait, par sa beauté, sur toutes les filles du peuple, ses compagnes.
Elle connaissait les Cayol pour leur avoir vendu des fleurs, et elle leur parlait avec cette familiarité tendre que donnent l’air tiède et le doux idiome de la Provence. Puis, s’il faut tout dire, Philippe, dans les derniers temps, lui avait si souvent acheté des roses, qu’elle avait fini par éprouver de petits frissons en sa présence. Le jeune homme, amoureux d’instinct, riait avec elle, la regardait à la faire rougir, lui faisait en courant un bout de déclaration, le tout pour ne pas perdre l’habitude d’aimer. Et la pauvre enfant, qui jusque-là avait fort maltraité les amants, s’était laissée prendre à ce jeu. La nuit, elle rêvait de Philippe, elle se demandait avec angoisse où pouvaient bien aller toutes ces fleurs qu’elle lui vendait.
Marius, lorsqu’il se fut avancé, la trouva rouge et troublée. Elle disparaissait à moitié derrière ses bouquets. Elle était adorable de 34
fraîcheur sous les larges barbes de son petit bonnet de dentelle.
– Monsieur Marius, dit-elle d’une voix hésitante, est-ce bien vrai ce que l’on répète autour de moi depuis ce matin?… Votre frère s’est enfui avec une demoiselle?
– Qui dit cela? demanda Marius vivement.
– Mais tout le monde… C’est un bruit qui court.
Et comme le jeune homme paraissait aussi troublé qu’elle et qu’il restait là sans parler:
– On m’avait bien dit que M. Philippe était un coureur, continua Fine avec une légère amertume. Il avait la parole trop douce pour ne pas mentir.
Elle était près de pleurer, elle étouffait ses larmes. Puis, avec une résignation douloureuse, d’un ton plus doux:
– Je vois bien que vous avez de la peine, ajouta-t-elle… Si vous avez besoin de moi, venez me chercher.
Marius la regarda en face et crut comprendre les angoisses de son cœur.
– Vous êtes une brave fille, s’écria-t-il… Je vous remercie, j’accepterai peut-être vos services.
Il lui serra la main avec force, comme à un camarade, et courut rejoindre l’abbé 35
Chastanier, qui l’attendait sur le bord du trottoir.
– Nous n’avons pas de temps à perdre, lui dit-il. Le bruit de l’aventure se répand dans Marseille… Prenons un fiacre.
La nuit était venue, lorsqu’ils arrivèrent à Saint-Barnabé. Ils ne trouvèrent que la femme du jardinier Ayasse, tricotant dans une salle basse. Cette femme leur apprit tranquillement que le monsieur et la demoiselle avaient eu peur et qu’ils étaient partis à pied du côté d’Aix. Elle ajouta qu’ils avaient emmené son fils pour leur servir de guide dans les collines.
Ainsi, la dernière espérance était morte. Marius, anéanti, revint à Marseille, sans entendre les paroles d’encouragement de l’abbé Chastanier. Il songeait aux fatales conséquences de la folie de Philippe, il se révoltait contre les malheurs qui allaient frapper sa famille.
– Mon enfant, lui dit le prêtre en le quittant, je ne suis qu’un pauvre homme. Disposez de moi. Je vais prier Dieu.
36
IV
COMMENT M. DE CAZALIS VENGEA LE DÉSHONNEUR DE SA NIÈCE
Les amants s’étaient enfuis un mercredi. Le vendredi suivant, tout Marseille connaissait l’aventure; les commères, sur les portes, ornaient le récit des commentaires les plus inouïs; la noblesse s’indignait, la bourgeoisie faisait des gorges chaudes. M. de Cazalis, dans son emportement, n’avait rien négligé pour augmenter le tapage et faire de la fuite de sa nièce un effroyable scandale.
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Les gens clairvoyants devinaient aisément d’où venait toute cette colère. M. de Cazalis, député de l’opposition, avait été nommé à Marseille par une majorité composée des républicains, des prêtres et des nobles. Dévoué à la cause de la légitimité, portant un des plus anciens noms de Provence, s’inclinant humblement devant la toute-puissance de l’Église, il avait éprouvé des répugnances profondes à flatter les libéraux et à accepter leurs voix. Ces gens-là étaient pour lui des manants, des valets, qu’on aurait dû fouetter en place publique. Son orgueil indomptable souffrait à la pensée de descendre jusqu’à eux.
Il avait pourtant fallu plier la tête. Les républicains firent sonner haut leurs services; un instant, comme on feignait de dédaigner leur aide, ils parlèrent d’entraver l’élection, de faire nommer un des leurs. M. de Cazalis, poussé par les circonstances, enferma toute sa haine au fond de son cœur, se promettant bien de se venger un jour. Alors eurent lieu des tripotages sans nom; le clergé se mit en campagne, les votes furent arrachés à droite et à gauche, grâce à mille révérences et à mille promesses. M. de Cazalis fut élu.
Et voilà qu’aujourd’hui Philippe Cayol, un des chefs du parti libéral, tombait entre ses mains. Il allait enfin pouvoir assouvir sa 38
haine sur un de ces manants qui lui avaient marchandé son élection. Celui-là paierait pour tous; sa famille serait ruinée et désespérée; et lui, on le jetterait dans une prison, on le précipiterait du haut de son rêve d’amour sur la paille d’un cachot.
Eh quoi! un petit bourgeois avait osé se laisser aimer par la nièce d’un Cazalis. Il l’avait emmenée avec lui, et, maintenant, ils couraient tous deux les chemins, faisant l’école buissonnière de l’amour. C’était là un scandale qu’on devait étaler. Un homme de rien aurait peut-être préféré étouffer l’affaire, cacher le plus possible la déplorable aventure. Mais un Cazalis, un député, un millionnaire avait assez d’influence et d’orgueil pour crier tout haut et sans rougir la honte des siens.
Qu’importait l’honneur d’une jeune fille! Tout le monde pouvait savoir que Blanche de Cazalis avait été la maîtresse de Philippe Cayol, mais personne au moins ne pourrait dire qu’elle était sa femme, qu’elle s’était mésalliée en épousant un pauvre diable sans titre. L’orgueil voulait que l’enfant restât déshonorée et que son déshonneur fut affiché sur les murs de Marseille.
M. de Cazalis fit coller dans les carrefours de la ville des placards, par lesquels il promettait une récompense de dix mille francs à 39
celui qui lui amènerait sa nièce et le séducteur, pieds et poings liés. Lorsqu’on perd un chien de race, on le réclame ainsi par la voie des affiches.
Dans les hautes classes, le scandale s’étendait avec plus de violence encore. M. de Cazalis promenait partout sa fureur. Il mettait en œuvre toutes les influences de ses amis les prêtres et les nobles. Comme tuteur de Blanche, qui était orpheline et dont il gérait la fortune, il activait les recherches de la justice, il préparait le procès criminel. On eut dit qu’il prenait à tâche de donner, au spectacle gratis qui allait commencer, la plus large publicité possible.
Une des premières mesures prises par M. de Cazalis, avait été de faire arrêter la mère de Philippe Cayol. Lorsque le procureur du roi se présenta chez elle, la pauvre dame répondit à toutes ses questions qu’elle ignorait ce qu’était devenu son fils. Son trouble, ses angoisses, ses craintes de mère qui la firent balbutier, furent sans doute considérés comme des preuves de complicité. On l’emprisonna, voyant en elle un otage, espérant peut être que son fils viendrait se rendre pour la délivrer.
À la nouvelle de l’arrestation de sa mère, Marius devint comme fou. Il la savait de santé chancelante, il se l’imaginait avec terreur au fond d’une cellule nue et glaciale; elle mour40
rait là, elle y serait torturée par toutes les angoisses de la misère et du désespoir.
Marius fut lui-même inquiété pendant un moment. Mais ses réponses fermes et la caution que son patron, l’armateur Martelly, offrit de donner pour lui, le sauvèrent de l’emprisonnement. Il voulait rester libre pour travailler au salut de sa famille.
Peu à peu, son esprit droit vit clairement les faits. Dans le premier moment, il avait été accablé par la culpabilité de Philippe, il n’avait distingué que la faute irréparable de son frère. Et alors il s’était humilié, songeant uniquement à calmer l’oncle de Blanche, à lui donner toutes les satisfactions possibles.
Mais devant la rigueur de M. de Cazalis, devant le scandale qu’il soulevait, Marius s’était révolté. Il avait vu les fugitifs, il savait que Blanche suivait volontairement Philippe, et il s’indignait d’entendre accuser ce dernier de rapt. Les gros mots marchaient bon train autour de lui: son frère était traité de scélérat, d’infâme, sa mère n’était guère plus épargnée. Il en vint, par esprit de vérité, à défendre les amants, à prendre le parti des coupables contre la justice elle-même.
Puis, les plaintes bruyantes de M. de Cazalis l’écœuraient. Il disait que la vraie douleur est plus muette, et qu’une affaire, dans la41
quelle l’honneur d’une jeune fille est en jeu, ne se vide pas ainsi en pleine place publique. Et il disait cela, non qu’il eût désiré voir son frère échapper au châtiment, mais parce que ses délicatesses étaient froissées de toute cette publicité donnée à la honte d’une enfant. D’ailleurs, il savait à quoi s’en tenir sur la colère de M. de Cazalis: en frappant Philippe, le député frappait le manant, le républicain, plus encore que le séducteur.
C’est ainsi que Marius se sentit à son tour pris à la gorge par la colère. On l’insultait dans sa famille, on emprisonnait sa mère, on traquait son frère comme une bête fauve, on traînait ses chères affections dans la boue, on les accusait avec mauvaise foi et passion. Alors, il se releva. Le coupable n’était plus seulement l’amant ambitieux qui fuyait avec une jeune fille riche, le coupable était encore celui qui ameutait Marseille et qui allait user de sa toute-puissance pour satisfaire son orgueil. Puisque la justice se chargeait de punir le premier, Marius jura qu’il punirait tôt ou tard le second, et qu’en attendant la vengeance, il entraverait ses projets et tâcherait de balancer ses influences d’homme riche et titré.
Dès ce moment, il déploya une énergie fébrile, il se voua tout entier au salut de son frère et de sa mère. Le malheur était qu’il ne 42
pouvait savoir ce que devenait Philippe. Deux jours après la fuite, il avait reçu une lettre de lui, dans laquelle le fugitif le suppliait de lui envoyer une somme de mille francs, pour subvenir aux besoins du voyage. Cette lettre était datée de Lambesc.
Philippe avait trouvé là une hospitalité de quelques jours, chez M. de Girousse, un vieil ami de sa famille. M. de Girousse, fils d’un ancien membre du parlement d’Aix, était né en pleine Révolution; dès son premier souffle, il avait respiré l’air brûlant de 93, et son sang avait toujours gardé un peu de la fièvre révolutionnaire. Il se trouvait mal à l’aise, dans son hôtel situé sur le Cours, à Aix; la noblesse de cette ville lui semblait avoir un orgueil si démesuré, une inertie si déplorable, qu’il la jugeait sévèrement et préférait vivre loin d’elle; son esprit droit, son amour de la justice et du travail lui avaient fait accepter la marche fatale des temps, et il offrait volontiers la main au peuple, il s’accommodait aux nouvelles tendances de la société moderne; il avait rêvé un instant de créer une usine et de quitter son titre de comte pour prendre le titre d’industriel. Il sentait qu’il n’y a plus aujourd’hui d’autre noblesse que la noblesse du travail et du talent. Aussi préférait-il vivre seul, loin de ses égaux; il habitait, pendant la plus grande partie de l’année, une propriété qu’il 43
possédait près de la petite ville de Lambesc. C’est là qu’il avait reçu les fugitifs.
Marius fut accablé de la demande de Philippe. Ses économies ne se montaient pas à six cents francs. Il se mit en campagne et chercha inutilement pendant deux jours à emprunter le reste de la somme demandée.
Comme il se désespérait, un matin, il vit entrer Fine chez lui. Il avait confié, la veille, son chagrin à la jeune fille, qu’il rencontrait partout sur ses pas, depuis la fuite de Philippe. Elle lui demandait sans cesse des nouvelles de son frère, elle semblait surtout tenir à savoir si la demoiselle était toujours avec lui.
Fine déposa cinq cents francs sur une table.
– Voilà, dit-elle en rougissant. Vous me rendrez cela plus tard… C’est de l’argent que j’avais mis de côté pour racheter mon frère, s’il tombait au sort.
Marius ne voulait pas accepter.
– Vous me faites perdre du temps, reprit la jeune fille avec une brusquerie charmante… Je retourne vite à mes bouquets. Seulement, si vous le voulez bien, je viendrai tous les matins vous demander des nouvelles.
Et elle s’enfuit. Marius envoya les mille francs. Puis, il n’apprit plus rien, il vécut pendant quinze grands jours dans une ignorance complète des évènements. Il savait qu’on traquait Philippe avec plus d’acharnement 44
que jamais, et c’était tout. D’ailleurs, il ne voulait point croire les versions grotesques ou effrayantes qui couraient dans le public. Il avait bien assez de ses terreurs, sans s’épouvanter des cancans d’une ville.
Jamais il n’avait tant souffert. L’anxiété tendait son esprit à le rompre; le moindre bruit l’effrayait; il écoutait sans cesse, comme près d’apprendre quelque mauvaise nouvelle. Il sut que Philippe était allé à Toulon et qu’il avait failli y être arrêté. Les fugitifs, disait-on, étaient ensuite revenus à Aix. Là, leurs traces se perdaient; avaient-ils tenté de passer la frontière, étaient-ils restés cachés dans les collines. On ne savait.
Marius s’inquiétait d’autant plus qu’il négligeait forcément son travail chez l’armateur Martelly. S’il ne s’était pas senti cloué à son bureau par le devoir, il aurait couru au secours de Philippe, et se serait employé, en personne, à son salut. Mais il n’osait quitter une maison où l’on avait grand besoin de lui. M. Martelly lui témoignait une sympathie toute paternelle. Veuf depuis quelques années, vivant avec une de ses sœurs, âgée de vingt-trois ans, il le considérait comme son fils. Le lendemain du scandale soulevé par M. de Cazalis, l’armateur avait appelé Marius dans son cabinet.
– Ah! mon ami, lui avait-il dit, voilà une 45
bien méchante affaire. Votre frère est perdu. Jamais nous ne serons assez puissants pour le sauver des conséquences terribles de sa folie.
M. Martelly appartenait au parti libéral et s’y faisait même remarquer par une âpreté toute méridionale. Il avait eu maille à partir avec M. de Cazalis, il connaissait l’homme. Sa haute probité, son immense fortune le plaçaient au-dessus de toute attaque; mais il avait la fierté de son libéralisme, il mettait une sorte d’orgueil à ne jamais user de sa puissance. Il conseilla à Marius de rester tranquille, d’attendre les évènements; il le seconderait de tout son pouvoir, lorsque la lutte serait engagée.
Marius, que la fièvre brûlait, allait se décider à lui demander un congé, lorsque Fine, un matin, accourut chez lui, tout en pleurs.
– Monsieur Philippe est arrêté, s’écria-t-elle en sanglotant… On l’a trouvé, avec la demoiselle, dans un bastidon du quartier des Trois-bons-Dieu, à une lieue d’Aix.
Et comme Marius, plein de trouble, descendait rapidement pour se faire confirmer la nouvelle, qui était vraie, Fine, encore baignée de larmes, eut un sourire triste et dit à voix basse:
– Au moins la demoiselle n’est plus avec lui.
46
V
OÙ BLANCHE FAIT SIX LIEUES À PIED ET VOIT PASSER UNE PROCESSION
Blanche et Philippe quittèrent la maison du jardinier Ayasse au crépuscule, vers sept heures et demie. Dans la journée, ils avaient vu des gendarmes sur la route; on leur avait dit qu’ils seraient arrêtés le soir, et la peur les chassait de leur première retraite. Philippe mit une blouse de paysan. Blanche emprunta un costume de fille du peuple à la femme du méger, une robe d’indienne rouge 47
à petits bouquets et un tablier rose; elle se couvrit les seins d’un fichu jaune à carreaux, et posa sur sa coiffe un large chapeau de paille grossière. Le fils de la maison, Victor, un garçon d’une quinzaine d’années, les accompagna pour leur faire gagner à travers champs la route d’Aix.
La soirée était tiède, frissonnante. Des souffles chauds et âpres s’élevaient de la terre et alanguissaient les brises fraîches qui venaient par moments de la Méditerranée. Au couchant, traînaient encore des lueurs d’incendie; le reste du ciel, d’un bleu sombre, pâlissait peu à peu, et les étoiles s’allumaient une à une dans la nuit, pareille aux lumières tremblantes d’une ville lointaine.
Les fugitifs marchaient vite, la tête baissée, sans échanger une parole. Ils avaient hâte de se trouver dans le désert des collines. Tant qu’ils traversèrent la banlieue de Marseille, ils rencontrèrent de rares passants qu’ils regardaient avec méfiance. Puis, la campagne large s’étendit devant eux, ils ne virent plus, de loin en loin, au bord des sentiers, que des pâtres graves et immobiles au milieu de leurs troupeaux.
Et, dans l’ombre, dans le silence attendri de la nuit sereine, ils continuaient à fuir. Des soupirs vagues montaient autour d’eux; les pierres roulaient sous leurs pieds avec des bruits 48
secs. La campagne endormie frissonnait et s’élargissait toute noire dans la monotonie lugubre des ténèbres. Blanche, vaguement effrayée, se serrait contre Philippe, hâtant les petits pas de ses pieds pour ne pas rester en arrière; elle poussait de gros soupirs, elle se rappelait ses paisibles nuits de jeune fille.
Puis vinrent les collines, les gorges profondes qu’il fallut franchir. Autour de Marseille, les routes sont douces et faciles; mais, en s’enfonçant dans les terres, on rencontre ces arêtes de rochers qui coupent tout le centre de la Provence en vallées étroites et stériles. Des landes incultes, des coteaux pierreux semés de maigres bouquets de thym et de lavande, s’étendaient maintenant devant les fugitifs, dans leur morne désolation. Les sentiers montaient et descendaient le long des collines; des éclats de roches encombraient les chemins; sous la sérénité bleuâtre du ciel, on eût dit une mer de cailloux, un Océan de pierres frappé d’éternelle immobilité en plein ouragan.
Victor, marchant le premier, sifflait doucement un air provençal, en sautant sur les roches, avec une agilité de chamois; il avait grandi dans ce désert, il en connaissait les moindres coins perdus. Blanche et Philippe le suivaient péniblement; le jeune homme portait à moitié la jeune fille dont les pieds se 49
meurtrissaient aux pierres aiguës du chemin. Elle ne se plaignait pas, et, lorsque son amant interrogeait son visage dans l’ombre transparente, elle lui souriait avec une douceur triste.
Ils venaient de dépasser Septème, quand la jeune fille épuisée se laissa glisser sur le sol. La lune qui montait lentement dans le ciel, montra son visage pâle, baigné de larmes. Philippe se pencha avec angoisse.
– Tu pleures, s’écria-t-il, tu souffres, ma pauvre enfant bien-aimée… Ah! j’ai été lâche, n’est-ce pas, de te garder ainsi avec moi?
– Ne dites pas cela, Philippe, répondit Blanche… Je pleure, parce que je suis une malheureuse fille… Voyez, je puis à peine marcher. Nous aurions mieux fait de nous agenouiller devant mon oncle et de le prier à mains jointes…
Elle fit un effort, elle se releva, et ils continuèrent leur marche au milieu de cette campagne ardente et tourmentée. Ce n’était point l’escapade folle et gaie d’un couple amoureux; c’était une fuite sombre, pleine d’anxiété et de souffrance, la fuite de deux coupables silencieux et frissonnants.
Ils traversèrent le territoire de Gardanne, ils se heurtèrent pendant près de cinq heures aux obstacles du chemin. Ils se décidèrent 50
enfin à descendre sur la grande route d’Aix, et là, ils avancèrent plus librement. La poussière les aveuglait.
Quand ils furent en haut de la montée de l’Arc, ils congédièrent Victor. Blanche avait fait six lieues à pied, dans les rochers, en moins de six heures; elle s’assit sur un banc de pierre, à la porte de la ville, et déclara qu’elle ne pouvait aller plus loin. Philippe, qui craignait d’être arrêté, s’il restait à Aix, se mit en quête d’une voiture; il trouva une femme, montée dans un charreton, qui consentit à le prendre avec Blanche, et à les conduire à Lambesc, où elle se rendait.
Blanche, malgré les cahots, s’endormit profondément et ne se réveilla qu’à la porte de Lambesc. Ce sommeil avait calmé son sang; elle se sentait plus paisible et plus forte. Les deux amants descendirent de voiture. L’aurore venait, une aurore fraîche et radieuse qui les pénétra d’espérance. Tous les cauchemars de la nuit s’en étaient allés; les fugitifs avaient oublié les rochers de Septèmes, et marchaient côte à côte, dans l’herbe humide, ivres de leur jeunesse et de leur amour.
N’ayant pas trouvé M. de Girousse, auquel Philippe avait résolu de demander l’hospitalité, ils allèrent à l’auberge. Ils goûtèrent enfin une journée de paix, dans une chambre 51
retirée, tout à leur passion. Le soir, l’aubergiste, croyant héberger un frère et sa sœur, voulut faire deux lits. Blanche sourit; elle avait maintenant le courage de ses tendresses.
– Faites un seul lit, dit-elle. Monsieur est mon mari.
Le lendemain, Philippe alla trouver M. de Girousse qui était de retour. Il lui conta toute l’histoire et lui demanda conseil.
– Diable! s’écria le vieux noble, votre cas est grave. Vous savez que vous êtes un manant, mon ami; il y a cent ans, M. de Cazalis vous aurait pendu pour avoir osé toucher à sa nièce; aujourd’hui, il ne pourra que vous faire jeter en prison. Croyez qu’il n’y manquera pas.
– Mais que dois-je faire, maintenant?
– Ce que vous devez faire?… Rendre la jeune fille à son oncle et gagner la frontière au plus vite.
– Vous savez bien que je ne ferai jamais cela.
– Alors, attendez tranquillement qu’on vous arrête… Je n’ai pas d’autres conseils à vous donner. Voilà.
M. de Girousse avait une brusquerie amicale qui cachait le meilleur cœur du monde. Comme Philippe, confus de la sécheresse de 52
son accueil, allait s’éloigner, il le rappela, et lui prenant la main:
– Mon devoir, reprit-il avec une légère amertume, serait de vous faire arrêter. J’appartiens à cette noblesse que vous venez d’outrager… Écoutez, je dois avoir de l’autre côté de Lambesc une petite maison inhabitée dont je vais vous remettre la clef. Allez vous cacher là, mais ne me dites pas que vous y allez. Sans cela, je vous envoie les gendarmes.
C’est ainsi que les amants restèrent pendant près de huit jours à Lambesc. Ils y vécurent, retirés, dans une paix que troublaient par instants des épouvantes soudaines. Philippe avait reçu les mille francs de Marius; Blanche devenait une petite ménagère, et les amants mangeaient avec délices dans la même assiette.
Cette existence nouvelle semblait un rêve à la jeune fille. Par moments, elle ne savait plus pourquoi elle était la maîtresse de Philippe; elle se révoltait alors, elle aurait voulu retourner chez son oncle; mais elle n’osait dire cela tout haut, elle se sentait faible et seule, elle avait accepté la fuite et elle n’avait pas le courage de revenir sur ses pas.
On était alors dans l’octave de la Fête-Dieu. Une après-midi, comme Blanche se mettait à la fenêtre, elle vit passer une procession. Elle s’agenouilla et joignit les mains. 53
Les jeunes filles, vêtues de blanc, chantaient d’une voix claire, tenant au milieu d’elles la bannière de la Vierge. À ce spectacle, la pauvre enfant se mit à sanglotter; elle crut se voir, en robe blanche, parmi les chanteuses, et son cœur se déchira, lorsqu’elle se retrouva souillée par la passion et le scandale.
Le soir même, Philippe reçut un billet anonyme. On l’avertissait qu’il devait être arrêté le lendemain. Il crut reconnaître l’écriture de M. de Girousse. La fuite recommença, plus rude et plus douloureuse.
54
VI
LA CHASSE AUX AMOURS
Alors ce fut une vraie déroute, une fuite sans trève ni repos, une épouvante de toutes les minutes. Poussés à droite et à gauche par leur effroi, croyant sans cesse entendre derrière eux des galops de chevaux, passant les nuits à courir les grands chemins et les jours à trembler dans de sales chambres d’auberge, les fugitifs traversèrent à plusieurs reprises la Provence, allant en avant et revenant sur leurs pas, ne sachant où trouver une retraite inconnue, perdue au fond de quelque désert.
En quittant Lambesc, par une terrible nuit de mistral, ils montèrent vers Avignon. Ils avaient loué une petite charrette; le vent 55
aveuglait le cheval, Blanche frissonnait dans sa misérable robe d’indienne. Pour comble de malheur, ils crurent voir de loin, à une porte de la ville, des gendarmes qui regardaient les passants au visage. Effrayés, ils rebroussèrent chemin, ils revinrent à Lambesc qu’ils ne firent que traverser.
Arrivés à Aix, ils n’osèrent y rester, ils résolurent de gagner la frontière à tout prix. Là, ils se procureraient un passeport, ils se mettraient en sûreté. Philippe, qui connaissait un pharmacien à Toulon, décida qu’ils passeraient par cette ville; il espérait que son ami pourrait lui faciliter la fuite.
Le pharmacien, un gros garçon réjoui qui se nommait Jourdan, les reçut à merveille. Il les cacha dans sa propre chambre et leur dit qu’il allait sur-le-champ chercher à leur procurer un passe-port.
Jourdan était sorti, lorsque deux gendarmes se présentèrent.
Blanche faillit s’évanouir; pâle, assise dans un coin, elle retenait ses sanglots. Philippe, d’une voix étranglée, demanda aux gendarmes ce qu’ils désiraient.
– Êtes-vous le sieur Jourdan? interrogea l’un d’eux avec une rudesse de mauvaise augure.
– Non, répondit le jeune homme. M. Jourdan est sorti; il va rentrer.
– 56
Bien, dit sèchement le gendarme.
Et il s’assit pesamment. Les deux pauvres amoureux n’osaient se regarder; ils étaient terrifiés, ils éprouvaient un malaise indicible en présence de ces hommes qui venaient sans doute les chercher. Leur supplice dura une grande demi-heure. Enfin Jourdan rentra; il pâlit en apercevant les gendarmes, et répondit à leur question avec un trouble inexprimable.
– Veuillez nous suivre, lui dit un de ces hommes.
– Mais pourquoi? demanda-t-il. Qu’ai-je fait?
– On vous accuse d’avoir triché au jeu, hier au soir, dans un cercle. Vous vous expliquerez chez le juge d’instruction.
Un frisson de terreur secoua Jourdan. Il avait le visage bouleversé, pareil à celui d’un cadavre. Il demeura comme foudroyé, et suivi avec la docilité d’un enfant les gendarmes, qui se retirèrent sans même voir l’épouvante de Blanche et de Philippe.
L’histoire de Jourdan, en ce temps-là, fit grand bruit dans Toulon. Mais personne ne connut le drame intime et poignant qui s’était passé chez le pharmacien, le jour de son arrestation.
Ce drame découragea Philippe. Il comprit qu’il était trop faible pour échapper à la jus57
tice humaine qui le traquait. Puis, maintenant, il n’espérait plus se procurer un passe-port, il ne pouvait franchir la frontière. D’ailleurs, il voyait bien que Blanche commençait à se lasser. Il résolut alors de se rapprocher de Marseille et d’attendre, dans les environs de cette ville, que la colère de M. de Cazalis se fut un peu apaisée. Comme tous ceux qui n’ont plus d’espérance, il se sentait par moments des espoirs ridicules de pardon et de bonheur.
Philippe avait à Aix un parent nommé Isnard qui tenait une boutique de mercerie. Les fugitifs, ne sachant plus à quelle porte frapper, revinrent à Aix, pour demander à Isnard la clef d’un de ses bastidons. La fatalité les poursuivait: ils ne trouvèrent pas le mercier chez lui et furent obligés d’aller se cacher dans une vieille maison du cours Sextius, chez une cousine du méger de M. de Girousse. Cette femme ne voulait pas les recevoir, craignant qu’on ne lui fit plus tard un crime de son hospitalité; elle ne céda que devant les promesses de Philippe qui lui jura de faire exempter son fils du service militaire. Le jeune homme était sans doute dans une heure d’espérance; il se voyait déjà le neveu d’un député, et usait largement de la toute-puissance de son oncle.
Le soir, Isnard vint trouver les amants et 58
leur remit la clef d’un bastidon qu’il avait dans la plaine de Puyricard. Il en possédait deux autres, l’un au Tholonet, l’autre au quartier des Trois-bons-Dieux. Les clefs de ceux-là étaient cachées sous certaines grosses pierres qu’il leur désigna. Il leur conseilla de ne pas dormir deux nuits de suite sous le même toit et leur promit de faire tous ses efforts pour dépister la police.
Les amants partirent et prirent le chemin qui passe le long de l’Hôpital.
Le bastidon d’Isnard était situé à droite, de Puyricard, entre le village et le chemin de Venelles. C’était une de ces laides petites bâtisses, faites de chaux et de pierres sèches, égayées par des tuiles rouges; il n’y avait qu’une pièce, une sorte d’écurie sale; des débris de paille traînaient à terre et de grandes toiles d’araignée pendaient au plafond.
Les amants avaient heureusement une couverture. Ils amassèrent les débris de paille dans un coin et étendirent la couverture sur le tas. Ils couchèrent là, au milieu des âcres exhalaisons de l’humidité.
Le lendemain, ils passèrent la journée dans un trou du torrent desséché de la Touloubre. Puis, vers le soir, ils gagnèrent le chemin de Venelles, firent un détour pour éviter de passer dans Aix, et gagnèrent le Tholonet. Ils arrivèrent à onze heures au bastidon que le 59
mercier possédait en dessous de l’Oratoire des Jésuites.
La maison était plus convenable. Il y avait deux pièces, une cuisine et une salle à manger dans laquelle se trouvait un lit de sangle; les murs étaient couverts de caricatures coupées dans le Charivari, et des liasses d’oignons pendaient des poutres blanchies à la chaux. Les deux amants purent se croire dans un palais.
Au réveil, la peur les prit de nouveau; ils gravirent la colline et restèrent jusqu’à la nuit dans les gorges des Infernets. À cette époque, les précipices de Jaumegarde gardaient encore toute leur sinistre horreur; le canal Zola n’avait point troué la montagne, et les promeneurs ne s’aventuraient pas dans cet entonnoir funèbre de rochers rougeâtres. Blanche et Philippe goûtèrent une paix profonde au fond de ce désert; ils se reposèrent longtemps près d’une fontaine qui coule, claire et chantante, d’un bloc de pierre gigantesque.
Avec la nuit, revint le cruel souci du coucher. Blanche avait peine à marcher; ses pieds meurtris saignaient sur les cailloux pointus et tranchants. Philippe comprit qu’il ne pouvait la conduire loin. Il la soutint, et lentement ils montèrent sur le plateau qui domine les Infernets. Là, s’étendent 60
des landes incultes, de vastes champs de cailloux, des terrains vagues creusés de loin en loin par des carrières abandonnées. Je ne connais rien de si étrangement sinistre que ce large paysage aux horizons d’une ampleur lugubre, tachés çà et là d’une verdure basse et noire; les rocs, pareils à des membres brisés, percent la terre maigre; la plaine, comme bossue, semble avoir été frappée de mort au milieu des convulsions d’une effroyable agonie.
Philippe espérait trouver un trou, une caverne. Il eut la bonne fortune de rencontrer un poste, une de ces logettes dans lesquelles les chasseurs se cachent pour attendre les oiseaux de passage. Il enfonça la porte de la cabane sans aucun scrupule, et fit asseoir Blanche sur un petit banc qu’il sentit sous sa main. Puis, il alla arracher une grande quantité de thym; le plateau est couvert de cette humble plante grise dont la senteur âpre traîne sur toutes les collines de la Provence.
Philippe entassa le thym dans le poste et en fit ainsi une sorte de paillasse, sur laquelle il étendit la couverture. Le lit était fait.
Et les deux amants, sur cette couche misérable, se donnèrent le baiser du soir. Ah! que ce baiser contenait de souffrance douce et de volupté amère! Blanche et Philippe s’embras61
saient avec un emportement cruel, avec toutes les fougues de la passion et toutes les colères du désespoir.
L’amour de Philippe était devenu de la rage. Sans cesse obligé de fuir, menacé dans ses rêves de richesse, sous le coup d’un châtiment implacable, le jeune homme se révoltait et apaisait ses révoltes en pressant Blanche entre ses bras à la briser. Cette jeune fille, qui s’abandonnait à ses étreintes, était pour lui une vengeance; il la possédait en maître irrité, il la pliait sous ses baisers, se hâtant de satisfaire son cœur et sa chair tandis qu’il était libre encore.
Son orgueil grandissait dans une jouissance infinie. Tous ses mauvais instincts d’ambition se contentaient largement. Lui, fils du peuple, il tenait, enfin, sur sa poitrine, une fille de ces hommes puissants et fiers dont les équipages lui avaient parfois jeté de la boue à la face. Et il se rappelait les légendes du pays, les vexations des nobles, le martyre du peuple, toutes les lâchetés de ses pères devant les caprices cruels de la noblesse. Alors il se vengeait, il étouffait Blanche dans ses caresses, il la dominait de tous les emportements de son sang.
Il avait fini par goûter une joie amère à la faire courir dans les pierres des chemins. Il ne s’avouait pas ces pensées mauvaises, il se 62
cachait à lui-même la cruauté de sa conduite. La vérité était que l’angoisse et la fatigue de sa maîtresse la lui rendaient plus chère et plus désirable. Il l’aurait moins aimée dans un salon, en pleine paix. Le soir, lorsque, brisée de fatigue, elle tombait à son côté, il l’embrassait avec une joie cruelle; les souffrances de l’enfant étaient un aiguillon de plus qui exaltait sa passion.
Les amants avaient passé une nuit folle, dans la saleté du bastidon de Puyricard. Ils étaient là, couchés sur la paille, au milieu des toiles d’araignée, séparés du monde. Autour d’eux tombait le grand silence des cieux endormis. Et ils pouvaient s’aimer en paix, ils ne tremblaient plus, ils étaient tout à leur amour. Philippe n’aurait pas donné sa couche de paille pour un lit royal; il se disait, avec des transports d’orgueil, qu’il tenait dans une écurie une descendante des Cazalis.
Et le lendemain et les jours suivants, quelle jouissance poignante de traîner Blanche à sa suite, au fond des déserts de Jaumegarde! Il emportait sa maîtresse avec des délicatesses de père et des violences de bête fauve.
Il ne put dormir dans le poste; l’odeur forte du thym, sur lequel il était couché, le rendit comme fou. Il rêva tout éveillé que M. de Cazalis le recevait avec tendresse et qu’on le nommait député en remplacement de 63
son oncle. Par moments, il entendait les soupirs douloureux de Blanche qui sommeillait à son côté, fiévreuse et agitée.
La jeune fille en était arrivée à considérer sa fuite avec Philippe comme un cauchemar plein de plaisirs cuisants. Elle restait, durant le jour, hébêtée par la fatigue; elle souriait tristement, elle ne se plaignait jamais. Son inexpérience lui avait fait accepter le départ, et son caractère faible l’empêchait de demander le retour. Elle appartenait corps et âme à cet homme qui l’emportait dans ses bras; elle eut voulu ne plus tant marcher, mais elle ne songeait pas à quitter Philippe, elle continuait naïvement à croire que son oncle la marierait avec lui, et qu’il s’agissait uniquement de courir encore les rochers pendant quelques jours. C’était une grande enfant, qui avait eu le malheur d’être femme avant l’âge.
Dès le lever du soleil, les fugitifs quittèrent leur couche de thym. Leurs vêtements commençaient à se déchirer terriblement, et la pauvre Blanche avait aux pieds des souliers percés. Dans les fraîcheurs du matin, au milieu des parfums âcres du plateau que les jeunes rayons inondaient de lueurs jaunes et roses, les amants oublièrent pour une heure leur misère et leur abandon. Ils déclarèrent, en riant, qu’ils avaient une faim atroce.
64
Alors Philippe fit rentrer Blanche dans le poste et courut au Tholonet chercher des provisions. Il lui fallu une grande demi-heure. Quant il revint, il trouva la jeune fille effrayée; elle affirmait qu’elle avait vu passer des loups.
La table fut mise sur une large dalle de pierre. On eut dit un couple de bohémiens anoureux déjeunant en plein air. Après le déjeuner, les amants gagnèrent le centre du plateau, qu’ils ne quittèrent pas de la journée. Ils y goûtèrent peut-être les heures les plus heureuses de leurs amours.
Mais quand vint le crépuscule, la peur les prit, ils ne voulurent point passer encore une nuit dans cette solitude. L’air tiède et pur de la colline leur avait donné des espérances, des pensées plus douces.
– Tu es lasse, ma pauvre enfant? demanda Philippe à Blanche.
– Oh! oui, répondit la jeune fille.
– Écoute, nous allons faire une dernière course. Gagnons le bastidon qu’Isnard possède au quartier des Trois-bons-Dieux, et restons là jusqu’à ce que ton oncle nous pardonne ou jusqu’à ce qu’il me fasse arrêter.
– Mon oncle pardonnera.
– Je n’ose te croire… En tous cas, je ne veux plus fuir, tu as besoin de repos. Viens, nous marcherons doucement.
65
Ils traversèrent le plateau, s’éloignant des Infernets, laissant à droite le château de Saint-Marc, qu’ils voyaient sur la hauteur. Au bout d’une heure, ils étaient arrivés.
Le bastidon d’Isnard se trouvait situé sur le coteau qui s’étend à gauche de la route de Vauvenargues, lorsqu’on a dépassé le vallon de Repentance. C’était une petite maison à un étage; en bas, il y avait une seule pièce, dans laquelle étaient une pièce boîteuse et trois chaises dépaillées. On montait par une échelle en bois à la chambre du haut, sorte de grenier entièrement nu, où les amants trouvèrent pour tout meuble un mauvais matelas posé sur un tas de foin. Isnard avait charitablement mis un drap de lit blanc au pied du matelas.
L’intention de Philippe était d’aller le lendemain à Aix et de se renseigner sur les dispositions de M. de Cazalis à son égard. Il comprenait qu’il ne pouvait se cacher plus longtemps, il se coucha, presque paisible, calmé par les bonnes paroles de Blanche qui jugeait les évènements avec ses espoirs de jeune fille.
Il y avait vingt jours que les fugitifs couraient les champs. Depuis vingt jours la gendarmerie battait le pays, les suivant à la piste, faisant parfois fausse route, remise chaque fois dans le bon chemin par quelque 66
circonstance légère. La colère de M. de Cazalis s’était accrue devant toutes ces lenteurs; son orgueil s’irritait à chaque nouvel obstacle. À Lambesc, les gendarmes s’étaient présentés quelques heures trop tard; à Toulon, le passage des fugitifs avait été seulement signalé le lendemain de leur retour à Aix; partout, Philippe et Blanche s’échappaient comme par miracle. Le député finissait par accuser la police de mauvaise volonté.
On lui affirma, enfin, que les amants se trouvaient dans les environs d’Aix, et qu’ils allaient être arrêtés. Il accourut à Aix, il voulut assister aux recherches.
La femme du cours Sextius, qui avait hébergé Blanche et Philippe pendant quelques heures, fut prise de terreur; pour ne pas être accusée de complicité, elle conta tout, elle dit que les jeunes gens devaient être cachés dans un des bastidons d’Isnard.
Isnard interrogé, nia tranquillement. Il déclara qu’il n’avait pas vu son parent depuis plusieurs mois. Ceci se passait à l’heure même où Philippe et Blanche entraient dans le bastidon du quartier des Trois-bons-Dieux. Le mercier ne put avertir les amants pendant la nuit. Le lendemain matin, à cinq heures, un commissaire de police frappait à sa porte et lui annonçait qu’une perquisition allait être faite chez lui et dans ses trois propriétés.
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M. de Cazalis resta à Aix, déclarant qu’il craignait de tuer l’infâme séducteur de sa nièce, si jamais il se rencontrait face à face avec lui. Les agents qui s’étaient chargés de visiter le bastidon de Puyricard, trouvèrent le nid vide. Isnard offrit obligeamment de conduire deux gendarmes à sa campagne du Tholonet, se doutant qu’il ferait une promenade inutile. Le commissaire de police, accompagné également de deux gendarmes, se dirigea vers les Trois-bons-Dieux; il avait emmené un serrurier avec lui, Isnard ayant répondu vaguement que la clef de la maison était cachée sous une pierre, à droite de la porte.
Il était environ six heures, lorsque le commissaire arriva devant la campagne. Toutes les ouvertures étaient closes; aucun bruit ne venait de l’intérieur. Le commissaire s’avança et, d’une voix haute, frappant du poing le bois de la porte:
Au nom de la loi, ouvrez! cria-t-il.
L’écho seul répondit. Rien ne bougea. Au bout de quelques minutes, se tournant vers le serrurier:
– Crochetez la porte, reprit le commissaire.
Le serrurier se mit à l’œuvre. On entendit dans le silence le grincement du fer. Alors le volet d’une fenêtre s’ouvrit violemment, 68
et, au milieu des clartés blondes du soleil levant, le cou et les bras nus, apparut Philippe Cayol, dédaigneux et irrité.
– Que voulez-vous? dit-il en s’accoudant fortement sur l’appui de la fenêtre.
Au premier coup frappé à la porte par le commissaire, Philippe et Blanche s’étaient réveillés brusquement. Assis tous deux sur le matelas, dans les frissons du réveil, ils avaient écouté avec anxiété le bruit des voix.
Le cri «Au nom de la loi!» ce terrible cri qui retentit aux oreilles des coupables comme un éclat de foudre, avait frappé le jeune homme en pleine poitrine. Il s’était levé, frémissant, éperdu, ne sachant que faire. La jeune fille, accroupie, enveloppée dans le drap, les yeux encore gros de sommeil, pleurait de honte et de désespoir.
Philippe comprenait que tout était fini et qu’il n’avait plus qu’à se rendre. Et une sourde révolte montait en lui. Ainsi ses rêves de richesse étaient morts, il ne serait jamais le mari de Blanche, il avait enlevé une héritière pour être jeté en prison; au dénouement, au lieu de la riche demeure qu’il avait rêvée, il trouvait un cachot. Alors une pensée de lâcheté lui vint; il songea à laisser là sa maîtresse et à s’enfuir du côté de Vauvenargues, dans les gorges de Sainte-Victoire; peut-être pourrait-il s’échap69
per par une fenêtre donnant sur le derrière du bastidon. Il se pencha vers Blanche, et, en balbutiant, à voix basse, il lui dit son projet. La jeune fille, que les sanglots étouffaient, ne l’entendit pas, ne le comprit pas. Il vit avec angoisse qu’elle n’était pas en état de protéger sa fuite.
À ce moment, il entendit le bruit sec des crochets que le serrurier introduisait dans la serrure. Le drame intime et poignant qui venait de se passer dans cette chambre nue, avait duré au plus deux ou trois minutes.
Philippe se sentit perdu, et son orgueil irrité lui rendit le courage. S’il avait eu des armes, il se serait défendu. Puis il se dit qu’il n’était point un ravisseur, que Blanche l’avait suivi volontairement et qu’après tout la honte n’était pas pour lui. C’est alors qu’il poussa le volet avec colère, demandant ce qu’on lui voulait.
– Ouvrez-nous la porte, commanda le commissaire. Nous vous dirons ensuite ce que nous désirons.
Philippe descendit l’échelle de bois et ouvrit la porte.
– Êtes-vous le sieur Philippe Cayol? reprit le commissaire.
– Oui, répondit le jeune homme avec force.
– Alors je vous arrête comme coupable de 70
rapt. Vous avez enlevé une jeune fille de moins de seize ans, qui doit être cachée avec vous.
Philippe eut un sourire dédaigneux.
– Mademoiselle Blanche de Cazalis est en haut, dit-il. Elle pourra déclarer s’il y a eu violence de ma part. Je ne sais ce que vous voulez dire en parlant de rapt. Je devais aujourd’hui même aller me jeter aux genoux de M. de Cazalis et lui demander la main de sa nièce.
Blanche, pâle et frissonnante, venait de descendre l’échelle. Elle s’était habillée à la hâte.
– Mademoiselle, lui dit le commissaire, j’ai ordre de vous ramener auprès de votre oncle qui vous attend à Aix. Il est dans les larmes.
– J’ai un grand chagrin d’avoir mécontenté mon oncle, répondit Blanche avec une certaine fermeté. Mais il ne faut point accuser M. Cayol que j’ai suivi de mon plein gré.
Et se tournant vers le jeune homme, émue, près de sangloter encore:
– Espérez, Philippe, continua-t-elle, je vous aime et je supplierai mon oncle d’être bon pour nous. Notre séparation ne durera que quelques jours.
Philippe la regardait d’un air triste, secouant la tête.
– Vous êtes une enfant peureuse et faible, répondit-il lentement.
71
Puis il ajouta d’un ton âpre:
– Souvenez-vous seulement que vous m’appartenez, par la chair et par le cœur… Si vous m’abandonnez, à chaque heure de votre vie vous me trouverez en vous, vous sentirez toujours sur vos lèvres la brûlure ardente de mes baisers, et ce sera là votre châtiment.
Blanche pleurait.
– Aimez-moi bien, comme je vous aime moi-même, reprit le jeune homme d’une voix plus douce.
Le commissaire fit monter Blanche dans une voiture qu’il avait envoyé chercher, et la reconduisit à Aix, tandis que deux agents emmenaient Philippe et allaient l’écrouer dans la prison de cette ville.
72
VII
OÙ BLANCHE SUIT L’EXEMPLE DE SAINT-PIERRE
La nouvelle de l’arrestation n’arriva à Marseille que le lendemain. Ce fut un véritable évènement. On avait vu, dans l’après-midi, M. de Cazalis passer en voiture avec sa nièce sur la Cannebière. Les bavardages allaient leur train; chacun parlait de l’attitude triomphante du député, de l’embarras et de la rougeur de Blanche. M. de Cazalis était homme à promener la jeune fille dans tout Marseille pour faire savoir au peuple que l’enfant était rentrée en son pouvoir et que sa race ne se mésallierait pas.
73
Marius, prévenu le matin par Fine, courut la ville pendant la matinée entière. La voix publique lui confirma la nouvelle; il put saisir au passage tous les détails de l’arrestation. Le fait, en quelques heures, était devenu légendaire, et les boutiquiers, les oisifs des carrefours le racontaient comme une histoire merveilleuse qui se serait passée cent ans auparavant. Le jeune homme, las d’entendre ces contes à dormir debout, se rendit à son bureau, la tête brisée, ne sachant à quoi se décider.
Par malheur, M. Martelly devait rester absent jusqu’au lendemain soir. Marius sentait le besoin d’agir au plus tôt; il aurait voulu tenter sur le champ quelque démarche qui le rassurât sur le sort de son frère. Ses craintes du premier instant s’étaient d’ailleurs un peu calmées; il avait réfléchi qu’après tout son frère ne pouvait être accusé d’enlèvement et que Blanche serait toujours là pour le défendre. Il en vint à croire naïvement qu’il devait aller voir M. de Cazalis pour lui demander, au nom de son frère, la main de sa nièce.
Le lendemain matin, il s’habilla tout de noir, et il descendait, lorsque Fine se présenta, comme à son ordinaire. La pauvre fille devint toute pâle, lorsque Marius lui eut fait connaître le motif de sa sortie.
– Me permettez-vous de vous accompagner? 74
demanda-t-elle d’une voix suppliante. J’attendrai en bas la réponse de la demoiselle et de son oncle.
Elle suivit Marius. Arrivé au cours Bonaparte, le jeune homme entra d’un pas ferme dans la maison du député, et se fit annoncer.
La colère aveugle de M. de Cazalis était tombée. Il tenait sa vengeance. Il allait pouvoir prouver sa toute-puissance en écrasant un de ces libéraux qu’il détestait. Il ne désirait plus maintenant que goûter la joie cruelle de jouer avec sa proie. Il donna l’ordre d’introduire M. Marius Cayol. Il s’attendait à des larmes, à des supplications ardentes.
Le jeune homme le trouva au milieu d’un grand salon, debout, l’air hautain et implacable. Il s’avança vers lui, et, sans lui laisser le temps de parler, d’une voix calme et polie:
– Monsieur, lui dit-il, j’ai l’honneur de venir vous demander, au nom de mon frère, M. Philippe Cayol, la main de mademoiselle Blanche de Cazalis, votre nièce.
Le député fut littéralement foudroyé. Il ne put se fâcher, tant la demande de Marius lui parut d’une extravagance grotesque. Se reculant, regardant le jeune homme en face, riant avec dédain:
– Vous êtes fou, monsieur, répondit-il… Je sais que vous êtes un garçon laborieux et honnête, et c’est pour cela que je ne vous fais 75
pas jeter à la porte par mes valets… Votre frère est un scélérat, un coquin qui sera puni comme il le mérite… Que voulez-vous de moi?
Marius, en entendant insulter son frère, avait eu une envie féroce de tomber à coups de poing, comme un vilain, sur le noble personnage. Il se retint, il continua d’une voix que l’émotion commençait à faire trembler:
– Je vous l’ai dit, monsieur, je viens ici pour offrir à mademoiselle de Cazalis la seule réparation possible, le mariage. Ainsi sera lavée l’injure qui lui a été faite.
– Nous sommes au-dessus de l’injure, cria le député avec mépris. La honte pour une Cazalis n’est pas d’avoir été la maîtresse d’un Philippe Cayol, la honte pour elle serait de s’allier à des gens tels que vous.
– Les gens tels que nous ont d’autres croyances en matière d’honneur… D’ailleurs, je n’insiste pas; le devoir seul me dictait l’offre de réparation que vous refusez… Permettez-moi seulement d’ajouter que votre nièce accepterait sans doute cette offre, si j’avais l’honneur de m’adresser à elle.
– Vous croyez? dit M. de Cazalis d’un ton railleur.
Il sonna et donna l’ordre de faire descendre sa nièce sur le champ. Blanche entra, pâle, les yeux rougis, comme brisée par des émo76
tions trop fortes. En apercevant Marius, elle frissonna.
– Mademoiselle, lui dit froidement son oncle, voici monsieur qui demande votre main au nom de l’infâme que je ne veux pas nommer devant vous… Dites à monsieur ce que vous me disiez hier.
Blanche chancelait. Elle n’osa pas regarder Marius. Les yeux fixés sur son oncle, toute tremblante, d’une voix hésitante et faible:
– Je vous disais, murmura-t-elle, que j’avais été enlevée par la violence, et que je ferai tous mes efforts pour qu’on punisse l’attentat odieux dont j’ai été la victime.
Ces paroles furent récitées comme une leçon apprise. À l’exemple de Saint-Pierre, Blanche reniait son Dieu.
M. de Cazalis n’avait pas perdu son temps. Dès que sa nièce fut en son pouvoir, il pesa sur elle de tout son entêtement et de tout son orgueil. Il comprit qu’elle seule pouvait lui faire gagner la partie. Il fallait que la jeune fille mentît, qu’elle étouffât les révoltes et les cris de son cœur, qu’elle fut entre ses mains un instrument complaisant et passif.
Pendant quatre heures, il la tint sous ses paroles froides et aiguës. Il ne commit pas la maladresse de s’emporter. Il parla avec une hauteur écrasante, rappelant l’ancienneté de sa race, étalant sa puissance et sa fortune. Il 77
eut des habiletés exquises, faisant d’un côté le tableau d’une mésalliance ridicule et vulgaire, montrant d’un autre côté les joies nobles d’un riche et grand mariage. Il attaqua la jeune fille par la coquetterie, par la vanité, par le luxe, par l’amour-propre; il la fatigua, la brisa, l’hébêta, la rendit telle qu’il la voulait, souple et inerte.
Au sortir de ce long entretien, de ce long martyre, Blanche était vaincue. Peut-être, sous les paroles accablantes de son oncle, son sang de patricienne s’était-il enfin révolté, au souvenir des caresses brutales de Philippe; peut-être ses vanités d’enfant s’étaient-elles éveillées, en entendant parler de toilettes luxueuses, d’honneurs de toutes sortes, de délicatesses mondaines. D’ailleurs, elle avait la tête trop faible, le cœur trop lâche pour résister à la volonté terrible du député. Chaque phrase de M. de Cazalis la frappait, l’écrasait, mettait en elle une anxiété douloureuse. Elle ne se sentait plus la puissance de vouloir. Elle avait aimé et suivi Philippe par faiblesse; maintenant elle allait se tourner contre lui également par faiblesse: c’était toujours la même âme timide et inexpérimentée. Elle accepta tout, elle promit tout. Elle avait hâte d’échapper au poids étouffant, dont les discours de son oncle l’accablaient.
Lorsque Marius l’entendit faire son étrange 78
déclaration, il demeura stupéfait, épouvanté. Il se rappelait l’attitude de la jeune fille chez le jardinier Ayasse; il la voyait pendue au cou de Philippe, toute pamée, confiante et amoureuse.
– Ah! mademoiselle, s’écria-t-il avec amertume, l’attentat odieux dont vous avez été la victime, paraissait vous indigner moins le jour où vous m’avez prié à mains jointes d’implorer le pardon et le consentement de votre oncle… Avez-vous songé que votre mensonge causera la perte de l’homme que vous aimez peut-être encore et qui est votre époux devant Dieu?
Blanche, roidie, les lèvres serrées, regardait vaguement en face d’elle.
– Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit-elle en balbutiant… Je ne fais pas de mensonge… J’ai cédé à la force… Cet homme m’a outragée, et mon oncle vengera l’honneur de notre famille.
Marius s’était redressé. Une colère généreuse avait grandi sa petite taille, et sa face maigre était devenue belle de justice et de vérité. Il regarda autour de lui, et, faisant un geste méprisant:
– Et je suis chez les Cazalis, dit-il lentement, je suis chez les descendants de cette famille illustre dont la Provence s’honore… Je ne savais point que le mensonge habitât 79
dans cette demeure, et je ne m’attendais pas à trouver logées ici la calomnie et la lâcheté… Oh! vous m’entendrez jusqu’au bout. Je veux jeter ma dignité de laquais à la face indigne de mes maîtres.
Puis se tournant vers le député, désignant Blanche qui tremblait:
– Cette enfant est innocente, continua-t-il, je lui pardonne sa faiblesse… Mais vous, monsieur, vous êtes un habile homme; vous sauvegardez l’honneur des filles en faisant d’elles des menteuses et des cœurs lâches; vous êtes vraiment un noble fils de vos pères…. Si maintenant vous m’offriez pour mon frère la main de mademoiselle Blanche de Cazalis, je refuserais, car je n’ai jamais menti, je n’ai jamais commis une méchante action, et je rougirais de m’allier à des gens tels que vous.
M. de Cazalis plia sous l’emportement du jeune homme. Dès la première insulte, il avait appelé un grand diable de laquais qui se tenait debout sur le seuil de la porte. Comme il lui faisait signe de jeter Marius dehors, celui-ci reprit avec un éclat terrible:
– Je vous jure que je crie à l’assassin si cet homme fait un pas… Laissez-moi passer… Un jour, monsieur, je pourrai peut-être vous cracher au visage, devant tous, les vérités que je viens de vous dire dans ce salon.
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Et il s’en alla, d’un pas lent et ferme. Il ne voyait plus la culpabilité de Philippe; son frère devenait pour lui une victime qu’il voulait sauver et venger à tout prix. Dans ce caractère droit, le moindre mensonge, la moindre injustice amenaient une tempête. Déjà le scandale que M. de Cazalis avait soulevé, lors de la fuite, lui avait fait prendre la défense des fugitifs; maintenant que Blanche mentait et que le député se servait de la calomnie, il aurait voulu être tout-puissant pour faire acte de justice et crier la vérité en pleine rue.
Il trouva sur le trottoir Fine que l’inquiétude dévorait.
– Eh bien! lui demanda la jeune fille, dès qu’elle l’aperçut.
– Eh bien! répondit Marius, ces gens sont de misérables menteurs et des fous orgueilleux.
Fine respira longuement. Un flot de sang monta à ses joues.
– Alors, reprit-elle, monsieur Philippe n’épouse pas la demoiselle?
– La demoiselle, dit Marius en souriant amèrement, prétend que Philippe est un scélérat qui l’a enlevée avec violence… Mon frère est perdu.
Fine ne comprit pas. Elle baissa la tête, se demandant comment la demoiselle pouvait traiter son amant de scélérat. Et elle songeait 81
qu’elle eut été bien heureuse d’être enlevée par Philippe, même avec violence. La colère de Marius l’enchantait: le mariage était manqué.
– Votre frère est perdu, murmura-t-elle avec une câlinerie tendre, oh! je le sauverai… nous le sauverons.
82
VIII
LE POT DE FER ET LE POT DE TERRE
Lorsque, le soir, Marius raconta à M. Martelly l’entrevue qu’il avait eue avec M. de Cazalis, l’armateur lui dit en hochant la tête:
– Je ne sais quel conseil vous donner, mon ami. Je n’ose vous désespérer; mais vous serez vaincu, n’en doutez pas. Votre devoir est d’engager la lutte, et je vous seconderai de mon mieux. Avouons pourtant entre nous que nous sommes faibles et désarmés en face d’un adversaire qui a pour lui le clergé et la noblesse. Marseille et Aix n’aiment guère 83
la monarchie de Juillet, et ces deux villes sont toutes dévouées à un député de l’opposition qui fait une guerre terrible à M. Thiers. Elles aideront M. de Cazalis dans sa vengeance; je parle des gros bonnets, le peuple nous servirait, s’il pouvait servir quelqu’un. Le mieux serait de gagner à notre cause un membre influent du clergé. Ne connaissez-vous pas quelque prêtre en faveur auprès de notre évêque?
Marius répondit qu’il connaissait l’abbé Chastanier, un pauvre vieux bonhomme qui ne devait avoir aucun pouvoir.
– N’importe, allez le voir, répondit l’armateur. La bourgeoisie ne peut nous être utile; la noblesse nous jetterait honteusement à la porte, si nous allions quêter chez elle des recommandations. Reste l’Église. C’est là qu’il nous faut frapper. Mettez-vous en campagne, je travaillerai de mon côté.
Marius, dès le lendemain, se rendit à Saint-Victor. L’abbé Chastanier le reçut avec une sorte d’embarras effrayé.
– Ne me demandez rien, s’écria-t-il dès les premiers mots du jeune homme. On a su que je m’étais déjà occupé de cette affaire, et j’ai reçu de graves reproches… Je vous l’ai dit, je ne suis qu’un pauvre homme, je ne puis que prier Dieu.
L’attitude humble du vieillard toucha Ma84
rius. Il allait s’éloigner, lorsque le prêtre le retint et lui dit à voix basse:
– Écoutez, il y a ici un homme, l’abbé Donadéi, qui pourrait vous être utile. On prétend qu’il est au mieux avec Monseigneur. C’est un prêtre étranger, un italien, je crois, qui a su se faire aimer de tout le monde en quelques mois…
L’abbé Chastanier s’arrêta, hésitant, semblant s’interroger lui-même. Le digne homme songeait qu’il allait se compromettre terriblement, mais il ne pouvait résister à la joie douce de rendre un service.
– Voulez-vous que je vous accompagne chez lui? demanda-t-il brusquement.
Marius, qui avait remarqué sa courte hésitation, essaya de refuser; mais le vieillard tint bon, il ne songeait plus à sa tranquillité personnelle, il songeait à contenter son cœur.
– Venez, reprit-il, l’abbé Donadéi demeure à deux pas d’ici, sur le boulevard de la Corderie.
Après quelques minutes de marche, l’abbé Chastanier s’arrêta devant une petite maison à un étage, une de ces maisons closes et discrètes qui ont de vagues senteurs de mystères.
– C’est ici, dit-il à Marius.
Une vieille servante vint leur ouvrir et les introduisit dans un étroit cabinet aux ten85
tures sombres, qui ressemblait à un boudoir austère.
L’abbé Donadéi les reçut avec une aisance souple. Son visage pâle, d’une finesse où perçait la ruse, n’exprima pas le moindre étonnement. Il approcha des siéges d’un geste câlin, demi courbé, demi souriant, faisant les honneurs de son bureau, comme une femme ferait les honneurs de son cabinet de toilette.
Il portait une longue robe noire, lâche à la taille. Il avait des mines coquettes dans ce costume sévère; ses mains blanches et délicates sortaient toutes petites des larges manches, et son visage rasé gardait une fraîcheur tendre au milieu des boucles châtaines de ses cheveux. Il pouvait avoir trente ans environ.
Il s’assit dans un fauteuil et écouta, avec une gravité souriante, les paroles de Marius. Il lui fit répéter les détails scabreux de la fuite de Philippe et de Blanche; cette histoire paraissait l’intéresser infiniment.
L’abbé Donadéi était né à Rome. Il avait un oncle cardinal. Un beau jour, son oncle l’avait envoyé brusquement en France, sans qu’on ait jamais bien su pourquoi. À son arrivée, le bel abbé s’était vu forcé d’entrer au petit séminaire d’Aix comme professeur de langues vivantes. Une position si infime 86
l’humilia à tel point qu’il en tomba malade.
Le cardinal s’émut et recommanda son neveu à l’évêque de Marseille. Dès lors, l’ambition satisfaite guérit Donadéi. Il entra à Saint-Victor, et, comme le disait naïvement l’abbé Chastanier, il sut se faire aimer de tous en quelques mois. Sa caressante nature italienne, son visage doux et rose en firent un petit Jésus pour les dévotes sucrées de la paroisse. Il triomphait surtout, lorsqu’il était en chaire: son léger accent donnait un charme étrange à ses sermons, et, quand il ouvrait les bras, il savait imprimer à ses mains des tremblements d’émotion qui mettaient en larmes l’auditoire.
Comme presque tous les Italiens, il était né pour l’intrigue. Il usa et abusa de la recommandation de son oncle auprès de l’évêque de Marseille. Bientôt, il fut une puissance, puissance occulte qui agissait sous terre et qui ouvrait des trous devant les pas de ceux dont elle voulait se débarrasser. Il devint membre d’un cercle religieux, tout puissant à Marseille, et, par sa souplesse, en souriant et en pliant l’échine, il imposa sa volonté à ses collègues, il se fit chef de parti. Alors, il se mêla de chaque évènement, il se glissa dans toutes les affaires; ce fut lui qui fit nommer M. de Cazalis à la députation, et il attendait une 87
bonne occasion pour demander au député le paiement de ses services. Son plan était de travailler à la réussite des gens riches; plutard, lorsqu’il aurait mérité leur reconnaissance, il comptait les faire travailler à leur tour à sa propre fortune.
Il questionna Marius avec complaisance, il parut par son attention, par la bienveillance de son accueil, être tout disposé à l’aider dans son œuvre de délivrance. Le jeune homme se laissa prendre à la douceur aimable de ses manières, il lui ouvrit son âme, il lui dit ses projets, il lui avoua que le clergé seul pouvait sauver son frère. Enfin, il lui demanda son aide auprès de Monseigneur. Alors l’abbé Donadéi se leva et, d’un ton de raillerie austère:
– Monsieur, dit-il, mon caractère sacré me défend de me mêler de cette déplorable et scandaleuse affaire. Les ennemis de l’Église accusent trop souvent les prêtres de sortir de leurs sacristies. Je ne puis que demander à Dieu le pardon de votre frère.
Marius, consterné, s’était également levé. Il comprenait qu’il venait d’être joué par Donadéi. Il voulut faire bonne contenance.
– Je vous remercie, répondit-il. Les prières sont une aumône bien douce pour les malheureux. Demandez à Dieu que les hommes nous fassent justice.
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Il se dirigea vers la porte, suivi par l’abbé Chastanier qui marchait la tête basse. Donadéi avait affecté de ne pas regarder le vieux prêtre.
Sur le seuil, le bel abbé, retrouvant toute sa légèreté gracieuse, retint un instant Marius.
– Vous êtes employé chez M. Martelly, je crois? lui demanda-t-il.
– Oui, Monsieur, répondit le jeune homme étonné.
– C’est un homme d’une grande honorabilité. Mais je sais qu’il n’est pas de nos amis… Je professe cependant pour lui la plus profonde estime. Sa sœur, mademoiselle Claire, que j’ai l’honneur de diriger, est une de nos meilleures paroissiennes.
Et comme Marius le regardait, ne trouvant rien à répondre, Donadéi ajouta en rougissant légèrement:
– C’est une personne charmante, d’une piété exemplaire…
Il salua avec une exquise politesse et ferma la porte doucement. L’abbé Chastanier et Marius, restés seuls sur le trottoir, se regardèrent, et le jeune homme ne put s’empêcher de hausser les épaules. Le vieux prêtre était confus de voir un ministre de Dieu jouer ainsi la comédie. Il se tourna vers son compagnon et lui dit en hésitant:
– 89
Mon ami, il ne faut pas en vouloir à Dieu, si ses ministres ne sont pas toujours ce qu’ils devraient être. Ce jeune homme que nous venons de voir, n’est coupable que d’ambition…
Il continua ainsi, excusant Donadéi. Marius le regardait, touché de sa bonté, et, malgré lui, il comparait ce vieillard pauvre et modeste au puissant et gracieux abbé, dont les sourires faisaient loi dans le diocèse. Alors il pensa que l’Église n’aimait pas ses fils d’un égal amour et que, comme toutes les mères, elle gâtait les visages roses et les cœurs rusés, et négligeait les âmes tendres et humbles qui se dévouent dans l’ombre.
Les deux visiteurs s’éloignaient, lorsqu’une voiture s’arrêta devant la petite maison close et discrète. Marius vit descendre M. de Cazalis de la voiture; le député entra vivement chez l’abbé Donadéi.
– Tenez, regardez, mon père, s’écria le jeune homme. Je suis certain que le caractère sacré de ce prêtre ne va pas lui défendre de travailler à la vengeance de M. de Cazalis.
Il eut la tentation de rentrer dans cette maison, où l’on faisait jouer à Dieu un rôle si misérable. Puis il se calma, il remercia l’abbé Chastanier, il s’éloigna, en se disant avec désespoir que la dernière porte de salut, 90
celle dont le haut clergé tenait la clef, se fermait devant lui.
Le lendemain, M. Martelly lui rendit compte d’une démarche qu’il venait de tenter auprès du premier notaire de Marseille, M. Douglas, homme pieux qui, en moins de huit ans, était devenu une véritable puissance par sa riche clientèle et ses larges aumônes. Le nom de ce notaire était aimé et respecté. On parlait avec admiration des vertus de ce travailleur intègre qui vivait frugalement; on avait une confiance sans bornes dans son honnêteté et dans l’activité de son intelligence.
M. Martelly s’était servi de son ministère pour placer quelques capitaux. Il espérait que, si Douglas voulait prêter son appui à Marius, ce dernier aurait une partie du clergé pour lui. Il se rendit chez le notaire et lui demanda son aide. Douglas, qui semblait très préoccupé, balbutia une réponse évasive, disant qu’il était surchargé d’affaires, qu’il ne pouvait lutter contre M. de Cazalis.
– Je n’ai pas insisté, dit M. Martelly à Marius, j’ai cru comprendre que votre adversaire vous avait devancé… Je suis pourtant étonné que M. Douglas, un homme probe, se soit laissé lier les mains… Maintenant, mon pauvre ami, je crois que la partie est bien perdue.
Marius n’avait plus aucune espérance. 91
Pendant un mois, il courut Marseille, tâchant de gagner à sa cause quelques hommes influents. Partout on le reçut froidement, avec une politesse railleuse. M. Martelly ne fut pas plus heureux. Le député avait rallié toute la noblesse et le haut clergé autour de lui. La bourgeoisie, les gens de commerce riaient sous cape, sans vouloir agir, ayant une peur atroce de se compromettre. Quant au peuple, il chansonnait M. de Cazalis et sa nièce, ne pouvant servir autrement Philippe Cayol.
Les jours s’écoulaient, l’instruction du procès criminel marchait bon train. Marius était aussi seul que le premier jour pour défendre son frère contre la haine de M. de Cazalis et les mensonges complaisants de Blanche. Il avait toujours à ses côtés M. Martelly qui se déclarait impuissant, et Fine, dont les bavardages emportés ne gagnaient à Philippe que les sympathies chaleureuses des filles du peuple.
Un matin, Marius apprit que son frère et le jardinier Ayasse venaient d’être mis en accusation, le premier comme coupable de rapt, le second comme complice de ce crime. Madame Cayol avait été relâchée, les preuves manquant pour l’impliquer dans le procès.
Marius courut embrasser sa mère. La pauvre et sainte femme avait beaucoup souffert pendant sa captivité; sa santé chancelante se 92
trouvait gravement compromise. Quelques jours après sa sortie de prison, elle s’éteignait doucement dans les bras de son fils qui jurait en sanglotant de venger sa mort.
Le convoi devint une cause de manifestation populaire. La mère de Philippe fut conduite au cimetière Saint-Charles, suivie d’un immense cortège de femmes du peuple qui ne se gênaient pas pour accuser tout haut M. de Cazalis. Peu s’en fallut que ces femmes n’allassent ensuite jeter des pierres dans les fenêtres du député.
En revenant de l’enterrement, Marius, dans son petit logement de la rue Sainte, se sentit seul au monde et se mit à pleurer amèrement. Les larmes le soulagèrent; il vit la route qu’il devait suivre, nettement tracée devant ses pas. Les malheurs qui l’accablaient grandissaient en lui l’amour de la vérité et la haine de l’injustice. Il sentait que toute sa vie allait être vouée à une œuvre sainte.
Il ne pouvait plus agir à Marseille. La scène du drame se déplaçait. L’action devait se dérouler maintenant à Aix, selon les péripéties du procès. Marius voulait être sur les lieux pour suivre les différentes phases de l’affaire et profiter des incidents qui se présenteraient. Il demanda à M. Martelly un congé d’un mois que celui-ci s’empressa de lui accorder.
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Le jour de son départ, il trouva Fine à la diligence.
– Je vais à Aix avec vous, lui dit tranquillement la jeune fille.
– Mais c’est une folie! s’écria-t-il. Vous n’êtes point assez riche pour vous dévouer ainsi… Et vos fleurs, qui les vendra?
– Oh! j’ai mis à ma place une de mes amies, une fille qui demeure sur le même pallier que moi, place aux Œufs… Je me suis dit comme ça: «Je puis leur être utile,» j’ai passé ma plus belle robe, et me voilà.
– Je vous remercie bien, répondit simplement Marius d’une voix émue.
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IX
OÙ M. DE GIROUSSE FAIT DES CANCANS
À Aix, Marius descendit chez Isnard qui demeurait rue d’Italie. Le mercier n’avait pas été inquiété. On dédaignait sans doute une proie d’une aussi mince valeur.
Fine alla droit chez le geôlier de la prison dont elle était la nièce par alliance. Elle avait son plan. Elle apportait un gros bouquet de roses qui fut reçu à merveille. Ses jolis sourires, sa vivacité caressante la firent en deux heures l’enfant gâtée de son oncle; le geôlier était veuf et avait deux filles en bas âge dont Fine fut tout de suite la petite mère.
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Le procès ne devait commencer que dans les premiers jours de la semaine suivante. Marius, les bras liés, n’osant plus tenter une seule démarche, attendait avec angoisse l’ouverture des débats. Par moments, il avait encore la folie d’espérer, de compter sur un acquittement.
Se promenant un soir sur le Cours, il rencontra M. de Girousse qui était venu de Lambesc pour assister au jugement de Philippe. Le vieux gentilhomme lui prit le bras, et, sans prononcer une parole, l’emmena dans son hôtel.
– Là, dit-il, en s’enfermant avec lui dans un grand salon, nous sommes seuls, mon ami. Je vais pouvoir être roturier à mon aise.
Marius souriait des allures brusques et originales du comte.
– Eh bien, continua celui-ci, vous ne me demandez pas de vous servir, de vous défendre contre de Cazalis?… Allons, vous êtes intelligent. Vous comprenez que je ne puis rien contre cette noblesse entêtée et vaniteuse à laquelle j’appartiens. Ah! votre frère a fait là un beau coup.
M. de Girousse marchait à grands pas dans le salon. Brusquement, il se planta devant Marius.
– Écoutez bien notre histoire, dit-il d’une voix haute. Nous sommes, dans cette bonne 96
ville, une cinquantaine de vieux bons hommes comme moi qui vivons à part, cloîtrés au fond d’un passé mort à jamais. Nous nous disons la fine fleur de la Provence, et nous restons-là, inactifs, à rouler nos pouces… D’ailleurs, nous sommes des gentilshommes, des cœurs chevaleresques, attendant avec dévotion le retour de leurs princes légitimes. Eh! mordieu, nous attendrons longtemps, si longtemps que la solitude et la paresse nous auront tués, avant que le moindre prince légitime ne se montre. Si nous avions de bons yeux, nous verrions marcher les évènements. Nous crions aux faits: «Vous n’irez pas plus loin!» et les faits nous passent tranquillement sur le corps et nous écrasent. J’enrage, lorsque je nous vois enfermés dans un entêtement aussi ridicule qu’héroïque. Dire que nous sommes presque tous riches, que nous pourrions presque tous faire des industriels intelligents qui travailleraient à la prospérité de la contrée, et que nous préférons moisir au fond de nos hôtels, comme de vieux débris d’un autre âge!
Il reprit haleine, puis continua avec plus de force.
– Et nous sommes tout orgueilleux de notre existence vide. Nous ne travaillons pas, par dédain pour le travail. Nous avons une sainte horreur du peuple dont les mains sont 97
noires… Ah! votre frère a touché à une de nos filles! On lui fera voir s’il est du même sang que nous. Nous allons nous liguer tous ensemble et donner une leçon aux vilains; nous leur ôterons l’envie de se faire aimer de nos enfants. Quelques ecclésiastiques puissants nous seconderont; ils sont fatalement liés à notre cause… Ce sera une bonne campagne pour notre vanité.
Après un instant de silence, M. de Girousse reprit en raillant:
– Notre vanité… Elle a reçu parfois de larges accrocs. Quelques années avant ma naissance, un drame terrible se passa dans l’hôtel qui est voisin du mien. M. d’Entrecasteaux, président du Parlement, y assassina sa femme dans son lit; il lui coupa la gorge d’un coup de rasoir, poussé, dit-on, par une passion qu’il voulait contenter même à l’aide du crime. Le rasoir ne fut retrouvé que vingt-cinq jours après au fond du jardin; on trouva également dans le puits les bijoux de la victime que le meurtrier y avait jetés, pour faire croire à la justice que l’assassinat avait eu le vol pour mobile. Le président d’Entrecasteaux prit la fuite et se retira, je crois, en Portugal où il mourut misérablement. Le Parlement le condamna par contumace à être roué vif… Vous voyez que nous avons aussi nos scélérats et que le peuple n’a rien à nous envier. Cette 98
lâche cruauté d’un des nôtres porta, dans le temps, un rude coup à notre autorité. Un romancier pourrait faire une œuvre poignante de cette sanglante et lugubre histoire.
– Et nous savons aussi plier l’échine, dit encore M. de Girousse qui s’était remis à marcher. Ainsi, lorsque Fouché, le régicide, alors duc d’Otrante, fut, vers 1810, exilé un moment dans notre ville, toute la noblesse se traina à ses pieds. Je me rappelle une anecdote qui montre à quelle plate servilité nous étions descendus. Au 1er janvier 1811, on faisait queue pour offrir à l’ancien conventionnel des vœux de bonne année; dans le salon de réception on parlait du froid rigoureux qu’il faisait, et un des visiteurs exprimait des craintes sur le sort des oliviers. «Eh! que nous importent les oliviers! s’écria un des nobles personnages, pourvu que M. le duc se porte bien!…» Voilà comme nous sommes, aujourd’hui, mon ami: humbles avec les puissants, hautains avec les faibles. Il y a sans doute des exceptions, mais elles sont rares… Vous voyez bien que votre frère sera condamné. Notre orgueil qui plie devant un Fouché, ne peut plier devant un Cayol. Cela est logique… Bonsoir.
Et le comte congédia brusquement Marius. Il s’était exaspéré lui-même en parlant, il craignait que la colère ne finit par lui faire dire des sottises.
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Le lendemain, le jeune homme le rencontra de nouveau. M. de Girousse, comme la veille, l’entraina dans son hôtel. Il tenait à la main un journal où se trouvaient imprimés les noms des jurés qui devaient juger Philippe.
Il frappa du doigt avec force sur le journal.
– Voilà donc les hommes, s’écria-t-il, qui vont juger votre frère… Voulez-vous que je vous raconte à leur sujet quelques histoires? Ces histoires sont curieuses et instructives.
M. de Girousse s’était assis. Il parcourait le journal du regard, avec des haussements d’épaules.
– C’est là, dit-il enfin, un jury de choix, une assemblée de gens riches qui ont intérêt à servir la cause de M. de Cazalis… Ils sont tous plus ou moins marguilliers, plus ou moins répandus dans les salons de la noblesse… Ils ont presque tous pour amis des hommes qui passent leurs matinées dans les églises, et qui exploitent leurs clients le reste du jour…
Puis il nomma les jurés un à un, et parla du monde qu’ils fréquentaient avec une violence indignée.
– Humbert, dit-il, le frère d’un négociant de Marseille, d’un marchand d’huile, honnête homme qui tient le haut du pavé et que tous les pauvres diables saluent. Il y a vingt ans, leur père n’était que petit commis. Au100
jourd’hui, les fils sont millionnaires, grâce à ses spéculations habiles. Une année, il vend à l’avance, au prix courant, une grande quantité d’huile. Quelques semaines après, le froid tue les oliviers, la récolte est perdue, il est ruiné s’il ne trompe ses clients. Mais notre homme préfère être trompeur que pauvre. Tandis que ses confrères livrent à perte de bonne marchandise, il achète toutes les huiles gâtées, toutes les huiles rances qu’il peut trouver, et il fait les livraisons promises. Les clients se plaignent, se fâchent. Le spéculateur répond avec sang-froid qu’il tient strictement ses promesses, et qu’on n’a rien de plus à lui demander. Et le tour est joué. Tout Marseille, qui connaît cette histoire, n’a pas assez de coups de chapeau pour cet homme adroit.
Gautier… autre négociant de Marseille. Celui-là a un neveu, Paul Bertrand, qui a escroqué en grand. Ce Bertrand était associé avec un sieur Aubert, de New-York, qui lui envoyait des navires de marchandises dont le chargement devait être vendu à Marseille. Ils avaient chacun une part égale dans les bénéfices. Notre homme gagnait beaucoup d’argent à ce commerce, d’autant plus qu’il avait le soin de tromper son associé à chaque partage. Un jour, une crise éclate, les pertes arrivent. Bertrand continue à accepter les mar101
chandises que les navires apportent toujours, mais il refuse de payer les traites qu’Aubert tire sur lui, disant que les affaires vont mal et qu’il est gêné. Les traites font retour, et reviennent de nouveau, avec des frais énormes. Alors Bertrand déclare tranquillement qu’il ne veut pas payer, qu’il n’est pas obligé de rester éternellement l’associé d’Aubert et qu’il ne doit rien. Nouveau retour des traites, nouveaux frais, remboursement onéreux pour le négociant de New-York indigné et surpris. Ce dernier, qui n’a pu plaider que par procuration, a perdu le procès en dommages-intérêts qu’il a intenté à Bertrand; on m’a affirmé que les deux tiers de sa fortune, douze cent mille francs, avaient disparu dans cette catastrophe… Bertrand reste le plus honnête homme du monde; il est membre de toutes les sociétés, de plusieurs congrégations; on l’envie et on l’honore…
– Dutailly… un marchand de blé. Il est arrivé anciennement à un de ses gendres, Georges Fouque, une mésaventure dont ses amis se sont hâtés d’étouffer le scandale. Fouque, s’arrangeait toujours de manière à faire trouver des avaries aux chargements que les navires lui apportaient. Les sociétés d’assurances payaient, sur le rapport d’un expert. Fatiguées de payer toujours, ces sociétés chargent de l’expertise un honnête boulanger, qui re102
çoit bientôt la visite de Fouque. Celui-ci, tout en causant de choses indifférentes, lui glisse dans la main quelques pièces d’or. Le boulanger laisse tomber les pièces et, d’un coup de pied, les lance au milieu de l’appartement. La scène se passait devant plusieurs personnes… Fouque n’a rien perdu de son crédit.
– Delorme… Celui-là habite une ville voisine de Marseille. Il est retiré du commerce depuis longtemps. Écoutez l’infamie que son cousin Mille a commise. Il y a une trentaine d’années, la mère de Mille tenait un magasin de mercerie. Lorsque la vieille dame se retira, elle céda son fonds à un de ses commis, garçon actif et intelligent qu’elle considérait presque comme un fils. Le jeune homme, nommé Michel, acquitta vite sa dette et augmenta tellement le cercle de ses affaires qu’il se vit obligé de prendre un associé. Il choisit un garçon de Marseille, Jean Martin, qui avait quelque argent, et qui paraissait être un homme d’honneur et de travail. C’était une fortune assurée que Michel offrait à son associé. Dans les commencements, tout alla pour le mieux. Les bénéfices augmentaient chaque année, et les deux associés mettaient chacun de côté des sommes rondes au bout de l’an. Mais Jean Martin, âpre au gain et qui rêvait une fortune rapide, finit par se 103
dire qu’il gagnerait le double, s’il était seul. La chose était difficile; Michel, en somme, était son bienfaiteur, et il avait pour ami le propriétaire de la maison, le fils de Mme Mille. Pour peu que ce dernier fut honnête, Jean Martin devait échouer dans son indigne projet. Il alla le voir, comptant trouver un homme de son espèce, et en effet il trouva en lui le coquin qu’il cherchait. Il lui offrit de passer un nouveau bail à son nom, moyennant une forte somme d’argent, et comme Mille se faisait marchander, il doubla, il tripla la somme. Mille, qui est un cuistre et un avare, se vendit le plus cher possible; le marché fut conclu. Alors Jean Martin joua auprès de Michel un rôle d’hypocrite; il lui dit qu’il désirait rompre leur acte de société pour aller s’établir plus loin; il lui désigna même le local qu’il avait loué. Michel, étonné, mais ne pouvant soupçonner l’infamie dont il devait être la victime, lui dit qu’il était libre de se retirer, et l’acte fut rompu. Peu de temps après, le bail de Michel finissait; Jean Martin, son nouveau bail à la main, mettait triomphalement son associé à la porte… De pareils crimes échappent à la justice humaine. Mais les gens lâches et avides sont condamnés devant le tribunal des hommes d’honneur. Je n’ai pas assez de mépris pour ce Mille, qui était l’ami d’enfance, 104
pour ainsi dire le frère de Michel, et qui l’a trahi d’une façon si venale et si basse. Il y a de ces consciences sales qui portent légèrement le poids d’une infamie. Puisqu’on ne peut conduire en cour d’assises ces criminels adroits, qui jettent leurs amis sur le pavé pour un sac de pièces de cent sous, il faudrait qu’on affichât leurs noms en grosses lettres dans les carrefours, et que chaque passant crachât sur ces noms. C’est là l’ignoble pilori qu’ils méritent… Michel, qu’une pareille trahison avait rendu presque fou, alla s’établir plus loin; mais, n’ayant plus de clientèle, il perdit l’argent péniblement amassé par trente années de travail. Il est mort paralytique, dans des souffrances atroces, en criant que Mille et Martin étaient des misérables, des traîtres, et en demandant vengeance à ses fils… Aujourd’hui, ses fils travaillent, suent sang et eau pour se faire une position. Mille est allié aux premières familles de la ville; ses enfants sont riches, ils vivent grassement dans la dévotion et dans l’estime de tous…
– Faivre… Sa mère avait épousé en secondes noces un sieur Chabran, armateur et escompteur. Sous prétexte de spéculations malheureuses, Chabran écrit un jour à ses nombreux créanciers qu’il est obligé de suspendre ses paiements. Quelques-uns consen105
tent à lui donner du temps. La majorité veut poursuivre. Alors Chabran se procure, en qualité d’employés, deux jeunes garçons auxquels il apprend, huit jours durant, une certaine leçon; puis, flanqué de ces deux petits êtres, parfaitement dressés, il va voir, l’un après l’autre, tous ses créanciers, se lamentant sur sa détresse, et demandant pitié pour ses deux fils, déguenillés et sans pain. Le tour réussit à merveille. Tous les créanciers déchirèrent leurs titres… Le lendemain, Chabran était à la Bourse, plus calme et plus insolent que jamais. Un courtier, qui ignorait l’affaire, vint lui proposer à escompter deux valeurs, signées précisément des négociants qui avaient, la veille, donné quittance à ce misérable: «Je ne fais rien, dit-il, hautement, avec des gens de cette classe…» Aujourd’hui, Chabran est à peu près retiré des affaires, il habite une splendide villa, où il donne le dimanche de somptueux dîners.
– Gerominot…. Le président du cercle où il passe ses soirées est un usurier de la pire espèce. Il a gagné, dit-on, à ce métier là, un petit million, ce qui lui a permis de marier sa fille à un gros bonnet de la finance. Son nom est Pertigny. Mais, depuis la faillite qui lui a laissé dans les mains un capital de trois cent mille francs, il se fait appeler Félix. Cet adroit coquin avait 106
fait, il y a quarante ans, une première faillite qui lui permit d’acheter une maison. Les créanciers reçurent le 15 pour cent. Dix ans plus tard, une seconde faillite le mit à même d’acquérir une superbe maison de campagne. Ses créanciers reçurent le 10 pour cent. Il y a quinze ans à peine, il fit enfin une troisième faillite de 300,000 francs et offrit le 5 pour cent. Les créanciers ayant réfusé, il leur prouva que tous ses biens étaient à sa femme, et il ne donna pas un centime…
Marius était écœuré, il fit un geste de dégoût, comme pour interrompre ces récits honteux.
– Vous ne me croyez peut-être pas, reprit le terrible comte, avec une certaine hauteur. Vous êtes un jeune naïf, mon ami. Je n’ai pas fini, je veux que vous m’écoutiez jusqu’au bout.
M. de Girousse raillait avec une verve sinistre. Ses paroles, hautes et sifflantes, tombaient avec des bruits de fouet sur les gens dont il racontait les sales histoires. On reconnaissait le gentilhomme dédaigneux à la liberté de ses paroles et à la fougue généreuse de son emportement.
Il nomma les jurés à la file; il fouilla leur vie, et celle de leur famille, il en mit à nu toutes les hontes et toutes les misères. À peine en épargna-t-il quelques-uns. Puis il 107
se posa violemment devant Marius et continua avec âpreté.
– Auriez-vous la naïveté de croire que tous ces millionnaires, que tous ces parvenus, que tous ces gens puissants qui vous dominent et vous écrasent aujourd’hui, sont de petits saints, des justes, dont la vie est sans tache? Ces hommes étalent, à Marseille surtout, leur vanité et leur insolence; ils sont devenus dévots et cafards; ils ont trompé jusqu’aux honnêtes gens qui les saluent et les estiment. En un mot, ils forment à eux tous une aristocratie; leur passé est oublié, on ne voit que leur richesse et leur probité de fraîche date. Eh bien! j’arrache les masques. Écoutez… Celui-ci a fait fortune en trahissant un ami; cet autre en vendant de la chair humaine; cet autre en vendant sa femme ou sa fille; cet autre en spéculant sur la misère de ses créanciers; cet autre en rachetant à vil prix, après les avoir lui-même adroitement discréditées, toutes les actions d’une compagnie dont il était le gérant; cet autre en coulant un navire chargé de pierres en guise de marchandises, et en se faisant payer par la compagnie d’assurance le prix de cet étrange chargement; cet autre, associé sur parole, en refusant de partager les chances d’une opération, dès que cette opération est devenue mauvaise; cet autre en dissimulant son actif, en 108
faisant deux ou trois faillites et en vivant ensuite comme un homme de bien; cet autre en vendant pour du vin de l’eau de campêche ou du sang de bœuf; cet autre en accaparant les blés en mer pendant les années de disette; cet autre en fraudant le fisc sur une grande échelle, en essayant de corrompre les employés et en volant tout son saoul l’administration; cet autre en mettant au bas de ses billets des signatures fausses de parents ou d’amis qui n’osent nier, le jour de l’échéance, et qui paient au besoin, plutôt que de compromettre le faussaire; cet autre en incendiant lui-même son usine ou ses vaisseaux, assurés au-delà de leur valeur; cet autre en déchirant et en jetant au feu les billets qu’il a arrachés des mains de son créancier, le jour du paiement; cet autre en jouant à la Bourse avec l’intention de ne pas payer, s’il perd, et en refusant en effet de payer, ce qui ne l’empêche pas de s’enrichir, huit jours après, aux dépens de quelque dupe…
La respiration manqua à M. de Girousse. Il garda un long silence, laissant sa colère se calmer. Ses lèvres s’ouvrirent de nouveau, il eut un sourire moins amer.
– Je suis un peu misanthrope, dit-il doucement à Marius qui l’avait écouté avec douleur et surprise, je vois tout en noir. C’est que l’oisiveté à laquelle mon titre me con109
damne, m’a permis d’étudier les hontes de ce pays. Mais sachez qu’il y a d’honnêtes gens parmi nous; s’ils voulaient se lever en masse, ils écraseraient aisément les coquins. Je prie Dieu chaque soir que cettte guerre civile de la vertu contre le vice ait lieu au plus tôt… Quant à vous, ne comptez que sur l’équité de la magistrature; vous trouverez en elle un appui ferme, indépendant et loyal. Ses membres ne rampent pas comme des esclaves devant les volontés du riche et du puissant. J’ai toujours eu pour la magistrature un respect fanatique, car elle représente la vérité et la justice sur la terre.
Marius prit congé de M. de Girousse, tout bouleversé par les paroles ardentes qu’il venait d’entendre. Il prévoyait que son frère serait impitoyablement condamné. L’ouverture des débats devait avoir lieu le lendemain.
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X
UN PROCÈS SCANDALEUX
Tout Aix était en émoi. Le scandale éclate avec une énergie étrange dans les petites villes paisibles, où la curiosité des oisifs n’a pas chaque jour un nouvel aliment. Il n’était bruit que de Philippe et de Blanche; on racontait en pleine rue les aventures des jeunes amants, on disait tout haut que l’accusé était condamné à l’avance, et que M. de Cazalis avait, par lui ou ses amis, demandé sa condamnation à chaque juré.
Le clergé d’Aix prêtait son appui au député, assez faiblement il est vrai; il y avait alors, 111
dans ce clergé, des hommes éminents et honorables, auxquels il répugnait de travailler à une injustice. Quelques prêtres obéirent cependant aux influences venues du cercle religieux de Marseille, dont l’abbé Donadéi était, pour ainsi dire, le maître. Ces prêtres essayèrent par des visites, par des démarches habiles, de lier les mains à la magistrature dont on craignait l’esprit droit et ferme. Ils ne réussirent qu’à persuader aux jurés la sainteté de la cause de M. de Cazalis.
La noblesse les aida puissamment dans cette tâche. Elle se croyait engagée d’honneur à écraser Philippe Cayol. Elle le regardait comme un ennemi personnel qui avait osé attenter à la dignité d’un des siens, et qui, par là même, l’avait insultée toute entière. À voir ces comtes et ces marquis se remuer, s’irriter, se liguer en masse, on eût cru que les ennemis se trouvaient aux portes de la ville. Il s’agissait simplement de faire condamner un pauvre diable, coupable d’amour et d’ambition.
Philippe avait aussi des amis, des défenseurs. Tout le peuple se déclarait franchement pour lui. Les basses classes blâmaient sa conduite, réprouvaient les moyens qu’il avait employés, disaient qu’il aurait mieux fait d’aimer et d’épouser une simple bourgeoise comme lui; mais, tout en con112
damnant ses actes, elles le défendaient bruyamment contre l’orgueil et la haine de M. de Cazalis. On savait, dans la ville, que Blanche, chez le juge d’instruction, avait renié son amour, et les filles du peuple, vraies provençales, c’est-à-dire dévouées et courageuses, la traitaient avec un mépris insultant. Elles l’appelaient «la renégate;» elles cherchaient à sa conduite des motifs honteux, et ne se gênaient pas pour crier leur opinion sur les places, dans le langage énergique des rues.
Ce tapage compromettait singulièrement la cause de Philippe. La ville entière était dans le secret du drame qui allait se jouer. Ceux qui avaient intérêt à faire condamner l’accusé, ne prenaient même pas la peine de cacher leurs démarches, étant certains de leur triomphe; ceux qui auraient voulu sauver le frère de Marius, se sentant faibles et désarmés, se soulageaient en criant, heureux d’irriter les gens puissants qu’ils n’avaient pas l’espérance de vaincre.
M. de Cazalis avait, sans honte, traîné sa nièce jusqu’à Aix. Pendant les premiers jours, il prit comme une volupté orgueilleuse à la promener sur le Cours. Il protestait par là contre l’idée de déshonneur que la foule attachait à la fuite de la jeune fille; il semblait dire à tous: «Vous voyez qu’un ma113
nant ne saurait déshonorer une Cazalis. Ma nièce vous domine encore du haut de son titre et de sa fortune.»
Mais il ne put continuer longtemps de pareilles promenades. La foule s’irrita de son attitude, elle insulta Blanche, elle manqua de jeter des pierres à l’oncle et à la nièce. Les femmes surtout se montrèrent acharnées; elles ne comprenaient pas que la jeune fille n’était point tant coupable et qu’elle obéissait simplement à une volonté de fer.
Blanche tremblait devant la colère populaire. Elle baissait les yeux pour ne pas voir ces femmes qui la regardaient avec des yeux ardents. Elle sentait derrière elle des gestes de mépris, elle entendait des mots horribles qu’elle ne comprenait pas, et ses jambes chancelaient, elle se tenait au bras de son oncle pour ne pas tomber. Pâle, frémissante, elle rentra un jour en déclarant qu’elle ne sortirait plus.
La pauvre enfant allait être mère.
Enfin, les débats s’ouvrirent. Dès le matin, les portes du Palais-de-Justice furent assiégées; des groupes se formèrent au milieu de la place des Prêcheurs, gesticulant, parlant à voix haute. On clabaudait sur l’issue probable du procès, on discutait la culpabilité de Philippe et l’attitude de M. de Cazalis et de Blanche.
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La salle des assises s’emplissait lentement. On avait ajouté plusieurs rangs de chaises pour les personnes munies de billets; ces personnes étaient en si grand nombre qu’elles durent presque toutes se tenir debout. Il y avait là la fine fleur de la noblesse, des avocats, des fonctionnaires, tous les personnages notables d’Aix. Jamais accusé n’avait eu un pareil parterre. Lorsqu’on ouvrit les portes pour laisser entrer le gros public, à peine quelques curieux purent-ils trouver place. Les autres furent obligés de stationner à la porte, dans les couloirs, jusque sur les marches du Palais. Et, par moment, il s’élevait de cette foule des murmures, des huées, dont les bruits pénétraient et grandissaient dans la salle, troublant la tranquille majesté du lieu.
Les dames avaient envahi la tribune. Elles formaient, là-haut, une masse compacte de visages anxieux et souriants. Celles qui étaient au premier rang, s’éventaient, se penchaient, laissaient traîner leurs mains gantées sur le velours rouge de la balustrade. Puis, dans l’ombre, montaient des rangs pressés de faces roses, dont on ne voyait pas les corps. Ces faces roses étaient comme enfouies au milieu des dentelles, des rubans, des étoffes de soie et de satin; çà et là, brillait l’éclair rapide d’un bijou, lorsqu’une 115
des têtes se tournait. Et, de cette foule rougissante et bavarde, tombaient des rires perlés, des paroles adoucies, de petits cris aigus. Ces dames étaient au spectacle.
Lorsque Philippe Cayol fut introduit, il se fit un grand silence. Toutes les dames le dévorèrent du regard; quelques-unes d’entre-elles braquèrent sur lui des lorgnettes de théâtre, l’examinant de haut en bas. Ce grand garçon, dont les traits énergiques annonçaient les appétits violents, eut un succès d’estime. Les femmes, qui étaient venues pour juger du goût de Blanche, trouvèrent sans doute la jeune fille moins coupable, quand elles virent la haute taille et les regards clairs de son amant.
L’attitude de Philippe fut calme et digne. Il était vêtu tout de noir. Il semblait ignorer la présence de deux gendarmes qui étaient à ses côtés, il se dressait et s’asseyait avec les grâces d’un homme du monde. Par moments, il regardait la foule tranquillement, sans effronterie. Il leva plusieurs fois les yeux vers la tribune, et, chaque fois, malgré lui, il eut des sourires tendres; ses incorrigibles habitudes d’aimer et de vouloir plaire le reprenaient, même devant la justice.
On lut l’acte d’accusation.
Cet acte était écrasant pour l’accusé. Les faits, selon les dépositions de M. de Cazalis et 116
de sa nièce, s’y trouvaient interprêtés d’une façon habile et terrible. On y disait que Philippe avait séduit Blanche à l’aide de mauvais romans; la vérité était qu’il s’agissait de deux ouvrages de Mme de Genlis, parfaitement puérils. L’accusation disait, en outre, en acceptant la version de Blanche, que la jeune fille avait été enlevée avec violence, qu’elle s’était cramponnée à un amandier, et que, pendant toute la fuite, le séducteur avait dû employer l’intimidation pour se faire suivre par sa victime. Enfin, le fait le plus grave consistait dans une affirmation de Mlle de Cazalis: elle prétendait qu’elle n’avait jamais écrit de lettres à Philippe et que les deux lettres présentées par l’accusé, étaient des lettres antidatées qu’il lui avait fait écrire à Lambesc, par mesure de précaution.
Lorsque la lecture de l’acte d’accusation fut achevée, la salle s’emplit du murmure bruyant des conversations particulières. Chacun, avant de venir au Palais, avait sa version, et chacun discutait, à demi-voix, le récit officiel. Au dehors, la foule poussait de véritables cris. Le président menaça de faire évacuer la salle, et le silence se rétablit peu à peu.
Alors on procéda à l’interrogatoire de Philippe Cayol.
Lorsque le président lui eut fait les de117
mandes d’usage et qu’il lui eut répété les motifs de l’accusation qui pesait sur lui, le jeune homme, sans répondre, dit d’une voix claire:
– Je suis accusé d’avoir été enlevé par une jeune fille.
Ces paroles firent sourire tous les assistants. Les dames se cachèrent derrière leur éventail pour s’égayer à leur aise. C’est que la phrase de Philippe, toute folle et absurde qu’elle paraissait, contenait cependant l’exacte vérité. Le président fit remarquer avec raison que jamais on n’avait vu un jeune homme de trente ans enlevé par une jeune fille de seize ans.
– On n’a jamais vu non plus, répondit tranquillement Philippe, une jeune fille de seize ans courant les grands chemins, traversant des villes, rencontrant des centaines de personnes, et ne songeant pas à appeler le premier passant venu pour la délivrer de son séducteur, de son geôlier.
Et il s’attacha à montrer l’impossibilité matérielle de la violence et de l’intimidation dont on l’accusait. À chaque heure du jour, Blanche était libre de le quitter, de demander aide et secours; si elle le suivait, c’est qu’elle l’aimait, c’est qu’elle avait consenti à la fuite. D’ailleurs, Philippe témoigna la plus grande tendresse pour la jeune fille et la plus grande 118
déférence pour M. de Cazalis. Il reconnut ses torts, il demanda simplement qu’on ne fit pas de lui un séducteur indigne.
L’audience fut levée et renvoyée au lendemain pour l’audition des témoins. Le soir, la ville était bouleversée; les dames parlaient de Philippe avec une indignation affectée, les hommes graves le traitaient avec plus ou moins de sévérité, les gens du peuple le défendaient avec énergie.
Le lendemain, la foule fut plus grande et plus bruyante encore, à la porte du Palais-de-Justice. Les témoins étaient presque tous des témoins à charge. M. de Girousse n’avait pas été cité; on redoutait la franchise brusque de son esprit, et, d’autre part, il aurait dû être plutôt arrêté comme complice. Marius, lui-même, était allé le prier de ne point se compromettre dans cette affaire; il craignait, ainsi que ses adversaires, l’esprit violent du vieux comte, dont une boutade pouvait tout gâter.
Il n’y eut guère qu’une déposition en faveur de Philippe, celle de l’aubergiste de Lambesc, qui vint déclarer que Blanche donnait à son compagnon le titre de mari. Cette déposition fut comme effacée par celles des autres témoins. Marguerite, la laitière, balbutia et dit qu’elle ne se souvenait plus d’avoir apporté à l’accusé les lettres de Mlle de 119
Cazalis. Chaque témoin servit ainsi les intérêts du député, soit par crainte, soit par sottise et manque de mémoire.
Les plaidoiries commencèrent et demandèrent une nouvelle audience. L’avocat de Philippe le défendit avec une simplicité digne. Il ne chercha pas à excuser ce qu’il y avait de coupable dans sa conduite; il le montra comme un homme ardent et ambitieux qui s’était laissé égarer par des espoirs de richesse et d’amour. Mais, en même temps, il prouva que l’accusé ne pouvait être condamné pour rapt et que l’affaire en elle-même excluait toute idée de violence et d’intimidation.
Le réquisitoire du procureur du roi fut terrible. On comptait sur une certaine douceur, et les accusations énergiques du magistrat eurent un effet désastreux. Le jury rapporta un verdict affirmatif. Philippe Cayol fut condamné à cinq ans de réclusion et à l’exposition publique sur une place de Marseille. Le jardinier Ayasse fut puni de quelques mois de prison seulement.
De vagues rumeurs s’élevèrent dans la salle. Au dehors, la foule grondait.
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XI
OÙ BLANCHE ET FINE SE TROUVENT FACE À FACE
Blanche, cachée au fond de la tribune, avait assisté à la condamnation de Philippe. Elle était là, par ordre de son oncle, qui voulait achever de tuer ses tendresses, en lui montrant son amant entre deux gendarmes, ainsi qu’un voleur. Une vieille parente s’était chargée de la conduire à ce spectacle édifiant.
Comme les deux femmes attendaient leur voiture, sur les marches du Palais, la foule qui se précipitait, les sépara brusquement. Blanche, entraînée au milieu de la place des 121
Prêcheurs, fut reconnue par des femmes de la halle qui se mirent à la huer et à l’insulter.
– C’est elle, c’est elle! criaient ces femmes, la renégate, la renégate!…
La pauvre enfant, éperdue, ne sachant où fuir, se mourait de honte et de peur, lorsqu’une jeune fille écarta puissamment le groupe hurlant qui l’entourait, et vint se planter à côté d’elle.
C’était Fine.
La bouquetière, elle aussi, venait d’assister à la condamnation de Philippe. Pendant près de trois heures, elle avait passé par toutes les angoisses de l’espoir et de la crainte; le réquisitoire du procureur du roi l’avait accablée, et elle s’était mise à pleurer en entendant prononcer le jugement.
Elle sortait du Palais, irritée, dans une surexcitation terrible, lorsqu’elle entendit les huées des femmes de la halle. Elle comprit que Blanche était là et qu’elle allait pouvoir se venger en l’injuriant; elle accourut, les poings fermés, l’insulte à la bouche. Selon elle, la jeune fille était la grande coupable; elle avait menti, elle avait commis un parjure et une lâcheté. À ces pensées, tout le sang plébéien de Fine lui montait à la face et la poussait à crier et à frapper.
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Elle se précipita, elle écarta la foule pour prendre sa part de vengeance.
Mais lorsqu’elle fut devant Blanche, lorsqu’elle la vit pliée par l’effroi, cette enfant frissonnante et faible lui fit pitié. Elle la trouva toute petite, toute mignonne, d’une fragilité si délicate qu’il lui vint au cœur une pensée généreuse de pardon. Elle repoussa d’un geste violent les femmes qui montraient le poing à la demoiselle, et, se cambrant, d’une voix haute et sèche:
– Eh bien! cria-t-elle, n’avez-vous pas honte?… Elle est seule, et vous êtes cent contre elle. Dieu n’a pas besoin de vos cris pour la punir… Laissez-nous passer.
Elle avait pris la main de Blanche et se tenait droite et courroucée devant la foule qui murmurait et qui se serrait davantage pour ne pas livrer passage aux deux jeunes filles. Fine attendait, les lèvres pâles et tremblantes. Et comme elle rassurait la demoiselle du regard, elle vit qu’elle allait être mère. Elle devint toute blanche, et, marchant vers les femmes du premier rang:
– Laissez-nous passer, reprit-elle avec plus d’éclat… Vous ne voyez donc pas, misérables, que la pauvre fille est enceinte et que vous allez tuer son enfant!…
Elle repoussa une grosse commère qui ricanait. Toutes les autres femmes s’écartèrent. 123
Les paroles de Fine les avaient subitement rendues silencieuses et compatissantes. Les jeunes filles purent alors s’éloigner entre deux haies de femmes, parmi lesquelles couraient de vagues murmures de regret. Blanche, rouge de honte, se serrait avec peur contre sa compagne et hâtait fièvreusement sa marche.
La bouquetière, pour éviter la rue du Pont-Moreau, alors pleine de monde et de tapage, prit la petite rue Saint-Jean. Arrivée sur le Cours, elle conduisit mademoiselle de Cazalis à son hôtel dont la porte se trouvait ouverte. Pendant le trajet, elle n’avait pas prononcé une parole.
Blanche la força à entrer dans le vestibule, et là, poussant la porte à demi, se mettant presque à genoux:
– Oh! mademoiselle, dit-elle d’une voix émue, que je vous remercie d’être venue à mon secours!… Ces méchantes femmes allaient me tuer.
– Ne me remerciez pas, répondit Fine avec brusquerie. J’étais venue comme les autres pour vous insulter, pour vous battre.
– Vous!
– Oui, je vous hais, je voudrais que vous fussiez morte au berceau.
Blanche regardait la bouquetière avec étonnement. Elle s’était redressée, ses instincts aristocratiques se révoltaient maintenant, et 124
ses lèvres se plissaient légèrement de dédain. Les deux jeunes filles se trouvaient face à face, l’une avec toute sa grâce frèle, l’autre dans sa beauté fraiche et énergique. Elles se contemplaient, silencieuses, sentant gronder en elles la rivalité de leur race et de leur cœur.
– Vous êtes belle, vous êtes riche, reprit Fine avec amertume. Pourquoi êtes-vous venue me voler mon amant, puisque vous ne pouviez avoir plus tard pour lui que du mépris et de la colère? Il fallait chercher dans votre monde; vous auriez trouvé un garçon aussi pâle et aussi lâche que vous, qui aurait contenté vos amours de petite fille… Voyez-vous, ne prenez pas nos hommes, ou nous déchirerons vos visages roses.
– Je ne vous comprends pas, balbutia Blanche que la peur reprenait.
– Vous ne me comprenez pas… Écoutez. J’aimais monsieur Philippe. Il venait m’acheter des roses, le matin, et mon cœur battait à se rompre, lorsque je lui donnais mes bouquets. Je sais à présent où allaient ces fleurs. On m’a dit un jour qu’il s’était enfui avec vous. J’ai pleuré, puis j’ai pensé que vous l’aimeriez bien et qu’il serait heureux. Et voilà que vous le faites mettre en prison… Tenez, ne parlons pas de cela, je me fâcherais, je vous frapperais…
Elle s’arrêta, haletante, puis continua, 125
s’approchant, brûlant de son haleine ardente les joues glacées de Blanche:
– Vous ne savez donc pas comment nous aimons, nous les pauvres filles. Nous aimons de toute notre chair, de tout notre courage. Lorsque nous nous sauvons avec un homme, nous ne venons pas dire ensuite qu’il a profité de notre faiblesse. Nous le serrons avec force dans nos bras pour le défendre… Ah! si monsieur Philippe m’avait aimée! Mais je suis une malheureuse, une pauvresse, une laide…
Et Fine se mit à sangloter, aussi faible que mademoiselle de Cazalis. Celle-ci lui prit la main, et, la voix coupée de larmes:
– Par pitié, dit-elle, ne m’accusez pas. Voulez-vous être mon amie, voulez-vous que je mette mon cœur à nu devant vous… Je souffre tant, si vous saviez… Moi, je ne puis rien, j’obéis à mon oncle qui me brise dans ses mains de fer. Je suis lâche, je le sais; mais je n’ai pas la force de n’être point lâche… Et j’aime Philippe, je le trouve toujours en moi. Il me l’a bien dit: «Ton châtiment, si jamais tu me trahis, sera de m’aimer éternellement, de me garder sans cesse dans ta poitrine…» Il est là, il me brûle, il me tuera. Tout à l’heure, quand on l’a condamné, j’ai senti en moi quelque chose qui m’a fait tressaillir et 126
qui m’a comme déchiré les entrailles… Je pleure, voyez, je vous demande grâce.
Toute la colère de Fine était tombée; elle soutint Blanche qui chancelait.
– Vous avez raison, continua la pauvre enfant, je ne mérite pas de pitié. J’ai frappé celui que j’aime et qui ne m’aimera jamais plus… Ah! par grâce, s’il devient un jour votre mari, dites-lui mes larmes, demandez-lui mon pardon. Ce qui me rend folle, c’est que je ne puis lui faire savoir que je l’adore; il rirait, il ne comprendrait pas toute ma lâcheté… Non, ne lui parlez pas de moi. Qu’il m’oublie, cela vaut mieux: je serai seule à pleurer.
Il y eut un douloureux silence.
– Et votre enfant? demanda Fine.
– Mon enfant, dit Blanche avec égarement, je ne sais… Mon oncle me le prendra.
– Voulez-vous que je lui serve de mère?
La bouquetière prononça ces mots d’une voix tendre et grave. Mademoiselle de Cazalis la serra entre ses bras, dans une étreinte passionnée.
– Oh! vous êtes bonne, vous savez aimer… Tâchez de me voir à Marseille. Quand l’heure sera venue, je me confierai à vous…
En ce moment, la vieille parente rentrait, après avoir en vain cherché Blanche dans la foule. Fine se retira lestement et remonta le 127
Cours. Comme elle arrivait à la place des Carmelites, elle aperçut de loin Marius qui causait avec l’avocat de Philippe.
Le jeune homme était désespéré. Jamais il n’aurait cru qu’on pût condamner son frère à une peine si sévère. Les cinq années de prison l’épouvantaient; mais il était peut être encore plus douloureusement accablé par la pensée de l’exposition publique sur une place de Marseille. Il reconnaissait la main du député dans ce châtiment; M. de Cazalis avait surtout voulu flétrir Philippe, le rendre à jamais indigne de l’amour d’une femme.
Autour de Marius, la foule criait à l’injustice; il n’y avait qu’une voix dans le public pour protester contre l’énormité de la peine.
Et comme le jeune homme se récriait avec l’avocat, s’irritait et se désespérait, une main douce se posa sur son bras. Il se tourna vivement et aperçut Fine à son côté, calme et souriante.
– Espérez et suivez-moi, lui dit-elle à voix basse… Votre frère est sauvé.
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XII
QUI PROUVE QUE LE CŒUR D’UN GEÔLIER N’EST PAS TOUJOURS DE PIERRE
Pendant que Marius, avant le procès, courait la ville inutilement, Fine travaillait de son côté à l’œuvre de délivrance. Elle entreprenait une campagne en règle contre la conscience de son oncle, le geôlier Revertégat.
Elle s’était installée chez lui, elle passait ses journées dans la prison. Elle cherchait du matin au soir à se rendre utile, à se faire adorer de son parent qui vivait seul, comme un ours grondeur, avec ses deux petites filles. Elle l’attaqua dans son amour paternel; elle eut des cajoleries charmantes pour 129
les enfants, elle dépensa toutes ses économies en joujoux, en dragées, en chiffons de toilette. Les petites n’avaient pas l’habitude d’être gâtées; elles se prirent d’une tendresse bruyante pour leur grande cousine qui les faisait danser sur ses genoux et qui leur distribuait de si belles et de si bonnes choses. Le père fut attendri, il remercia Fine avec effusion.
Malgré lui, il subissait l’influence pénétrante de la jeune fille. Il grondait, lorsqu’il lui fallait quitter la chambre où elle était. La bouquetière semblait avoir apporté avec elle la senteur douce de ses fleurs, la fraîcheur de ses roses et de ses violettes. La loge du geôlier sentait bon, depuis qu’elle se trouvait là, rieuse et légère; ses jupes claires paraissaient y jeter de la lumière, de l’air, de la gaîté. Tout riait maintenant dans la salle noire, et Revertégat disait avec un gros rire que le printemps logeait chez lui. Le brave homme s’oubliait dans les effluves caressantes de ce printemps; son cœur s’amollissait, il se départait peu à peu de la rudesse et de la sévérité de son métier.
Fine était une fille trop rusée pour ne pas jouer son rôle avec une prudence câline. Elle ne brusqua rien, elle amena peu à peu le geôlier à la pitié et à la douceur. Puis, elle plaignit Philippe devant lui, elle le força à 130
déclarer lui-même qu’on le retenait injustement en prison. Quand elle tint Revertégat dans ses mains, tout assoupli et tout obéissant, elle lui demanda si elle ne pouvait pas visiter la cellule de ce pauvre jeune homme. Le geôlier n’osa dire non; il conduisit sa nièce, la fit entrer et resta à la porte pour faire le guet.
Fine demeura toute sotte devant Philippe. Elle le regardait, confuse et rougissante, oubliant ce qu’elle voulait lui dire. Le jeune homme la reconnut et s’approcha vivement, d’un air tendre et charmé.
– Vous ici, ma chère enfant, s’écria-t-il. Ah! que vous êtes gentille de venir me voir… Me permettez-vous de vous baiser la main?
Philippe se croyait sûrement dans son petit appartement de la rue Sainte, et il n’était peut-être pas loin de rêver une nouvelle aventure. La bouquetière, surprise, presque blessée, retira sa main et regarda gravement l’amant de Blanche.
– Vous êtes fou, monsieur Philippe, répondit-elle. Vous savez bien que maintenant vous êtes marié pour moi… Parlons de choses sérieuses.
Elle baissa la voix et continua rapidement:
– Le geôlier est mon oncle, et, depuis huit jours, je travaille à votre délivrance. J’ai 131
voulu vous voir pour vous dire que vos amis ne vous oublient pas… Espérez.
Philippe, en entendant ces bonnes paroles, regretta son accueil amoureux.
– Donnez-moi votre main, dit-il d’une voix émue. C’est un ami qui vous la demande pour vous la serrer en vieux camarade… Vous me pardonnez?
La bouquetière sourit, sans répondre.
– Je pense, reprit-elle, pouvoir vous ouvrir prochainement la porte toute grande… Quel jour voulez-vous vous sauver?
– Me sauver!… Mais je serai acquitté. À quoi bon fuir. Si je m’échappais, je déclarerais par là même que je suis coupable.
Fine n’avait pas songé à ce raisonnement. Pour elle, Philippe était condamné à l’avance; mais, en somme, il avait raison, il fallait attendre le jugement. Comme elle gardait le silence, pensive et irrésolue, Revertégat frappa deux petits coups contre la porte pour la prier de quitter la cellule.
– Eh bien, reprit-elle en s’adressant au prisonnier, tenez-vous toujours prêt. Si vous êtes condamné, nous préparerons votre fuite, votre frère et moi… Ayez confiance.
Elle se retira, elle laissa Philippe presque amoureux. Maintenant elle avait du temps devant elle pour gagner son oncle. Elle continua à suivre sa tactique, émerveillant le 132
cher homme par sa bonté et sa grâce, l’apitoyant sur le sort du prisonnier. Elle mit dans la conspiration ses deux petites cousines qui, sur un de ses désirs, auraient quitté leur père pour la suivre. Un soir, après avoir attendri Revertégat par toutes les cajoleries qu’elle put trouver en elle, elle en arriva enfin à lui demander carrément la liberté de Philippe.
– Pardieu! s’écria le geôlier, si cela ne dépendait que de moi, je lui ouvrirais tout de suite la porte.
– Mais cela ne dépend que de vous, mon oncle, répondit naïvement Fine.
– Ah! tu crois… Le lendemain, on me mettrait sur le pavé, et je crèverais de faim avec mes deux filles.
Ces paroles rendirent la bouquetière toute sérieuse.
– Mais, reprit-elle au bout d’un instant, si je vous donnais de l’argent, moi, si j’aimais ce garçon, si je vous priais à mains jointes de me le rendre.
– Toi! toi!… dit le geôlier avec étonnement.
Il s’était levé, il regardait sa nièce pour voir si elle ne se moquait pas de lui. Quand il la vit grave et émue, il plia le dos, vaincu, adouci, consentant du geste.
– Ma foi, ajouta-t-il, je ferai ce que tu 133
voudras… Tu es une trop bonne et trop belle fille.
Fine l’embrassa et parla d’autre chose. Maintenant elle était sûre de la victoire. À plusieurs reprises, de loin en loin, elle reprit la conversation, elle habitua Revertégat à l’idée de laisser échapper Philippe. Elle ne voulait pas jeter elle-même son parent dans la misère, et elle lui offrit la première une récompense de quinze mille francs. Cette offre éblouit le geôlier; dès cet instant, il se livra, pieds et poings liés.
Et voilà comment Fine avait pu dire à Marius, avec son fin sourire: «Suivez-moi… Votre frère est sauvé.»
Elle mena le jeune homme à la prison. En chemin, elle lui conta toute sa campagne, elle lui dit comment elle avait peu à peu gagné son oncle. L’esprit droit de Marius se révolta d’abord au récit de cette comédie; il lui répugnait de penser que son frère devrait son salut à la fuite, à l’achat d’une conscience. L’idée du devoir était tellement enracinée en lui qu’il éprouvait une certaine honte à payer Revertégat pour lui faire trahir le mandat qu’on lui avait confié. Puis il songea aux intrigues employées par M. de Cazalis, il se dit qu’il usait après tout des mêmes armes que ses adversaires, et le calme se fit en lui.
Il remercia Fine d’une façon touchante, il 134
ne sut comment lui témoigner sa reconnaissance. La jeune fille, heureuse de sa joie émue, écoutait à peine ses protestations de dévouement.
Ils ne purent voir Revertégat que le soir. Le geôlier, dès les premiers mots de la conversation, montra à Marius ses deux petites filles qui jouaient dans un coin de la salle.
– Monsieur, dit-il simplement, voici mon excuse… Je ne demanderais pas un sou, si je n’avais ces enfants à nourrir.
Cette scène était pénible pour Marius. Il l’abrégea autant que possible. Il savait que le geôlier cédait à la fois par intérêt et par dévouement, et, s’il ne pouvait le mépriser, il se sentait mal à l’aise en concluant avec lui un pareil marché.
D’ailleurs, tout fut arrêté en quelques minutes. Marius déclara qu’il partirait le lendemain matin pour Marseille et qu’il en rapporterait les quinze mille francs promis par Fine. Il comptait aller les prendre chez son banquier; sa mère avait laissé une cinquantaine de mille francs qui se trouvaient placés chez M. Bérard, dont la maison était une des plus fortes et des plus connues de la ville. La bouquetière devait rester à Aix et y attendre le retour du jeune homme.
Il partit, plein d’espérance, voyant déjà son frère libre. Comme il descendait de la dili135
gence, à Marseille, il apprit une nouvelle terrible et inattendue qui l’écrasa. Le banquier Bérard venait d’être mis en faillite.
136
XIII
UNE FAILLITE COMME ON EN VOIT BEAUCOUP
Marius courut chez le banquier Bérard. Il ne pouvait croire à la sinistre nouvelle, il avait la foi des cœurs honnêtes. En chemin, il se disait que les bruits qui couraient n’étaient peut-être que des calomnies, et il se rattachait à des espérances folles. La perte de sa fortune, en ce moment, était la perte de son frère; il lui semblait que le hasard n’aurait point tant de cruauté; le public devait se tromper, Bérard allait lui remettre son argent. Il avait besoin de voir par lui-même pour être convaincu.
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Lorsqu’il entra dans la maison de banque, une angoisse froide le saisit au cœur. Il vit la désolante réalité. Les bureaux étaient vides; ces grandes pièces désertes et calmes, avec leurs grillages fermés et leurs bureaux nus, lui parurent funèbres. Une fortune qui croule laisse je ne sais quelle désolation morne derrière elle. Il s’échappait des cartons, des papiers, de la caisse, une vague senteur de ruine. Les scellés étalaient partout leurs bandes blanches et leurs gros cachets rouges.
Marius traversa trois pièces sans trouver personne. Il découvrit enfin un commis qui était venu prendre dans un pupitre quelques objets lui appartenant. Le commis lui dit d’un ton brusque que M. Bérard était dans son cabinet.
Le jeune homme entra, frémissant, oubliant de fermer la porte. Il aperçut le banquier qui travaillait paisiblement, écrivant des lettres, rangeant des papiers, arrêtant des comptes. Cet homme, jeune encore, grand, d’une figure belle et intelligente, était mis avec une exquise recherche; il portait des bagues aux doigts, il avait un air galant et riche. On eût pu croire qu’il venait de faire un bout de toilette pour recevoir ses clients et leur expliquer lui-même son désastre.
D’ailleurs, son attitude paraissait courageuse. Cet homme était une victime résignée 138
des circonstances, ou bien un fieffé coquin qui payait d’audace.
En voyant entrer Marius, il prit un air de componction; il regarda en face son client, et son visage exprima une sorte de tristesse loyale.
– Je vous attendais, cher monsieur, dit-il d’une voix émue. Vous le voyez, j’attends toutes les personnes dont j’ai amené la ruine. J’aurai du courage jusqu’au bout, je veux que chacun puisse voir que je n’ai pas de rougeur au front.
Il prit un registre sur son bureau, et l’étala avec une certaine affectation.
– Voici mes comptes, continua-t-il. Mon passif est d’un million, mon actif d’un million cinq cent mille francs… Le tribunal réglera, et je veux croire que mes créanciers n’éprouveront point une perte trop forte… Je suis le premier frappé; j’ai perdu ma fortune et mon crédit, je me suis laissé voler indignement par des débiteurs insolvables.
Marius n’avait pas encore prononcé un mot. Devant le calme abattu de Bérard, devant cette mise en scène d’une douleur austère, il ne trouvait plus au fond de lui un seul cri de reproche, une seule parole indignée et désespérée. Il plaignait presque cet homme qui faisait tête à l’orage.
– Monsieur, lui dit-il enfin, pourquoi ne 139
m’avez-vous pas prévenu, lorsque vous avez vu vos affaires s’embrouiller et tourner mal? Ma mère était amie de la vôtre, et, en souvenir de nos anciennes relations, vous auriez dû me faire retirer de chez vous cet argent que vous alliez compromettre… Votre ruine, aujourd’hui, me dépouille entièrement et me jette dans le désespoir.
Bérard s’avança vivement et saisit les mains de Marius.
– Ne dites pas cela! s’écria-t-il d’un ton larmoyant, ne m’accablez pas. Ah! vous ignorez les regrets cruels qui me déchirent… Quand j’ai vu le gouffre, j’ai voulu me rattraper aux branches; j’ai lutté: jusqu’au dernier moment, j’ai espéré sauver les sommes déposées entre mes mains… Vous ne savez pas quelles terribles chances courent les manieurs d’argent.
Marius ne trouva rien à répondre. Que pouvait-il dire à cet homme qui s’excusait en s’accusant. Il n’avait pas de preuves, il n’osait traiter Bérard de fripon, il ne lui restait qu’à se retirer tranquillement. Puis, le banquier parlait d’une voix si dolente, d’une façon si pénétrée et si franche, qu’il en avait presque pitié. Il se hâta de sortir pour le laisser tranquille. Son malheur l’accablait.
Comme il traversait de nouveau les bureaux vides, le commis, qui avait fini de préparer 140
son petit déménagement, prit son paquet et son chapeau et se mit à le suivre. Ce commis ricanait entre ses dents, et, à chaque marche, il regardait Marius d’un air étrange, en haussant les épaules. En bas, sur le trottoir, il l’aborda brusquement.
– Eh bien! lui dit-il, que pensez-vous du sieur Bérard?… C’est un fameux comédien, n’est-ce pas?… La porte du cabinet était restée ouverte; j’ai bien ri à voir ses mines désolées. Il a failli pleurer, l’honnête homme. Permettez-moi de vous dire, monsieur, que vous venez de vous laisser duper de la plus galante façon.
– Je ne vous comprends pas, répondit Marius.
– Tant mieux. C’est que vous êtes un esprit droit et juste… Moi, je quitte cette baraque avec une joie profonde. Il y a longtemps que je me doutais du coup; j’avais prévu le dénouement de cette haute comédie du vol. J’ai un flair tout particulier pour sentir les tripotages dans une maison.
– Expliquez-vous.
– Oh! l’histoire est simple. Je puis vous la conter en deux mots… Il y a dix ans que Bérard a ouvert une maison de banque. Aujourd’hui, je ne doute pas que, dès le premier jour, il n’ait préparé sa faillite. Voici le raisonnement qu’il a dû se tenir: «Je veux être 141
riche, parce que j’ai de larges appétits, et je veux être riche au plus tôt, parce que je suis pressé de contenter mes appétits. Or, la voie droite est rude et longue; je préfère suivre le sentier de l’escroquerie et ramasser mon million en dix ans. Je vais me faire banquier, je vais avoir une caisse pour prendre les fonds du public à la pipée. Chaque année, j’escamoterai une somme ronde. Cela durera autant qu’il le faudra; je m’arrêterai quand mes poches seront pleines. Alors je suspendrai tranquillement mes paiements; sur deux millions qui m’auront été confiés, je rendrai généreusement deux ou trois cent mille francs à mes créanciers. Le reste, caché dans un petit coin que je sais, m’aidera à vivre comme je l’entends, en paresseux et en voluptueux.» Comprenez-vous, cher monsieur?
Marius écoutait le commis avec stupéfaction.
– Mais, s’écria-t-il enfin, ce que vous me contez là est impossible. Bérard vient de me dire que son passif est d’un million et son actif d’un million cinq cent mille francs. Nous serons tous remboursés intégralement. C’est une simple affaire de patience.
Le commis se mit à rire aux éclats.
– Ah! mon Dieu! que vous êtes naïf! reprit-il. Vraiment, vous croyez à cet actif d’un million cinq cent mille francs?… D’a142
bord, on prélèvera sur cette somme la dot de madame Bérard. Or, madame Bérard a apporté cinquante mille francs à son mari que celui-ci a transformés, dans l’acte de mariage, en cinq cents beaux mille francs. Comme vous le voyez, c’est un petit vol de quatre cent cinquante mille francs. Reste un million, et ce million est presque entièrement représenté par des créances véreuses… Allez, le procédé est facile. Il y a, à Marseille, des gens qui, pour cent sous, vendent leur signature; ils vivent même fort bien de ce métier aisé et lucratif. Bérard s’est fait signer des tas de billets par ces hommes de paille, et il a empoché l’argent qu’il prétend aujourd’hui avoir prêté à des débiteurs insolvables… Si l’on vous donne le dix pour cent, vous devrez vous estimer heureux. Et cela dans dix-huit mois, deux ans, lorsque le syndic de la faillite aura terminé sa tâche.
Marius était bouleversé. Ainsi, les cinquante mille francs que sa mère lui avait laissés, se changeraient en une somme ridicule qui ne lui servirait à rien. Il lui fallait de l’argent tout de suite, et on lui parlait d’attendre deux ans. Et sa ruine, son désespoir était l’œuvre d’un scélérat qui venait de le berner. La colère montait en lui.
– Ce Bérard est un coquin, dit-il avec force. Il sera vigoureusement traqué. On doit 143
débarrasser la société de ces hommes habiles qui s’enrichissent de la ruine des autres. Le bagne les attend.
Le commis partit d’un nouvel éclat de rire.
– Bérard, reprit-il, aura peut-être quinze jours de prison. Voilà tout… Vous recommencez à ne pas comprendre?… Écoutez-moi.
Les deux jeunes gens étaient restés debout sur le trottoir. Les passants les coudoyaient. Ils rentrèrent dans le vestibule de la maison du banquier.
– Vous dites que le bagne attend Bérard, continua le commis. Le bagne n’attend que les gens maladroits. Depuis dix ans qu’il mûrit et caresse sa faillite, notre homme a pris ses précautions; c’est toute une œuvre d’art qu’une pareille infamie. Ses comptes sont en règle, et il a mis la loi de son côté. Il sait à l’avance les risques légers qu’il court. Le tribunal pourra tout au plus lui reprocher de trop fortes dépenses personnelles; on l’accusera encore d’avoir mis en circulation un grand nombre de billets, moyen ruineux de se procurer de l’argent. Mais ces fautes n’entraînent qu’un châtiment dérisoire. Je vous l’ai dit, Bérard aura quinze jours, un mois au plus de prison.
– Mais, s’écria Marius, ne pourrait-on aller crier le crime de cet homme en pleine 144
place publique, prouver son infamie et le faire condamner.
– Eh! non, on ne pourrait pas faire cela. Les preuves manquent, vous dis-je. Puis, Bérard n’a pas perdu son temps; il a tout prévu, il s’est fait, à Marseille, des amis puissants, devinant qu’il aurait sans doute un jour besoin de leur influence. Maintenant, dans cette ville de coteries, c’est une sorte de personnage inviolable; si l’on touchait à un seul de ses cheveux, tous ses amis crieraient de douleur et de colère. On pourra tout au plus l’emprisonner un peu, pour la forme. Quand il sortira de prison, il retrouvera son petit million, il étalera son luxe, il se refera aisément une estime toute neuve. Alors vous le rencontrerez en voiture, vautré sur des coussins, et les roues de sa calèche vous jetteront de la boue; vous le verrez insouciant et oisif, menant un grand train de maison, goûtant toutes les douceurs de l’existence. Et, pour couronner dignement ce succès du vol, on le saluera, on l’aimera, on lui ouvrira un nouveau crédit d’honneur et de considération.
Marius gardait un silence farouche. Le commis lui fit un léger salut, près de s’éloigner.
– C’est ainsi que la farce se joue, dit-il encore… J’avais tout cela sur le cœur, et je suis heureux de vous avoir rencontré pour 145
me soulager… Maintenant, un bon conseil: Tenez secret ce que je viens de vous conter, dites adieu à votre argent, et ne vous occupez pas davantage de cette triste affaire. Réfléchissez et vous verrez que j’ai raison… Je vous salue.
Marius resta seul. Il lui prit une furieuse envie de remonter chez Bérard et de le souffleter. Tous ses instincts de justice et de probité se révoltaient et le poussaient à traîner le banquier dans la rue, en criant son crime. Puis, le dégoût succéda à son emportement; il se souvint de sa pauvre mère, indignement trompée par cet homme, et dès lors il n’eut plus qu’un mépris écrasant. Il suivit le conseil du commis; il s’éloigna de cette maison, tâchant d’oublier qu’il avait eu de l’argent et qu’un coquin le lui avait volé.
D’ailleurs, tout ce que le commis venait de lui dire, se réalisa de point en point. Bérard fut condamné, pour faillite simple, à un mois d’emprisonnement. Un an plus tard, le teint fleuri, l’allure aisée et insolente, il promenait, dans Marseille, sa joyeuse humeur d’homme riche. Il faisait sonner sa bourse dans les cercles, dans les restaurants, dans les théâtres, partout où il y avait des plaisirs à acheter. Et, sur son chemin, il trouvait toujours quelques complaisants ou quelques dupes qui lui tiraient largement le chapeau.
146
XIV
QUI PROUVE QUE L’ON PEUT DÉPENSER TRENTE MILLE FRANCS PAR AN ET N’EN GAGNER QUE DIX-HUIT CENTS
Marius descendit machinalement sur le port. Il allait, devant lui, ne sachant où ses pieds le conduisaient. Il était comme hébêté. Une seule idée battait dans sa tête vide, et cette idée répétait, avec des bourdonnements de cloche, qu’il lui fallait quinze mille francs sur le champ. Il promenait autour de lui ce regard vague des gens désespérés; il semblait chercher à terre pour voir s’il ne trouverait pas entre deux pavés la somme dont il avait besoin.
Sur le port, il lui vint des désirs de ri147
chesse. Les marchandises entassées le long des quais, les navires qui apportaient des fortunes, le bruit, le mouvement de cette foule qui gagnait de l’argent, l’irritaient. Jamais il n’avait senti sa misère. Il eut un moment d’envie, de révolte, d’amertume jalouse. Il se demanda pourquoi il était pauvre, pourquoi d’autres étaient riches.
Et toujours le son de cloche grondait dans sa tête. Quinze mille francs! quinze mille francs! cette pensée lui brisait le crâne. Il ne pouvait revenir les mains vides. Son frère attendait. Il n’avait que quelques heures pour le sauver de l’infamie. Et il ne trouvait rien; son intelligence endolorie ne lui fournissait pas une seule idée praticable. Il tournait dans son impuissance, il tendait son esprit vainement, il se débattait avec colère et anxiété.
Jamais il n’aurait osé demander quinze mille francs à son patron, M. Martelly. Ses appointements étaient trop faibles pour garantir un pareil emprunt. D’ailleurs, il connaissait les principes rigides de l’armateur, et il redoutait ses reproches, s’il lui avouait qu’il voulait acheter une conscience. M. Martelly lui aurait nettement refusé l’argent.
Tout d’un coup, Marius eut une idée. Il ne voulut pas la discuter avec lui-même, et il se 148
dirigea en toute hâte vers son logement de la rue Sainte.
Là demeurait, sur le même pallier que lui, un jeune employé, nommé Charles Blétry. Ce Charles était attaché comme garçon de recette à la savonnerie de MM. Daste et Degans. Les deux jeunes gens demeurant côte à côte, une sorte d’intimité s’était établie entre eux. Marius avait été gagné par la douceur de Charles; ce garçon fréquentait assidûment les églises, menait une conduite exemplaire, paraissait d’une haute probité.
Depuis deux ans, il faisait cependant de fortes dépenses. Il avait introduit un véritable luxe dans son petit appartement, achetant des tapis, des tentures, des glaces, de beaux meubles. Depuis cette époque, il rentrait plus tard, il vivait plus largement; mais il restait toujours doux et honnête, tranquille et pieux.
Dans les commencements, Marius s’était étonné des dépenses de son voisin; il ne s’expliquait pas comment un employé à dix-huit cents francs pouvait acheter des choses si chères. Mais Charles lui avait dit qu’il venait de faire un héritage et qu’il comptait bientôt quitter sa place pour vivre bourgeoisement. Il s’était même mis à sa disposition, lui offrant sa bourse toute ouverte. Marius avait refusé.
149
Aujourd’hui, il se souvenait de cette offre. Il allait frapper à la porte de Charles Blétry et lui demander de sauver son frère. Un prêt de quinze mille francs ne gênerait peut-être pas ce garçon, qui semblait jeter l’argent par les fenêtres. Marius comptait les lui rembourser peu à peu, persuadé que son voisin lui accorderait tout le temps nécessaire.
Il ne trouva pas le commis rue Sainte, et, comme il était pressé, il se dirigea vers la savonnerie de MM. Daste et Degans. Cette savonnerie était située boulevard des Dames.
Lorsqu’il y fut arrivé et qu’il eut demandé Charles Blétry, il lui sembla qu’on le regardait d’un air étrange. Les ouvriers lui dirent brusquement de s’adresser à M. Daste lui-même, qui était dans son cabinet. Marius, étonné de cet accueil, se décida à pénétrer jusqu’au manufacturier. Il le trouva en conférence avec trois messieurs qui se tûrent, dès son entrée.
– Pourriez-vous me dire, Monsieur, demanda le jeune homme, si M. Charles Blétry est à la fabrique?
Daste échangea un regard rapide avec une des personnes qui étaient là, un gros monsieur grave et sévère.
– M. Charles Blétry va rentrer, répondit-il. Veuillez l’attendre… Êtes-vous un de ses amis?
– 150
Oui, reprit naïvement Marius… Il loge dans la même maison que moi. Je le connais depuis bientôt trois ans.
Il y eut un moment de silence. Le jeune homme, pensant que sa présence gênait ces Messieurs, ajouta, en saluant et en se dirigeant vers la porte:
– Je vous remercie… Je vais attendre dehors.
Alors le gros monsieur se pencha et dit quelques mots à voix basse au manufacturier. M. Daste arrêta Marius du geste:
– Restez, je vous prie, s’écria-t-il… Votre présence peut nous être utile… Vous devez connaître les habitudes de Blétry; vous pourriez sans doute nous donner des renseignements sur lui?
Marius, surpris, ne comprenant pas, fit un geste d’hésitation.
– Pardon, reprit M. Daste avec une grande politesse, je vois que mes paroles vous surprennent.
Il désigna le gros monsieur et continua:
– Monsieur est le commissaire de police du quartier, et je viens de le faire appeler pour procéder à l’arrestation de Charles Blétry, qui nous a volé soixante mille francs en deux ans.
Marius, en entendant accuser Charles de vol, comprit tout. Il s’expliqua les dépenses 151
folles de ce jeune homme. Il remercia le ciel de ne pas avoir autrefois accepté ses offres de service. Jamais il n’aurait cru que son voisin put être capable d’une action basse. Il savait bien qu’il y avait dans Marseille, comme dans tous les grands centres d’industrie, des employés indignes, des jeunes gens qui volent leurs patrons pour satisfaire leurs vices et leur amour du luxe; il avait souvent entendu parler de ces commis qui gagnent cent ou cent cinquante francs par mois, et qui trouvent moyen de perdre dans les cercles des sommes énormes, de jeter des pièces de vingt francs aux filles, de vivre dans les restaurants et les cafés. Mais Charles paraissait si pieux, si modeste, si honnête, il avait joué son rôle d’hypocrite avec tant d’art, que Marius s’était laissé prendre à ces apparences de probité et qu’il lui venait même encore des doutes, malgré l’accusation formelle de M. Daste.
Il s’assit, attendant le dénouement de ce drame. Il ne pouvait d’ailleurs faire autrement. Pendant une demi-heure, un silence morne régna dans le cabinet. Le manufacturier s’était mis à écrire. Le commissaire de police et les deux agents, silencieux et comme endormis, regardaient vaguement devant eux, avec une patience terrible. Un tel spectacle aurait donné de l’honnêteté à Marius, s’il en avait manqué. Rien n’était plus sinistre que 152
ces trois hommes impassibles; on eut dit la loi inexorable attendant le crime.
Un bruit de pas se fit entendre. La porte s’ouvrit doucement.
– Voici notre homme, dit M. Daste en se levant.
Charles Blétry entra, ne se doutant de rien. Il ne vit même pas les personnes qui étaient-là.
– Vous m’avez fait demander, Monsieur? dit-il de cette voix trainante que prennent les employés en parlant à leurs chefs.
Comme M. Daste le regardait en face, avec un mépris écrasant, il se tourna et aperçut le commissaire qu’il connaissait de vue. Il pâlit affreusement, il comprit qu’il était perdu, et tout son corps eut des frissons de honte et de peur. Il venait de se jeter dans le châtiment, tête baissée. Voyant que son épouvante l’accusait, il tâcha de paraître calme, de retrouver un peu de sang-froid et d’audace.
– Oui, je vous ai fait demander, s’écria M. Daste avec violence… Vous savez pourquoi, n’est-ce pas?… Ah! misérable vous ne me volerez plus!
– Je ne sais ce que vous voulez dire, balbutia Blétry… Je ne vous ai rien volé… De quoi m’accusez-vous?
Le commissaire s’était assis au bureau du 153
manufacturier pour rédiger son procès-verbal. Les deux agents gardaient la porte.
– Monsieur, demanda le commissaire à Daste, veuillez me dire dans quelles circonstances vous vous êtes aperçu des détournements que le sieur Blétry aurait, selon vous, commis à votre préjudice.
Daste raconta alors l’histoire du vol. Il dit que son garçon de recette mettait parfois des lenteurs extraordinaires à opérer certaines rentrées. Mais, comme il avait une confiance sans bornes dans ce jeune homme, il avait attribué ces retards à la mauvaise volonté des débiteurs. Les premiers détournements devaient remonter au moins à dix-huit mois. Enfin, la veille, un de ses clients étant tombé en faillite, Daste était allé réclamer lui-même le paiement d’une somme de cinq mille francs, et là il avait appris que Blétry avait touché cette somme depuis plusieurs semaines. Le manufacturier, effrayé, était rentré en toute hâte à l’usine et s’était convaincu, en parcourant les livres du caissier, qu’il lui manquait près de soixante mille francs.
Le commissaire procéda ensuite à l’interrogatoire de Blétry. Ce garçon, pris au dépourvu ne pouvant nier, inventa une histoire ridicule.
– Un jour, dit-il, j’ai perdu un portefeuille contenant quarante mille francs. Je n’ai pas osé 154
avouer cette perte considérable à M. Daste. Alors je me suis mis à détourner quelques fonds pour jouer à la Bourse, espérant gagner et rembourser la maison.
Le commissaire lui demanda des détails, le troubla, le força à se contredire. Blétry tenta un autre mensonge.
– Vous avez raison, reprit-il, je n’ai pas perdu de portefeuille. J’aime mieux tout dire. La vérité est que j’ai été volé moi-même. J’avais hébergé un jeune homme qui manquait de pain. Une nuit, il est parti en emportant mon sac de recette; il y avait dans ce sac une forte somme.
– Voyons, n’aggravez pas votre faute en mentant, dit le commissaire avec cette patience terrifiante des gens de police… Vous comprenez que nous ne pouvons vous croire. Vous nous faites des contes à dormir debout.
Il se tourna vers Marius et continua:
– J’ai prié M. Daste de vous retenir, monsieur, pour que vous nous aidiez dans notre tâche… L’inculpé est votre voisin, avez-vous dit. Ne savez-vous rien sur son genre de vie, ne pourriez-vous le conjurer avec nous de dire la vérité?
Marius demeura terriblement embarrassé. Blétry lui faisait pitié; il chancelait comme un homme ivre, il le suppliait du regard. Ce garçon n’était pas un coquin endurci; il avait 155
sans doute cédé à des entraînements, à des lâchetés d’esprit et de cœur. Cependant la conscience de Marius parlait haut; elle lui ordonnait de dire ce qu’il savait. Le jeune homme ne répondit pas directement au commissaire; il préféra s’adresser à Blétry lui-même.
– Écoutez, Charles, lui dit-il, j’ignore si vous êtes coupable. Je vous ai toujours vu bon et modeste. Je sais que vous soutenez votre mère et que vous êtes aimé de tous ceux qui vous connaissent. Si vous avez commis une folie avouez votre aveuglement; vous ferez moins souffrir ceux qui ont eu de l’estime et de l’amitié pour vous, en vous accusant avec franchise, en montrant un repentir sincère.
Marius parlait d’une voix douce et convaincante. Blétry, que les paroles sèches du commissaire avaient laissé muet et sourdement irrité plia sous l’indulgence austère de son ancien ami. Il songea à sa mère, il pensa à cette estime, à ces amitiés qu’il allait perdre, et une émotion poignante le prit à la gorge. Il éclata en sanglots.
Il pleura à chaudes larmes, dans ses mains fermées, et, pendant plusieurs minutes, on n’entendit que les éclats déchirants de son désespoir. C’était là un aveu complet. Tout le monde gardait le silence.
– 156
Eh bien! oui, s’écria enfin Blétry au milieu de ses larmes, j’ai volé, je suis un misérable… Je ne savais plus ce que je faisais… J’ai pris d’abord quelques centaines de francs, puis il m’a fallu mille, deux mille, cinq mille, dix mille francs à la fois… Il me semblait que quelqu’un me poussait par derrière… Et mes besoins, mes appétits croissaient toujours.
– Mais qu’avez-vous fait de tout cet argent? demanda le commissaire.
– Je ne sais pas… Je l’ai donné, je l’ai mangé, je l’ai perdu au jeu… Vous ignorez ce que c’est… J’étais bien tranquille dans ma misère, je ne songeais à rien, j’aimais à aller prier dans les églises, à vivre saintement, en honnête homme… Et voilà que j’ai goûté au luxe et au vice…., j’ai eu des maîtresses, j’ai acheté de beaux meubles… J’étais fou.
– Pourriez-vous me nommer les filles avec lesquelles vous avez mangé l’argent que vous dérobiez?
– Est-ce que je sais leur nom!… Je les prenais ici et là, partout, dans les rues, dans les bals publics. Elles venaient, parce que j’avais de l’or plein mes poches, et elles partaient, quand mes poches étaient vides…
Puis, j’ai beaucoup perdu au baccarat, dans les cercles… Voyez-vous, ce qui a fait de moi un voleur, c’est de voir certains fils de famille jeter l’argent par les fenêtres et se vautrer 157
dans la richesse et l’oisiveté. J’ai voulu avoir comme eux des femmes, des plaisirs bruyants, des nuits de jeu et de débauche… Il me fallait trente mille francs par an, et je n’en gagnais que dix-huit cents… Alors j’ai volé.
Le misérable, suffoqué, étouffant de douleur, se laissa tomber sur une chaise. Marius s’approcha de M. Daste, qui lui-même était ému, et le supplia d’être indulgent. Il se hâta ensuite de se retirer; cette scène lui faisait saigner le cœur. Il laissa Blétry dans une sorte d’hébêtement, de stupeur nerveuse. Quelques mois plus tard, il apprit que ce garçon avait été condamné à cinq ans de prison.
Quand Marius se trouva dehors, il éprouva un grand soulagement. Il comprit que le Ciel lui avait donné une leçon en le faisant assister à l’arrestation de Charles. Quelques heures auparavant, sur le port, il avait eu des pensées mauvaises de fortune; il s’était senti une sorte de haine contre les riches. Il venait de voir où peuvent conduire de telles pensées et de tels sentiments.
Et, tout d’un coup, il se rappela pourquoi il était venu à la savonnerie. Il n’avait plus qu’une heure devant lui pour trouver les quinze mille francs qui devaient sauver son frère.
158
XV
OÙ PHILIPPE REFUSE DE SE SAUVER
Marius s’avoua son impuissance. Il ne savait plus à quelle porte frapper. On n’emprunte pas quinze mille francs dans une heure, lorsqu’on est un simple commis.
Il descendit lentement la rue d’Aix, l’intelligence tendue, ne trouvant rien au fond de ses pensées endolories. Les embarras d’argent sont terribles; on aimerait mieux lutter contre un assassin que contre le fantôme insaisissable et accablant de la pauvreté. Personne n’a pu jusqu’à présent inventer une pièce de cent sous.
Lorsque le jeune homme fut arrivé sur le 159
cours Belzunce, désespéré, acculé par la nécessité, il se décida à retourner à Aix, les mains vides. La diligence allait partir; il ne restait plus qu’une place sur l’impériale. Marius prit cette place avec joie; il préférait rester à l’air, car l’anxiété l’étouffait, et il espérait que les horizons larges de la campagne calmeraient sa fièvre.
Ce fut un triste voyage. Le matin, il avait passé devant les mêmes arbres, les mêmes collines, et l’espérance qui le faisait sourire, jetait alors des clartés joyeuses et douces sur les champs et les coteaux. Maintenant, il revoyait cette contrée et lui donnait toutes les tristesses de son âme; la campagne lui paraissait funèbre. La lourde voiture roulait toujours; les terres labourées, les bois de pins, les petits hameaux s’étalaient au bord de la route; et Marius trouvait, dans chaque nouveau paysage, un deuil plus sinistre, une douleur plus poignante. La nuit vint; il lui sembla que le pays entier était couvert d’un crèpe immense.
Arrivé à Aix, il se dirigea vers la prison, d’un pas lent. Il se disait qu’il apporterait toujours trop tôt la mauvaise nouvelle. 137
Lorsqu’il entra dans la geôle, il était neuf heures du soir. Revertégat et Fine jouait aux cartes sur un coin de la table, pour tuer le temps.
La bouquetière se leva d’un mouvement 160
joyeux et courut à la rencontre du nouveau venu.
– Eh bien? demanda-t-elle avec un sourire clair, en renversant coquettement la tête en arrière.
Marius n’osa répondre. Il s’assit, accablé.
– Parlez donc! s’écria Fine. Vous avez l’argent?
– Non, répondit simplement le jeune homme.
Il reprit haleine et conta la faillite de Bérard, l’arrestation de Blétry, tous les malheurs qui lui étaient arrivés à Marseille. Il termina en disant:
– Maintenant, je ne suis plus qu’un pauvre diable… Mon frère restera prisonnier.
La bouquetière demeura douloureusement surprise. Les mains jointes, dans cette attitude de pitié que prennent les femmes de Provence, elle répétait sur un ton lamentable:
– Pauvres, pauvres nous!
Elle regardait son oncle, elle semblait le pousser à parler. Revertégat contemplait les deux jeunes gens avec compassion. On voyait qu’une lutte se livrait en lui. Enfin, se décidant:
– Écoutez, monsieur, dit-il à Marius, mon métier ne m’a pas endurci au point d’être insensible à la douleur des braves gens… 161
Je vous ai déjà dit pourquoi je vous vendais la liberté de votre frère. Mais je ne voudrais pas que vous puissiez croire que l’amour de l’argent seul me guide… Si des circonstances malheureuses vous empêchent de me mettre en ce moment à l’abri de la misère, je n’en ouvrirai pas moins la porte à monsieur Philippe… Vous viendrez plus tard à mon secours; vous me donnerez les quinze mille francs sou à sou, quand vous pourrez.
Fine, en entendant ces mots, battit des mains. Elle sauta au cou de son oncle et l’embrassa à pleine bouche. Marius devint grave.
– Je ne puis accepter votre dévouement, répondit-il… Je me reproche déjà de vous faire manquer à votre devoir. Je refuse d’aggraver ma responsabilité en vous jetant en outre sur le pavé, sans un morceau de pain.
La bouquetière se tourna vers le jeune homme presque avec colère.
– Eh! taisez-vous, cria-t-elle; il faut sauver monsieur Philippe… Je le veux… D’ailleurs, nous n’avons pas besoin de vous pour ouvrir les portes de la prison… Venez, mon oncle. Si monsieur Philippe consent, son frère n’aura rien à dire.
Marius suivit la jeune fille et le geôlier qui se dirigeaient vers la cellule du prisonnier. Ils avaient pris une lanterne sourde et se glis162
saient doucement dans les corridors, pour ne pas éveiller l’attention.
Ils entrèrent tous trois dans la cellule et refermèrent la porte derrière eux. Philippe dormait. Revertégat, attendri par les larmes de sa nièce, adoucissait autant que possible pour le jeune homme le régime sévère de la prison; il lui portait le déjeuner et le dîner que Fine préparait elle-même; il lui prêtait des livres, il lui avait même donné une couverture supplémentaire. La cellule était devenue habitable, et Philippe ne s’y ennuyait pas trop; il savait d’ailleurs qu’on travaillait à sa fuite.
Il s’éveilla et tendit les mains avec effusion à son frère et à la bouquetière.
– Vous venez me chercher? demanda-t-il en souriant.
– Oui, répondit Fine. Habillez-vous vite.
Marius gardait le silence. Son cœur battait à grands coups. Il redoutait qu’un désir cuisant de liberté ne fit accepter à son frère cette fuite qu’il avait cru devoir refuser.
– Ainsi, tout est convenu et arrangé, reprit Philippe. Je puis me sauver sans crainte et sans remords… Vous avez donné l’argent promis?.. Tu ne me réponds rien, Marius.
Fine se hâta d’intervenir.
– Eh! je vous ai dit de vous dépêcher, cria-t-elle. De quoi vous inquiétez-vous?
163
Elle avait pris les vêtements du jeune homme; elle les lui jetait, ajoutant qu’elle allait attendre dans le corridor.
Marius l’arrêta du geste.
– Pardon, dit-il, je ne puis laisser mon frère dans l’ignorance de nos malheurs.
Et, malgré les impatiences de Fine, il raconta de nouveau son voyage à Marseille. D’ailleurs, il ne donna aucun conseil, il voulait laisser toute liberté à son frère.
– Mais alors, s’écria Philippe accablé, tu n’as pas donné l’argent au geôlier… Nous sommes sans un sou.
– Ne vous inquiétez pas de cela, répondit le geôlier en s’approchant… Vous viendrez plus tard à mon aide.
Le prisonnier resta muet. Il ne songeait plus à la fuite; il songeait à la misère, à la triste mine qu’il ferait désormais sur les promenades de Marseille. Plus de vêtements élégants, plus de flâneries, plus d’amours. D’ailleurs, il y avait en lui des sentiments chevaleresques, des idées de poète qui l’empêchaient d’accepter le dévouement de Revertégat. Il rentra dans son misérable lit, remonta la couverture jusqu’à son menton, et, d’une voix tranquille:
– C’est bien, dit-il, je reste.
Le visage de Marius rayonna. Fine resta comme écrasée.
164
Elle voulut prouver la nécessité de la fuite, elle parla de l’exposition publique, de l’infamie du pilori. Elle s’animait, elle était belle de colère, et Philippe la regardait avec admiration.
– Ma belle enfant, répondit-il, vous me feriez peut-être céder, si je n’étais devenu aveugle et entêté dans cette cellule… Mais, vraiment, j’ai déjà commis assez de lâchetés, sans charger ma conscience davantage… Il arrivera ce que le ciel voudra… D’ailleurs, tout n’est pas perdu. Marius me délivrera; il trouvera l’argent, vous verrez… Vous viendrez me chercher quand vous aurez payé ma rançon. Et nous nous sauverons ensemble, et je vous embrasserai…
Il parlait presque gaiement. Marius lui prit la main.
– Merci, frère, dit-il. Aie confiance.
Fine et Revertégat sortirent, Philippe et Marius restèrent seuls pendant quelques minutes. Ils eurent une conversation grave et émue: ils causaient de Blanche et de son enfant.
Quand les trois visiteurs furent revenus dans la geôle, la bouquetière se désespéra et demanda à Marius ce qu’il allait faire.
– Je vais me remettre en campagne, répondit-il. Le malheur est que nous sommes 165
pressés et que je ne sais à quelle bourse m’adresser.
– Je puis vous donner un conseil, dit Revertégat. Il y a dans la ville, à deux pas d’ici, un banquier, M. Rostand, qui consentira peut-être à vous prêter une forte somme… Mais je vous avertis que ce Rostand a la réputation d’un usurier…
Marius n’avait pas le choix des moyens.
– Je vous remercie, dit-il. J’irai demain matin voir cet homme.
166
XVI
MESSIEURS LES USURIERS
Le sieur Rostand était un habile homme. Il faisait en toute tranquillité son commerce honteux. Pour mettre une enseigne honorable à son industrie, il avait ouvert une maison de banque; il payait patente, il était légalement établi. Même, à l’occasion, il savait avoir un peu d’honnêteté, il prêtait de l’argent au même taux que ses confrères, les banquiers de la ville. Mais, dans ses bureaux, il y avait, pour ainsi dire, une arrière-boutique où il élaborait ses friponneries avec amour.
167
Six mois après l’ouverture de sa maison de banque, il devint le gérant d’une société d’usuriers, d’une bande noire qui lui confia des capitaux. La combinaison fut d’une simplicité patriarcale. Les gens qui avaient la bosse de l’usure et qui n’osaient trafiquer pour leur compte, à leurs risques et périls, lui apportèrent leur argent et le prièrent de le faire valoir. Il eut ainsi entre les mains un roulement de fonds considérable et il put exploiter largement les besoins des emprunteurs. Ceux qui fournissaient l’argent, restèrent dans l’ombre. Il s’était solennellement engagé à prêter à des taux fabuleux, à cinquante, soixante, et même quatre-vingts pour cent.
Chaque mois, les bailleurs de fonds se réunissaient chez lui; il présentait ses comptes, et l’on partageait le gain. Et il s’arrangeait de façon à garder la plus grosse part, à voler les voleurs.
Il s’attaquait surtout au petit commerce. Quand un marchand, la veille d’une échéance, venait le trouver, il lui imposait des conditions exorbitantes. Le marchand acceptait toujours. Rostand avait ainsi amené plus de cinquante faillites en dix ans. D’ailleurs tout lui était bon; il prêtait aussi bien cent sous à une marchande de légumes que mille francs à un marchand de bœufs; il tenait la ville en coupe réglée, il ne perdait pas une occasion 168
de donner dix francs pour s’en faire rendre vingt le lendemain. Il guettait les fils de famille, les jeunes viveurs qui jettent l’argent par les fenêtres; il leur emplissait les mains de pièces d’or, afin qu’ils puissent en jeter davantage, et il restait sous les croisées pour ramasser ce qui tombait. Puis, il faisait des tournées dans la campagne, il allait tenter les paysans, et quand la récolte avait été mauvaise, il leur arrachait, lambeau par lambeau, leurs fermes et leurs terres.
Sa maison était une véritable trappe sous laquelle s’engloutissaient des fortunes. On citait les gens, les familles entières qu’il avait ruinés. Personne n’ignorait les secrets ressorts de son métier. On montrait au doigt ses bailleurs de fonds, des hommes riches, d’anciens officiers ministériels, des négociants, des ouvriers même. Mais on n’avait pas de preuves. La patente de Rostand le mettait à l’abri, et il était trop rusé pour se laisser prendre en faute.
Depuis qu’il exploitait la place, il s’était trouvé une seule fois en danger. L’histoire fit grand bruit. Une dame, appartenant à une famille distinguée, lui emprunta une assez forte somme; elle était très pieuse et avait dissipé sa fortune en donnant à droite et à gauche, en faisant de larges aumônes. Rostand, qui la savait complètement dépouillée, 169
exigea qu’elle signât des billets du nom de son frère; ayant ses faux entre les mains, il était certain d’être payé par le frère qui avait intérêt à éviter un scandale. La pauvre dame signa. La charité l’avait ruinée, la bonté faible de son caractère la fit succomber. L’usurier avait calculé juste: les premiers billets furent payés; mais, comme de nouveaux effets se présentaient toujours, le frère se lassa et voulut voir clair dans cette affaire. Il alla chez Rostand et le menaça de le traquer; il lui dit qu’il préférait déshonorer sa sœur que de se laisser voler impunément par un gredin comme lui. L’usurier eut une peur atroce; il rendit les billets qu’il possédait encore. D’ailleurs, il ne perdit pas un sou; il avait prêté à cent pour cent.
Depuis ce jour, Rostand fut d’une prudence extrême. Il géra les capitaux de la bande noire avec des habiletés qui lui valurent l’admiration et la confiance de messieurs les usuriers. Tandis que ses bailleurs de fonds se promenaient au soleil, en braves gens qui ne volent personne, il restait enfoui dans un grand cabinet sombre; c’est là que les pièces d’or de la société poussaient et fructifiaient. Rostand avait fini par aimer d’amour son métier, ses duperies et ses vols. Certains membres de la bande appliquaient leurs gains à satisfaire leurs passions, leurs appétits de 170
luxe et de débauche. Lui, il mettait toute sa joie à être un fripon habile; il s’intéressait à chacune de ses opérations comme à un drame poignant; il s’applaudissait, quand ses comédies sinistres réussissaient, et il avait alors des amours propres, des jouissances d’auteur triomphant; puis, il rangeait sur une table l’argent volé, et il s’abîmait dans des voluptés d’avare.
C’était chez un pareil homme que Revertégat envoyait naïvement Marius.
Le lendemain matin, ce dernier alla frapper à la porte de Rostand, vers les huit heures. La maison était lourde et carrée. Toutes les persiennes se trouvaient closes, ce qui donnait à la façade une nudité glaciale, un air de mystère et de défiance. Une vieille servante édentée, vêtue d’un lambeau d’indienne sale, vint entre-bâiller la porte.
– Monsieur Rostand? demanda Marius.
– Il est là, mais il est occupé, répondit la servante sans ouvrir la porte davantage.
Le jeune homme, impatienté, poussa le battant et entra dans le vestibule.
– C’est bien, dit-il, j’attendrai.
La servante, surprise, hésitante, comprit qu’elle ne pourrait renvoyer ce garçon. Elle se décida à le faire monter au premier où elle le laissa seul dans une sorte d’antichambre. La pièce était petite, obscure, tapissée d’un 171
papier verdâtre que l’humidité avait déteint par larges plaques; il y avait pour tout meuble une chaise de paille. Marius s’assit sur la chaise.
En face de lui, une porte ouverte lui laissait voir l’intérieur d’un bureau, dans lequel un commis écrivait avec une plume d’oie qui craquait terriblement sur le papier. À sa gauche, était une autre porte qui devait conduire dans le cabinet du banquier.
Marius attendit longtemps. Des odeurs âcres de vieux papier traînaient autour de lui. L’appartement était d’une saleté écœurante, et la nudité des murs lui donnait un aspect lugubre. La poussière s’amassait dans les coins, des araignées filaient leurs toiles au plafond. Le jeune homme étouffait, impatienté par les craquements de la plume d’oie qui devenait de plus en plus bruyante.
Il entendit soudain parler dans la pièce voisine, et, comme les paroles lui arrivaient nettes et distinctes, il allait éloigner sa chaise par discrétion, lorsque certaines phrases le clouèrent à sa place. Il y a des conversations que l’on peut écouter; la délicatesse n’est pas faite pour sauvegarder l’intimité de certains hommes.
Une voix sèche, qui devait être celle du maître de la maison, disait avec une brusquerie amicale:
– 172
Messieurs, nous sommes tous présents, parlons de choses sérieuses… La séance est ouverte… Je vais rendre un compte fidèle de mes opérations de ce mois, et nous procéderons ensuite à la répartition du gain.
Il y eut un léger tumulte, un bruit de conversations particulières qui alla en s’éteignant. Marius, qui ne pouvait encore comprendre, se sentait cependant pris d’une vive curiosité: il devinait qu’une scène étrange se passait derrière la porte.
À la vérité, l’usurier Rostand recevait ses dignes associés de la bande noire. Le jeune homme se présentait justement à l’heure de la séance, au moment où le gérant montrait ses livres, expliquait ses opérations, partageait les bénéfices.
La voix sèche reprit:
– Avant d’entrer dans les détails, je dois vous avouer que les résultats de ce mois sont moins bons que ceux du mois dernier. Nous avions eu, en moyenne, le soixante pour cent, et nous n’avons aujourd’hui que le cinquante-cinq.
Des exclamations diverses s’élevèrent. On eût dit une foule mécontente qui proteste par des murmures. Il pouvait bien y avoir là une quinzaine de personnes.
– Messieurs, continua Rostand avec une certaine amertume railleuse, j’ai fait ce que 173
j’ai pu; vous devriez me remercier… Le métier devient plus difficile chaque jour… D’ailleurs, voici mes comptes; je vais rapidement vous faire connaître quelques-unes des affaires que j’ai traitées…
Un silence profond régna pendant quelques secondes. Puis on entendit un froissement de papiers, les petits claquements des feuillets d’un registre. Marius commençant à comprendre, écoutait avec plus d’attention que jamais.
Alors Rostand énuméra ses opérations, donnant quelques explications sur chacune d’elles. Il avait le ton criard et nasillard d’un huissier de cour.
– J’ai prêté, dit-il, dix mille francs au jeune comte de Salvy, un garçon de vingt ans qui sera majeur dans neuf mois. Il avait perdu au jeu, et sa maîtresse, paraît-il, exigeait de lui une grosse somme. Il m’a signé pour dix-huit mille francs de billets échéant à quatre-vingt-dix jours. Ces billets sont datés, comme il convient, du jour où le débiteur aura atteint sa majorité. Les Salvy ont de grandes propriétés… C’est une excellente affaire.
Un murmure flatteur accueillit les paroles de l’usurier.
– Le lendemain, continua-t-il, j’ai reçu la visite de la maîtresse du comte; elle était 174
exaspérée, son amant ne lui ayant remis que deux ou trois billets de mille francs. Elle m’a juré qu’elle m’amènerait de Salvy, pieds et poings liés, pour contracter un nouvel emprunt. Cette fois, je demanderai la cession d’une propriété… Nous avons encore neuf mois pour tondre le jeune fou que sa mère laisse sans argent.
Rostand feuilletait le registre. Il reprit après un court silence:
– Jourdier…, un marchand de drap qui, chaque mois, a besoin de quelques centaines de francs pour faire face à ses échéances. Aujourd’hui, son fonds nous appartient presque entièrement. Je lui ai encore prêté cinq cents francs à soixante pour cent. Le mois prochain, s’il me demande un sou, je le fais mettre en faillite, et nous nous emparons des marchandises.
– Marianne…, une femme de la halle. Tout les matins, elle a besoin de dix francs, et elle m’en rend quinze le soir. Je crois qu’elle boit… Petite affaire, mais gain assuré, une rente fixe de cinq francs par jour.
– Laurent…, un paysan du quartier de Roquefavour. Il m’a cédé, lambeau par lambeau, une terre qu’il possède près de l’Arc. Cette terre vaut cinq mille francs; nous l’aurons payée deux mille. J’ai expulsé notre homme de sa propriété… Sa femme et ses 175
enfants sont venus chez moi pleurer misère… Vous me tiendrez compte de tous ces ennuis, n’est-ce pas?
– André…, un meunier. Il nous devait huit cents francs. Je l’ai menacé d’une saisie. Alors, il est accouru me supplier de ne pas le perdre en montrant à tous son insolvabilité. J’ai consenti à opérer la saisie moi-même, sans employer l’aide d’un huissier, et je me suis fait donner pour plus de douze cents francs de meubles et de linge… C’est quatre cents francs que j’ai gagnés à être humain.
Il y eut de petits frémissements d’aise dans l’auditoire. Marius entendit les rires étouffés de ces hommes que réjouissait l’habileté de Rostand. Celui-ci continua:
– Maintenant, viennent les affaires ordinaires: trois mille francs à quarante pour cent à Simon, le négociant; quinze cents francs à cinquante pour cent au marchand de bœufs Charançon; deux mille francs à quatre-vingts pour cent au marquis de Cantarel; cent francs à trente-cinq pour cent au fils du notaire Tingrey…
Et Rostand continua ainsi pendant un quart-d’heure, épelant des noms et des chiffres, énumérant des prêts qui allaient de dix francs à dix mille francs, et des taux qui va176
riaient entre vingt et cent pour cent. Lorsqu’il eut fini:
– Mais que nous disiez-vous donc? mon cher ami, dit une voix grasse et enrouée. Vous avez merveilleusement travaillé, ce mois-ci. Toutes ces créances sont excellentes. Il est impossible que les bénéfices ne montent pas à plus de cinquante-cinq pour cent, en moyenne. Vous vous êtes sans doute trompé, en nous énonçant ce chiffre.
– Je ne me trompe jamais, répondit sèchement l’usurier.
Marius, qui avait presque collé son oreille contre le bois de la porte, crut remarquer quelque indécision dans la voix du misérable.
– C’est que je ne vous ai pas encore tout dit, continua Rostand avec embarras. Nous avons perdu douze mille francs, il y a huit jours.
À ces mots, il y eut des exclamations terribles. Marius espéra, un moment, que ces coquins allaient se manger entre-eux.
– Eh! que diable! écoutez-moi, cria le banquier dans le tumulte… Je vous fais gagner assez d’argent pour que vous me pardonniez de vous en faire perdre une fois, par hasard. D’ailleurs, ce n’est pas ma faute… J’ai été volé.
Il prononça ces mots avec toute l’indigna177
tion d’un honnête homme. Lorsque le calme se fut un peu rétabli, il continua:
– Voici l’histoire… Monier, un marchand de grains, un homme solvable, sur lequel j’ai eu les meilleurs renseignements, est venu me demander douze mille francs. Je lui ai répondu que je ne pouvais pas les lui prêter, mais que je connaissais un vieux ladre qui les lui avancerait peut-être à un taux exorbitant. Il revint le lendemain, et me dit qu’il était prêt à passer par toutes les conditions. Je lui fis observer qu’on exigeait cinq mille francs d’intérêts pour six mois. Il accepta. Vous voyez que c’était une affaire d’or… Pendant que j’allais chercher les fonds, il se mit à mon bureau et souscrivit dix-sept billets de mille francs chacun. Je pris connaissance des effets et je les posai sur le coin de ce pupitre. Puis je causai quelques minutes avec Monier qui s’était levé et qui, après avoir empoché l’argent, se disposait à partir… Quand il se fut éloigné, je voulus serrer ses billets. Je pris les papiers… Imaginez-vous que le fripon avait changé les effets contre un paquet tout semblable de traites dérisoires, barbouillées d’encre, à l’ordre de je ne sais qui, sans signature… J’étais volé. J’ai failli avoir un coup de sang, j’ai couru après mon voleur qui se promenait tranquillement au soleil, sur le Cours… Au premier mot 178
que je lui adressai, il me traita d’usurier et me menaça de me mener chez le commissaire de police. Ce Monier a une réputation d’homme intègre et loyal, et, ma foi, j’ai préféré me taire.
Ce récit avait été interrompu plusieurs fois par les observations irritées de l’auditoire.
– Avouez, Rostand, que vous avez manqué d’énergie, reprit la voix enrouée. Enfin, nous perdrons notre argent, nous n’aurons que le cinquante-cinq pour cent… Une autre fois vous veillerez mieux à nos intérêts… Maintenant, partageons.
Marius, malgré ses angoisses et son indignation, ne put réprimer un sourire. Le vol de ce Monier lui parut de la haute comédie, et, tout au fond de lui, il applaudissait le fripon qui avait dupé un autre fripon.
À cette heure, il savait quel métier faisait Rostand. Il n’avait pas perdu un mot de ce qui se disait dans la pièce voisine, et il s’imaginait aisément la scène telle qu’elle devait s’y passer. Renversé à demi sur sa chaise, l’oreille tendue, il voyait des yeux de l’intelligence les usuriers se querellant, les regards avides, la face contractée par les passions mauvaises qui les agitaient. Un profond écœurement le prenait, au récit des escro179
queries de Rostand; il eut voulu entrer et souffleter cet homme.
Il éprouva une sorte de gaieté amère, lorsqu’il se rappela ce qu’il venait faire dans ce coupe-gorge. Quelle naïveté, bon Dieu! C’est là qu’il croyait trouver les quinze mille francs qui devaient sauver Philippe, et il attendait depuis une heure pour que le banquier le mit à la porte comme un mendiant. Ou bien Rostand lui demanderait cinquante pour cent d’intérêt et le volerait avec impudence. À cette pensée, à la pensée que là, à côté de lui, se trouvait une réunion de coquins qui exploitaient les misères et les hontes d’une ville, Marius se leva brusquement et posa la main sur le bouton de la porte.
Dans la pièce, on entendait un bruit clair de pièces d’or. Les usuriers partageaient leur proie. Ils touchaient chacun le gain d’un mois de duperie. Cet argent qu’ils comptaient et dont la musique chatouillait voluptueusement leur chair, avait par instants des éclats de sanglots; on eut dit que les victimes des usuriers se lamentaient.
Au milieu d’un silence frissonnant, la voix du banquier ne prononçait plus que des chiffres avec une sécheresse métallique. Il taillait la part à chacun de ses associés; il disait un chiffre et laissait tomber une pile de pièces qui sonnaient.
180
Alors Marius tourna le bouton de la porte. La face pâle, les regards fermes et droits, il resta quelques secondes silencieux sur le seuil.
Le jeune homme avait devant lui un spectacle étrange. Rostand était debout devant son bureau; derrière lui se trouvait un coffre-fort ouvert où il puisait des poignées d’or. Autour du bureau, assis en cercle, se tenaient les membres de la bande noire, les uns attendant leur part, les autres comptant l’argent qu’ils venaient de recevoir. À chaque minute, le banquier consultait ses comptes, se baissant sur un registre, lâchant l’argent en toute prudence. Ses dignes associés fixaient des regards ardents sur ses mains.
Au bruit que la porte fit en s’ouvrant, toutes les têtes se tournèrent avec un mouvement brusque d’effroi et de surprise. Et, quand les usuriers aperçurent Marius grave et indigné, d’un geste instinctif, ils posèrent chacun leurs doigts sur leur tas d’or. Il y eut un moment de trouble et de stupeur.
Le jeune homme reconnut parfaitement ces misérables. Il les avait rencontrés sur le pavé, le front haut, la physionomie digne et loyale, et il en avait même salué quelques-uns, qui auraient pu sauver son frère. Ils étaient tous riches, honorés, influents; il y avait parmi eux d’anciens fonctionnaires, des propriétai181
res, des gens qui fréquentaient assidûment les églises et les salons de la ville. Marius, à les voir ainsi, avilis et crapuleux, pâlissant sous ses regards, fit un geste de dégoût et de mépris.
Rostand se précipita vers le nouveau venu. Ses yeux clignotaient fièvreusement; ses lèvres, lippues et blafardes, tremblaient; tout son masque rougeâtre et ridé d’avare exprimait une sorte d’étonnement effrayé.
– Que voulez-vous? demanda-t-il à Marius en balbutiant… On ne s’introduit pas comme ça dans les maisons.
– Je voulais quinze mille francs, répondit le jeune homme d’une voix froide et railleuse.
– Je n’ai pas d’argent, se hâta de répondre l’usurier qui se rapprocha de son coffre-fort.
– Oh! soyez tranquille, j’ai renoncé à l’idée de me faire voler… Je dois vous dire que depuis une heure je suis derrière cette porte et que j’ai assisté à votre séance.
Cette déclaration fut comme un coup de massue qui fit détourner la tête à tous les membres de la bande noire. Ces hommes avaient encore la pudeur de leur honorabilité; il y en eut qui se cachèrent la figure entre les mains. Rostand qui n’avait pas de réputation à perdre, se remettait peu à peu. Il se rapprocha de Marius, il haussa la voix.
– 182
Qui êtes-vous? cria-t-il. De quel droit venez-vous chez moi écouter aux portes? Pourquoi pénétrez-vous jusque dans mon cabinet si vous n’avez rien à me demander?
– Qui je suis? dit le jeune homme d’un ton bas et calme, je suis un honnête garçon, et vous êtes un coquin. De quel droit j’ai écouté à cette porte? Du droit que les braves gens ont de démasquer, et d’écraser les misérables. Pourquoi j’ai pénétré jusqu’à vous? Pour vous dire que vous êtes un scélérat et contenter largement mon indignation.
Rostand tremblait de rage. Il ne s’expliquait pas la présence de ce vengeur qui lui jetait des vérités à la face. Il allait crier, s’élancer sur Marius, lorsque celui-ci le retint d’un geste énergique.
– Taisez-vous! reprit-il; je vais m’en aller; j’étouffe ici. Mais je n’ai pas voulu me retirer sans me soulager un peu… Ah! messieurs, vous avez un furieux appétit. Vous vous partagez les larmes et les désespoirs des familles avec une gloutonnerie écœurante; vous vous gorgez de vols et de friponneries… Je suis bien aise de pouvoir troubler un peu vos digestions et vous donner des frissons d’inquiétude au fond de votre lâcheté.
Rostand essaya de l’interrompre. Il continua d’une voix plus vibrante:
– Les voleurs de grand chemin ont au 183
moins pour eux le courage. Ils se battent, ils risquent leur vie. Mais vous, messieurs, vous volez honteusement dans l’ombre, vous vous trainez ignoblement dans un commerce crapuleux. Et dire que vous n’avez pas besoin d’être des coquins pour vivre. Vous êtes tous riches. Vous commettez des scélératesses, Dieu me pardonne! par amusement et par passion.
Quelques-uns des usuriers se levèrent, menaçants.
– Vous n’avez jamais vu la colère d’un honnête homme, n’est-ce pas? ajouta Marius en raillant. La vérité vous irrite et vous épouvante. Vous êtes habitués à être traités avec les égards que l’on doit aux gens loyaux, et, comme vous vous êtes arrangés pour cacher vos infamies et pour vivre dans l’estime de tous, vous avez fini par croire vous-même au respect que l’on accorde à votre hypocrisie… Eh bien! j’ai voulu qu’une fois en votre vie vous fussiez insultés comme vous le méritez, et c’est pourquoi je suis entré ici.
Le jeune homme vit qu’il allait être assommé, s’il continuait. Il se retira pas à pas vers la porte, dominant les usuriers du regard. Là, il s’arrêta encore.
– Je sais bien, messieurs, dit-il, que je ne puis vous traîner devant la justice humaine. Votre richesse, votre influence, votre habileté vous rendent inviolables. Si j’avais la 184
naïveté de lutter contre vous, c’est moi sans doute qui serais puni… Mais, au moins, je n’aurai pas à me reprocher de m’être trouvé à côté d’hommes tels que vous, sans leur avoir craché mon mépris à la face. Je voudrais que mes paroles fussent un fer rouge qui marquât vos fronts d’infamie. La foule vous suivrait avec des huées, et peut-être profiteriez-vous alors de la leçon… Partagez votre or; s’il reste en vous quelque probité, il vous brûlera les mains.
Marius ferma la porte et s’en alla. Quand il fut dans la rue, il eut un sourire de tristesse. Il voyait la vie s’étendre devant lui avec toutes ses hontes et toutes ses misères, et il se disait qu’il jouait dans l’existence le rôle noble et ridicule d’un Don Quichotte de la justice et de l’honneur.
Il pensait qu’il eut peut-être mieux valu ne pas entrer dans le cabinet de Rostand. Il venait de s’indigner en pure perte, il savait qu’il ne corrigerait personne. Mais, lorsque l’indignation le poussait, il ne s’appartenait plus; il avait écrasé les usuriers par instinct, comme tout homme écrase les bêtes ignobles et malfaisantes.
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XVII
DEUX PROFILS HONTEUX
Lorsque Marius eut raconté son équipée au geôlier et à la bouquetière, cette dernière s’écria:
– Nous voilà bien avancés! Pourquoi vous êtes-vous mis en colère? Cet homme vous aurait peut-être prêté de l’argent.
Les jeunes filles ont des entêtements qui leur donnent certaines souplesse de conscience; ainsi Fine, toute loyale qu’elle était, aurait peut-être fait la sourde oreille chez Rostand, et même, à l’occasion, se serait servie des secrets que le hasard lui confiait.
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Revertégat était un peu confus d’avoir conseillé à Marius d’aller chez le banquier.
– Je vous avais prévenu, monsieur, lui dit-il; je n’ignorais pas les bruits qui courent sur cet homme; mais je faisais une large part à la médisance. Si j’avais connu la vérité entière, jamais je ne vous aurais envoyé chez lui.
Marius et Fine passèrent toute l’après-midi à bâtir des plans extravagants, à chercher en vain dans leur tête un moyen d’improviser les quinze mille francs nécessaires au salut de Philippe.
– Comment, criait la jeune fille, nous ne trouverons pas dans cette ville un brave cœur qui nous sortira d’embarras! Est-ce qu’il n’y a pas ici des gens riches qui prêtent leur argent à un taux raisonnable? Voyons, mon oncle, cherchez un peu avec nous. Nommez-moi une personne secourable pour que j’aille me jeter à ses pieds.
Revertégat secouait la tête.
– Eh oui! répondit-il, il y a ici de braves cœurs, des gens riches qui vous viendraient peut-être en aide. Seulement, vous n’avez aucun titre à leur bonté, vous ne pouvez guère leur demander de l’argent tout d’un coup. Il faut que vous vous adressiez à des prêteurs, à des escompteurs, et, comme vous n’offrez aucune garantie solide, vous êtes forcés d’aller 187
frapper à la porte des usuriers… Oh! je connais de vieux avares, de vieux coquins qui seraient enchantés de vous tenir dans leurs griffes, ou qui vous jetteraient dehors comme des mendiants dangereux.
Fine écoutait son oncle. Toutes ces questions d’argent se brouillaient dans sa jeune tête. Elle avait une âme si ouverte, si franche, qu’il lui semblait tout naturel et tout facile de demander et d’obtenir une grosse somme en deux heures. Il y a des millionnaires qui peuvent disposer si aisément de quelques milliers de francs sans se gêner.
Elle insista.
– Allons, cherchez bien, dit-elle encore au geôlier. Ne voyez-vous réellement pas un seul homme auprès duquel nous puissions tenter une démarche?
Revertégat regardait avec émotion son visage anxieux. Il aurait voulu ne pas étaler les vérités brutales de la vie devant cette enfant pleine des espoirs de la jeunesse.
– Non, vraiment, répondit-il, je ne vois personne… Je vous ai parlé de vieux avares, de vieux coquins qui ont gagné honteusement de grandes fortunes. Ceux-là, comme Rostand, prêtent cent francs pour s’en faire rendre cent cinquante au bout de trois mois…
Il hésita, puis reprit d’une voix plus basse.
Voulez-vous que je vous conte l’histoire 188
d’un de ces hommes… Il se nomme Roumieu; c’est un ancien officier ministériel. Son industrie consistait à faire une chasse terrible aux héritages. S’introduisant dans les familles, appelé par ses fonctions à y jouer un rôle de confident et d’ami, il étudiait le terrain, il dressait ses embûches. Lorsqu’il rencontrait un testateur d’âme faible et lâche, il devenait sa créature, il le circonvenait, il l’attirait peu à peu à lui, par des révérences, par des cajoleries, par toute une comédie savante de petits soins et d’effusions filiales. Ah! c’était un habile homme! Il fallait le voir endormir sa proie, se faire souple et insinuant, se glisser dans l’amitié d’un vieillard. Lentement, il évinçait les véritables héritiers, les neveux et les cousins, puis il rédigeait lui-même un nouveau testament qui les spoliait de la fortune de leur parent et qui le nommait légataire universel. D’ailleurs, il ne brusquait rien; il mettait dix ans pour atteindre son but, pour mûrir à point ses escroqueries: il procédait avec une prudence féline, rampant dans l’ombre pendant des années, et ne bondissant sur sa proie que lorsque elle était là, pantelante, rendue inerte par ses regards et ses caresses. Il chassait aux héritages comme un tigre chasse au lièvre, avec une brutalité silencieuse, une férocité faisant patte de velours.
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Fine croyait entendre une histoire des Mille et une nuits: elle écoutait son oncle en ouvrant de grands yeux étonnés. Marius commençait à se familiariser avec les scélératesses.
– Et vous dites que cet homme a fait une grande fortune? demanda-t-il au geôlier.
– Oui, continua celui-ci. On cite des exemples étranges qui prouvent l’habileté étonnante de Roumieu… Ainsi, il y a dix à quinze ans, il s’introduisit dans les bonnes grâces d’une vieille dame qui avait près de cinq cents mille francs de fortune. Ce fut une véritable possession. La vieille dame devint son esclave, à ce point qu’elle se refusait un morceau de pain pour ne pas toucher au bien qu’elle voulait laisser à ce démon qui était entré en elle et qui la commandait en maître. Elle était possédée, dans le sens littéral du mot; toute l’eau bénite d’une église n’aurait pas suffi pour l’exorciser. Une visite de Roumieu la plongeait dans des extases sans fin; quand il la saluait dans la rue, elle était comme frappée d’une secousse, elle devenait toute rouge de joie. On n’a jamais pu concevoir par quels éloges, par quelle marche adroite et envahissante, le notaire avait pu pénétrer si loin dans ce cœur que fermait une dévotion exagérée. Lorsque la vieille dame mourut, elle dépouilla ses héritiers directs et 190
laissa ses cinq cents mille francs à Roumieu. Tout le monde s’attendait à ce dénouement.
Il y eut un silence,
– Tenez, reprit Revertégat, je puis encore vous citer un exemple… L’anecdote contient toute une comédie cruelle, et Roumieu y fit preuve d’une souplesse rare… Un nommé Richard, qui avait amassé dans le commerce plusieurs centaines de mille francs, s’était retiré au milieu d’une honnête famille qui le soignait et égayait sa vieillesse. En échange de cette amitié prévenante, l’ancien négociant avait promis à ses hôtes de leur laisser sa fortune. Ceux-ci vivaient dans cette espérance; ils avaient de nombreux enfants et comptaient les établir d’une façon honorable. Mais Roumieu vint à passer par là; il fut bientôt l’ami intime de Richard, il l’amena parfois à la campagne, il accomplit en grand secret son œuvre de possession. La famille qui logeait le commerçant retiré, ne se douta de rien; elle continua à soigner son hôte, à attendre l’héritage; pendant quinze ans, elle vécut ainsi dans une douce quiétude, faisant des projets d’avenir, certaine d’être heureuse et riche. Richard mourut, et le lendemain, Roumieu héritait, au grand étonnement et au grand désespoir de l’honnête famille volée dans son affection et dans ses intérêts… Tel est le chasseur d’héritages. Lorsqu’il marche, 191
on n’entend pas le bruit de ses griffes sur la terre; ses bonds sont trop rapides pour qu’on puisse en avoir conscience; il a déjà sucé tout le sang de sa proie, avant qu’on ne l’ait vu s’accroupir sur elle.
Fine était révoltée.
– Non, non, dit-elle, je n’irai jamais demander de l’argent à un pareil homme… Ne connaissez-vous pas un autre prêteur, mon oncle?
– Eh! ma pauvre enfant, répondit le geôlier, tous les usuriers se ressemblent, ils ont tous dans leur vie quelque tache ineffaçable… Je connais un vieux ladre, qui a plus d’un million de fortune et qui vit seul dans une maison sale et abandonnée. Guillaume s’enterre au fond de son antre puant. L’humidité crevasse les murs de ce caveau; le sol n’est pas même carrelé, et l’on marche sur une sorte de fumier ignoble fait de boue et de débris; des toiles d’araignée pendent au plafond, la poussière couvre tous les objets, un jour bas et lugubre entre par les vitres noires de crasse. Notre avare paraît dormir dans la saleté, comme les araignées des poutres dorment immobiles au milieu de leurs toiles. Quand une proie vient s’engluer dans les fils qu’il tend, il l’attire à lui et lui suce le sang de ses veines… Cet homme ne mange que des légumes cuits à l’eau, et jamais il ne contente sa faim. 192
Il s’habille de haillons, il mène une vie de mendiant et de lépreux. Et tout cela pour garder l’argent qu’il a déjà amassé, pour augmenter sans cesse son trésor… Il ne prête qu’à cent pour cent.
Fine pâlissait devant le spectacle hideux que lui faisait entrevoir son oncle.
– D’ailleurs, continua le geôlier, Guillaume a des amis qui vantent sa pitié. Il ne croit ni à Dieu ni au diable, il vendrait le Christ une seconde fois, s’il le pouvait; mais il a eu l’habileté de feindre une grande dévotion, et cette comédie lui a valu l’estime de certains esprits étroits et aveugles. On le rencontre, traînant les pieds dans les églises, s’agenouillant derrière tous les piliers, usant des seaux d’eau bénite… Interrogez la ville, demandez quelle bonne action a jamais faite ce saint personnage? Il adore Dieu, dit-on; mais il vole son semblable. On ne pourrait citer une personne qu’il ait secourue. Il prête à usure, il ne donne pas un sou aux malheureux. Un pauvre diable mourrait de faim à sa porte, qu’il ne lui apporterait pas un morceau de pain et un verre d’eau. S’il jouit d’une considération quelconque, c’est qu’il a dérobé cette considération comme tout ce qui lui appartient…
Revertégat s’arrêta, regardant sa nièce, ne sachant s’il devait continuer.
– Et vous auriez la naïveté d’aller chez 193
un pareil homme, dit-il enfin. Je ne puis tout dire, je ne puis parler des vices de Guillaume. Ce vieillard a des passions ignobles; par moments, il oublie son avarice, il contente ses appétits de luxure. On raconte tout bas des marchés honteux, des séductions révoltantes…
– Assez, cria Marius avec force.
Fine, rouge et consternée, baissait la tête, n’ayant plus ni courage ni espérance.
– Je vois que l’argent est trop cher, reprit le jeune homme, et qu’il faut se vendre pour en acheter. Ah! si j’avais le temps de gagner par mon travail la somme qu’il nous faut!
Ils restèrent tous trois silencieux, ne pouvant trouver aucun moyen de salut.
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XVIII
OÙ LUIT UN RAYON D’ESPÉRANCE
Le lendemain matin, Marius, poussé par la nécessité, se décida à aller frapper chez M. de Girousse. Depuis qu’il cherchait de l’argent, il songeait à s’adresser au vieux comte. Mais il avait toujours reculé devant cette pensée; il redoutait les brusqueries originales du gentilhomme, il n’osait lui avouer sa misère, il rougissait d’avoir à faire connaître l’emploi des quinze mille francs qu’il sollicitait. Rien ne lui était plus pénible que d’être forcé de mettre un tiers dans la confidence de l’évasion de son frère, et M. de Girousse l’effrayait plus que tout autre.
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Lorsque le jeune homme se présenta, l’hôtel était vide, le comte venait de partir pour Lambesc. Marius fut presque heureux de ne trouver personne, tant sa démarche lui pesait. Il resta sur le Cours, irrésolu, n’ayant pas le courage d’aller à Lambesc, désespéré d’être réduit à l’inaction.
Comme il remontait une allée, accablé, les yeux vagues, il rencontra Fine. Il était sept heures du matin. La bouquetière, en grande toilette, tenant à la main un petit sac de voyage, lui parut toute décidée, toute souriante.
– Où allez-vous donc? lui demanda-t-il avec surprise.
– Je vais à Marseille, répondit-elle.
Il la regarda d’un air curieux, l’interrogeant du regard.
– Je ne puis rien vous dire, continua-t-elle. J’ai un projet, mais je crains d’échouer. Je reviendrai ce soir… Allons, ne vous désespérez pas.
Marius accompagna Fine jusqu’à la diligence. Lorsque la lourde voiture s’ébranla, il la suivit longtemps des yeux; cette voiture emportait sa dernière espérance et allait lui rapporter l’angoisse ou la joie.
Jusqu’au soir, il rôda autour des diligences qui arrivaient. On n’attendait plus qu’une voiture, et Fine n’avait point encore paru. Le 196
jeune homme, rongé d’impatience, allant et venant d’un pas fébrile, tremblait que la bouquetière ne revînt que le lendemain. Dans l’ignorance où il était, ne sachant quelle pouvait bien être cette dernière tentative, il ne se sentait point le courage de passer une nuit entière d’anxiété et d’indécision. Il se promenait sur le Cours, frissonnant, en proie à une sorte de cauchemar.
Enfin il aperçut la diligence, au loin, au milieu de la place de la Rotonde. Quand il entendit les roues sonner sur le pavé, il eut des palpitations violentes. Il s’adossa contre un arbre, regardant les voyageurs qui descendaient un à un, avec une lenteur désespérante.
Tout d’un coup, il fut comme cloué au sol. Presque en face de lui, par une portière ouverte, il venait de voir apparaître la grande taille, la figure pâle et triste de l’abbé Chastanier. Quand l’abbé fut sur le trottoir, il tendit la main et aida une jeune fille à descendre. Cette jeune fille était mademoiselle Blanche de Cazalis.
Derrière elle, Fine sauta à terre d’un bond léger, sans se servir du marche-pied. Elle était rayonnante.
Les deux voyageurs, guidés par la bouquetière, se dirigèrent vers l’hôtel des Princes. Marius, qui était demeuré dans l’ombre de la 197
nuit naissante, les suivit machinalement, ne pouvant comprendre, comme hébêté.
Fine resta dix minutes au plus dans l’hôtel. Lorsqu’elle en sortit, elle aperçut le jeune homme et courut à lui, prise d’un accès de joie folle.
– J’ai réussi à les amener, dit-elle en battant des mains; maintenant, j’espère bien qu’ils obtiendront ce que je désire… Demain, nous serons fixés.
Alors elle prit le bras de Marius et lui conta sa journée.
La veille, elle avait été frappée par une parole du jeune homme qui regrettait ne pas avoir le temps nécessaire pour gagner en travaillant la somme qu’il lui fallait. D’un autre côté, les tristesses de son oncle lui avaient prouvé qu’il était presque impossible de trouver un préteur, un usurier raisonnable. La question se réduisait donc à gagner du temps, à tâcher d’éloigner le plus possible l’époque où l’on attacherait Philippe au pilori. Ce qui épouvantait Fine et Marius, c’était cette exposition infâme, livrant les condamnés aux ricanements et aux insultes de la foule.
Dès lors, le plan de la jeune fille fut arrêté, un plan hardi qui peut-être réussirait par son audace même. Elle comptait aller droit chez M. de Cazalis, pénétrer jusqu’à sa nièce 198
et lui étaler le tableau de l’exposition de Philippe, dans tout ce qu’un pareil spectacle aurait d’insultant pour elle. Elle la déciderait à l’aider, elles iraient toutes deux supplier le député d’intervenir; si M. de Cazalis ne consentait pas à demander la grâce, peut-être voudrait-il bien tenter d’obtenir un sursis. D’ailleurs, Fine ne raisonnait guère ses moyens d’action; il lui semblait impossible que l’oncle de Blanche résistât à ses larmes. Elle avait foi dans son dévouement.
La pauvre enfant rêvait toute éveillée, lorsqu’elle espérait que M. de Cazalis fléchirait à la dernière heure. Cet homme fier et entêté avait voulu l’infâmie de Philippe, et rien au monde n’aurait pu mettre un obstacle à l’accomplissement de sa vengeance. Si Fine avait eu à se heurter contre lui, elle se serait brisée; elle aurait dépensé en pure perte ses plus jolis sourires, ses larmes les plus touchantes.
Heureusement pour elle, les circonstances la servirent. Lorsqu’elle se présenta à l’hôtel du député, au cours Bonaparte, on lui dit que M. de Cazalis venait d’être appelé à Paris par certaines exigences de sa position politique. Elle demanda à voir mademoiselle Blanche; on lui répondit vaguement que mademoiselle était absente, qu’elle voyageait.
La bouquetière, fort embarrassée, fut obli199
gée de se retirer et d’aller réfléchir dans la rue. Tous ses plans se trouvaient dérangés; cette absence de l’oncle et de la nièce lui ôtait l’appui sur lequel elle croyait pouvoir compter, n’ayant pas un seul ami qui la soutînt. Elle ne voulait pas cependant perdre sa dernière espérance et revenir à Aix, aussi désespérée que la veille, après avoir fait un voyage inutile.
Brusquement, la pensée de l’abbé Chastanier lui vint. Marius lui avait souvent parlé du vieux prêtre; elle connaissait sa bonté, son dévouement. Peut-être pourrait-il lui donner des renseignements précieux.
Elle le trouva chez sa sœur, la vieille ouvrière infirme. Elle lui ouvrit son cœur, elle lui apprit en quelques mots le motif de son voyage à Marseille. Le prêtre l’écouta avec une vive émotion.
– C’est le ciel qui vous amène ici, lui répondit-il. Je crois pouvoir, dans une telle circonstance, violer le secret qui m’a été confié. Mademoiselle Blanche n’est pas en voyage. Son oncle voulant cacher sa grossesse et ne pouvant l’emmener à Paris, a loué pour elle une petite maison au village de St-Henri… Elle habite là avec une gouvernante. M. de Cazalis, auprès duquel je suis rentré en grâce, m’a prié de lui faire de fréquentes visites et m’a donné sur elle d’assez larges pouvoirs… 200
Voulez-vous que je vous conduise auprès de cette pauvre enfant que vous trouverez bien changée et bien abattue?
Fine accepta avec joie. Blanche pâlit, lorsqu’elle aperçut la bouquetière et se mit à pleurer à chaudes larmes. Un léger cercle bleuâtre entourait ses yeux; ses lèvres étaient décolorées, et ses joues avaient des blancheurs de cire. On voyait qu’un cri terrible, le cri du cœur et de la conscience, s’élevait en elle et la rendait toute chancelante.
Quand Fine, avec une voix douce et des caresses attendries, lui eut fait comprendre qu’elle pouvait peut-être éviter à Philippe une suprême humiliation, elle se leva toute droite et dit d’une voix brisée:
– Je suis prête, disposez de moi… J’ai dans les entrailles un enfant qui me parle sans cesse de son père. Je voudrais apaiser la colère de ce pauvre petit être qui n’est pas encore né.
– Eh bien? reprit Fine chaleureusement, aidez-moi dans notre œuvre de délivrance… Je suis certaine que vous obtiendriez tout au moins un sursis, en tentant une démarche.
– Mais, fit observer l’abbé Chastanier, mademoiselle Blanche ne peut aller seule à Aix. Je dois l’accompagner… Je sais que M. de Cazalis, s’il apprend ce voyage, me fera les plus graves reproches. J’accepte pourtant 201
la responsabilité de cet acte, car je crois agir en honnête homme.
Dès que la bouquetière eut obtenu un consentement, elle laissa à peine le temps au vieillard et à la jeune fille de faire quelques préparatifs. Elle revint avec eux à Marseille, elle les poussa dans la diligence, et c’est ainsi qu’elle les amena triomphalement dans Aix. Le lendemain, Blanche devait se rendre chez le président qui avait prononcé le jugement de Philippe.
Marius, lorsque Fine eut terminé son récit, l’embrassa vivement sur les deux joues, ce qui fit monter des lueurs roses au front de la jeune fille.
202
XIX
UN SURSIS
Le lendemain matin, Fine alla retrouver Blanche et l’abbé Chastanier. Elle voulait les accompagner jusqu’à la porte de l’hôtel du président, pour connaître tout de suite le résultat de leur démarche. Marius, comprenant que sa présence serait pénible à Mlle de Cazalis, se mit à rôder sur le Cours, comme une âme en peine, suivant de loin les deux jeunes filles et le prêtre. Quand les solliciteurs furent montés, la bouquetière aperçut le jeune homme et lui fit signe de venir la rejoindre. Ils attendirent tous deux, sans échanger une parole, agités et anxieux.
203
Le président reçut Blanche avec une grande commisération. Il comprenait qu’elle était la plus cruellement frappée dans cette malheureuse affaire. La pauvre enfant ne put parler; dès les premiers mots, elle se mit à sangloter, et tout son être, suppliant, demandait pitié, mieux que ne l’auraient fait ses prières. Ce fut l’abbé Chastanier qui dût expliquer leur présence et présenter la requête.
– Monsieur, dit-il au président, nous venons à vous, les mains jointes. Mlle de Cazalis est déjà brisée sous les malheurs qui l’ont accablée. Elle vous prie en grâce de lui épargner une nouvelle humiliation.
– Que désirez-vous de moi? demanda le président d’une voix émue.
– Nous désirons que, s’il est possible, vous évitiez un nouveau scandale… M. Philippe Cayol a été condamné à l’exposition publique, et ce châtiment doit lui être infligé ces jours-ci. Mais l’infamie ne l’atteindra pas seul; il n’y aura pas qu’un coupable attaché au pilori, il y aura une pauvre enfant souffrante qui vous demande pitié. Vous entendez, n’est-ce pas? les cris de la foule, les injures qui rejailliront sur Mlle de Cazalis; elle sera traînée dans la boue par la populace, et son nom circulera autour de l’ignoble po204
teau, avec des ricanements haineux et de sales expressions…
Le président paraissait douloureusement touché. Il garda un moment le silence. Puis, comme pris d’une idée soudaine:
– Mais, demanda-t-il, est-ce M. de Cazalis qui vous envoie vers moi? A-t-il connaissance de la démarche que vous faites?
– Non, répondit le prêtre avec une dignité franche, M. de Cazalis ne sait pas que nous sommes ici… Les hommes ont des intérêts, des passions qui les emportent et qui les empêchent parfois de juger nettement leur position. Peut-être allons-nous contre le désir de l’oncle de Mlle Blanche, en venant vous solliciter… Mais au-dessus des passions et des intérêts des hommes, il y a la bonté et la justice. Aussi n’ai-je pas craint de compromettre mon caractère sacré, en prenant sur moi de vous demander d’être bon et juste.
– Vous avez raison, Monsieur, dit le président. Je comprends les motifs qui vous ont amené, et, vous le voyez, vos paroles m’ont vivement ému. Malheureusement, je ne puis arrêter le châtiment; il n’est pas dans mon pouvoir de modifier un arrêt de la Cour d’assises.
Blanche joignit les mains.
– Monsieur, balbutia-t-elle, je ne sais ce que vous pouvez faire pour moi; mais, je 205
vous en prie, soyez miséricordieux, dites-vous que c’est moi que vous avez condamnée, et tâchez d’alléger mes souffrances.
Le président lui prit les mains, et, avec une douceur paternelle:
– Ma pauvre enfant, répondit-il, je comprends tout. Mon rôle, dans cette affaire, a été pénible… Aujourd’hui, je suis désespéré de ne pouvoir vous dire: «Ne craignez rien; j’ai la puissance de renverser le pilori, et vous ne serez pas attachée au poteau avec le condamné.»
– Alors, reprit le prêtre accablé, l’exposition aura lieu prochainement… Il ne vous est pas même permis de retarder cette scène déplorable.
Le président s’était levé:
– Le ministre de la justice, sur la demande du procureur général, peut en faire éloigner l’époque, dit-il vivement; voulez-vous que cette exposition ne se fasse que dans les derniers jours de décembre? Je serais heureux de vous prouver toute ma compassion et tout mon bon vouloir.
– Oui, oui, s’écria Blanche avec ardeur. Éloignez ce moment terrible le plus possible… Je me sentirai peut-être plus forte…
L’abbé Chastanier qui connaissait les projets de Marius, pensa que, devant la promesse du président, il devait se retirer, sans insis206
ter davantage. Il se joignit à Blanche pour accepter l’offre qui leur était faite.
– Eh bien, c’est convenu, leur dit le président, en les accompagnant. Je vais demander et j’obtiendrai, j’en ai la conviction, que la justice n’ait son cours que dans quatre mois… Jusque-là, vivez en paix, mademoiselle. Espérez, le ciel enverra peut-être quelque soulagement à vos souffrances.
Les deux solliciteurs descendirent. Lorsque Fine les aperçut, elle courut à leur rencontre.
– Eh bien! demanda-t-elle, haletante.
– Comme je vous le disais, répondit l’abbé Chastanier, le président ne peut empêcher l’exécution du jugement.
La bouquetière devint toute pâle.
– Mais, se hâta d’ajouter le vieux prêtre, il a promis d’intervenir pour faire reculer l’époque de l’exposition… Vous avez quatre mois devant vous pour travailler au salut du prisonnier.
Marius, malgré lui, s’était approché du groupe que formaient les jeunes filles et l’abbé. La rue, solitaire et silencieuse, blanchissait sous l’ardent soleil de midi; de légères touffes de gazon entouraient les pavés éclatants, et, seul, un chien promenait son échine maigre dans le mince filet d’ombre qui traînait le long des maisons.
Lorsque le jeune homme entendit les paro207
les de l’abbé Chastanier, il s’avança d’un mouvement brusque et lui serra les mains avec effusion.
– Ah! mon père, lui dit-il d’une voix tremblante, vous me rendez l’espérance et la foi. Depuis hier, je doutais de Dieu… Comment vous remercier, comment vous prouver ma reconnaissance! Maintenant, je me sens un courage invincible et je suis certain de sauver mon frère.
Blanche, à la vue de Marius, avait baissé la tête. Une rougeur ardente était montée à ses joues. Elle restait là, confuse et embarrassée, souffrant horriblement de la présence de ce garçon qui connaissait son parjure et que son oncle et elle avaient plongé dans le désespoir. Le jeune homme, lorsque sa joie se fut un peu calmée, regretta de s’être approché. L’attitude désolée de Mlle de Cazalis lui faisait pitié.
– Mon frère a été bien coupable, lui dit-il enfin… Veuillez lui pardonner comme je vous pardonne moi-même.
Il ne put trouver que ces quelques paroles. Il aurait voulu lui parler de son enfant, la questionner sur le sort qui était réservé à ce pauvre être, le lui réclamer au nom de Philippe. Mais il la vit si accablée qu’il n’osa la torturer davantage.
Sans doute, Fine comprit ce qui se passait 208
en lui. Tandis qu’il faisait quelques pas avec l’abbé Chastanier, elle dit à Blanche d’une voix rapide:
– Rappelez-vous que je vous ai offert d’être la mère de votre enfant. Maintenant, je vous aime, je vois que vous êtes un brave cœur… Faites un signe, et je cours à votre aide. D’ailleurs, je veillerai, je ne veux pas que le pauvre petit souffre de la folie de ses parents.
Pour toute réponse, Blanche serra silencieusement la main de la bouquetière. De grosses larmes coulaient le long de ses joues.
Mlle de Cazalis et l’abbé Chastanier repartirent sur-le-champ pour Marseille. Fine et Marius coururent à la prison. Ils apprirent à Revertégat qu’ils avaient quatre mois pour préparer l’évasion, et le geôlier leur jura qu’il tiendrait sa parole, quels que fussent le jour et l’heure où ils la lui rappelleraient.
Avant de quitter Aix, les deux jeunes gens voulurent voir Philippe, pour le mettre au courant des évènements et lui dire d’espérer. Le soir, à onze heures, Revertégat les introduisit de nouveau dans la cellule. Philippe, qui commençait à s’habituer au régime de la prison, ne leur parut pas trop abattu.
– Pourvu, leur dit-il, que vous m’évitiez l’ignominie de l’exposition publique, je consens à tout… Je préfèrerais me casser la tête 209
contre un mur que d’être attaché au poteau infâme.
Et, le lendemain, la diligence ramena à Marseille Marius et Fine. Ils allaient continuer sur un plus vaste théâtre la lutte où les poussait leur cœur; ils allaient fouiller au fond des misères humaines et voir à nu les plaies d’une grande ville, livrée à tous les emportements de l’industrie moderne.
5
Deuxième partie
I
LE SIEUR SAUVAIRE, MAÎTRE-PORTEFAIX
Le patron de Cadet Cougourdan, le maître-portefaix Sauvaire, était un petit homme, vif, noirâtre, aux membres trapus et vigoureux. Son grand nez crochu, ses lèvres minces, son visage allongé exprimaient cette confiance vaniteuse, cette vantardise rusée qui sont les traits distinctifs de certains types du midi.
Élevé sur le port, simple ouvrier dans sa jeunesse, il avait mis de côté, pendant dix ans, les gros sous qu’il gagnait. Il soulevait des 6
poids énormes, il avait une force nerveuse qui faisait merveille. Il disait d’habitude qu’il ne craignait pas les gros hommes. La vérité était que ce nain aurait rossé un géant. Mais il se montrait prudent et sage dans l’emploi de sa vigueur; il évitait les querelles, sachant que la tension de ses muscles valait de l’argent et qu’un coup de poing ne rapporte que des ennuis. Il vivait sobrement, tout au travail et à l’avarice, ayant hâte d’atteindre le but qu’il rêvait.
Un jour enfin, il eut devant lui les quelques milliers de francs qu’il lui fallait pour accomplir son projet. Il devint patron du soir au lendemain, il prit des hommes sous ses ordres, et, les bras croisés, les regarda courir et suer. De temps à autre, il leur donnait un coup de main en grondant. Au fond, Sauvaire était un paresseux fieffé; il avait travaillé par entêtement, aimant mieux faire d’un coup toute la besogne de sa vie et se reposer plus tard dans les douceurs d’une oisiveté d’homme riche. Maintenant que de pauvres diables lui gagnaient une fortune, il se promenait, les mains dans les poches, empilant l’argent, attendant d’avoir une grosse somme pour s’abandonner à ses instincts de vie libre et bruyante.
Peu à peu, l’ouvrier avare se transforma en enrichi prodigue. Sauvaire avait des appé7
tits cuisants de richesse et de plaisirs; il voulait posséder beaucoup d’argent pour s’amuser beaucoup, et il voulait s’amuser beaucoup pour montrer à tous qu’il possédait beaucoup d’argent. Un orgueil bête, une vanité de parvenu le poussait à faire un tapage du diable autour de ses joies. Quand il riait, il eut désiré que tout Marseille entendît son éclat de rire.
Il portait maintenant des vêtements de drap fin, sous lesquels on devinait toujours le corps roidi et épais de l’ouvrier. Sur son gilet, s’étalait une large chaîne d’or, épaisse d’un bon doigt, et laissant pendre des breloques massives qui auraient assommé un bœuf. Il avait, à la main gauche, une bague toute d’or, sans la moindre pierre. Chaussé de souliers vernis, coiffé d’un feutre souple, il flânait tout le jour sur la Cannebière et sur le port, en fumant une magnifique pipe d’écume de mer, garnie d’argent. Et, tout en marchant, il faisait sauter ses breloques sur son ventre, il promenait sur la foule un regard plein d’une câlinerie goguenarde et vaniteuse. Il jouissait.
Il avait peu à peu confié la direction de sa maison à Cadet Cougourdan, dont les allures vives et énergiques lui plaisaient; ce garçon de vingt ans possédait une intelligence, droite et ouverte, qui lui donnait une véritable supériorité sur les autres porte-faix. Sauvaire 8
fut enchanté d’avoir sous la main un pareil ouvrier; il le nomma surveillant des hommes qui travaillaient pour lui, et, dès-lors, il put étaler largement ses appétits dans Marseille. Il se contenta, le matin, de faire ses comptes et d’empocher l’argent gagné.
L’existence rêvée commença. Sauvaire se fit recevoir d’un cercle. Il joua, mais avec prudence, trouvant que la volupté du jeu ne vaut pas les sommes qu’on perd; il voulait s’amuser pour son argent, il cherchait des plaisirs solides et durables. Il mangea dans les meilleurs restaurants, il eut des femmes qu’il étala devant la foule. Sa vanité était voluptueusement chatouillée, lorsqu’il pouvait se vautrer sur les coussins d’une voiture à côté d’une vaste jupe de soie. La femme n’était rien, la robe de soie était tout. Il trainait la robe de soie dans des cabinets particuliers, et il ouvrait les fenêtres, pour que les passants pussent voir qu’il était en partie fine avec une dame bien mise, et qu’il se faisait servir des plats très chers. D’autres auraient fermé les jalousies, poussé le verrou; lui, il rêvait d’embrasser ses maîtresses dans une maison de verre, afin que la foule fut bien persuadée qu’il était assez riche pour aimer de jolies femmes. Il entendait l’amour à sa manière.
Depuis un mois, il vivait dans le ravisse9
ment. Il avait fait la rencontre d’une jeune femme dont la connaissance chatouillait délicieusement son amour-propre. Cette jeune femme était la maîtresse d’un comte; on la regardait comme une des reines du demi-monde marseillais. Elle se nommait Thérèse Armand; mais on la désignait habituellement sous le nom familier d’Armande.
Lorsqu’Armande mit pour la première fois sa petite main gantée dans la main large de Sauvaire, le maître-portefaix faillit s’évanouir de joie. Cette poignée de main s’échangeait sur les allées de Meilhan, devant la porte de la maison habitée par la lorette, et les passants se retournaient pour voir cet homme et cette jeune femme qui s’adressaient des sourires et se faisaient des révérences. Sauvaire s’en alla, gonflé d’orgueil, s’extasiant sur la toilette et sur les bonnes manières d’Armande. Il n’eut plus qu’une pensée: avoir cette femme pour maîtresse, supplanter un comte, promener à son bras des dentelles et du velours.
Il guetta la lorette, et se mit sur son passage. Il devenait presque amoureux des chiffons luxueux qu’elle portait et des parfums qu’exhalaient ses vêtements. Il était fier d’être salué par elle, de paraître un de ses amis, et il ne lui aurait même pas déplu de passer pour un de ses amants.
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Un soir, il monta chez elle et n’en sortit que le lendemain. Il crut à une victoire remportée par les charmes de sa personne. Pendant huit jours, il fut d’une fatuité insupportable; il regardait les passants d’un air de pitié moqueuse. Quand Armande était à son bras, sur un trottoir, la rue ne lui semblait pas assez large. Le balancement et le bruit frissonnant des jupes de sa maîtresse le jetaient dans une extase recueillie. Il adorait les crinolines qui tiennent beaucoup de place et qui gênent la circulation.
Il contait sa bonne fortune à tout le monde. Cadet fut un de ses premiers confidents.
– Ah! si vous saviez! lui dit-il, la charmante personne et comme elle m’adore!… Il y a de tout chez elle, des tapis, des rideaux, des glaces. On se croirait dans le monde, chez une duchesse… Et, avec cela, pas fière du tout, bonne fille, la main toujours ouverte… Hier, j’ai déjeûné dans son petit salon; puis nous avons pris une voiture découverte et nous sommes allés au Prado. Tout le monde nous regardait… Il y a de quoi mourir d’aise en compagnie d’une pareille femme.
Cadet souriait. Il rêvait l’amour d’une forte fille; Armande lui faisait l’effet d’une poupée mécanique, d’un jouet fragile qu’il aurait brisé dans ses doigts. Mais il ne voulait pas contrarier son patron, il s’extasiait avec lui 11
sur les charmes exquis de la lorette. Le soir, il contait à Fine les folies de Sauvaire.
La bouquetière avait repris sa place dans son petit kiosque du cours Saint-Louis. Elle vendait ses fleurs, l’œil aux aguets, cherchant les occasions de venir en aide à Marius. Elle ne perdait pas de vue l’emprunt des quinze mille francs, et, chaque jour, elle bâtissait un nouveau plan, elle rêvait de mettre à contribution les personnes que le hasard rapprochait d’elle.
– Penses-tu, dit-elle un matin à son frère, penses-tu que M. Sauvaire serait un homme à prêter de l’argent?
– C’est selon, répondit Cadet… Il donnerait volontiers mille francs à un pauvre diable, sur une place publique, devant beaucoup de monde, pour faire parade de son bon cœur.
La bouquetière se mit à rire.
– Oh! ce n’est pas une aumône qu’on lui demanderait, reprit-elle… Il faudrait que la main gauche du prêteur ignorât ce que ferait sa main droite.
– Diable! dit Cadet, c’est trop de désintéressement… D’ailleurs, on pourrait voir.
Fine, sur ce bout de conversation, conçut tout un projet. Elle croyait Sauvaire très riche, et, au fond, elle ne le jugeait pas méchant homme. Peut-être pourrait-on obtenir 12
quelque chose de lui, en se servant de l’influence d’Armande.
La bouquetière comprit qu’elle devait d’abord décider Marius à aller chez la lorette. C’était là le difficile. Le jeune homme refuserait net, dirait qu’il ne pouvait y avoir rien de commun entre lui et cette femme.
Un jour, elle laissa échapper comme par mégarde le nom d’Armande, et elle fut très-étonnée de voir Marius sourire et sembler être en pays de connaissance.
– Est-ce que vous connaissez cette dame? lui demanda-t-elle.
– Je suis allé une fois chez elle, répondit-il. C’est Philippe qui m’y conduisit. Cette dame, comme vous l’appelez, ouvrait ses salons une fois par semaine, et mon frère était un des habitués du lieu… Ma foi, j’ai été fort bien reçu, et j’ai trouvé là une véritable maîtresse de maison, très-distinguée et fort élégante.
Fine parut toute triste d’entendre l’éloge d’Armande dans la bouche de Marius.
Il paraît, continua ce dernier, que les choses ont un peu changé chez elle, depuis un an. Elle est, m’a-t-on dit, très-embarrassée dans ses affaires. D’ailleurs, on la dit très-adroite, très-intrigante même; si elle trouve quelque imbécile, elle se tirera des ennuis où elle est.
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La jeune fille s’était remise de l’étrange émotion qui l’avait saisie. Elle poursuivit habilement l’exécution de son projet, sans rien brusquer.
– L’imbécile est trouvé, dit-elle en riant… Ne connaissez-vous pas M. Sauvaire, le patron de Cadet?
– Un peu, répondit Marius; je le rencontre parfois en pantoufles sur le port.
– Eh bien, il est l’amant d’Armande depuis quelques mois… On prétend qu’il a déjà dépensé quelque argent avec elle…
Puis, d’un ton indifférent, Fine ajouta:
– Pourquoi ne retournez-vous pas chez Armande?.. Vous rencontreriez là des gens riches qui pourraient vous aider dans l’affaire que vous savez… M. Sauvaire serait peut-être tout disposé à vous rendre service.
Marius devint grave et garda un moment le silence. Il se consultait.
– Bah! dit-il, enfin, vous avez raison… Je ne dois reculer devant aucune tentative… Il faudra demain que j’aille voir cette femme; j’expliquerai ma visite, en lui parlant de mon frère.
La bouquetière regardait le jeune homme en face, avec de petits battements de paupières.
– Et surtout, reprit-elle en riant d’un rire forcé, n’allez pas rester au pied de cette 14
enchanteresse… J’ai souvent entendu parler de ses toilettes riches et savantes, de son esprit, de l’étrange pouvoir qu’elle a sur les hommes.
Marius étonné de la voix émue de son amie, lui prit la main et l’examina d’un regard pénétrant.
– Qu’avez-vous donc? lui demanda-t-il. Ne dirait-on pas que je vais chez le diable et que je suis un pêcheur… Ah! ma pauvre Fine, je suis loin de penser à de pareilles bêtises. J’ai une tâche sacrée à remplir… Puis, regardez-moi bien. Quelle est la femme qui voudrait d’un magot pareil?
La jeune fille le regarda et elle fut toute surprise de ne plus le trouver laid. Jadis, il lui avait semblé affreux; maintenant, elle voyait comme de la lumière sortir de son visage et lui transfigurer la face. Le jeune homme lui serra amicalement la main, et elle demeura toute troublée.
Le lendemain soir, ainsi qu’il l’avait résolu, Marius se présenta chez Armande.
15
II
UNE LORETTE MARSEILLAISE
Armande avait une origine fort mystérieuse. Elle prétendait être née dans l’Inde, d’une femme indigène et d’un offficier anglais. Elle partait de là et contait, à qui voulait l’entendre, un roman dont elle était l’héroïne. Elle mettait sa première faute sur le compte d’un riche protecteur qui l’avait prise chez lui, à la mort de son père, et qui l’avait élevée délicatement pour en faire plus tard sa maîtresse, comme on engraisse une volaille pour la trouver ensuite plus savoureuse et plus tendre sous la dent. Son esprit se plaisait dans ce conte brutalement romanesque.
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Grâce à ses mensonges, sa véritable histoire ne fut jamais connue. Elle s’était abattue un jour sur Marseille, comme un de ces oiseaux qui flairent de loin une contrée riche en proies de toute espèce. En s’établissant dans une ville riche et industrielle, elle avait fait preuve d’une rare intelligence. Dès son arrivée, elle s’attaqua aux gens de commerce, aux jeunes négociants qui remuent l’argent à la pelle. Elle comprit que ces garçons, cloués toute la journée dans un bureau, désirent âprement s’amuser le soir et jeter un peu de l’or qu’ils ont gagné.
Elle tendit ses pièges avec art. Elle monta sa maison sur un grand pied et lui donna une sorte de cachet aristocratique. Il lui fut aisé de vaincre toutes les rivales qu’elle trouva installées dans la ville. Ces pauvres filles déchues étaient d’une ignorance crasse; elles s’habillaient mal, savaient à peine parler, étalaient un luxe mesquin et ignoble, s’abandonnaient bêtement. Armande les écrasa de toute son élégance et de tout l’esprit qu’elle avait acquis ça et là en se frottant à des gens bien élevés. Elle devint en peu de mois une sorte de célébrité mondaine.
Chez elle, comme le disait naïvement Sauvaire, elle prenait des airs de duchesse. Un goût exquis avait présidé à l’ameublement de son logis. Elle ouvrit son salon, elle attira 17
les jeunes gens riches par le bruit qu’elle faisait faire autour d’elle, et les retint par sa bonne grâce et la distiction de ses manières. La femme entretenue perçait à peine sous la maîtresse de maison. Elle avait des amants, elle les montrait même volontiers; mais, en public, dans ses soirées, elle gardait une décence dont on lui tenait grand compte. Elle était le type du vice élégant, parfumé, spirituel.
Elle s’entoura peu à peu de tous les viveurs de la ville. Elle n’admettait d’ailleurs que des gens riches, gagnant beaucoup et dépensant plus encore. Dans les commencements, elle n’eut qu’à choisir ses victimes; une foule était à ses pieds. Elle croqua à belles dents plusieurs fortunes, vivant en plein luxe, fournissant aux besoins de sa maison qui étaient énormes. Les gens sages et graves la regardaient comme une véritable plaie, comme un gouffre sans fond où allaient s’engloutir les capitaux des jeunes commerçants marseillais. Les femmes entretenues, ses rivales, la déchiraient à belles dents et l’accusaient d’intrigues honteuses; elles tournaient en moquerie son visage maigre, ses rides précoces; elles disaient qu’elle était laide, – ce qui était presque vrai, – et déclaraient ne rien comprendre à l’engouement que ces imbéciles d’hommes avaient pour cette pécore. Armande 18
les laissait dire et régnait tranquillement; pendant plusieurs années elle les domina par son esprit, par son luxe, par sa science de femme élégante et raffinée. On allait chez elle en habit noir et en cravate blanche.
Puis, sans cause apparente, tout d’un coup, son crédit baissa. La gêne vint et fit comme des trous dans son luxe. Sans doute, sa mode était passée, les amants généreux manquaient. Elle tomba dans les transes de cette demi misère qui porte de la soie et marche sur des tapis. Sentant qu’elle allait rouler dans le ruisseau, si elle ne faisait pas des efforts prodigieux pour garder son appartement de grande dame, elle lutta avec désespoir contre la mauvaise chance. Elle comprenait que son prestige venait uniquement de sa richesse apparente, de ses toilettes exquises, de l’argent qui lui permettait de jouer à l’aise son rôle de duchesse déclassée. Le jour où la soie lui manquerait, où elle fermerait son salon, elle savait qu’elle deviendrait une pauvre fille, une créature laide et fanée dont personne ne voudrait plus. Aussi déploya-t-elle une énergie fébrile pour trouver des amants, pour se procurer de l’argent à tout prix.
C’est à cette époque qu’elle fit la connaissance d’une dame Mercier qui lui avança quelques fonds à un taux exorbitant. Elle avait dupé tant de jeunes imbéciles, qu’elle 19
se laissa duper à son tour, sans trop se plaindre. Elle espérait d’ailleurs faire payer le capital et les intérêts des sommes empruntées, au premier homme riche dont elle serait la maîtresse. Les hommes riches ne se présentèrent pas; la jeune femme devint de plus en plus inquiète et embarrassée.
Armande, poussée par la nécessité, sentant chaque jour sa beauté, son gagne-pain, s’en aller avec son luxe, en arriva au crime. Déjà, pour faire face aux exigences de ses créanciers, elle avait dû vendre des glaces, des meubles, des porcelaines; sa maison se vidait, elle voyait peu à peu les murs se dénuder et elle songeait avec effroi à l’heure où elle se trouverait, lasse et vieillie, entre quatre murailles nues. Les amants se sauveraient alors de son bouge, elle mourrait de misère et de honte. Les tapissiers, les modistes, tous les fournisseurs auxquels elle devait, devenaient plus âpres en flairant la ruine prochaine de leur cliente; ils savaient que les amants se faisaient rares, ils exigeaient le remboursement immédiat de leurs créances. Quelques uns d’entr’eux parlèrent de saisir le mobilier. Armande comprit qu’elle était perdue, si elle ne battait pas monnaie tout de suite, n’importe de quelle façon.
Elle eut recours à un moyen extrême. Elle imita l’écriture de trois ou quatre amants 20
qu’elle avait, et se souscrivit à son ordre des billets qu’elle signa des noms de ces hommes. Puis, n’osant se présenter chez un banquier, elle s’adressa à la dame Mercier qui consentit à lui escompter quelques-uns de ces billets. Il est à croire que l’usurière n’ignorait pas l’origine des effets, et qu’elle spéculait même sur l’infamie d’Armande. La tenant dans ses griffes, pouvant à toute heure lancer une plainte au procureur du roi, comptant d’ailleurs sur les souscripteurs supposés qui auraient eu intérêt à éviter un scandale, elle considérait les faux qu’elle possédait en garantie, comme préférables à de bonnes traites. Elle basait toute une fortune sur ses complaisances criminelles, exigeant des intérêts énormes, embrouillant de plus en plus les affaires de la lorette, se mettant complètement à sa charge, jouant un rôle de ruse et d’hypocrisie dont elle se tirait à merveille.
Pendant près de deux ans, Armande vivota, sans inquiétude. Elle avait mis les billets payables chez elle, et, à chaque échéance, elle faisait l’argent coûte que coûte, tirant cent francs du premier homme qu’elle rencontrait, complétant la somme nécessaire en vendant quelque chose, en empruntant encore, en faisant de nouvelles traites fausses. La Mercier continuait à se montrer humble et serviable; elle voulait tenir sa proie étroitement serrée, avant de montrer les dents et de mordre.
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Puis vint un moment où Armande ne put décidément pas rembourser les billets faux. Elle se jetait en vain dans le ruisseau; elle allait au Château-des-Fleurs, comme une fille; elle ne parvenait plus à gagner la somme qu’il lui fallait pour entretenir sa maison. C’est à ce moment-là qu’elle fit la connaissance de Sauvaire; elle lâcha pour lui un comte qu’elle avait ruiné, croyant que le maître-portefaix était riche et généreux. En d’autres temps, lorsqu’elle était la reine de Marseille et qu’elle étalait insolemment son velours et ses dentelles, elle aurait regardé Sauvaire du haut de la richesse et de l’élégance de ses amants. Mais, maintenant, elle ne dédaignait plus aucune proie; elle s’attaquait à la foule et se serait volontiers mise à ramasser de l’argent dans des mains sales et ignobles. L’ancien ouvrier prit pour de la tendresse la nécessité qui poussait la jeune femme dans ses bras. Armande, au bout de quelques mois, s’aperçut avec terreur que son nouvel amant avait l’économie prudente du parvenu et qu’il s’appliquait en égoïste tout l’argent qu’il dépensait. Deux ou trois des billets faux ne furent pas payés; la dame Mercier commença à se fâcher.
Les choses en étaient là, lorsque, un soir, Marius se rendit naïvement chez la lorette. Il croyait encore trouver dans son salon une 22
partie de la riche et nombreuse société à laquelle son frère l’avait présenté. Il rêvait vaguement de lier connaissance avec quelque jeune négociant qui lui viendrait en aide; il comptait même un peu sur Sauvaire, dont Fine avait volontairement exagéré l’obligeance.
Il fut très étonné de trouver le salon vide. Une seule lampe éclairait cette grande pièce qui lui parut singulièrement nue. Sauvaire était à demi couché sur un vaste divan, et il semblait digérer avec affectation le dîner qu’il venait de faire, lâchant quelques boutons de son gilet et tenant un cure-dent entre ses doigts. À côté de lui, assise dans un fauteuil, Armande lisait Graziella, en appuyant rêveusement le front sur la paume de sa main gauche; une levrette, qu’elle nommait Djali, était couchée à ses pieds, la tête posée le long de ses pantoufles de velours cerise.
Un des moyens de séduction employé par Armande était de lire devant ses amants les œuvres des grands poètes modernes. Elle avait une petite bibliothèque où se trouvaient les ouvrages de Châteaubriand, de Victor Hugo, de Lamartine, de Musset. Le soir, dans la clarté pâle de la lampe, à l’heure où elle était encore belle, elle épelait langoureusement des pages de vers ou de prose poétique. Cela met23
tait comme une auréole autour de sa tête. Les amants croyaient avoir affaire à une fille ignorante, et ils trouvaient une dame instruite, presque lettrée, qui lisait des livres qu’eux-mêmes n’avaient jamais eu ni le temps ni le courage de feuilleter. Sauvaire surtout se sentit écrasé et dominé, le jour où sa maîtresse prit un recueil de vers et se mit tranquillement à en tourner les pages devant lui. À peine parcourait-il parfois un journal. Une femme ouvrant un volume de poésie lui parut une créature supérieure. Chaque fois qu’Armande lisait en sa présence, il se recueillait, il prenait un air précieux et charmé. Il lui semblait qu’il devenait savant lui-même.
Marius eut un léger sourire en voyant l’attitude penchée d’Armande, feignant l’extase, et la posture de Sauvaire qui se vautrait sur le divan, les mains jointes au milieu du ventre. Il y avait toute une comédie entre l’hypocrisie savante de cette femme et le contentement épais et aveugle de cet homme.
La lorette accueillit le nouveau venu avec cette grâce facile et enjouée qui est une des nécessités de son métier. Elle avait eu des rapports plus ou moins intimes avec Philippe, elle traitait Marius en vieille connaissance. Elle le fit asseoir en lui reprochant la rareté de ses visites.
– Je sais bien, ajouta-t-elle, que vous avez 24
eu beaucoup d’ennuis dans ces derniers temps. Ce pauvre Philippe!… Je me l’imagine parfois dans un cachot humide, lui qui aimait tant le luxe et les plaisirs… Cela lui apprendra à mieux placer ses tendresses.
Sauvaire s’était un peu relevé. Il avait la bonne qualité de ne pas être jaloux; il se montrait au contraire tout fier des amants que sa maîtresse avait eus. Les anciennes amours d’Armande doublaient à ses yeux le prix de sa bonne fortune. D’ailleurs, Marius lui parut si chétif, qu’il fut charmé de paraître vigoureux à côté de lui.
La jeune femme présenta les deux hommes l’un à l’autre.
– Oh! nous nous connaissons, dit le maître-portefaix avec un rire satisfait… Je connais aussi M. Philippe Cayol. En voilà un gaillard!…
À la vérité, Sauvaire était enchanté d’être trouvé en tête-à-tête avec Armande. Il se mit à la tutoyer, à appuyer sur les plaisirs qu’ils prenaient ensemble. Il continua en parlant de Philippe et en s’adressant à sa maîtresse:
– Il venait souvent chez toi, n’est-ce pas?… Ah! va, ne t’en défends pas; je crois que vous vous êtes aimés… Je le rencontrais parfois au Château-des-Fleurs… Nous y sommes 25
allés hier, au Château-des-Fleurs. Hein? ma chère, quelle foule, que de toilettes!
Il se tourna vers Marius.
– Le soir, ajouta-t-il, nous avons mangé au restaurant… C’est très cher, monsieur. Tout le monde ne peut pas se payer cela.
Armande paraissait souffrir. Il y avait encore au fond de cette femme des délicatesses étranges, un reste de ses jouissances exquises d’autrefois. Elle regardait Marius avec de légers haussements d’épaule, avec des coups-d’œil qui raillaient Sauvaire. Celui-ci, imperturbable, s’étalait complaisamment.
Marius devina alors les embarras et les tourments de la lorette. Il lui vint comme des pitiés en voyant le salon désert et en comprenant sur quelle pente effroyable roulait cette femme qu’il avait connue insouciante et heureuse. Il regretta d’être monté.
À un moment, il resta seul avec Sauvaire qui se mit à lui expliquer sa fortune et à lui conter sa joyeuse vie. Une servante était venue dire tout bas à Armande que madame Mercier se trouvait dans l’antichambre et qu’elle paraissait fort en colère.
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III
OÙ LA DAME MERCIER MONTRE SES GRIFFES
Madame Mercier était une petite vieille de cinquante ans, ronde, grasse, qui larmoyait toujours en se plaignant de la dureté des temps. Vêtue d’indienne déteinte, ayant sans cesse au bras un vieux cabas de paille qui lui servait de caisse, elle trottait à petits pas, avec des allures sournoises de chatte. Elle se faisait humble et misérable, elle prenait des airs malheureux pour apitoyer les gens. Son visage frais, où les rides semblaient des plis de graisse, protestait contre les larmes qui l’inondaient à chaque minute.
L’usurière joua admirablement son rôle 27
auprès d’Armande. Elle fit d’abord la bonne femme. Elle s’empara de la lorette avec un art infernal, se montrant tour à tour serviable et égoïste, embrouillant les comptes, laissant croître les intérêts, mettant sa débitrice dans l’impossibilité de rien vérifier.
Ainsi, lorsqu’un billet arrivait à échéance et qu’Armande n’avait pas les fonds, Mme Mercier se désolait, puis elle promettait d’emprunter l’argent à quelqu’un, déclarant qu’elle ne possédait pas elle-même la somme nécessaire. Elle avançait le montant du billet, se faisait rembourser immédiatement par la lorette, qui avait ainsi un nouvel intérêt à payer. Dans ce va-et-vient d’effets, dans ce continuel accroissement du taux, Armande ne savait plus quel était son compte, ce qu’elle avait payé ni ce qu’elle devait encore. Toujours la dette augmentait, sans que l’usurière fît de nouveaux prêts, et plus la créance vieillissait, plus elle devenait obscure. La jeune femme se sentait perdue au fond d’un chaos.
L’usurière gardait ses allures éplorées et calines. Quand elle fournissait l’argent elle-même pour qu’Armande pût la payer, elle lui faisait sentir tout son dévouement, tout l’héroïsme de sa conduite.
– Vous n’avez jamais vu une créancière comme moi, disait-elle. Je vais jusqu’à em28
prunter l’argent dont vous avez besoin. C’est beau, cela!
– Mais, répondait Armande, c’est pour vous que vous empruntez cet argent, puisque je vous le donne.
– Pas du tout, reprenait la vieille. Je cherche uniquement à vous rendre service.
Mme Mercier s’introduisit ainsi peu à peu dans la maison. Tous les deux ou trois jours, elle venait y montrer sa face rusée et attendrie. Armande devint sa propriété, son esclave. Tantôt elle accourait, se laissait aller avec désespoir sur une chaise, et accusait la jeune femme de vouloir se sauver sans la payer; il fallait qu’on lui fit visiter l’appartement pour lui montrer que les malles n’étaient pas faites. Tantôt elle sonnait violemment, elle se disait volée, elle reprochait ses dépenses à la lorette, elle comparait sa misérable vie à la sienne, elle lui reprochait d’être insolvable et criblée de dettes, et finissait en demandant de nouvelles garanties. D’autres fois, elle venait brusquement réclamer de l’argent, puis elle s’adoucissait, elle pleurait misère, elle s’en allait en traînant les pieds d’une façon lamentable. Chacune de ses visites était accompagnée d’un déluge de pleurs. Elle avait les larmes faciles et abusait de cet avantage pour embarrasser les gens. Elle faisait suivre chaque plainte d’un san29
glot, elle se tortillait pitoyablement sur sa chaise, elle prononçait d’une voix dolente les moindres paroles. Armande, lasse et ahurie, restait d’ordinaire devant elle sans trouver une parole; par moments, elle lui aurait tout abandonné, son linge, ses robes, son mobilier, pour être débarrassée de ses lamentations continuelles.
L’usurière avait inventé un autre genre d’exploitation. Parfois, elle arrivait, les yeux rouges, déclarant qu’elle n’avait pas de pain, qu’elle se mourait. La jeune femme, agacée, énervée, lui disait de s’asseoir et de manger. D’autres fois, la vieille versait des ruisseaux de larmes pour avoir du sucre ou du café ou de l’eau-de-vie.
– Hélas! chère dame, pleurnichait-elle, je suis bien malheureuse. Ce matin, j’ai dû prendre mon café sans sucre, et, demain, je n’aurai ni sucre ni café. Soyez charitable… C’est vous qui me mettez ainsi sur la paille; si vous me donniez mon argent, je ne serais pas forcée de venir mendier… Par grâce, donnez-moi quelques livres de café et de sucre. Ça comptera pour tous les services que je vous ai rendus.
Armande n’osait refuser. Elle dépensait ses derniers sous, tremblante devant certains regards fauves et railleurs de sa créancière. Si elle déclarait qu’elle n’avait pas d’argent:
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C’est bien, répondait l’usurière, je vais présenter à votre amant le billet que vous m’avez remis…
La lorette ne la laissait pas achever. Elle envoyait vendre quelque chose et lui achetait ce qu’elle désirait. La malheureuse fille fermait les yeux pour ne pas voir le gouffre creusé devant elle. Elle appartenait à cette femme qui tenait entre ses mains de preuves terribles contre elle, et elle lui obéissait, sourdement irritée, se demandant avec désespoir par quels moyens elle pourrait s’échapper de ses griffes.
Pendant près de deux ans, Mme Mercier pleura et tira d’Armande tout ce qu’elle put. Elle ne s’en allait jamais les mains vides. L’argent qu’elle avait prêté à la lorette, lui rapportait déjà le deux cent cinquante pour cent. Si le capital se trouvait compromis, les intérêts couvraient deux ou trois fois la somme. Un jour, l’usurière comprit qu’elle devait changer de tactique. Armande ne la recevait plus qu’avec des frémissements nerveux qui devaient amener une crise. D’ailleurs, elle n’avait plus le sou, et, à deux reprises, elle s’était carrément refusée à lui donner du sucre.
Dès lors, la vieille résolut de ne plus pleurer et d’employer les grands moyens. Il lui restait à jouer le tout pour le tout, à exiger 31
de la lorette un paiement immédiat de l’arriéré, en la menaçant d’adresser une plainte au procureur du roi. Elle avait eu la prudence de ne jamais témoigner de soupçon au sujet des billets faux qu’elle possédait; Armande croyait qu’elle ne se doutait de rien.
Le plan de l’usurière fut bientôt arrêté. Elle décida qu’elle irait chez la jeune femme et qu’elle lui ferait une peur atroce. Si un de ses amants se trouvait là, elle s’adresserait à lui, elle soulèverait un scandale et arriverait à rentrer dans son argent d’une façon quelconque. Elle voulait dévorer sa proie après lui avoir sucé tout le sang de ses veines.
La veille, était échu un billet de mille francs qu’Armande avait signé du nom de Sauvaire et qu’elle avait donné en renouvellement d’un autre effet à Mme Mercier. Cette dernière, ayant un prétexte pour se fâcher, résolut de ne pas attendre davantage. Elle se présenta chez la jeune femme juste au moment où Marius et le maître-portefaix se trouvaient là.
Armande était toute troublée en l’abordant dans l’antichambre. Elle l’entraîna au fond d’un petit boudoir qui n’était séparé du salon que par une mince porte. Elle lui offrit un siége, avec ce regard craintif et suppliant que prennent les gens insolvables vis-à-vis de leurs créanciers.
– 32
Ah! ça, cria l’usurière en refusant le siége, vous moquez-vous de moi, ma bonne dame!.. Encore un billet qui me revient sans être payé!… Je suis lasse à la fin.
Elle avait croisé les bras, elle parlait d’une voix haute et insolente. Son petit visage gras et rouge luisait de colère; il était rayonnant d’une joie mauvaise. Armande aurait préféré voir cette femme pleurant et se lamentant d’un ton traînard, comme à l’ordinaire.
– Par grâce, lui dit-elle effrayée, parlez plus bas. J’ai du monde… Vous savez combien ma position est embarrassée. Accordez-moi quelques jours.
Mme Mercier eut un geste brusque. Elle se dressait sur la pointe des pieds, elle parlait dans le visage de la lorette.
– Qu’est-ce que ça me fait, à moi, que vous ayez du monde, reprit-elle sans baisser le ton… Je veux être payée, et tout de suite!… Madame porte des chapeaux, Madame va au Château-des-Fleurs, Madame a des amants qui lui donnent mille jouissances… Est-ce que j’en ai, moi, des amants?… Je me prive, je mange du pain sec et bois de l’eau, tandis que vous vous gorgez de bonnes choses. Cela ne peut pas durer. Il me faut mon argent, ou je vous mènerai quelque part… Vous savez où, n’est-ce pas?
Elle accompagna ces mots d’un coup d’œil 33
menaçant et cruel. Armande devint pâle comme une morte.
– Ah! cela vous chiffonne, continua la vieille en ricanant… Vous m’avez donc prise pour une imbécile. Si j’ai fait la bête, c’est que je l’ai bien voulu, c’est que sans doute j’avais intérêt à la faire…
Elle se mit à rire en haussant les épaules. Puis elle ajouta violemment:
– Si vous ne me payez pas ce soir, j’écris demain au procureur du roi.
– Je ne sais ce que vous voulez dire, balbutia Armande.
L’usurière s’était assise. Elle se sentait maîtresse de la position; elle voulait se donner la volupté de jouer un moment avec sa proie.
– Ah! vous ne savez pas ce que je veux dire, lorsque je vous parle du procureur du roi, dit-elle en faisant une affreuse grimace, comme prise d’une gaieté soudaine… Mais vous mentez, ma bonne dame! Regardez-vous donc dans cette glace; vous êtes toute blême… Avouez que vous êtes une coquine.
À ce mot, Armande se redressa. Il lui sembla qu’elle venait de recevoir un coup de fouet dans la figure. Le sang-froid lui revint, et, montrant la porte à la dame Mercier.
– Vous allez sortir tout de suite, lui dit-elle d’une voix haute.
– 34
Non, je ne sortirai pas, reprit la vieille en s’enfonçant dans un fauteuil… Je veux mon argent… Si vous me touchez, je crie au meurtre, et les personnes qui sont dans votre salon viendront à mon secours… Je vous ai déjà dit que je n’étais pas bête… Payez-moi tout de suite, et je vous laisserai tranquille.
– Je n’ai pas d’argent, répondit froidement Armande.
Cette réponse exaspéra l’usurière. Depuis plus d’un an, Armande la lui faisait régulièrement à chacune de ses visites. Elle finit par la regarder comme une moquerie.
– Vous n’avez pas d’argent… vous dites toujours ça, cria-t-elle. Donnez-moi vos meubles et vos robes… D’ailleurs, non, j’aime mieux que vous alliez en prison. Je vais faire une plainte, je vous accuserai de faux… Nous verrons, ma belle dame, si vous trouverez parmi les geôliers des amants qui vous paieront des robes de soie et de fins repas.
Armande chancelait, perdant toute son assurance, craignant que les cris de la vieille femme ne fussent entendus de Marius et de Sauvaire. Sa créancière s’aperçut de son épouvante et se mit à crier plus fort.
– Oui, dit-elle, je puis demain vous faire passer aux assises… Vous savez cela, n’est-ce pas?… J’ai entre les mains plus de dix billets faux sur lesquels vous avez imité la signature 35
de vos amants. C’est du propre travail… J’irai trouver chacun de ces messieurs, je leur dirai ce que vous êtes, et ils vous jetteront à la rue. Vous mourrez dans le ruisseau.
Elle reprit haleine, tandis que la jeune femme frémissante songeait à l’étrangler pour la faire taire.
– Tiens, au fait, continua-t-elle, vous avez du monde; il y a peut-être dans votre salon un de ces hommes dont vous avez volé le nom, pour battre monnaie… Je vais aller voir. Il faut que je sache… Laissez-moi passer.
Elle se dirigea vers la porte, Armande se mit devant elle, les bras tendus, prête à frapper, si elle s’avançait.
– Vous voulez me battre, moi qui vous ai nourrie, moi qui vous ai prêté mon pauvre argent, balbutia l’usurière qui suffoquait de colère.
Et elle recula en criant:
– À moi… à moi!
Armande se retourna vivement pour donner un tour de clef à la serrure. Mais il n’était déjà plus temps. La porte venait de s’ouvrir, et elle se trouva face à face avec Marius et Sauvaire, qui regardaient dans le boudoir d’un air inquiet et curieux.
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IV
QUI PROUVE QUE LE MÉTIER DE LORETTE A SES PETITS ENNUIS
Sauvaire et Marius étaient restés près d’une demi-heure seuls dans le salon. Le jeune homme aurait bien voulu se retirer; mais il n’avait pas cru devoir s’en aller avant d’avoir salué la maîtresse de la maison. Il feignait d’écouter les histoires du maître-portefaix.
Bientôt des éclats de voix étaient arrivés jusqu’à eux. Peu à peu, le bruit s’accrut, à tel point que tous deux prêtèrent l’oreille, ne pouvant jouer la discrétion davantage. C’est alors que le cri: «À moi… à moi!» les fit se dresser et ouvrir la porte qui donnait dans le boudoir.
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Un spectacle étrange les attendait. Devant leur apparition, Armande recula, chancelante, et se laissa tomber dans un fauteuil; la tête entre les mains, elle éclata en sanglots; elle resta là, écrasée, sans vouloir relever le front ni prononcer une parole. L’usurière, toute courroucée, le visage enflammé, s’approcha des deux hommes et se mit à leur parler avec une volubilité rageuse. De temps à autre, elle s’interrompait pour se retourner et montrer le poing à Armande qui semblait ne pas l’entendre, toute convulsionnée par le désespoir qui secouait son corps.
– Vous avez vu, n’est-ce pas? répétait la vieille femme. Elle a voulu me battre. Elle avait le bras en l’air… Ah! la misérable!… Imaginez-vous, mes bons messieurs, que j’ai donné tout mon argent à cette femme. J’aime à rendre service. Puis, je la croyais honnête. Elle m’a fait escompter des billets signés par des personnes honorables; je me croyais bien garantie. Aujourd’hui, j’apprends que les billets sont faux et que j’ai été indignement volée. Qu’auriez-vous fait à ma place? Je lui ai reproché son indigne conduite; alors elle m’a menacée de me frapper…
Sauvaire ouvrait des yeux étonnés. Il regardait tour à tour l’accablement d’Armande et l’irritation de madame Mercier. Il s’approcha de la jeune femme.
– 38
Allons, ma chère, lui dit-il, défends-toi. Cette femme ment, n’est-ce pas? Tu n’as pas fait de pareilles sottises… Parle donc!
Armande ne bougea pas et continua à sangloter.
– Oh! elle ne parlera pas, elle ne se défendra pas, reprit l’usurière qui triomphait. Elle sait bien que j’ai les preuves dans les mains… Je vais écrire demain matin au procureur du roi.
Marius, douloureusement surpris, jetait sur Armande des regards de pitié. Le hasard mettait encore sous ses pas une nouvelle honte, une nouvelle misère humaine. Il se rappelait la triste scène à laquelle il avait déjà assisté, lorsqu’on avait arrêté, devant lui Charles Blétry. Une pensée de miséricorde le prenait en face de cette jeune femme que le vice jetait dans l’infâmie. Il devinait en partie les circonstances qui l’avaient poussée au crime, il comprenait les nécessités qui, de chute en chute, la faisaient tomber jusqu’au ruisseau. Il eut voulu la sauver, la rendre à la vie honnête, lui donner les moyens de sortir de l’égoût.
– Pourquoi voulez-vous la perdre, dit tranquillement à l’usurière. Vous ne serez pas payée plus vite… Ne l’accablez pas, fournissez-lui au contraire les moyens de se relever et de vous rembourser.
– 39
Non, non, répondit impitoyablement la vieille, je veux qu’elle aille en prison. J’ai déjà trop attendu… Hier encore, elle n’a pas soldé un effet de mille francs qu’elle avait mis payable chez elle… Elle a signé ce billet du nom de Sauvaire, le nom d’un de ses amants sans doute.
Le maître-portefaix, en s’entendant nommer, fit un haut-le-corps. Le chiffre de mille francs l’effraya.
– Vous dites que vous avez un effet de mille francs signé Sauvaire? demanda-t-il avec une sorte d’épouvante.
– Oui, monsieur, dit la vieille. Je l’ai apporté; il est dans mon cabas.
– Montrez-le moi, je vous prie.
Sauvaire retourna le billet dans ses mains, en étudia de près l’écriture, et resta confondu.
– Pardieu! s’écria-t-il, voilà qui est parfaitement imité!
Il se pencha vers Armande que la douleur courbait, et continua d’un ton sec:
– Ah! ça, ma chère, pas de bêtises! Je ne paierai jamais cela, vous savez… Que diable, je vous donnerais bien cent francs; mais mille francs, c’est trop.
Il ne la tutoyait plus, il commençait à regretter sa campagne dans le demi-monde Marseillais.
– Oh! je n’ai pas que celui-là, reprit 40
madame Mercier; j’en possède plusieurs autres signés de différents noms… Cependant si l’on me payait celui-là, je consentirais à ne rien dire, j’attendrais encore.
Les paroles sensées de Marius lui avaient fait comprendre qu’il était préférable de ne pas adresser une plainte. Puisqu’elle tenait Sauvaire, elle espérait qu’il paierait. Elle redevint toute douce, elle changea de plan, et se mit à excuser Armande.
– Après tout, dit-elle, je ne sais pas si les autres billets sont faux… La pauvre petite femme a passé par de rudes moments. Il ne faut pas lui en vouloir, monsieur. Au fond, elle est bonne personne.
Et elle se mit à pleurer à chaudes larmes. Marius ne put retenir un sourire. Sauvaire allait et venait, agité, grondant sourdement. L’infâmie de sa maîtresse le touchait peu; il était simplement irrité par le combat que l’égoïsme et la générosité se livraient en lui.
– Non, décidément, s’écria-t-il enfin, je ne puis rien donner.
Armande, écrasée dans son fauteuil, sanglotait toujours, d’une façon sourde et déchirée. Cette femme, qui avait connu toutes les joies exquises du luxe et de l’adoration, souffrait cruellement au fond de la boue où elle était tombée. Elle était là, infâme et avilie, en face de sa misère et de sa honte, et des 41
désespoirs cuisants la prenaient, lorsqu’elle songeait à ses élégances et à ses richesses d’autrefois. Jamais plus elle ne se relèverait; elle allait descendre encore, devenir la dernière des créatures. Et elle se désespérait d’autant plus que son ignominie serait publique. La présence de Sauvaire et de Marius doublait ses remords et son accablement.
Sa douleur muette touchait étrangement Marius qui était faible devant les larmes. S’il les avait eus, il aurait donné volontiers les mille francs que demandait l’usurière. Après un silence pénible, il s’adressa à Sauvaire qui marchait à grands pas dans la pièce, inquiet et ennuyé.
– Voyons, monsieur, lui dit-il, il faut sauver cette femme de l’infâmie. Ses sanglots plaident sa cause mieux que je ne pourrais le faire… Vous l’aimez, vous ne l’abandonnerez pas dans un pareil désespoir.
– Eh! oui, je l’aimais, répondit brusquement le maître-portefaix, et je crois l’avoir assez montré depuis trois mois. Savez-vous que j’ai déjà dépensé plus de cinq mille francs avec elle… Je ne veux plus rien donner. Tant pis! elle s’arrangera comme elle pourra… Ce serait mille francs jetés à l’eau. Quel plaisir tirerais-je de cet argent, si je le lui remets?
– Vous aurez fait une bonne œuvre et 42
sauvé peut-être une pécheresse… L’action qu’elle a commise est honteuse, et je ne cherche pas à excuser son crime; seulement, je crois deviner ce qui l’a poussée à devenir faussaire, je pourrais plaider sa cause.
– Oh! tout cela ne me regarde pas. Elle a fait ce qu’elle a voulu… Vous voyez bien que je ne me suis pas fâché. Je vais simplement me mettre hors de cette méchante histoire.
Marius se décourageait. Il se rappela ce que Fine lui avait dit sur la vanité du maître-portefaix, et il reprit d’un ton dégagé:
– N’en parlons plus. Je vous ai dit ces choses parce que je vous savais très-riche et très-généreux… Tôt ou tard, on aurait connu votre belle action, et vous auriez gagné à cette affaire pour plus de mille francs d’éloges.
– Vous croyez? dit Sauvaire en hésitant.
– J’en suis certain. Peu d’hommes se dévoueraient à ce point, et c’est pour cela qu’il y aurait une véritable gloire à sauver cette femme… Mais n’en parlons plus.
Sauvaire cessa de marcher. Il s’arrêta au milieu de la pièce, et se mit à réfléchir.
Madame Mercier qui le voyait hésiter et qui éprouvait des frémissements de désir à la pensée de toucher mille francs, pensa qu’elle devait intervenir. Elle avait repris sa voix larmoyante, son allure humble et doucereuse.
– 43
Ah! monsieur, dit-elle à Sauvaire, si vous saviez combien cette pauvre petite femme vous adore… Il y a des hommes très-riches qui ont essayé de vous supplanter. Elle a refusé toutes les propositions, et c’est peut-être cela qui lui a empêché de réparer les fautes commises, en la mettant dans la gêne… Vous ne pouvez pas vous imaginer combien elle tient à vous.
De pareilles paroles flattèrent beaucoup le maître-portefaix. Du moment où son amour-propre était en jeu, la question changeait. Il prit une pose triomphante.
– Eh! bien, soit, dit-il; je donnerai les mille francs. Je vous les porterai demain soir… Retirez-vous, laissez madame tranquille.
L’usurière salua avec une humilité rampante, et s’en alla doucement, fermant les portes sans bruit.
Armande avait levé le front. Son visage rougi de larmes paraissait vieilli. La lorette était laide. Encore toute secouée d’effroi et toute fiévreuse de honte, elle se dressa péniblement et voulut s’agenouiller devant Marius et Sauvaire.
Le jeune homme la retint.
– Ce n’est pas devant les hommes que vous devez vous agenouiller, lui dit-il. Agenouillez-vous devant Dieu, et il vous pardonnera.
– 44
Oui, ma chère, ajouta le maître-portefaix, je vous conseille de vous convertir… D’ailleurs, j’accepte vos remercîments, et je souhaite que mon bienfait vous soit profitable.
La vérité était que Sauvaire ne trouvait plus aucun charme à Armande. Il venait de s’apercevoir que la pauvre créature était fanée, et il avait reçu une trop rude leçon pour s’oublier plus longtemps dans les boudoirs du demi-monde. Les grisettes faisaient mieux son affaire.
Les deux hommes se retirèrent, et sur le seuil de la porte, Armande baisa ardemment la main de Marius. Elle sentait en lui une pitié vraie et profonde, elle le remerciait de l’avoir sauvée.
Le lendemain soir, Sauvaire alla prendre Marius pour se rendre avec lui chez la dame Mercier. L’usurière habitait une maison sordide de la rue du Pavé-d’Amour. Les deux visiteurs montèrent trois étages et frappèrent inutilement à une porte humide et noirâtre. Au bruit qu’ils faisaient, une voisine sortit et leur apprit que «la vieille coquine» avait été arrêtée le matin.
– Depuis quelque jours, leur dit cette voisine, elle était traquée par la police. Il paraît qu’une plainte avait été adressée au parquet. Toute la maison est enchantée de 45
son arrestation… Elle n’a eu que le temps de brûler les papiers qui pouvaient la compromettre.
Marius comprit que le ciel venait de délivrer Armande. Il interrogea les gens de la maison et acquit la certitude que l’usurière avait brûlé les billets souscrits par la lorette, dans la crainte que ces billets ne devinssent une nouvelle charge contre elle; elle se doutait qu’Armande, en se trouvant compromise, ne ménagerait pas la vérité et donnerait des détails accablants. D’ailleurs, en détruisant les traites, elle ne perdait rien, étant depuis longtemps rentrée dans ses fonds.
Sauvaire se réjouit singulièrement de l’aventure. Il remporta triomphalement ses mille francs. Il avait pu faire preuve de générosité et de richesse, sans donner un sou. C’était tout bénéfice.
– Vous êtes témoin que j’allais donner l’argent, dit-il à Marius. Voilà comme je suis, moi. J’aime à être généreux, je jette l’or par les fenêtres… Oh! un don de mille francs ne me gêne pas, lorsqu’il s’agit de payer mes plaisirs.
Marius le laissa s’extasier sur ses mérites et courut chez Armande pour lui annoncer la bonne nouvelle.
Il trouva la jeune femme triste et troublée. Elle avait passé une nuit atroce, se débattant 46
dans sa fange, cherchant un moyen suprême pour sortir de l’infâmie.
Lorsqu’elle apprit que les billets faux étaient détruits, qu’elle avait recouvré sa liberté, elle fut comme transfigurée. Elle remercia passionnément Marius, elle lui jura que la leçon lui profiterait et qu’elle allait changer de vie.
– Je travaillerai, dit-elle, je me conduirai en honnête femme… Alors seulement je veux que vous me rendiez votre amitié… Je ne vous reverrai que lorsque je n’aurai plus à rougir devant vous… Au revoir.
Marius la quitta, touchée de sa décision et de ses promesses. Lorsqu’il se trouva seul, il se fît un crime de son abnégation; depuis deux jours, il vivait en dehors de lui, sans s’occuper du salut de son frère. Lorsque Fine lui demanda le résultat de sa démarche, il n’osa lui conter les scènes poignantes auxquelles il avait assisté; il se contenta de lui dire qu’il ne fallait pas songer à emprunter de l’argent à Sauvaire et qu’Armande fermait son salon.
– À quelle porte allez-vous frapper, maintenant? lui demanda la bouquetière.
– Je ne sais, répondit-il… J’ai cependant un projet que je vais tâcher de mettre à exécution.
47
V
LE NOTAIRE DOUGLAS
Marius était rentré chez M. Martelly; il y avait repris son emploi, trouvant une sorte de paix dans le travail. Son esprit devenait plus libre, au milieu du silence et de la tranquillité de son bureau. Il se disait qu’il avait quatre mois devant lui pour venir en aide à Philippe, il réfléchissait pendant des journées entières aux moyens qu’il devait employer.
L’armateur Martelly le traitait toujours comme un fils. Parfois, le jeune homme songeait à lui tout dire, à lui emprunter les quinze mille francs. Puis, des craintes, des 48
timidités le prenaient; il redoutait l’austérité républicaine de son patron. Il résolut de lutter encore, d’épuiser tous les moyens possibles avant de s’adresser à lui. Plus tard, lorsqu’il aurait vainement frappé à toutes portes, il se résoudrait à lui confier ses embarras et à implorer sa bienveillance.
En attendant, il décida qu’il n’agirait plus comme un jeune naïf et qu’il ne ferait plus une seule démarche inutile. Il songea un instant à gagner lui-même la somme nécessaire. Le chiffre de quinze mille francs l’effrayait; il comprenait qu’il ne pouvait économiser cette petite fortune en quatre mois. D’ailleurs, il se sentait un courage à soulever des montagnes.
Il se rappela que le notaire Douglas, dont M. Martelly avait vainement demandé l’appui pour Philippe, lui offrait depuis quelques mois de l’employer comme procureur fondé. Le notaire et l’armateur étaient liés par des questions d’intérêts, et souvent M. Martelly envoyait Marius chez Douglas pour régler certains comptes. Un jour en allant chez ce dernier, le jeune homme décida qu’il accepterait ses offres; si les bénéfices étaient minces, peut-être pourrait-il tenter un emprunt, lorsqu’il se serait fait connaître.
Le notaire Douglas habitait une maison d’apparence simple et austère. Les bureaux 49
occupaient tout le premier étage; il y avait là un véritable monde de commis, dans de grandes pièces froides et nues, rangés le long de tables en sapin noirci. Le luxe n’avait point pénétré dans cette étude où régnaient une activité prodigieuse et une sorte de rudesse honnête. On se sentait chez un homme qui travaillait sans relâche et qui ne s’oubliait jamais au fond des petites joies de l’existence.
Depuis près de dix ans, Douglas avait succédé à un sieur Imbert, dont il était resté commis pendant plus de douze années. C’était alors un jeune homme intelligent et remuant, ayant la passion des affaires, rêvant des spéculations gigantesques. La fièvre d’industrie qui secouait toute la France, brûlait son sang et lui donnait une étrange ambition; il aurait voulu gagner beaucoup d’argent, non pas qu’il tînt à vivre dans la richesse, mais parce qu’il goûtait des voluptés cuisantes à démêler les questions d’intérêts et à faire réussir les entreprises qu’il tentait.
Dès les premiers jours, il se trouva trop à l’étroit dans sa charge de notaire. Il était né banquier, il avait les mains faites pour manier de grosses sommes. Le notariat, avec ses opérations calmes, son caractère presque paternel et sacré, ne convenait aucunement à sa nature d’agioteur. Il se sentait déclassé, car 50
tous ses instincts le poussaient à faire valoir l’argent qu’on déposait chez lui. Il ne put se résigner au rôle d’intermédiaire désintéressé, et il se lança dans le négoce hâletant et fiévreux, qui plus tard fit de lui un grand criminel.
Il paya sa charge en quelques mois, sans qu’on pût savoir au juste où il avait pris l’argent nécessaire. Puis, il déploya une activité fébrile. En très peu de temps son étude prit une extension considérable. Il se plaça à la tête du notariat de Marseille, ouvrant sa porte toute grande et se créant une clientèle qui augmentait chaque jour. Son procédé fut d’une grande simplicité; il n’éconduisait jamais un client, il répondait à toutes les demandes; il trouvait toujours de l’argent pour les gens qui désiraient emprunter, et il avait toujours des placements excellents pour ceux qui lui confiaient des valeurs. Un roulement de fonds considérable s’établit ainsi dans son étude.
Dans les commencements, on s’étonna un peu des succès rapides de Douglas. On parla d’imprudence, on trouva que le jeune notaire marchait trop vite et se chargeait d’un trop lourd fardeau. Puis, on ne s’expliquait pas bien les moyens qu’il employait pour faire face aux exigences que lui créait l’accroissement continuel de ses affaires. Mais Douglas calma les inquiétudes du public par la simpli51
cité de sa vie. On le croyait très riche, et il gardait des vêtements modestes, n’affichait aucun luxe, ne prenait aucun plaisir. Chacun sut qu’il menait une existence sobre, se nourrissant mal, vivant en petit bourgeois. D’ailleurs, il était d’une grande piété; il faisait de larges aumônes, allait à l’église et demeurait à genoux pendant toute la durée des offices. Dès lors, il acquit une réputation d’honnête homme qui se consolida de jour en jour; on finit par le citer comme un modèle de sainteté et d’honneur; son nom fut respecté et aimé.
Il avait mis à peine six ans pour arriver à ce résultat. Pendant six années, il se tint à la tête du notariat marseillais; son étude resta la plus fréquentée, celle où se traitaient le plus d’affaires. Les gens riches tenaient à honneur d’avoir pour notaire cet homme pieux et modeste qui était doué de toutes les vertus. La noblesse et le clergé le soutenaient; les gens de commerce avaient fini par se montrer d’une foi aveugle en sa loyauté. La position était conquise, et Douglas l’exploitait fiévreusement.
Il avait alors quarante-cinq ans environ. C’était un homme fort et trapu qui tournait à l’obésité. Son visage, toujours soigneusement rasé, avait une pâleur mate; les chairs semblaient mortes, les yeux seuls vivaient. On 52
aurait dit, à le voir, un bedeau devenu banquier. Sous son apparence douce, on entendait comme un grondement sourd; le sang devait battre à grands coups dans ce corps souple qui paraissait dormir. Quand il causait d’une voix traînante, sa voix laissait échapper par moments des éclats qui révélaient la fièvre intérieure dont il était secoué.
À toute heure, on le trouvait dans son cabinet, une salle froide et pauvrement meublée. Il y avait toujours quelque prêtre, quelque religieuse dans l’antichambre. D’ailleurs, la porte restait ouverte et l’on pénétrait jusqu’au maître de la maison avec la plus grande facilité. Douglas étalait même un peu trop complaisamment sa charité, son dédain du luxe, sa bonhomie austère.
Marius se sentait une véritable sympathie pour cet homme dont les vertus simples le séduisaient. Il aimait à aller chez lui.
Ce jour-là, après avoir parlé à Douglas de l’affaire pour laquelle M. Martelly l’envoyait, le jeune homme ajouta en hésitant:
– Il me reste, monsieur, à vous entretenir d’une question qui m’est personnelle… Seulement, je crains de vous importuner…
– Comment donc! mon cher ami, dit le notaire avec cordialité, je suis tout à votre 53
service… Je vous ai déjà offert mon aide, je vous ai ouvert ma maison.
– Je me souviens de vos propositions obligeantes, et je désirais justement vous rappeler ce que vous m’avez dit, il y a plusieurs mois.
– Je vous ai dit qu’il ne tenait qu’à vous de gagner quelque argent avec moi. Je serais heureux d’obliger un garçon tel que vous, en mettant à l’épreuve votre bonne volonté et votre courage… Ce que je vous ai dit alors, je vous le répète aujourd’hui.
– Je vous remercie et j’accepte, répondit simplement Marius que les allures franches et généreuses de Douglas avaient ému.
Ce dernier, en entendant les paroles du jeune homme, eut un tressaillement de joie. Il tourna vivement son fauteuil et indiqua un siège à son interlocuteur.
– Asseyez-vous et causons, dit-il. Je n’ai que cinq minutes à vous donner… Voilà comme j’aime les jeunes gens: durs à la fatigue et parlant carrément… Vous ne savez pas combien vous me rendez heureux en me mettant à même de vous être utile.
Il souriait, et chacune de ses phrases était une caresse. Il continua:
– Voici ce dont il s’agit… Comme mes clients ne résident pas tous à Marseille, j’ai dû chercher un moyen pour faciliter les tran54
sactions. J’ai pris à mes ordres plusieurs procureurs fondés qui représentent les personnes absentes et qui gèrent les biens de ces personnes. Lorsqu’un de mes clients, pour une cause quelconque, ne peut s’occuper de ses affaires, il me laisse un procuration en blanc, en me confiant le soin de trouver une personne loyale qui remplisse honnêtement son mandat. Je sais que vous êtes un garçon actif et probe, et je vous offre de représenter deux ou trois des propriétaires dont j’ai là les procurations. Nous n’aurons que votre nom à mettre, et vous toucherez cinq pour cent sur toutes les transactions que vous ferez.
Il parlait d’une voix simple et calme. Marius fut effrayé de la responsabilité d’un pareil emploi; mais il se sentait une telle droiture d’esprit qu’il n’hésita pas à accepter.
– Je suis à vos ordres, dit il à Douglas. Vous me guiderez, vous me conseillerez. Je sais que je n’ai rien à craindre en vous obéissant en toute chose.
Le notaire se leva et alla prendre quelques papiers.
– Pour ne pas vous accabler dès le début, reprit-il, je vais ne vous confier d’abord que deux procurations.
Il choisit des dossiers et vint se remettre à son bureau. Il lut les deux procurations, après y avoir intercalé le nom de Marius. Ces procu55
rations donnaient des droits illimités au mandataire: droit de vendre et d’acheter, d’hypothéquer et de plaider devant les tribunaux.
Quand il eut terminé la lecture des deux pièces, le notaire ajouta.
– Maintenant, il faut que je vous donne quelques renseignements sur les personnes que vous allez représenter.
Douglas remit à Marius une des procurations.
– Voici d’abord, reprit-il, le pouvoir de mon client et ami, M. Authier, de Lambesc. Il est, en ce moment, à Cherbourg et doit partir prochainement pour New-York, où il va prendre possession d’un fort héritage… Il a acquis à Marseille, avant son départ, un immeuble situé rue de Rome. Vous gérerez cet immeuble, pendant son absence. D’ailleurs, il doit m’envoyer, demain, ses instructions, que je vous transmettrai.
Le notaire prit l’autre procuration.
– Et voici maintenant, continua-t-il, le pouvoir de M. Mouttet, un ancien négociant de Toulon, qui m’a confié des fonds, en me chargeant de prendre des hypothèques à Marseille. J’ai pris ces hypothèques sur une maison de campagne sise au quartier de Saint-Just. Mouttet vient de m’envoyer de nouveaux fonds qu’il désire placer; comme la goutte le cloue dans son fauteuil, il m’a prié de lui 56
trouver un procureur fondé qui puisse donner à sa place les signatures nécessaires… Revenez demain, et nous nous entendrons définitivement sur les deux affaires.
Douglas se leva pour congédier Marius. Sur le seuil, il lui serra la main avec une familiarité brusque et cordiale. Le jeune homme se retira, un peu étourdi par les faits rapides qui venaient de se passer. Il s’étonnait de la facilité avec laquelle le notaire l’avait chargé de graves intérêts, et se sentait mal à l’aise sous le coup de la lourde responsabilité qui allait peser sur lui.
57
VI
OÙ MARIUS CHERCHE INUTILEMENT UNE MAISON ET UN HOMME
Le lendemain, Marius se rendit chez Douglas, pour recevoir ses dernières instructions.
– Allons, vous êtes exact, lui dit le notaire en souriant. Vous verrez que nous ferons d’excellentes affaires. Je veux vous enrichir… Asseyez-vous là. Je suis à vous dans un instant.
Douglas déjeûnait sur un coin de son bureau. Il mangeait du pain rassis avec quelques noix, et buvait de l’eau. Cette frugalité émut Marius et dissipa son malaise de la veille. Un homme aussi sobre ne pouvait le 58
jeter dans de mauvaises affaires; c’était là certainement un cœur droit, une âme loyale, un esprit pieux et sincère qui s’était voué à sa tâche comme un prêtre se voue à Dieu.
Quand le notaire eut fini ses noix:
– Causons, maintenant, dit-il… J’ai reçu une lettre de M. Authier. Il désire que l’on grève son immeuble d’hypothèques. Il a besoin d’argent pour son voyage… Voici sa lettre.
Marius prit le papier que Douglas lui tendait. Comme il cherchait machinalement les timbres de la poste:
– Cette lettre, dit vivement le notaire, m’a été adressée dans une grande enveloppe qui contenait plusieurs pièces.
Le jeune homme rougit, craignant d’avoir blessé son nouveau patron. Il prit connaissance de la lettre de M. Authier, qui demandait, effectivement, à faire un emprunt sur la maison de la rue de Rome. Il priait Douglas de faire usage de sa procuration et de lui envoyer l’argent au plus tôt. Quand Marius eut achevé sa lecture:
– Voilà une demande d’emprunt qui arrive à propos, reprit le notaire, car M. Mouttet me presse de plus en plus pour lui trouver un placement sûr et avantageux. Vous trouvant, dès aujourd’hui, le procureur fondé de mes deux clients, du prêteur et de l’emprun59
teur, vous allez pouvoir les contenter tous deux sur-le-champ. Il s’agit simplement de me donner votre signature, et j’enverrai à M. Authier les fonds que m’a fait remettre M. Mouttet.
Marius trouva que Douglas allait bien vite en besogne. Il aurait voulu voir les immeubles, échanger au moins une lettre avec les personnes qu’il devait représenter. Il ne doutait pas de la bonne foi du notaire, mais il ne pouvait se défendre d’une crainte vague et inexplicable. Le malaise de la veille le reprenait; il lui semblait qu’il descendait dans un trou noir, et la voix douce, les sourires de Douglas le troublaient étrangement. D’ailleurs, il ne savait comment définir la sensation bizarre qui s’emparait de lui, il voulait réagir, il croyait à la bonne foi de son interlocuteur.
Le notaire apprêtait déjà les papiers sur lesquels il fallait que Marius mît sa signature. Il s’arrêta brusquement.
– Ah! diable! dit-il, il nous manque une pièce… Je vais l’envoyer chercher au bureau des hypothèques par un de mes commis.
Douglas paraissait très contrarié. Marius, comme poussé par un instinct, obéissant au malaise qu’il éprouvait, se leva vivement.
– Je ne puis attendre, dit-il; je devrais déjà être chez M. Martelly. Remettons, si vous 60
le voulez bien, la signature des pièces à après-demain, lundi.
– Soit, dit le notaire, en hésitant. J’aurais préféré que l’affaire se terminât aujourd’hui. Vous avez vu combien M. Authier est pressé… Enfin, venez après-demain.
Marius respira à l’aise dans la rue. Il se traita d’enfant, il rougit des soupçons vagues qui lui étaient venus. Il s’était presque enfui sous l’empire d’un sentiment indéfinissable, et il haussait les épaules, comme un petit garçon qui a eu peur de son ombre. D’ailleurs, il était heureux d’avoir deux jours devant lui pour réfléchir, pour s’expliquer ses répugnances et les vaincre.
Dans l’après-midi du même jour, il reçut à son bureau, chez M. Martelly, une visite qui l’enchanta. M. de Girousse, qui traînait son oisiveté dans toutes les villes du département, vint lui serrer la main. Il arrivait à Marseille et devait repartir le soir même.
– Ah! mon cher ami, dit-il à l’employé, que vous êtes heureux d’être pauvre et de travailler pour vivre. Vous ne sauriez vous imaginer combien je m’ennuie… Si je le pouvais, je prendrais la place de votre frère; il me semble que je m’amuserais en prison.
Marius sourit des étranges désirs du vieux comte.
– Le procès de Philippe, continua ce der61
nier, m’a aidé à vivre pendant un mois. Jamais je n’ai assisté à un si beau spectacle de la sottise et de la misère humaines. J’ai eu une furieuse envie, au tribunal, de me lever et de dire tout ce que je pensais. On m’aurait certainement mis une camisole de force… Lambesc devient inhabitable.
Depuis que M. de Girousse était là, Marius ne songeait qu’à lui demander des renseignements sur M. Authier. Il se disait que le comte devait connaître cet homme qui habitait la même petite ville que lui, d’après les paroles du notaire Douglas. Il essaya de prendre un air indifférent.
– Il y a pourtant des gens riches, à Lambesc, dit-il; vous pourriez les fréquenter et vous ennuyer moins… Ne connaissez-vous pas M. Authier, un propriétaire qui est, je crois, votre voisin.
– M. Authier, répéta le vieux gentilhomme en cherchant dans sa mémoire, M. Authier… je ne trouve personne de ce nom-là, à Lambesc. Vous dites que ce monsieur est un propriétaire?
– Oui… Il a dernièrement acheté une maison à Marseille; il doit posséder une propriété assez vaste, dans les environs de votre château.
M. de Girousse cherchait toujours.
– Vous vous trompez, dit-il enfin… Déci62
dément, je ne connais pas M. Authier… Je suis certain que pas un des propriétaires de Lambesc ne se nomme ainsi, car je me suis amusé à apprendre les noms de tous les habitants de la contrée. Il faut bien se distraire un peu.
– Voyons, entendons-nous, reprit Marius qui devenait pâle et tremblant. Il s’agit d’un M. Authier qui vient de faire un riche héritage; il se trouve en ce moment à Cherbourg et va partir pour New-York, où est mort le parent dont il est le légataire universel.
Le comte éclata de rire.
– Quelle histoire me contez-vous là? s’écria-t-il. Si une pareille aventure arrivait à Lambesc, si un de mes voisins héritait d’un oncle d’Amérique, croyez-vous que je n’en saurais rien et que je ne m’amuserais pas pendant une semaine du tapage que produirait un tel roman dans ma petite ville… Je vous répète qu’il n’y a jamais eu d’Authier à Lambesc, et que jamais personne n’y a fait l’héritage de vaudeville dont vous me parlez.
Marius resta écrasé. Le raisonnement du comte était juste, et Douglas seul pouvait être le menteur, en tout cela. Le jeune homme n’osait aller au fond de sa pensée qui lui laissait entrevoir des abîmes.
– Quel intérêt prenez-vous donc à ce M. Authier? demanda M. de Girousse intrigué.
– 63
Aucun, répondit Marius en balbutiant; c’est un de mes amis qui m’a parlé de cet homme, et j’aurais mal entendu le nom de la ville.
Il hésitait encore à accuser Douglas; il y avait comme un bourdonnement dans sa tête qui l’empêchait de juger nettement la situation. Il reçut avec une sorte d’embarras la poignée de main d’adieu que lui donna M. de Girousse, en lui disant:
– Au revoir. Venez-donc ouvrir la chasse avec moi. Cela m’amusera.
Lorsque le comte se fut éloigné, Marius resta dans une perplexité poignante. Il ne pouvait se résoudre à traiter le notaire de coquin; il se rappelait les allures pieuses et modestes de cet homme et se disait qu’une hypocrisie si effroyable ne saurait exister. Sans doute, il y avait mal entendu. Cependant les affirmations de M. de Girousse étaient nettes et décisives: M. Authier n’était pas connu à Lambesc, et, dès lors, Douglas mentait dans un intérêt quelconque. Le jeune homme n’osait tirer les conséquences de ce mensonge; il devinait des gouffres sous ses pas et s’expliquait le malaise qu’il éprouvait en face du notaire. N’ayant encore que des soupçons, il se promit de découvrir la vérité entière, avant de s’engager en rien et de donner sa signature. D’ailleurs, ne voulant pas 64
agir en écervelé, et comprenant quelle gravité aurait la moindre accusation, il décida qu’il procéderait en toute prudence, sans rien brusquer et sans montrer sa défiance.
Le lendemain était un dimanche. Dès le matin, Marius, ayant devant lui une journée de liberté, se rendit rue de Rome, où se trouvait l’immeuble acquis par Authier. Cet immeuble consistait en une grande et belle maison, louée à différents locataires. Marius, muni de son pouvoir de procureur fondé, questionna habilement chacun de ces locataires; il eut bientôt la certitude qu’aucun d’eux ne connaissait M. Authier, ne l’avait même jamais vu, et que tous, jusque-là, avaient traité directement avec le notaire Douglas. Les soupçons du jeune homme se confirmaient. Il voulut tenter une dernière épreuve et alla trouver l’ancien propriétaire de la maison, dont un des locataires lui donna l’adresse. Ce propriétaire se nommait Landrol et demeurait dans une rue voisine.
– Monsieur, lui dit Marius, je suis chargé par M. Authier de gérer la maison que vous lui avez vendue, et je viens vous demander quelques renseignements sur les anciens baux que vous avez passés et sur les prix de location.
M. Landrol se mit obligeamment à sa disposition et répondit à toutes ses demandes. 65
Marius usait de prudence; quand il eut causé de ceci et de cela, il en arriva habilement au véritable but de sa visite.
– Je vous remercie mille fois, dit-il, et je regrette d’avoir abusé de votre patience… Mon excuse est que je n’ai pu voir M. Authier, absent en ce moment… J’ai pensé qu’ayant traité avec lui, vous pourriez me parler de sa personne et me faire connaître ses intentions.
– Mais je n’ai pas traité avec M. Authier, répondit simplement Landrol. Je n’ai même jamais vu ce monsieur. L’affaire a été menée et terminée par M. Douglas qui m’a fourni toutes les signatures nécessaires.
– Ah!… Je croyais que M. Authier avait visité l’immeuble, comme il est d’usage.
– Pas du tout… Ignorez-vous qu’il est en Amérique depuis plus de six mois? M. Douglas a visité lui-même la maison et l’a acquise au nom de son client dont il avait reçu les instructions.
Marius se mordit les lèvres. Il avait failli laisser échapper son terrible secret. La veille, le notaire lui avait dit qu’Authier était venu de Lambesc pour chercher et choisir un immeuble. Maintenant, le mensonge était évident. Authier ne pouvait tout à la fois être depuis six mois en Amérique et attendre de l’argent à Cherbourg pour partir. Sans doute ce personnage n’existait pas plus à Cherbourg 66
et à New-York, qu’il n’existait à Lambesc. C’était une pure fiction, un pantin de fantaisie que Douglas mettait en avant dans quelque but criminel. Et Marius songea tout-à-coup que la procuration passée à son nom constituait un faux, entrainant la peine des travaux forcés pour le faussaire.
Il se prit à rougir, comme s’il eut été lui-même le coupable, et balbutia un nouveau remercîment à Landrol qui le regardait curieusement, étonné de le voir si mal renseigné sur les affaires de l’homme qu’il allait représenter.
Lorsqu’il se trouva seul dans la rue, Marius fut obligé de se rendre à l’évidence. Douglas seul avait pu commettre le faux dont il était porteur. D’ailleurs, le jeune homme ne s’expliquait pas bien la cause du crime. L’immeuble avait été intégralement payé, et il fut obligé de s’arrêter à la pensée que le notaire s’était décidé à acquérir personnellement une propriété sous un nom supposé, pour dissimuler l’état de sa fortune. Mais, malgré cette explication, le délit n’en existait pas moins; Douglas, l’homme pieux et honnête, était un faussaire.
Marius craignit un instant que Mouttet, l’ancien négociant de Toulon, fut également une marionnette. Il courut chez un de ses amis qui avait longtemps habité Toulon et le 67
questionna. Il respira plus à l’aise lorsqu’il eut appris que Mouttet existait réellement et qu’il était client de Douglas. Alors, toujours poussé par ses soupçons, il voulut voir la propriété sur laquelle Mouttet possédait des hypothèques. Il avait consacré sa matinée à chercher inutilement un homme, il employa son après-midi à chercher une maison.
Élevé au quartier de Saint-Just, dans l’ancienne maison de campagne de sa mère, Marius connaissait toutes les habitations de ce coin du littoral. La propriété sur laquelle Douglas prétendait avoir pris des hypothèques, au nom de Mouttet, appartenait à un sieur Giraud chez qui le jeune homme avait joué étant enfant. Il se rendit immédiatement chez Giraud et se présenta en promeneur, en ami qui venait simplement serrer la main du maître du logis.
On était vers le milieu de septembre. À l’horizon, la mer dormait, lourde et immobile, pareille à un immense tapis de velours bleu. La campagne s’étendait, toute jaune de soleil, brûlante et accablée. De petits souffles venaient par moments du rivage et couraient rapidement sur le sol qui frissonnait. Lorsque Marius passa devant la maison de campagne où sa mère l’avait bercé, une émotion poignante lui mit de grosses larmes dans les yeux. Au milieu du silence de ce désert morne et brûlé, 68
il croyait entendre la voix aimée de la sainte femme dont le souvenir le soutenait dans la tâche de délivrance qui l’accablait.
Giraud le reçut en enfant prodigue.
– On ne vous voit plus, lui dit-il; venez donc vous consoler parfois ici de tous vos chagrins… Vous avez dans cette maison des amis dévoués qui vous aideront à passer des heures plus douces.
Marius fut touché de cet accueil. Il désespérait souvent de l’humanité, depuis qu’il se trouvait face à face avec les misères et les hontes de la vie. Il oublia pendant une heure les motifs de sa visite. Ce fut Giraud lui-même qui lui facilita l’interrogatoire délicat qu’il s’était promis de lui faire subir.
– Vous le voyez, lui dit le maître de la maison, nous vivons heureux ici. Certes, nous ne sommes pas riches, mais les quelques arpents de terre que nous possédons suffisent à nous donner le nécessaire.
– Je vous croyais gêné, répondit Marius. Les récoltes ont été mauvaises…
Giraud regarda le jeune homme avec étonnement.
– Gêné, dit-il, mais pas du tout… Pourquoi me dites-vous cela?
Marius sentit qu’il rougissait.
– Excusez-moi, balbutia-t-il; je ne voudrais pas vous paraître indiscret… On m’a 69
assuré qu’à la suite des dernières récoltes, vous aviez été obligé d’hypothéquer votre propriété.
En entendant ces paroles, Giraud partit d’un bruyant éclat de rire.
– Ceux qui vous ont assuré cela se sont trompés, reprit-il. Dieu merci, je n’ai pas un seul pouce de terrain engagé.
Marius voulut insister.
– Pourtant, dit-il encore, on m’a nommé le notaire, M. Douglas, qui aurait pris les hypothèques.
Giraud riait toujours de son rire large et franc.
– M. Douglas est un saint homme, répondit-il, mais la maison qu’il a hypothéquée n’est pas la mienne, soyez-en certain.
La veille, Marius avait vu l’acte dans lequel la maison de Giraud était nettement désignée. Cet acte portait d’ailleurs la signature du propriétaire. Le notaire avait donc commis un second faux, et ce faux n’était pas si facilement explicable que le premier. Douglas avait évidemment mis dans sa poche l’argent de Mouttet, destiné à l’emprunteur.
Marius se retira, voulant réfléchir avant de tout dénoncer. Authier n’existait pas, et la maison sur laquelle Mouttet avait des hypothèques, n’existait pas davantage, puisque Giraud déclarait que cette maison n’était pas 70
la sienne. Il y avait là des abîmes dans lesquels le jeune homme ne descendait qu’en frissonnant. Le lundi matin, après une nuit fièvreuse, il se décida à se rendre chez le notaire.
71
VII
OÙ L’ON VOIT QUE L’HABIT NE FAIT PAS LE MOINE
Marius, en entrant dans l’étude de Douglas, fut surpris du calme religieux de ces grandes pièces froides où il savait que le crime habitait. Il ne pouvait s’accoutumer à tant d’impudence, à tant d’hypocrisie. Il aurait voulu que chaque mur criât tout haut l’infâmie du notaire. L’activité silencieuse des commis, l’apparence honnête de la maison l’exaspéraient et le jetaient dans des doutes pénibles.
Le jeune homme, pâle et ému, s’assit dans une anti-chambre. Douglas l’aperçut par la porte de son cabinet qui était ouverte.
– 72
Entrez, entrez, lui cria-t-il; vous ne me gênez pas… Je suis à vous dans un instant.
Marius entra. Il y avait dans le cabinet cinq ou six prêtres, parmi lesquels se trouvait l’abbé Donadéi. Cet abbé, coquet et souriant, caressait le notaire de la voix et du regard. Il venait lui demander des aumônes.
– Vous êtes de nos amis, lui disait-il, et nous nous adressons à vous chaque fois que les troncs de nos paroisses sont vides.
– Vous faites bien, monsieur, répondit Douglas en se levant.
Il prit quelques pièces d’or dans un tiroir.
– Combien vous faut-il? demanda-t-il au prêtre.
– Mais, reprit Donadéi d’une voix douce, je pense que cinq cents francs nous suffiront… Nous avons grand besoin de l’aide des gens pieux et honorables…
Douglas l’interrompit.
– Voici cinq cents francs, dit-il.
Et il ajouta d’une voix qui tremblait un peu.
– Mon père, priez pour moi.
Alors tous les prêtres se levèrent et entourèrent le notaire en le remerciant, en appelant sur lui les bénédictions du ciel. Douglas, debout, recevait leurs vœux, calme et pâle, et Marius crut s’apercevoir que ses lèvres et ses 73
paupières avaient de légers battements nerveux. Donadéi, d’une élégance souple, ne tarissait pas en éloges, en protestations caressantes.
– Dieu vous rendra ce que vous nous donnez, disait-il. Il vous le rend déjà en faisant prospérer votre maison et en vous accordant la paix des âmes justes et honnêtes… Ah! monsieur, vous êtes un bien bel exemple, dans cette ville, que le matérialisme du siècle corrompt; il serait à souhaiter que nos commerçants imitassent votre vie simple, et qu’ils eussent votre pitié et votre bonté de cœur. On ne verrait pas alors le spectacle horrible qu’offre notre société marseillaise…
Douglas semblait mal à l’aise; les éloges du prêtre l’impatientaient. Il interrompit Donadéi, et lui dit en le poussant vers la porte:
– Non, non, je ne suis pas un saint, monsieur… Tout le monde a besoin de la miséricorde de Dieu. Si vous croyez me devoir quelques remercîments, veuillez prier pour moi.
Les prêtres saluèrent, firent une dernière révérence, et se retirèrent enfin.
Marius, dans un coin du cabinet, avait assisté à cette scène silencieux et navré. Il s’indignait en face de la comédie sinistre qui se jouait devant ses yeux. Peut-être Douglas 74
croyait-il acheter le pardon du ciel et le payer largement avec l’argent qu’il avait volé. Ainsi ce saint homme, ce bon cœur qui secourait les malheureux, ce chrétien qui vivait dans les églises, n’était qu’un hypocrite et un coquin. Et Marius, en se disant cela, regardait les prêtres et le notaire; il lui semblait qu’il rêvait tout éveillé, il ne s’expliquait plus les largesses de Douglas et les effusions tendres de Donadéi. Il était venu pour accabler le faussaire sous le poids de la honte, et il se trouvait devant un homme charitable pour lequel l’Église elle-même faisait des vœux.
Lorsque le premier moment de surprise fut passé, Marius eut un désir plus âpre de venger la justice et l’honneur. Le rôle que Douglas venait de jouer, écœurait le jeune homme et le rendait sans pitié.
Quand le notaire eut accompagné les prêtres et qu’il fut rentré dans le cabinet, il s’avança vers Marius, souriant, la main ouverte et tendue. Devant cette main, l’employé recula lentement, en regardant le notaire d’un œil fixe et dur. Puis, brusquement:
– Fermez la porte, dit-il.
Douglas, étonné et comme dominé, alla fermer la porte.
– Mettez le verrou, reprit Marius tout 75
aussi séchement. Nous avons à causer ensemble.
Douglas mit le verrou et revint d’un air surpris et mécontent.
– Qu’avez-vous donc? mon cher ami, demanda-t-il.
Et comme Marius, pris peut-être d’une dernière pitié, ne répondait pas, il continua:
– D’ailleurs, vous avez raison. Il vaut mieux être seuls pour causer d’affaires… Eh bien! êtes-vous prêt? Je me suis procuré la pièce qui nous manquait et je n’ai plus besoin que de votre signature pour prendre hypothèque sur la maison d’Authier, au nom de Mouttet… Vous savez que nous sommes pressés; j’ai encore reçu ce matin une lettre de mon client Authier qui me supplie de lui envoyer de l’argent au plus tôt.
Le notaire se leva, étala des papiers, trempa une plume dans l’encre, et la présenta à Marius.
– Signez, lui dit-il simplement.
Marius était resté muet, suivant d’un regard tranquille chaque mouvement de Douglas. Au lieu de prendre la plume, il le regarda en face et lui dit d’une voix calme.
– Hier, je suis allé visiter l’immeuble de la rue de Rome. J’ai vu les locataires et l’an76
cien propriétaire qui m’ont appris qu’ils ne connaisaient pas M. Authier.
Douglas pâlit, ses lèvres eurent ce frémissement que Marius avait déjà remarqué. Il reprit les papiers, posa la plume et s’assit, en balbutiant:
– Ah!… cela m’étonne beaucoup.
– Avant hier, continua Marius, j’avais reçu la visite de M. de Girousse, un riche propriétaire de Lambesc, et il m’avait affirmé qu’aucun de ses voisins ne portait le nom d’Authier et que cette personne n’existait certainement pas… Aujourd’hui, je vois qu’il ne se trompait point… Que dois-je croire?
Le notaire ne répondit pas. Il regardait vaguement devant lui, pâlissant et frémissant, se sentant perdu, cherchant sans doute avec désespoir un moyen de salut.
– Je me suis ensuite rendu au quartier de Saint-Just, reprit impitoyablement Marius. La maison que vous m’avez dit avoir grévée d’une hypothèque, au nom de votre client Mouttet, appartient justement à un ancien ami de ma mère, à M. Giraud, qui m’a affirmé que ses biens étaient libres… Je vous le demande encore, que dois-je croire?
Et comme Douglas gardait toujours le silence:
– Eh bien! dit le jeune homme avec éclat, puisque vous refusez de répondre, 77
je vais vous dire, moi, ce que je crois et ce qui est… Votre M. Authier n’a jamais existé; c’est là un pantin que vous avez créé pour faire plus à l’aise un trafic honteux. D’autre part, vous n’avez pas pris d’hypothèque et vous avez mis dans votre poche l’argent de Mouttet. Pour arriver à ce beau résultat, vous avez commis plusieurs faux, et aujourd’hui vous êtes tout prêt à en commettre d’autres, pour vous procurer de nouveaux fonds.
Marius parlait à un marbre immobile et insensible. Le calme de Douglas accrut sa colère.
– Je n’ai point à juger vos crimes, reprit-il d’une voix plus haute; mais j’ai à vous demander compte de votre indigne conduite envers moi. Comment! vous vouliez me mêler de gaieté de cœur à vos sales affaires; vous m’auriez compromis, et vous me traitiez avec amitié, vous connaissiez ma position de travailleur… J’ai le droit, n’est-ce pas? de vous dire que vous êtes un infâme.
Le notaire ne sourcillait pas.
– Et tout à l’heure, continua Marius, il y avait là des prêtres qui vous bénissaient… Ah! vous avez joué votre rôle avec une science parfaite. Moi seul, dans Marseille, sais ce que vous êtes, et si je disais tout haut quelle est l’énormité de votre crime, on me lapiderait 78
peut-être, tant vous avez dupé habilement le public. Comment croire que le notaire Douglas, cet homme estimé de tous, cet homme frugal et religieux, travaille honteusement dans l’ombre à la ruine de sa vaste clientèle… Moi-même, je douterais encore de votre infâmie, si je pouvais en douter, à vous voir si calme devant moi, dans votre attitude humble et pieuse de moine en prière… Mais parlez donc, défendez-vous, si vous le pouvez.
Douglas avait pris un couteau à papier et le tournait entre ses doigts, comme indifférent à tout ce que disait Marius.
– Que voulez-vous que je vous dise? répondit-il enfin. Vous me jugez en enfant. Je vous laisse crier. Peut-être m’écouterez-vous ensuite plus paisiblement.
79
VII
LES SPÉCULATIONS DU NOTAIRE DOUGLAS
Lorsque Marius entendit Douglas l’accuser de le juger en enfant, il se révolta et ouvrit les lèvres pour lui crier qu’il le jugeait en honnête homme. Ce misérable était d’une impudence rare; il traitait d’enfants ceux dont la conscience indignée condamnait son infâmie. Ce faussaire trouvait puéril qu’on lui reprochât ses faux, et il prenait des attitudes d’homme incompris.
Comme le jeune homme allait se récrier, le notaire l’interrompit, avec un mouvement d’impatience.
– Si vous parlez toujours, lui dit-il, vous aurez toujours raison. Je vous ai laissé m’in80
sulter en paix. Que diable! laissez-moi me défendre en toute tranquillité… Certes, j’aurais préféré que mon système ne fut pas connu de vous. Mais puisque vous avez découvert une partie de la vérité, j’aime mieux tout vous dire. Je vous sais intelligent; vous me comprendrez mieux que tout autre… D’ailleurs, je suis las; je n’ai pas réussi dans l’application de ma théorie, et je sais bien que je suis perdu. C’est pour cela que je consens à me confesser entièrement à vous. Vous verrez que je n’ai rêvé la ruine de personne, et que j’étais de bonne foi, lorsque je vous ai amicalement offert de gagner quelque argent. Enfin, vous me jugerez, et j’espère qu’ensuite vous me considérerez simplement comme un spéculateur malheureux… Veuillez m’écouter.
Marius croyait rêver. Il regardait Douglas comme on regarderait un fou qui parlerait raisonnablement. Le ton paisible de cet homme, le peu de remords qu’il montrait, ses gestes convaincus le faisaient ressembler à un inventeur sincère qui expliquerait tristement, mais sans honte, pourquoi son invention n’a pas réussi.
– N’entrons pas dans les détails, reprit-il, écartons les affaires Authier et Mouttet qui sont de peu d’importance. Ce qu’il faut voir et juger, c’est l’ensemble de la machine vaste et compliquée que j’étais parvenu à établir… 81
Vous vous étonnez de ma complaisance. Je vous le répète, je suis perdu, je puis parler sans craindre de me compromettre. Je trouve même une sorte de volupté âpre à vous expliquer mon invention.
Il se posa devant Marius en homme qui a une histoire intéressante à conter. Il jouait toujours négligemment avec le couteau à papier.
– Avant tout, dit-il, je reconnais avec vous que j’ai failli à mon mandat et que je suis un grand criminel, si l’on me considère comme un notaire. Mais je me suis toujours regardé comme un banquier, comme un manieur d’argent. En un mot, veuillez ne voir en moi qu’un spéculateur… Lorsque je succédai à mon ancien patron, l’étude n’avait qu’une assez maigre clientèle. Mes premiers efforts ont tendu à faire de cette étude le centre d’un grand mouvement d’affaires. Il m’a fallu satisfaire à toutes les demandes, prêter à qui avait besoin d’argent, emprunter à qui ne savait où placer, vendre à qui désirait acheter, acheter à qui cherchait à vendre… J’ai imité les chasseurs qui s’entourent d’oiseaux en cage pour appeler les oiseaux libres; j’ai créé une quarantaine de personnages imaginaires sous les noms desquels j’ai pu faire des transactions de toute espèce. Authier, je vous l’avoue, est un de ces personnages. Il m’a été 82
ainsi permis d’acheter un grand nombre d’immeubles que j’ai payés au moyen d’emprunts faits par les acquéreurs fictifs et en donnant hypothèques sur ces immeubles… Je me suis créé de la sorte un capital, un roulement de fonds, une clientèle nombreuse qui ont servi de base à mon crédit.
Douglas parlait d’une voix nette. Il continua après un court silence.
– Vous devez le savoir, lorsqu’on spécule sur l’argent, on se trouve parfois en face d’exigences terribles. Je me serais forcément arrêté à mes premières spéculations si, mes immeubles se trouvant grevés, je n’avais pu me procurer d’une façon quelconque les fonds nécessaires aux autres opérations que je rêvais. J’usai du moyen qui me parut le plus simple et le plus commode. Lorsque les hypothèques eurent absorbé la valeur des biens, je rendis les biens libres par une fausse quittance, et je les offris ensuite en garantie à de nouveaux emprunts.
– Mais c’est infâme ce que vous me dites-là, sécria Marius.
– Je vous ai prié de ne pas m’interrompre, reprit Douglas brusquement. Je me défendrai tout à l’heure, je me contente d’exposer des faits… Je dus bientôt agrandir mon système. Mes quarante personnages imaginaires ne me suffisaient plus. J’eus alors recours 83
à un moyen extrême dont l’audace réussit parfaitement. Je fis contracter des emprunts à des propriétaires, à des commerçants connus dont je grévai les biens et contrefis la signature; après chaque nouvelle hypothèque, j’opérai une radiation, à l’aide d’une fausse quittance, ce qui me mettait à l’abri de toute inquiétude… Vous comprenez; c’est très simple.
– Oui, oui, je comprends, murmura Marius qui finissait par croire que le notaire était fou.
– D’ailleurs, continua Douglas, j’ai battu monnaie de n’importe quelle façon, lorsque cela a été nécessaire. Je voulais marcher droit à mon but, et je suis toujours allé en avant sans m’inquiéter des obstacles, en acceptant franchement toutes les conséquences de ma théorie… Ainsi, j’ai parfois créé tout ensemble et le débiteur et l’immeuble; j’ai pris des hypothèques sur des propriétés qui n’existaient pas ou qui n’appartenaient pas aux prétendus emprunteurs… D’autres fois, lorsque j’ai eu de pressants besoins d’argent, pour faire face à quelque exigence imprévue, j’ai créé sous les noms des premiers négociants de Marseille, des billets à ordre que j’ai émis à perte, après les avoir endossés moi-même… Vous voyez bien que je ne vous cache rien et que je m’accuse moi-même. Je 84
me mets à nu devant vous, parce que je tiens à me justifier, et que je dois désormais renoncer à appliquer mon système.
Marius était littéralement épouvanté. Il descendait en frissonnant jusqu’au fond de l’abîme où se trouvait Douglas. Cet homme parlait de système, de justification, et l’employé ne pouvait comprendre le sens de ces mots, dans une telle circonstance. Il sentait qu’il était devant ce phénomène moral, devant une monstruosité humaine, et il subissait la confession étrange de son interlocuteur, comme on subit un cauchemar. Il lui semblait qu’il se trouvait dans le bruit et la fumée d’une machine, au milieu d’engrenages qui se mordaient. Il se perdait au fond des spéculations du notaire, il n’osait suivre les pensées de ce misérable, qui s’élargissaient à l’aise dans le crime.
– Ainsi, reprit Douglas, vous avez bien compris quel a été mon système. En principe, j’ai voulu être banquier, faire valoir les fonds qui me passaient entre les mains. J’ai acquis pour mon propre compte des immeubles que j’ai cru pouvoir revendre avec bénéfice. Ma théorie des noms supposés répondait à toutes les exigences; à l’aide de ces noms, je n’ai renvoyé aucun de ceux qui se sont adressés à moi; j’ai été, suivant l’occasion, prêteur, emprunteur, acheteur et vendeur. Lorsque les fonds 85
que me fournissait mon crédit personnel ou celui que j’étais parvenu à donner aux noms imaginaires, ne m’ont pas suffi, je m’en suis procuré d’autres en grévant d’emprunts simulés la première personne venue, parent, ami ou client, sauf à libérer plus tard les biens de cette personne, comme je les avais hypothéqués, toujours à son insu. En un mot, mon étude est devenue une maison de banque.
– Une maison de vol, cria Marius, une manufacture de faux.
Douglas haussa légèrement les épaules.
– Vous devriez déjà me comprendre, dit-il, et voir que je n’ai jamais cherché à voler un seul de mes clients. J’espère que vous me rendrez justice tout à l’heure… Il me reste à vous parler de ma meilleure invention. Pour gérer les immeubles acquis et faire valoir les sommes empruntées, j’imaginai d’établir des procureurs fondés, qui représenteraient habituellement mes quarante personnages imaginaires; je choisis pour procureurs fondés des jeunes gens honorables, dont je me fis des complices inconscients. J’avais foi en mon système et j’aurais à coup sûr enrichi ceux qui m’aidaient, si de fâcheuses circonstances ne m’avaient empêché de réussir. Lorsque je vous ai offert de représenter Authier, je voulais uniquement, je vous le répète, vous venir en aide et vous faire participer aux gains d’une spéculation que je croyais excellente.
86
Ces dernières paroles exaspérèrent Marius. Il était à bout de courage, et il sentait qu’il allait devenir fou, s’il continuait à entendre les étranges discours de Douglas.
– Je vous ai écouté patiemment, dit-il en frémissant. Les infâmies que vous venez de me conter avec une rare impudence, me prouvent que vous êtes un imbécile ou un coquin.
– Eh! non, interrompit le notaire en frappant du poing sur son bureau. Vous ne m’avez pas compris, décidément. Je vous l’ai répété quatre ou cinq fois, je suis un banquier… Écoutez-moi, par grâce.
Douglas s’était levé. Il se posa devant Marius, d’un air simple et digne. Rien dans son attitude n’indiquait la peur ni la honte.
– Vous m’avez appelé coquin et voleur, dit-il doucement, et je vous ai laissé m’insulter; vous m’accusiez au nom de la société, vous parliez comme un procureur du roi qui jugerait légalement ma conduite. Vous devez vous placer à un autre point de vue, si vous voulez me comprendre… Raisonnons un peu. Un voleur, n’est-ce pas? est celui qui dérobe le bien d’autrui et qui s’enfuit, lorsque ses poches sont pleines. Jamais je n’ai eu la pensée du vol. Il y a six ans que j’applique mon système, et je suis plus pauvre que le premier jour; mes opérations n’ont pas réussi, j’ai 87
même perdu quelques milliers de francs qui m’appartenaient. Vous savez qu’elle a été ma vie: j’ai bu de l’eau et mangé du pain; j’ai mené une existence de travailleur austère et infatigable. Mon seul luxe a été de faire quelques aumônes. L’étrange voleur qui a vécu dans son cabinet comme dans un cloître et qui a remué des sommes énormes sans être seulement tenté d’en détourner un sou! Avouez que si j’étais vraiment un voleur, il y a longtemps que j’aurais amassé des fonds dans ma caisse et que je me serais sauvé.
Marius demeura surpris et embarrassé. Il n’avait pas envisagé la question sous ce point de vue. Évidemment, cet homme avait raison; on ne pouvait l’accuser de vol.
– Ce qui vous blesse et vous irrite, reprit Douglas, c’est mon système lui-même. Il a échoué, et je vais être un grand criminel; s’il avait réussi, j’aurais réalisé une grande fortune sans faire le moindre tort à personne, je serais immensément riche et tout le monde m’estimerait… Oui, ma base d’opération a été le crime; j’ai spéculé sur le faux, j’ai suivi une voie hardie et nouvelle. Mais, dans ma pensée, la réussite était certaine, j’avais foi en mon activité, je ne songeais pas que je pouvais entraîner quelqu’un dans ma chute. Là a été mon aveuglement… Voyez quelle était ma conduite; je prenais des hypothèques 88
sur des immeubles qui n’existaient pas ou qui étaient déjà donnés en garantie, mais je payais les intérêts des sommes prêtées; je passais des billets faux, mais je remboursais ces billets; mes personnages imaginaires n’étaient en quelque sorte que des prête-nom derrière lesquels je me trouvais, et je les faisais agir uniquement pour agrandir mes spéculations. Comprenez-moi bien: je voulais avant tout me procurer des fonds et les faire valoir; peu importent les valeurs fictives que j’ai émises, peu importent les actes faux, les moyens quelconques que j’ai employés afin d’étendre mon crédit et le cercle de mes affaires. En matière de spéculation, la seule réalité est le gain qu’on tire plus ou moins habilement d’un capital. Voyez à la Bourse, on trafique sur de simples suppositions. Admettez un instant qu’en achetant et vendant des immeubles, à l’aide de l’argent des autres, j’aie réussi à doubler le capital que je m’étais procuré illégalement; je remboursais intégralement ce capital, je ne volais personne, je détruisais les actes faux, et je me retirais avec une fortune gagnée par mon travail et mon intelligence. C’est là tout mon système. N’ayant pas de fortune personnelle, il m’a fallu emprunter à mes clients la mise de fonds nécessaire à toute opération. Ce n’était pas un vol, c’était un simple emprunt.
89
En entendant les raisonnements clairs et logiques de Douglas, une sorte d’épouvante s’emparait de Marius. Le notaire grandissait terriblement à ses yeux. Pendant un moment, il le regarda comme un génie déclassé qui avait employé dans le mal de rares facultés d’énergie et d’audace. Si cet homme avait eu de larges moyens d’action, peut être aurait-il accompli de grandes choses. Au fond de tout criminel de la taille de Douglas, il y a des qualités supérieures.
Marius s’étonnait surtout de la façon simple et naturelle dont le notaire parlait des faux qu’il avait commis. Des détraquements avaient dû se produire dans cette intelligence. Cet homme était malade; la fièvre de spéculation qui le brûlait, l’avait peu à peu amené à considérer le crime comme un moyen excellent, pourvu que le crime restât caché et impuni. Il le disait lui-même: tout faussaire qu’il était, il croyait rester honnête, du moment où il ne faisait perdre un sou à personne. Le sens moral lui manquait, il ne sentait pas que le crime porte son infâmie en lui.
Après un silence, Douglas reprit en hochant la tête:
– Les systèmes sont toujours beaux, la pratique seule vous fait ouvrir les yeux sur les défauts du raisonnement. En théorie, je devais gagner une immense fortune. Je ne 90
sais comment les choses ont tourné, je me trouve écrasé de dettes, et je vois bien que je suis perdu… J’ai englouti plus d’un million dans des opérations malheureuses; toute ma clientèle est ruinée…
La voix du notaire avait faibli, et l’émotion faisait monter des larmes à ses yeux. Il se mit à marcher fièvreusement, et, tout en marchant:
– Vous ne pouvez vous imaginer, dit-il, quelle vie atroce je mène depuis deux ans. Toutes mes opérations ont manqué. Alors, je me suis trouvé en face d’exigences terribles. Pour conserver mon crédit, pour dissimuler mes faux, il a fallu que journellement j’en commît d’autres. Je ne songeais plus à gagner de l’argent, je songeais à me défendre, à me sauver du bagne. Dieu m’est témoin que si j’avais pu rattraper les capitaux compromis j’aurais remboursé tout le monde, pour vivre ensuite selon la loi commune. Mais les intérêts énormes que j’avais à payer m’ont écrasé; j’ai revendu à perte les immeubles acquis; j’ai eu beau me débattre, la mauvaise chance s’est attachée à moi et m’a poussé jusqu’au fond de l’abîme. Aujourd’hui, mon passif est énorme, je ne puis faire face aux échéances de cette quinzaine, et, pour moi, une suspension de paiement équivaut à une condamnation aux travaux forcés; si la justice jette un seul coup 91
d’œil dans mes papiers, je suis à l’instant mis en prison.
Marius se sentait presque de la pitié pour ce misérable. Douglas s’assit de nouveau et reprit avec abattement:
– D’ailleurs, tout est fini, je me suis confessé à vous, je sais que vous allez me livrer à la justice… Je veux en finir, car ma position n’est plus tolérable… Vous avez raison, je suis un infâme et je dois être puni.
Marius ne bougea pas. Il songeait, ne sachant quel parti prendre. Une crainte le retenait; il ne voulait pas être mêlé à cette affaire, redoutant d’être appelé comme témoin et de perdre un temps précieux; sa mission le réclamait. D’autre part, il n’avait pas charge de dénoncer le notaire; désormais, cet homme avait les bras liés, il allait fatalement au devant du châtiment, il tomberait de lui-même entre les mains de ses juges.
– Eh bien! pourquoi hésitez-vous? demanda Douglas. Vous savez tout; j’attendrai ici les agents que vous enverrez.
Le jeune homme se leva, déchira les procurations sur lesquelles se trouvait son nom.
– Vous êtes un misérable, répondit-il, mon jugement n’a pas changé. Mais je n’ai pas besoin d’aider le ciel qui saura bien vous punir sans moi. Le châtiment viendra de lui-même.
92
Et il sortit.
Voici en quelques lignes la fin de cet épisode. Le lendemain, Douglas ne pouvant faire face à ses échéances, prit la fuite. À cette nouvelle, une véritable panique se répandit dans Marseille. Plusieurs fortunes étaient compromises, et l’on ne pouvait encore mesurer toute l’étendue du désastre. Ce fut une sorte de malheur public. À l’effroi des intéressés se mêlait la stupeur des honnêtes gens; on ne pardonnait pas au notaire l’hypocrisie qui avait trompé toute une ville pendant plusieurs années.
Douglas fut repris et jugé à Aix, au milieu d’une irritation terrible. Il accepta son rôle avec un rare sang-froid. Sans lui, jamais la justice n’aurait réussi à voir clair dans une affaire aussi embrouillée. Le tribunal avait à juger plus de neuf cents actes entachés de tous les genres de faux, variés de tant de manières que l’esprit ne saurait concevoir aucune combinaison que le faussaire n’ait employée. Les faits qu’on lui reprochait étaient si nombreux, ils se compliquaient de tant de détails, ils atteignaient un si grand nombre de victimes, qu’il était devenu impossible de porter la lumière dans ce chaos sans le concours de celui qui, après avoir imaginé et exécuté ses crimes, était demeuré seul maître de son secret. Douglas travailla avec un zèle infatiga93
ble et une étonnante véracité à débrouiller le désordre de ses affaires et à fixer sa position, ainsi que celles de ses créanciers et de ses débiteurs.
D’ailleurs, il se défendit toujours énergiquement contre l’accusation de vol. Il répéta à plusieurs reprises qu’il était simplement un spéculateur malheureux, et que, si la justice et les circonstances le lui avaient permis, il aurait rétabli ses affaires et celles de ses clients. Il sembla accuser le tribunal de lui lier les mains et de l’empêcher de réparer le mal qu’il avait fait.
Il fut condamné aux travaux forcés à perpétuité et à l’exposition publique.
94
VIII
COMME QUOI UN HOMME LAID PEUT DEVENIR BEAU
Il y avait plus de deux mois que Marius et Fine étaient de retour à Marseille. Le jeune homme, en sortant de l’étude de Douglas, dut s’avouer qu’il avait jusque là perdu son temps et qu’il n’avait pu encore trouver le premier sou des quinze mille francs nécessaires au salut de Philippe. Décidément, il ne savait qu’aimer et se dévouer; il se sentait l’âme trop droite, l’esprit trop loyal et d’une simplicité trop généreuse pour se procurer en quelques semaines la forte somme qu’il cherchait avec désespoir. Il s’était toujours conduit comme un enfant; les déplorables inci95
dents auxquels il venait de se trouver mêlé, les amours d’Armande et de Sauvaire et les crimes de Douglas, lui montraient la vie sous un aspect terrifiant qui le décourageait; il reculait au lieu d’avancer; il craignait, en faisant une nouvelle tentative, d’échouer et même de se compromettre, en tombant une fois de plus sur des coquins qui l’exploiteraient. Il finissait par ne plus voir que des pièges autour de lui. Ces cœurs tendres, ignorant le mal et voulant le bien, sont brisés et saignent fatalement à chaque heure de la vie.
Cependant le mois de décembre approchait. Il fallait se presser, si l’on voulait sauver Philippe. On ne pouvait plus compter sur aucune pitié, et le condamné serait attaché à l’ignoble poteau. À ces pensées, Marius pleurait d’impuissance et de lassitude. Il aurait voulu délivrer son frère par une besogne de géant; si on l’eut mis à l’épreuve, il se serait engagé à trouer le mur du cachot avec ses ongles, à égratigner et à émietter la pierre sous ses doigts. Cette tâche d’ouvrier ne lui eut pas paru lourde, et il en serait venu à bout, quitte à user ses mains. Mais la pensée des quinze mille francs l’épouvantait; dès qu’il s’agissait d’argent, de démarches humbles ou de trafics plus ou moins honorables, il perdait la tête, il se sentait incapable de 96
mener à bien la moindre entreprise. Cela expliquait la naïve confiance qui l’avait poussé chez Armande et chez Douglas.
Toute espérance n’était pourtant pas morte en lui. Grâce aux qualités mêmes qui le rendaient faible, à la bonté de son cœur et à la droiture de son esprit, il revenait toujours à des pensées de confiance et d’espoir. Les leçons que les misères et les hontes de la vie lui donnaient, ne pouvaient l’empêcher de croire toujours à la bienveillance et à la sympathie secourable d’autrui.
– J’ai encore plus de six semaines devant moi, pensait-il. Il est impossible que je ne trouve pas un véritable ami d’ici-là. Rien n’est désespéré.
Il serait à coup sûr tombé malade, dans les angoisses, dans les espérances et les désespérances de sa tâche, s’il n’avait eu à son côté un ange consolateur qui lui souriait aux heures mauvaises. Une étroite intimité s’était établie entre lui et les Cougourdan. Presque chaque jour, il allait voir Fine et passait de longues soirées avec elle. Dans les commencements, ils parlèrent ensemble de Philippe; puis, tout en n’oubliant pas le pauvre prisonnier, ils s’entretinrent d’eux-mêmes, de leur enfance et de leur avenir. Ce furent des causeries pleines d’abandon qui les reposaient des fatigues et des anxiétés de la journée et 97
qui leur donnaient de nouvelles forces pour le lendemain.
Peu à peu, chaque matin, Marius souhaita ardemment d’être au soir, afin de se retrouver dans la petite chambre de Fine. Quand il avait un espoir, il accourait pour en faire part à son amie, et, quand il avait un chagrin, il accourait encore, pour lui tout conter et recevoir ses consolations. Là seulement, au fond de cette mansarde propre, qui sentait bon et qui avait des clartés douces, il vivait à l’aise, dans une tristesse attendrie. Un soir, il voulut absolument aider la jeune fille qui faisait des bouquets pour la vente du lendemain; il prit un plaisir d’enfant à ôter les épines des roses, à réunir les œillets en minces touffes, à prendre, une à une, délicatement, les violettes et les marguerites qu’il présentait ensuite à Fine. Dès-lors, il devint fleuriste, de huit à dix heures. Ce travail l’amusait, disait-il, et calmait ses inquiétudes. Lorsqu’il touchait les doigts de Fine, en lui offrant les fleurs, il sentait des chaleurs douces lui monter au visage; le malaise étrange, l’émotion pénétrante qu’il éprouvait alors, était sans doute la seule cause de la vocation subite qu’il avait montrée pour l’état de fleuriste.
Certes, Marius était un grand naïf. On l’aurait beaucoup étonné, on l’aurait même blessé, 98
en lui démontrant qu’il devenait amoureux de Fine. Il se serait écrié qu’il se savait bien trop laid pour oser aimer la jeune fille, et que d’ailleurs un pareil amour, né et grandi à l’ombre du malheur de son frère, lui semblerait un crime. Mais son cœur aurait bientôt protesté. Jamais Marius n’avait vécu dans l’intimité d’une femme. Il s’était laissé prendre au premier regard affectueux. Fine, le consolant, l’encourageant, ayant toujours pour lui un sourire caressant et une tiède poignée de main, lui parut d’abord être tout à la fois une sœur et une mère que le ciel lui envoyait dans son infortune. La vérité était qu’à son insu cette sœur, cette mère, devenait une épouse, une épouse qu’il aimait déjà de toute la passion tendre et dévouée de son cœur.
Et cet amour devait naître forcément, entre deux jeunes gens qui pleuraient et qui souriaient ensemble. Le hasard les avait rapprochés et leur bonté les mariait. Ils étaient dignes l’un de l’autre, il y avait en eux la sympathie toute puissante du dévouement et de l’abnégation.
Fine depuis quelque temps avait des sourires sournois que Marius ne voyait pas. Elle devinait que le jeune homme l’aimait, avant même que celui-ci ne se fut aperçu de son amour. Les femmes ont une vue exquise pour 99
pénétrer ces sortes de secrets; elles lisent dans les yeux de leurs amants et vont jusqu’à l’âme. D’ailleurs la bouquetière cacha soigneusement les rougeurs de ses joues et les palpitations de ses seins; elle s’étudia à rester l’amie cordiale de Marius, à ne pas lui ouvrir les yeux par une poignée de main plus brûlante et plus fiévreuse. À les voir, chaque soir, assis en face l’un de l’autre, ayant entre eux une table chargée de roses, on les aurait pris pour un frère et une sœur.
Fine, chaque dimanche, se rendait à Saint-Henri. Elle s’était prise pour Blanche d’une sorte de pitié sympathique, d’une amitié miséricordieuse. Cette pauvre jeune fille qui allait être mère, et dont la vie et le cœur étaient brisés à jamais, lui devenait plus chère chaque jour; elle voyait ses remords, ses larmes de regret, elle assistait à son existence vide et désolée, et elle cherchait par ses visites à adoucir son infortune. Elle apportait son gai sourire dans cette petite maison de la côte où Blanche pleurait en songeant à Philippe et à son enfant. C’était, pour la bouquetière, comme un saint pèlerinage qu’elle accomplissait religieusement. Elle partait vers midi, après le déjeuner et restait jusqu’au soir avec Mlle de Cazalis. Le soir, à la nuit tombante, elle trouvait Marius qui l’attendait au bord de la mer, et ils rentraient tous deux à Mar100
seille, à pied, en se donnant le bras, comme deux jeunes époux.
Marius goûtait des jouissances pures pendant ces promenades. Le dimanche soir était devenu pour lui la récompense de tous ses efforts de la semaine. Il attendait Fine sur le bord de la mer, oubliant ses chagrins, guettant avec une anxiété pleine de volupté l’arrivée de la jeune fille; puis, quand elle était là, ils se souriaient et revenaient à petits pas, dans les ombres douces de la nuit naissante, en échangeant des paroles d’amitié et d’espoir. Jamais le jeune homme ne trouvait le chemin assez long.
Un dimanche soir, Marius arriva de bonne heure. Comme une pensée de délicatesse l’empêchait d’entrer dans la maison de Blanche et de renouveler ses douleurs, il s’assit sur une falaise qui se dresse près du village, et pris patience en regardant l’immensité bleue qui se creusait devant lui. Il resta près de deux heures, abîmé dans une rêverie vague, dans des pensées de tendresse et de bonheur qui le berçaient mollement. L’immense horizon l’attendrissait; à son insu, tout son amour pour Fine lui montait du cœur aux lèvres; la mer et le ciel, l’infini des eaux et de l’air le troublait et lui ouvrait l’âme; il ne voyait que Fine dans la large mer, il n’entendait que son 101
nom dans le bruit sourd et régulier des vagues.
La bouquetière arriva et s’assit sur le rocher, à côté du jeune homme. Marius lui prit la main, sans parler. Devant eux, s’étendaient la mer et le ciel, d’un bleu doux et pâle. Le crépuscule tombait. Une sérénité profonde alanguissait les derniers bruits et les dernières clartés: les grondements des eaux se faisaient plaintifs et caressants, et, au couchant, de minces lueurs roses jetaient des reflets tendres sur les rochers de la côte. Il y avait des souffles de tendresse dans l’air, une grande voix frissonnante qui allait en s’éteignant.
Marius profondément ému gardait dans la sienne la main de son amie. Il continuait son rêve. Les yeux à l’horizon, sur cette brume vague où la mer et le ciel se confondent, il souriait tristement. Et, à voix basse, sans en avoir conscience, ses lèvres dirent tout haut ce que pensait son cœur.
– Non, non, murmura-t-il, je suis trop laid…
Fine, depuis l’instant où Marius lui avait pris la main, souriait de son air tendre et sournois. Enfin, son ami allait se décider à parler; elle devinait cela aux regards plus profonds de ses yeux, à la pression plus étroite de sa main. Quand elle entendit le 102
jeune homme dire qu’il était trop laid, elle parut étonnée et fâchée.
– Trop laid, cria-t-elle, mais vous êtes beau, Marius!
La jeune fille avait mis tant d’âme dans le cri qui venait de lui échapper, que Marius tourna la tête et joignit les mains, en la regardant avec anxiété. Fine, comprenant qu’elle avait brusquement livré le secret de son cœur, baissa son front qui se couvrait d’une rougeur légère. Elle resta ainsi, muette et embarrassée, pendant quelques secondes. Mais elle n’était pas fille à reculer devant l’aveu complet de son amour; il y avait en elle trop de franchise et de vivacité pour qu’elle consentît à jouer la petite comédie hypocrite que jouent toutes les amoureuses en pareille occasion.
Elle releva courageusement le front et regarda en face Marius qui tremblait.
– Écoutez, mon ami, lui dit-elle. Je veux être franche. Il y a six mois, je ne pensais guère à vous. Je vous croyais laid, je ne vous avais sans doute jamais regardé… Aujourd’hui, la beauté vous est venue; je ne sais pas comment cela s’est fait, je vous jure…
Malgré toute sa décision, elle hésitait un peu, et de subites rougeurs lui montaient encore aux joues. Elle s’arrêta, ne pouvant dire carrément à Marius qu’elle l’aimait. D’ailleurs, elle connaissait la timidité du jeune 103
homme et parlait uniquement pour l’encourager. Marius restait dans son extase attendrie; il ne demandait pas davantage, il serait demeuré là, sur la falaise, pendant toute la nuit, sans chercher à obtenir de Fine des aveux plus complets. Fine s’impatientait.
L’histoire de l’amour de la bouquetière était simple, et rien n’est plus facile que d’expliquer comment Marius avait pu devenir beau à ses yeux. Fine avait d’abord aimé la haute taille, le visage énergique de Philippe, avec cet aveuglement des jeunes filles qui les pousse à choisir les beaux garçons, ceux qui ont toute leur beauté sur leur visage et rien dans l’âme. Puis, blessée au cœur par l’indifférence de l’amant de Blanche, voyant clair enfin dans le caractère vaniteux et brutal de cet homme, elle avait jugé sévèrement sa conduite et s’était détachée peu à peu de lui. C’est alors qu’elle se trouva seul à seule avec Marius, dans une intimité qui les rapprochait de plus en plus.
L’amour ici était né de la bonté et du dévouement. Marius, laid pour les yeux du corps, devint beau pour les yeux de l’âme. Dans les commencements, Fine n’avait vu en lui qu’un ami désolé qu’il fallait secourir; elle avait accepté la moitié de sa tâche, fraternellement, poussée un peu par son amour pour Philippe et beaucoup par son besoin naturel de se mon104
trer serviable. Elle s’était donc jointe à Marius, et leur pensée commune de délivrance les avait unis chaque jour davantage. Leur tendresse se développa ainsi en pleine abnégation; ils s’aimèrent en se dévouant, en vivant du même espoir, en travaillant à la même œuvre.
Et c’est dans l’accomplissement de cette œuvre généreuse que Marius devint beau. Fine oublia l’irrégularité du visage en voyant les tendresses sereines et exquises du cœur. Elle fut prise d’admiration et d’affection pour cette noble nature, dont l’amour lui parut devoir être d’une hauteur sublime. Être aimée de cette âme qui se donnait toute entière, fut son rêve, car elle comprenait qu’elle ne trouverait chez aucun homme la même douceur ni la même loyauté. La comparaison forcée qu’elle établit entre Philippe et Marius, fit de ce dernier un être divin, l’ange amoureux rêvé par les jeunes filles. Dès ce moment, le visage de Marius se transfigura pour elle; elle le vit beau de toute la beauté du regard et du sourire. On l’aurait profondément étonnée en lui disant que son amant était laid.
Marius entendait encore le cri de son amie, ce cri d’amour qui lui disait: «Tu es beau, et je t’aime!» Il n’osait parler, craignant de dissiper le doux rêve qui alanguissait délicieusement son esprit.
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Fine, embarrassée, souriait toujours:
– Vous ne me croyez pas? demanda-t-elle, parlant pour parler, sans trop savoir ce qu’elle disait.
– Si je vous crois, répondit Marius d’une voix basse et profonde, j’ai besoin de vous croire… Quand vous n’étiez pas là, la voix attendrie des vagues m’a dit un secret… Je ne sais ce qu’ont la mer et le ciel, ce soir. Ils parlent d’une voix si douce qu’ils ont ému mon cœur et troublé mon esprit. À cette heure dernière, dans les mélancolies du crépuscule, je viens de trouver en moi un bonheur que j’ignorais; l’immense horizon a parlé… Voulez-vous connaître le secret que les vagues m’ont murmuré à l’oreille?
– Oui, dit la bouquetière dont une émotion poignante faisait trembler la voix.
Marius se pencha davantage, et, d’un ton bas et craintif:
– Les vagues m’ont dit que je vous aimais, murmura-t-il.
L’ombre tombait, plus grise et plus solennelle. Au ciel, des clartés pâles traînaient, dans une transparence laiteuse. La mer, immobile, d’un bleu sombre, s’endormait, en respirant d’une haleine lente et forte. Des senteurs fraîches et salées montaient, portées par le vent du soir, et les sérénités de l’espace flot106
taient plus mystérieuses, dans la nuit croissante.
L’heure était douce pour un aveu d’amour. Une tendresse divine, un calme souriant sortaient de la grande mer attendrie. Au pied de la falaise, les vagues battaient lentement, berçant la côte qui sommeillait; elles apportaient leur fraîcheur consolatrice, tandis que, de la terre, chaude encore et fiévreuse, venaient des souffles âpres de passion. On eût dit que la grande mer appuyait de sa voix adoucie les tendres paroles de Marius.
– Eh bien, dit gaiement la bouquetière, les vagues sont de méchantes langues… Vous ont-elles dit la vérité, au moins?
Marius était loin, bien loin de la terre. L’émotion que la vue de l’infini venait de mettre en lui, l’avait enlevé en plein ciel. Il ne songeait plus aux misérables chagrins d’ici-bas.
– Oui, oui, s’écria-t-il, les vagues ont dit la vérité… Je le sens bien maintenant, mon amie, je vous aime, et il me semble que je vous aime depuis que je suis né… Ah! que cet aveu me fait du bien. Depuis longtemps, il me manquait quelque chose; lorsque j’étais en face de vous, des douceurs étranges me pénétraient, j’entendais des voix confuses au fond de moi, et je ne pouvais distinguer les mots inconnus qu’elles murmuraient. Aujour107
d’hui, elles parlent hautement; il a suffi du silence de cette falaise, pour que je les entendisse me crier mon amour.
Fine écoutait en souriant les paroles de Marius. L’ombre devenait de plus en plus bleuâtre et mystérieuse.
Le jeune homme eut un moment d’hésitation. Puis d’un ton humble et doux:
– Vous ne vous fâchez pas de ce que je vous dis là? demanda-t-il… Je sais bien que vous ne pouvez pas m’aimer.
– Vous ne savez rien du tout, répondit Fine avec une brusque tendresse… Bon Dieu! comme vous êtes long à vous décider. Il y a plus d’un mois que ma réponse est toute prête.
– Et cette réponse?
– Demandez-là aux vagues, reprit la bouquetière en riant.
Et elle tendit ses deux mains à Marius qui se mit à les baiser comme un fou. La nuit était tout à fait venue, et la sourde clameur de la mer se traînait voluptueusement dans les ténèbres. Le jeune homme se pencha vers la jeune fille et posa religieusement un dernier baiser sur son front.
Alors ils bavardèrent comme des amoureux, comme des enfants, avec des puérilités adorables. Ce furent des souvenirs du passé, des projets pour l’avenir. Leur voix était une 108
musique qui les caressait, et ils parlaient pour s’entendre parler, pour sentir l’un l’autre leur souffle tiède courir sur leur visage. Ils étaient si heureux dans la nuit sereine, dans l’ombre, en face de l’infini qui s’ouvrait devant eux!
– Vois-tu, dit Fine à un moment, nous nous marierons quand ton frère se sera évadé. Il faut avant tout que Philippe soit libre.
Au nom de Philippe, Marius frissonna. Il avait oublié son frère. La triste réalité se dressa devant lui. Pendant deux heures, il avait vécu en plein ciel, et voilà qu’il retombait sur la terre du haut de son rêve.
– Philippe, murmura-t-il accablé, oui, nous devons penser à Philippe… Oh! mon Dieu, mon bonheur serait-il déjà mort… Tu aimes mon frère, n’est-ce pas? Par grâce, dis-moi la vérité.
Fine ne répondit pas et se mit à sanglotter. Les paroles de Marius lui brisaient l’âme. Le jeune homme insista, en se désespérant. Alors la bouquetière cria:
– Je t’aime parce que tu es bon, parce que tu sais aimer, parce que je trouverai en toi un père, un frère et un amant… Tu vois bien que je ne puis aimer Philippe.
Il y avait un tel élan de foi et d’amour dans ce cri, que Marius comprit enfin le cœur ardent et dévoué de la jeune fille. Il la serra 109
entre ses bras, d’un brusque mouvement d’adoration. Maintenant, il n’éprouvait plus qu’une sorte de remords.
– Nous sommes heureux, reprit-il, nous sommes égoïstes. Tandis que nous respirons ici l’air libre du ciel, notre frère étouffe en prison… Ah! nous ne savons pas travailler à sa délivrance.
– Enfant! répondit Fine, nous nous aimons à cette heure, nous devenons époux, nous faisons une provision de courage pour la lutte… Tu verras comme on est courageux quand on aime et qu’on est aimé.
Ils restèrent silencieux, la main dans la main. La mer berçait toujours leur amour de sa voix monotone. Ils rentrèrent à Marseille à la clarté des étoiles, pleins de leur jeune espérance et de leur jeune tendresse.
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IX
OÙ LES HOSTILITÉS RECOMMENCENT
Blanche menait une vie de larmes. L’automne pâlissait les horizons mélancoliques, la saison devenait froide et triste. De larges frissons secouaient la mer dont les voix se faisaient gémissantes, et, sur la côte, les arbres jetaient leurs feuilles à la terre; sous la nudité morne du ciel s’étalait la nudité des eaux et du rivage. Cette tristesse de l’air, ces derniers adieux de l’été mettaient autour de Blanche la désespérance qui était dans son cœur.
Elle vivait retirée dans la petite maison de 111
la côte. Cette maison, située à quelques minutes du village de Saint-Henri, se trouvait isolée sur une falaise et dominait la mer qui venait battre les rochers sous ses fenêtres. Blanche restait pendant des journées entières à regarder et à écouter les vagues dont les bruits réguliers endormaient ses souffrances. C’était là sa seule distraction; les yeux fixes, la pensée alanguie, elle suivait du regard les grandes nappes d’écume qui se brisaient et jaillissaient; son être endolori s’apaisait en face de l’immensité douce et monotone.
Parfois, le soir, elle sortait, accompagnée de sa gouvernante. Elle descendait au bord de la mer, elle s’asseyait sur un éclat de rocher. Le vent frais de la nuit calmait les fièvres qui la brûlaient. Elle s’oubliait dans les ténèbres, assourdie par les gémissements des eaux, et elle ne rentrait que lorsque le froid la rendait toute frissonnante.
Une même pensée la courbait toujours. À chaque heure, cette pensée était là, accablante, inexorable. Dans les frissons de la nuit ou dans les tiédeurs du jour, en face de l’infini ou devant le néant de l’obscurité, Blanche pensait à Philippe et à l’enfant qu’elle portait en elle.
Fine était sa grande consolatrice. Si la bouquetière n’avait pas consenti à venir passer l’après-midi du dimanche avec elle, la pau112
vre enfant serait morte de désespoir. Elle se sentait le besoin impérieux de confier ses tristesses à une bonne âme. La solitude l’effrayait; car, lorsqu’elle se retrouvait seule, ses remords se dressaient comme autant de fantômes et l’épouvantaient.
Dès que Fine arrivait, les deux jeunes filles montaient dans une petite chambre et s’enfermaient pour causer et pleurer à l’aise. La fenêtre restait ouverte; au loin, sur le velours bleu de la mer, passaient des voiles blanches, comme des messagères d’espérance.
Et, chaque fois, les mêmes larmes étaient répandues, les mêmes paroles revenaient, déchirantes et attendries.
– Oh! que la vie est lourde, disait Blanche… J’ai songé toute la journée aux heures que j’ai passées avec Philippe dans les rochers de Jaumegarde et des Infernets. J’aurais dû me tuer dans ces abîmes, tomber au fond de quelque précipice…
– Pourquoi toujours pleurer, toujours regretter, répondait Fine doucement. Vous n’êtes plus une jeune fille, vous allez avoir des devoirs sacrés à remplir. Par grâce, songez au présent, ne vivez pas dans un passé à jamais irréparable… Vous finirez par vous rendre malade, par tuer votre enfant.
Blanche frissonnait.
– Tuer mon enfant! reprenait-elle avec 113
des sanglots… Ne me dites pas cela. Il faut que cet enfant vive pour racheter ma faute et obtenir mon pardon… Ah! Philippe le savait bien, il me le disait bien que je lui appartenais pour toujours. J’ai eu beau le renier, j’ai vainement cherché à tuer en moi son souvenir. Mon orgueil a été brisé, j’ai dû m’abandonner à l’amour plein de remords poignants qui me déchire. Et, aujourd’hui, j’aime Philippe comme jamais je ne l’ai aimé, avec tous mes regrets et tout mon désespoir.
Fine ne répondait rien. Elle aurait voulu que Blanche fût plus forte et acceptât la rude tâche que la maternité allait lui créer. Mais mademoiselle de Cazalis était toujours la pauvre âme faible qui ne savait que pleurer, et la bouquetière se promettait bien de la laisser pleurer, et d’agir lorsque le moment serait venu.
– Si vous saviez, continuait Blanche, combien je souffre, quand vous n’êtes pas là. Je sens Philippe en moi, qui me torture et me brûle; il revit dans mon enfant, je le porte partout dans mon sein, et partout il me reproche mon parjure… Toujours, il est devant moi, autour de moi, dans moi; je le vois sur le grabat de son cachot, je l’entends se plaindre et me maudire… Je voudrais n’a114
voir pas de cœur. Alors, je vivrais tranquille.
– Voyons, calmez-vous, disait Fine.
Devant un tel désespoir, les consolations de la bouquetière restaient souvent impuissantes. La jeune fille assistait avec une certaine terreur à ces scènes de désolation. Elle étudiait l’amour brisé de Blanche, comme un médecin étudie une maladie étrange et terrible, et elle se disait: «Voilà ce qu’on souffre, voilà ce qu’on devient, lorsqu’on aime lâchement.»
Un jour, dans une de ces crises de désespoir, Blanche regarda fixement sa compagne et lui dit d’une voix déchirée:
– Vous devez l’épouser, n’est-ce pas?
Fine ne comprit pas tout de suite.
– Ne me cachez rien, reprit vivement Blanche. J’aime mieux tout savoir. Vous êtes une bonne fille, vous le rendrez heureux, et je préfère le voir marié avec vous que de le savoir dans Marseille, courant les amours faciles… Quand je serai morte, dites-lui que je l’ai toujours aimé.
Et elle éclata en sanglots. La bouquetière lui prit doucement les mains.
– Je vous en prie, lui dit-elle, soyez mère, ne soyez plus amante. S’il est possible, oubliez tout pour votre enfant… D’ailleurs, 115
tranquillisez-vous. Je n’épouserai jamais Philippe; je serai peut-être sa sœur…
– Sa sœur? répéta mademoiselle de Cazalis.
– Oui, répondit Fine qui souriait divinement en songeant à Marius. J’aime et je suis aimée.
Et elle lui conta ses amours, elle apaisa sa fièvre en lui parlant de Marius. Blanche, en écoutant le récit de ces tendresses tranquilles, pleura des larmes moins brûlantes. Dès ce jour, elle aima Fine davantage, elle n’eut plus qu’une tristesse sourde en pensant à Philippe, elle se dévoua toute à son enfant. L’amour vrai, l’amour dévoué et généreux de sa compagne entrait dans son cœur.
Parfois, Fine trouvait l’abbé Chastanier dans la petite maison de la côte. Le prêtre apportait à Blanche les consolations de la religion; il la soutenait en lui parlant du ciel, en l’arrachant de la terre et de ses passions. Il entreprit une lutte entre l’amour de sa pénitente et les abnégations du sacrifice. Il aurait voulu voir entrer mademoiselle de Cazalis dans un couvent, car il comprenait qu’il n’y avait plus, pour elle, de bonheur possible dans la vie et les plaisirs du monde. Elle devait rester éternellement veuve et elle ne possédait pas assez de force d’âme pour se créer une vie paisible dans son veuvage.
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Mais le pauvre prêtre était bien ignorant des choses du cœur. Blanche aimait mieux pleurer avec Fine en parlant de Philippe, que d’écouter les sermons de l’abbé Chastanier. Cependant, le vieillard trouvait parfois en lui des accents doux et tendres, et la jeune fille le regardait alors avec étonnement, prise du désir de pénétrer dans le monde calme où il vivait. Elle aurait voulu s’agenouiller au pied des autels et y rester, jusqu’à sa mort, prosternée, abîmée dans une extase qui l’aurait délivrée de tous ses maux. C’est ainsi que peu à peu elle devenait ce qu’elle devait être, une servante de Dieu, une de ces saintes filles que le monde a blessées et qui montent dans le ciel avant leur mort.
Un jour, l’abbé Chastanier resta jusqu’au soir et s’éloigna avec Fine. Il avait à apprendre à la bouquetière des mauvaises nouvelles qu’il ne voulait pas faire connaître devant Blanche. Il trouva sur la côte Marius qui attendait son amie.
– Mon cher enfant, lui dit-il, voilà vos chagrins qui vont recommencer. M. de Cazalis m’a écrit hier. Il s’étonne beaucoup de ce que la sentence prononcée contre votre frère n’ait pas encore reçu son exécution, et il me dit qu’il fait des démarches pour hâter l’heure de l’exposition publique… Où en êtes-vous? 117
Comptez-vous délivrer bientôt le prisonnier?
– Eh non! répondit Marius avec douleur, je ne suis pas plus avancé que le premier jour… J’espérais avoir encore au moins six semaines devant moi.
– Je ne crois pas, reprit l’abbé, que M. de Cazalis puisse décider le président à nous manquer de parole… D’ailleurs, notre démarche a été tenue secrète, et cela me fait penser que le sursis durera jusqu’à la fin de décembre, comme on nous l’a promis. Mais je vous conseille de vous hâter… On ne sait ce qu’il peut arriver, et j’ai tenu à vous avertir des faits qui se passent.
Fine et Marius étaient consternés. Ils rentrèrent à Marseille avec le prêtre, silencieux, retombés dans toutes les angoisses de leur misère. Leur amour les avait comme aveuglés pendant une semaine, et voilà qu’ils retrouvaient le même gouffre sous leurs pas.
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X
UNE EXPOSITION PUBLIQUE À MARSEILLE
Quelques jours après, un matin, comme Marius se rendait à son bureau vers neuf heures, il trouva la rue Paradis encombrée d’une foule bruyante qui descendait vers la Cannebière. Il s’arrêta au coin de la rue de la Darse, et, se dressant sur la pointe des pieds, il aperçut au loin la place Royale pleine de monde; on eut dit un Océan de têtes humaines. Autour de lui, le flot incessant de la foule descendait toujours, avec des bourdonnements sourds; les visages avaient un air curieux et avide; il était aisé de comprendre 119
que tous ces gens se ruaient à un de ses spectacles cruels qui font les délices des multitudes. L’ardente curiosité qui poussait le peuple, s’empara peu à peu de Marius; certaines paroles qu’il saisit au passage mirent en lui une vague anxiété; il voulut aller voir, lui aussi; il se laissa entrainer par tout ce monde qui emplissait la rue comme un torrent.
Il arriva assez facilement jusqu’à la place Royale. Mais là, le flot de curieux sortant de la rue Paradis, se brisait contre une masse compacte de gens qui stationnaient. Chacun se haussait, regardant dans la direction de la Cannebière. Le jeune homme aperçut vaguement des soldats à cheval; il ne distinguait rien autre chose, et ne devinait pas encore quel poignant spectacle pouvait ainsi faire accourir toute la population de la ville.
Autour de lui, la foule grondait. Des voix jetaient de brusques et courtes paroles, au milieu du murmure profond de la multitude. Marius saisissait quelques-unes de ces paroles.
– Il est arrivé d’Aix dans la nuit, disait-on.
– Oui, et il repartira demain pour Toulon.
– Je voudrais bien voir la mine qu’il fait.
– On dit qu’il s’est mis à sangloter, lorsqu’il a vu le bourreau apporter les cordes.
– 120
Non, non, il a fait bonne contenance; allez, c’est un gaillard robuste qui ne pleure pas comme une femme.
– Ah! le scélérat! le peuple devrait ramasser des pierres et le lapider.
– Je vais tâcher de m’approcher…
– Attendez-moi. On doit le huer là-bas… Je veux en être.
Ces paroles coupées, pleines de ricanements, criées avec des gestes emportés, retentissaient cruellement aux oreilles de Marius. Une véritable épouvante s’emparait de lui et une sueur froide lui montait au frond. Il avait peur, il ne raisonnait plus. Il se demandait avec angoisse quel pouvait être cet homme que la foule courait insulter.
La foule se tassait, se pressait de plus en plus. Le jeune homme comprit que jamais il ne pourrait trouer ce mur formidable. Alors il se décida à tourner la place Royale. Il descendit lentement la rue Vacon, prit la rue Beauveau, et déboucha sur la Cannebière. Là, un spectacle étrange l’attendait.
La Cannebière, dans toute sa longueur, du port au cours Belzunce, était emplie d’une foule immense qui augmentait à chaque minute. De chaque rue descendaient des flots de peuple. La multitude devenait de plus en plus serrée et violente. Par instants, des souffles de colère couraient dans la foule, et alors 121
des cris s’élevaient et s’étendaient par larges clameurs, pareils aux grondements profonds de la mer. Toutes les fenêtres se garnissaient de spectateurs; des gamins étaient montés le long des maisons, s’accrochant aux devantures des boutiques. Marseille entier se trouvait là, et chaque curieux tournait avidement les yeux vers le même point. Il y avait sur la Cannebière plus de soixante mille personnes qui regardaient et huaient un malheureux attaché au poteau infâme.
Lorsque Marius eut réussi à s’approcher, il comprit enfin quel était le spectacle qui attirait et retenait la foule. Au milieu de la Cannebière, en face de la place Royale, se dressait un échafaud fait de planches grossières. Sur cet échafaud, un homme était lié à un poteau. Deux compagnies d’infanterie, un piquet de gendarmerie et de chasseurs à cheval entouraient la plate-forme et défendaient le condamné contre l’irritation croissante du peuple.
Marius ne vit d’abord que le misérable lié au pilori et dominant la foule. Une horrible anxiété lui fit chercher à apercevoir le visage du patient. Peut-être était-ce Philippe, peut être M. de Cazalis avait-il réussi à faire avancer l’heure de l’exposition? À cette pensée, la vue de Marius se troubla, il sentit des larmes lui emplir les yeux, et il eut devant ses 122
regards comme un nuage épais qui l’empêchait de rien distinguer. Il s’appuya contre une boutique, près de défaillir, frappé au cœur par chaque cri de la foule. Il en arriva, dans la fièvre qui le secouait, à croire qu’il avait réellement reconnu son frère sur l’échafaud et que c’était bien Philippe qui était là et que la multitude insultait. La honte, la douleur, la pitié qui le saisirent alors, mirent en lui une angoisse atroce. Pendant quelques minutes, il resta comme écrasé; on ne peut analyser la souffrance, quand elle devient si aiguë et si profonde. Au bout d’un instant, le jeune homme eut le courage de relever la tête et de regarder le condamné.
Le malheureux était fortement lié au poteau. Il portait un pantalon et une veste de toile grise; ces vêtements, larges et flottants, avaient un air lamentable. Sa tête était couverte d’une casquette dont il avait tiré la visière sur ses yeux. D’ailleurs, il tenait la tête obstinément baissée, dérobant ainsi ses traits aux curieux. Il avait la face tournée vers le port, et pas une fois il ne releva le front pour regarder la large mer qui s’étendait devant lui, libre et heureuse, avec une sorte d’ironie poignante.
Lorsque Marius eut de nouveau contemplé le patient, il lui prit des doutes, il se sentit soulagé. Cet homme paraissait deux fois plus 123
gros que son frère. Puis il connaissait Philippe, il savait qu’il n’aurait pas tenu la tête ainsi baissée et qu’il se serait fait un devoir de rendre à la foule mépris pour mépris. Cependant Marius avait toujours de vagues craintes; cette tête baissée l’inquiétait; il aurait voulu distinguer nettement les traits du condamné.
Autour du jeune homme, la foule continuait à jeter des paroles brèves, des exclamations, des mots de colère ou d’ironie.
– Eh! lève donc la tête, coquin, criait-on, montre nous ta face de scélérat…
– Oh! il ne la lèvera pas, il se moque de nous, j’ai cru le voir sourire tout à l’heure…
– Enfin, le voilà réduit à l’impuissance. Il a les mains attachées, il ne pourra plus voler…
– Vous croyez cela, vous… Il a failli voler sa grâce…
– Oui, oui, certaines gens, des gens riches, des gens pieux, ont cherché à lui éviter l’humiliation du poteau…
– Un pauvre diable n’aurait pas rencontré de pareilles sympathies…
– Mais le roi a tenu bon; il a dit que le châtiment devait être le même pour les scélérats de toutes les classes…
– Oh! le roi est un brave homme…
– Eh! Douglas, coquin, cafard, voleur, 124
hypocrite, tu ne feras plus tes farces, mon ami, tu n’iras plus dans les églises prier le bon Dieu de protéger tes escroqueries…
Marius respira. Les cris qu’il entendait autour de lui, lui apprenaient enfin quel était le patient. Alors il reconnut Douglas, il vit distinctement la face pâle et grasse de l’ancien notaire. Mais, tout au fond de lui, il songeait à son frère, il se disait que lui aussi aurait peut être à subir les ricanements et les huées de la foule.
La multitude grondait toujours.
– Il a ruiné plus de cinquante familles, le bagne est une peine trop douce pour lui…
– Marseille devrait se faire justice en le déchirant…
– Oui, oui, c’est cela, nous l’enlèverons et nous le tuerons, lorsqu’il va passer.
– Voyez donc comme il semble à son aise, là haut…
– Il ne souffre pas assez, on aurait dû le pendre par les pieds…
– Ah! voilà le bourreau qui va le délier… Courons vite.
En effet, Douglas descendait de la plate-forme. Il monta dans une petite charrette découverte, attelée d’un seul cheval, qui devait le reconduire à la prison. À ce moment, un grand mouvement eut lieu dans la foule. Tout le peuple se précipita, pour huer, tuer 125
peut être le misérable. Mais les soldats entouraient la charrette et les gendarmes à cheval galopaient, écartant les émeutiers.
Marius regarda une dernière fois le condamné avec une pitié profonde. Cet homme, certes, était un grand coupable, mais le calvaire de honte qu’il montait, faisait de lui plutôt un objet de commisération que de colère.
Le jeune homme était resté adossé à une boutique. Comme il regardait la charrette s’éloigner, il entendit deux ouvriers qui passaient en disant:
– Nous reviendros le mois prochain… Tu sais, on doit exposer ce garçon qui a enlevé une fille… Ce sera bien plus amusant,
– Ah! oui, Philippe Cayol… Je l’ai connu; c’est un grand gaillard… Il faudra savoir le jour exact pour ne pas manquer ce spectacle… Il y aura du tapage.
Les ouvriers s’éloignèrent. Marius resta pâle et brisé. Ces hommes avaient raison: dans un mois ce serait le tour de son frère. Et il se disait que le hasard venait de le faire assister à toutes les hontes que Philippe aurait à subir. Il savait maintenant quelles souffrances l’attendaient; il mettait l’amant de Blanche à la place de Douglas et il s’imaginait l’horrible scène qui aurait lieu. Une angoisse terrible le tint longtemps les yeux 126
fermés, les oreilles pleines de bourdonnements: il voyait Philippe sur la plate-forme, il entendait la foule rire et l’insulter.
127
XI
OÙ MARIUS PERD LA TÊTE
Comme Marius était appuyé contre la devanture de la boutique, les yeux à terre, douloureusement ému par le spectacle auquel il venait d’assister, il sentit une main se poser sur son épaule avec une brusquerie amicale.
Il leva la tête et vit devant lui le maître-portefaix Sauvaire.
– Eh! mon jeune ami, que diable faites-vous là, s’écria ce dernier avec un gros rire… On dirait qu’on va vous attacher à ce poteau.
Et il désignait la plate-forme. Sauvaire 128
était galamment habillé; il portait un pantalon et un paletot de drap fin, et son gilet, négligemment boutonné, laissait passer des bouts de chemise blanche. La lourde chaine et les breloques massives de sa montre s’étalaient avec complaisance. Comme il était à peine dix heures, le maître-portefaix se promenait en pantoufles, son feutre souple sur l’oreille et sa belle pipe d’écume de mer entre les dents. On sentait que le trottoir de la Cannebière lui appartenait; il était là comme chez lui, tenant le plus de place possible, regardant les passants d’un air familier et protecteur. Les deux mains dans ses poches, élargissant son pantalon, les jambes écartées, il examinait Marius avec des regards de supériorité pleins de condescendance.
– Vous paraissez triste et malade, continua-t-il. Faites donc comme moi: Portez-vous bien, mangez et buvez bien, menez une joyeuse vie. Ah! moi, je ne sais pas ce que c’est que le chagrin. Je suis fort, j’ai un bon estomac, je puis dépenser cent francs quand cela me plaît… Je sais qu’il faut être riche pour faire comme moi. Tout le monde n’est pas riche…
Il regardait Marius d’un air de pitié; il le trouvait si chétif, si pâle, qu’il éprouvait une joie bête à se sentir gras et rouge à côté de 129
lui. Dans ce moment là, il aurait volontiers prêté mille francs au jeune homme.
Marius n’écoutait pas son bavardage. Il lui avait serré la main d’une façon distraite, et était retombé dans ses pensées noires. Il songeait avec désespoir que depuis trois mois il avait lutté vainement et que sa tâche n’était même pas commencée. Le poteau qui se dressait devant lui attendait Philippe, et il lui semblait que ses pieds étaient cloués sur le trottoir et qu’il ne pouvait plus courir au secours de son frère. En ce moment, il se serait vendu pour avoir quelques milliers de francs, il aurait commis une lâcheté.
Sauvaire, ne recevant pas de réponse, continuait à bavarder. Il aimait à entendre le son de sa voix.
– Que diable, disait-il, un jeune homme doit s’amuser. Eh! pauvre vous, vous ne vous amusez pas assez, vous travaillez trop, mon jeune ami… Ah! il faut beaucoup d’argent; les plaisirs, c’est très-cher. Moi, il y a des semaines où je dépense des centaines de francs… Vous ne pouvez pas vous amuser autant que moi, c’est impossible, je le sais; mais vous pourriez cependant rire un peu, vous avez bien quelques sous, n’est-ce pas?… Tenez, voulez-vous que je vous mène quelque fois, le soir, dans des endroits où vous ne vous ennuierez pas?
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Le maître-portefaix crut se montrer très généreux en faisant cette proposition à Marius. Il attendit un moment les remercîments du jeune homme. Puis, comme le pauvre garçon gardait toujours un silence désespéré, il lui prit le bras avec autorité et l’entraîna sur le trottoir.
– Je me charge de vous, s’écria-t-il, je vais vous lancer de la belle façon. Je veux que dans huit jours vous soyez presque aussi gai que moi… Je mange dans les meilleurs restaurants, j’ai pour maîtresses les plus jolies femmes de Marseille. Vous voyez, je me promène tout le jour… Voilà une belle vie…
Il s’arrêta et se planta brusquement devant Marius, en se croisant les bras. Il reprit:
– Savez-vous à quelle heure je me suis couché?… À trois heures du matin. Et savez-vous où j’ai passé la nuit?… Au cercle Corneille, où l’on jouait un jeu d’enfer. Imaginez-vous qu’il y avait là deux créatures ravissantes, des femmes qui avaient des robes de velours, avec des bijoux, avec des dentelles, avec des choses si chères qu’on n’oserait pas les toucher du bout des doigts… Clairon, une petite brune, a gagné plus de cinq mille francs.
Marius leva vivement la tête.
– 131
Ah! dit-il d’une voix étrange, on peut gagner cinq mille francs dans une nuit.
Sauvaire éclata de rire.
– Bon Dieu! que vous êtes naïf, dit-il; j’ai vu gagner des sommes plus fortes. Il y a des gens qui ont de la chance… L’année dernière, j’ai connu un jeune homme qui a gagné seize mille francs en deux nuits… Il entre au cercle avec moi, il n’avait pas un sou sur lui. Je lui prête cinq francs, et, le lendemain, dans la nuit, il possédait seize beaux mille francs… Nous avons mangé cela ensemble. Seigneur! me suis-je amusé pendant un mois!
Des lueurs rouges passaient sur le visage de Marius. Il se sentait envahi par un frisson chaud qui montait et lui brûlait la poitrine. Jamais il n’avait éprouvé une émotion si poignante.
– Il faut faire partie d’un cercle, pour jouer? demanda-t-il.
Le maître-portefaix sourit et cligna les yeux d’un air d’intelligence, en haussant les épaules.
– Je croyais, reprit Marius, que les étrangers ne pouvaient être introduits dans un cercle, et que les membres seuls, ayant payé une cotisation, avaient le droit d’y jouer.
– Oui, oui, vous avez raison, répondit Sauvaire en riant, les membres seuls ont le 132
droit de jouer… Seulement ceux qui n’en ont pas le droit, les étrangers, sont souvent en plus grand nombre autour du tapis vert et jouent plus gros jeu que les membres… Comprenez-vous?
Ce fut Marius qui reprit le bras de Sauvaire. Ils firent quelques pas en silence, puis le jeune homme demanda à son compagnon d’une voix sèche et comme étranglée:
– Pouvez-vous me conduire ce soir au cercle Corneille?
– Bravo! s’écria le maître-portefaix. Nous allons rire. Allons, je vois que vous commencez à comprendre la vie. Voyez-vous, le vin, le jeu, les belles, je ne sors pas de là, moi. Quand je vous ai vu si pâle, je me suis dit: Voilà un gaillard qu’il faut lancer. Tâchez de gagner de l’argent, prenez vite une maîtresse, et vous engraisserez, que diable!… Certes, je vous ménerai ce soir au cercle Corneille et je vous ferai connaître Clairon.
Marius eut un mouvement d’impatience. Il se souciait bien de Clairon. Une idée fixe battait dans sa tête. Puisqu’on pouvait gagner seize mille francs au jeu, en deux nuits, il voulait tenter la fortune et demander au hasard la rançon de Philippe. Et il se disait que le ciel le protégerait, qu’il sortirait du cercle les mains pleines d’or.
Il s’était fait comme un détraquement dans 133
son intelligence droite et généreuse. Sous les coups répétés du malheur, l’esprit de justice et de sagesse qui était en lui, venait de se voiler. Tout l’accablait. L’abbé Chastanier en lui apprenant les nouvelles démarches de M. de Cazalis, lui avait porté le premier coup. Puis, l’exposition de Douglas, ce spectacle terrible et cruel d’infâmie, avait achevé de le troubler, de le rendre fou, en étalant sous ses yeux le châtiment ignoble réservé à son frère. À cette heure, il perdait la tête; réduit à l’impuissance, ne sachant à quelle porte frapper, dans ses angoisses suprêmes, il songeait au jeu comme à un moyen providentiel qui devait le tirer d’embarras où le replonger plus profondément dans le néant de son désespoir.
D’ailleurs, il agissait dans la fièvre, ne sachant plus ce qu’il faisait, obéissant aux instincts de la bête. Il regarda Sauvaire, en se demandant si c’était le ciel ou l’enfer qui venait de mettre cet homme sous ses pas, au moment où la pensée des démarches du député et du supplice de Philippe le torturait. Dans cet instant, il aurait tout accepté, il aurait combattu la mauvaise chance avec des armes criminelles. Il y a ainsi des heures de tentation où les plus belles âmes succombent; le dévouement devient aveugle parfois et pousse aux actions basses. Marius sentait bien 134
qu’il se salissait la pensée et le cœur en allant dans un tripot; mais la folie était entrée en lui, son impuissance l’irritait, il voulait en finir d’un seul coup et il jetait un défi à la fortune.
– Eh bien, c’est entendu, reprit Sauvaire en le quittant; où vous trouverai-je, ce soir?
– Je serai ici, sur la Cannebière, à dix heures, répondit Marius.
Il quitta le maitre-portefaix et se rendit à son bureau. Jamais il ne s’était trouvé dans un pareil état d’exaltation. Il passa une journée terrible, secoué par la fièvre, la tête brûlante, les yeux vagues, pensant avec des désirs âpres, à la nuit qu’il allait passer. Il rêvait tout éveillé, voyant l’or s’amonceler devant lui, croyant déjà être riche et s’imaginant que son frère était libre.
Le soir, il alla chez Fine, comme à l’ordinaire, vers huit heures. La jeune fille sentit que ses mains brûlaient.
– Qu’avez-vous donc? lui demanda-t-elle avec inquiétude.
Il balbutia, il se sauva en disant:
– Ne me questionnez pas… Philippe sera libre et nous vivrons tous heureux.
Il passa chez lui, prit cent francs qu’il avait économisés sou à sou, et alla retrouver Sauvaire. À dix heures, ils entraient tous deux au cercle Corneille.
135
XII
LES TRIPOTS MARSEILLAIS
Avant de raconter le nouvel épisode de ce drame, avant de montrer Marius dans toutes les angoisses du jeu, il est nécessaire d’expliquer les causes qui ont multiplié les tripots dans Marseille. Celui qui écrit ces lignes voudrait pouvoir étaler, dans toute sa nudité hideuse, la plaie dévorante qui ronge une des villes les plus riches et les plus vivantes de la France. On lui pardonnera la courte digression qu’il va se permettre, en songeant à l’utilité du but qu’il se propose.
On a remarqué que la passion du jeu déso136
lait surtout les grands centres de commerce. Lorsqu’une population entière est livrée à une spéculation effrénée, lorsque toutes les classes d’une ville trafiquent du matin au soir, il est presque impossible que ce peuple de commerçants ne se jette pas dans les émotions poignantes du jeu. Le jeu devient alors une spéculation qui s’ajoute aux autres; on trafique sur le hasard, on continue la nuit la besogne du jour; pendant le jour, on a tâché d’augmenter sa fortune en vendant des marchandises quelconques, et, pendant la nuit, on tâche d’augmenter le gain du jour en le hasardant sur le tapis vert. S’il est vrai que le commerce est souvent un jeu de hasard, les commerçants peuvent croire qu’ils ne changent pas de milieu en passant de leur comptoir dans le tripot voisin.
D’ailleurs, la fièvre commerciale est contagieuse. À Marseille, en face de certaines grandes fortunes gagnées en quelques années par des négociants, il n’est pas un jeune homme qui ne rêve une pareille aubaine. Tout le monde veut entrer dans le négoce, la ville entière est une énorme banque où l’on ne vit que pour battre monnaie. Allez sur le port, allez dans tous les endroits où va la foule: vous n’entendrez parler que d’argent, vous vous croirez dans un immense bureau où toutes les conversations sont hérissées de 137
chiffres. La grande affaire est, lorsqu’on a dix francs dans sa poche, d’en gagner vingt, trente, quarante. Ceux qui ont de gros capitaux jouent à la Bourse, achètent et revendent des marchandises. Mais les pauvres, ceux qui ne possèdent que quelques francs, s’adressent au jeu; n’ayant pas le moyen de tenter de vastes entreprises, ils contentent leur besoin de spéculation en spéculant sur le hasard; c’est là un moyen de faire fortune ou de se ruiner, à la portée de tout le monde, moyen facile et prompt, négoce étrange, plein d’émotions cuisantes. Le joueur est un spéculateur qui vit dans une nuit toute une existence haletante, qui éprouve les anxiétés, les espérances et les désespoirs d’un négociant. Dans une ville comme Marseille, où l’argent règne, en souverain maître, où la population est secouée par une terrible fièvre commerciale, le jeu devient une nécessité, une sorte de banque ouverte à tous, dans laquelle chacun, le pauvre et le riche, vient risquer ses gros sous ou ses pièces d’or.
Ajoutez à cela que les riches, ceux qui remuent l’argent à la pelle, ceux qui gagnent en une journée des sommes énormes, ne tiennent guère à cet or qu’ils entassent si facilement. Un ouvrier regarde avec dévotion la pièce de cinq francs qu’on lui remet le soir; il a sué sang et eau pour gagner cette pièce, 138
elle représente pour lui un labeur accablant, de longues heures de fatigue; il faut qu’il vive avec cet argent, et, pour toutes ces raisons, il le considère avec respect et ne le jette pas par la fenêtre. Mais un négociant, un agioteur qui, tout en restant assis dans son bureau, se trouve avoir gagné le soir plusieurs centaines de francs, ne craint pas de laisser tomber quelques pièces de vingt francs en mettant son gain dans sa poche. Il sait que le lendemain il en gagnera sans doute autant; il est encore jeune et il veut jouir de la vie; il est demeuré enfermé pendant plusieurs heures, il a besoin de plaisirs bruyants, le soir, d’émotions fortes. Alors, il jette son argent dans les restaurants, dans les cafés, sur les tapis verts; il dépense cet argent aussi facilement qu’il l’a gagné.
Une ville commerciale est presque forcément joueuse et débauchée. Dans ce grand ruissellement des fortunes, dans ce souffle brûlant de négoce qui pénètre au fond de toutes les maisons, il y a des heures de folie, des besoins impérieux de jouissance. Par moments, ce peuple est aveuglé par l’éclat de l’or; il se rue dans la débauche comme il s’était rué dans les affaires. Et la fièvre secoue la ville d’un bout à l’autre; les petits et les grands, les riches et les pauvres sont agités du même frisson, du même besoin de perdre ou 139
de gagner de l’or, jusqu’à la ruine ou jusqu’au million.
On comprend l’existence, j’allais dire la nécessité des tripots dans Marseille. Dernièrement, on comptait plus de cent tripots, et le nombre augmente tous les jours. La police est vaincue par la rage des joueurs. Lorsqu’on découvre et qu’on ferme une maison de jeu, il s’en ouvre deux autres à côté. Pour couper le mal dans sa racine, il faudrait apaiser la fièvre qui agite toute la population. D’ailleurs, à mon sens, le mal est irrémédiable; on peut tuer l’homme, mais on ne tue pas ses passions.
La police a une action directe sur les tripots; elle ferme tous ceux qu’elle peut découvrir. Mais son action devient difficile à exercer dans les cercles qui parfois se changent en de véritables maisons de jeu. Les joueurs sont inventifs, pour contenter leur passion; ils tâchent de mettre la loi de leur côté. Ici, entendons-nous, dans ce que je vais dire, je n’ai nullement la pensée d’attaquer certains cercles honorables de Marseille; je veux seulement me faire l’historiographe de ces cercles honteux, fréquentés par des escrocs et que le sang d’un suicide a parfois souillés affreusement.
Voici comment un cercle se fonde: quelques personnes demandent l’autorisation de 140
se réunir le soir dans un local désigné, pour causer entre elles, pour boire et même jouer à des jeux permis; chaque membre doit verser une cotisation, et il est défendu d’introduire des étrangers, c’est-à-dire de tenir une table de jeu ouverte à tout venant. Et maintenant, voici ce qu’il arrive: au bout de quelques mois, on ne cause plus, on ne boit plus, on passe des nuits entières devant le tapis vert; les mises qui étaient d’abord très faibles, ont monté peu à peu, et il est aisé de se ruiner en quelques nuits; la discipline s’est relâchée, entre qui veut; il y a plus d’étrangers dans le cercle que de membres, les femmes elles-mêmes sont admises, les filous se présentent bientôt pour dépouiller les joueurs novices, et cela dure jusqu’au moment où la police fait une descente et ferme le cercle. Deux mois plus tard, le cercle se rouvre plus loin, la farce recommence et a le même dénouement.
C’est là une des plaies vives de Marseille, plaie dévorante qui s’étend chaque jour. Les cercles tendent à devenir des tripots, des gouffres où s’engloutissent la fortune et l’honneur des imprudents qui s’y hasardent. Et une fois qu’on a goûté aux joies cuisantes du jeu, tous les autres plaisirs paraissent fades; on y brûle jusqu’à la dernière goutte de son sang, on y perd jusqu’au dernier sou de sa 141
bourse. Il ne se passe pas de semaine sans qu’il n’y ait un nouveau sinistre, sans qu’une nouvelle plainte ne soit adressée au parquet. Toute ls ville souffre des angoisses du jeu, et toute la ville se précipite dans les tripots.
Ce sont des négociants qui se ruinent autour du tapis vert; ils viennent là compromettre les intérêts de leurs clients, ils dévorent d’abord leur gain, ils entament ensuite les capitaux qu’on a confiés à leur probité commerciale; puis, ils sont obligés de se mettre en faillite, et ils entraînent dans leur ruine ceux qui ont eu foi en leur honnêteté.
Ce sont de petits employés qui ont des appétits de luxe et de débauche et que la modicité de leurs appointements empêche de contenter leurs passions; ils voient autour d’eux les gens riches se vautrer dans les jouissances, avoir des maîtresses, s’étaler dans des voitures, épuiser les joies bruyantes de la vie; une atroce jalousie les prend à la gorge, ils ont l’âpre désir de mener une pareille existence de fêtes et de plaisirs; alors, pour se procurer de l’argent, ils jouent, ils jouent d’abord leurs appointements, puis, quand la chance leur est contraire, ils volent leurs patrons, ils entrent dans le crime et en sortent perdus et infâmes.
Ce sont encore des jeunes gens, de pauvres garçons naïfs, tout frais sortis du collège, que 142
dépouillent d’habiles fripons, et qui plongent leur famille dans le désespoir; s’ils gagnent, ils se jettent dans le vice, ils se traînent dans la débauche; s’ils perdent, ils font des dettes, ils souscrivent des billets à des usuriers, et ils gaspillent à l’avance la fortune qu’ils auraient possédée plus tard.
On racontait dernièrement une histoire caractéristique. Un employé, qui avait reçu de son patron quelques milliers de francs pour aller payer à la douane le droit d’entrée de certaines marchandises, se rendit le soir dans un cercle et perdit au baccarat l’argent qui lui avait été confié. Ce fut la folie d’un instant; l’employé était un honnête garçon qui avait eu un accès de fièvre. Le patron menaça de porter plainte. À cette nouvelle, les membres du cercle s’assemblèrent et décidèrent qu’ils rembourseraient eux-mêmes au patron la somme détournée par le commis. Lorsqu’ils eurent payé, le commis signa un billet à l’ordre du caissier du cercle, et le caissier n’a jamais poursuivi le paiement de ce billet que le pauvre employé n’a pas pu payer.
Cette bienveillance des joueurs n’est-elle pas un aveu? Ils ont compris qu’ils étaient tous coupables solidairement du détournement commis, et ils ont étouffé l’affaire pour que la justice ne vînt pas les accuser et les dé143
ranger dans l’assouvissement de leur passion.
C’est dans ce monde frappé de folie, au milieu de ces joueurs fiévreux et lâchement emportés par leurs instincts, que Sauvaire introduisit Marius.
144
XIII
OÙ MARIUS GAGNE DIX MILLE FRANCS
Le cercle Corneille était un de ces espèces de tripots autorisés, dont il a été question dans le précédent chapitre. En principe, il devait être uniquement composé de membres, admis à la majorité des voix et payant une cotisation de 25 francs. Mais, en réalité, tout le monde pouvait y entrer et y jouer. Pour sauve garder les apparences, dans les commencements, on se contentait d’afficher sur une glace les noms des nouveaux venus; ou bien on exigeait des étrangers une carte d’introduction fournie par un des membres. 145
Bientôt, on n’avait plus demandé de carte, on ne s’était plus donné la peine d’afficher les noms. Entrait qui voulait.
Certes, le maître portefaix était un honnête homme; il était incapable de commettre une action basse. Mais l’habitude des plaisirs lui avait fait contracter d’étranges amitiés. Il disait naïvement qu’il aimait mieux vivre avec les fripons qu’avec les honnêtes gens; ces derniers l’ennuyaient, et les fripons le faisaient rire; il cherchait d’instinct les mauvaises sociétés où il pouvait se débrailler à son aise et s’amuser comme il l’entendait, c’est-à-dire en faisant un tapage de tous les diables. D’ailleurs, sous son air bonhomme, il cachait une ruse et une prudence rares; jamais il ne se compromettait, jouant peu, s’éloignant dès qu’il courait un danger quelconque. Il n’ignorait pas l’indignité de la plupart des habitués du cercle Corneille; il y allait parce qu’il trouvait là des femmes faciles et qu’il pouvait y contenter ses appétits de parvenu.
Sauvaire et Marius montèrent un escalier étroit et arrivèrent, au premier étage, dans une vaste salle où étaient rangées une vingtaine de petites tables de marbre; contre les murs, se trouvaient des divans en velours rouge, et, au milieu, traînaient des chaises de paille; on eut dit une salle de café. Au fond, était 146
une grande table, recouverte de drap vert et sur laquelle des bandes de soutache rouge dessinaient deux carrés; au centre, il y avait une corbeille pour recevoir les cartes dont on s’était servi. C’était la table de jeu. Des siéges entouraient cette table.
Marius, en entrant, jeta un regard effaré dans la salle. Il suffoquait, comme un homme qui vient de tomber à l’eau et que les vagues étouffent. On aurait dit qu’il entrait dans un antre, dans une caverne où des bêtes féroces allaient le dévorer. Son cœur battait à grands coups, ses tempes se couvraient de sueur. Une sorte de timidité, mêlée de répugnance, le tenait immobile, gauche, l’air embarrassé.
Il n’y avait presque personne dans la salle. Quelques hommes buvaient. Deux femmes causaient vivement et à voix basse dans un coin. La table de jeu restait noire et déserte au fond, le long du mur, car on n’avait pas encore allumé les becs de gaz qui descendaient au milieu du tapis vert. Peu à peu, Marius reprit son assurance; mais la fièvre battait toujours dans ses veines.
– Que voulez-vous prendre? lui demanda Sauvaire.
– Je ne sais pas, répondit machinalement le jeune homme qui regardait la table de jeu avec une curiosité effrayée.
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Le maître portefaix fit servir de la bière; il s’étendit de tout son long sur un divan et alluma un cigare.
– Ah! voilà Clairon et son amie Isnarde, s’écria-t-il tout à coup en apercevant les deux filles qui causaient dans un coin… Voyez donc quels amours de femmes. Hein! qu’en dites-vous? Il vous faudrait des petites comme cela pour vous consoler de vos chagrins.
Marius regarda les filles. Clairon portait une vieille robe de velours noir, tâchée et éraillée; elle était petite, brune, fanée; son visage pâle et souillé de plaques jaunes avait un air de lassitude qui faisait peine à voir. Isnarde, grande, sèche, paraissait plus vieille et plus usée encore; son corps maigre semblait vouloir percer par endroits sa robe de soie déteinte. Marius ne s’expliqua pas l’admiration passionnée de Sauvaire pour ces misérables créatures. Il détourna la tête et fit un geste de dégoût; le frais visage de Fine venait de lui apparaître, et il était honteux de se trouver dans un pareil endroit. La pensée du salut de son frère seule le soutenait.
Les deux filles auxquelles les éclats de voix de Sauvaire avaient fait tourner la tête, se mirent à rire.
– Oh! ce sont des luronnes, murmura le maître-portefaix, on ne s’ennuie pas avec el148
les… Si vous voulez, nous les emmènerons, ce soir?
– Est-ce qu’on ne va pas jouer? demanda Marius d’une voix brusque, en interrompant son compagnon.
– Bon Dieu! comme vous êtes pressé! reprit Sauvaire qui s’étalait davantage pour attirer l’attention des filles… Parbleu oui, on va jouer, on jouera jusqu’à demain matin, si vous le voulez… Que diable! vous avez bien le temps… Voyez donc comme Clairon et Isnarde me regardent…
Peu à peu, les habitués arrivaient. Un garçon alluma le gaz, et plusieurs joueurs allèrent s’asseoir autour de la table de jeu. Les deux filles se mirent à tourner dans la salle, en adressant des sourires aux hommes qu’elles connaissaient; elles finirent par s’asseoir près du banquier qui tenait les cartes, espérant, sans doute, glaner quelques pièces de vingt francs. Sauvaire consentit alors à se rapprocher des joueurs.
Marius se tint un instant debout, étudiant le jeu. Il se pencha vers son compagnon et lui dit:
– Veuillez m’expliquer comment il faut s’y prendre.
Le maître portefaix s’égaya beaucoup de la naïveté du jeune homme.
– Mais, mon bon, lui répondit-il, rien 149
n’est plus facile. D’où sortez-vous donc? Tout le monde connaît le baccarat… Tenez, asseyez-vous là… Mettez votre mise sur ce tableau ou sur l’autre, dans un de ces carrés entourés d’une bande rouge… Vous voyez, le banquier se sert de deux jeux de couleurs différentes et de cinquante-deux cartes chacun; il donne deux cartes à chaque tableau, et s’en donne deux à lui-même… Les dix et les figures ne comptent pas; le plus haut point est neuf, et il faut tâcher d’approcher le plus près possible de ce point… Si vous avez plus que le banquier, vous gagnez; si vous avez moins que lui, vous perdez… Voilà tout.
– Mais, dit Marius, je vois certains joueurs demander une carte.
– Oui, ajouta Sauvaire, on a la faculté d’échanger une carte pour arranger son jeu… Souvent on le dérange… Je vous conseille de toujours vous tenir à six; c’est un joli point.
Marius s’assit devant la table.
– Vous ne jouez pas? demanda-t-il encore à Sauvaire.
– Ma foi non, répondit le maître portefaix, j’aime mieux rire avec Clairon.
Et il alla rôder autour de la petite brune. La vérité était qu’il ne se souciait pas de risquer son argent. Il trouvait le jeu trop dévorant. Pour lui, les émotions du gain et de la 150
perte étaient trop rapides; il aimait les joies solides et durables.
Le banquier battait les cartes.
– Faites votre jeu, Messieurs, dit-il.
Marius posa, en frissonnant, cinquante francs sur le tapis. Il avait décidé qu’il jouerait ses cent francs en deux coups.
Des lueurs rouges passaient devant ses yeux; il entendait en lui une sorte de grondement qui l’étourdissait; ses oreilles tintaient et sa vue devenait trouble. Ses sensations étaient si violentes qu’elles lui déchiraient la chair.
– Rien ne va plus, dit le banquier.
Et il donna les cartes. C’était à Marius à les relever. Il les prit et les regarda d’un air hébêté. Il avait cinq. Il demanda des cartes et n’eut plus que quatre. On abattit les jeux. Le banquier avait trois. Un murmure d’étonnement courut autour de la table. Marius avait gagné.
À partir de ce moment, le jeune homme ne s’appartint plus. Il vécut comme dans un rêve. Pendant plus de cinq heures, il resta là, abattu, écrasé, endormi par la monotonie du jeu, gagnant toujours, ne perdant que pour gagner plus encore. Il jouait avec une audace qui faisait trembler les joueurs, et il gagnait contre toutes les probabilités, il mettait à sec les banquiers qui se succédaient.
151
Il avait à côté de lui un homme âgé qui le regardait d’un air stupéfait et envieux. Cet homme finit par se pencher vers lui et par lui demander à voix basse:
– Monsieur, seriez-vous assez bon pour me dire quelle est votre mascotte?
Marius n’entendit pas. Une mascotte, dans l’argot des joueurs provençaux, est une sorte de talisman qui protége contre la mauvaise chance celui qui le possède. Tous les joueurs sont plus ou moins superstitieux. Chacun d’eux invente une petite divinité protectrice, un moyen de fixer la fortune.
Le vieux monsieur parut blessé du silence de Marius.
– Je ne crois pas avoir été indiscret, reprit-il; j’aurais été curieux de savoir ce qui peut vous donner une pareille veine… Moi, je ne me cache pas; voici ma mascotte…
Il se découvrit et montra dans le fond de son chapeau une image de la Vierge. Si Marius avait eu son sang-froid il aurait souri ou se serait indigné peut-être. Mais il était tout énervé par plusieurs heures de jeu, il fit un geste d’impatience et continua à empiler l’or devant lui, sans prononcer une seule parole.
Sauvaire, émerveillé de la chance de son compagnon, était venu se placer derrière sa chaise. Il aimait mieux voir jouer que de jouer 152
lui-même. La vue de grosses sommes d’argent étalées sur une table de jeu le réjouissait, lorsqu’il ne courait pas le risque de perdre. Clairon et Isnarde l’avaient suivi et s’appuyaient familièrement sur le dossier du siége de Marius. Elles se penchaient vers le jeune homme, elles lui souriaient et le caressaient du regard. Pareilles à des oiseaux de proie, elles étaient accourues à l’odeur de l’or.
Cinq heures sonnèrent. Un jour blafard entrait par les croisées. Les joueurs s’en étaient allés un à un. Marius finit par se trouver seul. Il avait dix mille francs de gain devant lui.
Le jeune homme serait resté devant la table de jeu jusqu’au soir, jusqu’au lendemain, sans en avoir conscience, sans se plaindre de la fatigue qui l’accablait. Pendant plus de cinq heures, il avait joué machinalement, n’ayant qu’une idée dans la tête, celle de gagner, de gagner toujours. Il aurait voulu en finir d’un seul coup, gagner en une nuit la somme qui lui était nécessaire, et ne plus remettre les pieds dans le tripot.
Lorsqu’il se trouva seul devant la table, abruti, aveuglé, le corps brisé par l’émotion et la lassitude, il fut désespéré, il chercha quelqu’un du regard pour jouer encore. Il venait de compter la somme qu’il avait gagnée, et il savait qu’elle montait à dix mille 153
francs seulement. Il lui fallait cinq autres mille francs. Il aurait donné tout au monde pour que le jour ne fut pas venu. Peut-être alors aurait-il eu le temps de compléter la rançon de Philippe. Et il était là, regardant ses pièces d’or, les mettant lentement dans sa poche, pliant un à un les billets de banque, cherchant dans la salle un joueur attardé.
Il y avait, à une petite table, près de lui, un homme qui avait regardé jouer toute la nuit sans jouer lui-même. Quand il avait vu que Marius gagnait, il s’était rapproché de lui et ne l’avait plus quitté du regard. Il semblait attendre. Il laissa les joueurs s’en aller un à un, couvant Marius des yeux, étudiant la fièvre qui l’agitait, le guettant comme on guette une proie assurée.
Au moment où le jeune homme, contrarié et tout frissonnant, allait se décider à partir, l’inconnu se leva vivement et s’approcha.
– Monsieur, demanda-t-il à Marius, voulez-vous jouer une partie d’écarté avec moi?
Marius allait accepter avec joie, lorsque Sauvaire qui le suivait pas à pas, le saisit par le bras et lui dit à voix basse:
– Ne jouez pas.
Le jeune homme se tourna et questionna du regard le maître-portefaix.
– Ne jouez pas, reprit celui-ci, si vous tenez à garder les dix mille francs que vous 154
avez dans votre poche… Pour l’amour de Dieu, refusez et venez vite… Vous me remercierez ensuite.
Marius avait bien envie de ne pas écouter Sauvaire; mais le maître portefaix le tirait peu à peu vers la porte, et, le voyant hésiter, il se chargea de répondre pour lui:
– Non, non, monsieur Félix, dit-il à l’homme qui offrait de jouer à l’écarté, mon ami est fatigué, il ne peut rester plus longtemps… Au revoir, monsieur Félix.
Monsieur Félix parut fort ennuyé de cette réponse. Il regarda fixement Sauvaire, comme pour lui dire: de quoi diable vous mêlez-vous! Puis il tourna sur ses talons, siffla entre ses dents et murmura:
– Allons, j’ai perdu ma nuit.
Sauvaire n’avait pas lâché Marius. Quand ils furent tous deux dans la rue, le jeune homme demanda d’un ton fâché à son compagnon:
– Pourquoi m’avez-vous empêché de jouer?
– Eh! pauvre innocent, répondit le maître-portefaix, parce que j’ai eu pitié de vous, parce que je n’ai pas voulu que ce cher M. Félix vous gagnât vos dix mille francs.
– Cet homme est donc un fripon?
– Oh! non, il reste dans les strictes lois de l’honnêteté.
– 155
Alors, j’aurais gagné.
– Non, vous auriez perdu… Les calculs de M. Félix sont certains… Voici comment il procède. Il ne joue jamais pendant la nuit. Vers le matin, lorsque les joueurs sont tout secoués par la fièvre, il s’adresse à un d’eux, et le fait asseoir à une table d’écarté. Il ne s’agit plus d’un jeu de hasard, il s’agit d’un jeu où l’on a besoin de toute son intelligence et de tout son sang-froid. M. Félix est calme, prudent, il a la tête fraîche et reposée; son adversaire est fièvreux, aveuglé, il ne voit plus même ses cartes, et en quelques coups il est dépouillé le plus honnêtement du monde.
– Je comprends, je vous remercie.
– M. Félix a déjà gagné une véritable fortune en mettant chaque nuit son système en pratique… D’ailleurs, je vous le répète, il joue en parfait honnête homme… Seulement il s’arrange de façon à ce que ses adversaires jouent toujours en parfaits imbéciles. Et voilà comme quoi les gens habiles réussissent… Si j’étais à sa place, je prendrais un brevet d’invention.
Marius restait silencieux. Les deux hommes s’étaient arrêtés au milieu de la rue déserte, en face de la porte du cercle Corneille. Le temps était gris et pluvieux, des odeurs fades trainaient sur les pavés, et le vent du matin avait une fraîcheur pénétrante. Bou156
tonnés jusqu’au menton, frissonnants tous deux, Marius et Sauvaire se courbaient et chancelaient comme des hommes ivres; leur face pâle, leurs yeux vagues disaient clairement aux rares promeneurs la nuit honteuse qu’ils venaient de passer.
Comme Marius allait s’éloigner, il sentit un bras se glisser sous le sien. Il se tourna et reconnut Isnarde. Clairon venait de prendre le bras de Sauvaire. Les deux femmes n’avaient pas quitté ces hommes qui sentaient l’or; elles les avaient suivis, affamées à la pensée des dix mille francs que Marius portait sur lui, se promettant bien de prendre leur part de cette somme. Le jeune homme leur paraissait être un grand innocent dont elles auraient facilement raison et qu’elles dépouilleraient à leur aise.
Isnarde eut un éclat de rire épais, et dit d’une voix légèrement avinée:
– Est-ce que vous allez déjà vous coucher, messieurs?
Marius retira vivement son bras, avec un dégoût qu’il ne prit pas la peine de cacher.
– Mes amours, répondit Sauvaire, je veux bien vous payer à déjeuner… Hein! promettez-moi d’être bien amusantes… Venez-vous, Marius?
– Non, répondit brusquement le jeune homme.
– 157
Ah! monsieur, ne vient pas, dit alors Clairon d’une voix trainante, ah! c’est ennuyeux… Il nous aurait payé du champagne… Il nous doit bien cela.
Marius fouilla dans ses poches, en tira deux poignées d’or et les jeta presque à la face de Clairon et d’Isnarde. Les femmes empochèrent l’argent sans se fâcher le moins du monde.
– À ce soir, dit Marius à Sauvaire.
– À ce soir, répondit le maître-portefaix.
Il prit une des deux femmes à chacun de ses bras, et s’en alla ainsi en chantant, en riant aux éclats, en faisant un bruit d’enfer dans la rue silencieuse.
Marius le regarda s’éloigner, puis il gagna, en se trainant le long des murs, sa petite chambre paisible de la rue Sainte. Il était six heures du matin. Il se coucha et s’endormit d’un sommeil de plomb. Il ne se réveilla qu’à deux heures.
En ouvrant les yeux, il aperçut sur sa commode l’argent qu’il avait gagné. Les reflets fauves qui couraient sur les pièces d’or l’effrayèrent presque; tout d’un coup, il se rappela avec une netteté étrange la nuit qu’il avait passée, il se souvint des plus minces détails, et une émotion poignante le prit à la gorge. Il eut peur d’être devenu joueur, car sa première pensée, au réveil, avait été qu’il retournerait le soir au tripot et qu’il gagne158
rait encore. À cette pensée, il y avait eu en lui des frissons, des brûlures, toute une volupté cuisante.
Et il se répétait: «Non, ce n’est pas vrai, je ne puis avoir cette horrible passion, je ne puis être devenu joueur du soir au lendemain; je joue pour délivrer Philippe, je ne joue pas pour moi.» Il n’osa s’interroger davantage.
Puis la pensée de Fine lui vint. Alors il se retint pour ne pas éclater en sanglots. Il se dit qu’il avait déjà dix mille francs et qu’il pouvait se dispenser de retourner au tripot; il trouverait aisément cinq mille francs, il ne courrait pas le risque de perdre ce qu’il avait gagné.
Il s’habilla et descendit dans la rue. Sa tête éclatait. Il ne songea pas même à aller à son bureau. Il entra dans un restaurant et ne put manger. Tout tournait devant lui, et, par moments, il étouffait, comme si l’air lui eut manqué tout à coup.
Quand la nuit fut venue, machinalement, pas à pas, il se rendit au cercle Corneille.
159
XIV
COMME QUOI MARIUS EUT DU SANG SUR LES MAINS
En entrant dans la salle, Marius aperçut à une table Sauvaire entre Clairon et Isnarde. Le maître-portefaix n’avait pas quitté les deux filles depuis le matin. Il se leva et vint serrer la main du jeune homme.
– Ah! mon ami, lui dit-il, que vous avez eu tort de ne pas venir avec nous… Nous nous sommes amusés comme des bossus… Ces filles sont d’un drôle!… Elles feraient rire des pierres… Voilà comme j’aime les femmes, moi!
Il entraina Marius à la table où Clairon et 160
Isnarde buvaient de la bière. Le jeune homme s’y assit d’assez mauvaise grâce.
– Monsieur, lui dit Isnarde, voulez-vous que je m’associe avec vous, ce soir.
– Non, répondit-il séchement.
– Il fait bien de refuser, cria Sauvaire d’une voix bruyante. Vous voulez le faire perdre, ma chère… Vous connaissez le proverbe: Heureux en amour, malheureux au jeu.
Et il ajouta à voix basse, en s’adressant à son compagnon:
– Pourquoi ne la prenez-vous pas pour maîtresse?… Vous ne voyez donc pas les regards qu’elle vous lance.
Marius, sans répondre, se leva et alla s’asseoir devant la table de jeu. Une partie s’organisait, et il avait hâte de retrouver les émotions de la veille.
Il voulut suivre la même tactique. Il mit cinquante francs sur le tapis, et les perdit; il mit cinquante autres francs, et les perdit encore.
Les joueurs sont justement fatalistes; ils savent par expérience que le hasard a ses lois comme toutes les choses de ce monde, qu’il travaille parfois toute une nuit à la fortune d’un homme et que souvent, le lendemain, il travaille à sa ruine, avec le même entêtement. Il arrive toujours un moment où la chance 161
tourne, où celui qui a gagné pendant une longue série de coups, perd pendant une nouvelle série toute aussi longue. Marius en était à un de ces moments terribles.
Il perdit à cinq reprises. Sauvaire qui s’était approché et qui suivait son jeu, se pencha vers lui et lui dit rapidement:
– Ne jouez pas ce soir, vous n’êtes pas en veine… Vous allez perdre tout ce que vous avez gagné hier.
Le jeune homme haussa les épaules avec impatience. Sa gorge se séchait et la sueur montait à son front.
– Laissez-moi, répondit-il brusquement, je sais ce que je fais… Je veux tout ou rien.
– À votre aise, reprit le maître-portefaix. Je vous ai averti… J’ai acquis quelque expérience depuis plus de dix ans que je joue et que je vois jouer. Dans quelques heures, mon bon, vous n’aurez plus un sou… C’est toujours comme ça que ça arrive.
Il prit une chaise et s’assit derrière Marius, voulant assister à la réalisation de ses prédictions. Clairon et Isnarde, qui espéraient glaner quelques pièces d’or comme la veille, vinrent également se placer auprès du jeune homme. Elles riaient, elles faisaient les belles, et Sauvaire, par instants, plaisantait bruyamment avec elles. Ces éclats de rire, ces ricanements qu’il entendait derrière lui, 162
exaspéraient Marius. Il fut deux ou trois fois sur le point de se tourner et d’envoyer Sauvaire et les filles au diable. Désespéré de perdre, énervé par les coups étranges et terribles que lui portait le hasard, il sentait monter en lui une colère qu’il aurait voulu soulager sur quelqu’un.
Il avait d’abord joué comme la veille, avec audace et décision, risquant les coups de cinq, comptant sur sa bonne chance. Mais sa bonne chance l’avait abandonné, l’audace ne lui réussissait plus. Il voulut alors procéder en toute prudence; il rusa avec le hasard, il calcula les probabilités, il joua enfin en joueur habile. Il perdit tout aussi souvent. À plusieurs reprises, il eut huit et le banquier eut neuf. La fortune semblait prendre un âpre plaisir à dépouiller celui qu’elle avait comblé de ses faveurs. C’était bel et bien un combat à outrance, et, à chaque lutte nouvelle, à chaque coup de cartes, Marius était vaincu. Au bout d’une heure, il avait déjà perdu quatre mille francs.
Sauvaire chantonnait derrière lui;
– Qu’est-ce que j’avais dit?… Je le savais bien!
Et Clairon et Isnarde, qui voyaient se fondre les pièces d’or sur lesquelles elles comptaient, commençaient à railler le jeune homme 163
et à chercher du regard un joueur plus heureux.
Marius, éperdu, voyant le gouffre ouvert devant lui, se tourna vers Sauvaire et lui dit d’une voix étranglée:
– Vous qui savez jouer, faites-moi jouer.
– Oh! répondit le maître portefaix, vous joueriez comme un ange, que vous perdriez… Le hasard est aveugle, voyez-vous, il va où il veut, jamais on ne le dirige… Vous feriez mieux de vous retirer.
– Non, non, je veux en finir.
– Eh bien! essayons… Jouez la série.
Marius joua la série. Coup sur coup, il perdit cinq cents francs.
– Ah! diable! dit Sauvaire… Jouez l’intermittence alors.
Marius joua l’intermittence. Il perdit encore.
– Je vous ai averti, je vous ai averti, répétait le maître portefaix… Essayez une martingale.
Marius essaya une martingale et ne fut pas plus heureux.
– C’est à devenir fou, s’écria-t-il avec emportement.
– Ne jouez plus, dit Sauvaire.
– Si, je veux jouer, je jouerai jusqu’à la fin.
Le maître portefaix se leva en sifflant entre 164
ses dents. Il ne pouvait comprendre l’entêtement nerveux de son compagnon, lui qui ne hasardait jamais plus de cent francs sur un tapis vert.
– Tenez, reprit-il, le banquier a brûlé la main et se retire… Prenez sa place… Cela fera peut-être tourner la veine.
Marius prit la place du banquier. Il paya deux francs le jeu de cartes qu’on lui remit et glissa un franc dans la cagnotte, selon l’usage du cercle. Il battit les cartes et les présenta ensuite aux joueurs, en leur disant:
– Messieurs, les cartes passent.
Certains joueurs battirent de nouveau les cartes et les rendirent à Marius qui les battit une troisième fois, ainsi qu’il en avait le droit. La partie recommença. Maintenant, le jeune homme pouvait être dépouillé en quelques coups.
Il perdit à deux reprises. Sauvaire se tenait toujours derrière lui. Il finissait par s’intéresser à ce joueur intrépide. Le jeune homme allait de nouveau distribuer les cartes aux joueurs, aux pontes, comme on les appelle, lorsque le maître-portefaix lui arrêta le bras, et, se penchant à son oreille, lui dit à voix basse:
– Prenez garde, on vous vole… Vous distribuez les cartes en jeune naïf.
– Comment cela?
– 165
Oui, vous les relevez en les donnant, de sorte que les pontes qui sont devant vous, les voient passer et savent quel est votre jeu… Tous les nouveaux banquiers se laissent prendre à cette filouterie… Tenez le jeu renversé dans votre main et baissez les cartes en les donnant.
Marius suivit ce sage conseil et s’en trouva bien. Il gagna. En quelques coups il rattrapa une somme assez forte. Puis la chance tourna encore, il perdit. Alors s’établit une sorte d’équilibre entre ses gains et ses pertes. Mais peu à peu cependant il sentait glisser entre ses doigts les dix mille francs.
Il ne négligea rien pour faire tourner la veine. À plusieurs reprises, il s’arrêta et changea de jeu. Une autre fois, il épuisa la main. Il jouait d’une façon brusque et irrégulière pour dévoyer le hasard et le ramener à lui.
Mais toute cette tactique ne lui servait guère. La fortune semblait prendre maintenant un malin plaisir à jouer avec sa proie, à la faire souffrir plus longtemps en ne la tuant pas d’un seul coup. Elle caressait par instants Marius, elle lui faisait gagner une somme importante; puis, tout d’un coup, elle l’égratignait, elle lui enlevait ce qu’elle venait de lui donner, et même davantage.
Sauvaire faisait le guet autour de la table 166
pour que son jeune ami ne fut pas trop volé. Marius avait devant lui un garçon jeune encore qui jouait petit jeu et qui devait cependant gagner déjà une somme assez ronde; chaque fois qu’il gagnait, sa mise se trouvait être de vingt-cinq francs, et chaque fois qu’il perdait, il n’avait devant lui qu’une pièce de cinq francs en argent; il gardait cette pièce de cinq francs, qui était une mascotte, disait-il, et il payait en monnaie.
Le maître-portefaix regardait ce garçon avec méfiance. Il suivit ses gestes, et il s’aperçut qu’il cachait une pièce de vingt francs sous sa pièce de cinq francs en argent; lorsqu’il gagnait, il étalait le tout, il empochait vingt-cinq francs; lorsqu’il perdait, il laissait la pièce d’or cachée sous la grosse pièce d’argent et il ne donnait à Marius que cinq francs. Il paraît qu’il ne se passe pas de nuit sans que cette filouterie adroite n’ait lieu dans un tripot de Marseille.
– Attends, attends, murmura Sauvaire, je vais te pincer, mon bon.
Au coup suivant, Marius gagna. Le filou s’apprêtait à lui donner cinq francs en monnaie, lorsque Sauvaire, allongeant le bras, fit sauter la pièce de cinq francs et découvrit la pièce d’or qu’elle cachait.
– Vous trichez, monsieur, cria-t-il, hors d’ici!
167
Le fripon ne se troubla pas.
– De quoi vous mêlez-vous, répondit-il, insolemment.
Il laissa ses vingt-cinq francs sur la table, se leva, fit quelques tours dans la salle et se retira en toute tranquillité. Les pontes s’étaient contentés de grogner. Marius devint très-pâle. Il en était donc tombé jusque-là, il jouait avec des voleurs.
À partir de ce moment, le jeune homme eut devant les yeux un voile qui lui fit commettre les plus lourdes fautes. Il souffrait cruellement. Au désespoir de perdre se mêlait en lui une angoisse horrible; la voix de la conscience se réveillait, il se jugeait lui-même, il frissonnait de honte en se voyant assis devant un tapis vert. Et toutes ses répugnances lui revinrent, tous ses sentiments d’honneur lui crièrent qu’il avait choisi un mauvais moyen pour sauver son frère et que le ciel le punirait. Il ne joua plus qu’avec un dégoût profond.
Il perdit, et il fut presque heureux de ses pertes. Toute sa fièvre tomba, l’émotion ne le serra plus à la gorge. L’argent le brûlait, lorsqu’il le touchait; il aurait voulu jeter cet argent par la fenêtre, et se retirer, les poches vides. Il lui avait suffi de voir qu’un filou s’était assis à la même table que lui, pour comprendre que sa place n’était pas dans un tripot 168
et que jamais il ne délivrerait Philippe en descendant dans la boue. Le hasard qui le dépouillait, lui paraissait maintenant être une providence.
Bientôt, il n’eut plus que deux ou trois cents francs devant lui.
À son côté, depuis le commencement de la soirée, jouait un jeune homme qui avait suivi toutes les péripéties du jeu avec une anxiété horrible. À mesure qu’il perdait, il devenait plus pâle et plus hagard. Il avait mis devant lui une somme assez importante, et il regardait désespérément chaque pièce d’or qui s’en allait.
Marius l’avait entendu, à plusieurs reprises, prononcer des paroles entrecoupées, et il s’était inquiété de son angoisse. Il sentait vaguement qu’il se passait un drame effroyable dans le cœur de ce garçon.
Un dernier coup acheva de dépouiller son voisin. Le jeune inconnu resta un instant immobile, le visage contracté, comme frappé de la foudre. Puis il se mit la main sur les yeux, tira rapidement un pistolet de sa poche, en introduisit le canon dans sa bouche, et lâcha le coup.
Il y eut un horrible craquement. Le sang jaillit, et de larges gouttes, tièdes et roses, tombèrent sur les mains de Marius.
La détonation du pistolet avait retenti 169
comme un éclat de tonnerre au milieu de la table de jeu. Tous les joueurs se levèrent épouvantés, les yeux fixes et agrandis. Le cadavre était retombé sur la table, les bras repliés, la tête pendante; la balle avait traversé le cou et était sortie à droite, au-dessous de l’oreille; il y avait là un trou rouge, horriblement ouvert, qui laissait échapper un filet de sang. Une mare, rougeâtre et épaisse, se forma sur le tapis vert; dans cette mare, trempaient les cartes abandonnées.
Des paroles effrayées, dites à voix basse, couraient parmi les joueurs.
– Connaissez-vous ce malheureux?
– C’est, je crois, un garçon de recette de la maison Lambert et Cie.
– Sa famille est riche et honorable. Son frère a acheté une étude d’avoué, il n’y a pas six mois.
– Il aura détourné une somme importante et se sera tué, après l’avoir perdue.
– En tous cas, il aurait bien dû se tirer son coup de pistolet ailleurs… Dans une heure, la police sera ici et l’on fermera le cercle.
– Ces gens qui ont la manie de se tuer, sont assommants… On était bien ici, on jouait à l’aise. Maintenant, il faut déménager.
– On est allé prévenir le commissaire de police?
– 170
Oui.
– Je me sauve.
Ce fut une fuite générale. Les joueurs prirent leur chapeau et se glissèrent prudemment dans l’escalier. On les entendit se heurter aux marches, comme des hommes ivres.
Marius était resté assis, à côté du cadavre. Il se trouvait frappé d’immobilité. D’un air stupide et hagard, il regardait le cou rouge du suicidé et les éclaboussures sanglantes qui couvraient ses mains. Les cheveux se dressaient sur sa tête, des lueurs de folie passaient dans ses yeux démesurément ouverts. Il tenait encore le jeu de cartes. Brusquement, il jeta les cartes, il secoua violemment ses mains, comme pour en essuyer le sang qui ruisselait entre ses doigts, et il prit la fuite en poussant un cri rauque.
Il ne ramassa même pas les quelques centaines de francs qui étaient devant lui. La mare épaisse et nauséabonde s’élargissait peu à peu, et, maintenant, les pièces d’or semblaient nager dans un flot sanglant.
Il ne restait plus dans la salle que le cadavre et les deux filles. Sauvaire avait été un des premiers à fuir. Lorsque Clairon et Isnarde se virent seules, elles s’approchèrent doucement de la table. L’or qui luisait dans le sang les attirait.
– Partageons, dit Isnarde.
– 171
Oui, dépêchons-nous, répondit Clairon, il est inutile que la police ramasse cet argent.
Et toutes deux prirent une poignée d’or, traînant leurs mains au milieu de la mare rougeâtre. Les pièces tachées de sang disparurent dans leur poche. Elles s’essuyèrent les doigts avec leur mouchoir, et s’enfuirent à leur tour, haletantes, croyant entendre derrière elles la voix terrible du commissaire de police.
Il était trois heures du matin. Le temps était pluvieux comme la veille. De larges souffles de vent poussaient de grands nuages sombres qui faisaient des taches noires au milieu du ciel gris. Une sorte de brouillard léger et humide flottait dans l’air et tombait en pluie fine et glaciale. Rien n’est plus morne que ces heures matinales dans une grande ville; les rues sont sales, les maisons se découpent en silhouettes sinistres sur les horizons bas et ignobles.
Marius courait comme un fou au milieu des rues silencieuses et désertes. Il glissait sur les pavés gras de fange, il mettait les pieds dans les ruisseaux, il se heurtait aux angles des trottoirs. Et il courait toujours, les bras en avant, secouant ses mains avec une rage furieuse.
Il lui semblait que les éclaboussures de 172
sang tombées sur ses doigts, lui brûlaient la chair. Ces éclaboussures étaient comme des charbons ardents qui le faisaient crier de souffrance. Et cette souffrance devenait physique, tant l’imagination du jeune homme avait été frappée par l’horrible spectacle qui s’était passé sous ses yeux.
Et il courait, chancelant, frissonnant, ayant une idée fixe qui le poussait. Il voulait aller tremper ses mains dans la mer et les laver avec toute l’eau des océans. Là seulement il pourrait apaiser la terrible brûlure qui le dévorait.
Il courait, inquiet et farouche, secouant toujours ses mains, prenant les rues écartées, comme un assassin. Par moment, la folie montait à sa tête; il s’imaginait que c’était lui qui avait tué le suicidé pour lui voler quinze mille francs. Alors, il croyait entendre derrière lui les pas pesants de la force armée, il précipitait sa course, ne sachant où cacher ses mains qui allaient l’accuser.
Il dut traverser le cours Belzunce. Des ouvriers passaient sous les allées, et Marius éprouva une horrible angoisse. Pour éviter de descendre au Port par la Cannebière, il se jeta dans la vieille ville. Là, les rues sont étroites et sombres, personne ne pourrait voir ses mains sanglantes.
Il arriva sur la place aux Œufs. Alors seu173
lement il pensa à Fine. Il manqua de tomber, foudroyé par cette pensée. Il avait oublié son amante. Il songea tout à coup qu’elle était matinale, qu’elle pouvait être déjà sur la place et qu’elle allait le voir couvert de sang comme un lâche assassin. Elle l’interrogerait et il ne pourrait rien répondre. Il ne savait plus, tout se brouillait dans sa tête, il se trouvait perdu au fond d’un cauchemar étouffant. Ses mains le brûlaient, voilà tout, et il courait toujours, il courait pour aller les plonger dans la mer et éteindre les charbons qui s’attachaient à sa chair.
Il descendit des ruelles étroites, des pentes raides, au risque de se casser vingt fois la tête. Il glissa et tomba à deux reprises; il se releva chaque fois d’un bond et repris sa course avec plus d’âpreté.
Enfin, il aperçut les masses noires des vaisseaux qui dormaient dans l’eau épaisse du port. Si sa fuite eût duré quelques minutes de plus, il serait devenu fou. Sa tête éclatait, des bourdonnements, des sons de cloche emplissaient ses oreilles.
Il courut le long du port, sur les dalles blanches et polies, et, comme il ne trouvait pas de barque, il eut un instant la pensée folle de se jeter dans l’eau pour apaiser d’un coup ses souffrances. Les brûlures qu’il croyait ressentir, devenaient intolérables. Il criait et pleurait.
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Il finit par découvrir une petite barque de promenade amarrée au bord du quai. Il sauta dans cette barque, se coucha à plat ventre et plongea fiévreusement ses bras dans l’eau, jusqu’aux épaules. Il laissa alors échapper un profond soupir de soulagement. La fraîcheur de l’eau apaisait sa fièvre, les flots lavaient le sang qui mordait ses mains.
Il resta longtemps ainsi couché, oubliant tout, ne sachant plus pourquoi il était là. Par instants, il sortait ses bras de l’eau, il frottait furieusement ses mains, les regardait et les frottait encore. Il lui semblait toujours apercevoir de larges taches rouges sur sa peau. Puis il replongeait ses bras, agitant l’eau doucement, goûtant une sorte de volupté à sentir le froid le pénétrer et le secouer de frissons.
Au bout d’une heure, il était encore là, songeant qu’il n’y aurait jamais assez d’eau dans la mer pour laver ses mains. Puis, peu à peu, ses idées se calmèrent, sa tête devint lourde. Il lui sembla que son cerveau était vide. Des frissons glacés couraient dans ses membres. Il se leva en grelottant, et, machinalement, pas à pas, gagna la rue Sainte, sans songer à rien. Il ne savait plus d’où il venait ni ce qu’il avait fait. Il se coucha et fut pris d’une fièvre terrible.
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XV
LE PAROISSIEN DE MADEMOISELLE CLAIRE
Marius resta au lit pendant quinze jours, en proie à un violent délire. Il eut une fièvre cérébrale aiguë qui le mit à deux doigts de la mort. Sa jeunesse et les soins touchants qu’il reçut, le sauvèrent.
Un soir, à l’heure du crépuscule, il ouvrit les yeux, la tête libre. Il lui sembla sortir d’une nuit profonde. Il ne sentait pas son corps, tant il était faible; mais la fièvre avait disparu, et sa pensée, vacillante encore, se réveillait.
Les rideaux de son lit étaient tirés. Un jour 176
doux et tiède, passait à travers le linge blanc, et l’entourait d’une lumière attendrie. Des parfums traînaient dans la chambre silencieuse. Marius se souleva. Au léger bruit qu’il fit, il vit glisser une ombre derrière les rideaux.
– Qui est là? demanda-t-il d’une voix affaiblie.
Une main écarta doucement les rideaux, et Fine, en voyant Marius assis sur son séant, s’écria d’un ton joyeux et ému:
– Dieu soit loué! vous êtes sauvé, mon ami.
Et elle se mit à pleurer des larmes douces. Le malade comprit tout. Il tendit ses pauvres mains amaigries à la jeune fille.
– Merci, lui dit-il, je sentais que vous étiez là… Il me semble que j’ai fait un rêve affreux; et, je me souviens maintenant, au milieu de ce rêve, je vous voyais penchée sur moi, comme une mère.
Il laissa aller sa tête sur l’oreiller et reprit d’une voix d’enfant:
– J’ai été bien malade, n’est-ce pas?
– Tout est fini, ne pensons plus à ces vilaines choses, dit gaiement la bouquetière… Où étiez-vous donc allé, mon ami, les manches de votre paletot étaient toutes mouillées.
Marius passa la main sur son front.
– 177
Oh! je me souviens, s’écria-t-il, c’est horrible…
Alors il raconta à Fine les deux terribles nuits qu’il avait passé dans le tripot. Il se confessa à elle et retraça, une à une, ses angoisses et ses souffrances. La jeune fille pleurait.
– C’est une terrible leçon que Dieu m’a donné, dit Marius en terminant. J’avais douté de la Providence et je m’étais adressé au hasard. Un instant, j’ai frissonné, j’ai cru sentir en moi tous les instincts misérables du joueur. Dieu m’a guéri avec un fer rouge.
Il s’arrêta et reprit avec inquiétude:
– Combien de temps suis-je resté malade?
– Environ deux semaines, répondit Fine.
– Oh! mon Dieu! deux semaines perdues… Nous n’avons plus devant nous qu’une vingtaine de jours.
– Eh! ne vous inquiétez pas de cela, guérissez-vous.
– M. Martelly ne m’a pas fait demander?
– Ne vous inquiétez pas, vous dis-je… Je suis allé le voir, tout est arrangé.
Marius parut plus calme. Fine continua.
– Il n’y a plus qu’un parti à prendre. C’est d’emprunter l’argent à M. Martelly. Nous aurions dû commencer par là… Tout 178
ira bien… Maintenant, dormez, ne parlez plus, le médecin l’a défendu.
La convalescence marcha rapidement, grâce aux soins tendres et dévoués de Fine. La jeune fille avait compris que son sourire devait suffire maintenant pour guérir Marius, et, chaque matin, elle apportait son sourire, son haleine fraîche qui emplissait la petite chambre d’un souffle de printemps.
– Ah! que c’est bon d’être malade! répétait souvent le convalescent.
Les deux amoureux passèrent ainsi une semaine douce et attendrie. Leur amour avait grandi au milieu de la souffrance et des craintes de la mort. Un nouveau lien les unissait l’un à l’autre. Désormais, ils s’appartenaient.
Au bout de huit jours d’une intimité gaie et émue, lorsque, par un clair soleil, Marius put descendre et aller faire quelques pas sur le cours Bonaparte, on les prit, lui et Fine, pour deux jeunes époux, au lendemain des fiançailles. Ils s’étaient fiancés dans le dévouement, dans la douleur; maintenant ils marchaient doucement, la bouquetière soutenant le jeune homme encore faible et le regardant avec des regards caressants et charmés. Elle se montrait fière de son œuvre, fière de la guérison de son amant, et Marius la remerciait avec des coups d’œil, avec des 179
sourires pleins d’une reconnaissance passionnée.
Le lendemain, l’employé voulut retourner à son bureau, et Fine dût se fâcher pour qu’il se reposât encore un ou deux jours. Marius avait hâte de voir M. Martelly; il désirait sonder le terrain et savoir s’il pouvait compter sur l’armateur.
– Eh! rien ne presse, disait la bouquetière avec un calme qui étonnait le jeune homme. Nous avons encore une semaine devant nous. Il suffit que nous ayons l’argent au dernier moment.
Deux jours s’écoulèrent, et Marius finit par obtenir de la jeune fille qu’elle le laissât reprendre son emploi. Il fut convenu entre eux que, le lundi suivant, ils partiraient pour Aix. Fine parlait comme si elle avait déjà eu dans la poche la somme nécessaire à la liberté de Philippe.
Marius se rendit à son bureau et fut reçu par M. Martelly avec une tendresse, une bonté de père. L’armateur voulait lui accorder encore une semaine de congé, mais le jeune homme lui assura que le travail achèverait de le guérir. Il était honteux en sa présence, il savait que dans deux ou trois jours il lui demanderait l’emprunt d’une assez forte somme, et cette pensée le gênait. M. Martelly le 180
regardait avec un sourire pénétrant qui l’embarrassait un peu.
– J’ai vu Mlle Fine, dit l’armateur en accompagnant Marius jusqu’à son bureau, c’est une charmante personne, un brave cœur… Aimez-là bien, mon ami.
Il sourit encore et se retira. Marius, resté seul, goûta une sorte de joie à se retrouver dans le cabinet où il avait vécu de si nombreuses journées de travail. Il reprit possession de son petit domaine, eut du plaisir à s’asseoir devant son bureau, à toucher aux papiers, aux plumes qui traînaient. Il avait failli mourir, et voilà qu’il revoyait face à face sa tranquille existence de chaque jour.
La pièce où il travaillait était située en face des appartements de l’armateur. Parfois les visiteurs se trompaient, frappaient à sa porte. Ce matin-là, comme il allait se mettre à la besogne, deux coups furent frappés discrètement. Il cria d’entrer.
Un homme, vêtu d’une longue redingote noire, se présenta. Cet homme avait le visage rasé, les mouvements doux, l’attitude humble et sournoise d’un homme d’église.
– Mademoiselle Claire Martelly? dit-il.
Marius, occupé à l’examiner, ne répondit pas; il se demandait où il avait pu voir déjà ce dévot personnage. L’homme hésitait. Il finit par tirer d’une des immenses poches de 181
sa redingote, un livre de messe enfermé dans son étui.
– Je lui rapporte, continua-t-il d’une voix flutée, son paroissien qu’elle a oublié hier soir, dans un confessionnal.
Marius se demandait toujours: «Où diable ai-je vu cette face de cafard?» L’homme comprit sans doute l’interrogation muette de son regard. Il inclina légèrement la tête en ajoutant:
– Je suis bedeau à l’église Saint-Victor.
Ces quelques mots furent un trait de lumière pour le jeune homme. Il se souvint d’avoir vu l’individu qu’il avait sous les yeux, dans la sacristie, un jour qu’il était allé chercher l’abbé Chastanier. Il y eut comme une brusque secousse dans son intelligence, et, poussé par une sorte de devination:
– C’est M. Donadéi qui vous envoie, n’est-ce pas? demanda-t-il à son tour.
– Oui, répondit le bedeau après avoir hésité.
– Eh bien, donnez-moi ce paroissien, je le remettrai à Mlle Claire.
– C’est que Monsieur l’abbé m’a bien recommandé de ne le donner qu’à cette demoiselle.
– Elle l’aura dans un instant. Elle n’est 182
peut-être pas encore levée; vous la dérangeriez.
– Vous me promettez bien de faire la commission.
– Certainement.
– Dites à cette demoiselle que Monsieur l’abbé a trouvé, hier, ce paroissien dans son confessionnal et qu’il m’a chargé de le lui rapporter… Monsieur l’abbé présente ses compliments à mademoiselle.
– Je dirai tout cela, soyez tranquille.
Le bedeau posa le paroissien sur le bureau et se retira, en faisant une révérence. Même en fermant la porte, il hésitait encore et restait méfiant.
Quand il fut parti, Marius s’étonna de l’insistance qu’il avait mise à vouloir pénétrer jusqu’à Mademoiselle Claire. Il se rappela vaguement les éloges que Donadéi lui avait faits de la jeune sœur de M. Martelly. Il regardait le paroissien, et sa pensée s’égarait dans des explications, dans des raisonnements vagues.
D’un mouvement machinal, il allongea le bras et prit le livre de messe. Il le sortit de son étui. C’était un de ces volumes épais, presque carrés; il avait des coins en argent ciselé, emprisonnant une riche reliure. Sur le plat, étaient brodées les initiales de la jeune fille.
183
Marius considérait ce livre, le retournait dans ses mains, lorsqu’il s’aperçut qu’un mince bout de papier dépassait l’or des tranches. Il ouvrit le paroissien, poussé par une curiosité qu’il ne raisonna pas, et une feuille pliée en quatre glissa devant lui.
C’était une mignonne feuille de papier rose, qui exhalait une vague odeur de musc. Marius, par délicatesse, allait remettre cette feuille dans le livre, lorsque, en la prenant, il vit qu’elle était marquée de l’initiale D et d’une croix en relief. Il la déplia brusquement et lut ce qui suit:
«Chère âme, vous dont le Seigneur m’a confié le salut, écoutez, je vous prie, le projet que j’ai formé pour votre bonheur éternel. Je n’ai point osé vous dire ce projet de vive voix, craignant de trop céder aux émotions adorables que votre sainteté fait naître en moi.
Vous ne pouvez rester dans la maison de votre frère. C’est là un lieu de perdition; votre frère est adonné au culte abominable des idoles modernes. Venez, venez avec moi. Nous gagnerons une solitude; je vous remettrai entre les mains de Dieu.
Peut-être mes larmes, mes frissons vous ont-ils livré le secret de mon cœur. Je vous aime, comme la sainte Église, notre mère, aime les âmes blanches qui viennent à elle. Je vous rêve chaque nuit, je nous vois enlacés 184
dans une étreinte céleste, et nous montons au ciel tous deux, en échangeant des baisers angéliques.
Ah! ne résistez pas à l’appel de Dieu. Venez. Il y a une religion supérieure que nous ne révélons pas au vulgaire. Cette religion unit deux à deux les créatures; elle lie ensemble les âmes sœurs; elle fait des époux, et non des martyrs.
Rappelez-vous nos entretiens. Dites-vous que je vous aime et venez. Je vous attends chez moi. J’aurai une chaise de poste dans une rue voisine.».
Marius resta tout étourdi après une pareille lecture. L’abbé Donadéi proposait bel et bien un enlèvement à Mlle Claire. Il régnait, il est vrai, dans sa lettre, un brouillard d’encens, un mysticisme libertin et nuageux qui dérobait le sens brutal de la pensée sous la douceur dévote et caressante des mots; l’idée était paraphrasée, délayée, dans ce style creux et baroque dont se servent certains prêtres; mais Donadéi n’avait pu sans doute trouver une périphrase religieuse pour parler de la chaise de poste, et sa lettre, hypocrite et exquise, se terminait grossièrement, par une offre de gendarme, à laquelle on ne pouvait se tromper. Un désir âpre avait dû emporter le gracieux abbé et lui faire oublier la pru185
dence sournoise qui le guidait dans tous ses actes.
L’employé lut et relut le billet, en se demandant ce qu’il allait faire. Il était indigné, la colère montait en lui. Il aurait voulu châtier le misérable qui salissait le saint vêtement qu’il portait, qui compromettait la religion en abusant de son caractère sacré pour tenter une séduction infâme.
Mais une pensée horrible retenait Marius. Il ignorait le mal qui avait pu être commis; il ne savait ce que pensait Mlle Claire, et il craignait que Donadéi, dans l’ombre mystérieuse du confessionnal, n’eût déjà réussi à troubler le cœur de la jeune fille. Avant de frapper le prêtre, il voulait savoir s’il ne frapperait pas sa victime. Pour rien au monde, il ne se serait hasardé à soulever un scandale qui aurait certainement tué M. Martelly.
Il résolut de punir l’abbé d’une façon originale et exemplaire, s’il devait ne punir que lui. Il prit le paroissien et se rendit chez Mlle Claire, tremblant de saisir sur son visage une émotion accusatrice.
186
XVI
OÙ SAUVAIRE SE PROMET DE RIRE POUR SON ARGENT
Mademoiselle Claire Martelly était une jeune personne de vingt-trois ans, que les circonstances avaient jetée dans la dévotion. Elle avait dû épouser un de ses cousins qui s’était noyé misérablement à Endoume, dans une partie de plaisir. Le désespoir l’avait rapprochée de Dieu, et, peu à peu, elle avait goûté des douceurs telles dans la fréquentation des églises, qu’elle s’était comme endormie dans les parfums pénétrants de l’encens, bercée par les voix murmurantes des prêtres.
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Ce n’était pas précisément une âme dévote, c’était une âme douce et contemplative que la religion avait consolée, et qui se montrait reconnaissante envers elle. Peut-être un réveil devait-il venir un jour, qui la rendrait aux joies du monde. En attendant, elle vivait un peu en recluse, calme et sereine, ayant des goûts dignes et graves. Son frère, libre penseur et républicain, esprit tendre et large, la laissait pratiquer à sa guise et lui accordait une entière liberté. Il n’usait de son titre de chef de famille que pour veiller à ses intérêts et lui assurer une position heureuse et indépendante.
Marius trouva mademoiselle Claire dans un petit salon où elle travaillait d’habitude à des layettes d’enfant qu’elle donnait à des femmes pauvres. La jeune fille connaissait Marius et le traitait affectueusement, comme un ami de la famille. Souvent M. Martelly avait emmené son employé à une propriété qu’il possédait du côté de l’Estaque, et là Marius et Claire étaient devenus de bons camarades. Les braves cœurs se devinent mutuellement et ne tardent pas à s’entendre.
La belle dévote en voyant entrer l’employé se leva vivement et lui tendit la main.
– C’est vous, Marius, dit-elle gaiement. Vous voilà guéri… Ah! tant mieux. Le ciel m’a exaucée.
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Le jeune homme fut ému de cet accueil amical. Il regarda dans les yeux de la jeune fille, et n’y distingua qu’une flamme pure, qu’une virginité calme et blanche. Il fut comme soulagé d’un poids qui l’étouffait, tant le regard ferme et droit de la demoiselle était large et noble.
– Je vous remercie, répondit-il… Mais je ne viens pas pour vous faire voir un revenant…
Et il ajouta en présentant le paroissien:
– Voici un livre de messe que vous avez, paraît-il, oublié hier à Saint-Victor.
– Ah! oui, dit la jeune fille, j’allais l’envoyer chercher… Comment est-il dans vos mains?
– Un sacristain vient de l’apporter.
– Un sacristain?
– Oui, de la part de l’abbé Donadéi.
Claire prit le livre, le posa tranquillement sur un meuble, sans paraître éprouver aucune émotion. Marius la suivait anxieusement du regard. Si la moindre rougeur fut montée à ses joues, il eut pensé que tout était perdu.
– À propos, reprit la jeune fille en s’asseyant, vous connaissez, je crois, M. Chastanier.
– Oui, répondit Marius étonné.
– C’est un excellent homme, n’est-ce pas?
– 189
Certes, un brave cœur, un esprit profondément pieux et honnête.
– Mon frère m’en a fait un grand éloge, mais, vous savez, en matière de religion, je n’ai pas en mon frère une confiance illimitée.
Elle sourit. Marius ne comprenait pas où elle voulait en venir, mais il la trouvait si paisible, si heureuse, qu’il se sentait entièrement rassuré.
– Je vois décidément que l’abbé Chastanier est un saint, reprit-elle, et je vais, dès demain, lui confier la direction de ma conscience.
– Vous quittez l’abbé Donadéi? s’écria vivement Marius.
La jeune fille leva de nouveau la tête, surprise de l’éclat de voix de l’employé.
– Oui, je le quitte, répondit-elle avec une grande simplicité. Il est jeune et il a l’esprit léger des Italiens… Puis, j’ai appris sur son compte de laides choses.
Elle piquait paisiblement son aiguille, ses mains n’avaient pas un frémissement, son front restait blanc et pur. Marius se retira, comprenant qu’il pouvait agir, sans blesser cette âme vierge, et qu’en punissant Donadéi, il ne punirait que lui. Il ne connaissait pas la cause réelle qui décidait Claire à changer de confesseur; peut être avait-elle compris qu’elle n’était plus en sûreté entre les mains 190
du galant abbé; mais, en tous cas, il n’y avait derrière elle aucun fait, aucune parole, qui la fissent rougir; elle s’éloignait avant le danger, elle n’avait rien dans son cœur qui troublât un instant ses pudeurs de jeune fille.
Marius fut dès lors certain de ne pas soulever un scandale dans cette maison qu’il considérait un peu comme la sienne. Il remercia le ciel de l’avoir mis entre Donadéi et la sœur de M. Martelly pour épargner à cette dernière une lecture honteuse; il remercia le ciel de lui confier le soin de confondre le prêtre indigne et de chasser de l’Église ce ministre qui manquait à son serment de chasteté.
Il avait gardé le soyeux papier rose qui contenait la déclaration exquise de Donadéi. Il aurait pu se contenter de porter ce papier à l’évêque de Marseille. Il préféra punir et bafouer lui-même l’abbé qui s’était impudemment moqué de lui, le jour où il avait tenté de recommander Philippe à sa bienveillance. Son plan était fait. Seulement, pour exécuter ce plan, il lui fallait l’aide de Sauvaire.
Il ne rentra pas à son bureau après le déjeuner, et chercha le maître-portefaix dans tous les cafés. Pas de Sauvaire. Marius se décida alors à aller demander à Cadet Cougourdan s’il savait où se cachait son patron.
– 191
Oh! il ne se cache pas, ce n’est pas son habitude, répondit Cadet en riant. Il doit être dans un restaurant de la Réserve, et je parie bien qu’il cherche à se faire voir de tout Marseille.
Marius descendit sur le port et se fit conduire à la Réserve dans une de ces petites barques de promenade, couvertes de tentes étroites, à raies jaunes et rouges. La petite barque glissa lentement sur l’eau épaisse du bassin, entre des ordures de toute espèce, des écorces d’orange, des débris de légumes, des objets sans nom qui croupissent dans une sorte d’écume blanchâtre. Et la petite barque allait toujours, au milieu d’une allée ménagée entre les navires, nageant le long des flancs rudes et noirs des vaisseaux. Elle était comme perdue dans une forêt, qui élevait de tous côtés ses arbres maigres et droits, surmontés chacun d’un lambeau d’étoffe éclatante.
Marius n’avait pas encore abordé qu’il entendait déjà les rires bruyants de Sauvaire attablé sans doute sur la terrasse d’un des restaurants qui sont au bord de l’eau. On ne le voyait pas, mais il s’arrangeait de façon à faire savoir qu’il était là.
Les restaurants de la Réserve ressemblent aux restaurants d’Asnières et de Saint-Cloud: ce sont des sortes de chalets qui visent à la 192
coquetterie, et qui prennent des airs pittoresques. La vérité est qu’ils sont faits d’un peu de plâtre et de quelques planches, et qu’un coup de vent les emportera un jour ou l’autre en pleine mer. Sauvaire aimait à aller dans ces restaurants, parce que les prix y sont très élevés et qu’on y est vu de loin.
Marius, guidé par les éclats de voix du maître-portefaix, le trouva tout de suite. Il occupait une terrasse avec Clairon et Isnarde, dont il ne se séparait plus; il était persuadé qu’il avait l’air plus riche en trainant deux femmes avec lui, une sous chaque bras. La terrasse tremblait sous l’orage de gaieté dont Sauvaire l’emplissait. Le digne homme commençait à être légèrement gris.
– Bravo, bravo! cria-t-il en apercevant Marius… Nous allons recommencer à déjeuner… Nous déjeunons depuis cinq heures. Nous avons mangé des clovisses, une bouillabaisse, du thon…
Il continua, il énuméra une dizaine de mets avec un orgueil d’enfant. Il était tout fier de s’être donné une indigestion.
– Hein! continua-t-il, on est bien ici?… C’est cher, mais c’est comme il faut… Qu’est-ce que vous voulez manger?
Marius s’excusa en faisant observer qu’il était trois heures et qu’il avait déjeuné depuis longtemps.
– 193
Bah! on mange toujours, s’écria Sauvaire ravi d’être surpris en partie fine… Nous allons manger jusqu’à ce soir comme cela… Ça coûtera de l’argent, mais tant pis… Clairon, ma fille, tu vas te griser si tu bois trop de champagne.
Clairon ne tint pas compte de l’observation et avala un grand verre de champagne. D’ailleurs, elle n’avait plus rien à craindre, elle était grise.
– Bon Dieu! que ces femmes là sont amusantes! continua Sauvaire en se levant et en s’éventant à coups de serviette.
Il s’approcha de la rampe de la terrasse et cria très fort, pour être entendu des passants.
– J’ai déjà dépensé beaucoup d’argent avec elles, mais je ne le regrette pas, elles sont drôles!
Marius s’accouda à côté de lui.
– Voulez-vous passer une bonne soirée, demain? lui demanda-t-il brusquement.
– Pardieu, si je le veux! répondit Sauvaire.
– Ça vous coûtera quelques louis.
– Diable! Sera-ce très drôle?
– Très drôle. Vous rirez pour votre argent.
– J’accepte alors.
– Tout Marseille connaîtra l’aventure 194
et l’on parlera de vous pendant huit jours.
– J’accepte, j’accepte.
– Eh bien, écoutez.
Marius se pencha à l’oreille de Sauvaire et lui parla à voix basse. Il lui exposait son plan. Au bout d’un instant, le maître-portefaix se mit à éclater d’un large rire qui manqua l’étouffer. Il trouvait la chose drôle, très drôle.
– C’est convenu, dit-il quand Marius eut terminé sa confidence, je me trouverai demain soir avec Clairon, sur le boulevard de la Corderie, à dix heures. Ah! la bonne farce!
195
XVII
COMME QUOI L’ABBÉ DONADÉI ENLEVA L’ÂME SŒUR DE SON ÂME
L’abbé Donadéi s’était laissé envahir par un de ses désirs fougueux qui éclatent parfois dans les natures rusées et sournoises. Lui si habile, si prudent, il venait de commettre une maladresse. Il en eut conscience, lorsque le sacristain fut parti, emportant le paroissien et le billet doux. Dès-lors, il lui fallut accepter toutes les conséquences de son coup d’audace.
Claire avait mis en lui des appétits âpres qu’il voulait contenter à tout prix. Il était au-dessus des scrupules sacrés de sa profes196
sion. Il voyait de trop haut les choses humaines, il avait trempé dans trop de trafics plus ou moins honorables, pour hésiter devant une séduction. Cela était la moindre affaire; ce qui l’inquiétait, c’étaient les suites de cette séduction.
Pendant deux grands mois, il avait tenté d’attirer la jeune fille chez lui. Puis, comme Claire allait se rendre à son désir, très-naïvement, il avait renoncé à ce moyen, comprenant qu’une pareille intrigue ne pouvait se mener en plein Marseille. C’est ainsi qu’il en était peu à peu arrivé à vouloir jouer le tout pour le tout, en hardi joueur; sa passion grandissait et le torturait, il consentait à échanger sa position influente contre l’amour libre et entier d’une femme, il préférait enlever Claire franchement et se sauver avec elle en Italie.
Donadéi était trop fin, trop intelligent, pour ne pas se ménager une retraite. Si la jeune fille avait fini par l’embarrasser, il l’aurait jetée dans un couvent et serait rentré en grâce auprès de son oncle le cardinal. Tout bien calculé, tout bien examiné, un enlèvement lui avait paru le plus commode et le plus prompt des moyens, celui même qui offrait le moins de danger.
Il n’avait qu’une crainte, c’est que Claire ne vint pas à son rendez-vous, qu’elle refusât 197
de partir avec lui. Alors le billet doux restait entre les mains de la jeune fille et devenait une arme terrible. Il n’avait pas la femme et il pouvait perdre sa position. Mais le désir aveuglait Donadéi; il ne voyait pas nettement la candeur tranquille de sa pénitente, il prenait les adorations qu’elle adressait à Dieu, pour autant d’aveux muets qu’elle lui faisait à lui-même.
Il lui restait pourtant de vagues craintes, il se répentait presque de s’être avancé au point de ne pouvoir plus reculer. Au dernier moment, toute sa prudence, toute sa lâcheté se réveillaient. Il attendit avec impatience le retour du sacristain. Dès qu’il l’aperçut:
– Eh bien? lui demanda-t-il.
– J’ai remis le livre, répondit le bedeau.
– À la demoiselle elle-même?
– Oui, à la demoiselle.
Le bedeau fit cette réponse avec un aplomb superbe. En chemin, il avait regretté d’avoir donné le paroissien à Marius, et, comme il comprenait qu’il venait de remplir fort mal sa commission, il s’était décidé à mentir, pour mériter les bonnes grâces de monsieur l’abbé.
Donadéi fut un peu rassuré. Il comptait que si la lecture du billet indignait la jeune fille, elle brûlerait ce billet. Un hasard, l’oubli d’un livre de messe, avait hâté un dénoue198
ment qu’il cherchait à amener depuis longtemps. Il n’avait plus qu’à attendre.
Le lendemain, dans la matinée, il reçut la visite d’une dame voilée dont il ne put distinguer le visage. Cette dame lui remit une lettre et se retira rapidement. La lettre ne contenait que ces quatre mots: «Oui, à ce soir.» Donadéi fut transporté d’aise, il fit ses préparatifs de départ.
Si quelqu’un eut suivi la dame voilée, on l’aurait vue rejoindre le galant Sauvaire qui l’attendait dans la rue du Petit-Chantier. Elle leva son voile: c’était Clairon.
– Il est gentil, cet abbé-là! dit-elle, en abordant le maître-portefaix.
– Il te plait, tant mieux! répondit Sauvaire. Ah ça, ma fille, sois sage, c’est tout simplement le ciel que tu vas gagner.
Et ils s’éloignèrent, en riant aux éclats.
Vers neuf heures et demie, Clairon et Sauvaire se trouvaient de nouveau dans la rue du Petit-Chantier. Ils marchaient lentement, s’arrêtant à chaque pas, semblant attendre quelqu’un. Clairon était vêtue simplement d’une robe en laine noire; elle avait le visage caché sous une épaisse voilette. Sauvaire était déguisé en commissionnaire.
– Voici Marius, dit tout à coup ce dernier.
– Êtes-vous prêts, demanda à voix basse le 199
jeune homme qui arrivait, savez-vous bien vos rôles?
– Pardieu, répondit le maître-portefaix, vous verrez comme nous allons vous jouer la comédie… Ah! la bonne farce!.. J’en rirai pendant six mois.
– Allez chez l’abbé, nous vous attendons ici… Soyez prudent.
Sauvaire alla frapper chez Donadéi qui lui ouvrit lui-même la porte, tout effaré, en costume de voyage.
– Que voulez-vous? demanda brusquement le prêtre désappointé en voyant un homme devant lui.
– Je suis venu avec une demoiselle, répondit le faux commissionnaire.
– C’est bien… Qu’elle entre vite.
– Elle n’a pas voulu venir jusqu’à votre porte.
– Ah!
– Elle m’a dit comme ça: Tu diras à ce monsieur que je préfère monter tout de suite en voiture.
– Attendez, j’ai encore quelque chose à prendre…
– C’est que la demoiselle a peur au milieu du boulevart.
– Alors courez vite lui dire que la chaise de poste est au coin de la rue des Tyrans… 200
Qu’elle monte dedans… J’y serai dans cinq minutes.
Donadéi ferma vivement la porte, et Sauvaire se mit à rire silencieusement, en se tenant les côtes. Il trouvait l’aventure impayable.
Il regagna la rue du Petit-Chantier où Clairon et Marius l’attendaient.
– Tout marche à merveille, leur dit-il à voix basse, l’abbé donne dans le piège avec une innocence angélique… Je sais où est la chaise de poste.
– Je l’ai vue en venant, dit Marius, elle est au coin de la rue des Tyrans.
– C’est cela, il n’y a pas un instant à perdre, l’abbé a promis d’y être dans cinq minutes.
Nos trois personnages se coulèrent doucement le long des maisons et descendirent le boulevard de la Corderie jusqu’à la rue des Tyrans. Là, ils aperçurent dans l’ombre la chaise de poste attelée, chargée, prête à partir au premier claquement de fouet. Marius et Sauvaire se cachèrent dans le creux d’une porte cochère, Clairon resta devant eux, sur la chaussée.
En attendant l’abbé, Sauvaire et Clairon plaisantaient à voix basse.
– Bah! il ne voudra pas de moi, disait Clairon, il me lâchera au premier relais.
201
– Qui sait?
– Il est gentil, j’avais peur qu’il ne fut vieux.
– Dis donc, tu parais amoureuse de l’abbé… Oh! je ne suis pas jaloux. Seulement, si tu t’en vas si volontiers avec lui, tu devrais bien me rendre les mille francs que je t’ai donnés pour te décider à nous servir.
– Les mille francs! ah! bien, et s’il me plante là, ne faudra-t-il pas que je paye mon voyage pour revenir.
– Je plaisantais, ma chère, je ne reprends pas ce que j’ai donné. D’ailleurs, je ris pour mon argent.
Marius intervint. Il répéta à Clairon ses instructions.
– Faites bien ce que je vous ai recommandé, dit-il. Tâchez qu’il ne s’aperçoive de la duperie qu’à quelques lieues de Marseille. Ne parlez pas, jouez votre rôle avec science… Dès qu’il aura tout découvert, agissez carrément, dites-lui que j’ai son billet dans les mains et que je suis bien décidé à le porter à l’évêque, s’il vous arrivait le moindre mal ou s’il reparaissait jamais ici… Conseillez-lui d’aller chercher fortune ailleurs.
– Je pourrai revenir tout de suite à Marseille? demanda Clairon.
– Certainement. Je ne veux que le renvoyer de la ville en le ridiculisant à jamais. 202
J’aurais pu le faire chasser de l’Église par ses supérieurs; je préfère le tuer par la moquerie.
Sauvaire pouffait de rire en s’imaginant la scène qui aurait lieu entre Donadéi et Clairon.
– Eh! ma chère, reprit-il, dis-lui que tu es mariée et que ton mari va sans doute te chercher partout pour t’intenter un procès en adultère… Veux-tu que je coure après vous et que je fasse une peur atroce à ton ravisseur.
Cette idée bouffonne enchanta Sauvaire à tel point qu’il faillit étrangler de gaieté. Depuis un instant, Marius voyait une forme noire s’avancer avec rapidité.
– Silence, dit-il, je crois que voilà notre homme. À votre rôle, Clairon, mettez-vous devant la portière de la voiture.
Sauvaire et Marius s’enfoncèrent davantage dans leur cachette. Clairon, le visage couvert, toute noire, se plaça dans l’ombre de la chaise de poste.
C’était bien Donadéi qui arrivait. Il était tout essoufflé. Il avait jeté la soutane aux orties, et portait galamment un habit de ville.
– Chère, chère Claire, dit-il avec émotion en baisant la main de Clairon, que vous avez été bonne de venir.
– 203
Claire, Clairon, murmura Sauvaire, c’est la même chose.
– Ah! c’est Dieu qui vous a conseillée, continuait le prêtre en poussant doucement la fille dans la voiture.
Il monta derrière elle en disant.
– Nous allons au ciel.
Le postillon fit claquer son fouet, et la chaise de poste partit avec un roulement terrible.
Alors Sauvaire et Marius se montrèrent, riant aux éclats.
– Eh! l’abbé enlève l’âme sœur de son âme, dit Marius.
– Bon voyage, l’abbé, cria Sauvaire.
Lorsque la chaise de poste eut disparu dans la nuit, emportant Donadéi et Clairon, le maître portefaix et le jeune employé descendirent lentement le boulevard de la Corderie, causant de l’aventure, pris de gaietés soudaines à la pensée de ce prêtre indigne voyageant en tête-à-tête avec une créature perdue.
– Vous imaginez-vous la mine qu’il fera tout à l’heure, disait Sauvaire, lorsqu’il lèvera la voilette de Clairon… Entre nous, vous savez, Clairon est laide. Elle a au moins trente-cinq ans.
Le maître portefaix convenait volontiers de l’âge et de la laideur de Clairon, depuis que 204
les trente-cinq ans et le visage fané de cette fille rendaient meilleure la farce qu’il venait de jouer.
– Je lui souhaite bien du plaisir, continuait-il… Ah! non, c’est trop drôle!
Il se tordait, il avait hâte d’arriver à la Cannebière pour conter l’histoire à ses amis. Marius, plus grave, songeait qu’il avait donné au prêtre la compagne qu’il méritait; Clairon était bien l’âme avilie, sœur de cette âme basse et criminelle. Il quitta le maître portefaix vers onze heures et rentra chez lui.
À minuit, les personnes qui n’étaient pas couchées à Marseille, savaient que M. l’abbé Donadéi venait d’enlever dans une chaise de poste Clairon, une fille qui se traînait depuis quinze ans au milieu de toute la débauche de la ville. Sauvaire était allé crier la nouvelle dans les cafés, et avait raconté l’aventure avec un luxe de détails inouïs. On répétait de bouche en bouche la phrase précieuse du gracieux abbé à la lorette, en montant en voiture: «Nous allons au Ciel;» on savait qu’il lui avait baisé la main, on clabaudait sur les motifs qui pouvaient avoir décidé le couple amoureux à s’enfuir. Le meilleur de l’histoire était que Sauvaire, ne connaissant pas les faits qui avaient poussé Marius à faire enlever Clairon, fut d’une naïveté suprême; comprenant que la farce serait 205
d’autant meilleure que l’amour de Donadéi pour Clairon paraîtrait plus sérieux, il mentit avec un aplomb tout méridional, il fit accroire aux gens que le prêtre se mourait véritablement d’amour pour cette créature ridée, jaunie, lasse de honte, que tout le monde connaissait. Ce fut un étonnement général, une moquerie universelle; on ne pouvait s’imaginer que le galant abbé dont toutes les dévotes raffolaient se fut sauvé avec une pareille femme, et on faisait des gorges chaudes sur ces amours monstrueuses.
Le lendemain, le scandale était connu de toute la ville. Sauvaire triomphait, il était devenu un personnage. On savait qu’il avait été le dernier amant de Clairon, et que c’était à lui que Donadéi avait volé cette fille. Pendant toute la journée, il se promena en pantoufles sur la Cannebière, recevant d’un air comique les condoléances que ses intimes venaient lui offrir. Il criait très haut, répondant aux uns, appelant les autres, usant et abusant de sa popularité. Certes, il ne regrettait pas ses mille francs; jamais il n’avait placé pour ses plaisirs une somme à plus gros intérêts.
Le scandale devint épouvantable, lorsque deux jours après on vit revenir Clairon. Sauvaire lui acheta une robe de soie et la promena toute une après-midi dans Marseille, en voi206
ture découverte. On les montrait au doigt, on se mettait sur les portes quand ils passaient. Sauvaire faillit étouffer de joie.
Clairon était allée jusqu’à Toulon. Donadéi n’avait pas tardé à voir quelle femme il enlevait, il était entré dans une rage terrible et avait voulu jeter la fille sur la grande route, à une heure du matin, loin de toute habitation. Mais Clairon n’était pas facile à émouvoir. Elle avait parlé haut, menaçant l’abbé, usant des armes que Marius possédait. Donadéi, frémissant, obligé d’obéir, avait dû conduire sa compagne à Toulon où ils s’étaient séparés, la créature pour revenir à Marseille, le prêtre pour gagner la frontière.
Sauvaire promena tant sa maîtresse et souleva un tel tapage que l’autorité s’émut, et que, sur la prière de l’évêque, on envoya Clairon exercer ailleurs le pouvoir de ses charmes. Depuis ce temps, le maître portefaix dans ses moments d’épanchement, c’est-à-dire dix à douze fois par jour, dit à ceux qui veulent bien l’écouter: «Ah! si vous saviez la jolie femme que j’ai eue pour maîtresse; ce sont les prêtres qui me l’ont prise.»
207
XVIII
LA RANÇON DE PHILIPPE
Le lendemain de l’enlèvement, Marius alla à son bureau, satisfait de son expédition de la veille. Il venait de sauver une honnête famille du désespoir et de délivrer la ville d’un intrigant dont il avait personnellement à se plaindre. Le cœur léger, la conscience tranquille, il allait se mettre à la besogne, lorsqu’on vint lui dire que M. Martelly le faisait demander.
En se rendant au salon, le jeune homme fut pris d’une angoisse profonde. Il se décida brusquement à demander à son patron la rançon de Philippe. Cette décision le rendit 208
tout tremblant. Il sentait bien qu’il n’oserait jamais faire une pareille demande, s’il ne la faisait par une sorte de coup de tête. Puisqu’il allait voir M. Martelly, il était inutile d’attendre davantage, il valait mieux risquer la démarche tout de suite.
Il trouva dans le salon M. Martelly et l’abbé Chastanier. L’armateur était pâle et des lueurs de colère luisaient dans ses yeux.
Il alla vivement vers l’employé et lui dit d’une voix rapide:
– Vous êtes un garçon de courage et d’honneur, et je n’ai pas voulu agir, dans une circonstance grave, sans vous demander votre avis.
L’abbé Chastanier paraissait honteux et triste. Il se faisait petit dans son fauteuil, et ses pauvres mains tremblaient de vieillesse et de chagrin.
M. Martelly dit alors à Marius, en lui désignant le vieux prêtre:
– Je viens de recevoir la visite de Monsieur, et j’ai appris une tentative ignoble qui me bouleverse.
– Calmez-vous, par grâce, interrompit le prêtre, ne me faites pas repentir d’avoir fait mon devoir d’honnête homme en venant vous prévenir… Je veux croire que je me suis effrayé à tort.
– 209
Vous ne seriez pas ici, monsieur, si vos soupçons n’étaient basés sur des certitudes. Je vous remercie de votre démarche, je comprends les sentiments de dignité qui vous ont amené chez moi, et je comprends même le dernier effort que vous faites pour défendre l’infâme…
L’armateur se tourna vers Marius et continua d’un ton âpre:
– Imaginez-vous qu’un prêtre essaye en ce moment de me déshonorer… Monsieur vient de me dire de veiller sur Claire. Il m’a appris avec mille réticences que l’abbé Donadéi exerce sur elle un pouvoir dangereux et qu’il craignait… Ah! si ce misérable a terni la pureté de cette enfant, je le tue comme un chien.
L’abbé Chastanier baissa la tête. Il ne regrettait pas sa démarche, il avait agi en honnête homme; mais il restait anéanti devant l’explosion de colère de M. Martelly. Il souffrait comme s’il eût été le coupable lui-même, il avait honte pour l’Église tout entière.
L’armateur se calma un peu. Il reprit après un court moment de silence:
– Je n’ai pas voulu prendre un parti avant d’avoir consulté un homme calme et sage, et je vous ai fait appeler, Marius… Mon premier mouvement a été de courir chez ce 210
prêtre et de le souffleter. Il y a peut-être mieux à faire…
Marius avait écouté son patron d’un air tranquille, ce qui mit un peu de calme dans le cœur de Chastanier. Le jeune homme, qui avait sa réponse toute prête, ne pensait guère à Donadéi; il s’interrogeait pour savoir de quelle façon il pourrait solliciter un emprunt. À ce moment, il entendit M. Martelly qui lui disait avec force:
– Voyons, à ma place, que feriez-vous?
Le jeune homme se mit à sourire.
– Je ferais ce que j’ai fait, dit-il paisiblement.
Et il conta l’enlèvement de Clairon. Dès les premiers mots, dès que le jeune homme eut parlé de l’entretien qu’il avait eu avec Claire, au sujet du livre de messe, M. Martelly lui serra la main avec effusion. La certitude que sa sœur avait passé au milieu du péril, sans même s’en douter, le remplit d’une grande joie. Il se mit à rire, lorsqu’il connut l’aventure entière, et l’abbé Chastanier lui-même ne put retenir un sourire triste qu’il se hâta de réprimer; le pauvre prêtre n’oubliait pas que dans cette comédie burlesque un ministre de la religion avait joué le vilain rôle.
– Je ne vous aurais pas avoué, dit en terminant Marius, la part que j’ai prise dans cette mystification, si vous aviez ignoré le 211
danger que votre tranquillité a pu courir… J’ai voulu simplement vous rassurer.
– Ne cherchez pas à échapper à ma reconnaissance, s’écria l’armateur… Je vous regardais déjà comme mon fils adoptif; vous venez de me rendre un tel service, que je ne sais vraiment comment vous en récompenser.
En disant ces mots, M. Martelly attira Marius à part et le regarda ensuite en face, d’une façon douce et encourageante.
– Vous n’avez pas de secret à me dire? lui demanda-t-il à demi-voix.
Marius se troubla.
– Vous êtes un grand enfant, continua l’armateur… Heureusement que j’ai vu Mlle Fine pendant votre maladie; sans cela j’ignorerais encore tout à cette heure… Attendez, je vais vous signer un bon de quinze mille francs, que vous toucherez sur le champ à la caisse, si vous voulez.
En entendant l’offre généreuse que lui faisait l’armateur, Marius fut cloué sur place. Il pâlit, et une émotion inexprimable emplit ses yeux de grosses larmes. Il étouffait, il craignait d’éclater en sanglots.
Eh quoi! on lui offrait brusquement cet argent qu’il avait cherché avec désespoir pendant plusieurs mois; il n’avait rien demandé, et ses plus chers désirs étaient satisfaits. 212
Il croyait rêver, il ne comprenait pas encore.
M. Martelly s’était dirigé vers une table. Il s’assit et se disposa à signer un bon sur sa caisse. Avant de se mettre à écrire, il leva la tête et dit simplement à Marius:
– C’est bien quinze mille francs qu’il vous faut, n’est-ce pas?
Cette question tira Marius de sa stupeur. Il joignit les mains, et, d’une voix tremblante:
– Comment connaissez-vous mes secrètes pensées, demanda-t-il, qu’ai-je fait pour que vous soyez si bon et si généreux?
L’armateur sourit doucement.
– Je ne vous dirai pas, comme on dit aux enfants, que mon petit doigt m’a tout conté… Mais, en vérité, j’ai reçu la visite d’une petite fée. Ne vous l’ai-je pas déjà avoué, Mlle Fine est venue me voir.
Le jeune homme comprit enfin. Il remercia ardemment, du fond de son cœur, le bon ange qui, tout en le sauvant de la mort, avait travaillé à lui rendre la tranquillité et l’espoir. Il s’expliqua alors le visage paisible et souriant de la bouquetière, lorsqu’il lui avait parlé de Philippe. Elle était certaine du salut du prisonnier, elle avait accompli à elle seule toute la besogne pénible d’un emprunt.
Marius ne savait plus s’il devait se jeter aux pieds de M. Martelly, ou courir se jeter à ceux 213
de Fine. Il était tout reconnaissance, tout amour.
L’armateur prenait un plaisir pur à voir le visage de son employé s’éclairer des joies du cœur. Ses regards rencontrèrent ceux de l’abbé Chastanier qui était resté assis, et ces deux hommes se comprirent; le libre penseur, le républicain goûtait ainsi que le prêtre les voluptés du bienfait, l’émotion délicieuse de faire le bonheur d’autrui et d’assister au spectacle de ce bonheur.
– Mais, s’écria Marius au milieu de sa joie, je ne sais quand je pourrai vous rembourser une aussi forte somme.
– Que cela ne vous inquiète pas, répondit l’armateur… Vous m’avez rendu de grands services, vous venez de me sauver peut-être du déshonneur. Laissez-moi vous obliger, sans qu’il soit question de remboursement entre nous.
Et comme une ombre passait sur le front de Marius, l’armateur lui prit la main et ajouta:
– Je n’entends pas payer votre dévouement, mon ami… Je sais que ce n’est point avec de l’argent qu’on s’acquitte de certaines dettes… Je vous en prie, voyez la question d’une autre façon: Il y a bientôt dix ans que vous êtes chez moi et j’espère que vous y resterez longtemps encore; eh bien! les quinze mille francs que je vais vous donner, sont une 214
prime, une légère part dans les bénéfices que j’ai réalisés avec votre concours… Vous ne pouvez refuser.
M. Martelly se pencha pour signer le bon. Marius l’arrêta encore.
– Vous savez à quel emploi je destine cet argent? demanda-t-il avec une certaine anxiété.
L’armateur posa la plume, contrarié et légèrement pâle.
– Bon Dieu! s’écria-t-il, comme les honnêtes gens sont difficiles à obliger! Il faut avec eux tout savoir… Eh! par grâce, mon ami ne me forcez pas à être votre complice. Je sais que vous êtes un brave garçon, une âme dévouée et aimante. Voilà tout. Je n’ai pas besoin de connaître tous vos actes et toutes vos pensées. Vous ne ferez jamais une action mauvaise, n’est-ce pas?… Cela me suffit.
Par un scrupule d’esprit juste et libéral, M. Martelly voulait sembler ignorer que l’argent remis par lui à Marius, allait servir à acheter une conscience. Il prêtait d’ailleurs très volontiers la main à l’évasion de Philippe, sachant quelles armes M. de Cazalis avait employées pour faire emprisonner le jeune homme. Mais, en principe, il désirait garder intacte son austérité républicaine, il s’était promis de n’être pas ouvertement complice de l’évasion.
Marius insista. Alors l’abbé Chastanier in215
tervint avec cet aveuglement de charité qui lui faisait toujours accepter légèrement les plus lourdes responsabilités.
– Ne refusez pas, mon ami, dit-il au jeune homme. Je connais vos projets et je me porte garant auprès de M. Martelly que ce que vous voulez faire est bon et juste.
Il souriait de son pâle sourire de vieillard. Marius comprit quelle charité suprême lui dictait de semblables paroles, et il vint lui serrer les mains avec effusion. Pendant ce temps, l’armateur signait le bon de quinze mille francs.
Voici, dit-il, en remettant le papier à Marius. Je vous engage à passer à la caisse tout de suite.
Et comme le jeune homme, après l’avoir remercié encore, allait se retirer, il le rappela.
– Ah! écoutez, ajouta-t-il, vous devez être encore un peu faible. Prenez un congé d’une semaine. Vous travaillerez mieux ensuite.
Il voulait lui donner le temps d’aller délivrer Philippe. Marius devina et fut de nouveau ému aux larmes. Il se retira rapidement, pour ne pas pleurer comme un enfant, et il passa sur-le-champ à la caisse. Quand il eut les quinze mille francs dans sa poche, il descendit l’escalier en quatre sauts et se mit à courir dans la rue comme un fou. Il allait chez Fine.
216
Justement la bouquetière était dans sa petite chambre de la place aux Œufs. Marius entra brusquement, riant et dansant, la tête perdue. Il prit la jeune fille à bras le corps et l’embrassa bruyamment sur les deux joues, comme une sœur. Puis il étala sur la table les quinze billets de banque. Fine étonnée, presque effrayée de l’entrée étrange du jeune homme, se mit à rire et à battre des mains.
Alors eut lieu, entre les deux amants, une scène charmante de tendresse, de remerciements et d’effusions. Marius criait qu’il était un imbécile et que Fine seule avait tout sauvé. Et il baisait les mains de la jeune fille, il se mettait à genoux devant elle, il la regardait avec une extase attendrie. Fine, en rougissant, se défendait vivement et cherchait à prouver qu’elle ne méritait pas le moindre merci.
Pendant près de six mois, ils s’étaient voués à une tâche pénible, ils avaient vainement frappé à toutes les portes. Et, aujourd’hui, tout d’un coup, la rançon de Philippe se trouvait étalée devant leurs yeux. Leur joie devait être poignante. Ils oubliaient leurs misères et leurs terreurs, les hontes et les sottises qu’ils avaient coudoyées un instant. Il n’y avait plus que de la félicité, une joie chaude et large dans leur cœur.
Avant de se séparer, ils arrêtèrent qu’ils partiraient le lendemain matin pour Aix.
217
XIX
L’ÉVASION
Le lendemain, vers sept heures, Marius alla louer un cabriolet. Il ne voulait pas prendre la diligence. Il avait besoin d’une voiture pour la fuite, et il préférait se procurer à Marseille cette voiture qui le conduirait ainsi à Aix et qui lui servirait en suite pour ramener son frère. La veille, il s’était entendu avec un capitaine marin, qui devait conduire Philippe à Gênes.
Marius et Fine partirent à neuf heures. Le jeune homme conduisait. Ce fut une véritable partie de plaisir pour les deux amoureux. À la montée de la Viste, ils descendirent et cou218
rurent sur la grande route comme des enfants, laissant le cheval marcher lentement. Ils déjeunèrent à Septèmes, dans une petite chambre d’auberge, et, au dessert, ils firent mille projets d’avenir. Maintenant que Philippe allait être libre, ils pouvaient songer à leur mariage. Ils s’attendrissaient, ils voyaient venir l’heure où ils s’aimeraient en paix.
Le reste du voyage fut fait en toute gaieté. Vers midi, ils passèrent devant la propriété d’Albertas et s’arrêtèrent de nouveau pour laisser souffler le cheval et pour se reposer eux-mêmes sous les arbres, à droite de la route. Ils entrèrent enfin dans Aix à trois heures. Malgré tous leurs retards, ils arrivaient encore bien trop tôt. Pour ne pas éveiller les soupçons, ils voulaient ne se rendre à la prison qu’à la tombée du jour. Marius laissa le cabriolet à la garde de Fine, dans une rue déserte, et alla frapper chez son parent Isnard. Celui-ci fit remiser la voiture et s’engagea à se trouver avec elle, à minuit précis, au haut de la montée de l’Arc. Les deux jeunes gens, quand ces diverses précautions furent prises, se cachèrent jusqu’au soir.
Comme Marius gagnait avec Fine la boutique d’Isnard, où ils devaient attendre la nuit, il se heurta presque dans M. de Cazalis, au détour d’une rue. Il baissa la tête et marcha rapidement. Le député ne le vit pas. Mais le 219
jeune homme se désespéra de cette rencontre; il lui vint de sourdes inquiétudes, il craignit que quelque nouveau malheur n’empêchât, au dernier moment, l’accomplissement de sa tâche. Sans doute, M. de Cazalis était à Aix pour hâter sa vengeance, et peut-être avait-il réussi à assurer son triomphe.
Jusqu’au soir, Marius fut fiévreux et impatient. Les idées les plus bizarres lui venaient à l’esprit et l’effrayaient. Maintenant qu’il avait l’argent, il redoutait de rencontrer d’autres obstacles.
Enfin, il se rendit à la prison, accompagné de Fine. Il était neuf heures. Les deux jeunes gens frappèrent à la porte massive. Un pas lourd se fit entendre et une voix grondeuse leur demanda ce qu’ils voulaient.
– C’est nous, mon oncle, dit Fine. Ouvrez-nous.
– Ouvrez-nous vite, M. Revertégat, murmura Marius à son tour.
La voix grondeuse grogna et répondit sourdement:
– M. Revertégat n’est plus ici, il est malade.
Le guichet se ferma; Marius et Fine restèrent muets et accablés, devant la porte close.
La bouquetière, depuis quatre mois, n’avait pas jugé nécessaire d’écrire à son oncle. Elle avait sa promesse, et cela suffisait. La 220
nouvelle de la maladie du bonhomme fut un coup de foudre pour elle et son compagnon. Jamais la pensée ne leur était venue que Revertégat pût être malade. Et voilà que tous leurs efforts se brisaient contre un obstacle imprévu. Ils avaient la rançon de Philippe, et ils ne pouvaient le délivrer.
Quand leur stupeur douloureuse fut un peu dissipée, la bouquetière se redressa.
– Allons voir mon oncle, dit-elle; il doit être chez une de ses cousines, rue de la Glacière.
– À quoi bon, répondit Marius, tout est perdu.
– Non, non, venez toujours.
Marius la suivit comme écrasé sous le désespoir. Fine marchait gaillardement, ne pouvait croire que le hasard fut si cruel.
Revertégat se trouvait, en effet, chez sa cousine de la rue de la Glacière. Il y était alité depuis quinze jours. Quand il vit entrer les deux jeunes gens, il comprit ce qu’ils venaient réclamer de lui. Il se souleva à demi, baisa sa nièce au front, et lui dit avec un sourire:
– Eh bien, l’heure est donc venue?
– Nous sommes allés à la prison, répondit la jeune fille. On nous a dit que vous étiez malade.
– Mon Dieu, pourquoi ne nous avez-vous 221
pas prévenus, s’écria douloureusement Marius. Nous nous serions hâtés.
– Oui, reprit la bouquetière, maintenant que vous n’êtes plus geôlier, comment allons-nous faire?
Revertégat les regardait, surpris de ce désespoir.
– Pourquoi vous désolez-vous? demande-t-il enfin. Je suis un peu souffrant, c’est vrai; j’ai demandé un congé, mais j’occupe toujours ma place, je me mets à vos ordres pour demain soir, si vous le voulez.
Marius et Fine poussèrent un cri de joie.
– L’homme qui vous a répondu, continua Revertégat, a été chargé de me remplacer pour quelques jours. Demain matin, j’irai reprendre mon emploi; je n’ai plus qu’un peu de fièvre, je puis sortir sans danger. D’ailleurs, le cas est pressant.
– Je savais bien qu’il ne fallait pas désespérer, cria triomphalement la bouquetière.
Marius était tout tremblant d’émotion.
– Vous avez eu raison de venir me voir aujourd’hui, reprit le geôlier après un court silence. J’ai appris ce matin que M. de Cazalis était à Aix et qu’il faisait tous ses efforts pour hâter le jour de l’exposition publique… Il a obtenu, m’a-t-on dit, que cette exposition aurait lieu dans trois jours. Si M. Philippe ne se sauve pas demain soir, je ne pourrai plus 222
vous servir, car, après-demain, le prisonnier sera transféré dans la prison de Marseille.
Marius frissonna. Il était arrivé à temps. Il s’entendit avec Revertégat et prit rendez-vous pour le lendemain soir. Il courut ensuite prévenir Isnard que la fuite était retardée d’un jour.
Le lendemain, les deux jeunes gens restèrent cachés pendant la journée. D’ailleurs, ils étaient plus calmes, ils avaient une certitude, ils ne redoutaient plus que les petits obstacles imprévus qui se présentent dans toute aventure.
L’évasion devait avoir lieu à onze heures. Vers dix heures, Marius et Fine se rendirent à la prison. Revertégat était à son poste; il leur ouvrit doucement et les introduisit dans la geôle.
– Tout est prêt, leur dit-il.
– Mon frère est-il prévenu? demanda Marius,
– Oui… J’ai dû prendre quelques précautions. Pour mettre ma responsabilité à couvert autant que possible, je désire que le prisonnier ait l’air de s’être sauvé par la fenêtre de son cachot.
– C’est un excellent désir, mon oncle, interrompit Fine avec gaieté.
– Voici ce que j’ai fait, continua Revertégat. Cette après-midi, je me suis rendu dans 223
la cellule de M. Philippe et j’ai scié moi-même un des barreaux de sa fenêtre.
– Est-ce qu’il est nécessaire que mon frère passe par la fenêtre? demanda Marius avec inquiétude.
– Pas le moins du monde, nous allons aller le chercher, et il sortira avec vous par la porte… Seulement, je détacherai le barreau et j’attacherai à la grille un bout de corde. Demain, on croira que le prisonnier s’est enfui par là… Je n’en donnerai pas moins ma démission, mais j’éviterai ainsi de grands ennuis.
Les jeunes gens approuvèrent ce plan. Revertégat alluma une lanterne sourde, et tous trois se dirigèrent à pas de loup vers la cellule de Philippe. Marius tenait sous son bras un grand caban, pour envelopper et cacher son frère.
Ils trouvèrent Philippe debout, prêt à partir. Marius put à peine le reconnaître, tant il avait pâli et maigri. Ils s’embrassèrent silencieusement, évitant de parler, pour ne point faire du bruit. Revertégat alla à la fenêtre, détacha le barreau et noua le bout de la corde. Fine était restée dans le couloir pour faire le guet.
Et ils revinrent tous quatre par les corridors étroits, se glissant lentement le long des murs, redoutant de se heurter dans l’ombre. 224
Marius n’avait pas quitté la main de Philippe. Quand ils furent revenus à la geôle, il jeta le caban sur le dos de son frère, lui cacha la tête dans le capuchon, et voulut s’éloigner tout de suite. Un tremblement intérieur le faisait hâleter; maintenant qu’il touchait au but de ses efforts, il craignait d’échouer. Au moindre bruit, il frissonnait. Revertégat eut beaucoup de peine à le faire patienter pendant dix minutes; le geôlier craignait que le bruit de leur marche dans les corridors n’eût donné l’éveil, et il voulait n’ouvrir la porte qu’à coup sûr. Un silence profond régnait dans la prison. Alors Revertégat se décida à tirer les verrous.
Les deux frères s’échappèrent vivement et se dirigèrent, la tête baissée, vers la place des Prêcheurs. Fine resta un instant en arrière; elle était chargée de remettre les quinze mille francs à son oncle. Elle rejoignit ses compagnons au moment où ils allaient s’engager dans la petite rue Saint-Jean.
Ils prirent ensuite le Cours et marchèrent dans l’ombre noire des arbres. Une seule crainte leur restait: il leur fallait sortir de la ville, alors fermée de portes que des gardiens étaient chargés d’ouvrir aux gens attardés, et ils redoutaient d’être arrêtés là misérablement.
Ils marchaient toujours, regardant autour 225
d’eux, se défiant des rares passants qu’ils rencontraient. À la hauteur de la rue des Carmes, ils trouvèrent un homme qui se mit à les suivre. Le cœur de Marius battit à se rompre. Le jeune homme crut que tout était perdu.
À un moment, l’inconnu hâta le pas. Il vint gaillardement frapper sur l’épaule de Marius.
– Eh! je ne me trompe point, dit-il, c’est vous, mon jeune ami. Que diable faites-vous à cette heure, sur le Cours?
Marius, pris d’une rage sourde, serrait déjà les poings, lorsqu’il reconnut la voix de M. de Girousse.
– Vous voyez, je me promène, répondit-il en balbutiant.
– Ah! vous vous promenez, reprit le comte d’un ton narquois.
Il regarda Fine, il regarda surtout Philippe enveloppé dans le caban.
– Voilà une tournure que je connais, murmura-t-il.
Puis il ajouta, avec sa brusquerie amicale:
– Voulez-vous que je vous accompagne? Vous désirez sortir d’Aix, n’est-ce pas?… On n’ouvre pas la porte à tout le monde. Je connais un garde. Venez.
Marius accepta avec reconnaissance. M. de Girousse fit ouvrir la porte sans difficulté. Il 226
n’avait plus adressé une seule parole aux jeunes gens. Quand il fut sur la place de la Rotonde, il donna une poignée de mains à Marius.
– Je vais rentrer par la porte d’Orbitelle, lui dit-il… Bon voyage.
Et il reprit à voix plus basse, en se penchant:
– C’est moi qui rirait bien demain, en voyant la mine que fera de Cazalis.
Marius regarda avec émotion s’éloigner cet homme généreux qui cachait la bonté de son cœur sous des allures brusques et originales.
Isnard attendait les fugitifs avec le cabriolet. Philippe voulut conduire, pour recevoir tout l’air de la nuit au visage. Il éprouvait une poignante volupté à sentir la légère voiture l’emporter dans l’ombre; cette course lui faisait mieux goûter les délices de la liberté.
Puis vinrent les effusions, les confidences, pendant que le cheval montait lentement les pentes. Fine et Marius avouèrent leur amour à Philippe, et celui-ci parut charmé des douceurs de cette jeune tendresse. En prison, il avait beaucoup réfléchi, il était devenu grave. Il ne pensait plus à ses amourettes d’autrefois il comprenait que la vie s’ouvrait devant lui, impérieuse et difficile.
Lorsque son frère lui annonça qu’il épou227
serait sans doute prochainement la bouquetière, il devint pâle et triste. Il songeait à Blanche. Marius comprit qu’il venait involontairement de toucher à une blessure encore vive; il donna à Philippe des nouvelles de son enfant, il s’entretint gravement avec lui, à demi-voix, et lui promit de veiller aux intérêts de son cœur, pendant son absence.
Il allait d’ailleurs s’occuper activement de lui obtenir sa grâce. Il ne s’oublierait pas dans les tranquillités saintes, dans les tiédeurs caressantes de ses amours. Lui et Fine songeraient à l’exilé.
Et, le lendemain matin, Philippe, accoudé sur le pont du petit navire qui le conduisait à Gênes, regarda longuement la côte de Saint-Henri. Là bas, au-dessus des flots bleus, il apercevait une tache blanche, la maison où la pauvre Blanche pleurait toutes les larmes de son cœur.
5
Troisième partie
I
LE COMPLOT
Environ deux mois après l’évasion de Philippe, par une calme soirée de février, Blanche se promenait lentement au bord de l’eau. Le crépuscule allait tomber. Au loin, la mer était toute pâle, toute tranquille, et, au pied de la côte, elle bruissait faiblement, à peine frissonnante sous les vents du soir. La journée avait été presque chaude; les tiédeurs du printemps prochain traînaient déjà au fond de l’air limpide. Dans le grand ciel bleu du Midi, il y a parfois des soleils d’hiver qui ont les forces généreuses des soleils d’été.
6
La jeune femme allait à petits pas, le long de la falaise, regardant tomber la nuit sur les flots qui devenaient d’un bleu noir et dont les plaintes se faisaient plus vagues et plus douces. La pauvre Blanche était bien changée. Elle avait à peine dix-sept ans, et les fatalités terribles qui venaient de la frapper, la courbaient et mettaient sur son jeune visage des pâleurs de morte. Toute sa vigueur, toute sa vie légère et insouciante s’en étaient allées dans ses larmes. Le terme terrible où elle serait mère approchait, et elle avançait en chancelant, plus accablée encore sous le poids de ses désespoirs que sous le poids de son enfant.
Derrière elle, à quelques pas, marchait une grande femme, sèche et roide, qui la suivait, comme un garde-chiourme suit un forçat. Elle ne la perdait pas des yeux, elle surveillait tous ses mouvements. Cette femme était une nouvelle gouvernante que M. de Cazalis avait donnée à sa nièce depuis quelques semaines. Le député se trouvait alors à Marseille, où il était accouru, dès qu’il avait appris que les couches de Blanche devaient avoir lieu prochainement. Il voulait être là pour veiller à ses intérêts. Cet enfant, ce bâtard qui allait entrer dans sa famille, l’inquiétait étrangement. D’ailleurs ses calculs étaient faits, il désirait seulement suivre le plan 7
qu’il avait arrêté longtemps à l’avance. On verra quel était ce plan.
Lorsqu’il eut obtenu un congé et qu’il put se rendre en secret à la petite maison de Saint-Henri, il se dit que sa nièce n’était pas assez prisonnière. Il lui fallait cloîtrer la pauvre enfant, s’il tenait à mener à bien ses projets. La première gouvernante qu’il avait choisie, lui parut avoir été trop faible, trop complaisante. Il sut qu’une jeune fille venait presque chaque jour s’entretenir avec Blanche, et cela lui donna des craintes secrètes. C’est alors qu’il résolut de confier la garde de la petite maison à une geôlière vigilante qui ne laisserait entrer personne et qui lui rendrait un compte fidèle des incidents les plus minces.
Mme Lambert, la femme roide et sèche, le garde-chiourme, était admirablement faite pour jouer un pareil rôle. Vieille fille, élevée dans une dévotion exagérée, elle avait la rudesse des cœurs étroits, la méchanceté sourde des gens qui n’ont jamais aimé. Elle savait Blanche coupable d’une faute d’amour, et cela la rendit plus dure, plus implacable, elle que tous les hommes dédaignaient. Elle exécuta dans sa rigueur le mandat que M. de Cazalis lui avait confié, elle surveilla sa prisonnière avec une ruse diabolique, elle fit autour d’elle une solitude complète, renvoyant ceux 8
qui s’approchaient de trop près. La petite maison devint ainsi une sorte de citadelle dans laquelle elle se retrancha et où elle tint Blanche à sa merci. Fine fut chassée impitoyablement; dès qu’elle se montrait sur la côte, Mme Lambert se mettait à une des fenêtres et restait là à l’épier jusqu’à ce qu’elle se fut éloignée. La bouquetière dut renoncer à venir. Alors, la pauvre Blanche manqua mourir de chagrin et d’ennui; elle se sentit étouffer dans l’étreinte rude de sa geôlière qui la serrait chaque jour davantage.
Un seul visiteur, l’abbé Chastanier, était admis, et encore Mme Lambert s’arrangeait-elle de façon à entendre ce que le prêtre disait à la jeune femme.
Ce soir-là, Blanche avait obtenu de sa gouvernante la grâce de faire une courte promenade au bord de la mer. Ses couches étaient prochaines, et il lui prenait des nausées, des étourdissements que le grand air calmait. Les deux promeneuses suivaient la falaise, la jeune femme se demandant comment elle pourrait faire pour déjouer cette surveillance qui entravait ses projets, Mme Lambert regardant derrière chaque roche, craignant de voir quelqu’un s’élancer et lui voler sa proie. Comme elles allaient rentrer, elles virent tout à coup dans l’étroit sentier une forme noire qui s’avançait vers 9
elles. La nuit était complètement tombée. Mme Lambert eut une peur atroce, et elle se portait vivement en avant, lorsqu’elle reconnut l’abbé Chastanier. Le prêtre n’avait pas trouvé Blanche dans la petite maison, et il venait la chercher sur la côte.
– Rentrons vite, dit brusquement Mme Lambert. Vous serez mieux pour causer dans le salon. Le vent devient frais.
– Nous sommes très bien ici, murmura Blanche. Restons encore quelques instants.
Et elle poussa légèrement du coude l’abbé Chastanier, pour qu’il appuyât son désir.
– Eh! oui, dit à son tour le prêtre, la soirée est d’une douceur printannière. Cet air frais qui vient de la mer est excellent, et il fera grand bien à notre chère malade.
Il prit le bras de la jeune femme et ajouta gaiement:
– Nous allons nous promener ensemble, mon enfant, comme deux amoureux… Si vous craignez de vous enrhumer, rentrez, Mme Lambert. Nous vous rejoindrons tout à l’heure.
Et il reprit le chemin de la falaise, emmenant avec lui Blanche que l’innocente malice du vieillard fit sourire. Mme Lambert n’eut garde de rentrer; elle aurait mieux aimé courir le risque de s’enrhumer dix fois que de perdre de vue sa prisonnière pendant un 10
quart-d’heure. Elle se mit à suivre les promeneurs à une dizaine de pas, grondant, prise d’inquiétude et de rage, tâchant d’écouter ce qu’ils disaient et s’emportant contre les vagues dont les clameurs l’empêchaient d’entendre. Elle écoutait à l’aise dans la petite maison, soit franchement, soit cachée derrière une porte; mais là, sur les rochers, elle n’osait, elle ne pouvait faire son métier d’espion.
Blanche disait au prêtre d’une voix triste et reconnaissante:
– Que je vous remercie de m’avoir aidée à me procurer un moment d’entretien avec vous… Vous le voyez, ma prison devient chaque jour plus étroite.
– Espérez, ma chère enfant, répondit l’abbé Chastanier, vous serez délivrée bientôt, vous pourrez alors agir selon votre foi et selon votre cœur.
– Oh! je ne pense pas à moi, ils pourraient faire de ma triste personne ce qu’il leur plairait, sans que j’eusse la moindre idée de révolte… D’ailleurs, vous le savez, ma résolution est prise, vos douces paroles m’ont indiqué le seul chemin que je puisse suivre maintenant.
– Ce n’est pas moi, c’est Dieu lui-même qui vous a menée à la paix et à l’espoir.
Blanche sembla ne pas avoir entendu. Elle continua en s’animant peu à peu:
– 11
J’ai fait le sacrifice de toutes mes joies, je suis heureuse de souffrir, car j’espère ainsi gagner mon pardon… Par moments, je voudrais inventer des cilices plus rudes pour hâter la pénitence.
– Alors, mon enfant, pourquoi vous plaignez-vous de votre solitude? demanda doucement le prêtre.
– Eh! il ne s’agit pas de moi, mon père. Si j’étais seule menacée d’une prison peut-être éternelle, je me résignerai… Mais je tremble pour ce pauvre petit que je vais mettre au monde.
– Que pouvez-vous craindre?
– Que sais-je!… Si mon oncle n’avait pas certains projets, il ne m’enfermerait point ainsi. Songez à toutes les précautions que l’on prend pour m’isoler, pour m’empêcher de communiquer en secret même avec vous… Je suis sûre que Mme Lambert se désespère en ce moment.
– Vous exagérez.
– Non, vous savez que je dis la vérité, vous cherchez à calmer mes inquiétudes… Voyez-vous, tout cela m’épouvante, et je crains pour mon enfant, je crains un malheur que je sens là, dans l’ombre.
Elle garda un silence douloureux et reprit brusquement, d’une voix déchirée:
– Voulez-vous m’aider à sauver mon enfant?
12
Le prêtre fut surpris et troublé par ce cri. Il hésita, n’osant répondre.
– Calmez-vous, dit-il enfin. Vous savez que je vous suis tout dévoué.
– Je vous le répète, continua Blanche, j’ai fait le sacrifice de mes joies, mais je désire que mon enfant soit heureux.
– Que puis-je faire pour vous? demanda l’abbé Chastanier ému.
Mme Lambert s’était approchée peu à peu. Elle avait fini par marcher sur les talons des promeneurs. Blanche entendit le bruit de ses pas sur les cailloux; elle se pencha et dit à voix basse au prêtre:
– Priez Fine de venir ici demain vers six heures et de passer près de moi, sans que Mme Lambert puisse la reconnaître.
Le lendemain, Blanche et sa gouvernante se promenaient sur la falaise, au coucher du soleil. Pendant la journée, la jeune femme s’était plainte de violentes douleurs à la tête, et elle avait passé l’après-midi entière, enfermée dans sa chambre. Puis, le soir, elle avait feint des éblouissements et des nausées pour aller prendre l’air sur la côte.
Mme Lambert se tenait auprès d’elle, méfiante, se promettant de ne pas se laisser jouer le même tour que la veille. Blanche, de temps à autre, regardait avec anxiété le chemin qui venait de Marseille.
13
À la nuit tombante, elle vit au loin, sur ce chemin, une femme vêtue d’une mante provençale et dont le visage était caché sous un large capuchon d’indienne. À la démarche vive et leste de cette femme, elle devina que c’était la personne qu’elle attendait.
La femme avançait rapidement. En passant, elle heurta légèrement Blanche qui lui remit une lettre, en murmurant:
– Accomplissez mes vœux, je vous en supplie.
Et le doux visage de Fine apparut un instant sous le capuchon, avec un bon sourire consolateur, plein de promesses de dévouement. Puis, la bouquetière se retira lestement, comme elle était venue.
Mme Lambert, sèche et roide, n’avait rien vu, rien compris.
14
II
LE PLAN DE M. DE CAZALIS
Comme le disait Blanche, si son oncle n’avait pas eu certains projets, il ne l’aurait point enfermée ainsi. Le désir de cacher autant que possible la grossesse de la jeune femme, ne justifiait pas l’excès de précautions que prenait M. de Cazalis pour isoler sa nièce et la tenir complètement en sa puissance. Le rôle impitoyable que jouait Madame Lambert, l’attitude grave et sévère du député, la vie solitaire qu’on lui faisait mener, tout avertissait Blanche que quelque évènement cruel se tramait dans l’ombre et la menaçait. 15
Par un instinct maternel, elle sentait que ce n’était point elle qu’on voulait frapper, mais l’enfant qu’elle portait encore dans son sein. On attendait sans doute la naissance de ce pauvre petit, et alors se passerait quelque chose de terrible qu’elle ne pouvait prévoir, mais dont la pensée vague la faisait trembler. Elle avait appelé Fine à son secours pour sauver le nouveau-né des malheurs qui la désespéraient à l’avance.
Les craintes de Blanche étaient exagérées. La solitude dans laquelle elle vivait, exaltait ses pensées et dressait devant elle des hallucinations horribles. M. de Cazalis n’était pas un homme à se compromettre en martyrisant un enfant. Il désirait simplement faire disparaître le plus possible l’héritier de Blanche. Voici, d’ailleurs, en quelques mots, le plan qu’il avait arrêté et les raisons qui le poussaient à employer de pareils moyens.
Blanche, à la mort de son père, s’était trouvée riche de plusieurs centaines de mille francs. Elle avait dix ans. Elle se retira chez son oncle qui fut nommé tuteur, et qui, dès lors, géra la fortune de la jeune fille. D’ailleurs, il n’entama pas cette fortune, mais en se voyant tant d’or entre les mains, il perdit la tête, il mena un grand train, il mangea presque entièrement sa propre fortune en 16
quelques années. Lors de la fuite de sa nièce avec Philippe, il eut une peur atroce d’être obligé de rendre ses comptes de tutelle, non pas qu’il eût dissipé entièrement l’argent qui appartenait à Blanche, mais parce qu’il serait tombé dans une véritable misère, si on lui avait retiré cet argent des mains. Depuis plusieurs mois, il ne vivait plus que sur le bien de sa nièce.
Tant qu’il avait tenu la jeune fille en sa possession, il n’avait éprouvé aucune crainte. Il savait qu’il faisait d’elle tout ce qu’il voulait, qu’il la pliait à ses volontés, comme une cire molle. Le caractère faible de sa nièce le mettait à l’aise. Jamais une pareille poupée n’oserait réclamer son bien. Il comptait la marier ou la mettre au couvent, en ne lâchant que le moins d’argent possible. Aussi l’escapade de Blanche l’avait-elle atterré. S’il s’était emporté, s’il avait traqué les fugitifs, s’il avait repris violemment sa nièce avec lui, c’est qu’il redoutait un mariage entre elle et Philippe; il connaissait Philippe, il savait que ce garçon lui ferait rendre jusqu’à la dernière pièce d’or. Son intérêt avait été tout aussi douloureusement atteint que son orgueil. Tandis qu’il s’emportait tout haut contre une mésalliance, il frissonnait en se disant tout bas que cette mésalliance ne serait pas seulement une tache à son blason, mais encore un trou hor17
rible à sa bourse par lequel son luxe et sa puissance s’en iraient. Aussi, était-il rentré en possession de Blanche avec toutes les joies âpres d’un avare qui a de nouveau entre les doigts un trésor qu’on lui avait volé. Il s’apprêta à jouir commodément des richesses de sa nièce.
Et voilà que sa nièce devint enceinte. Lorsqu’il s’aperçut de cette grossesse, il fut terrifié. Tous ses calculs étaient dérangés. Blanche allait avoir un héritier, et cet héritier serait sans doute plus exigeant que sa mère. De Cazalis devint impitoyable, il voulut traîner Philippe au poteau, il chercha à le rendre infâme pour faire rejaillir un peu de son infâmie sur son enfant; il aurait voulu pouvoir priver cet enfant de ses droits civils, avant même qu’il ne vint au monde. Quand il apprit que Philippe était en fuite et qu’il échappait ainsi à l’infâmie, ses inquiétudes se changèrent en véritables terreurs. Il était ruiné.
La lutte était suprême pour lui. S’il se trouvait obligé de rendre ses comptes de tutelle, il tombait littéralement sur la paille. Il serait encore très heureux s’il pouvait s’en tirer à aussi bon marché, au prix de la misère, car il n’était pas bien sûr de n’avoir pas entamé la fortune de Blanche d’une façon trop large et trop visible. D’un côté, en gardant 18
sa nièce, en gardant l’argent, il continuait à mener grand train, il restait riche et puissant, il trouvait le moyen de dépouiller la jeune fille d’une manière légale; d’un autre côté, si on lui demandait brusquement des comptes, si l’on exigeait, au nom de l’enfant et de la mère, le dépôt remis entre les mains, il était obligé de solliciter une aumône pour ne pas mourir de faim, il roulait dans la plus affreuse misère. On comprend avec quelle énergie il acceptait le combat et avec quelle âpreté il s’efforçait de triompher.
Blanche n’existait pas pour lui. Sur un simple regard, sur un éclat de voix, elle frissonnait, elle consentait à tout. Mais il tremblait à la pensée de l’enfant qu’elle portait en elle. Cette petite créature qui n’avait pas encore vu le jour, faisait pâlir le tout puissant Cazalis. Il se surprenait à désirer ardemment que cet enfant ne naquit pas vivant. Il ne lui aurait pas donné la mort, par orgueil de race, mais il priait Dieu de le frapper dans le sein de Blanche. Ce pauvre être grandirait, et, un jour, poussé par les Cayol, il pourrait réclamer les biens de sa mère. Cette pensée mettait des sueurs froides au front du député. Les Cayol, là était sa grande épouvante. Si jamais les Cayol s’emparaient de l’enfant, ils l’élèveraient pour en faire leur vengeance. Alors de Cazalis s’imaginait tous les malheurs qui 19
l’accableraient, il lui faudrait rendre gorge, donner toute une fortune à ces gens qu’il aurait voulu écraser; et lui, il mendierait peut-être le long des routes.
Telles étaient les craintes qui l’avaient poussé à enfermer Blanche dans la petite maison de la côte. Il voulait l’isoler des Cayol, empêcher les Cayol de s’entendre avec elle et de s’emparer de l’enfant, le lendemain des couches. Toutes les précautions qu’il prenait tendaient à lui assurer la possession pleine et entière du fils de Philippe. Sa nièce ne comptait pas; il lui aurait accordé une liberté plus grande, s’il ne s’était agi que d’elle et de ses caprices de malade. Mais il fallait bien qu’il la tint prisonnière pour ne pas laisser échapper son enfant. Il cloîtrait Blanche uniquement pour cloîtrer son héritier. Il comptait être là, à la naissance de ce pauvre être, pour s’en emparer et l’empêcher de devenir l’instrument de sa perte. En attendant, il avait chargé Mme Lambert de surveiller les alentours de la maison et de ne permettre à personne d’y pénétrer. Il craignait quelque coup de main.
Il se disait qu’il serait sauvé, lorsqu’il tiendrait l’enfant en sa possession. Tout au fond de lui, par moments, il était presque heureux que sa nièce eût commis une faute irréparable. Si elle était restée pure et qu’elle se fût 20
mariée, il n’aurait pu garder quelques parcelles de sa fortune qu’avec beaucoup de peine. Maintenant, elle ne se marierait sans doute pas, elle entrerait dans un couvent pour y pleurer sa honte et ses amours brisées, et il garderait impunément tout l’argent. Il tolérait les visites de l’abbé Chastanier, parce qu’il espérait bien que le vieux prêtre indiquerait la religion à Blanche comme unique refuge. Cette façon de se débarrasser de la pauvre fille était si naturelle qu’elle devait forcément réussir.
Une fois la mère au couvent, il se chargeait de l’enfant. Il était trop orgueilleux, trop égoïste, trop avide de puissance et de considération, pour songer un instant à un crime. Son plan consistait simplement à garder toujours l’enfant auprès de lui, à l’élever avec soin, à tâcher de le pousser aussi dans la religion. D’ailleurs, il ne pouvait prévoir l’avenir. Il voulait seulement mettre toutes les chances de son côté. Au lieu d’une ruine immédiate, il préférait courir le risque d’une ruine lointaine. Son fils adoptif grandirait sous ses yeux, et il essayerait de s’en défaire d’une façon honnête, soit en le poussant dans les ordres, soit en le faisant tuer dans une guerre, soit en le jetant sur le pavé, après avoir trouvé un moyen légal de lui voler sa fortune. En tous cas, il fallait éviter à tout 21
prix qu’il ne tombât entre les mains des Cayol.
On connait maintenant les pensées secrètes et le plan de M. de Cazalis, et l’on s’explique pourquoi il tenait Blanche si étroitement cachée. Il venait la voir chaque jour, le matin, accompagné d’un docteur qui le renseignait quotidiennement sur les progrès de la grossesse. Lorsque sa nièce hasardait quelques plaintes timides sur la façon dont on l’emprisonnait, il s’emportait, il parlait de l’honneur de la famille, il faisait rougir la pauvre enfant en lui criant qu’elle devrait s’enterrer elle-même dans une tombe pour dérober sa honte à tout le monde. Il aurait voulu en finir, il avait hâte de retourner à Paris où l’appelaient les travaux de la Chambre qui était en pleine session; mais il ne voulait pas s’éloigner avant d’avoir remis en mains sûres l’enfant de Blanche.
Chaque jour, il se faisait rendre un compte exact par Mme Lambert de ce qui s’était passé pendant son absence. Il lui demandait surtout si elle n’avait vu personne autour de la maison. La gouvernante le rassurait, personne ne se montrait, et Cazalis commençait à croire qu’on ne lui disputerait pas l’enfant.
Aussi éprouva-t-il une grande joie, lorsqu’un matin on lui annonça que les couches auraient lieu le soir même. Blanche entendit 22
ces paroles, dites à demi-voix. Quand son oncle et le médecin eurent quitté sa chambre, elle se traîna jusqu’à la fenêtre et attacha au volet un bout de chiffon blanc.
23
III
OÙ L’ON VOIT LES EFFETS D’UN BOUT DE CHIFFON BLANC
Il est nécessaire, pour l’intelligence des faits qui vont suivre, de décrire en quelques mots la petite maison de la côte. Cette maison offrait une singularité de construction assez bizarre; elle avait deux portes: une sur le devant, qui donnait accès dans les pièces du bas, et une sur le derrière, qui conduisait de plain-pied dans les chambres du haut. L’explication est simple: la maison se trouvait adossée contre un rocher qui montait jusqu’au premier étage, et ce premier étage, vu de l’intérieur des terres, devenait ainsi un rez-de-chaussée.
24
La chambre de Blanche, dont les fenêtres donnaient sur la mer, était en haut, à gauche de l’escalier. À la suite de cette chambre, il y en avait une seconde, plus petite, qui servait à la jeune fille de cabinet de toilette, et dans laquelle s’ouvrait la porte de derrière. Un cadenas rouillé fermait cette porte qui n’avait peut-être pas été ouverte depuis vingt ans. La clef était perdue, personne ne passait par là. M. de Cazalis, en louant la maison, n’avait pas songé à s’inquiéter de cette issue condamnée. Il ne se rappelait même plus son existence.
Quelques semaines avant ses couches, Blanche, en cherchant à terre une épingle qu’elle venait de laisser tomber, trouva dans une fente, entre le parquet et le mur, une petite clef dont la présence en cet endroit piqua sa curiosité. Sa première pensée fut que cette clef devrait être celle du cadenas qui fermait l’ancienne porte. Elle ne s’était pas trompée; la clef ouvrit le cadenas, et Blanche, poussant la porte, put jeter un coup d’œil dans la campagne. Elle mit sa trouvaille en sûreté et n’en parla à personne, avertie par une sorte d’instinct qu’elle avait désormais entre les mains un moyen de salut.
Le jour de ses couches, après avoir attaché un bout de chiffon blanc au volet de sa fenêtre, elle prit la petite clef du cadenas au 25
fond du tiroir où elle l’avait cachée. Puis elle revint se coucher en chancelant. Elle glissa la petite clef sous un de ses matelas et se mit à sourire d’un air confiant et tranquille.
Dès que M. de Cazalis sut que les couches auraient lieu le soir, il résolut de s’établir dans la maison et de ne la quitter que lorsqu’il se serait assuré la possession de l’enfant. Il retint le médecin, fit venir une sage-femme et envoya chercher à Marseille une nourrice qu’il avait arrêtée depuis longtemps; cette nourrice était une créature qui lui appartenait corps et âme et sur la fidélité de laquelle il pouvait compter. Ces dispositions prises, il attendit les évènements, il alla se promener au bord de la mer, vaguement inquiet, malgré toutes ses précautions, songeant avec terreur qu’il était perdu si l’enfant lui échappait. Et il se tranquillisait un peu, en se disant que cela était impossible, qu’il se coucherait plutôt devant la porte de Blanche, jusqu’à ce que le nouveau-né fut emporté par la nourrice. Il se promena pendant plusieurs heures le long de la plage, jetant de temps à autre des coups d’œil sur les fenêtres de la chambre, où sa nièce criait dans les angoisses de l’enfantement. Ne voulant pas assister à cette scène, il avait prié Mme Lambert de venir le chercher, dès que les couches seraient terminées. La nuit tom26
ba; il finit par s’asseoir au milieu des galets, regardant les ombres qui allaient et venaient sur les vitres éclairées de la petite maison.
Pendant ce temps, la pauvre Blanche était à deux doigts de la mort. Un instant le médecin et la sage-femme désespérèrent de sa vie. Le chagrin avait tellement affaibli son corps, que la secousse profonde de l’enfantement failli la briser. Elle eut un fils, et elle n’entendit pas le premier cri du pauvre petit; pâle, évanouie, comme morte, elle gisait sur son lit de douleur. L’enfant fut mis à côté d’elle, la nourrice n’était pas encore venue, et Mme Lambert courut prévenir M. de Cazalis que tout était fini et que sa nièce se mourait.
Le député arriva en toute hâte et fut horriblement contrarié en voyant que la nourrice ne se trouvait pas là; il aurait voulu que le fils de Blanche disparût sur le champ. D’ailleurs, il se contint, il lui fallut ne pas montrer son anxiété devant le docteur et la sage-femme. Au fond, il se souciait médiocrement des souffrances de sa nièce, mais il dut jouer l’inquiétude et l’affection en face de la pauvre fille étendue toute blanche sur le lit. Il demanda au docteur s’il y avait encore quelque danger.
– Je ne le pense pas, répondit celui-ci, et je crois que je puis me retirer.
27
Il ajouta en montrant la sage-femme:
– La présence de Madame suffira. Seulement, je ne saurais trop vous recommander d’éviter à l’accouchée toute contrariété, toute émotion forte. Il y va de sa vie… Je reviendrai demain.
Comme M. de Cazalis reconduisait le docteur, la nourrice arriva. Il rentra avec elle dans la petite maison et lui fit de vifs reproches en montant à la chambre de Blanche. La nourrice excusa son retard, et le député lui donna ses dernières instructions. Elle allait emporter le nouveau-né et veiller sur lui avec une vigilance de toutes les heures. Cette femme devait repartir le lendemain matin pour le village qu’elle habitait dans un coin perdu du département des Basses-Alpes. De Cazalis espérait qu’on n’irait pas chercher son neveu au fond d’un pareil trou.
Il trouva auprès de l’accouchée Mme Lambert et la sage-femme qui s’empressaient silencieusement autour du lit. Lorsqu’il s’approcha pour prendre l’enfant, afin de le remettre à la nourrice, il rencontra les yeux de Blanche, qui venaient de s’ouvrir tout grands et qui se fixerent sur lui d’une façon ardente. Il osa pourtant allonger la main vers le nouveau-né, malgré les terribles regards de sa nièce. Alors la jeune femme fit un suprême effort, elle réussit à se mettre sur son 28
séant et à attirer son fils sur ses genoux.
– Que voulez-vous? demanda-t-elle à de Cazalis d’une voix basse et étouffée.
Le député recula.
– La nourrice est arrivée, répondit-il en hésitant. Vous savez ce dont nous sommes convenus. Il faut lui remettre votre enfant.
Quelques jours avant les couches, il avait signifié à sa nièce que l’honneur de la famille demandait l’éloignement du fils de Philippe, dès sa naissance. Blanche avait plié comme toujours, devant les paroles brèves et violentes de son oncle. Mais elle avait espéré qu’elle pourrait garder le nouveau-né au moins pendant vingt-quatre heures, et c’était sur cette espérance qu’elle avait basé un plan de salut. Quand elle vit M. de Cazalis devant elle, exigeant la remise immédiate de l’enfant, elle pensa que tout était perdu. Si l’on emportait le petit sur-le-champ, son plan échouait, elle n’avait pas le temps de soustraire le fruit de ses entrailles aux dangers vagues que devinaient ses angoisses de mère.
Elle devint plus pâle encore, elle serra le nouveau-né contre sa poitrine. Elle n’avait pas prévu ce coup qui la frappait, et elle se débattait sous les regards impitoyables de son oncle.
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Oh! par pitié! cria-t-elle, laissez-le moi jusqu’à demain matin.
Elle se sentait faible, elle avait peur d’être lâche et d’obéir. Le député reprit d’une voix impérieuse dont il tâchait de contenir les éclats, pour ne pas être entendu de la sage-femme.
– Vous me demandez une chose impossible. Votre fils doit disparaître pendant quelque temps, si vous ne voulez pas me couvrir de honte.
– Je vous le remettrai demain matin, dit Blanche qui frissonnait. Soyez bon, permettez que je puisse le regarder et l’aimer jusque-là. Cela ne peut vous faire du tort, personne ne le verra, cette nuit, dans cette chambre.
– Eh! il vaut mieux en finir tout de suite. Embrassez-le et remettez-le à la nourrice.
– Non, je le garde… Vous me tuez, monsieur.
Elle prononça ces derniers mots d’un accent déchirant. M. de Cazalis n’ajouta rien, craignant de s’emporter; cette résistance imprévue le surprenait et l’inquiétait. Il s’avançait pour s’emparer du pauvre petit que Blanche serrait dans ses bras, lorsque la sage femme qui avait écouté et entendu, le prit à part et lui dit qu’elle ne répondait pas de sa nièce s’il continuait cette scène odieuse. Il vit qu’il lui fallait céder.
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Eh bien! gardez votre fils, dit-il à l’accouchée d’un ton brusque. Vous êtes vraiment ridicule… La nourrice attendra jusqu’à demain.
Blanche plaça son enfant à côté d’elle et se laissa aller sur l’oreiller, étonnée et heureuse de sa victoire. Des lueurs roses montèrent à ses joues, et elle baissa les paupières feignant de sommeiller, tout entière à l’espérance et à la joie.
Peu après, Mme Lambert et la sage-femme, la voyant paisible, se retirèrent pour aller se reposer quelques instants. M. de Cazalis resta un moment seul avec sa nièce qui tenait toujours ses yeux fermés.
Roman historique contemporain
V
Les MYSTÈRES DE MARSEILLE sont un roman historique contemporain.
J’ai pris dans la vie réelle tous les faits qu’ils contiennent; j’ai choisi çà et là les documents nécessaires, j’ai rassemblé en une seule histoire vingt histoires de source et de nature différentes, j’ai donné à un personnage les traits de plusieurs individus qu’il m’a été permis de connaître et d’étudier. C’est ainsi que j’ai pu écrire un ouvrage où tout est vrai, où tout a été observé sur nature.
VI
Je me suis servi à ma guise d’évènements réels qui sont, pour ainsi dire, tombés dans le domaine public. Libre aux lecteurs de remonter aux documents que j’ai mis en œuvre. Quant à moi, je déclare à l’avance que mes personnages ne sont pas les portraits de telles ou telles personnes; ces personnages sont des types, et non des individus. De même pour les faits: j’ai donné à des faits réels des conséquence qu’ils n’ont peut-être pas eues dans la réalité; de sorte que l’œuvre qu’on va lire, écrite à l’aide de plusieurs histoires vraies, est devenue une œuvre d’imagination, historique dans ses épisodes, inventée à plaisir dans son ensemble.
VII
9
I
COMME QUOI BLANCHE DE CAZALIS S’ENFUIT AVEC PHILIPPE CAYOL
Vers la fin du mois de mai 184*, un homme, d’une trentaine d’années, marchait rapidement dans un sentier du quartier St-Joseph, près des Aygalades. Il avait confié son cheval au méger d’une campagne voisine, et il se dirigeait vers une grande maison carrée, solidement bâtie, sorte de château campagnard comme on en trouve beaucoup sur les coteaux de la Provence.
Il fit un détour pour éviter le château et alla s’asseoir au fond d’un bois de pins qui 10
Cet homme, haut de taille et de tournure étrange, portait de larges favoris noirs. Son visage allongé, creusé de traits énergiques, avait une sorte de beauté violente et emportée. Et, brusquement, ses yeux s’adoucirent, ses lèvres fortes et épaisses eurent un sourire tendre. Une jeune fille venait de sortir du château, et, se courbant comme pour se cacher, elle accourait vers le bois de pins.
Hâletante, toute rose, elle arriva sous les arbres. Elle avait à peine seize ans. Au milieu des rubans bleus de son chapeau de paille, son jeune visage souriait, d’un air joyeux et effarouché. Ses cheveux blonds tombaient sur ses épaules; ses petites mains, appuyées contre sa poitrine, tâchaient de calmer les bonds de son cœur.
– Comme vous vous faites attendre, Blanche, dit le jeune homme. Je n’espérais plus vous voir.
Et il la fit asseoir à son côté, sur la mousse.
– Pardonnez-moi, Philippe, répondit la jeune fille. Mon oncle est allé à Aix pour 11
Elle s’abandonna à l’étreinte de celui qu’elle aimait, et les deux amoureux eurent une de ces longues causeries, si niaises et si douces. Blanche était une grande enfant qui jouait avec son amant comme elle aurait joué avec une poupée; Philippe, ardent et muet, serrait et regardait la jeune fille avec tous les emportements de l’ambition et de la passion.
Et, comme ils étaient là, oubliant le monde, ils aperçurent, en levant la tête, des paysans qui suivaient le sentier voisin et qui les regardaient en riant. Blanche effrayée s’éloigna de son amant.
– Je suis perdue, dit-elle toute pâle. Ces hommes vont avertir mon oncle. Ah! par pitié, sauvez-moi, Philippe.
À ce cri, le jeune homme se leva d’un mouvement brusque.
– Si vous voulez que je vous sauve, répondit-il avec feu, il faut que vous me suiviez. Venez, fuyons ensemble. Demain, votre oncle consentira à notre mariage… Nous contenterons éternellement nos tendresses.
– Fuir, fuir… répétait l’enfant. Ah! je ne m’en sens pas le courage. Je suis trop faible, trop craintive…
– Je te soutiendrai, Blanche… Nous vivrons une vie d’amour.
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– Oh! j’ai peur, j’ai peur du couvent, reprit-elle à voix basse… Tu m’épouseras, tu m’aimeras toujours?
– Je t’aime… Vois, je suis à genoux.
Alors, fermant les yeux, s’abandonnant au gouffre, Blanche descendit le coteau en courant, au bras de Philippe. Comme elle s’éloignait, elle regarda une dernière fois la maison qu’elle quittait, et une émotion poignante lui mit de grosses larmes dans les yeux.
Une minute d’égarement et d’épouvante avait suffi pour la jeter dans les bras de son amant, brisée et confiante. Elle aimait Philippe de toutes les premières ardeurs de son jeune sang et de toutes les folies de son inexpérience. Elle s’échappait comme une pensionnaire; elle s’en allait volontairement, sans réfléchir aux terribles conséquences de sa fuite. Et Philippe l’emmenait, ivre de sa victoire, frémissant de la sentir marcher et hâleter à son coté.
Le jeune homme voulait courir à Marseille pour se procurer un fiacre. Mais il craignit de laisser Blanche seule sur la grande route, et il préféra aller à pied avec elle jusqu’à la campagne de sa mère. Ils se trouvaient à une grande lieue de cette campagne, située au quartier de Saint-Just.
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Ils ne mirent pas une heure pour arriver à la campagne de la mère de Philippe. Blanche, exténuée, s’assit sur un banc de pierre qui se trouvait à la porte, tandis que le jeune homme était allé écarter les importuns. Puis il revint et fit monter la jeune fille dans sa chambre. Il avait prié Ayasse, un jardinier que sa mère occupait ce jour-là, d’aller chercher un fiacre à Marseille.
Les deux amants étaient dans la fièvre de leur fuite. En attendant le fiacre, ils restèrent muets et anxieux. Philippe avait fait asseoir Blanche sur une petite chaise; à genoux devant elle, il la regardait longuement, il la rassurait en baisant avec douceur la main qu’elle lui abandonnait.
– Tu ne peux garder cette robe légère, lui dit-il enfin… Veux-tu t’habiller en homme?
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– Mon frère est de petite taille, continua Philippe. Tu vas mettre ses vêtements.
Ce fut une fête. La jeune fille passa le pantalon en riant. Elle était d’une gaucherie charmante, et Philippe baisait avidement la rougeur de ses joues. Quand elle fut habillée, elle avait l’air d’un petit homme, d’un gamin de douze ans. Elle eut toutes les peines du monde à faire tenir le flot de ses cheveux dans le chapeau. Et les mains de son amant tremblaient en ramenant les boucles rebelles.
Ayasse revint enfin avec le fiacre. Il consentit à recevoir les deux fugitifs dans son domicile situé à Saint-Barnabé. Philippe prit tout l’argent qu’il possédait, et tous trois ils quittèrent la campagne et montèrent en voiture.
Ils firent arrêter le fiacre au pont du Jarret, et gagnèrent à pied la demeure d’Ayasse. Philippe avait résolu de passer la nuit dans cette retraite.
Le crépuscule était venu. Des ombres transparentes tombaient du ciel pâle, et d’âcres odeurs montaient de la terre, chaude encore des derniers rayons. Alors une vague crainte s’empara de Blanche. Lorsque, à la nuit naissante, dans les voluptés du soir, elle se trouva seule, entre les bras de son amant, toutes ses 15
– Écoute, dit-elle, je vais écrire à l’abbé Chastanier, mon confesseur… Il ira voir mon oncle, il obtiendra de lui mon pardon, il le décidera peut-être à nous marier ensemble… Il me semble que je tremblerais moins si j’étais ta femme.
Philippe sourit de la naïveté tendre de cette dernière phrase.
– Écris à l’abbé Chastanier, répondit-il. Moi, je vais faire connaitre notre retraite à mon frère. Il viendra demain et portera ta lettre.
Puis, la nuit se fit, tiède et voluptueuse. Et devant Dieu, Blanche devint l’épouse de Philippe. Elle s’était livrée d’elle-même, elle n’avait pas eu un cri de révolte, elle péchait par ignorance, comme Philippe péchait par ambition et par passion. Ah! la douce et terrible nuit! elle devait frapper les deux amants de misère et leur donner toute une existence de souffrance et de regrets.
Ce fut ainsi que Blanche de Cazalis s’enfuit avec Philippe Cayol, par une claire soirée de mai.
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OÙ L’ON FAIT CONNAISSANCE DU HÉROS, MARIUS CAYOL
Marius Cayol, le frère de l’amant de Blanche, avait environ vingt-cinq ans. Il était petit, maigre, d’allure chétive. Son visage jaune clair, percé d’yeux noirs, longs et minces, s’éclairait par moments d’un bon sourire de dévouement et de résignation. Il marchait un peu courbé, avec des hésitations et des timidités d’enfant. Et, lorsque la haine du mal, l’amour du juste le redressaient, il devenait presque beau.
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Leur mère, restée veuve, n’avait pas de fortune. Elle vivait difficilement avec les débris d’une dot que son mari avait compromise dans le commerce. Cet argent, placé chez un banquier, lui donnait de petites rentes qui lui suffirent pour élever ses deux fils. Mais, lorsque les enfants furent devenus grands, elle leur montra ses mains vides, elle les mit en face des difficultés de la vie.
Et les deux frères, jetés ainsi dans les luttes de l’existence, poussés par leurs tempéraments différents, prirent deux routes opposées.
Philippe, qui avait des appétits de richesse et de liberté, ne put se plier au travail. Il voulait arriver d’un seul coup à la fortune, il rêva de faire un riche mariage. C’était là, selon lui, un excellent expédient, un moyen 18
Marius, tandis que son frère étalait sa bonne mine, était entré en qualité de commis chez M. Martelly, un armateur qui demeurait rue de la Darse. Il se trouvait à l’aise dans l’ombre de son bureau; toute son ambition consistait à gagner une modeste aisance, à vivre ignoré et paisible. Puis il éprouvait des voluptés secrètes, lorsqu’il secourait sa mère ou son frère. L’argent qu’il gagnait lui était cher, car il pouvait donner cet argent, faire des heureux, goûter lui-même les bonheurs profonds du dévouement. Il avait pris dans la vie la route droite, le sentier pénible qui monte à la paix, à la joie, à la dignité.
Il se rendait à son bureau, lorsqu’on lui remit la lettre dans laquelle son frère lui annonçait sa fuite avec mademoiselle de Cazalis. Il fut pris d’un étonnement dou19
La maison du jardinier Ayasse avait, devant la porte, une treille qui formait un petit berceau; deux gros mûriers, taillés en parasol, étendaient leurs branches noueuses et jetaient leur ombre sur le seuil. Marius trouva Philippe sous la treille, regardant avec inquiétude et amour Blanche de Cazalis assise à côté de lui; la jeune fille, déjà lasse, était plongée dans les accablements des premiers soucis et des premières voluptés.
L’entrevue fut pénible, pleine d’angoisse et de honte. Philippe s’était levé.
– Tu me blâmes? demanda-t-il en tendant la main à son frère.
– Oui, je te blâme, répondit Marius avec force. Tu as fait là une méchante action. L’orgueil t’a emporté, la passion t’a perdu. Tu n’as pas réfléchi aux malheurs que tu vas attirer sur les tiens et sur toi.
Philippe eut un mouvement de révolte.
– Tu as peur, dit-il amèrement. Moi, je n’ai pas calculé; j’aimais Blanche, Blanche m’aimait. Je lui ai dit: «Veux-tu venir avec moi?» Et elle est venue. Voilà notre histoire. Nous ne sommes coupables ni l’un ni l’autre.
– 20
Philippe souriait dédaigneusement. Il attira Blanche sur sa poitrine.
– Mon pauvre Marius, dit-il, tu es un brave garçon, mais tu n’as jamais aimé, tu ignores la fièvre d’amour… Voici ma défense.
Et il se laissa embrasser par Blanche qui se tenait à lui avec des frémissements. La malheureuse enfant sentait bien qu’elle n’avait plus d’espoir qu’en cet homme. Elle s’était livrée, elle lui appartenait, elle le suivait comme son souverain maître. Et, maintenant, elle l’aimait presque en esclave, elle rampait vers lui, amoureuse et craintive.
Marius, désespéré, comprit qu’il ne gagnerait rien en parlant sagesse aux deux amants. Il se promit d’agir par lui-même, il voulut connaître tous les faits de la désolante aventure. Philippe répondit docilement à ses questions.
– Il y a près de huit mois que je connais Blanche, dit-il. Je l’ai vue la première fois 21
– Ne lui as-tu pas écrit? demanda Marius.
– Si, plusieurs fois.
– Où sont tes lettres?
– Elle les a brûlées… Chaque fois, j’achetais un bouquet à Fine, la bouquetière du cours Saint-Louis, et je glissais ma lettre au milieu des fleurs. La laitière Marguerite portait les bouquets à Blanche.
– Et tes lettres restaient sans réponse?
– Dans les commencements, Blanche a refusé les fleurs. Puis elle les a acceptées; puis elle a fini par me répondre. J’étais fou d’amour. Je rêvais d’épouser Blanche, de l’aimer à jamais.
Marius haussa les épaules. Il entraîna Philippe à quelques pas, et là continua l’entretien avec plus de dureté dans la voix.
– Tu es un imbécile ou un menteur, dit-il tranquillement; tu sais que M. de Cazalis, député, millionnaire, maître tout-puissant dans Marseille, n’aurait jamais donné sa nièce à Philippe Cayol, pauvre, sans titre, et républicain pour comble de vulgarité. Avoue que tu as compté sur le scandale de votre 22
– Et quand cela serait! répondit Philippe avec fougue. Blanche m’aime, je n’ai pas violenté sa volonté. Elle m’a librement choisi pour mari.
– Oui, oui, je sais cela. Tu le répètes trop souvent pour que je ne sache pas ce que je dois en croire. Mais tu n’as pas songé à la colère de M. de Cazalis; cette colère va retomber terriblement sur toi et ta famille. Je connais l’homme; ce soir, il aura promené son orgueil outragé dans tout Marseille. Le mieux serait de reconduire la jeune fille à Saint-Joseph.
– Non, je ne le veux pas, je ne le peux pas… Blanche n’oserait jamais rentrer chez elle… Elle était à la campagne depuis une semaine à peine; je la voyais jusqu’à deux fois par jour dans un petit bois de pins; nous jouissions en paix de la liberté des champs. Son oncle ne savait rien, et le coup a dû être rude pour lui… Nous ne pouvons nous présenter en ce moment…
– Eh bien! écoute, donne-moi la lettre pour l’abbé Chastanier. Je verrai ce prêtre; s’il le faut, j’irai avec lui chez M. de Cazalis. Nous devons étouffer le scandale. J’ai une tâche à accomplir, la tâche de racheter ta faute… Jure-moi que tu ne quitteras pas 23
– Je te promets d’attendre, si aucun danger ne me menace.
Marius avait pris la main de Philippe et la regardait en face, loyalement.
– Aime bien cette enfant, lui dit-il, d’une voix profonde, en lui montrant Blanche; tu ne répareras jamais l’injure que tu lui as faite.
Il allait s’éloigner, lorsque mademoiselle de Cazalis s’avança. Elle joignait les mains, suppliante, étouffant ses larmes.
– Monsieur, balbutia-t-elle, si vous voyez mon oncle, dites-lui bien que je l’aime… Je ne m’explique pas ce qui est arrivé… Je voudrais rester la femme de Philippe et retourner chez nous avec lui.
Marius s’inclina doucement.
– Espérez, dit-il.
Et il s’en alla, ému et troublé, sachant qu’il mentait et que l’espérance était folle.
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IL Y A DES VALETS DANS L’ÉGLISE
Marius, en arrivant à Marseille, courut à l’église Saint-Victor, à laquelle était attaché l’abbé Chastanier. Saint-Victor est une des plus vieilles églises de Marseille; ses murailles noires, hautes et crenelées, la font ressembler à un château-fort; on la dirait bâtie largement à coups de cognée par le peuple rude du port, qui a pour elle une vénération toute particulière.
Le jeune homme trouva l’abbé Chastanier dans la sacristie. Ce prêtre était un grand vieillard, à la figure longue et décharnée, d’une pâleur de cire; ses yeux, tristes et hum25
Son histoire était courte et douloureuse. Fils de paysans, d’une douceur et d’une naïveté d’enfant, il était entré dans les ordres, poussé par les désirs pieux de sa mère. Pour lui, en se faisant prêtre, il avait voulu faire un acte d’humilité, de dévouement absolu. Il croyait, en simple d’esprit, qu’un ministre de Dieu doit se renfermer dans l’infini de l’amour divin, renoncer aux ambitions et aux intrigues de ce monde, vivre au fond du sanctuaire, pardonnant les péchés d’une main et faisant l’aumône de l’autre.
Ah! le pauvre abbé, et comme on lui montra que les simples d’esprit ne sont bons qu’à souffrir et à rester dans l’ombre! Il apprit vite que l’ambition est une vertu sacerdotale, et que les jeunes prêtres aiment souvent Dieu pour les faveurs mondaines que distribue son Église. Il vit tous ses camarades du séminaire jouer des griffes et des dents et arracher çà et là des lambeaux de soie et de dentelle. Il assista à ces luttes intimes, à ces intrigues secrètes qui font d’un diocèse un petit royaume turbulent. Et, comme il demeurait humblement à genoux, comme il ne cherchait pas à plaire aux dames, comme il ne demandait rien et paraissait d’une piété stupide, on lui 26
Il resta ainsi plus de quarante ans dans un petit village situé entre Aubagne et Cassis. Son église était une sorte de grange, blanchie à la chaux, d’une nudité glaciale; l’hiver, lorsque le vent brisait une des vitres des fenêtres, le bon Dieu avait froid pendant plusieurs semaines, car le pauvre curé ne possédait pas toujours les quelques sous nécessaires pour faire remettre le carreau. D’ailleurs, il ne se plaignit jamais, il vécut en paix dans la misère et la solitude; il éprouva même des joies profondes à souffrir, à se sentir le frère des mendiants de sa paroisse.
Il avait soixante ans, lorsqu’une de ses sœurs, qui était ouvrière à Marseille, devint infirme. Elle lui écrivit, elle le supplia de venir auprès d’elle. Le vieux prêtre se dévoua jusqu’à demander à son évêque un petit coin dans une église de la ville. On lui fit attendre ce petit coin pendant plusieurs mois et l’on finit par l’appeler à Saint-Victor. Il devait y faire, pour ainsi dire, tous les gros ouvrages, toutes les besognes de peu d’éclat et de peu de profit. Il priait sur les bières des pauvres et les conduisait au cimetière; il servait même de sacristain à l’occasion.
Ce fut alors qu’il commença à souffrir réellement. Tant qu’il était resté dans son désert, 27
Heureusement, le soir, il avait de bonnes heures. Il soignait sa sœur, il se consolait à sa manière en se dévouant. Il entourait cette pauvre infirme de mille petites satisfactions. Il venait se réfugier auprès d’elle, et s’anéantissait dans cette dernière tendresse. Puis, une autre joie lui était venue: M. de Cazalis, qui se méfiait des jeunes abbés, l’avait choisi pour être le directeur de sa nièce. Le vieux prêtre ne tentait d’ordinaire aucune pénitente et ne confessait presque jamais; il fut ému aux larmes de la proposition du député, et il interrogea, il aima Blanche comme son enfant.
Marius lui remit la lettre de la jeune fille et étudia sur son visage les émotions que cette lettre allait exciter en lui. Il y vit se peindre une douleur poignante. D’ailleurs, le prêtre ne parut pas éprouver cette stupeur que cause 28
– Vous avez bien fait de compter sur moi, Monsieur, dit l’abbé Chastanier à Marius. Mais je suis bien faible et bien mal habile… J’aurais dû montrer plus d’énergie.
La tête et les mains du pauvre homme avaient ce tremblement doux et triste des vieillards.
– Je suis à votre disposition, continua-t-il… Comment puis-je venir en aide à la malheureuse enfant?
– Monsieur, répondit Marius, je suis le frère du jeune fou qui s’est enfui avec mademoiselle de Cazalis, et j’ai juré de réparer la faute, d’étouffer le scandale. Veuillez vous joindre à moi… L’honneur de la jeune fille est perdu, si son oncle a déjà déféré l’affaire à la justice. Allez le trouver, tâchez de calmer sa colère, dites-lui que sa nièce va lui être rendue.
– Pourquoi n’avez-vous pas amené l’enfant avec vous? Je connais la violence de M. de Cazalis; il voudra des certitudes.
– C’est justement cette violence qui a effrayé mon frère… D’ailleurs, nous ne pouvons raisonner maintenant. Les faits accomplis nous accablent. Croyez que je suis indi29
– C’est bien, dit simplement l’abbé. Je vais avec vous.
Ils suivirent le boulevard de la Corderie et arrivèrent au Cours Bonaparte, où se trouvait la maison de ville du député. M. de Cazalis, le lendemain de l’enlèvement, était rentré à Marseille, dès le matin, en proie à une colère et à un désespoir terribles.
L’abbé Chastanier arrêta Marius à la porte de la maison.
– Ne montez pas, lui dit-il. Votre visite serait peut-être regardée comme une insulte. Laissez-moi faire et attendez-moi.
Marius, pendant une grande heure, se promena avec fièvre sur le trottoir. Il eut voulu monter, expliquer lui-même les faits, demander pardon au nom de Philippe. Tandis que le malheur de sa famille s’agitait dans cette maison, il devait rester là, oisif et impatient, dans toutes les angoisses de l’attente.
Enfin l’abbé Chastanier descendit. Il avait pleuré; ses yeux étaient rouges, ses lèvres tremblantes.
– M. de Cazalis ne veut rien entendre, dit-il d’une voix troublée. Je l’ai trouvé dans 30
Ce que le pauvre prêtre ne disait pas, c’est que M. de Cazalis l’avait reçu avec les reproches les plus durs, calmant sa colère sur lui, l’accusant, dans son emportement, d’avoir donné de mauvais conseils à sa nièce. L’abbé avait courbé le dos; il s’était presque mis à genoux, ne se défendant point, demandant pitié pour autrui.
– Dites-moi tout, s’écria Marius désespéré.
– Il paraît, répondit le prêtre, que le paysan chez lequel votre frère avait laissé son cheval, a guidé M. de Cazalis dans ses recherches. Dès ce matin, une plainte a été déposée, et des perquisitions ont été faites à votre domicile, rue Sainte, et à la campagne de votre mère, au quartier de Saint-Just.
– Mon Dieu, mon Dieu, soupira Marius.
– M. de Cazalis jure qu’il écrasera votre famille. J’ai vainement tâché de le ramener à des sentiments plus doux. Il parle de faire arrêter votre mère…
– Ma mère!… Et pourquoi?
– Il prétend qu’elle est complice, qu’elle a aidé votre frère à enlever mademoiselle Blanche.
– Mais que faire, comment prouver la 31
Et Marius se mit à sanglotter dans ses mains jointes. L’abbé Chastanier regardait ce désespoir avec une pitié attendrie; il comprenait la tendresse et la droiture de ce pauvre garçon qui pleurait ainsi en pleine rue.
– Voyons, dit-il, du courage, mon enfant.
– Vous avez raison, mon père, s’écria Marius, c’est du courage que je dois avoir. J’ai été lâche, ce matin. J’aurais dû arracher la jeune fille des bras de Philippe et la ramener à son oncle. Une voix me disait d’accomplir cet acte de justice, et je suis puni pour ne pas avoir écouté cette voix… Ils m’ont parlé d’amour, de passion, de mariage. Je me suis laissé attendrir…
Ils gardèrent un moment le silence.
– Écoutez, dit brusquement Marius, venez avec moi. À nous deux, nous aurons la force de les séparer.
– Je veux bien, répondit l’abbé Chastanier.
Et, sans même songer à prendre une voiture, ils suivirent la rue de Breteuil, le quai du Canal, le quai Napoléon, et remontèrent la Cannebière. Ils marchaient à grands pas, sans parler.
Comme ils arrivaient au Cours Saint-Louis, une voix fraîche leur fit tourner la tête. C’é32
Joséphine Cougourdan, que l’on appelait familièrement du diminutif caressant de Fine, était une de ces brunes enfants de Marseille, petites et potelées, dont les traits fins et réguliers ont gardé toute la pureté délicate du type grec. Sa tête ronde s’attachait sur des épaules un peu tombantes; son visage pâle entre les bandeaux de ses cheveux noirs, exprimait une sorte de moquerie dédaigneuse; on lisait une énergie passionnée dans ses grands yeux sombres, que le sourire attendrissait par moments. Elle pouvait avoir vingt-deux à vingt-quatre ans.
À quinze ans, elle était restée orpheline, ayant à sa charge un frère, âgé au plus d’une dizaine d’années. Elle avait bravement continué le métier de sa mère, et, trois jours après l’enterrement, encore tout en larmes, elle était assise dans un kiosque du cours Saint-Louis, faisant et vendant des bouquets en poussant de gros soupirs.
La petite bouquetière devint bientôt l’enfant gâtée de Marseille. Elle eut la popularité de la jeunesse et de la grâce. Ses fleurs, disait-on, avaient un parfum plus doux et plus pénétrant. Les galants vinrent à la file; elle leur vendit ses roses, ses violettes, ses œillets, et rien de plus. Et c’est ainsi qu’elle put éle33
Les deux jeunes gens demeuraient place aux Œufs, en plein quartier populaire. Cadet était maintenant un grand gaillard qui travaillait sur le port; Fine, grandie, embellie, devenue femme, avait l’allure vive et la câlinerie nonchalante des marseillaises, et régnait, par sa beauté, sur toutes les filles du peuple, ses compagnes.
Elle connaissait les Cayol pour leur avoir vendu des fleurs, et elle leur parlait avec cette familiarité tendre que donnent l’air tiède et le doux idiome de la Provence. Puis, s’il faut tout dire, Philippe, dans les derniers temps, lui avait si souvent acheté des roses, qu’elle avait fini par éprouver de petits frissons en sa présence. Le jeune homme, amoureux d’instinct, riait avec elle, la regardait à la faire rougir, lui faisait en courant un bout de déclaration, le tout pour ne pas perdre l’habitude d’aimer. Et la pauvre enfant, qui jusque-là avait fort maltraité les amants, s’était laissée prendre à ce jeu. La nuit, elle rêvait de Philippe, elle se demandait avec angoisse où pouvaient bien aller toutes ces fleurs qu’elle lui vendait.
Marius, lorsqu’il se fut avancé, la trouva rouge et troublée. Elle disparaissait à moitié derrière ses bouquets. Elle était adorable de 34
– Monsieur Marius, dit-elle d’une voix hésitante, est-ce bien vrai ce que l’on répète autour de moi depuis ce matin?… Votre frère s’est enfui avec une demoiselle?
– Qui dit cela? demanda Marius vivement.
– Mais tout le monde… C’est un bruit qui court.
Et comme le jeune homme paraissait aussi troublé qu’elle et qu’il restait là sans parler:
– On m’avait bien dit que M. Philippe était un coureur, continua Fine avec une légère amertume. Il avait la parole trop douce pour ne pas mentir.
Elle était près de pleurer, elle étouffait ses larmes. Puis, avec une résignation douloureuse, d’un ton plus doux:
– Je vois bien que vous avez de la peine, ajouta-t-elle… Si vous avez besoin de moi, venez me chercher.
Marius la regarda en face et crut comprendre les angoisses de son cœur.
– Vous êtes une brave fille, s’écria-t-il… Je vous remercie, j’accepterai peut-être vos services.
Il lui serra la main avec force, comme à un camarade, et courut rejoindre l’abbé 35
– Nous n’avons pas de temps à perdre, lui dit-il. Le bruit de l’aventure se répand dans Marseille… Prenons un fiacre.
La nuit était venue, lorsqu’ils arrivèrent à Saint-Barnabé. Ils ne trouvèrent que la femme du jardinier Ayasse, tricotant dans une salle basse. Cette femme leur apprit tranquillement que le monsieur et la demoiselle avaient eu peur et qu’ils étaient partis à pied du côté d’Aix. Elle ajouta qu’ils avaient emmené son fils pour leur servir de guide dans les collines.
Ainsi, la dernière espérance était morte. Marius, anéanti, revint à Marseille, sans entendre les paroles d’encouragement de l’abbé Chastanier. Il songeait aux fatales conséquences de la folie de Philippe, il se révoltait contre les malheurs qui allaient frapper sa famille.
– Mon enfant, lui dit le prêtre en le quittant, je ne suis qu’un pauvre homme. Disposez de moi. Je vais prier Dieu.
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COMMENT M. DE CAZALIS VENGEA LE DÉSHONNEUR DE SA NIÈCE
Les amants s’étaient enfuis un mercredi. Le vendredi suivant, tout Marseille connaissait l’aventure; les commères, sur les portes, ornaient le récit des commentaires les plus inouïs; la noblesse s’indignait, la bourgeoisie faisait des gorges chaudes. M. de Cazalis, dans son emportement, n’avait rien négligé pour augmenter le tapage et faire de la fuite de sa nièce un effroyable scandale.
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Il avait pourtant fallu plier la tête. Les républicains firent sonner haut leurs services; un instant, comme on feignait de dédaigner leur aide, ils parlèrent d’entraver l’élection, de faire nommer un des leurs. M. de Cazalis, poussé par les circonstances, enferma toute sa haine au fond de son cœur, se promettant bien de se venger un jour. Alors eurent lieu des tripotages sans nom; le clergé se mit en campagne, les votes furent arrachés à droite et à gauche, grâce à mille révérences et à mille promesses. M. de Cazalis fut élu.
Et voilà qu’aujourd’hui Philippe Cayol, un des chefs du parti libéral, tombait entre ses mains. Il allait enfin pouvoir assouvir sa 38
Eh quoi! un petit bourgeois avait osé se laisser aimer par la nièce d’un Cazalis. Il l’avait emmenée avec lui, et, maintenant, ils couraient tous deux les chemins, faisant l’école buissonnière de l’amour. C’était là un scandale qu’on devait étaler. Un homme de rien aurait peut-être préféré étouffer l’affaire, cacher le plus possible la déplorable aventure. Mais un Cazalis, un député, un millionnaire avait assez d’influence et d’orgueil pour crier tout haut et sans rougir la honte des siens.
Qu’importait l’honneur d’une jeune fille! Tout le monde pouvait savoir que Blanche de Cazalis avait été la maîtresse de Philippe Cayol, mais personne au moins ne pourrait dire qu’elle était sa femme, qu’elle s’était mésalliée en épousant un pauvre diable sans titre. L’orgueil voulait que l’enfant restât déshonorée et que son déshonneur fut affiché sur les murs de Marseille.
M. de Cazalis fit coller dans les carrefours de la ville des placards, par lesquels il promettait une récompense de dix mille francs à 39
Dans les hautes classes, le scandale s’étendait avec plus de violence encore. M. de Cazalis promenait partout sa fureur. Il mettait en œuvre toutes les influences de ses amis les prêtres et les nobles. Comme tuteur de Blanche, qui était orpheline et dont il gérait la fortune, il activait les recherches de la justice, il préparait le procès criminel. On eut dit qu’il prenait à tâche de donner, au spectacle gratis qui allait commencer, la plus large publicité possible.
Une des premières mesures prises par M. de Cazalis, avait été de faire arrêter la mère de Philippe Cayol. Lorsque le procureur du roi se présenta chez elle, la pauvre dame répondit à toutes ses questions qu’elle ignorait ce qu’était devenu son fils. Son trouble, ses angoisses, ses craintes de mère qui la firent balbutier, furent sans doute considérés comme des preuves de complicité. On l’emprisonna, voyant en elle un otage, espérant peut être que son fils viendrait se rendre pour la délivrer.
À la nouvelle de l’arrestation de sa mère, Marius devint comme fou. Il la savait de santé chancelante, il se l’imaginait avec terreur au fond d’une cellule nue et glaciale; elle mour40
Marius fut lui-même inquiété pendant un moment. Mais ses réponses fermes et la caution que son patron, l’armateur Martelly, offrit de donner pour lui, le sauvèrent de l’emprisonnement. Il voulait rester libre pour travailler au salut de sa famille.
Peu à peu, son esprit droit vit clairement les faits. Dans le premier moment, il avait été accablé par la culpabilité de Philippe, il n’avait distingué que la faute irréparable de son frère. Et alors il s’était humilié, songeant uniquement à calmer l’oncle de Blanche, à lui donner toutes les satisfactions possibles.
Mais devant la rigueur de M. de Cazalis, devant le scandale qu’il soulevait, Marius s’était révolté. Il avait vu les fugitifs, il savait que Blanche suivait volontairement Philippe, et il s’indignait d’entendre accuser ce dernier de rapt. Les gros mots marchaient bon train autour de lui: son frère était traité de scélérat, d’infâme, sa mère n’était guère plus épargnée. Il en vint, par esprit de vérité, à défendre les amants, à prendre le parti des coupables contre la justice elle-même.
Puis, les plaintes bruyantes de M. de Cazalis l’écœuraient. Il disait que la vraie douleur est plus muette, et qu’une affaire, dans la41
C’est ainsi que Marius se sentit à son tour pris à la gorge par la colère. On l’insultait dans sa famille, on emprisonnait sa mère, on traquait son frère comme une bête fauve, on traînait ses chères affections dans la boue, on les accusait avec mauvaise foi et passion. Alors, il se releva. Le coupable n’était plus seulement l’amant ambitieux qui fuyait avec une jeune fille riche, le coupable était encore celui qui ameutait Marseille et qui allait user de sa toute-puissance pour satisfaire son orgueil. Puisque la justice se chargeait de punir le premier, Marius jura qu’il punirait tôt ou tard le second, et qu’en attendant la vengeance, il entraverait ses projets et tâcherait de balancer ses influences d’homme riche et titré.
Dès ce moment, il déploya une énergie fébrile, il se voua tout entier au salut de son frère et de sa mère. Le malheur était qu’il ne 42
Philippe avait trouvé là une hospitalité de quelques jours, chez M. de Girousse, un vieil ami de sa famille. M. de Girousse, fils d’un ancien membre du parlement d’Aix, était né en pleine Révolution; dès son premier souffle, il avait respiré l’air brûlant de 93, et son sang avait toujours gardé un peu de la fièvre révolutionnaire. Il se trouvait mal à l’aise, dans son hôtel situé sur le Cours, à Aix; la noblesse de cette ville lui semblait avoir un orgueil si démesuré, une inertie si déplorable, qu’il la jugeait sévèrement et préférait vivre loin d’elle; son esprit droit, son amour de la justice et du travail lui avaient fait accepter la marche fatale des temps, et il offrait volontiers la main au peuple, il s’accommodait aux nouvelles tendances de la société moderne; il avait rêvé un instant de créer une usine et de quitter son titre de comte pour prendre le titre d’industriel. Il sentait qu’il n’y a plus aujourd’hui d’autre noblesse que la noblesse du travail et du talent. Aussi préférait-il vivre seul, loin de ses égaux; il habitait, pendant la plus grande partie de l’année, une propriété qu’il 43
Marius fut accablé de la demande de Philippe. Ses économies ne se montaient pas à six cents francs. Il se mit en campagne et chercha inutilement pendant deux jours à emprunter le reste de la somme demandée.
Comme il se désespérait, un matin, il vit entrer Fine chez lui. Il avait confié, la veille, son chagrin à la jeune fille, qu’il rencontrait partout sur ses pas, depuis la fuite de Philippe. Elle lui demandait sans cesse des nouvelles de son frère, elle semblait surtout tenir à savoir si la demoiselle était toujours avec lui.
Fine déposa cinq cents francs sur une table.
– Voilà, dit-elle en rougissant. Vous me rendrez cela plus tard… C’est de l’argent que j’avais mis de côté pour racheter mon frère, s’il tombait au sort.
Marius ne voulait pas accepter.
– Vous me faites perdre du temps, reprit la jeune fille avec une brusquerie charmante… Je retourne vite à mes bouquets. Seulement, si vous le voulez bien, je viendrai tous les matins vous demander des nouvelles.
Et elle s’enfuit. Marius envoya les mille francs. Puis, il n’apprit plus rien, il vécut pendant quinze grands jours dans une ignorance complète des évènements. Il savait qu’on traquait Philippe avec plus d’acharnement 44
Jamais il n’avait tant souffert. L’anxiété tendait son esprit à le rompre; le moindre bruit l’effrayait; il écoutait sans cesse, comme près d’apprendre quelque mauvaise nouvelle. Il sut que Philippe était allé à Toulon et qu’il avait failli y être arrêté. Les fugitifs, disait-on, étaient ensuite revenus à Aix. Là, leurs traces se perdaient; avaient-ils tenté de passer la frontière, étaient-ils restés cachés dans les collines. On ne savait.
Marius s’inquiétait d’autant plus qu’il négligeait forcément son travail chez l’armateur Martelly. S’il ne s’était pas senti cloué à son bureau par le devoir, il aurait couru au secours de Philippe, et se serait employé, en personne, à son salut. Mais il n’osait quitter une maison où l’on avait grand besoin de lui. M. Martelly lui témoignait une sympathie toute paternelle. Veuf depuis quelques années, vivant avec une de ses sœurs, âgée de vingt-trois ans, il le considérait comme son fils. Le lendemain du scandale soulevé par M. de Cazalis, l’armateur avait appelé Marius dans son cabinet.
– Ah! mon ami, lui avait-il dit, voilà une 45
M. Martelly appartenait au parti libéral et s’y faisait même remarquer par une âpreté toute méridionale. Il avait eu maille à partir avec M. de Cazalis, il connaissait l’homme. Sa haute probité, son immense fortune le plaçaient au-dessus de toute attaque; mais il avait la fierté de son libéralisme, il mettait une sorte d’orgueil à ne jamais user de sa puissance. Il conseilla à Marius de rester tranquille, d’attendre les évènements; il le seconderait de tout son pouvoir, lorsque la lutte serait engagée.
Marius, que la fièvre brûlait, allait se décider à lui demander un congé, lorsque Fine, un matin, accourut chez lui, tout en pleurs.
– Monsieur Philippe est arrêté, s’écria-t-elle en sanglotant… On l’a trouvé, avec la demoiselle, dans un bastidon du quartier des Trois-bons-Dieu, à une lieue d’Aix.
Et comme Marius, plein de trouble, descendait rapidement pour se faire confirmer la nouvelle, qui était vraie, Fine, encore baignée de larmes, eut un sourire triste et dit à voix basse:
– Au moins la demoiselle n’est plus avec lui.
46
OÙ BLANCHE FAIT SIX LIEUES À PIED ET VOIT PASSER UNE PROCESSION
Blanche et Philippe quittèrent la maison du jardinier Ayasse au crépuscule, vers sept heures et demie. Dans la journée, ils avaient vu des gendarmes sur la route; on leur avait dit qu’ils seraient arrêtés le soir, et la peur les chassait de leur première retraite. Philippe mit une blouse de paysan. Blanche emprunta un costume de fille du peuple à la femme du méger, une robe d’indienne rouge 47
La soirée était tiède, frissonnante. Des souffles chauds et âpres s’élevaient de la terre et alanguissaient les brises fraîches qui venaient par moments de la Méditerranée. Au couchant, traînaient encore des lueurs d’incendie; le reste du ciel, d’un bleu sombre, pâlissait peu à peu, et les étoiles s’allumaient une à une dans la nuit, pareille aux lumières tremblantes d’une ville lointaine.
Les fugitifs marchaient vite, la tête baissée, sans échanger une parole. Ils avaient hâte de se trouver dans le désert des collines. Tant qu’ils traversèrent la banlieue de Marseille, ils rencontrèrent de rares passants qu’ils regardaient avec méfiance. Puis, la campagne large s’étendit devant eux, ils ne virent plus, de loin en loin, au bord des sentiers, que des pâtres graves et immobiles au milieu de leurs troupeaux.
Et, dans l’ombre, dans le silence attendri de la nuit sereine, ils continuaient à fuir. Des soupirs vagues montaient autour d’eux; les pierres roulaient sous leurs pieds avec des bruits 48
Puis vinrent les collines, les gorges profondes qu’il fallut franchir. Autour de Marseille, les routes sont douces et faciles; mais, en s’enfonçant dans les terres, on rencontre ces arêtes de rochers qui coupent tout le centre de la Provence en vallées étroites et stériles. Des landes incultes, des coteaux pierreux semés de maigres bouquets de thym et de lavande, s’étendaient maintenant devant les fugitifs, dans leur morne désolation. Les sentiers montaient et descendaient le long des collines; des éclats de roches encombraient les chemins; sous la sérénité bleuâtre du ciel, on eût dit une mer de cailloux, un Océan de pierres frappé d’éternelle immobilité en plein ouragan.
Victor, marchant le premier, sifflait doucement un air provençal, en sautant sur les roches, avec une agilité de chamois; il avait grandi dans ce désert, il en connaissait les moindres coins perdus. Blanche et Philippe le suivaient péniblement; le jeune homme portait à moitié la jeune fille dont les pieds se 49
Ils venaient de dépasser Septème, quand la jeune fille épuisée se laissa glisser sur le sol. La lune qui montait lentement dans le ciel, montra son visage pâle, baigné de larmes. Philippe se pencha avec angoisse.
– Tu pleures, s’écria-t-il, tu souffres, ma pauvre enfant bien-aimée… Ah! j’ai été lâche, n’est-ce pas, de te garder ainsi avec moi?
– Ne dites pas cela, Philippe, répondit Blanche… Je pleure, parce que je suis une malheureuse fille… Voyez, je puis à peine marcher. Nous aurions mieux fait de nous agenouiller devant mon oncle et de le prier à mains jointes…
Elle fit un effort, elle se releva, et ils continuèrent leur marche au milieu de cette campagne ardente et tourmentée. Ce n’était point l’escapade folle et gaie d’un couple amoureux; c’était une fuite sombre, pleine d’anxiété et de souffrance, la fuite de deux coupables silencieux et frissonnants.
Ils traversèrent le territoire de Gardanne, ils se heurtèrent pendant près de cinq heures aux obstacles du chemin. Ils se décidèrent 50
Quand ils furent en haut de la montée de l’Arc, ils congédièrent Victor. Blanche avait fait six lieues à pied, dans les rochers, en moins de six heures; elle s’assit sur un banc de pierre, à la porte de la ville, et déclara qu’elle ne pouvait aller plus loin. Philippe, qui craignait d’être arrêté, s’il restait à Aix, se mit en quête d’une voiture; il trouva une femme, montée dans un charreton, qui consentit à le prendre avec Blanche, et à les conduire à Lambesc, où elle se rendait.
Blanche, malgré les cahots, s’endormit profondément et ne se réveilla qu’à la porte de Lambesc. Ce sommeil avait calmé son sang; elle se sentait plus paisible et plus forte. Les deux amants descendirent de voiture. L’aurore venait, une aurore fraîche et radieuse qui les pénétra d’espérance. Tous les cauchemars de la nuit s’en étaient allés; les fugitifs avaient oublié les rochers de Septèmes, et marchaient côte à côte, dans l’herbe humide, ivres de leur jeunesse et de leur amour.
N’ayant pas trouvé M. de Girousse, auquel Philippe avait résolu de demander l’hospitalité, ils allèrent à l’auberge. Ils goûtèrent enfin une journée de paix, dans une chambre 51
– Faites un seul lit, dit-elle. Monsieur est mon mari.
Le lendemain, Philippe alla trouver M. de Girousse qui était de retour. Il lui conta toute l’histoire et lui demanda conseil.
– Diable! s’écria le vieux noble, votre cas est grave. Vous savez que vous êtes un manant, mon ami; il y a cent ans, M. de Cazalis vous aurait pendu pour avoir osé toucher à sa nièce; aujourd’hui, il ne pourra que vous faire jeter en prison. Croyez qu’il n’y manquera pas.
– Mais que dois-je faire, maintenant?
– Ce que vous devez faire?… Rendre la jeune fille à son oncle et gagner la frontière au plus vite.
– Vous savez bien que je ne ferai jamais cela.
– Alors, attendez tranquillement qu’on vous arrête… Je n’ai pas d’autres conseils à vous donner. Voilà.
M. de Girousse avait une brusquerie amicale qui cachait le meilleur cœur du monde. Comme Philippe, confus de la sécheresse de 52
– Mon devoir, reprit-il avec une légère amertume, serait de vous faire arrêter. J’appartiens à cette noblesse que vous venez d’outrager… Écoutez, je dois avoir de l’autre côté de Lambesc une petite maison inhabitée dont je vais vous remettre la clef. Allez vous cacher là, mais ne me dites pas que vous y allez. Sans cela, je vous envoie les gendarmes.
C’est ainsi que les amants restèrent pendant près de huit jours à Lambesc. Ils y vécurent, retirés, dans une paix que troublaient par instants des épouvantes soudaines. Philippe avait reçu les mille francs de Marius; Blanche devenait une petite ménagère, et les amants mangeaient avec délices dans la même assiette.
Cette existence nouvelle semblait un rêve à la jeune fille. Par moments, elle ne savait plus pourquoi elle était la maîtresse de Philippe; elle se révoltait alors, elle aurait voulu retourner chez son oncle; mais elle n’osait dire cela tout haut, elle se sentait faible et seule, elle avait accepté la fuite et elle n’avait pas le courage de revenir sur ses pas.
On était alors dans l’octave de la Fête-Dieu. Une après-midi, comme Blanche se mettait à la fenêtre, elle vit passer une procession. Elle s’agenouilla et joignit les mains. 53
Le soir même, Philippe reçut un billet anonyme. On l’avertissait qu’il devait être arrêté le lendemain. Il crut reconnaître l’écriture de M. de Girousse. La fuite recommença, plus rude et plus douloureuse.
54
LA CHASSE AUX AMOURS
Alors ce fut une vraie déroute, une fuite sans trève ni repos, une épouvante de toutes les minutes. Poussés à droite et à gauche par leur effroi, croyant sans cesse entendre derrière eux des galops de chevaux, passant les nuits à courir les grands chemins et les jours à trembler dans de sales chambres d’auberge, les fugitifs traversèrent à plusieurs reprises la Provence, allant en avant et revenant sur leurs pas, ne sachant où trouver une retraite inconnue, perdue au fond de quelque désert.
En quittant Lambesc, par une terrible nuit de mistral, ils montèrent vers Avignon. Ils avaient loué une petite charrette; le vent 55
Arrivés à Aix, ils n’osèrent y rester, ils résolurent de gagner la frontière à tout prix. Là, ils se procureraient un passeport, ils se mettraient en sûreté. Philippe, qui connaissait un pharmacien à Toulon, décida qu’ils passeraient par cette ville; il espérait que son ami pourrait lui faciliter la fuite.
Le pharmacien, un gros garçon réjoui qui se nommait Jourdan, les reçut à merveille. Il les cacha dans sa propre chambre et leur dit qu’il allait sur-le-champ chercher à leur procurer un passe-port.
Jourdan était sorti, lorsque deux gendarmes se présentèrent.
Blanche faillit s’évanouir; pâle, assise dans un coin, elle retenait ses sanglots. Philippe, d’une voix étranglée, demanda aux gendarmes ce qu’ils désiraient.
– Êtes-vous le sieur Jourdan? interrogea l’un d’eux avec une rudesse de mauvaise augure.
– Non, répondit le jeune homme. M. Jourdan est sorti; il va rentrer.
– 56
Et il s’assit pesamment. Les deux pauvres amoureux n’osaient se regarder; ils étaient terrifiés, ils éprouvaient un malaise indicible en présence de ces hommes qui venaient sans doute les chercher. Leur supplice dura une grande demi-heure. Enfin Jourdan rentra; il pâlit en apercevant les gendarmes, et répondit à leur question avec un trouble inexprimable.
– Veuillez nous suivre, lui dit un de ces hommes.
– Mais pourquoi? demanda-t-il. Qu’ai-je fait?
– On vous accuse d’avoir triché au jeu, hier au soir, dans un cercle. Vous vous expliquerez chez le juge d’instruction.
Un frisson de terreur secoua Jourdan. Il avait le visage bouleversé, pareil à celui d’un cadavre. Il demeura comme foudroyé, et suivi avec la docilité d’un enfant les gendarmes, qui se retirèrent sans même voir l’épouvante de Blanche et de Philippe.
L’histoire de Jourdan, en ce temps-là, fit grand bruit dans Toulon. Mais personne ne connut le drame intime et poignant qui s’était passé chez le pharmacien, le jour de son arrestation.
Ce drame découragea Philippe. Il comprit qu’il était trop faible pour échapper à la jus57
Philippe avait à Aix un parent nommé Isnard qui tenait une boutique de mercerie. Les fugitifs, ne sachant plus à quelle porte frapper, revinrent à Aix, pour demander à Isnard la clef d’un de ses bastidons. La fatalité les poursuivait: ils ne trouvèrent pas le mercier chez lui et furent obligés d’aller se cacher dans une vieille maison du cours Sextius, chez une cousine du méger de M. de Girousse. Cette femme ne voulait pas les recevoir, craignant qu’on ne lui fit plus tard un crime de son hospitalité; elle ne céda que devant les promesses de Philippe qui lui jura de faire exempter son fils du service militaire. Le jeune homme était sans doute dans une heure d’espérance; il se voyait déjà le neveu d’un député, et usait largement de la toute-puissance de son oncle.
Le soir, Isnard vint trouver les amants et 58
Les amants partirent et prirent le chemin qui passe le long de l’Hôpital.
Le bastidon d’Isnard était situé à droite, de Puyricard, entre le village et le chemin de Venelles. C’était une de ces laides petites bâtisses, faites de chaux et de pierres sèches, égayées par des tuiles rouges; il n’y avait qu’une pièce, une sorte d’écurie sale; des débris de paille traînaient à terre et de grandes toiles d’araignée pendaient au plafond.
Les amants avaient heureusement une couverture. Ils amassèrent les débris de paille dans un coin et étendirent la couverture sur le tas. Ils couchèrent là, au milieu des âcres exhalaisons de l’humidité.
Le lendemain, ils passèrent la journée dans un trou du torrent desséché de la Touloubre. Puis, vers le soir, ils gagnèrent le chemin de Venelles, firent un détour pour éviter de passer dans Aix, et gagnèrent le Tholonet. Ils arrivèrent à onze heures au bastidon que le 59
La maison était plus convenable. Il y avait deux pièces, une cuisine et une salle à manger dans laquelle se trouvait un lit de sangle; les murs étaient couverts de caricatures coupées dans le Charivari, et des liasses d’oignons pendaient des poutres blanchies à la chaux. Les deux amants purent se croire dans un palais.
Au réveil, la peur les prit de nouveau; ils gravirent la colline et restèrent jusqu’à la nuit dans les gorges des Infernets. À cette époque, les précipices de Jaumegarde gardaient encore toute leur sinistre horreur; le canal Zola n’avait point troué la montagne, et les promeneurs ne s’aventuraient pas dans cet entonnoir funèbre de rochers rougeâtres. Blanche et Philippe goûtèrent une paix profonde au fond de ce désert; ils se reposèrent longtemps près d’une fontaine qui coule, claire et chantante, d’un bloc de pierre gigantesque.
Avec la nuit, revint le cruel souci du coucher. Blanche avait peine à marcher; ses pieds meurtris saignaient sur les cailloux pointus et tranchants. Philippe comprit qu’il ne pouvait la conduire loin. Il la soutint, et lentement ils montèrent sur le plateau qui domine les Infernets. Là, s’étendent 60
Philippe espérait trouver un trou, une caverne. Il eut la bonne fortune de rencontrer un poste, une de ces logettes dans lesquelles les chasseurs se cachent pour attendre les oiseaux de passage. Il enfonça la porte de la cabane sans aucun scrupule, et fit asseoir Blanche sur un petit banc qu’il sentit sous sa main. Puis, il alla arracher une grande quantité de thym; le plateau est couvert de cette humble plante grise dont la senteur âpre traîne sur toutes les collines de la Provence.
Philippe entassa le thym dans le poste et en fit ainsi une sorte de paillasse, sur laquelle il étendit la couverture. Le lit était fait.
Et les deux amants, sur cette couche misérable, se donnèrent le baiser du soir. Ah! que ce baiser contenait de souffrance douce et de volupté amère! Blanche et Philippe s’embras61
L’amour de Philippe était devenu de la rage. Sans cesse obligé de fuir, menacé dans ses rêves de richesse, sous le coup d’un châtiment implacable, le jeune homme se révoltait et apaisait ses révoltes en pressant Blanche entre ses bras à la briser. Cette jeune fille, qui s’abandonnait à ses étreintes, était pour lui une vengeance; il la possédait en maître irrité, il la pliait sous ses baisers, se hâtant de satisfaire son cœur et sa chair tandis qu’il était libre encore.
Son orgueil grandissait dans une jouissance infinie. Tous ses mauvais instincts d’ambition se contentaient largement. Lui, fils du peuple, il tenait, enfin, sur sa poitrine, une fille de ces hommes puissants et fiers dont les équipages lui avaient parfois jeté de la boue à la face. Et il se rappelait les légendes du pays, les vexations des nobles, le martyre du peuple, toutes les lâchetés de ses pères devant les caprices cruels de la noblesse. Alors il se vengeait, il étouffait Blanche dans ses caresses, il la dominait de tous les emportements de son sang.
Il avait fini par goûter une joie amère à la faire courir dans les pierres des chemins. Il ne s’avouait pas ces pensées mauvaises, il se 62
Les amants avaient passé une nuit folle, dans la saleté du bastidon de Puyricard. Ils étaient là, couchés sur la paille, au milieu des toiles d’araignée, séparés du monde. Autour d’eux tombait le grand silence des cieux endormis. Et ils pouvaient s’aimer en paix, ils ne tremblaient plus, ils étaient tout à leur amour. Philippe n’aurait pas donné sa couche de paille pour un lit royal; il se disait, avec des transports d’orgueil, qu’il tenait dans une écurie une descendante des Cazalis.
Et le lendemain et les jours suivants, quelle jouissance poignante de traîner Blanche à sa suite, au fond des déserts de Jaumegarde! Il emportait sa maîtresse avec des délicatesses de père et des violences de bête fauve.
Il ne put dormir dans le poste; l’odeur forte du thym, sur lequel il était couché, le rendit comme fou. Il rêva tout éveillé que M. de Cazalis le recevait avec tendresse et qu’on le nommait député en remplacement de 63
La jeune fille en était arrivée à considérer sa fuite avec Philippe comme un cauchemar plein de plaisirs cuisants. Elle restait, durant le jour, hébêtée par la fatigue; elle souriait tristement, elle ne se plaignait jamais. Son inexpérience lui avait fait accepter le départ, et son caractère faible l’empêchait de demander le retour. Elle appartenait corps et âme à cet homme qui l’emportait dans ses bras; elle eut voulu ne plus tant marcher, mais elle ne songeait pas à quitter Philippe, elle continuait naïvement à croire que son oncle la marierait avec lui, et qu’il s’agissait uniquement de courir encore les rochers pendant quelques jours. C’était une grande enfant, qui avait eu le malheur d’être femme avant l’âge.
Dès le lever du soleil, les fugitifs quittèrent leur couche de thym. Leurs vêtements commençaient à se déchirer terriblement, et la pauvre Blanche avait aux pieds des souliers percés. Dans les fraîcheurs du matin, au milieu des parfums âcres du plateau que les jeunes rayons inondaient de lueurs jaunes et roses, les amants oublièrent pour une heure leur misère et leur abandon. Ils déclarèrent, en riant, qu’ils avaient une faim atroce.
64
La table fut mise sur une large dalle de pierre. On eut dit un couple de bohémiens anoureux déjeunant en plein air. Après le déjeuner, les amants gagnèrent le centre du plateau, qu’ils ne quittèrent pas de la journée. Ils y goûtèrent peut-être les heures les plus heureuses de leurs amours.
Mais quand vint le crépuscule, la peur les prit, ils ne voulurent point passer encore une nuit dans cette solitude. L’air tiède et pur de la colline leur avait donné des espérances, des pensées plus douces.
– Tu es lasse, ma pauvre enfant? demanda Philippe à Blanche.
– Oh! oui, répondit la jeune fille.
– Écoute, nous allons faire une dernière course. Gagnons le bastidon qu’Isnard possède au quartier des Trois-bons-Dieux, et restons là jusqu’à ce que ton oncle nous pardonne ou jusqu’à ce qu’il me fasse arrêter.
– Mon oncle pardonnera.
– Je n’ose te croire… En tous cas, je ne veux plus fuir, tu as besoin de repos. Viens, nous marcherons doucement.
65
Le bastidon d’Isnard se trouvait situé sur le coteau qui s’étend à gauche de la route de Vauvenargues, lorsqu’on a dépassé le vallon de Repentance. C’était une petite maison à un étage; en bas, il y avait une seule pièce, dans laquelle étaient une pièce boîteuse et trois chaises dépaillées. On montait par une échelle en bois à la chambre du haut, sorte de grenier entièrement nu, où les amants trouvèrent pour tout meuble un mauvais matelas posé sur un tas de foin. Isnard avait charitablement mis un drap de lit blanc au pied du matelas.
L’intention de Philippe était d’aller le lendemain à Aix et de se renseigner sur les dispositions de M. de Cazalis à son égard. Il comprenait qu’il ne pouvait se cacher plus longtemps, il se coucha, presque paisible, calmé par les bonnes paroles de Blanche qui jugeait les évènements avec ses espoirs de jeune fille.
Il y avait vingt jours que les fugitifs couraient les champs. Depuis vingt jours la gendarmerie battait le pays, les suivant à la piste, faisant parfois fausse route, remise chaque fois dans le bon chemin par quelque 66
On lui affirma, enfin, que les amants se trouvaient dans les environs d’Aix, et qu’ils allaient être arrêtés. Il accourut à Aix, il voulut assister aux recherches.
La femme du cours Sextius, qui avait hébergé Blanche et Philippe pendant quelques heures, fut prise de terreur; pour ne pas être accusée de complicité, elle conta tout, elle dit que les jeunes gens devaient être cachés dans un des bastidons d’Isnard.
Isnard interrogé, nia tranquillement. Il déclara qu’il n’avait pas vu son parent depuis plusieurs mois. Ceci se passait à l’heure même où Philippe et Blanche entraient dans le bastidon du quartier des Trois-bons-Dieux. Le mercier ne put avertir les amants pendant la nuit. Le lendemain matin, à cinq heures, un commissaire de police frappait à sa porte et lui annonçait qu’une perquisition allait être faite chez lui et dans ses trois propriétés.
67
Il était environ six heures, lorsque le commissaire arriva devant la campagne. Toutes les ouvertures étaient closes; aucun bruit ne venait de l’intérieur. Le commissaire s’avança et, d’une voix haute, frappant du poing le bois de la porte:
Au nom de la loi, ouvrez! cria-t-il.
L’écho seul répondit. Rien ne bougea. Au bout de quelques minutes, se tournant vers le serrurier:
– Crochetez la porte, reprit le commissaire.
Le serrurier se mit à l’œuvre. On entendit dans le silence le grincement du fer. Alors le volet d’une fenêtre s’ouvrit violemment, 68
– Que voulez-vous? dit-il en s’accoudant fortement sur l’appui de la fenêtre.
Au premier coup frappé à la porte par le commissaire, Philippe et Blanche s’étaient réveillés brusquement. Assis tous deux sur le matelas, dans les frissons du réveil, ils avaient écouté avec anxiété le bruit des voix.
Le cri «Au nom de la loi!» ce terrible cri qui retentit aux oreilles des coupables comme un éclat de foudre, avait frappé le jeune homme en pleine poitrine. Il s’était levé, frémissant, éperdu, ne sachant que faire. La jeune fille, accroupie, enveloppée dans le drap, les yeux encore gros de sommeil, pleurait de honte et de désespoir.
Philippe comprenait que tout était fini et qu’il n’avait plus qu’à se rendre. Et une sourde révolte montait en lui. Ainsi ses rêves de richesse étaient morts, il ne serait jamais le mari de Blanche, il avait enlevé une héritière pour être jeté en prison; au dénouement, au lieu de la riche demeure qu’il avait rêvée, il trouvait un cachot. Alors une pensée de lâcheté lui vint; il songea à laisser là sa maîtresse et à s’enfuir du côté de Vauvenargues, dans les gorges de Sainte-Victoire; peut-être pourrait-il s’échap69
À ce moment, il entendit le bruit sec des crochets que le serrurier introduisait dans la serrure. Le drame intime et poignant qui venait de se passer dans cette chambre nue, avait duré au plus deux ou trois minutes.
Philippe se sentit perdu, et son orgueil irrité lui rendit le courage. S’il avait eu des armes, il se serait défendu. Puis il se dit qu’il n’était point un ravisseur, que Blanche l’avait suivi volontairement et qu’après tout la honte n’était pas pour lui. C’est alors qu’il poussa le volet avec colère, demandant ce qu’on lui voulait.
– Ouvrez-nous la porte, commanda le commissaire. Nous vous dirons ensuite ce que nous désirons.
Philippe descendit l’échelle de bois et ouvrit la porte.
– Êtes-vous le sieur Philippe Cayol? reprit le commissaire.
– Oui, répondit le jeune homme avec force.
– Alors je vous arrête comme coupable de 70
Philippe eut un sourire dédaigneux.
– Mademoiselle Blanche de Cazalis est en haut, dit-il. Elle pourra déclarer s’il y a eu violence de ma part. Je ne sais ce que vous voulez dire en parlant de rapt. Je devais aujourd’hui même aller me jeter aux genoux de M. de Cazalis et lui demander la main de sa nièce.
Blanche, pâle et frissonnante, venait de descendre l’échelle. Elle s’était habillée à la hâte.
– Mademoiselle, lui dit le commissaire, j’ai ordre de vous ramener auprès de votre oncle qui vous attend à Aix. Il est dans les larmes.
– J’ai un grand chagrin d’avoir mécontenté mon oncle, répondit Blanche avec une certaine fermeté. Mais il ne faut point accuser M. Cayol que j’ai suivi de mon plein gré.
Et se tournant vers le jeune homme, émue, près de sangloter encore:
– Espérez, Philippe, continua-t-elle, je vous aime et je supplierai mon oncle d’être bon pour nous. Notre séparation ne durera que quelques jours.
Philippe la regardait d’un air triste, secouant la tête.
– Vous êtes une enfant peureuse et faible, répondit-il lentement.
71
– Souvenez-vous seulement que vous m’appartenez, par la chair et par le cœur… Si vous m’abandonnez, à chaque heure de votre vie vous me trouverez en vous, vous sentirez toujours sur vos lèvres la brûlure ardente de mes baisers, et ce sera là votre châtiment.
Blanche pleurait.
– Aimez-moi bien, comme je vous aime moi-même, reprit le jeune homme d’une voix plus douce.
Le commissaire fit monter Blanche dans une voiture qu’il avait envoyé chercher, et la reconduisit à Aix, tandis que deux agents emmenaient Philippe et allaient l’écrouer dans la prison de cette ville.
72
OÙ BLANCHE SUIT L’EXEMPLE DE SAINT-PIERRE
La nouvelle de l’arrestation n’arriva à Marseille que le lendemain. Ce fut un véritable évènement. On avait vu, dans l’après-midi, M. de Cazalis passer en voiture avec sa nièce sur la Cannebière. Les bavardages allaient leur train; chacun parlait de l’attitude triomphante du député, de l’embarras et de la rougeur de Blanche. M. de Cazalis était homme à promener la jeune fille dans tout Marseille pour faire savoir au peuple que l’enfant était rentrée en son pouvoir et que sa race ne se mésallierait pas.
73
Par malheur, M. Martelly devait rester absent jusqu’au lendemain soir. Marius sentait le besoin d’agir au plus tôt; il aurait voulu tenter sur le champ quelque démarche qui le rassurât sur le sort de son frère. Ses craintes du premier instant s’étaient d’ailleurs un peu calmées; il avait réfléchi qu’après tout son frère ne pouvait être accusé d’enlèvement et que Blanche serait toujours là pour le défendre. Il en vint à croire naïvement qu’il devait aller voir M. de Cazalis pour lui demander, au nom de son frère, la main de sa nièce.
Le lendemain matin, il s’habilla tout de noir, et il descendait, lorsque Fine se présenta, comme à son ordinaire. La pauvre fille devint toute pâle, lorsque Marius lui eut fait connaître le motif de sa sortie.
– Me permettez-vous de vous accompagner? 74
Elle suivit Marius. Arrivé au cours Bonaparte, le jeune homme entra d’un pas ferme dans la maison du député, et se fit annoncer.
La colère aveugle de M. de Cazalis était tombée. Il tenait sa vengeance. Il allait pouvoir prouver sa toute-puissance en écrasant un de ces libéraux qu’il détestait. Il ne désirait plus maintenant que goûter la joie cruelle de jouer avec sa proie. Il donna l’ordre d’introduire M. Marius Cayol. Il s’attendait à des larmes, à des supplications ardentes.
Le jeune homme le trouva au milieu d’un grand salon, debout, l’air hautain et implacable. Il s’avança vers lui, et, sans lui laisser le temps de parler, d’une voix calme et polie:
– Monsieur, lui dit-il, j’ai l’honneur de venir vous demander, au nom de mon frère, M. Philippe Cayol, la main de mademoiselle Blanche de Cazalis, votre nièce.
Le député fut littéralement foudroyé. Il ne put se fâcher, tant la demande de Marius lui parut d’une extravagance grotesque. Se reculant, regardant le jeune homme en face, riant avec dédain:
– Vous êtes fou, monsieur, répondit-il… Je sais que vous êtes un garçon laborieux et honnête, et c’est pour cela que je ne vous fais 75
Marius, en entendant insulter son frère, avait eu une envie féroce de tomber à coups de poing, comme un vilain, sur le noble personnage. Il se retint, il continua d’une voix que l’émotion commençait à faire trembler:
– Je vous l’ai dit, monsieur, je viens ici pour offrir à mademoiselle de Cazalis la seule réparation possible, le mariage. Ainsi sera lavée l’injure qui lui a été faite.
– Nous sommes au-dessus de l’injure, cria le député avec mépris. La honte pour une Cazalis n’est pas d’avoir été la maîtresse d’un Philippe Cayol, la honte pour elle serait de s’allier à des gens tels que vous.
– Les gens tels que nous ont d’autres croyances en matière d’honneur… D’ailleurs, je n’insiste pas; le devoir seul me dictait l’offre de réparation que vous refusez… Permettez-moi seulement d’ajouter que votre nièce accepterait sans doute cette offre, si j’avais l’honneur de m’adresser à elle.
– Vous croyez? dit M. de Cazalis d’un ton railleur.
Il sonna et donna l’ordre de faire descendre sa nièce sur le champ. Blanche entra, pâle, les yeux rougis, comme brisée par des émo76
– Mademoiselle, lui dit froidement son oncle, voici monsieur qui demande votre main au nom de l’infâme que je ne veux pas nommer devant vous… Dites à monsieur ce que vous me disiez hier.
Blanche chancelait. Elle n’osa pas regarder Marius. Les yeux fixés sur son oncle, toute tremblante, d’une voix hésitante et faible:
– Je vous disais, murmura-t-elle, que j’avais été enlevée par la violence, et que je ferai tous mes efforts pour qu’on punisse l’attentat odieux dont j’ai été la victime.
Ces paroles furent récitées comme une leçon apprise. À l’exemple de Saint-Pierre, Blanche reniait son Dieu.
M. de Cazalis n’avait pas perdu son temps. Dès que sa nièce fut en son pouvoir, il pesa sur elle de tout son entêtement et de tout son orgueil. Il comprit qu’elle seule pouvait lui faire gagner la partie. Il fallait que la jeune fille mentît, qu’elle étouffât les révoltes et les cris de son cœur, qu’elle fut entre ses mains un instrument complaisant et passif.
Pendant quatre heures, il la tint sous ses paroles froides et aiguës. Il ne commit pas la maladresse de s’emporter. Il parla avec une hauteur écrasante, rappelant l’ancienneté de sa race, étalant sa puissance et sa fortune. Il 77
Au sortir de ce long entretien, de ce long martyre, Blanche était vaincue. Peut-être, sous les paroles accablantes de son oncle, son sang de patricienne s’était-il enfin révolté, au souvenir des caresses brutales de Philippe; peut-être ses vanités d’enfant s’étaient-elles éveillées, en entendant parler de toilettes luxueuses, d’honneurs de toutes sortes, de délicatesses mondaines. D’ailleurs, elle avait la tête trop faible, le cœur trop lâche pour résister à la volonté terrible du député. Chaque phrase de M. de Cazalis la frappait, l’écrasait, mettait en elle une anxiété douloureuse. Elle ne se sentait plus la puissance de vouloir. Elle avait aimé et suivi Philippe par faiblesse; maintenant elle allait se tourner contre lui également par faiblesse: c’était toujours la même âme timide et inexpérimentée. Elle accepta tout, elle promit tout. Elle avait hâte d’échapper au poids étouffant, dont les discours de son oncle l’accablaient.
Lorsque Marius l’entendit faire son étrange 78
– Ah! mademoiselle, s’écria-t-il avec amertume, l’attentat odieux dont vous avez été la victime, paraissait vous indigner moins le jour où vous m’avez prié à mains jointes d’implorer le pardon et le consentement de votre oncle… Avez-vous songé que votre mensonge causera la perte de l’homme que vous aimez peut-être encore et qui est votre époux devant Dieu?
Blanche, roidie, les lèvres serrées, regardait vaguement en face d’elle.
– Je ne sais ce que vous voulez dire, répondit-elle en balbutiant… Je ne fais pas de mensonge… J’ai cédé à la force… Cet homme m’a outragée, et mon oncle vengera l’honneur de notre famille.
Marius s’était redressé. Une colère généreuse avait grandi sa petite taille, et sa face maigre était devenue belle de justice et de vérité. Il regarda autour de lui, et, faisant un geste méprisant:
– Et je suis chez les Cazalis, dit-il lentement, je suis chez les descendants de cette famille illustre dont la Provence s’honore… Je ne savais point que le mensonge habitât 79
Puis se tournant vers le député, désignant Blanche qui tremblait:
– Cette enfant est innocente, continua-t-il, je lui pardonne sa faiblesse… Mais vous, monsieur, vous êtes un habile homme; vous sauvegardez l’honneur des filles en faisant d’elles des menteuses et des cœurs lâches; vous êtes vraiment un noble fils de vos pères…. Si maintenant vous m’offriez pour mon frère la main de mademoiselle Blanche de Cazalis, je refuserais, car je n’ai jamais menti, je n’ai jamais commis une méchante action, et je rougirais de m’allier à des gens tels que vous.
M. de Cazalis plia sous l’emportement du jeune homme. Dès la première insulte, il avait appelé un grand diable de laquais qui se tenait debout sur le seuil de la porte. Comme il lui faisait signe de jeter Marius dehors, celui-ci reprit avec un éclat terrible:
– Je vous jure que je crie à l’assassin si cet homme fait un pas… Laissez-moi passer… Un jour, monsieur, je pourrai peut-être vous cracher au visage, devant tous, les vérités que je viens de vous dire dans ce salon.
80
Il trouva sur le trottoir Fine que l’inquiétude dévorait.
– Eh bien! lui demanda la jeune fille, dès qu’elle l’aperçut.
– Eh bien! répondit Marius, ces gens sont de misérables menteurs et des fous orgueilleux.
Fine respira longuement. Un flot de sang monta à ses joues.
– Alors, reprit-elle, monsieur Philippe n’épouse pas la demoiselle?
– La demoiselle, dit Marius en souriant amèrement, prétend que Philippe est un scélérat qui l’a enlevée avec violence… Mon frère est perdu.
Fine ne comprit pas. Elle baissa la tête, se demandant comment la demoiselle pouvait traiter son amant de scélérat. Et elle songeait 81
– Votre frère est perdu, murmura-t-elle avec une câlinerie tendre, oh! je le sauverai… nous le sauverons.
82
LE POT DE FER ET LE POT DE TERRE
Lorsque, le soir, Marius raconta à M. Martelly l’entrevue qu’il avait eue avec M. de Cazalis, l’armateur lui dit en hochant la tête:
– Je ne sais quel conseil vous donner, mon ami. Je n’ose vous désespérer; mais vous serez vaincu, n’en doutez pas. Votre devoir est d’engager la lutte, et je vous seconderai de mon mieux. Avouons pourtant entre nous que nous sommes faibles et désarmés en face d’un adversaire qui a pour lui le clergé et la noblesse. Marseille et Aix n’aiment guère 83
Marius répondit qu’il connaissait l’abbé Chastanier, un pauvre vieux bonhomme qui ne devait avoir aucun pouvoir.
– N’importe, allez le voir, répondit l’armateur. La bourgeoisie ne peut nous être utile; la noblesse nous jetterait honteusement à la porte, si nous allions quêter chez elle des recommandations. Reste l’Église. C’est là qu’il nous faut frapper. Mettez-vous en campagne, je travaillerai de mon côté.
Marius, dès le lendemain, se rendit à Saint-Victor. L’abbé Chastanier le reçut avec une sorte d’embarras effrayé.
– Ne me demandez rien, s’écria-t-il dès les premiers mots du jeune homme. On a su que je m’étais déjà occupé de cette affaire, et j’ai reçu de graves reproches… Je vous l’ai dit, je ne suis qu’un pauvre homme, je ne puis que prier Dieu.
L’attitude humble du vieillard toucha Ma84
– Écoutez, il y a ici un homme, l’abbé Donadéi, qui pourrait vous être utile. On prétend qu’il est au mieux avec Monseigneur. C’est un prêtre étranger, un italien, je crois, qui a su se faire aimer de tout le monde en quelques mois…
L’abbé Chastanier s’arrêta, hésitant, semblant s’interroger lui-même. Le digne homme songeait qu’il allait se compromettre terriblement, mais il ne pouvait résister à la joie douce de rendre un service.
– Voulez-vous que je vous accompagne chez lui? demanda-t-il brusquement.
Marius, qui avait remarqué sa courte hésitation, essaya de refuser; mais le vieillard tint bon, il ne songeait plus à sa tranquillité personnelle, il songeait à contenter son cœur.
– Venez, reprit-il, l’abbé Donadéi demeure à deux pas d’ici, sur le boulevard de la Corderie.
Après quelques minutes de marche, l’abbé Chastanier s’arrêta devant une petite maison à un étage, une de ces maisons closes et discrètes qui ont de vagues senteurs de mystères.
– C’est ici, dit-il à Marius.
Une vieille servante vint leur ouvrir et les introduisit dans un étroit cabinet aux ten85
L’abbé Donadéi les reçut avec une aisance souple. Son visage pâle, d’une finesse où perçait la ruse, n’exprima pas le moindre étonnement. Il approcha des siéges d’un geste câlin, demi courbé, demi souriant, faisant les honneurs de son bureau, comme une femme ferait les honneurs de son cabinet de toilette.
Il portait une longue robe noire, lâche à la taille. Il avait des mines coquettes dans ce costume sévère; ses mains blanches et délicates sortaient toutes petites des larges manches, et son visage rasé gardait une fraîcheur tendre au milieu des boucles châtaines de ses cheveux. Il pouvait avoir trente ans environ.
Il s’assit dans un fauteuil et écouta, avec une gravité souriante, les paroles de Marius. Il lui fit répéter les détails scabreux de la fuite de Philippe et de Blanche; cette histoire paraissait l’intéresser infiniment.
L’abbé Donadéi était né à Rome. Il avait un oncle cardinal. Un beau jour, son oncle l’avait envoyé brusquement en France, sans qu’on ait jamais bien su pourquoi. À son arrivée, le bel abbé s’était vu forcé d’entrer au petit séminaire d’Aix comme professeur de langues vivantes. Une position si infime 86
Le cardinal s’émut et recommanda son neveu à l’évêque de Marseille. Dès lors, l’ambition satisfaite guérit Donadéi. Il entra à Saint-Victor, et, comme le disait naïvement l’abbé Chastanier, il sut se faire aimer de tous en quelques mois. Sa caressante nature italienne, son visage doux et rose en firent un petit Jésus pour les dévotes sucrées de la paroisse. Il triomphait surtout, lorsqu’il était en chaire: son léger accent donnait un charme étrange à ses sermons, et, quand il ouvrait les bras, il savait imprimer à ses mains des tremblements d’émotion qui mettaient en larmes l’auditoire.
Comme presque tous les Italiens, il était né pour l’intrigue. Il usa et abusa de la recommandation de son oncle auprès de l’évêque de Marseille. Bientôt, il fut une puissance, puissance occulte qui agissait sous terre et qui ouvrait des trous devant les pas de ceux dont elle voulait se débarrasser. Il devint membre d’un cercle religieux, tout puissant à Marseille, et, par sa souplesse, en souriant et en pliant l’échine, il imposa sa volonté à ses collègues, il se fit chef de parti. Alors, il se mêla de chaque évènement, il se glissa dans toutes les affaires; ce fut lui qui fit nommer M. de Cazalis à la députation, et il attendait une 87
Il questionna Marius avec complaisance, il parut par son attention, par la bienveillance de son accueil, être tout disposé à l’aider dans son œuvre de délivrance. Le jeune homme se laissa prendre à la douceur aimable de ses manières, il lui ouvrit son âme, il lui dit ses projets, il lui avoua que le clergé seul pouvait sauver son frère. Enfin, il lui demanda son aide auprès de Monseigneur. Alors l’abbé Donadéi se leva et, d’un ton de raillerie austère:
– Monsieur, dit-il, mon caractère sacré me défend de me mêler de cette déplorable et scandaleuse affaire. Les ennemis de l’Église accusent trop souvent les prêtres de sortir de leurs sacristies. Je ne puis que demander à Dieu le pardon de votre frère.
Marius, consterné, s’était également levé. Il comprenait qu’il venait d’être joué par Donadéi. Il voulut faire bonne contenance.
– Je vous remercie, répondit-il. Les prières sont une aumône bien douce pour les malheureux. Demandez à Dieu que les hommes nous fassent justice.
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Sur le seuil, le bel abbé, retrouvant toute sa légèreté gracieuse, retint un instant Marius.
– Vous êtes employé chez M. Martelly, je crois? lui demanda-t-il.
– Oui, Monsieur, répondit le jeune homme étonné.
– C’est un homme d’une grande honorabilité. Mais je sais qu’il n’est pas de nos amis… Je professe cependant pour lui la plus profonde estime. Sa sœur, mademoiselle Claire, que j’ai l’honneur de diriger, est une de nos meilleures paroissiennes.
Et comme Marius le regardait, ne trouvant rien à répondre, Donadéi ajouta en rougissant légèrement:
– C’est une personne charmante, d’une piété exemplaire…
Il salua avec une exquise politesse et ferma la porte doucement. L’abbé Chastanier et Marius, restés seuls sur le trottoir, se regardèrent, et le jeune homme ne put s’empêcher de hausser les épaules. Le vieux prêtre était confus de voir un ministre de Dieu jouer ainsi la comédie. Il se tourna vers son compagnon et lui dit en hésitant:
– 89
Il continua ainsi, excusant Donadéi. Marius le regardait, touché de sa bonté, et, malgré lui, il comparait ce vieillard pauvre et modeste au puissant et gracieux abbé, dont les sourires faisaient loi dans le diocèse. Alors il pensa que l’Église n’aimait pas ses fils d’un égal amour et que, comme toutes les mères, elle gâtait les visages roses et les cœurs rusés, et négligeait les âmes tendres et humbles qui se dévouent dans l’ombre.
Les deux visiteurs s’éloignaient, lorsqu’une voiture s’arrêta devant la petite maison close et discrète. Marius vit descendre M. de Cazalis de la voiture; le député entra vivement chez l’abbé Donadéi.
– Tenez, regardez, mon père, s’écria le jeune homme. Je suis certain que le caractère sacré de ce prêtre ne va pas lui défendre de travailler à la vengeance de M. de Cazalis.
Il eut la tentation de rentrer dans cette maison, où l’on faisait jouer à Dieu un rôle si misérable. Puis il se calma, il remercia l’abbé Chastanier, il s’éloigna, en se disant avec désespoir que la dernière porte de salut, 90
Le lendemain, M. Martelly lui rendit compte d’une démarche qu’il venait de tenter auprès du premier notaire de Marseille, M. Douglas, homme pieux qui, en moins de huit ans, était devenu une véritable puissance par sa riche clientèle et ses larges aumônes. Le nom de ce notaire était aimé et respecté. On parlait avec admiration des vertus de ce travailleur intègre qui vivait frugalement; on avait une confiance sans bornes dans son honnêteté et dans l’activité de son intelligence.
M. Martelly s’était servi de son ministère pour placer quelques capitaux. Il espérait que, si Douglas voulait prêter son appui à Marius, ce dernier aurait une partie du clergé pour lui. Il se rendit chez le notaire et lui demanda son aide. Douglas, qui semblait très préoccupé, balbutia une réponse évasive, disant qu’il était surchargé d’affaires, qu’il ne pouvait lutter contre M. de Cazalis.
– Je n’ai pas insisté, dit M. Martelly à Marius, j’ai cru comprendre que votre adversaire vous avait devancé… Je suis pourtant étonné que M. Douglas, un homme probe, se soit laissé lier les mains… Maintenant, mon pauvre ami, je crois que la partie est bien perdue.
Marius n’avait plus aucune espérance. 91
Les jours s’écoulaient, l’instruction du procès criminel marchait bon train. Marius était aussi seul que le premier jour pour défendre son frère contre la haine de M. de Cazalis et les mensonges complaisants de Blanche. Il avait toujours à ses côtés M. Martelly qui se déclarait impuissant, et Fine, dont les bavardages emportés ne gagnaient à Philippe que les sympathies chaleureuses des filles du peuple.
Un matin, Marius apprit que son frère et le jardinier Ayasse venaient d’être mis en accusation, le premier comme coupable de rapt, le second comme complice de ce crime. Madame Cayol avait été relâchée, les preuves manquant pour l’impliquer dans le procès.
Marius courut embrasser sa mère. La pauvre et sainte femme avait beaucoup souffert pendant sa captivité; sa santé chancelante se 92
Le convoi devint une cause de manifestation populaire. La mère de Philippe fut conduite au cimetière Saint-Charles, suivie d’un immense cortège de femmes du peuple qui ne se gênaient pas pour accuser tout haut M. de Cazalis. Peu s’en fallut que ces femmes n’allassent ensuite jeter des pierres dans les fenêtres du député.
En revenant de l’enterrement, Marius, dans son petit logement de la rue Sainte, se sentit seul au monde et se mit à pleurer amèrement. Les larmes le soulagèrent; il vit la route qu’il devait suivre, nettement tracée devant ses pas. Les malheurs qui l’accablaient grandissaient en lui l’amour de la vérité et la haine de l’injustice. Il sentait que toute sa vie allait être vouée à une œuvre sainte.
Il ne pouvait plus agir à Marseille. La scène du drame se déplaçait. L’action devait se dérouler maintenant à Aix, selon les péripéties du procès. Marius voulait être sur les lieux pour suivre les différentes phases de l’affaire et profiter des incidents qui se présenteraient. Il demanda à M. Martelly un congé d’un mois que celui-ci s’empressa de lui accorder.
93
– Je vais à Aix avec vous, lui dit tranquillement la jeune fille.
– Mais c’est une folie! s’écria-t-il. Vous n’êtes point assez riche pour vous dévouer ainsi… Et vos fleurs, qui les vendra?
– Oh! j’ai mis à ma place une de mes amies, une fille qui demeure sur le même pallier que moi, place aux Œufs… Je me suis dit comme ça: «Je puis leur être utile,» j’ai passé ma plus belle robe, et me voilà.
– Je vous remercie bien, répondit simplement Marius d’une voix émue.
94
OÙ M. DE GIROUSSE FAIT DES CANCANS
À Aix, Marius descendit chez Isnard qui demeurait rue d’Italie. Le mercier n’avait pas été inquiété. On dédaignait sans doute une proie d’une aussi mince valeur.
Fine alla droit chez le geôlier de la prison dont elle était la nièce par alliance. Elle avait son plan. Elle apportait un gros bouquet de roses qui fut reçu à merveille. Ses jolis sourires, sa vivacité caressante la firent en deux heures l’enfant gâtée de son oncle; le geôlier était veuf et avait deux filles en bas âge dont Fine fut tout de suite la petite mère.
95
Se promenant un soir sur le Cours, il rencontra M. de Girousse qui était venu de Lambesc pour assister au jugement de Philippe. Le vieux gentilhomme lui prit le bras, et, sans prononcer une parole, l’emmena dans son hôtel.
– Là, dit-il, en s’enfermant avec lui dans un grand salon, nous sommes seuls, mon ami. Je vais pouvoir être roturier à mon aise.
Marius souriait des allures brusques et originales du comte.
– Eh bien, continua celui-ci, vous ne me demandez pas de vous servir, de vous défendre contre de Cazalis?… Allons, vous êtes intelligent. Vous comprenez que je ne puis rien contre cette noblesse entêtée et vaniteuse à laquelle j’appartiens. Ah! votre frère a fait là un beau coup.
M. de Girousse marchait à grands pas dans le salon. Brusquement, il se planta devant Marius.
– Écoutez bien notre histoire, dit-il d’une voix haute. Nous sommes, dans cette bonne 96
Il reprit haleine, puis continua avec plus de force.
– Et nous sommes tout orgueilleux de notre existence vide. Nous ne travaillons pas, par dédain pour le travail. Nous avons une sainte horreur du peuple dont les mains sont 97
Après un instant de silence, M. de Girousse reprit en raillant:
– Notre vanité… Elle a reçu parfois de larges accrocs. Quelques années avant ma naissance, un drame terrible se passa dans l’hôtel qui est voisin du mien. M. d’Entrecasteaux, président du Parlement, y assassina sa femme dans son lit; il lui coupa la gorge d’un coup de rasoir, poussé, dit-on, par une passion qu’il voulait contenter même à l’aide du crime. Le rasoir ne fut retrouvé que vingt-cinq jours après au fond du jardin; on trouva également dans le puits les bijoux de la victime que le meurtrier y avait jetés, pour faire croire à la justice que l’assassinat avait eu le vol pour mobile. Le président d’Entrecasteaux prit la fuite et se retira, je crois, en Portugal où il mourut misérablement. Le Parlement le condamna par contumace à être roué vif… Vous voyez que nous avons aussi nos scélérats et que le peuple n’a rien à nous envier. Cette 98
– Et nous savons aussi plier l’échine, dit encore M. de Girousse qui s’était remis à marcher. Ainsi, lorsque Fouché, le régicide, alors duc d’Otrante, fut, vers 1810, exilé un moment dans notre ville, toute la noblesse se traina à ses pieds. Je me rappelle une anecdote qui montre à quelle plate servilité nous étions descendus. Au 1er janvier 1811, on faisait queue pour offrir à l’ancien conventionnel des vœux de bonne année; dans le salon de réception on parlait du froid rigoureux qu’il faisait, et un des visiteurs exprimait des craintes sur le sort des oliviers. «Eh! que nous importent les oliviers! s’écria un des nobles personnages, pourvu que M. le duc se porte bien!…» Voilà comme nous sommes, aujourd’hui, mon ami: humbles avec les puissants, hautains avec les faibles. Il y a sans doute des exceptions, mais elles sont rares… Vous voyez bien que votre frère sera condamné. Notre orgueil qui plie devant un Fouché, ne peut plier devant un Cayol. Cela est logique… Bonsoir.
Et le comte congédia brusquement Marius. Il s’était exaspéré lui-même en parlant, il craignait que la colère ne finit par lui faire dire des sottises.
99
Il frappa du doigt avec force sur le journal.
– Voilà donc les hommes, s’écria-t-il, qui vont juger votre frère… Voulez-vous que je vous raconte à leur sujet quelques histoires? Ces histoires sont curieuses et instructives.
M. de Girousse s’était assis. Il parcourait le journal du regard, avec des haussements d’épaules.
– C’est là, dit-il enfin, un jury de choix, une assemblée de gens riches qui ont intérêt à servir la cause de M. de Cazalis… Ils sont tous plus ou moins marguilliers, plus ou moins répandus dans les salons de la noblesse… Ils ont presque tous pour amis des hommes qui passent leurs matinées dans les églises, et qui exploitent leurs clients le reste du jour…
Puis il nomma les jurés un à un, et parla du monde qu’ils fréquentaient avec une violence indignée.
– Humbert, dit-il, le frère d’un négociant de Marseille, d’un marchand d’huile, honnête homme qui tient le haut du pavé et que tous les pauvres diables saluent. Il y a vingt ans, leur père n’était que petit commis. Au100
Gautier… autre négociant de Marseille. Celui-là a un neveu, Paul Bertrand, qui a escroqué en grand. Ce Bertrand était associé avec un sieur Aubert, de New-York, qui lui envoyait des navires de marchandises dont le chargement devait être vendu à Marseille. Ils avaient chacun une part égale dans les bénéfices. Notre homme gagnait beaucoup d’argent à ce commerce, d’autant plus qu’il avait le soin de tromper son associé à chaque partage. Un jour, une crise éclate, les pertes arrivent. Bertrand continue à accepter les mar101
– Dutailly… un marchand de blé. Il est arrivé anciennement à un de ses gendres, Georges Fouque, une mésaventure dont ses amis se sont hâtés d’étouffer le scandale. Fouque, s’arrangeait toujours de manière à faire trouver des avaries aux chargements que les navires lui apportaient. Les sociétés d’assurances payaient, sur le rapport d’un expert. Fatiguées de payer toujours, ces sociétés chargent de l’expertise un honnête boulanger, qui re102
– Delorme… Celui-là habite une ville voisine de Marseille. Il est retiré du commerce depuis longtemps. Écoutez l’infamie que son cousin Mille a commise. Il y a une trentaine d’années, la mère de Mille tenait un magasin de mercerie. Lorsque la vieille dame se retira, elle céda son fonds à un de ses commis, garçon actif et intelligent qu’elle considérait presque comme un fils. Le jeune homme, nommé Michel, acquitta vite sa dette et augmenta tellement le cercle de ses affaires qu’il se vit obligé de prendre un associé. Il choisit un garçon de Marseille, Jean Martin, qui avait quelque argent, et qui paraissait être un homme d’honneur et de travail. C’était une fortune assurée que Michel offrait à son associé. Dans les commencements, tout alla pour le mieux. Les bénéfices augmentaient chaque année, et les deux associés mettaient chacun de côté des sommes rondes au bout de l’an. Mais Jean Martin, âpre au gain et qui rêvait une fortune rapide, finit par se 103
– Faivre… Sa mère avait épousé en secondes noces un sieur Chabran, armateur et escompteur. Sous prétexte de spéculations malheureuses, Chabran écrit un jour à ses nombreux créanciers qu’il est obligé de suspendre ses paiements. Quelques-uns consen105
– Gerominot…. Le président du cercle où il passe ses soirées est un usurier de la pire espèce. Il a gagné, dit-on, à ce métier là, un petit million, ce qui lui a permis de marier sa fille à un gros bonnet de la finance. Son nom est Pertigny. Mais, depuis la faillite qui lui a laissé dans les mains un capital de trois cent mille francs, il se fait appeler Félix. Cet adroit coquin avait 106
Marius était écœuré, il fit un geste de dégoût, comme pour interrompre ces récits honteux.
– Vous ne me croyez peut-être pas, reprit le terrible comte, avec une certaine hauteur. Vous êtes un jeune naïf, mon ami. Je n’ai pas fini, je veux que vous m’écoutiez jusqu’au bout.
M. de Girousse raillait avec une verve sinistre. Ses paroles, hautes et sifflantes, tombaient avec des bruits de fouet sur les gens dont il racontait les sales histoires. On reconnaissait le gentilhomme dédaigneux à la liberté de ses paroles et à la fougue généreuse de son emportement.
Il nomma les jurés à la file; il fouilla leur vie, et celle de leur famille, il en mit à nu toutes les hontes et toutes les misères. À peine en épargna-t-il quelques-uns. Puis il 107
– Auriez-vous la naïveté de croire que tous ces millionnaires, que tous ces parvenus, que tous ces gens puissants qui vous dominent et vous écrasent aujourd’hui, sont de petits saints, des justes, dont la vie est sans tache? Ces hommes étalent, à Marseille surtout, leur vanité et leur insolence; ils sont devenus dévots et cafards; ils ont trompé jusqu’aux honnêtes gens qui les saluent et les estiment. En un mot, ils forment à eux tous une aristocratie; leur passé est oublié, on ne voit que leur richesse et leur probité de fraîche date. Eh bien! j’arrache les masques. Écoutez… Celui-ci a fait fortune en trahissant un ami; cet autre en vendant de la chair humaine; cet autre en vendant sa femme ou sa fille; cet autre en spéculant sur la misère de ses créanciers; cet autre en rachetant à vil prix, après les avoir lui-même adroitement discréditées, toutes les actions d’une compagnie dont il était le gérant; cet autre en coulant un navire chargé de pierres en guise de marchandises, et en se faisant payer par la compagnie d’assurance le prix de cet étrange chargement; cet autre, associé sur parole, en refusant de partager les chances d’une opération, dès que cette opération est devenue mauvaise; cet autre en dissimulant son actif, en 108
La respiration manqua à M. de Girousse. Il garda un long silence, laissant sa colère se calmer. Ses lèvres s’ouvrirent de nouveau, il eut un sourire moins amer.
– Je suis un peu misanthrope, dit-il doucement à Marius qui l’avait écouté avec douleur et surprise, je vois tout en noir. C’est que l’oisiveté à laquelle mon titre me con109
Marius prit congé de M. de Girousse, tout bouleversé par les paroles ardentes qu’il venait d’entendre. Il prévoyait que son frère serait impitoyablement condamné. L’ouverture des débats devait avoir lieu le lendemain.
110
UN PROCÈS SCANDALEUX
Tout Aix était en émoi. Le scandale éclate avec une énergie étrange dans les petites villes paisibles, où la curiosité des oisifs n’a pas chaque jour un nouvel aliment. Il n’était bruit que de Philippe et de Blanche; on racontait en pleine rue les aventures des jeunes amants, on disait tout haut que l’accusé était condamné à l’avance, et que M. de Cazalis avait, par lui ou ses amis, demandé sa condamnation à chaque juré.
Le clergé d’Aix prêtait son appui au député, assez faiblement il est vrai; il y avait alors, 111
La noblesse les aida puissamment dans cette tâche. Elle se croyait engagée d’honneur à écraser Philippe Cayol. Elle le regardait comme un ennemi personnel qui avait osé attenter à la dignité d’un des siens, et qui, par là même, l’avait insultée toute entière. À voir ces comtes et ces marquis se remuer, s’irriter, se liguer en masse, on eût cru que les ennemis se trouvaient aux portes de la ville. Il s’agissait simplement de faire condamner un pauvre diable, coupable d’amour et d’ambition.
Philippe avait aussi des amis, des défenseurs. Tout le peuple se déclarait franchement pour lui. Les basses classes blâmaient sa conduite, réprouvaient les moyens qu’il avait employés, disaient qu’il aurait mieux fait d’aimer et d’épouser une simple bourgeoise comme lui; mais, tout en con112
Ce tapage compromettait singulièrement la cause de Philippe. La ville entière était dans le secret du drame qui allait se jouer. Ceux qui avaient intérêt à faire condamner l’accusé, ne prenaient même pas la peine de cacher leurs démarches, étant certains de leur triomphe; ceux qui auraient voulu sauver le frère de Marius, se sentant faibles et désarmés, se soulageaient en criant, heureux d’irriter les gens puissants qu’ils n’avaient pas l’espérance de vaincre.
M. de Cazalis avait, sans honte, traîné sa nièce jusqu’à Aix. Pendant les premiers jours, il prit comme une volupté orgueilleuse à la promener sur le Cours. Il protestait par là contre l’idée de déshonneur que la foule attachait à la fuite de la jeune fille; il semblait dire à tous: «Vous voyez qu’un ma113
Mais il ne put continuer longtemps de pareilles promenades. La foule s’irrita de son attitude, elle insulta Blanche, elle manqua de jeter des pierres à l’oncle et à la nièce. Les femmes surtout se montrèrent acharnées; elles ne comprenaient pas que la jeune fille n’était point tant coupable et qu’elle obéissait simplement à une volonté de fer.
Blanche tremblait devant la colère populaire. Elle baissait les yeux pour ne pas voir ces femmes qui la regardaient avec des yeux ardents. Elle sentait derrière elle des gestes de mépris, elle entendait des mots horribles qu’elle ne comprenait pas, et ses jambes chancelaient, elle se tenait au bras de son oncle pour ne pas tomber. Pâle, frémissante, elle rentra un jour en déclarant qu’elle ne sortirait plus.
La pauvre enfant allait être mère.
Enfin, les débats s’ouvrirent. Dès le matin, les portes du Palais-de-Justice furent assiégées; des groupes se formèrent au milieu de la place des Prêcheurs, gesticulant, parlant à voix haute. On clabaudait sur l’issue probable du procès, on discutait la culpabilité de Philippe et l’attitude de M. de Cazalis et de Blanche.
114
Les dames avaient envahi la tribune. Elles formaient, là-haut, une masse compacte de visages anxieux et souriants. Celles qui étaient au premier rang, s’éventaient, se penchaient, laissaient traîner leurs mains gantées sur le velours rouge de la balustrade. Puis, dans l’ombre, montaient des rangs pressés de faces roses, dont on ne voyait pas les corps. Ces faces roses étaient comme enfouies au milieu des dentelles, des rubans, des étoffes de soie et de satin; çà et là, brillait l’éclair rapide d’un bijou, lorsqu’une 115
Lorsque Philippe Cayol fut introduit, il se fit un grand silence. Toutes les dames le dévorèrent du regard; quelques-unes d’entre-elles braquèrent sur lui des lorgnettes de théâtre, l’examinant de haut en bas. Ce grand garçon, dont les traits énergiques annonçaient les appétits violents, eut un succès d’estime. Les femmes, qui étaient venues pour juger du goût de Blanche, trouvèrent sans doute la jeune fille moins coupable, quand elles virent la haute taille et les regards clairs de son amant.
L’attitude de Philippe fut calme et digne. Il était vêtu tout de noir. Il semblait ignorer la présence de deux gendarmes qui étaient à ses côtés, il se dressait et s’asseyait avec les grâces d’un homme du monde. Par moments, il regardait la foule tranquillement, sans effronterie. Il leva plusieurs fois les yeux vers la tribune, et, chaque fois, malgré lui, il eut des sourires tendres; ses incorrigibles habitudes d’aimer et de vouloir plaire le reprenaient, même devant la justice.
On lut l’acte d’accusation.
Cet acte était écrasant pour l’accusé. Les faits, selon les dépositions de M. de Cazalis et 116
Lorsque la lecture de l’acte d’accusation fut achevée, la salle s’emplit du murmure bruyant des conversations particulières. Chacun, avant de venir au Palais, avait sa version, et chacun discutait, à demi-voix, le récit officiel. Au dehors, la foule poussait de véritables cris. Le président menaça de faire évacuer la salle, et le silence se rétablit peu à peu.
Alors on procéda à l’interrogatoire de Philippe Cayol.
Lorsque le président lui eut fait les de117
– Je suis accusé d’avoir été enlevé par une jeune fille.
Ces paroles firent sourire tous les assistants. Les dames se cachèrent derrière leur éventail pour s’égayer à leur aise. C’est que la phrase de Philippe, toute folle et absurde qu’elle paraissait, contenait cependant l’exacte vérité. Le président fit remarquer avec raison que jamais on n’avait vu un jeune homme de trente ans enlevé par une jeune fille de seize ans.
– On n’a jamais vu non plus, répondit tranquillement Philippe, une jeune fille de seize ans courant les grands chemins, traversant des villes, rencontrant des centaines de personnes, et ne songeant pas à appeler le premier passant venu pour la délivrer de son séducteur, de son geôlier.
Et il s’attacha à montrer l’impossibilité matérielle de la violence et de l’intimidation dont on l’accusait. À chaque heure du jour, Blanche était libre de le quitter, de demander aide et secours; si elle le suivait, c’est qu’elle l’aimait, c’est qu’elle avait consenti à la fuite. D’ailleurs, Philippe témoigna la plus grande tendresse pour la jeune fille et la plus grande 118
L’audience fut levée et renvoyée au lendemain pour l’audition des témoins. Le soir, la ville était bouleversée; les dames parlaient de Philippe avec une indignation affectée, les hommes graves le traitaient avec plus ou moins de sévérité, les gens du peuple le défendaient avec énergie.
Le lendemain, la foule fut plus grande et plus bruyante encore, à la porte du Palais-de-Justice. Les témoins étaient presque tous des témoins à charge. M. de Girousse n’avait pas été cité; on redoutait la franchise brusque de son esprit, et, d’autre part, il aurait dû être plutôt arrêté comme complice. Marius, lui-même, était allé le prier de ne point se compromettre dans cette affaire; il craignait, ainsi que ses adversaires, l’esprit violent du vieux comte, dont une boutade pouvait tout gâter.
Il n’y eut guère qu’une déposition en faveur de Philippe, celle de l’aubergiste de Lambesc, qui vint déclarer que Blanche donnait à son compagnon le titre de mari. Cette déposition fut comme effacée par celles des autres témoins. Marguerite, la laitière, balbutia et dit qu’elle ne se souvenait plus d’avoir apporté à l’accusé les lettres de Mlle de 119
Les plaidoiries commencèrent et demandèrent une nouvelle audience. L’avocat de Philippe le défendit avec une simplicité digne. Il ne chercha pas à excuser ce qu’il y avait de coupable dans sa conduite; il le montra comme un homme ardent et ambitieux qui s’était laissé égarer par des espoirs de richesse et d’amour. Mais, en même temps, il prouva que l’accusé ne pouvait être condamné pour rapt et que l’affaire en elle-même excluait toute idée de violence et d’intimidation.
Le réquisitoire du procureur du roi fut terrible. On comptait sur une certaine douceur, et les accusations énergiques du magistrat eurent un effet désastreux. Le jury rapporta un verdict affirmatif. Philippe Cayol fut condamné à cinq ans de réclusion et à l’exposition publique sur une place de Marseille. Le jardinier Ayasse fut puni de quelques mois de prison seulement.
De vagues rumeurs s’élevèrent dans la salle. Au dehors, la foule grondait.
120
OÙ BLANCHE ET FINE SE TROUVENT FACE À FACE
Blanche, cachée au fond de la tribune, avait assisté à la condamnation de Philippe. Elle était là, par ordre de son oncle, qui voulait achever de tuer ses tendresses, en lui montrant son amant entre deux gendarmes, ainsi qu’un voleur. Une vieille parente s’était chargée de la conduire à ce spectacle édifiant.
Comme les deux femmes attendaient leur voiture, sur les marches du Palais, la foule qui se précipitait, les sépara brusquement. Blanche, entraînée au milieu de la place des 121
– C’est elle, c’est elle! criaient ces femmes, la renégate, la renégate!…
La pauvre enfant, éperdue, ne sachant où fuir, se mourait de honte et de peur, lorsqu’une jeune fille écarta puissamment le groupe hurlant qui l’entourait, et vint se planter à côté d’elle.
C’était Fine.
La bouquetière, elle aussi, venait d’assister à la condamnation de Philippe. Pendant près de trois heures, elle avait passé par toutes les angoisses de l’espoir et de la crainte; le réquisitoire du procureur du roi l’avait accablée, et elle s’était mise à pleurer en entendant prononcer le jugement.
Elle sortait du Palais, irritée, dans une surexcitation terrible, lorsqu’elle entendit les huées des femmes de la halle. Elle comprit que Blanche était là et qu’elle allait pouvoir se venger en l’injuriant; elle accourut, les poings fermés, l’insulte à la bouche. Selon elle, la jeune fille était la grande coupable; elle avait menti, elle avait commis un parjure et une lâcheté. À ces pensées, tout le sang plébéien de Fine lui montait à la face et la poussait à crier et à frapper.
122
Mais lorsqu’elle fut devant Blanche, lorsqu’elle la vit pliée par l’effroi, cette enfant frissonnante et faible lui fit pitié. Elle la trouva toute petite, toute mignonne, d’une fragilité si délicate qu’il lui vint au cœur une pensée généreuse de pardon. Elle repoussa d’un geste violent les femmes qui montraient le poing à la demoiselle, et, se cambrant, d’une voix haute et sèche:
– Eh bien! cria-t-elle, n’avez-vous pas honte?… Elle est seule, et vous êtes cent contre elle. Dieu n’a pas besoin de vos cris pour la punir… Laissez-nous passer.
Elle avait pris la main de Blanche et se tenait droite et courroucée devant la foule qui murmurait et qui se serrait davantage pour ne pas livrer passage aux deux jeunes filles. Fine attendait, les lèvres pâles et tremblantes. Et comme elle rassurait la demoiselle du regard, elle vit qu’elle allait être mère. Elle devint toute blanche, et, marchant vers les femmes du premier rang:
– Laissez-nous passer, reprit-elle avec plus d’éclat… Vous ne voyez donc pas, misérables, que la pauvre fille est enceinte et que vous allez tuer son enfant!…
Elle repoussa une grosse commère qui ricanait. Toutes les autres femmes s’écartèrent. 123
La bouquetière, pour éviter la rue du Pont-Moreau, alors pleine de monde et de tapage, prit la petite rue Saint-Jean. Arrivée sur le Cours, elle conduisit mademoiselle de Cazalis à son hôtel dont la porte se trouvait ouverte. Pendant le trajet, elle n’avait pas prononcé une parole.
Blanche la força à entrer dans le vestibule, et là, poussant la porte à demi, se mettant presque à genoux:
– Oh! mademoiselle, dit-elle d’une voix émue, que je vous remercie d’être venue à mon secours!… Ces méchantes femmes allaient me tuer.
– Ne me remerciez pas, répondit Fine avec brusquerie. J’étais venue comme les autres pour vous insulter, pour vous battre.
– Vous!
– Oui, je vous hais, je voudrais que vous fussiez morte au berceau.
Blanche regardait la bouquetière avec étonnement. Elle s’était redressée, ses instincts aristocratiques se révoltaient maintenant, et 124
– Vous êtes belle, vous êtes riche, reprit Fine avec amertume. Pourquoi êtes-vous venue me voler mon amant, puisque vous ne pouviez avoir plus tard pour lui que du mépris et de la colère? Il fallait chercher dans votre monde; vous auriez trouvé un garçon aussi pâle et aussi lâche que vous, qui aurait contenté vos amours de petite fille… Voyez-vous, ne prenez pas nos hommes, ou nous déchirerons vos visages roses.
– Je ne vous comprends pas, balbutia Blanche que la peur reprenait.
– Vous ne me comprenez pas… Écoutez. J’aimais monsieur Philippe. Il venait m’acheter des roses, le matin, et mon cœur battait à se rompre, lorsque je lui donnais mes bouquets. Je sais à présent où allaient ces fleurs. On m’a dit un jour qu’il s’était enfui avec vous. J’ai pleuré, puis j’ai pensé que vous l’aimeriez bien et qu’il serait heureux. Et voilà que vous le faites mettre en prison… Tenez, ne parlons pas de cela, je me fâcherais, je vous frapperais…
Elle s’arrêta, haletante, puis continua, 125
– Vous ne savez donc pas comment nous aimons, nous les pauvres filles. Nous aimons de toute notre chair, de tout notre courage. Lorsque nous nous sauvons avec un homme, nous ne venons pas dire ensuite qu’il a profité de notre faiblesse. Nous le serrons avec force dans nos bras pour le défendre… Ah! si monsieur Philippe m’avait aimée! Mais je suis une malheureuse, une pauvresse, une laide…
Et Fine se mit à sangloter, aussi faible que mademoiselle de Cazalis. Celle-ci lui prit la main, et, la voix coupée de larmes:
– Par pitié, dit-elle, ne m’accusez pas. Voulez-vous être mon amie, voulez-vous que je mette mon cœur à nu devant vous… Je souffre tant, si vous saviez… Moi, je ne puis rien, j’obéis à mon oncle qui me brise dans ses mains de fer. Je suis lâche, je le sais; mais je n’ai pas la force de n’être point lâche… Et j’aime Philippe, je le trouve toujours en moi. Il me l’a bien dit: «Ton châtiment, si jamais tu me trahis, sera de m’aimer éternellement, de me garder sans cesse dans ta poitrine…» Il est là, il me brûle, il me tuera. Tout à l’heure, quand on l’a condamné, j’ai senti en moi quelque chose qui m’a fait tressaillir et 126
Toute la colère de Fine était tombée; elle soutint Blanche qui chancelait.
– Vous avez raison, continua la pauvre enfant, je ne mérite pas de pitié. J’ai frappé celui que j’aime et qui ne m’aimera jamais plus… Ah! par grâce, s’il devient un jour votre mari, dites-lui mes larmes, demandez-lui mon pardon. Ce qui me rend folle, c’est que je ne puis lui faire savoir que je l’adore; il rirait, il ne comprendrait pas toute ma lâcheté… Non, ne lui parlez pas de moi. Qu’il m’oublie, cela vaut mieux: je serai seule à pleurer.
Il y eut un douloureux silence.
– Et votre enfant? demanda Fine.
– Mon enfant, dit Blanche avec égarement, je ne sais… Mon oncle me le prendra.
– Voulez-vous que je lui serve de mère?
La bouquetière prononça ces mots d’une voix tendre et grave. Mademoiselle de Cazalis la serra entre ses bras, dans une étreinte passionnée.
– Oh! vous êtes bonne, vous savez aimer… Tâchez de me voir à Marseille. Quand l’heure sera venue, je me confierai à vous…
En ce moment, la vieille parente rentrait, après avoir en vain cherché Blanche dans la foule. Fine se retira lestement et remonta le 127
Le jeune homme était désespéré. Jamais il n’aurait cru qu’on pût condamner son frère à une peine si sévère. Les cinq années de prison l’épouvantaient; mais il était peut être encore plus douloureusement accablé par la pensée de l’exposition publique sur une place de Marseille. Il reconnaissait la main du député dans ce châtiment; M. de Cazalis avait surtout voulu flétrir Philippe, le rendre à jamais indigne de l’amour d’une femme.
Autour de Marius, la foule criait à l’injustice; il n’y avait qu’une voix dans le public pour protester contre l’énormité de la peine.
Et comme le jeune homme se récriait avec l’avocat, s’irritait et se désespérait, une main douce se posa sur son bras. Il se tourna vivement et aperçut Fine à son côté, calme et souriante.
– Espérez et suivez-moi, lui dit-elle à voix basse… Votre frère est sauvé.
128
QUI PROUVE QUE LE CŒUR D’UN GEÔLIER N’EST PAS TOUJOURS DE PIERRE
Pendant que Marius, avant le procès, courait la ville inutilement, Fine travaillait de son côté à l’œuvre de délivrance. Elle entreprenait une campagne en règle contre la conscience de son oncle, le geôlier Revertégat.
Elle s’était installée chez lui, elle passait ses journées dans la prison. Elle cherchait du matin au soir à se rendre utile, à se faire adorer de son parent qui vivait seul, comme un ours grondeur, avec ses deux petites filles. Elle l’attaqua dans son amour paternel; elle eut des cajoleries charmantes pour 129
Malgré lui, il subissait l’influence pénétrante de la jeune fille. Il grondait, lorsqu’il lui fallait quitter la chambre où elle était. La bouquetière semblait avoir apporté avec elle la senteur douce de ses fleurs, la fraîcheur de ses roses et de ses violettes. La loge du geôlier sentait bon, depuis qu’elle se trouvait là, rieuse et légère; ses jupes claires paraissaient y jeter de la lumière, de l’air, de la gaîté. Tout riait maintenant dans la salle noire, et Revertégat disait avec un gros rire que le printemps logeait chez lui. Le brave homme s’oubliait dans les effluves caressantes de ce printemps; son cœur s’amollissait, il se départait peu à peu de la rudesse et de la sévérité de son métier.
Fine était une fille trop rusée pour ne pas jouer son rôle avec une prudence câline. Elle ne brusqua rien, elle amena peu à peu le geôlier à la pitié et à la douceur. Puis, elle plaignit Philippe devant lui, elle le força à 130
Fine demeura toute sotte devant Philippe. Elle le regardait, confuse et rougissante, oubliant ce qu’elle voulait lui dire. Le jeune homme la reconnut et s’approcha vivement, d’un air tendre et charmé.
– Vous ici, ma chère enfant, s’écria-t-il. Ah! que vous êtes gentille de venir me voir… Me permettez-vous de vous baiser la main?
Philippe se croyait sûrement dans son petit appartement de la rue Sainte, et il n’était peut-être pas loin de rêver une nouvelle aventure. La bouquetière, surprise, presque blessée, retira sa main et regarda gravement l’amant de Blanche.
– Vous êtes fou, monsieur Philippe, répondit-elle. Vous savez bien que maintenant vous êtes marié pour moi… Parlons de choses sérieuses.
Elle baissa la voix et continua rapidement:
– Le geôlier est mon oncle, et, depuis huit jours, je travaille à votre délivrance. J’ai 131
Philippe, en entendant ces bonnes paroles, regretta son accueil amoureux.
– Donnez-moi votre main, dit-il d’une voix émue. C’est un ami qui vous la demande pour vous la serrer en vieux camarade… Vous me pardonnez?
La bouquetière sourit, sans répondre.
– Je pense, reprit-elle, pouvoir vous ouvrir prochainement la porte toute grande… Quel jour voulez-vous vous sauver?
– Me sauver!… Mais je serai acquitté. À quoi bon fuir. Si je m’échappais, je déclarerais par là même que je suis coupable.
Fine n’avait pas songé à ce raisonnement. Pour elle, Philippe était condamné à l’avance; mais, en somme, il avait raison, il fallait attendre le jugement. Comme elle gardait le silence, pensive et irrésolue, Revertégat frappa deux petits coups contre la porte pour la prier de quitter la cellule.
– Eh bien, reprit-elle en s’adressant au prisonnier, tenez-vous toujours prêt. Si vous êtes condamné, nous préparerons votre fuite, votre frère et moi… Ayez confiance.
Elle se retira, elle laissa Philippe presque amoureux. Maintenant elle avait du temps devant elle pour gagner son oncle. Elle continua à suivre sa tactique, émerveillant le 132
– Pardieu! s’écria le geôlier, si cela ne dépendait que de moi, je lui ouvrirais tout de suite la porte.
– Mais cela ne dépend que de vous, mon oncle, répondit naïvement Fine.
– Ah! tu crois… Le lendemain, on me mettrait sur le pavé, et je crèverais de faim avec mes deux filles.
Ces paroles rendirent la bouquetière toute sérieuse.
– Mais, reprit-elle au bout d’un instant, si je vous donnais de l’argent, moi, si j’aimais ce garçon, si je vous priais à mains jointes de me le rendre.
– Toi! toi!… dit le geôlier avec étonnement.
Il s’était levé, il regardait sa nièce pour voir si elle ne se moquait pas de lui. Quand il la vit grave et émue, il plia le dos, vaincu, adouci, consentant du geste.
– Ma foi, ajouta-t-il, je ferai ce que tu 133
Fine l’embrassa et parla d’autre chose. Maintenant elle était sûre de la victoire. À plusieurs reprises, de loin en loin, elle reprit la conversation, elle habitua Revertégat à l’idée de laisser échapper Philippe. Elle ne voulait pas jeter elle-même son parent dans la misère, et elle lui offrit la première une récompense de quinze mille francs. Cette offre éblouit le geôlier; dès cet instant, il se livra, pieds et poings liés.
Et voilà comment Fine avait pu dire à Marius, avec son fin sourire: «Suivez-moi… Votre frère est sauvé.»
Elle mena le jeune homme à la prison. En chemin, elle lui conta toute sa campagne, elle lui dit comment elle avait peu à peu gagné son oncle. L’esprit droit de Marius se révolta d’abord au récit de cette comédie; il lui répugnait de penser que son frère devrait son salut à la fuite, à l’achat d’une conscience. L’idée du devoir était tellement enracinée en lui qu’il éprouvait une certaine honte à payer Revertégat pour lui faire trahir le mandat qu’on lui avait confié. Puis il songea aux intrigues employées par M. de Cazalis, il se dit qu’il usait après tout des mêmes armes que ses adversaires, et le calme se fit en lui.
Il remercia Fine d’une façon touchante, il 134
Ils ne purent voir Revertégat que le soir. Le geôlier, dès les premiers mots de la conversation, montra à Marius ses deux petites filles qui jouaient dans un coin de la salle.
– Monsieur, dit-il simplement, voici mon excuse… Je ne demanderais pas un sou, si je n’avais ces enfants à nourrir.
Cette scène était pénible pour Marius. Il l’abrégea autant que possible. Il savait que le geôlier cédait à la fois par intérêt et par dévouement, et, s’il ne pouvait le mépriser, il se sentait mal à l’aise en concluant avec lui un pareil marché.
D’ailleurs, tout fut arrêté en quelques minutes. Marius déclara qu’il partirait le lendemain matin pour Marseille et qu’il en rapporterait les quinze mille francs promis par Fine. Il comptait aller les prendre chez son banquier; sa mère avait laissé une cinquantaine de mille francs qui se trouvaient placés chez M. Bérard, dont la maison était une des plus fortes et des plus connues de la ville. La bouquetière devait rester à Aix et y attendre le retour du jeune homme.
Il partit, plein d’espérance, voyant déjà son frère libre. Comme il descendait de la dili135
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UNE FAILLITE COMME ON EN VOIT BEAUCOUP
Marius courut chez le banquier Bérard. Il ne pouvait croire à la sinistre nouvelle, il avait la foi des cœurs honnêtes. En chemin, il se disait que les bruits qui couraient n’étaient peut-être que des calomnies, et il se rattachait à des espérances folles. La perte de sa fortune, en ce moment, était la perte de son frère; il lui semblait que le hasard n’aurait point tant de cruauté; le public devait se tromper, Bérard allait lui remettre son argent. Il avait besoin de voir par lui-même pour être convaincu.
137
Marius traversa trois pièces sans trouver personne. Il découvrit enfin un commis qui était venu prendre dans un pupitre quelques objets lui appartenant. Le commis lui dit d’un ton brusque que M. Bérard était dans son cabinet.
Le jeune homme entra, frémissant, oubliant de fermer la porte. Il aperçut le banquier qui travaillait paisiblement, écrivant des lettres, rangeant des papiers, arrêtant des comptes. Cet homme, jeune encore, grand, d’une figure belle et intelligente, était mis avec une exquise recherche; il portait des bagues aux doigts, il avait un air galant et riche. On eût pu croire qu’il venait de faire un bout de toilette pour recevoir ses clients et leur expliquer lui-même son désastre.
D’ailleurs, son attitude paraissait courageuse. Cet homme était une victime résignée 138
En voyant entrer Marius, il prit un air de componction; il regarda en face son client, et son visage exprima une sorte de tristesse loyale.
– Je vous attendais, cher monsieur, dit-il d’une voix émue. Vous le voyez, j’attends toutes les personnes dont j’ai amené la ruine. J’aurai du courage jusqu’au bout, je veux que chacun puisse voir que je n’ai pas de rougeur au front.
Il prit un registre sur son bureau, et l’étala avec une certaine affectation.
– Voici mes comptes, continua-t-il. Mon passif est d’un million, mon actif d’un million cinq cent mille francs… Le tribunal réglera, et je veux croire que mes créanciers n’éprouveront point une perte trop forte… Je suis le premier frappé; j’ai perdu ma fortune et mon crédit, je me suis laissé voler indignement par des débiteurs insolvables.
Marius n’avait pas encore prononcé un mot. Devant le calme abattu de Bérard, devant cette mise en scène d’une douleur austère, il ne trouvait plus au fond de lui un seul cri de reproche, une seule parole indignée et désespérée. Il plaignait presque cet homme qui faisait tête à l’orage.
– Monsieur, lui dit-il enfin, pourquoi ne 139
Bérard s’avança vivement et saisit les mains de Marius.
– Ne dites pas cela! s’écria-t-il d’un ton larmoyant, ne m’accablez pas. Ah! vous ignorez les regrets cruels qui me déchirent… Quand j’ai vu le gouffre, j’ai voulu me rattraper aux branches; j’ai lutté: jusqu’au dernier moment, j’ai espéré sauver les sommes déposées entre mes mains… Vous ne savez pas quelles terribles chances courent les manieurs d’argent.
Marius ne trouva rien à répondre. Que pouvait-il dire à cet homme qui s’excusait en s’accusant. Il n’avait pas de preuves, il n’osait traiter Bérard de fripon, il ne lui restait qu’à se retirer tranquillement. Puis, le banquier parlait d’une voix si dolente, d’une façon si pénétrée et si franche, qu’il en avait presque pitié. Il se hâta de sortir pour le laisser tranquille. Son malheur l’accablait.
Comme il traversait de nouveau les bureaux vides, le commis, qui avait fini de préparer 140
– Eh bien! lui dit-il, que pensez-vous du sieur Bérard?… C’est un fameux comédien, n’est-ce pas?… La porte du cabinet était restée ouverte; j’ai bien ri à voir ses mines désolées. Il a failli pleurer, l’honnête homme. Permettez-moi de vous dire, monsieur, que vous venez de vous laisser duper de la plus galante façon.
– Je ne vous comprends pas, répondit Marius.
– Tant mieux. C’est que vous êtes un esprit droit et juste… Moi, je quitte cette baraque avec une joie profonde. Il y a longtemps que je me doutais du coup; j’avais prévu le dénouement de cette haute comédie du vol. J’ai un flair tout particulier pour sentir les tripotages dans une maison.
– Expliquez-vous.
– Oh! l’histoire est simple. Je puis vous la conter en deux mots… Il y a dix ans que Bérard a ouvert une maison de banque. Aujourd’hui, je ne doute pas que, dès le premier jour, il n’ait préparé sa faillite. Voici le raisonnement qu’il a dû se tenir: «Je veux être 141
Marius écoutait le commis avec stupéfaction.
– Mais, s’écria-t-il enfin, ce que vous me contez là est impossible. Bérard vient de me dire que son passif est d’un million et son actif d’un million cinq cent mille francs. Nous serons tous remboursés intégralement. C’est une simple affaire de patience.
Le commis se mit à rire aux éclats.
– Ah! mon Dieu! que vous êtes naïf! reprit-il. Vraiment, vous croyez à cet actif d’un million cinq cent mille francs?… D’a142
Marius était bouleversé. Ainsi, les cinquante mille francs que sa mère lui avait laissés, se changeraient en une somme ridicule qui ne lui servirait à rien. Il lui fallait de l’argent tout de suite, et on lui parlait d’attendre deux ans. Et sa ruine, son désespoir était l’œuvre d’un scélérat qui venait de le berner. La colère montait en lui.
– Ce Bérard est un coquin, dit-il avec force. Il sera vigoureusement traqué. On doit 143
Le commis partit d’un nouvel éclat de rire.
– Bérard, reprit-il, aura peut-être quinze jours de prison. Voilà tout… Vous recommencez à ne pas comprendre?… Écoutez-moi.
Les deux jeunes gens étaient restés debout sur le trottoir. Les passants les coudoyaient. Ils rentrèrent dans le vestibule de la maison du banquier.
– Vous dites que le bagne attend Bérard, continua le commis. Le bagne n’attend que les gens maladroits. Depuis dix ans qu’il mûrit et caresse sa faillite, notre homme a pris ses précautions; c’est toute une œuvre d’art qu’une pareille infamie. Ses comptes sont en règle, et il a mis la loi de son côté. Il sait à l’avance les risques légers qu’il court. Le tribunal pourra tout au plus lui reprocher de trop fortes dépenses personnelles; on l’accusera encore d’avoir mis en circulation un grand nombre de billets, moyen ruineux de se procurer de l’argent. Mais ces fautes n’entraînent qu’un châtiment dérisoire. Je vous l’ai dit, Bérard aura quinze jours, un mois au plus de prison.
– Mais, s’écria Marius, ne pourrait-on aller crier le crime de cet homme en pleine 144
– Eh! non, on ne pourrait pas faire cela. Les preuves manquent, vous dis-je. Puis, Bérard n’a pas perdu son temps; il a tout prévu, il s’est fait, à Marseille, des amis puissants, devinant qu’il aurait sans doute un jour besoin de leur influence. Maintenant, dans cette ville de coteries, c’est une sorte de personnage inviolable; si l’on touchait à un seul de ses cheveux, tous ses amis crieraient de douleur et de colère. On pourra tout au plus l’emprisonner un peu, pour la forme. Quand il sortira de prison, il retrouvera son petit million, il étalera son luxe, il se refera aisément une estime toute neuve. Alors vous le rencontrerez en voiture, vautré sur des coussins, et les roues de sa calèche vous jetteront de la boue; vous le verrez insouciant et oisif, menant un grand train de maison, goûtant toutes les douceurs de l’existence. Et, pour couronner dignement ce succès du vol, on le saluera, on l’aimera, on lui ouvrira un nouveau crédit d’honneur et de considération.
Marius gardait un silence farouche. Le commis lui fit un léger salut, près de s’éloigner.
– C’est ainsi que la farce se joue, dit-il encore… J’avais tout cela sur le cœur, et je suis heureux de vous avoir rencontré pour 145
Marius resta seul. Il lui prit une furieuse envie de remonter chez Bérard et de le souffleter. Tous ses instincts de justice et de probité se révoltaient et le poussaient à traîner le banquier dans la rue, en criant son crime. Puis, le dégoût succéda à son emportement; il se souvint de sa pauvre mère, indignement trompée par cet homme, et dès lors il n’eut plus qu’un mépris écrasant. Il suivit le conseil du commis; il s’éloigna de cette maison, tâchant d’oublier qu’il avait eu de l’argent et qu’un coquin le lui avait volé.
D’ailleurs, tout ce que le commis venait de lui dire, se réalisa de point en point. Bérard fut condamné, pour faillite simple, à un mois d’emprisonnement. Un an plus tard, le teint fleuri, l’allure aisée et insolente, il promenait, dans Marseille, sa joyeuse humeur d’homme riche. Il faisait sonner sa bourse dans les cercles, dans les restaurants, dans les théâtres, partout où il y avait des plaisirs à acheter. Et, sur son chemin, il trouvait toujours quelques complaisants ou quelques dupes qui lui tiraient largement le chapeau.
146
QUI PROUVE QUE L’ON PEUT DÉPENSER TRENTE MILLE FRANCS PAR AN ET N’EN GAGNER QUE DIX-HUIT CENTS
Marius descendit machinalement sur le port. Il allait, devant lui, ne sachant où ses pieds le conduisaient. Il était comme hébêté. Une seule idée battait dans sa tête vide, et cette idée répétait, avec des bourdonnements de cloche, qu’il lui fallait quinze mille francs sur le champ. Il promenait autour de lui ce regard vague des gens désespérés; il semblait chercher à terre pour voir s’il ne trouverait pas entre deux pavés la somme dont il avait besoin.
Sur le port, il lui vint des désirs de ri147
Et toujours le son de cloche grondait dans sa tête. Quinze mille francs! quinze mille francs! cette pensée lui brisait le crâne. Il ne pouvait revenir les mains vides. Son frère attendait. Il n’avait que quelques heures pour le sauver de l’infamie. Et il ne trouvait rien; son intelligence endolorie ne lui fournissait pas une seule idée praticable. Il tournait dans son impuissance, il tendait son esprit vainement, il se débattait avec colère et anxiété.
Jamais il n’aurait osé demander quinze mille francs à son patron, M. Martelly. Ses appointements étaient trop faibles pour garantir un pareil emprunt. D’ailleurs, il connaissait les principes rigides de l’armateur, et il redoutait ses reproches, s’il lui avouait qu’il voulait acheter une conscience. M. Martelly lui aurait nettement refusé l’argent.
Tout d’un coup, Marius eut une idée. Il ne voulut pas la discuter avec lui-même, et il se 148
Là demeurait, sur le même pallier que lui, un jeune employé, nommé Charles Blétry. Ce Charles était attaché comme garçon de recette à la savonnerie de MM. Daste et Degans. Les deux jeunes gens demeurant côte à côte, une sorte d’intimité s’était établie entre eux. Marius avait été gagné par la douceur de Charles; ce garçon fréquentait assidûment les églises, menait une conduite exemplaire, paraissait d’une haute probité.
Depuis deux ans, il faisait cependant de fortes dépenses. Il avait introduit un véritable luxe dans son petit appartement, achetant des tapis, des tentures, des glaces, de beaux meubles. Depuis cette époque, il rentrait plus tard, il vivait plus largement; mais il restait toujours doux et honnête, tranquille et pieux.
Dans les commencements, Marius s’était étonné des dépenses de son voisin; il ne s’expliquait pas comment un employé à dix-huit cents francs pouvait acheter des choses si chères. Mais Charles lui avait dit qu’il venait de faire un héritage et qu’il comptait bientôt quitter sa place pour vivre bourgeoisement. Il s’était même mis à sa disposition, lui offrant sa bourse toute ouverte. Marius avait refusé.
149
Il ne trouva pas le commis rue Sainte, et, comme il était pressé, il se dirigea vers la savonnerie de MM. Daste et Degans. Cette savonnerie était située boulevard des Dames.
Lorsqu’il y fut arrivé et qu’il eut demandé Charles Blétry, il lui sembla qu’on le regardait d’un air étrange. Les ouvriers lui dirent brusquement de s’adresser à M. Daste lui-même, qui était dans son cabinet. Marius, étonné de cet accueil, se décida à pénétrer jusqu’au manufacturier. Il le trouva en conférence avec trois messieurs qui se tûrent, dès son entrée.
– Pourriez-vous me dire, Monsieur, demanda le jeune homme, si M. Charles Blétry est à la fabrique?
Daste échangea un regard rapide avec une des personnes qui étaient là, un gros monsieur grave et sévère.
– M. Charles Blétry va rentrer, répondit-il. Veuillez l’attendre… Êtes-vous un de ses amis?
– 150
Il y eut un moment de silence. Le jeune homme, pensant que sa présence gênait ces Messieurs, ajouta, en saluant et en se dirigeant vers la porte:
– Je vous remercie… Je vais attendre dehors.
Alors le gros monsieur se pencha et dit quelques mots à voix basse au manufacturier. M. Daste arrêta Marius du geste:
– Restez, je vous prie, s’écria-t-il… Votre présence peut nous être utile… Vous devez connaître les habitudes de Blétry; vous pourriez sans doute nous donner des renseignements sur lui?
Marius, surpris, ne comprenant pas, fit un geste d’hésitation.
– Pardon, reprit M. Daste avec une grande politesse, je vois que mes paroles vous surprennent.
Il désigna le gros monsieur et continua:
– Monsieur est le commissaire de police du quartier, et je viens de le faire appeler pour procéder à l’arrestation de Charles Blétry, qui nous a volé soixante mille francs en deux ans.
Marius, en entendant accuser Charles de vol, comprit tout. Il s’expliqua les dépenses 151
Il s’assit, attendant le dénouement de ce drame. Il ne pouvait d’ailleurs faire autrement. Pendant une demi-heure, un silence morne régna dans le cabinet. Le manufacturier s’était mis à écrire. Le commissaire de police et les deux agents, silencieux et comme endormis, regardaient vaguement devant eux, avec une patience terrible. Un tel spectacle aurait donné de l’honnêteté à Marius, s’il en avait manqué. Rien n’était plus sinistre que 152
Un bruit de pas se fit entendre. La porte s’ouvrit doucement.
– Voici notre homme, dit M. Daste en se levant.
Charles Blétry entra, ne se doutant de rien. Il ne vit même pas les personnes qui étaient-là.
– Vous m’avez fait demander, Monsieur? dit-il de cette voix trainante que prennent les employés en parlant à leurs chefs.
Comme M. Daste le regardait en face, avec un mépris écrasant, il se tourna et aperçut le commissaire qu’il connaissait de vue. Il pâlit affreusement, il comprit qu’il était perdu, et tout son corps eut des frissons de honte et de peur. Il venait de se jeter dans le châtiment, tête baissée. Voyant que son épouvante l’accusait, il tâcha de paraître calme, de retrouver un peu de sang-froid et d’audace.
– Oui, je vous ai fait demander, s’écria M. Daste avec violence… Vous savez pourquoi, n’est-ce pas?… Ah! misérable vous ne me volerez plus!
– Je ne sais ce que vous voulez dire, balbutia Blétry… Je ne vous ai rien volé… De quoi m’accusez-vous?
Le commissaire s’était assis au bureau du 153
– Monsieur, demanda le commissaire à Daste, veuillez me dire dans quelles circonstances vous vous êtes aperçu des détournements que le sieur Blétry aurait, selon vous, commis à votre préjudice.
Daste raconta alors l’histoire du vol. Il dit que son garçon de recette mettait parfois des lenteurs extraordinaires à opérer certaines rentrées. Mais, comme il avait une confiance sans bornes dans ce jeune homme, il avait attribué ces retards à la mauvaise volonté des débiteurs. Les premiers détournements devaient remonter au moins à dix-huit mois. Enfin, la veille, un de ses clients étant tombé en faillite, Daste était allé réclamer lui-même le paiement d’une somme de cinq mille francs, et là il avait appris que Blétry avait touché cette somme depuis plusieurs semaines. Le manufacturier, effrayé, était rentré en toute hâte à l’usine et s’était convaincu, en parcourant les livres du caissier, qu’il lui manquait près de soixante mille francs.
Le commissaire procéda ensuite à l’interrogatoire de Blétry. Ce garçon, pris au dépourvu ne pouvant nier, inventa une histoire ridicule.
– Un jour, dit-il, j’ai perdu un portefeuille contenant quarante mille francs. Je n’ai pas osé 154
Le commissaire lui demanda des détails, le troubla, le força à se contredire. Blétry tenta un autre mensonge.
– Vous avez raison, reprit-il, je n’ai pas perdu de portefeuille. J’aime mieux tout dire. La vérité est que j’ai été volé moi-même. J’avais hébergé un jeune homme qui manquait de pain. Une nuit, il est parti en emportant mon sac de recette; il y avait dans ce sac une forte somme.
– Voyons, n’aggravez pas votre faute en mentant, dit le commissaire avec cette patience terrifiante des gens de police… Vous comprenez que nous ne pouvons vous croire. Vous nous faites des contes à dormir debout.
Il se tourna vers Marius et continua:
– J’ai prié M. Daste de vous retenir, monsieur, pour que vous nous aidiez dans notre tâche… L’inculpé est votre voisin, avez-vous dit. Ne savez-vous rien sur son genre de vie, ne pourriez-vous le conjurer avec nous de dire la vérité?
Marius demeura terriblement embarrassé. Blétry lui faisait pitié; il chancelait comme un homme ivre, il le suppliait du regard. Ce garçon n’était pas un coquin endurci; il avait 155
– Écoutez, Charles, lui dit-il, j’ignore si vous êtes coupable. Je vous ai toujours vu bon et modeste. Je sais que vous soutenez votre mère et que vous êtes aimé de tous ceux qui vous connaissent. Si vous avez commis une folie avouez votre aveuglement; vous ferez moins souffrir ceux qui ont eu de l’estime et de l’amitié pour vous, en vous accusant avec franchise, en montrant un repentir sincère.
Marius parlait d’une voix douce et convaincante. Blétry, que les paroles sèches du commissaire avaient laissé muet et sourdement irrité plia sous l’indulgence austère de son ancien ami. Il songea à sa mère, il pensa à cette estime, à ces amitiés qu’il allait perdre, et une émotion poignante le prit à la gorge. Il éclata en sanglots.
Il pleura à chaudes larmes, dans ses mains fermées, et, pendant plusieurs minutes, on n’entendit que les éclats déchirants de son désespoir. C’était là un aveu complet. Tout le monde gardait le silence.
– 156
– Mais qu’avez-vous fait de tout cet argent? demanda le commissaire.
– Je ne sais pas… Je l’ai donné, je l’ai mangé, je l’ai perdu au jeu… Vous ignorez ce que c’est… J’étais bien tranquille dans ma misère, je ne songeais à rien, j’aimais à aller prier dans les églises, à vivre saintement, en honnête homme… Et voilà que j’ai goûté au luxe et au vice…., j’ai eu des maîtresses, j’ai acheté de beaux meubles… J’étais fou.
– Pourriez-vous me nommer les filles avec lesquelles vous avez mangé l’argent que vous dérobiez?
– Est-ce que je sais leur nom!… Je les prenais ici et là, partout, dans les rues, dans les bals publics. Elles venaient, parce que j’avais de l’or plein mes poches, et elles partaient, quand mes poches étaient vides…
Puis, j’ai beaucoup perdu au baccarat, dans les cercles… Voyez-vous, ce qui a fait de moi un voleur, c’est de voir certains fils de famille jeter l’argent par les fenêtres et se vautrer 157
Le misérable, suffoqué, étouffant de douleur, se laissa tomber sur une chaise. Marius s’approcha de M. Daste, qui lui-même était ému, et le supplia d’être indulgent. Il se hâta ensuite de se retirer; cette scène lui faisait saigner le cœur. Il laissa Blétry dans une sorte d’hébêtement, de stupeur nerveuse. Quelques mois plus tard, il apprit que ce garçon avait été condamné à cinq ans de prison.
Quand Marius se trouva dehors, il éprouva un grand soulagement. Il comprit que le Ciel lui avait donné une leçon en le faisant assister à l’arrestation de Charles. Quelques heures auparavant, sur le port, il avait eu des pensées mauvaises de fortune; il s’était senti une sorte de haine contre les riches. Il venait de voir où peuvent conduire de telles pensées et de tels sentiments.
Et, tout d’un coup, il se rappela pourquoi il était venu à la savonnerie. Il n’avait plus qu’une heure devant lui pour trouver les quinze mille francs qui devaient sauver son frère.
158
OÙ PHILIPPE REFUSE DE SE SAUVER
Marius s’avoua son impuissance. Il ne savait plus à quelle porte frapper. On n’emprunte pas quinze mille francs dans une heure, lorsqu’on est un simple commis.
Il descendit lentement la rue d’Aix, l’intelligence tendue, ne trouvant rien au fond de ses pensées endolories. Les embarras d’argent sont terribles; on aimerait mieux lutter contre un assassin que contre le fantôme insaisissable et accablant de la pauvreté. Personne n’a pu jusqu’à présent inventer une pièce de cent sous.
Lorsque le jeune homme fut arrivé sur le 159
Ce fut un triste voyage. Le matin, il avait passé devant les mêmes arbres, les mêmes collines, et l’espérance qui le faisait sourire, jetait alors des clartés joyeuses et douces sur les champs et les coteaux. Maintenant, il revoyait cette contrée et lui donnait toutes les tristesses de son âme; la campagne lui paraissait funèbre. La lourde voiture roulait toujours; les terres labourées, les bois de pins, les petits hameaux s’étalaient au bord de la route; et Marius trouvait, dans chaque nouveau paysage, un deuil plus sinistre, une douleur plus poignante. La nuit vint; il lui sembla que le pays entier était couvert d’un crèpe immense.
Arrivé à Aix, il se dirigea vers la prison, d’un pas lent. Il se disait qu’il apporterait toujours trop tôt la mauvaise nouvelle. 137
La bouquetière se leva d’un mouvement 160
– Eh bien? demanda-t-elle avec un sourire clair, en renversant coquettement la tête en arrière.
Marius n’osa répondre. Il s’assit, accablé.
– Parlez donc! s’écria Fine. Vous avez l’argent?
– Non, répondit simplement le jeune homme.
Il reprit haleine et conta la faillite de Bérard, l’arrestation de Blétry, tous les malheurs qui lui étaient arrivés à Marseille. Il termina en disant:
– Maintenant, je ne suis plus qu’un pauvre diable… Mon frère restera prisonnier.
La bouquetière demeura douloureusement surprise. Les mains jointes, dans cette attitude de pitié que prennent les femmes de Provence, elle répétait sur un ton lamentable:
– Pauvres, pauvres nous!
Elle regardait son oncle, elle semblait le pousser à parler. Revertégat contemplait les deux jeunes gens avec compassion. On voyait qu’une lutte se livrait en lui. Enfin, se décidant:
– Écoutez, monsieur, dit-il à Marius, mon métier ne m’a pas endurci au point d’être insensible à la douleur des braves gens… 161
Fine, en entendant ces mots, battit des mains. Elle sauta au cou de son oncle et l’embrassa à pleine bouche. Marius devint grave.
– Je ne puis accepter votre dévouement, répondit-il… Je me reproche déjà de vous faire manquer à votre devoir. Je refuse d’aggraver ma responsabilité en vous jetant en outre sur le pavé, sans un morceau de pain.
La bouquetière se tourna vers le jeune homme presque avec colère.
– Eh! taisez-vous, cria-t-elle; il faut sauver monsieur Philippe… Je le veux… D’ailleurs, nous n’avons pas besoin de vous pour ouvrir les portes de la prison… Venez, mon oncle. Si monsieur Philippe consent, son frère n’aura rien à dire.
Marius suivit la jeune fille et le geôlier qui se dirigeaient vers la cellule du prisonnier. Ils avaient pris une lanterne sourde et se glis162
Ils entrèrent tous trois dans la cellule et refermèrent la porte derrière eux. Philippe dormait. Revertégat, attendri par les larmes de sa nièce, adoucissait autant que possible pour le jeune homme le régime sévère de la prison; il lui portait le déjeuner et le dîner que Fine préparait elle-même; il lui prêtait des livres, il lui avait même donné une couverture supplémentaire. La cellule était devenue habitable, et Philippe ne s’y ennuyait pas trop; il savait d’ailleurs qu’on travaillait à sa fuite.
Il s’éveilla et tendit les mains avec effusion à son frère et à la bouquetière.
– Vous venez me chercher? demanda-t-il en souriant.
– Oui, répondit Fine. Habillez-vous vite.
Marius gardait le silence. Son cœur battait à grands coups. Il redoutait qu’un désir cuisant de liberté ne fit accepter à son frère cette fuite qu’il avait cru devoir refuser.
– Ainsi, tout est convenu et arrangé, reprit Philippe. Je puis me sauver sans crainte et sans remords… Vous avez donné l’argent promis?.. Tu ne me réponds rien, Marius.
Fine se hâta d’intervenir.
– Eh! je vous ai dit de vous dépêcher, cria-t-elle. De quoi vous inquiétez-vous?
163
Marius l’arrêta du geste.
– Pardon, dit-il, je ne puis laisser mon frère dans l’ignorance de nos malheurs.
Et, malgré les impatiences de Fine, il raconta de nouveau son voyage à Marseille. D’ailleurs, il ne donna aucun conseil, il voulait laisser toute liberté à son frère.
– Mais alors, s’écria Philippe accablé, tu n’as pas donné l’argent au geôlier… Nous sommes sans un sou.
– Ne vous inquiétez pas de cela, répondit le geôlier en s’approchant… Vous viendrez plus tard à mon aide.
Le prisonnier resta muet. Il ne songeait plus à la fuite; il songeait à la misère, à la triste mine qu’il ferait désormais sur les promenades de Marseille. Plus de vêtements élégants, plus de flâneries, plus d’amours. D’ailleurs, il y avait en lui des sentiments chevaleresques, des idées de poète qui l’empêchaient d’accepter le dévouement de Revertégat. Il rentra dans son misérable lit, remonta la couverture jusqu’à son menton, et, d’une voix tranquille:
– C’est bien, dit-il, je reste.
Le visage de Marius rayonna. Fine resta comme écrasée.
164
– Ma belle enfant, répondit-il, vous me feriez peut-être céder, si je n’étais devenu aveugle et entêté dans cette cellule… Mais, vraiment, j’ai déjà commis assez de lâchetés, sans charger ma conscience davantage… Il arrivera ce que le ciel voudra… D’ailleurs, tout n’est pas perdu. Marius me délivrera; il trouvera l’argent, vous verrez… Vous viendrez me chercher quand vous aurez payé ma rançon. Et nous nous sauverons ensemble, et je vous embrasserai…
Il parlait presque gaiement. Marius lui prit la main.
– Merci, frère, dit-il. Aie confiance.
Fine et Revertégat sortirent, Philippe et Marius restèrent seuls pendant quelques minutes. Ils eurent une conversation grave et émue: ils causaient de Blanche et de son enfant.
Quand les trois visiteurs furent revenus dans la geôle, la bouquetière se désespéra et demanda à Marius ce qu’il allait faire.
– Je vais me remettre en campagne, répondit-il. Le malheur est que nous sommes 165
– Je puis vous donner un conseil, dit Revertégat. Il y a dans la ville, à deux pas d’ici, un banquier, M. Rostand, qui consentira peut-être à vous prêter une forte somme… Mais je vous avertis que ce Rostand a la réputation d’un usurier…
Marius n’avait pas le choix des moyens.
– Je vous remercie, dit-il. J’irai demain matin voir cet homme.
166
MESSIEURS LES USURIERS
Le sieur Rostand était un habile homme. Il faisait en toute tranquillité son commerce honteux. Pour mettre une enseigne honorable à son industrie, il avait ouvert une maison de banque; il payait patente, il était légalement établi. Même, à l’occasion, il savait avoir un peu d’honnêteté, il prêtait de l’argent au même taux que ses confrères, les banquiers de la ville. Mais, dans ses bureaux, il y avait, pour ainsi dire, une arrière-boutique où il élaborait ses friponneries avec amour.
167
Chaque mois, les bailleurs de fonds se réunissaient chez lui; il présentait ses comptes, et l’on partageait le gain. Et il s’arrangeait de façon à garder la plus grosse part, à voler les voleurs.
Il s’attaquait surtout au petit commerce. Quand un marchand, la veille d’une échéance, venait le trouver, il lui imposait des conditions exorbitantes. Le marchand acceptait toujours. Rostand avait ainsi amené plus de cinquante faillites en dix ans. D’ailleurs tout lui était bon; il prêtait aussi bien cent sous à une marchande de légumes que mille francs à un marchand de bœufs; il tenait la ville en coupe réglée, il ne perdait pas une occasion 168
Sa maison était une véritable trappe sous laquelle s’engloutissaient des fortunes. On citait les gens, les familles entières qu’il avait ruinés. Personne n’ignorait les secrets ressorts de son métier. On montrait au doigt ses bailleurs de fonds, des hommes riches, d’anciens officiers ministériels, des négociants, des ouvriers même. Mais on n’avait pas de preuves. La patente de Rostand le mettait à l’abri, et il était trop rusé pour se laisser prendre en faute.
Depuis qu’il exploitait la place, il s’était trouvé une seule fois en danger. L’histoire fit grand bruit. Une dame, appartenant à une famille distinguée, lui emprunta une assez forte somme; elle était très pieuse et avait dissipé sa fortune en donnant à droite et à gauche, en faisant de larges aumônes. Rostand, qui la savait complètement dépouillée, 169
Depuis ce jour, Rostand fut d’une prudence extrême. Il géra les capitaux de la bande noire avec des habiletés qui lui valurent l’admiration et la confiance de messieurs les usuriers. Tandis que ses bailleurs de fonds se promenaient au soleil, en braves gens qui ne volent personne, il restait enfoui dans un grand cabinet sombre; c’est là que les pièces d’or de la société poussaient et fructifiaient. Rostand avait fini par aimer d’amour son métier, ses duperies et ses vols. Certains membres de la bande appliquaient leurs gains à satisfaire leurs passions, leurs appétits de 170
C’était chez un pareil homme que Revertégat envoyait naïvement Marius.
Le lendemain matin, ce dernier alla frapper à la porte de Rostand, vers les huit heures. La maison était lourde et carrée. Toutes les persiennes se trouvaient closes, ce qui donnait à la façade une nudité glaciale, un air de mystère et de défiance. Une vieille servante édentée, vêtue d’un lambeau d’indienne sale, vint entre-bâiller la porte.
– Monsieur Rostand? demanda Marius.
– Il est là, mais il est occupé, répondit la servante sans ouvrir la porte davantage.
Le jeune homme, impatienté, poussa le battant et entra dans le vestibule.
– C’est bien, dit-il, j’attendrai.
La servante, surprise, hésitante, comprit qu’elle ne pourrait renvoyer ce garçon. Elle se décida à le faire monter au premier où elle le laissa seul dans une sorte d’antichambre. La pièce était petite, obscure, tapissée d’un 171
En face de lui, une porte ouverte lui laissait voir l’intérieur d’un bureau, dans lequel un commis écrivait avec une plume d’oie qui craquait terriblement sur le papier. À sa gauche, était une autre porte qui devait conduire dans le cabinet du banquier.
Marius attendit longtemps. Des odeurs âcres de vieux papier traînaient autour de lui. L’appartement était d’une saleté écœurante, et la nudité des murs lui donnait un aspect lugubre. La poussière s’amassait dans les coins, des araignées filaient leurs toiles au plafond. Le jeune homme étouffait, impatienté par les craquements de la plume d’oie qui devenait de plus en plus bruyante.
Il entendit soudain parler dans la pièce voisine, et, comme les paroles lui arrivaient nettes et distinctes, il allait éloigner sa chaise par discrétion, lorsque certaines phrases le clouèrent à sa place. Il y a des conversations que l’on peut écouter; la délicatesse n’est pas faite pour sauvegarder l’intimité de certains hommes.
Une voix sèche, qui devait être celle du maître de la maison, disait avec une brusquerie amicale:
– 172
Il y eut un léger tumulte, un bruit de conversations particulières qui alla en s’éteignant. Marius, qui ne pouvait encore comprendre, se sentait cependant pris d’une vive curiosité: il devinait qu’une scène étrange se passait derrière la porte.
À la vérité, l’usurier Rostand recevait ses dignes associés de la bande noire. Le jeune homme se présentait justement à l’heure de la séance, au moment où le gérant montrait ses livres, expliquait ses opérations, partageait les bénéfices.
La voix sèche reprit:
– Avant d’entrer dans les détails, je dois vous avouer que les résultats de ce mois sont moins bons que ceux du mois dernier. Nous avions eu, en moyenne, le soixante pour cent, et nous n’avons aujourd’hui que le cinquante-cinq.
Des exclamations diverses s’élevèrent. On eût dit une foule mécontente qui proteste par des murmures. Il pouvait bien y avoir là une quinzaine de personnes.
– Messieurs, continua Rostand avec une certaine amertume railleuse, j’ai fait ce que 173
Un silence profond régna pendant quelques secondes. Puis on entendit un froissement de papiers, les petits claquements des feuillets d’un registre. Marius commençant à comprendre, écoutait avec plus d’attention que jamais.
Alors Rostand énuméra ses opérations, donnant quelques explications sur chacune d’elles. Il avait le ton criard et nasillard d’un huissier de cour.
– J’ai prêté, dit-il, dix mille francs au jeune comte de Salvy, un garçon de vingt ans qui sera majeur dans neuf mois. Il avait perdu au jeu, et sa maîtresse, paraît-il, exigeait de lui une grosse somme. Il m’a signé pour dix-huit mille francs de billets échéant à quatre-vingt-dix jours. Ces billets sont datés, comme il convient, du jour où le débiteur aura atteint sa majorité. Les Salvy ont de grandes propriétés… C’est une excellente affaire.
Un murmure flatteur accueillit les paroles de l’usurier.
– Le lendemain, continua-t-il, j’ai reçu la visite de la maîtresse du comte; elle était 174
Rostand feuilletait le registre. Il reprit après un court silence:
– Jourdier…, un marchand de drap qui, chaque mois, a besoin de quelques centaines de francs pour faire face à ses échéances. Aujourd’hui, son fonds nous appartient presque entièrement. Je lui ai encore prêté cinq cents francs à soixante pour cent. Le mois prochain, s’il me demande un sou, je le fais mettre en faillite, et nous nous emparons des marchandises.
– Marianne…, une femme de la halle. Tout les matins, elle a besoin de dix francs, et elle m’en rend quinze le soir. Je crois qu’elle boit… Petite affaire, mais gain assuré, une rente fixe de cinq francs par jour.
– Laurent…, un paysan du quartier de Roquefavour. Il m’a cédé, lambeau par lambeau, une terre qu’il possède près de l’Arc. Cette terre vaut cinq mille francs; nous l’aurons payée deux mille. J’ai expulsé notre homme de sa propriété… Sa femme et ses 175
– André…, un meunier. Il nous devait huit cents francs. Je l’ai menacé d’une saisie. Alors, il est accouru me supplier de ne pas le perdre en montrant à tous son insolvabilité. J’ai consenti à opérer la saisie moi-même, sans employer l’aide d’un huissier, et je me suis fait donner pour plus de douze cents francs de meubles et de linge… C’est quatre cents francs que j’ai gagnés à être humain.
Il y eut de petits frémissements d’aise dans l’auditoire. Marius entendit les rires étouffés de ces hommes que réjouissait l’habileté de Rostand. Celui-ci continua:
– Maintenant, viennent les affaires ordinaires: trois mille francs à quarante pour cent à Simon, le négociant; quinze cents francs à cinquante pour cent au marchand de bœufs Charançon; deux mille francs à quatre-vingts pour cent au marquis de Cantarel; cent francs à trente-cinq pour cent au fils du notaire Tingrey…
Et Rostand continua ainsi pendant un quart-d’heure, épelant des noms et des chiffres, énumérant des prêts qui allaient de dix francs à dix mille francs, et des taux qui va176
– Mais que nous disiez-vous donc? mon cher ami, dit une voix grasse et enrouée. Vous avez merveilleusement travaillé, ce mois-ci. Toutes ces créances sont excellentes. Il est impossible que les bénéfices ne montent pas à plus de cinquante-cinq pour cent, en moyenne. Vous vous êtes sans doute trompé, en nous énonçant ce chiffre.
– Je ne me trompe jamais, répondit sèchement l’usurier.
Marius, qui avait presque collé son oreille contre le bois de la porte, crut remarquer quelque indécision dans la voix du misérable.
– C’est que je ne vous ai pas encore tout dit, continua Rostand avec embarras. Nous avons perdu douze mille francs, il y a huit jours.
À ces mots, il y eut des exclamations terribles. Marius espéra, un moment, que ces coquins allaient se manger entre-eux.
– Eh! que diable! écoutez-moi, cria le banquier dans le tumulte… Je vous fais gagner assez d’argent pour que vous me pardonniez de vous en faire perdre une fois, par hasard. D’ailleurs, ce n’est pas ma faute… J’ai été volé.
Il prononça ces mots avec toute l’indigna177
– Voici l’histoire… Monier, un marchand de grains, un homme solvable, sur lequel j’ai eu les meilleurs renseignements, est venu me demander douze mille francs. Je lui ai répondu que je ne pouvais pas les lui prêter, mais que je connaissais un vieux ladre qui les lui avancerait peut-être à un taux exorbitant. Il revint le lendemain, et me dit qu’il était prêt à passer par toutes les conditions. Je lui fis observer qu’on exigeait cinq mille francs d’intérêts pour six mois. Il accepta. Vous voyez que c’était une affaire d’or… Pendant que j’allais chercher les fonds, il se mit à mon bureau et souscrivit dix-sept billets de mille francs chacun. Je pris connaissance des effets et je les posai sur le coin de ce pupitre. Puis je causai quelques minutes avec Monier qui s’était levé et qui, après avoir empoché l’argent, se disposait à partir… Quand il se fut éloigné, je voulus serrer ses billets. Je pris les papiers… Imaginez-vous que le fripon avait changé les effets contre un paquet tout semblable de traites dérisoires, barbouillées d’encre, à l’ordre de je ne sais qui, sans signature… J’étais volé. J’ai failli avoir un coup de sang, j’ai couru après mon voleur qui se promenait tranquillement au soleil, sur le Cours… Au premier mot 178
Ce récit avait été interrompu plusieurs fois par les observations irritées de l’auditoire.
– Avouez, Rostand, que vous avez manqué d’énergie, reprit la voix enrouée. Enfin, nous perdrons notre argent, nous n’aurons que le cinquante-cinq pour cent… Une autre fois vous veillerez mieux à nos intérêts… Maintenant, partageons.
Marius, malgré ses angoisses et son indignation, ne put réprimer un sourire. Le vol de ce Monier lui parut de la haute comédie, et, tout au fond de lui, il applaudissait le fripon qui avait dupé un autre fripon.
À cette heure, il savait quel métier faisait Rostand. Il n’avait pas perdu un mot de ce qui se disait dans la pièce voisine, et il s’imaginait aisément la scène telle qu’elle devait s’y passer. Renversé à demi sur sa chaise, l’oreille tendue, il voyait des yeux de l’intelligence les usuriers se querellant, les regards avides, la face contractée par les passions mauvaises qui les agitaient. Un profond écœurement le prenait, au récit des escro179
Il éprouva une sorte de gaieté amère, lorsqu’il se rappela ce qu’il venait faire dans ce coupe-gorge. Quelle naïveté, bon Dieu! C’est là qu’il croyait trouver les quinze mille francs qui devaient sauver Philippe, et il attendait depuis une heure pour que le banquier le mit à la porte comme un mendiant. Ou bien Rostand lui demanderait cinquante pour cent d’intérêt et le volerait avec impudence. À cette pensée, à la pensée que là, à côté de lui, se trouvait une réunion de coquins qui exploitaient les misères et les hontes d’une ville, Marius se leva brusquement et posa la main sur le bouton de la porte.
Dans la pièce, on entendait un bruit clair de pièces d’or. Les usuriers partageaient leur proie. Ils touchaient chacun le gain d’un mois de duperie. Cet argent qu’ils comptaient et dont la musique chatouillait voluptueusement leur chair, avait par instants des éclats de sanglots; on eut dit que les victimes des usuriers se lamentaient.
Au milieu d’un silence frissonnant, la voix du banquier ne prononçait plus que des chiffres avec une sécheresse métallique. Il taillait la part à chacun de ses associés; il disait un chiffre et laissait tomber une pile de pièces qui sonnaient.
180
Le jeune homme avait devant lui un spectacle étrange. Rostand était debout devant son bureau; derrière lui se trouvait un coffre-fort ouvert où il puisait des poignées d’or. Autour du bureau, assis en cercle, se tenaient les membres de la bande noire, les uns attendant leur part, les autres comptant l’argent qu’ils venaient de recevoir. À chaque minute, le banquier consultait ses comptes, se baissant sur un registre, lâchant l’argent en toute prudence. Ses dignes associés fixaient des regards ardents sur ses mains.
Au bruit que la porte fit en s’ouvrant, toutes les têtes se tournèrent avec un mouvement brusque d’effroi et de surprise. Et, quand les usuriers aperçurent Marius grave et indigné, d’un geste instinctif, ils posèrent chacun leurs doigts sur leur tas d’or. Il y eut un moment de trouble et de stupeur.
Le jeune homme reconnut parfaitement ces misérables. Il les avait rencontrés sur le pavé, le front haut, la physionomie digne et loyale, et il en avait même salué quelques-uns, qui auraient pu sauver son frère. Ils étaient tous riches, honorés, influents; il y avait parmi eux d’anciens fonctionnaires, des propriétai181
Rostand se précipita vers le nouveau venu. Ses yeux clignotaient fièvreusement; ses lèvres, lippues et blafardes, tremblaient; tout son masque rougeâtre et ridé d’avare exprimait une sorte d’étonnement effrayé.
– Que voulez-vous? demanda-t-il à Marius en balbutiant… On ne s’introduit pas comme ça dans les maisons.
– Je voulais quinze mille francs, répondit le jeune homme d’une voix froide et railleuse.
– Je n’ai pas d’argent, se hâta de répondre l’usurier qui se rapprocha de son coffre-fort.
– Oh! soyez tranquille, j’ai renoncé à l’idée de me faire voler… Je dois vous dire que depuis une heure je suis derrière cette porte et que j’ai assisté à votre séance.
Cette déclaration fut comme un coup de massue qui fit détourner la tête à tous les membres de la bande noire. Ces hommes avaient encore la pudeur de leur honorabilité; il y en eut qui se cachèrent la figure entre les mains. Rostand qui n’avait pas de réputation à perdre, se remettait peu à peu. Il se rapprocha de Marius, il haussa la voix.
– 182
– Qui je suis? dit le jeune homme d’un ton bas et calme, je suis un honnête garçon, et vous êtes un coquin. De quel droit j’ai écouté à cette porte? Du droit que les braves gens ont de démasquer, et d’écraser les misérables. Pourquoi j’ai pénétré jusqu’à vous? Pour vous dire que vous êtes un scélérat et contenter largement mon indignation.
Rostand tremblait de rage. Il ne s’expliquait pas la présence de ce vengeur qui lui jetait des vérités à la face. Il allait crier, s’élancer sur Marius, lorsque celui-ci le retint d’un geste énergique.
– Taisez-vous! reprit-il; je vais m’en aller; j’étouffe ici. Mais je n’ai pas voulu me retirer sans me soulager un peu… Ah! messieurs, vous avez un furieux appétit. Vous vous partagez les larmes et les désespoirs des familles avec une gloutonnerie écœurante; vous vous gorgez de vols et de friponneries… Je suis bien aise de pouvoir troubler un peu vos digestions et vous donner des frissons d’inquiétude au fond de votre lâcheté.
Rostand essaya de l’interrompre. Il continua d’une voix plus vibrante:
– Les voleurs de grand chemin ont au 183
Quelques-uns des usuriers se levèrent, menaçants.
– Vous n’avez jamais vu la colère d’un honnête homme, n’est-ce pas? ajouta Marius en raillant. La vérité vous irrite et vous épouvante. Vous êtes habitués à être traités avec les égards que l’on doit aux gens loyaux, et, comme vous vous êtes arrangés pour cacher vos infamies et pour vivre dans l’estime de tous, vous avez fini par croire vous-même au respect que l’on accorde à votre hypocrisie… Eh bien! j’ai voulu qu’une fois en votre vie vous fussiez insultés comme vous le méritez, et c’est pourquoi je suis entré ici.
Le jeune homme vit qu’il allait être assommé, s’il continuait. Il se retira pas à pas vers la porte, dominant les usuriers du regard. Là, il s’arrêta encore.
– Je sais bien, messieurs, dit-il, que je ne puis vous traîner devant la justice humaine. Votre richesse, votre influence, votre habileté vous rendent inviolables. Si j’avais la 184
Marius ferma la porte et s’en alla. Quand il fut dans la rue, il eut un sourire de tristesse. Il voyait la vie s’étendre devant lui avec toutes ses hontes et toutes ses misères, et il se disait qu’il jouait dans l’existence le rôle noble et ridicule d’un Don Quichotte de la justice et de l’honneur.
Il pensait qu’il eut peut-être mieux valu ne pas entrer dans le cabinet de Rostand. Il venait de s’indigner en pure perte, il savait qu’il ne corrigerait personne. Mais, lorsque l’indignation le poussait, il ne s’appartenait plus; il avait écrasé les usuriers par instinct, comme tout homme écrase les bêtes ignobles et malfaisantes.
185
DEUX PROFILS HONTEUX
Lorsque Marius eut raconté son équipée au geôlier et à la bouquetière, cette dernière s’écria:
– Nous voilà bien avancés! Pourquoi vous êtes-vous mis en colère? Cet homme vous aurait peut-être prêté de l’argent.
Les jeunes filles ont des entêtements qui leur donnent certaines souplesse de conscience; ainsi Fine, toute loyale qu’elle était, aurait peut-être fait la sourde oreille chez Rostand, et même, à l’occasion, se serait servie des secrets que le hasard lui confiait.
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– Je vous avais prévenu, monsieur, lui dit-il; je n’ignorais pas les bruits qui courent sur cet homme; mais je faisais une large part à la médisance. Si j’avais connu la vérité entière, jamais je ne vous aurais envoyé chez lui.
Marius et Fine passèrent toute l’après-midi à bâtir des plans extravagants, à chercher en vain dans leur tête un moyen d’improviser les quinze mille francs nécessaires au salut de Philippe.
– Comment, criait la jeune fille, nous ne trouverons pas dans cette ville un brave cœur qui nous sortira d’embarras! Est-ce qu’il n’y a pas ici des gens riches qui prêtent leur argent à un taux raisonnable? Voyons, mon oncle, cherchez un peu avec nous. Nommez-moi une personne secourable pour que j’aille me jeter à ses pieds.
Revertégat secouait la tête.
– Eh oui! répondit-il, il y a ici de braves cœurs, des gens riches qui vous viendraient peut-être en aide. Seulement, vous n’avez aucun titre à leur bonté, vous ne pouvez guère leur demander de l’argent tout d’un coup. Il faut que vous vous adressiez à des prêteurs, à des escompteurs, et, comme vous n’offrez aucune garantie solide, vous êtes forcés d’aller 187
Fine écoutait son oncle. Toutes ces questions d’argent se brouillaient dans sa jeune tête. Elle avait une âme si ouverte, si franche, qu’il lui semblait tout naturel et tout facile de demander et d’obtenir une grosse somme en deux heures. Il y a des millionnaires qui peuvent disposer si aisément de quelques milliers de francs sans se gêner.
Elle insista.
– Allons, cherchez bien, dit-elle encore au geôlier. Ne voyez-vous réellement pas un seul homme auprès duquel nous puissions tenter une démarche?
Revertégat regardait avec émotion son visage anxieux. Il aurait voulu ne pas étaler les vérités brutales de la vie devant cette enfant pleine des espoirs de la jeunesse.
– Non, vraiment, répondit-il, je ne vois personne… Je vous ai parlé de vieux avares, de vieux coquins qui ont gagné honteusement de grandes fortunes. Ceux-là, comme Rostand, prêtent cent francs pour s’en faire rendre cent cinquante au bout de trois mois…
Il hésita, puis reprit d’une voix plus basse.
Voulez-vous que je vous conte l’histoire 188
189
– Et vous dites que cet homme a fait une grande fortune? demanda-t-il au geôlier.
– Oui, continua celui-ci. On cite des exemples étranges qui prouvent l’habileté étonnante de Roumieu… Ainsi, il y a dix à quinze ans, il s’introduisit dans les bonnes grâces d’une vieille dame qui avait près de cinq cents mille francs de fortune. Ce fut une véritable possession. La vieille dame devint son esclave, à ce point qu’elle se refusait un morceau de pain pour ne pas toucher au bien qu’elle voulait laisser à ce démon qui était entré en elle et qui la commandait en maître. Elle était possédée, dans le sens littéral du mot; toute l’eau bénite d’une église n’aurait pas suffi pour l’exorciser. Une visite de Roumieu la plongeait dans des extases sans fin; quand il la saluait dans la rue, elle était comme frappée d’une secousse, elle devenait toute rouge de joie. On n’a jamais pu concevoir par quels éloges, par quelle marche adroite et envahissante, le notaire avait pu pénétrer si loin dans ce cœur que fermait une dévotion exagérée. Lorsque la vieille dame mourut, elle dépouilla ses héritiers directs et 190
Il y eut un silence,
– Tenez, reprit Revertégat, je puis encore vous citer un exemple… L’anecdote contient toute une comédie cruelle, et Roumieu y fit preuve d’une souplesse rare… Un nommé Richard, qui avait amassé dans le commerce plusieurs centaines de mille francs, s’était retiré au milieu d’une honnête famille qui le soignait et égayait sa vieillesse. En échange de cette amitié prévenante, l’ancien négociant avait promis à ses hôtes de leur laisser sa fortune. Ceux-ci vivaient dans cette espérance; ils avaient de nombreux enfants et comptaient les établir d’une façon honorable. Mais Roumieu vint à passer par là; il fut bientôt l’ami intime de Richard, il l’amena parfois à la campagne, il accomplit en grand secret son œuvre de possession. La famille qui logeait le commerçant retiré, ne se douta de rien; elle continua à soigner son hôte, à attendre l’héritage; pendant quinze ans, elle vécut ainsi dans une douce quiétude, faisant des projets d’avenir, certaine d’être heureuse et riche. Richard mourut, et le lendemain, Roumieu héritait, au grand étonnement et au grand désespoir de l’honnête famille volée dans son affection et dans ses intérêts… Tel est le chasseur d’héritages. Lorsqu’il marche, 191
Fine était révoltée.
– Non, non, dit-elle, je n’irai jamais demander de l’argent à un pareil homme… Ne connaissez-vous pas un autre prêteur, mon oncle?
– Eh! ma pauvre enfant, répondit le geôlier, tous les usuriers se ressemblent, ils ont tous dans leur vie quelque tache ineffaçable… Je connais un vieux ladre, qui a plus d’un million de fortune et qui vit seul dans une maison sale et abandonnée. Guillaume s’enterre au fond de son antre puant. L’humidité crevasse les murs de ce caveau; le sol n’est pas même carrelé, et l’on marche sur une sorte de fumier ignoble fait de boue et de débris; des toiles d’araignée pendent au plafond, la poussière couvre tous les objets, un jour bas et lugubre entre par les vitres noires de crasse. Notre avare paraît dormir dans la saleté, comme les araignées des poutres dorment immobiles au milieu de leurs toiles. Quand une proie vient s’engluer dans les fils qu’il tend, il l’attire à lui et lui suce le sang de ses veines… Cet homme ne mange que des légumes cuits à l’eau, et jamais il ne contente sa faim. 192
Fine pâlissait devant le spectacle hideux que lui faisait entrevoir son oncle.
– D’ailleurs, continua le geôlier, Guillaume a des amis qui vantent sa pitié. Il ne croit ni à Dieu ni au diable, il vendrait le Christ une seconde fois, s’il le pouvait; mais il a eu l’habileté de feindre une grande dévotion, et cette comédie lui a valu l’estime de certains esprits étroits et aveugles. On le rencontre, traînant les pieds dans les églises, s’agenouillant derrière tous les piliers, usant des seaux d’eau bénite… Interrogez la ville, demandez quelle bonne action a jamais faite ce saint personnage? Il adore Dieu, dit-on; mais il vole son semblable. On ne pourrait citer une personne qu’il ait secourue. Il prête à usure, il ne donne pas un sou aux malheureux. Un pauvre diable mourrait de faim à sa porte, qu’il ne lui apporterait pas un morceau de pain et un verre d’eau. S’il jouit d’une considération quelconque, c’est qu’il a dérobé cette considération comme tout ce qui lui appartient…
Revertégat s’arrêta, regardant sa nièce, ne sachant s’il devait continuer.
– Et vous auriez la naïveté d’aller chez 193
– Assez, cria Marius avec force.
Fine, rouge et consternée, baissait la tête, n’ayant plus ni courage ni espérance.
– Je vois que l’argent est trop cher, reprit le jeune homme, et qu’il faut se vendre pour en acheter. Ah! si j’avais le temps de gagner par mon travail la somme qu’il nous faut!
Ils restèrent tous trois silencieux, ne pouvant trouver aucun moyen de salut.
194
OÙ LUIT UN RAYON D’ESPÉRANCE
Le lendemain matin, Marius, poussé par la nécessité, se décida à aller frapper chez M. de Girousse. Depuis qu’il cherchait de l’argent, il songeait à s’adresser au vieux comte. Mais il avait toujours reculé devant cette pensée; il redoutait les brusqueries originales du gentilhomme, il n’osait lui avouer sa misère, il rougissait d’avoir à faire connaître l’emploi des quinze mille francs qu’il sollicitait. Rien ne lui était plus pénible que d’être forcé de mettre un tiers dans la confidence de l’évasion de son frère, et M. de Girousse l’effrayait plus que tout autre.
195
Comme il remontait une allée, accablé, les yeux vagues, il rencontra Fine. Il était sept heures du matin. La bouquetière, en grande toilette, tenant à la main un petit sac de voyage, lui parut toute décidée, toute souriante.
– Où allez-vous donc? lui demanda-t-il avec surprise.
– Je vais à Marseille, répondit-elle.
Il la regarda d’un air curieux, l’interrogeant du regard.
– Je ne puis rien vous dire, continua-t-elle. J’ai un projet, mais je crains d’échouer. Je reviendrai ce soir… Allons, ne vous désespérez pas.
Marius accompagna Fine jusqu’à la diligence. Lorsque la lourde voiture s’ébranla, il la suivit longtemps des yeux; cette voiture emportait sa dernière espérance et allait lui rapporter l’angoisse ou la joie.
Jusqu’au soir, il rôda autour des diligences qui arrivaient. On n’attendait plus qu’une voiture, et Fine n’avait point encore paru. Le 196
Enfin il aperçut la diligence, au loin, au milieu de la place de la Rotonde. Quand il entendit les roues sonner sur le pavé, il eut des palpitations violentes. Il s’adossa contre un arbre, regardant les voyageurs qui descendaient un à un, avec une lenteur désespérante.
Tout d’un coup, il fut comme cloué au sol. Presque en face de lui, par une portière ouverte, il venait de voir apparaître la grande taille, la figure pâle et triste de l’abbé Chastanier. Quand l’abbé fut sur le trottoir, il tendit la main et aida une jeune fille à descendre. Cette jeune fille était mademoiselle Blanche de Cazalis.
Derrière elle, Fine sauta à terre d’un bond léger, sans se servir du marche-pied. Elle était rayonnante.
Les deux voyageurs, guidés par la bouquetière, se dirigèrent vers l’hôtel des Princes. Marius, qui était demeuré dans l’ombre de la 197
Fine resta dix minutes au plus dans l’hôtel. Lorsqu’elle en sortit, elle aperçut le jeune homme et courut à lui, prise d’un accès de joie folle.
– J’ai réussi à les amener, dit-elle en battant des mains; maintenant, j’espère bien qu’ils obtiendront ce que je désire… Demain, nous serons fixés.
Alors elle prit le bras de Marius et lui conta sa journée.
La veille, elle avait été frappée par une parole du jeune homme qui regrettait ne pas avoir le temps nécessaire pour gagner en travaillant la somme qu’il lui fallait. D’un autre côté, les tristesses de son oncle lui avaient prouvé qu’il était presque impossible de trouver un préteur, un usurier raisonnable. La question se réduisait donc à gagner du temps, à tâcher d’éloigner le plus possible l’époque où l’on attacherait Philippe au pilori. Ce qui épouvantait Fine et Marius, c’était cette exposition infâme, livrant les condamnés aux ricanements et aux insultes de la foule.
Dès lors, le plan de la jeune fille fut arrêté, un plan hardi qui peut-être réussirait par son audace même. Elle comptait aller droit chez M. de Cazalis, pénétrer jusqu’à sa nièce 198
La pauvre enfant rêvait toute éveillée, lorsqu’elle espérait que M. de Cazalis fléchirait à la dernière heure. Cet homme fier et entêté avait voulu l’infâmie de Philippe, et rien au monde n’aurait pu mettre un obstacle à l’accomplissement de sa vengeance. Si Fine avait eu à se heurter contre lui, elle se serait brisée; elle aurait dépensé en pure perte ses plus jolis sourires, ses larmes les plus touchantes.
Heureusement pour elle, les circonstances la servirent. Lorsqu’elle se présenta à l’hôtel du député, au cours Bonaparte, on lui dit que M. de Cazalis venait d’être appelé à Paris par certaines exigences de sa position politique. Elle demanda à voir mademoiselle Blanche; on lui répondit vaguement que mademoiselle était absente, qu’elle voyageait.
La bouquetière, fort embarrassée, fut obli199
Brusquement, la pensée de l’abbé Chastanier lui vint. Marius lui avait souvent parlé du vieux prêtre; elle connaissait sa bonté, son dévouement. Peut-être pourrait-il lui donner des renseignements précieux.
Elle le trouva chez sa sœur, la vieille ouvrière infirme. Elle lui ouvrit son cœur, elle lui apprit en quelques mots le motif de son voyage à Marseille. Le prêtre l’écouta avec une vive émotion.
– C’est le ciel qui vous amène ici, lui répondit-il. Je crois pouvoir, dans une telle circonstance, violer le secret qui m’a été confié. Mademoiselle Blanche n’est pas en voyage. Son oncle voulant cacher sa grossesse et ne pouvant l’emmener à Paris, a loué pour elle une petite maison au village de St-Henri… Elle habite là avec une gouvernante. M. de Cazalis, auprès duquel je suis rentré en grâce, m’a prié de lui faire de fréquentes visites et m’a donné sur elle d’assez larges pouvoirs… 200
Fine accepta avec joie. Blanche pâlit, lorsqu’elle aperçut la bouquetière et se mit à pleurer à chaudes larmes. Un léger cercle bleuâtre entourait ses yeux; ses lèvres étaient décolorées, et ses joues avaient des blancheurs de cire. On voyait qu’un cri terrible, le cri du cœur et de la conscience, s’élevait en elle et la rendait toute chancelante.
Quand Fine, avec une voix douce et des caresses attendries, lui eut fait comprendre qu’elle pouvait peut-être éviter à Philippe une suprême humiliation, elle se leva toute droite et dit d’une voix brisée:
– Je suis prête, disposez de moi… J’ai dans les entrailles un enfant qui me parle sans cesse de son père. Je voudrais apaiser la colère de ce pauvre petit être qui n’est pas encore né.
– Eh bien? reprit Fine chaleureusement, aidez-moi dans notre œuvre de délivrance… Je suis certaine que vous obtiendriez tout au moins un sursis, en tentant une démarche.
– Mais, fit observer l’abbé Chastanier, mademoiselle Blanche ne peut aller seule à Aix. Je dois l’accompagner… Je sais que M. de Cazalis, s’il apprend ce voyage, me fera les plus graves reproches. J’accepte pourtant 201
Dès que la bouquetière eut obtenu un consentement, elle laissa à peine le temps au vieillard et à la jeune fille de faire quelques préparatifs. Elle revint avec eux à Marseille, elle les poussa dans la diligence, et c’est ainsi qu’elle les amena triomphalement dans Aix. Le lendemain, Blanche devait se rendre chez le président qui avait prononcé le jugement de Philippe.
Marius, lorsque Fine eut terminé son récit, l’embrassa vivement sur les deux joues, ce qui fit monter des lueurs roses au front de la jeune fille.
202
UN SURSIS
Le lendemain matin, Fine alla retrouver Blanche et l’abbé Chastanier. Elle voulait les accompagner jusqu’à la porte de l’hôtel du président, pour connaître tout de suite le résultat de leur démarche. Marius, comprenant que sa présence serait pénible à Mlle de Cazalis, se mit à rôder sur le Cours, comme une âme en peine, suivant de loin les deux jeunes filles et le prêtre. Quand les solliciteurs furent montés, la bouquetière aperçut le jeune homme et lui fit signe de venir la rejoindre. Ils attendirent tous deux, sans échanger une parole, agités et anxieux.
203
– Monsieur, dit-il au président, nous venons à vous, les mains jointes. Mlle de Cazalis est déjà brisée sous les malheurs qui l’ont accablée. Elle vous prie en grâce de lui épargner une nouvelle humiliation.
– Que désirez-vous de moi? demanda le président d’une voix émue.
– Nous désirons que, s’il est possible, vous évitiez un nouveau scandale… M. Philippe Cayol a été condamné à l’exposition publique, et ce châtiment doit lui être infligé ces jours-ci. Mais l’infamie ne l’atteindra pas seul; il n’y aura pas qu’un coupable attaché au pilori, il y aura une pauvre enfant souffrante qui vous demande pitié. Vous entendez, n’est-ce pas? les cris de la foule, les injures qui rejailliront sur Mlle de Cazalis; elle sera traînée dans la boue par la populace, et son nom circulera autour de l’ignoble po204
Le président paraissait douloureusement touché. Il garda un moment le silence. Puis, comme pris d’une idée soudaine:
– Mais, demanda-t-il, est-ce M. de Cazalis qui vous envoie vers moi? A-t-il connaissance de la démarche que vous faites?
– Non, répondit le prêtre avec une dignité franche, M. de Cazalis ne sait pas que nous sommes ici… Les hommes ont des intérêts, des passions qui les emportent et qui les empêchent parfois de juger nettement leur position. Peut-être allons-nous contre le désir de l’oncle de Mlle Blanche, en venant vous solliciter… Mais au-dessus des passions et des intérêts des hommes, il y a la bonté et la justice. Aussi n’ai-je pas craint de compromettre mon caractère sacré, en prenant sur moi de vous demander d’être bon et juste.
– Vous avez raison, Monsieur, dit le président. Je comprends les motifs qui vous ont amené, et, vous le voyez, vos paroles m’ont vivement ému. Malheureusement, je ne puis arrêter le châtiment; il n’est pas dans mon pouvoir de modifier un arrêt de la Cour d’assises.
Blanche joignit les mains.
– Monsieur, balbutia-t-elle, je ne sais ce que vous pouvez faire pour moi; mais, je 205
Le président lui prit les mains, et, avec une douceur paternelle:
– Ma pauvre enfant, répondit-il, je comprends tout. Mon rôle, dans cette affaire, a été pénible… Aujourd’hui, je suis désespéré de ne pouvoir vous dire: «Ne craignez rien; j’ai la puissance de renverser le pilori, et vous ne serez pas attachée au poteau avec le condamné.»
– Alors, reprit le prêtre accablé, l’exposition aura lieu prochainement… Il ne vous est pas même permis de retarder cette scène déplorable.
Le président s’était levé:
– Le ministre de la justice, sur la demande du procureur général, peut en faire éloigner l’époque, dit-il vivement; voulez-vous que cette exposition ne se fasse que dans les derniers jours de décembre? Je serais heureux de vous prouver toute ma compassion et tout mon bon vouloir.
– Oui, oui, s’écria Blanche avec ardeur. Éloignez ce moment terrible le plus possible… Je me sentirai peut-être plus forte…
L’abbé Chastanier qui connaissait les projets de Marius, pensa que, devant la promesse du président, il devait se retirer, sans insis206
– Eh bien, c’est convenu, leur dit le président, en les accompagnant. Je vais demander et j’obtiendrai, j’en ai la conviction, que la justice n’ait son cours que dans quatre mois… Jusque-là, vivez en paix, mademoiselle. Espérez, le ciel enverra peut-être quelque soulagement à vos souffrances.
Les deux solliciteurs descendirent. Lorsque Fine les aperçut, elle courut à leur rencontre.
– Eh bien! demanda-t-elle, haletante.
– Comme je vous le disais, répondit l’abbé Chastanier, le président ne peut empêcher l’exécution du jugement.
La bouquetière devint toute pâle.
– Mais, se hâta d’ajouter le vieux prêtre, il a promis d’intervenir pour faire reculer l’époque de l’exposition… Vous avez quatre mois devant vous pour travailler au salut du prisonnier.
Marius, malgré lui, s’était approché du groupe que formaient les jeunes filles et l’abbé. La rue, solitaire et silencieuse, blanchissait sous l’ardent soleil de midi; de légères touffes de gazon entouraient les pavés éclatants, et, seul, un chien promenait son échine maigre dans le mince filet d’ombre qui traînait le long des maisons.
Lorsque le jeune homme entendit les paro207
– Ah! mon père, lui dit-il d’une voix tremblante, vous me rendez l’espérance et la foi. Depuis hier, je doutais de Dieu… Comment vous remercier, comment vous prouver ma reconnaissance! Maintenant, je me sens un courage invincible et je suis certain de sauver mon frère.
Blanche, à la vue de Marius, avait baissé la tête. Une rougeur ardente était montée à ses joues. Elle restait là, confuse et embarrassée, souffrant horriblement de la présence de ce garçon qui connaissait son parjure et que son oncle et elle avaient plongé dans le désespoir. Le jeune homme, lorsque sa joie se fut un peu calmée, regretta de s’être approché. L’attitude désolée de Mlle de Cazalis lui faisait pitié.
– Mon frère a été bien coupable, lui dit-il enfin… Veuillez lui pardonner comme je vous pardonne moi-même.
Il ne put trouver que ces quelques paroles. Il aurait voulu lui parler de son enfant, la questionner sur le sort qui était réservé à ce pauvre être, le lui réclamer au nom de Philippe. Mais il la vit si accablée qu’il n’osa la torturer davantage.
Sans doute, Fine comprit ce qui se passait 208
– Rappelez-vous que je vous ai offert d’être la mère de votre enfant. Maintenant, je vous aime, je vois que vous êtes un brave cœur… Faites un signe, et je cours à votre aide. D’ailleurs, je veillerai, je ne veux pas que le pauvre petit souffre de la folie de ses parents.
Pour toute réponse, Blanche serra silencieusement la main de la bouquetière. De grosses larmes coulaient le long de ses joues.
Mlle de Cazalis et l’abbé Chastanier repartirent sur-le-champ pour Marseille. Fine et Marius coururent à la prison. Ils apprirent à Revertégat qu’ils avaient quatre mois pour préparer l’évasion, et le geôlier leur jura qu’il tiendrait sa parole, quels que fussent le jour et l’heure où ils la lui rappelleraient.
Avant de quitter Aix, les deux jeunes gens voulurent voir Philippe, pour le mettre au courant des évènements et lui dire d’espérer. Le soir, à onze heures, Revertégat les introduisit de nouveau dans la cellule. Philippe, qui commençait à s’habituer au régime de la prison, ne leur parut pas trop abattu.
– Pourvu, leur dit-il, que vous m’évitiez l’ignominie de l’exposition publique, je consens à tout… Je préfèrerais me casser la tête 209
Et, le lendemain, la diligence ramena à Marseille Marius et Fine. Ils allaient continuer sur un plus vaste théâtre la lutte où les poussait leur cœur; ils allaient fouiller au fond des misères humaines et voir à nu les plaies d’une grande ville, livrée à tous les emportements de l’industrie moderne.
5
I
LE SIEUR SAUVAIRE, MAÎTRE-PORTEFAIX
Le patron de Cadet Cougourdan, le maître-portefaix Sauvaire, était un petit homme, vif, noirâtre, aux membres trapus et vigoureux. Son grand nez crochu, ses lèvres minces, son visage allongé exprimaient cette confiance vaniteuse, cette vantardise rusée qui sont les traits distinctifs de certains types du midi.
Élevé sur le port, simple ouvrier dans sa jeunesse, il avait mis de côté, pendant dix ans, les gros sous qu’il gagnait. Il soulevait des 6
Un jour enfin, il eut devant lui les quelques milliers de francs qu’il lui fallait pour accomplir son projet. Il devint patron du soir au lendemain, il prit des hommes sous ses ordres, et, les bras croisés, les regarda courir et suer. De temps à autre, il leur donnait un coup de main en grondant. Au fond, Sauvaire était un paresseux fieffé; il avait travaillé par entêtement, aimant mieux faire d’un coup toute la besogne de sa vie et se reposer plus tard dans les douceurs d’une oisiveté d’homme riche. Maintenant que de pauvres diables lui gagnaient une fortune, il se promenait, les mains dans les poches, empilant l’argent, attendant d’avoir une grosse somme pour s’abandonner à ses instincts de vie libre et bruyante.
Peu à peu, l’ouvrier avare se transforma en enrichi prodigue. Sauvaire avait des appé7
Il portait maintenant des vêtements de drap fin, sous lesquels on devinait toujours le corps roidi et épais de l’ouvrier. Sur son gilet, s’étalait une large chaîne d’or, épaisse d’un bon doigt, et laissant pendre des breloques massives qui auraient assommé un bœuf. Il avait, à la main gauche, une bague toute d’or, sans la moindre pierre. Chaussé de souliers vernis, coiffé d’un feutre souple, il flânait tout le jour sur la Cannebière et sur le port, en fumant une magnifique pipe d’écume de mer, garnie d’argent. Et, tout en marchant, il faisait sauter ses breloques sur son ventre, il promenait sur la foule un regard plein d’une câlinerie goguenarde et vaniteuse. Il jouissait.
Il avait peu à peu confié la direction de sa maison à Cadet Cougourdan, dont les allures vives et énergiques lui plaisaient; ce garçon de vingt ans possédait une intelligence, droite et ouverte, qui lui donnait une véritable supériorité sur les autres porte-faix. Sauvaire 8
L’existence rêvée commença. Sauvaire se fit recevoir d’un cercle. Il joua, mais avec prudence, trouvant que la volupté du jeu ne vaut pas les sommes qu’on perd; il voulait s’amuser pour son argent, il cherchait des plaisirs solides et durables. Il mangea dans les meilleurs restaurants, il eut des femmes qu’il étala devant la foule. Sa vanité était voluptueusement chatouillée, lorsqu’il pouvait se vautrer sur les coussins d’une voiture à côté d’une vaste jupe de soie. La femme n’était rien, la robe de soie était tout. Il trainait la robe de soie dans des cabinets particuliers, et il ouvrait les fenêtres, pour que les passants pussent voir qu’il était en partie fine avec une dame bien mise, et qu’il se faisait servir des plats très chers. D’autres auraient fermé les jalousies, poussé le verrou; lui, il rêvait d’embrasser ses maîtresses dans une maison de verre, afin que la foule fut bien persuadée qu’il était assez riche pour aimer de jolies femmes. Il entendait l’amour à sa manière.
Depuis un mois, il vivait dans le ravisse9
Lorsqu’Armande mit pour la première fois sa petite main gantée dans la main large de Sauvaire, le maître-portefaix faillit s’évanouir de joie. Cette poignée de main s’échangeait sur les allées de Meilhan, devant la porte de la maison habitée par la lorette, et les passants se retournaient pour voir cet homme et cette jeune femme qui s’adressaient des sourires et se faisaient des révérences. Sauvaire s’en alla, gonflé d’orgueil, s’extasiant sur la toilette et sur les bonnes manières d’Armande. Il n’eut plus qu’une pensée: avoir cette femme pour maîtresse, supplanter un comte, promener à son bras des dentelles et du velours.
Il guetta la lorette, et se mit sur son passage. Il devenait presque amoureux des chiffons luxueux qu’elle portait et des parfums qu’exhalaient ses vêtements. Il était fier d’être salué par elle, de paraître un de ses amis, et il ne lui aurait même pas déplu de passer pour un de ses amants.
10
Il contait sa bonne fortune à tout le monde. Cadet fut un de ses premiers confidents.
– Ah! si vous saviez! lui dit-il, la charmante personne et comme elle m’adore!… Il y a de tout chez elle, des tapis, des rideaux, des glaces. On se croirait dans le monde, chez une duchesse… Et, avec cela, pas fière du tout, bonne fille, la main toujours ouverte… Hier, j’ai déjeûné dans son petit salon; puis nous avons pris une voiture découverte et nous sommes allés au Prado. Tout le monde nous regardait… Il y a de quoi mourir d’aise en compagnie d’une pareille femme.
Cadet souriait. Il rêvait l’amour d’une forte fille; Armande lui faisait l’effet d’une poupée mécanique, d’un jouet fragile qu’il aurait brisé dans ses doigts. Mais il ne voulait pas contrarier son patron, il s’extasiait avec lui 11
La bouquetière avait repris sa place dans son petit kiosque du cours Saint-Louis. Elle vendait ses fleurs, l’œil aux aguets, cherchant les occasions de venir en aide à Marius. Elle ne perdait pas de vue l’emprunt des quinze mille francs, et, chaque jour, elle bâtissait un nouveau plan, elle rêvait de mettre à contribution les personnes que le hasard rapprochait d’elle.
– Penses-tu, dit-elle un matin à son frère, penses-tu que M. Sauvaire serait un homme à prêter de l’argent?
– C’est selon, répondit Cadet… Il donnerait volontiers mille francs à un pauvre diable, sur une place publique, devant beaucoup de monde, pour faire parade de son bon cœur.
La bouquetière se mit à rire.
– Oh! ce n’est pas une aumône qu’on lui demanderait, reprit-elle… Il faudrait que la main gauche du prêteur ignorât ce que ferait sa main droite.
– Diable! dit Cadet, c’est trop de désintéressement… D’ailleurs, on pourrait voir.
Fine, sur ce bout de conversation, conçut tout un projet. Elle croyait Sauvaire très riche, et, au fond, elle ne le jugeait pas méchant homme. Peut-être pourrait-on obtenir 12
La bouquetière comprit qu’elle devait d’abord décider Marius à aller chez la lorette. C’était là le difficile. Le jeune homme refuserait net, dirait qu’il ne pouvait y avoir rien de commun entre lui et cette femme.
Un jour, elle laissa échapper comme par mégarde le nom d’Armande, et elle fut très-étonnée de voir Marius sourire et sembler être en pays de connaissance.
– Est-ce que vous connaissez cette dame? lui demanda-t-elle.
– Je suis allé une fois chez elle, répondit-il. C’est Philippe qui m’y conduisit. Cette dame, comme vous l’appelez, ouvrait ses salons une fois par semaine, et mon frère était un des habitués du lieu… Ma foi, j’ai été fort bien reçu, et j’ai trouvé là une véritable maîtresse de maison, très-distinguée et fort élégante.
Fine parut toute triste d’entendre l’éloge d’Armande dans la bouche de Marius.
Il paraît, continua ce dernier, que les choses ont un peu changé chez elle, depuis un an. Elle est, m’a-t-on dit, très-embarrassée dans ses affaires. D’ailleurs, on la dit très-adroite, très-intrigante même; si elle trouve quelque imbécile, elle se tirera des ennuis où elle est.
13
– L’imbécile est trouvé, dit-elle en riant… Ne connaissez-vous pas M. Sauvaire, le patron de Cadet?
– Un peu, répondit Marius; je le rencontre parfois en pantoufles sur le port.
– Eh bien, il est l’amant d’Armande depuis quelques mois… On prétend qu’il a déjà dépensé quelque argent avec elle…
Puis, d’un ton indifférent, Fine ajouta:
– Pourquoi ne retournez-vous pas chez Armande?.. Vous rencontreriez là des gens riches qui pourraient vous aider dans l’affaire que vous savez… M. Sauvaire serait peut-être tout disposé à vous rendre service.
Marius devint grave et garda un moment le silence. Il se consultait.
– Bah! dit-il, enfin, vous avez raison… Je ne dois reculer devant aucune tentative… Il faudra demain que j’aille voir cette femme; j’expliquerai ma visite, en lui parlant de mon frère.
La bouquetière regardait le jeune homme en face, avec de petits battements de paupières.
– Et surtout, reprit-elle en riant d’un rire forcé, n’allez pas rester au pied de cette 14
Marius étonné de la voix émue de son amie, lui prit la main et l’examina d’un regard pénétrant.
– Qu’avez-vous donc? lui demanda-t-il. Ne dirait-on pas que je vais chez le diable et que je suis un pêcheur… Ah! ma pauvre Fine, je suis loin de penser à de pareilles bêtises. J’ai une tâche sacrée à remplir… Puis, regardez-moi bien. Quelle est la femme qui voudrait d’un magot pareil?
La jeune fille le regarda et elle fut toute surprise de ne plus le trouver laid. Jadis, il lui avait semblé affreux; maintenant, elle voyait comme de la lumière sortir de son visage et lui transfigurer la face. Le jeune homme lui serra amicalement la main, et elle demeura toute troublée.
Le lendemain soir, ainsi qu’il l’avait résolu, Marius se présenta chez Armande.
15
UNE LORETTE MARSEILLAISE
Armande avait une origine fort mystérieuse. Elle prétendait être née dans l’Inde, d’une femme indigène et d’un offficier anglais. Elle partait de là et contait, à qui voulait l’entendre, un roman dont elle était l’héroïne. Elle mettait sa première faute sur le compte d’un riche protecteur qui l’avait prise chez lui, à la mort de son père, et qui l’avait élevée délicatement pour en faire plus tard sa maîtresse, comme on engraisse une volaille pour la trouver ensuite plus savoureuse et plus tendre sous la dent. Son esprit se plaisait dans ce conte brutalement romanesque.
16
Elle tendit ses pièges avec art. Elle monta sa maison sur un grand pied et lui donna une sorte de cachet aristocratique. Il lui fut aisé de vaincre toutes les rivales qu’elle trouva installées dans la ville. Ces pauvres filles déchues étaient d’une ignorance crasse; elles s’habillaient mal, savaient à peine parler, étalaient un luxe mesquin et ignoble, s’abandonnaient bêtement. Armande les écrasa de toute son élégance et de tout l’esprit qu’elle avait acquis ça et là en se frottant à des gens bien élevés. Elle devint en peu de mois une sorte de célébrité mondaine.
Chez elle, comme le disait naïvement Sauvaire, elle prenait des airs de duchesse. Un goût exquis avait présidé à l’ameublement de son logis. Elle ouvrit son salon, elle attira 17
Elle s’entoura peu à peu de tous les viveurs de la ville. Elle n’admettait d’ailleurs que des gens riches, gagnant beaucoup et dépensant plus encore. Dans les commencements, elle n’eut qu’à choisir ses victimes; une foule était à ses pieds. Elle croqua à belles dents plusieurs fortunes, vivant en plein luxe, fournissant aux besoins de sa maison qui étaient énormes. Les gens sages et graves la regardaient comme une véritable plaie, comme un gouffre sans fond où allaient s’engloutir les capitaux des jeunes commerçants marseillais. Les femmes entretenues, ses rivales, la déchiraient à belles dents et l’accusaient d’intrigues honteuses; elles tournaient en moquerie son visage maigre, ses rides précoces; elles disaient qu’elle était laide, – ce qui était presque vrai, – et déclaraient ne rien comprendre à l’engouement que ces imbéciles d’hommes avaient pour cette pécore. Armande 18
Puis, sans cause apparente, tout d’un coup, son crédit baissa. La gêne vint et fit comme des trous dans son luxe. Sans doute, sa mode était passée, les amants généreux manquaient. Elle tomba dans les transes de cette demi misère qui porte de la soie et marche sur des tapis. Sentant qu’elle allait rouler dans le ruisseau, si elle ne faisait pas des efforts prodigieux pour garder son appartement de grande dame, elle lutta avec désespoir contre la mauvaise chance. Elle comprenait que son prestige venait uniquement de sa richesse apparente, de ses toilettes exquises, de l’argent qui lui permettait de jouer à l’aise son rôle de duchesse déclassée. Le jour où la soie lui manquerait, où elle fermerait son salon, elle savait qu’elle deviendrait une pauvre fille, une créature laide et fanée dont personne ne voudrait plus. Aussi déploya-t-elle une énergie fébrile pour trouver des amants, pour se procurer de l’argent à tout prix.
C’est à cette époque qu’elle fit la connaissance d’une dame Mercier qui lui avança quelques fonds à un taux exorbitant. Elle avait dupé tant de jeunes imbéciles, qu’elle 19
Armande, poussée par la nécessité, sentant chaque jour sa beauté, son gagne-pain, s’en aller avec son luxe, en arriva au crime. Déjà, pour faire face aux exigences de ses créanciers, elle avait dû vendre des glaces, des meubles, des porcelaines; sa maison se vidait, elle voyait peu à peu les murs se dénuder et elle songeait avec effroi à l’heure où elle se trouverait, lasse et vieillie, entre quatre murailles nues. Les amants se sauveraient alors de son bouge, elle mourrait de misère et de honte. Les tapissiers, les modistes, tous les fournisseurs auxquels elle devait, devenaient plus âpres en flairant la ruine prochaine de leur cliente; ils savaient que les amants se faisaient rares, ils exigeaient le remboursement immédiat de leurs créances. Quelques uns d’entr’eux parlèrent de saisir le mobilier. Armande comprit qu’elle était perdue, si elle ne battait pas monnaie tout de suite, n’importe de quelle façon.
Elle eut recours à un moyen extrême. Elle imita l’écriture de trois ou quatre amants 20
Pendant près de deux ans, Armande vivota, sans inquiétude. Elle avait mis les billets payables chez elle, et, à chaque échéance, elle faisait l’argent coûte que coûte, tirant cent francs du premier homme qu’elle rencontrait, complétant la somme nécessaire en vendant quelque chose, en empruntant encore, en faisant de nouvelles traites fausses. La Mercier continuait à se montrer humble et serviable; elle voulait tenir sa proie étroitement serrée, avant de montrer les dents et de mordre.
21
Les choses en étaient là, lorsque, un soir, Marius se rendit naïvement chez la lorette. Il croyait encore trouver dans son salon une 22
Il fut très étonné de trouver le salon vide. Une seule lampe éclairait cette grande pièce qui lui parut singulièrement nue. Sauvaire était à demi couché sur un vaste divan, et il semblait digérer avec affectation le dîner qu’il venait de faire, lâchant quelques boutons de son gilet et tenant un cure-dent entre ses doigts. À côté de lui, assise dans un fauteuil, Armande lisait Graziella, en appuyant rêveusement le front sur la paume de sa main gauche; une levrette, qu’elle nommait Djali, était couchée à ses pieds, la tête posée le long de ses pantoufles de velours cerise.
Un des moyens de séduction employé par Armande était de lire devant ses amants les œuvres des grands poètes modernes. Elle avait une petite bibliothèque où se trouvaient les ouvrages de Châteaubriand, de Victor Hugo, de Lamartine, de Musset. Le soir, dans la clarté pâle de la lampe, à l’heure où elle était encore belle, elle épelait langoureusement des pages de vers ou de prose poétique. Cela met23
Marius eut un léger sourire en voyant l’attitude penchée d’Armande, feignant l’extase, et la posture de Sauvaire qui se vautrait sur le divan, les mains jointes au milieu du ventre. Il y avait toute une comédie entre l’hypocrisie savante de cette femme et le contentement épais et aveugle de cet homme.
La lorette accueillit le nouveau venu avec cette grâce facile et enjouée qui est une des nécessités de son métier. Elle avait eu des rapports plus ou moins intimes avec Philippe, elle traitait Marius en vieille connaissance. Elle le fit asseoir en lui reprochant la rareté de ses visites.
– Je sais bien, ajouta-t-elle, que vous avez 24
Sauvaire s’était un peu relevé. Il avait la bonne qualité de ne pas être jaloux; il se montrait au contraire tout fier des amants que sa maîtresse avait eus. Les anciennes amours d’Armande doublaient à ses yeux le prix de sa bonne fortune. D’ailleurs, Marius lui parut si chétif, qu’il fut charmé de paraître vigoureux à côté de lui.
La jeune femme présenta les deux hommes l’un à l’autre.
– Oh! nous nous connaissons, dit le maître-portefaix avec un rire satisfait… Je connais aussi M. Philippe Cayol. En voilà un gaillard!…
À la vérité, Sauvaire était enchanté d’être trouvé en tête-à-tête avec Armande. Il se mit à la tutoyer, à appuyer sur les plaisirs qu’ils prenaient ensemble. Il continua en parlant de Philippe et en s’adressant à sa maîtresse:
– Il venait souvent chez toi, n’est-ce pas?… Ah! va, ne t’en défends pas; je crois que vous vous êtes aimés… Je le rencontrais parfois au Château-des-Fleurs… Nous y sommes 25
Il se tourna vers Marius.
– Le soir, ajouta-t-il, nous avons mangé au restaurant… C’est très cher, monsieur. Tout le monde ne peut pas se payer cela.
Armande paraissait souffrir. Il y avait encore au fond de cette femme des délicatesses étranges, un reste de ses jouissances exquises d’autrefois. Elle regardait Marius avec de légers haussements d’épaule, avec des coups-d’œil qui raillaient Sauvaire. Celui-ci, imperturbable, s’étalait complaisamment.
Marius devina alors les embarras et les tourments de la lorette. Il lui vint comme des pitiés en voyant le salon désert et en comprenant sur quelle pente effroyable roulait cette femme qu’il avait connue insouciante et heureuse. Il regretta d’être monté.
À un moment, il resta seul avec Sauvaire qui se mit à lui expliquer sa fortune et à lui conter sa joyeuse vie. Une servante était venue dire tout bas à Armande que madame Mercier se trouvait dans l’antichambre et qu’elle paraissait fort en colère.
26
OÙ LA DAME MERCIER MONTRE SES GRIFFES
Madame Mercier était une petite vieille de cinquante ans, ronde, grasse, qui larmoyait toujours en se plaignant de la dureté des temps. Vêtue d’indienne déteinte, ayant sans cesse au bras un vieux cabas de paille qui lui servait de caisse, elle trottait à petits pas, avec des allures sournoises de chatte. Elle se faisait humble et misérable, elle prenait des airs malheureux pour apitoyer les gens. Son visage frais, où les rides semblaient des plis de graisse, protestait contre les larmes qui l’inondaient à chaque minute.
L’usurière joua admirablement son rôle 27
Ainsi, lorsqu’un billet arrivait à échéance et qu’Armande n’avait pas les fonds, Mme Mercier se désolait, puis elle promettait d’emprunter l’argent à quelqu’un, déclarant qu’elle ne possédait pas elle-même la somme nécessaire. Elle avançait le montant du billet, se faisait rembourser immédiatement par la lorette, qui avait ainsi un nouvel intérêt à payer. Dans ce va-et-vient d’effets, dans ce continuel accroissement du taux, Armande ne savait plus quel était son compte, ce qu’elle avait payé ni ce qu’elle devait encore. Toujours la dette augmentait, sans que l’usurière fît de nouveaux prêts, et plus la créance vieillissait, plus elle devenait obscure. La jeune femme se sentait perdue au fond d’un chaos.
L’usurière gardait ses allures éplorées et calines. Quand elle fournissait l’argent elle-même pour qu’Armande pût la payer, elle lui faisait sentir tout son dévouement, tout l’héroïsme de sa conduite.
– Vous n’avez jamais vu une créancière comme moi, disait-elle. Je vais jusqu’à em28
– Mais, répondait Armande, c’est pour vous que vous empruntez cet argent, puisque je vous le donne.
– Pas du tout, reprenait la vieille. Je cherche uniquement à vous rendre service.
Mme Mercier s’introduisit ainsi peu à peu dans la maison. Tous les deux ou trois jours, elle venait y montrer sa face rusée et attendrie. Armande devint sa propriété, son esclave. Tantôt elle accourait, se laissait aller avec désespoir sur une chaise, et accusait la jeune femme de vouloir se sauver sans la payer; il fallait qu’on lui fit visiter l’appartement pour lui montrer que les malles n’étaient pas faites. Tantôt elle sonnait violemment, elle se disait volée, elle reprochait ses dépenses à la lorette, elle comparait sa misérable vie à la sienne, elle lui reprochait d’être insolvable et criblée de dettes, et finissait en demandant de nouvelles garanties. D’autres fois, elle venait brusquement réclamer de l’argent, puis elle s’adoucissait, elle pleurait misère, elle s’en allait en traînant les pieds d’une façon lamentable. Chacune de ses visites était accompagnée d’un déluge de pleurs. Elle avait les larmes faciles et abusait de cet avantage pour embarrasser les gens. Elle faisait suivre chaque plainte d’un san29
L’usurière avait inventé un autre genre d’exploitation. Parfois, elle arrivait, les yeux rouges, déclarant qu’elle n’avait pas de pain, qu’elle se mourait. La jeune femme, agacée, énervée, lui disait de s’asseoir et de manger. D’autres fois, la vieille versait des ruisseaux de larmes pour avoir du sucre ou du café ou de l’eau-de-vie.
– Hélas! chère dame, pleurnichait-elle, je suis bien malheureuse. Ce matin, j’ai dû prendre mon café sans sucre, et, demain, je n’aurai ni sucre ni café. Soyez charitable… C’est vous qui me mettez ainsi sur la paille; si vous me donniez mon argent, je ne serais pas forcée de venir mendier… Par grâce, donnez-moi quelques livres de café et de sucre. Ça comptera pour tous les services que je vous ai rendus.
Armande n’osait refuser. Elle dépensait ses derniers sous, tremblante devant certains regards fauves et railleurs de sa créancière. Si elle déclarait qu’elle n’avait pas d’argent:
– 30
La lorette ne la laissait pas achever. Elle envoyait vendre quelque chose et lui achetait ce qu’elle désirait. La malheureuse fille fermait les yeux pour ne pas voir le gouffre creusé devant elle. Elle appartenait à cette femme qui tenait entre ses mains de preuves terribles contre elle, et elle lui obéissait, sourdement irritée, se demandant avec désespoir par quels moyens elle pourrait s’échapper de ses griffes.
Pendant près de deux ans, Mme Mercier pleura et tira d’Armande tout ce qu’elle put. Elle ne s’en allait jamais les mains vides. L’argent qu’elle avait prêté à la lorette, lui rapportait déjà le deux cent cinquante pour cent. Si le capital se trouvait compromis, les intérêts couvraient deux ou trois fois la somme. Un jour, l’usurière comprit qu’elle devait changer de tactique. Armande ne la recevait plus qu’avec des frémissements nerveux qui devaient amener une crise. D’ailleurs, elle n’avait plus le sou, et, à deux reprises, elle s’était carrément refusée à lui donner du sucre.
Dès lors, la vieille résolut de ne plus pleurer et d’employer les grands moyens. Il lui restait à jouer le tout pour le tout, à exiger 31
Le plan de l’usurière fut bientôt arrêté. Elle décida qu’elle irait chez la jeune femme et qu’elle lui ferait une peur atroce. Si un de ses amants se trouvait là, elle s’adresserait à lui, elle soulèverait un scandale et arriverait à rentrer dans son argent d’une façon quelconque. Elle voulait dévorer sa proie après lui avoir sucé tout le sang de ses veines.
La veille, était échu un billet de mille francs qu’Armande avait signé du nom de Sauvaire et qu’elle avait donné en renouvellement d’un autre effet à Mme Mercier. Cette dernière, ayant un prétexte pour se fâcher, résolut de ne pas attendre davantage. Elle se présenta chez la jeune femme juste au moment où Marius et le maître-portefaix se trouvaient là.
Armande était toute troublée en l’abordant dans l’antichambre. Elle l’entraîna au fond d’un petit boudoir qui n’était séparé du salon que par une mince porte. Elle lui offrit un siége, avec ce regard craintif et suppliant que prennent les gens insolvables vis-à-vis de leurs créanciers.
– 32
Elle avait croisé les bras, elle parlait d’une voix haute et insolente. Son petit visage gras et rouge luisait de colère; il était rayonnant d’une joie mauvaise. Armande aurait préféré voir cette femme pleurant et se lamentant d’un ton traînard, comme à l’ordinaire.
– Par grâce, lui dit-elle effrayée, parlez plus bas. J’ai du monde… Vous savez combien ma position est embarrassée. Accordez-moi quelques jours.
Mme Mercier eut un geste brusque. Elle se dressait sur la pointe des pieds, elle parlait dans le visage de la lorette.
– Qu’est-ce que ça me fait, à moi, que vous ayez du monde, reprit-elle sans baisser le ton… Je veux être payée, et tout de suite!… Madame porte des chapeaux, Madame va au Château-des-Fleurs, Madame a des amants qui lui donnent mille jouissances… Est-ce que j’en ai, moi, des amants?… Je me prive, je mange du pain sec et bois de l’eau, tandis que vous vous gorgez de bonnes choses. Cela ne peut pas durer. Il me faut mon argent, ou je vous mènerai quelque part… Vous savez où, n’est-ce pas?
Elle accompagna ces mots d’un coup d’œil 33
– Ah! cela vous chiffonne, continua la vieille en ricanant… Vous m’avez donc prise pour une imbécile. Si j’ai fait la bête, c’est que je l’ai bien voulu, c’est que sans doute j’avais intérêt à la faire…
Elle se mit à rire en haussant les épaules. Puis elle ajouta violemment:
– Si vous ne me payez pas ce soir, j’écris demain au procureur du roi.
– Je ne sais ce que vous voulez dire, balbutia Armande.
L’usurière s’était assise. Elle se sentait maîtresse de la position; elle voulait se donner la volupté de jouer un moment avec sa proie.
– Ah! vous ne savez pas ce que je veux dire, lorsque je vous parle du procureur du roi, dit-elle en faisant une affreuse grimace, comme prise d’une gaieté soudaine… Mais vous mentez, ma bonne dame! Regardez-vous donc dans cette glace; vous êtes toute blême… Avouez que vous êtes une coquine.
À ce mot, Armande se redressa. Il lui sembla qu’elle venait de recevoir un coup de fouet dans la figure. Le sang-froid lui revint, et, montrant la porte à la dame Mercier.
– Vous allez sortir tout de suite, lui dit-elle d’une voix haute.
– 34
– Je n’ai pas d’argent, répondit froidement Armande.
Cette réponse exaspéra l’usurière. Depuis plus d’un an, Armande la lui faisait régulièrement à chacune de ses visites. Elle finit par la regarder comme une moquerie.
– Vous n’avez pas d’argent… vous dites toujours ça, cria-t-elle. Donnez-moi vos meubles et vos robes… D’ailleurs, non, j’aime mieux que vous alliez en prison. Je vais faire une plainte, je vous accuserai de faux… Nous verrons, ma belle dame, si vous trouverez parmi les geôliers des amants qui vous paieront des robes de soie et de fins repas.
Armande chancelait, perdant toute son assurance, craignant que les cris de la vieille femme ne fussent entendus de Marius et de Sauvaire. Sa créancière s’aperçut de son épouvante et se mit à crier plus fort.
– Oui, dit-elle, je puis demain vous faire passer aux assises… Vous savez cela, n’est-ce pas?… J’ai entre les mains plus de dix billets faux sur lesquels vous avez imité la signature 35
Elle reprit haleine, tandis que la jeune femme frémissante songeait à l’étrangler pour la faire taire.
– Tiens, au fait, continua-t-elle, vous avez du monde; il y a peut-être dans votre salon un de ces hommes dont vous avez volé le nom, pour battre monnaie… Je vais aller voir. Il faut que je sache… Laissez-moi passer.
Elle se dirigea vers la porte, Armande se mit devant elle, les bras tendus, prête à frapper, si elle s’avançait.
– Vous voulez me battre, moi qui vous ai nourrie, moi qui vous ai prêté mon pauvre argent, balbutia l’usurière qui suffoquait de colère.
Et elle recula en criant:
– À moi… à moi!
Armande se retourna vivement pour donner un tour de clef à la serrure. Mais il n’était déjà plus temps. La porte venait de s’ouvrir, et elle se trouva face à face avec Marius et Sauvaire, qui regardaient dans le boudoir d’un air inquiet et curieux.
36
QUI PROUVE QUE LE MÉTIER DE LORETTE A SES PETITS ENNUIS
Sauvaire et Marius étaient restés près d’une demi-heure seuls dans le salon. Le jeune homme aurait bien voulu se retirer; mais il n’avait pas cru devoir s’en aller avant d’avoir salué la maîtresse de la maison. Il feignait d’écouter les histoires du maître-portefaix.
Bientôt des éclats de voix étaient arrivés jusqu’à eux. Peu à peu, le bruit s’accrut, à tel point que tous deux prêtèrent l’oreille, ne pouvant jouer la discrétion davantage. C’est alors que le cri: «À moi… à moi!» les fit se dresser et ouvrir la porte qui donnait dans le boudoir.
37
– Vous avez vu, n’est-ce pas? répétait la vieille femme. Elle a voulu me battre. Elle avait le bras en l’air… Ah! la misérable!… Imaginez-vous, mes bons messieurs, que j’ai donné tout mon argent à cette femme. J’aime à rendre service. Puis, je la croyais honnête. Elle m’a fait escompter des billets signés par des personnes honorables; je me croyais bien garantie. Aujourd’hui, j’apprends que les billets sont faux et que j’ai été indignement volée. Qu’auriez-vous fait à ma place? Je lui ai reproché son indigne conduite; alors elle m’a menacée de me frapper…
Sauvaire ouvrait des yeux étonnés. Il regardait tour à tour l’accablement d’Armande et l’irritation de madame Mercier. Il s’approcha de la jeune femme.
– 38
Armande ne bougea pas et continua à sangloter.
– Oh! elle ne parlera pas, elle ne se défendra pas, reprit l’usurière qui triomphait. Elle sait bien que j’ai les preuves dans les mains… Je vais écrire demain matin au procureur du roi.
Marius, douloureusement surpris, jetait sur Armande des regards de pitié. Le hasard mettait encore sous ses pas une nouvelle honte, une nouvelle misère humaine. Il se rappelait la triste scène à laquelle il avait déjà assisté, lorsqu’on avait arrêté, devant lui Charles Blétry. Une pensée de miséricorde le prenait en face de cette jeune femme que le vice jetait dans l’infâmie. Il devinait en partie les circonstances qui l’avaient poussée au crime, il comprenait les nécessités qui, de chute en chute, la faisaient tomber jusqu’au ruisseau. Il eut voulu la sauver, la rendre à la vie honnête, lui donner les moyens de sortir de l’égoût.
– Pourquoi voulez-vous la perdre, dit tranquillement à l’usurière. Vous ne serez pas payée plus vite… Ne l’accablez pas, fournissez-lui au contraire les moyens de se relever et de vous rembourser.
– 39
Le maître-portefaix, en s’entendant nommer, fit un haut-le-corps. Le chiffre de mille francs l’effraya.
– Vous dites que vous avez un effet de mille francs signé Sauvaire? demanda-t-il avec une sorte d’épouvante.
– Oui, monsieur, dit la vieille. Je l’ai apporté; il est dans mon cabas.
– Montrez-le moi, je vous prie.
Sauvaire retourna le billet dans ses mains, en étudia de près l’écriture, et resta confondu.
– Pardieu! s’écria-t-il, voilà qui est parfaitement imité!
Il se pencha vers Armande que la douleur courbait, et continua d’un ton sec:
– Ah! ça, ma chère, pas de bêtises! Je ne paierai jamais cela, vous savez… Que diable, je vous donnerais bien cent francs; mais mille francs, c’est trop.
Il ne la tutoyait plus, il commençait à regretter sa campagne dans le demi-monde Marseillais.
– Oh! je n’ai pas que celui-là, reprit 40
Les paroles sensées de Marius lui avaient fait comprendre qu’il était préférable de ne pas adresser une plainte. Puisqu’elle tenait Sauvaire, elle espérait qu’il paierait. Elle redevint toute douce, elle changea de plan, et se mit à excuser Armande.
– Après tout, dit-elle, je ne sais pas si les autres billets sont faux… La pauvre petite femme a passé par de rudes moments. Il ne faut pas lui en vouloir, monsieur. Au fond, elle est bonne personne.
Et elle se mit à pleurer à chaudes larmes. Marius ne put retenir un sourire. Sauvaire allait et venait, agité, grondant sourdement. L’infâmie de sa maîtresse le touchait peu; il était simplement irrité par le combat que l’égoïsme et la générosité se livraient en lui.
– Non, décidément, s’écria-t-il enfin, je ne puis rien donner.
Armande, écrasée dans son fauteuil, sanglotait toujours, d’une façon sourde et déchirée. Cette femme, qui avait connu toutes les joies exquises du luxe et de l’adoration, souffrait cruellement au fond de la boue où elle était tombée. Elle était là, infâme et avilie, en face de sa misère et de sa honte, et des 41
Sa douleur muette touchait étrangement Marius qui était faible devant les larmes. S’il les avait eus, il aurait donné volontiers les mille francs que demandait l’usurière. Après un silence pénible, il s’adressa à Sauvaire qui marchait à grands pas dans la pièce, inquiet et ennuyé.
– Voyons, monsieur, lui dit-il, il faut sauver cette femme de l’infâmie. Ses sanglots plaident sa cause mieux que je ne pourrais le faire… Vous l’aimez, vous ne l’abandonnerez pas dans un pareil désespoir.
– Eh! oui, je l’aimais, répondit brusquement le maître-portefaix, et je crois l’avoir assez montré depuis trois mois. Savez-vous que j’ai déjà dépensé plus de cinq mille francs avec elle… Je ne veux plus rien donner. Tant pis! elle s’arrangera comme elle pourra… Ce serait mille francs jetés à l’eau. Quel plaisir tirerais-je de cet argent, si je le lui remets?
– Vous aurez fait une bonne œuvre et 42
– Oh! tout cela ne me regarde pas. Elle a fait ce qu’elle a voulu… Vous voyez bien que je ne me suis pas fâché. Je vais simplement me mettre hors de cette méchante histoire.
Marius se décourageait. Il se rappela ce que Fine lui avait dit sur la vanité du maître-portefaix, et il reprit d’un ton dégagé:
– N’en parlons plus. Je vous ai dit ces choses parce que je vous savais très-riche et très-généreux… Tôt ou tard, on aurait connu votre belle action, et vous auriez gagné à cette affaire pour plus de mille francs d’éloges.
– Vous croyez? dit Sauvaire en hésitant.
– J’en suis certain. Peu d’hommes se dévoueraient à ce point, et c’est pour cela qu’il y aurait une véritable gloire à sauver cette femme… Mais n’en parlons plus.
Sauvaire cessa de marcher. Il s’arrêta au milieu de la pièce, et se mit à réfléchir.
Madame Mercier qui le voyait hésiter et qui éprouvait des frémissements de désir à la pensée de toucher mille francs, pensa qu’elle devait intervenir. Elle avait repris sa voix larmoyante, son allure humble et doucereuse.
– 43
De pareilles paroles flattèrent beaucoup le maître-portefaix. Du moment où son amour-propre était en jeu, la question changeait. Il prit une pose triomphante.
– Eh! bien, soit, dit-il; je donnerai les mille francs. Je vous les porterai demain soir… Retirez-vous, laissez madame tranquille.
L’usurière salua avec une humilité rampante, et s’en alla doucement, fermant les portes sans bruit.
Armande avait levé le front. Son visage rougi de larmes paraissait vieilli. La lorette était laide. Encore toute secouée d’effroi et toute fiévreuse de honte, elle se dressa péniblement et voulut s’agenouiller devant Marius et Sauvaire.
Le jeune homme la retint.
– Ce n’est pas devant les hommes que vous devez vous agenouiller, lui dit-il. Agenouillez-vous devant Dieu, et il vous pardonnera.
– 44
La vérité était que Sauvaire ne trouvait plus aucun charme à Armande. Il venait de s’apercevoir que la pauvre créature était fanée, et il avait reçu une trop rude leçon pour s’oublier plus longtemps dans les boudoirs du demi-monde. Les grisettes faisaient mieux son affaire.
Les deux hommes se retirèrent, et sur le seuil de la porte, Armande baisa ardemment la main de Marius. Elle sentait en lui une pitié vraie et profonde, elle le remerciait de l’avoir sauvée.
Le lendemain soir, Sauvaire alla prendre Marius pour se rendre avec lui chez la dame Mercier. L’usurière habitait une maison sordide de la rue du Pavé-d’Amour. Les deux visiteurs montèrent trois étages et frappèrent inutilement à une porte humide et noirâtre. Au bruit qu’ils faisaient, une voisine sortit et leur apprit que «la vieille coquine» avait été arrêtée le matin.
– Depuis quelque jours, leur dit cette voisine, elle était traquée par la police. Il paraît qu’une plainte avait été adressée au parquet. Toute la maison est enchantée de 45
Marius comprit que le ciel venait de délivrer Armande. Il interrogea les gens de la maison et acquit la certitude que l’usurière avait brûlé les billets souscrits par la lorette, dans la crainte que ces billets ne devinssent une nouvelle charge contre elle; elle se doutait qu’Armande, en se trouvant compromise, ne ménagerait pas la vérité et donnerait des détails accablants. D’ailleurs, en détruisant les traites, elle ne perdait rien, étant depuis longtemps rentrée dans ses fonds.
Sauvaire se réjouit singulièrement de l’aventure. Il remporta triomphalement ses mille francs. Il avait pu faire preuve de générosité et de richesse, sans donner un sou. C’était tout bénéfice.
– Vous êtes témoin que j’allais donner l’argent, dit-il à Marius. Voilà comme je suis, moi. J’aime à être généreux, je jette l’or par les fenêtres… Oh! un don de mille francs ne me gêne pas, lorsqu’il s’agit de payer mes plaisirs.
Marius le laissa s’extasier sur ses mérites et courut chez Armande pour lui annoncer la bonne nouvelle.
Il trouva la jeune femme triste et troublée. Elle avait passé une nuit atroce, se débattant 46
Lorsqu’elle apprit que les billets faux étaient détruits, qu’elle avait recouvré sa liberté, elle fut comme transfigurée. Elle remercia passionnément Marius, elle lui jura que la leçon lui profiterait et qu’elle allait changer de vie.
– Je travaillerai, dit-elle, je me conduirai en honnête femme… Alors seulement je veux que vous me rendiez votre amitié… Je ne vous reverrai que lorsque je n’aurai plus à rougir devant vous… Au revoir.
Marius la quitta, touchée de sa décision et de ses promesses. Lorsqu’il se trouva seul, il se fît un crime de son abnégation; depuis deux jours, il vivait en dehors de lui, sans s’occuper du salut de son frère. Lorsque Fine lui demanda le résultat de sa démarche, il n’osa lui conter les scènes poignantes auxquelles il avait assisté; il se contenta de lui dire qu’il ne fallait pas songer à emprunter de l’argent à Sauvaire et qu’Armande fermait son salon.
– À quelle porte allez-vous frapper, maintenant? lui demanda la bouquetière.
– Je ne sais, répondit-il… J’ai cependant un projet que je vais tâcher de mettre à exécution.
47
LE NOTAIRE DOUGLAS
Marius était rentré chez M. Martelly; il y avait repris son emploi, trouvant une sorte de paix dans le travail. Son esprit devenait plus libre, au milieu du silence et de la tranquillité de son bureau. Il se disait qu’il avait quatre mois devant lui pour venir en aide à Philippe, il réfléchissait pendant des journées entières aux moyens qu’il devait employer.
L’armateur Martelly le traitait toujours comme un fils. Parfois, le jeune homme songeait à lui tout dire, à lui emprunter les quinze mille francs. Puis, des craintes, des 48
En attendant, il décida qu’il n’agirait plus comme un jeune naïf et qu’il ne ferait plus une seule démarche inutile. Il songea un instant à gagner lui-même la somme nécessaire. Le chiffre de quinze mille francs l’effrayait; il comprenait qu’il ne pouvait économiser cette petite fortune en quatre mois. D’ailleurs, il se sentait un courage à soulever des montagnes.
Il se rappela que le notaire Douglas, dont M. Martelly avait vainement demandé l’appui pour Philippe, lui offrait depuis quelques mois de l’employer comme procureur fondé. Le notaire et l’armateur étaient liés par des questions d’intérêts, et souvent M. Martelly envoyait Marius chez Douglas pour régler certains comptes. Un jour en allant chez ce dernier, le jeune homme décida qu’il accepterait ses offres; si les bénéfices étaient minces, peut-être pourrait-il tenter un emprunt, lorsqu’il se serait fait connaître.
Le notaire Douglas habitait une maison d’apparence simple et austère. Les bureaux 49
Depuis près de dix ans, Douglas avait succédé à un sieur Imbert, dont il était resté commis pendant plus de douze années. C’était alors un jeune homme intelligent et remuant, ayant la passion des affaires, rêvant des spéculations gigantesques. La fièvre d’industrie qui secouait toute la France, brûlait son sang et lui donnait une étrange ambition; il aurait voulu gagner beaucoup d’argent, non pas qu’il tînt à vivre dans la richesse, mais parce qu’il goûtait des voluptés cuisantes à démêler les questions d’intérêts et à faire réussir les entreprises qu’il tentait.
Dès les premiers jours, il se trouva trop à l’étroit dans sa charge de notaire. Il était né banquier, il avait les mains faites pour manier de grosses sommes. Le notariat, avec ses opérations calmes, son caractère presque paternel et sacré, ne convenait aucunement à sa nature d’agioteur. Il se sentait déclassé, car 50
Il paya sa charge en quelques mois, sans qu’on pût savoir au juste où il avait pris l’argent nécessaire. Puis, il déploya une activité fébrile. En très peu de temps son étude prit une extension considérable. Il se plaça à la tête du notariat de Marseille, ouvrant sa porte toute grande et se créant une clientèle qui augmentait chaque jour. Son procédé fut d’une grande simplicité; il n’éconduisait jamais un client, il répondait à toutes les demandes; il trouvait toujours de l’argent pour les gens qui désiraient emprunter, et il avait toujours des placements excellents pour ceux qui lui confiaient des valeurs. Un roulement de fonds considérable s’établit ainsi dans son étude.
Dans les commencements, on s’étonna un peu des succès rapides de Douglas. On parla d’imprudence, on trouva que le jeune notaire marchait trop vite et se chargeait d’un trop lourd fardeau. Puis, on ne s’expliquait pas bien les moyens qu’il employait pour faire face aux exigences que lui créait l’accroissement continuel de ses affaires. Mais Douglas calma les inquiétudes du public par la simpli51
Il avait mis à peine six ans pour arriver à ce résultat. Pendant six années, il se tint à la tête du notariat marseillais; son étude resta la plus fréquentée, celle où se traitaient le plus d’affaires. Les gens riches tenaient à honneur d’avoir pour notaire cet homme pieux et modeste qui était doué de toutes les vertus. La noblesse et le clergé le soutenaient; les gens de commerce avaient fini par se montrer d’une foi aveugle en sa loyauté. La position était conquise, et Douglas l’exploitait fiévreusement.
Il avait alors quarante-cinq ans environ. C’était un homme fort et trapu qui tournait à l’obésité. Son visage, toujours soigneusement rasé, avait une pâleur mate; les chairs semblaient mortes, les yeux seuls vivaient. On 52
À toute heure, on le trouvait dans son cabinet, une salle froide et pauvrement meublée. Il y avait toujours quelque prêtre, quelque religieuse dans l’antichambre. D’ailleurs, la porte restait ouverte et l’on pénétrait jusqu’au maître de la maison avec la plus grande facilité. Douglas étalait même un peu trop complaisamment sa charité, son dédain du luxe, sa bonhomie austère.
Marius se sentait une véritable sympathie pour cet homme dont les vertus simples le séduisaient. Il aimait à aller chez lui.
Ce jour-là, après avoir parlé à Douglas de l’affaire pour laquelle M. Martelly l’envoyait, le jeune homme ajouta en hésitant:
– Il me reste, monsieur, à vous entretenir d’une question qui m’est personnelle… Seulement, je crains de vous importuner…
– Comment donc! mon cher ami, dit le notaire avec cordialité, je suis tout à votre 53
– Je me souviens de vos propositions obligeantes, et je désirais justement vous rappeler ce que vous m’avez dit, il y a plusieurs mois.
– Je vous ai dit qu’il ne tenait qu’à vous de gagner quelque argent avec moi. Je serais heureux d’obliger un garçon tel que vous, en mettant à l’épreuve votre bonne volonté et votre courage… Ce que je vous ai dit alors, je vous le répète aujourd’hui.
– Je vous remercie et j’accepte, répondit simplement Marius que les allures franches et généreuses de Douglas avaient ému.
Ce dernier, en entendant les paroles du jeune homme, eut un tressaillement de joie. Il tourna vivement son fauteuil et indiqua un siège à son interlocuteur.
– Asseyez-vous et causons, dit-il. Je n’ai que cinq minutes à vous donner… Voilà comme j’aime les jeunes gens: durs à la fatigue et parlant carrément… Vous ne savez pas combien vous me rendez heureux en me mettant à même de vous être utile.
Il souriait, et chacune de ses phrases était une caresse. Il continua:
– Voici ce dont il s’agit… Comme mes clients ne résident pas tous à Marseille, j’ai dû chercher un moyen pour faciliter les tran54
Il parlait d’une voix simple et calme. Marius fut effrayé de la responsabilité d’un pareil emploi; mais il se sentait une telle droiture d’esprit qu’il n’hésita pas à accepter.
– Je suis à vos ordres, dit il à Douglas. Vous me guiderez, vous me conseillerez. Je sais que je n’ai rien à craindre en vous obéissant en toute chose.
Le notaire se leva et alla prendre quelques papiers.
– Pour ne pas vous accabler dès le début, reprit-il, je vais ne vous confier d’abord que deux procurations.
Il choisit des dossiers et vint se remettre à son bureau. Il lut les deux procurations, après y avoir intercalé le nom de Marius. Ces procu55
Quand il eut terminé la lecture des deux pièces, le notaire ajouta.
– Maintenant, il faut que je vous donne quelques renseignements sur les personnes que vous allez représenter.
Douglas remit à Marius une des procurations.
– Voici d’abord, reprit-il, le pouvoir de mon client et ami, M. Authier, de Lambesc. Il est, en ce moment, à Cherbourg et doit partir prochainement pour New-York, où il va prendre possession d’un fort héritage… Il a acquis à Marseille, avant son départ, un immeuble situé rue de Rome. Vous gérerez cet immeuble, pendant son absence. D’ailleurs, il doit m’envoyer, demain, ses instructions, que je vous transmettrai.
Le notaire prit l’autre procuration.
– Et voici maintenant, continua-t-il, le pouvoir de M. Mouttet, un ancien négociant de Toulon, qui m’a confié des fonds, en me chargeant de prendre des hypothèques à Marseille. J’ai pris ces hypothèques sur une maison de campagne sise au quartier de Saint-Just. Mouttet vient de m’envoyer de nouveaux fonds qu’il désire placer; comme la goutte le cloue dans son fauteuil, il m’a prié de lui 56
Douglas se leva pour congédier Marius. Sur le seuil, il lui serra la main avec une familiarité brusque et cordiale. Le jeune homme se retira, un peu étourdi par les faits rapides qui venaient de se passer. Il s’étonnait de la facilité avec laquelle le notaire l’avait chargé de graves intérêts, et se sentait mal à l’aise sous le coup de la lourde responsabilité qui allait peser sur lui.
57
OÙ MARIUS CHERCHE INUTILEMENT UNE MAISON ET UN HOMME
Le lendemain, Marius se rendit chez Douglas, pour recevoir ses dernières instructions.
– Allons, vous êtes exact, lui dit le notaire en souriant. Vous verrez que nous ferons d’excellentes affaires. Je veux vous enrichir… Asseyez-vous là. Je suis à vous dans un instant.
Douglas déjeûnait sur un coin de son bureau. Il mangeait du pain rassis avec quelques noix, et buvait de l’eau. Cette frugalité émut Marius et dissipa son malaise de la veille. Un homme aussi sobre ne pouvait le 58
Quand le notaire eut fini ses noix:
– Causons, maintenant, dit-il… J’ai reçu une lettre de M. Authier. Il désire que l’on grève son immeuble d’hypothèques. Il a besoin d’argent pour son voyage… Voici sa lettre.
Marius prit le papier que Douglas lui tendait. Comme il cherchait machinalement les timbres de la poste:
– Cette lettre, dit vivement le notaire, m’a été adressée dans une grande enveloppe qui contenait plusieurs pièces.
Le jeune homme rougit, craignant d’avoir blessé son nouveau patron. Il prit connaissance de la lettre de M. Authier, qui demandait, effectivement, à faire un emprunt sur la maison de la rue de Rome. Il priait Douglas de faire usage de sa procuration et de lui envoyer l’argent au plus tôt. Quand Marius eut achevé sa lecture:
– Voilà une demande d’emprunt qui arrive à propos, reprit le notaire, car M. Mouttet me presse de plus en plus pour lui trouver un placement sûr et avantageux. Vous trouvant, dès aujourd’hui, le procureur fondé de mes deux clients, du prêteur et de l’emprun59
Marius trouva que Douglas allait bien vite en besogne. Il aurait voulu voir les immeubles, échanger au moins une lettre avec les personnes qu’il devait représenter. Il ne doutait pas de la bonne foi du notaire, mais il ne pouvait se défendre d’une crainte vague et inexplicable. Le malaise de la veille le reprenait; il lui semblait qu’il descendait dans un trou noir, et la voix douce, les sourires de Douglas le troublaient étrangement. D’ailleurs, il ne savait comment définir la sensation bizarre qui s’emparait de lui, il voulait réagir, il croyait à la bonne foi de son interlocuteur.
Le notaire apprêtait déjà les papiers sur lesquels il fallait que Marius mît sa signature. Il s’arrêta brusquement.
– Ah! diable! dit-il, il nous manque une pièce… Je vais l’envoyer chercher au bureau des hypothèques par un de mes commis.
Douglas paraissait très contrarié. Marius, comme poussé par un instinct, obéissant au malaise qu’il éprouvait, se leva vivement.
– Je ne puis attendre, dit-il; je devrais déjà être chez M. Martelly. Remettons, si vous 60
– Soit, dit le notaire, en hésitant. J’aurais préféré que l’affaire se terminât aujourd’hui. Vous avez vu combien M. Authier est pressé… Enfin, venez après-demain.
Marius respira à l’aise dans la rue. Il se traita d’enfant, il rougit des soupçons vagues qui lui étaient venus. Il s’était presque enfui sous l’empire d’un sentiment indéfinissable, et il haussait les épaules, comme un petit garçon qui a eu peur de son ombre. D’ailleurs, il était heureux d’avoir deux jours devant lui pour réfléchir, pour s’expliquer ses répugnances et les vaincre.
Dans l’après-midi du même jour, il reçut à son bureau, chez M. Martelly, une visite qui l’enchanta. M. de Girousse, qui traînait son oisiveté dans toutes les villes du département, vint lui serrer la main. Il arrivait à Marseille et devait repartir le soir même.
– Ah! mon cher ami, dit-il à l’employé, que vous êtes heureux d’être pauvre et de travailler pour vivre. Vous ne sauriez vous imaginer combien je m’ennuie… Si je le pouvais, je prendrais la place de votre frère; il me semble que je m’amuserais en prison.
Marius sourit des étranges désirs du vieux comte.
– Le procès de Philippe, continua ce der61
Depuis que M. de Girousse était là, Marius ne songeait qu’à lui demander des renseignements sur M. Authier. Il se disait que le comte devait connaître cet homme qui habitait la même petite ville que lui, d’après les paroles du notaire Douglas. Il essaya de prendre un air indifférent.
– Il y a pourtant des gens riches, à Lambesc, dit-il; vous pourriez les fréquenter et vous ennuyer moins… Ne connaissez-vous pas M. Authier, un propriétaire qui est, je crois, votre voisin.
– M. Authier, répéta le vieux gentilhomme en cherchant dans sa mémoire, M. Authier… je ne trouve personne de ce nom-là, à Lambesc. Vous dites que ce monsieur est un propriétaire?
– Oui… Il a dernièrement acheté une maison à Marseille; il doit posséder une propriété assez vaste, dans les environs de votre château.
M. de Girousse cherchait toujours.
– Vous vous trompez, dit-il enfin… Déci62
– Voyons, entendons-nous, reprit Marius qui devenait pâle et tremblant. Il s’agit d’un M. Authier qui vient de faire un riche héritage; il se trouve en ce moment à Cherbourg et va partir pour New-York, où est mort le parent dont il est le légataire universel.
Le comte éclata de rire.
– Quelle histoire me contez-vous là? s’écria-t-il. Si une pareille aventure arrivait à Lambesc, si un de mes voisins héritait d’un oncle d’Amérique, croyez-vous que je n’en saurais rien et que je ne m’amuserais pas pendant une semaine du tapage que produirait un tel roman dans ma petite ville… Je vous répète qu’il n’y a jamais eu d’Authier à Lambesc, et que jamais personne n’y a fait l’héritage de vaudeville dont vous me parlez.
Marius resta écrasé. Le raisonnement du comte était juste, et Douglas seul pouvait être le menteur, en tout cela. Le jeune homme n’osait aller au fond de sa pensée qui lui laissait entrevoir des abîmes.
– Quel intérêt prenez-vous donc à ce M. Authier? demanda M. de Girousse intrigué.
– 63
Il hésitait encore à accuser Douglas; il y avait comme un bourdonnement dans sa tête qui l’empêchait de juger nettement la situation. Il reçut avec une sorte d’embarras la poignée de main d’adieu que lui donna M. de Girousse, en lui disant:
– Au revoir. Venez-donc ouvrir la chasse avec moi. Cela m’amusera.
Lorsque le comte se fut éloigné, Marius resta dans une perplexité poignante. Il ne pouvait se résoudre à traiter le notaire de coquin; il se rappelait les allures pieuses et modestes de cet homme et se disait qu’une hypocrisie si effroyable ne saurait exister. Sans doute, il y avait mal entendu. Cependant les affirmations de M. de Girousse étaient nettes et décisives: M. Authier n’était pas connu à Lambesc, et, dès lors, Douglas mentait dans un intérêt quelconque. Le jeune homme n’osait tirer les conséquences de ce mensonge; il devinait des gouffres sous ses pas et s’expliquait le malaise qu’il éprouvait en face du notaire. N’ayant encore que des soupçons, il se promit de découvrir la vérité entière, avant de s’engager en rien et de donner sa signature. D’ailleurs, ne voulant pas 64
Le lendemain était un dimanche. Dès le matin, Marius, ayant devant lui une journée de liberté, se rendit rue de Rome, où se trouvait l’immeuble acquis par Authier. Cet immeuble consistait en une grande et belle maison, louée à différents locataires. Marius, muni de son pouvoir de procureur fondé, questionna habilement chacun de ces locataires; il eut bientôt la certitude qu’aucun d’eux ne connaissait M. Authier, ne l’avait même jamais vu, et que tous, jusque-là, avaient traité directement avec le notaire Douglas. Les soupçons du jeune homme se confirmaient. Il voulut tenter une dernière épreuve et alla trouver l’ancien propriétaire de la maison, dont un des locataires lui donna l’adresse. Ce propriétaire se nommait Landrol et demeurait dans une rue voisine.
– Monsieur, lui dit Marius, je suis chargé par M. Authier de gérer la maison que vous lui avez vendue, et je viens vous demander quelques renseignements sur les anciens baux que vous avez passés et sur les prix de location.
M. Landrol se mit obligeamment à sa disposition et répondit à toutes ses demandes. 65
– Je vous remercie mille fois, dit-il, et je regrette d’avoir abusé de votre patience… Mon excuse est que je n’ai pu voir M. Authier, absent en ce moment… J’ai pensé qu’ayant traité avec lui, vous pourriez me parler de sa personne et me faire connaître ses intentions.
– Mais je n’ai pas traité avec M. Authier, répondit simplement Landrol. Je n’ai même jamais vu ce monsieur. L’affaire a été menée et terminée par M. Douglas qui m’a fourni toutes les signatures nécessaires.
– Ah!… Je croyais que M. Authier avait visité l’immeuble, comme il est d’usage.
– Pas du tout… Ignorez-vous qu’il est en Amérique depuis plus de six mois? M. Douglas a visité lui-même la maison et l’a acquise au nom de son client dont il avait reçu les instructions.
Marius se mordit les lèvres. Il avait failli laisser échapper son terrible secret. La veille, le notaire lui avait dit qu’Authier était venu de Lambesc pour chercher et choisir un immeuble. Maintenant, le mensonge était évident. Authier ne pouvait tout à la fois être depuis six mois en Amérique et attendre de l’argent à Cherbourg pour partir. Sans doute ce personnage n’existait pas plus à Cherbourg 66
Il se prit à rougir, comme s’il eut été lui-même le coupable, et balbutia un nouveau remercîment à Landrol qui le regardait curieusement, étonné de le voir si mal renseigné sur les affaires de l’homme qu’il allait représenter.
Lorsqu’il se trouva seul dans la rue, Marius fut obligé de se rendre à l’évidence. Douglas seul avait pu commettre le faux dont il était porteur. D’ailleurs, le jeune homme ne s’expliquait pas bien la cause du crime. L’immeuble avait été intégralement payé, et il fut obligé de s’arrêter à la pensée que le notaire s’était décidé à acquérir personnellement une propriété sous un nom supposé, pour dissimuler l’état de sa fortune. Mais, malgré cette explication, le délit n’en existait pas moins; Douglas, l’homme pieux et honnête, était un faussaire.
Marius craignit un instant que Mouttet, l’ancien négociant de Toulon, fut également une marionnette. Il courut chez un de ses amis qui avait longtemps habité Toulon et le 67
Élevé au quartier de Saint-Just, dans l’ancienne maison de campagne de sa mère, Marius connaissait toutes les habitations de ce coin du littoral. La propriété sur laquelle Douglas prétendait avoir pris des hypothèques, au nom de Mouttet, appartenait à un sieur Giraud chez qui le jeune homme avait joué étant enfant. Il se rendit immédiatement chez Giraud et se présenta en promeneur, en ami qui venait simplement serrer la main du maître du logis.
On était vers le milieu de septembre. À l’horizon, la mer dormait, lourde et immobile, pareille à un immense tapis de velours bleu. La campagne s’étendait, toute jaune de soleil, brûlante et accablée. De petits souffles venaient par moments du rivage et couraient rapidement sur le sol qui frissonnait. Lorsque Marius passa devant la maison de campagne où sa mère l’avait bercé, une émotion poignante lui mit de grosses larmes dans les yeux. Au milieu du silence de ce désert morne et brûlé, 68
Giraud le reçut en enfant prodigue.
– On ne vous voit plus, lui dit-il; venez donc vous consoler parfois ici de tous vos chagrins… Vous avez dans cette maison des amis dévoués qui vous aideront à passer des heures plus douces.
Marius fut touché de cet accueil. Il désespérait souvent de l’humanité, depuis qu’il se trouvait face à face avec les misères et les hontes de la vie. Il oublia pendant une heure les motifs de sa visite. Ce fut Giraud lui-même qui lui facilita l’interrogatoire délicat qu’il s’était promis de lui faire subir.
– Vous le voyez, lui dit le maître de la maison, nous vivons heureux ici. Certes, nous ne sommes pas riches, mais les quelques arpents de terre que nous possédons suffisent à nous donner le nécessaire.
– Je vous croyais gêné, répondit Marius. Les récoltes ont été mauvaises…
Giraud regarda le jeune homme avec étonnement.
– Gêné, dit-il, mais pas du tout… Pourquoi me dites-vous cela?
Marius sentit qu’il rougissait.
– Excusez-moi, balbutia-t-il; je ne voudrais pas vous paraître indiscret… On m’a 69
En entendant ces paroles, Giraud partit d’un bruyant éclat de rire.
– Ceux qui vous ont assuré cela se sont trompés, reprit-il. Dieu merci, je n’ai pas un seul pouce de terrain engagé.
Marius voulut insister.
– Pourtant, dit-il encore, on m’a nommé le notaire, M. Douglas, qui aurait pris les hypothèques.
Giraud riait toujours de son rire large et franc.
– M. Douglas est un saint homme, répondit-il, mais la maison qu’il a hypothéquée n’est pas la mienne, soyez-en certain.
La veille, Marius avait vu l’acte dans lequel la maison de Giraud était nettement désignée. Cet acte portait d’ailleurs la signature du propriétaire. Le notaire avait donc commis un second faux, et ce faux n’était pas si facilement explicable que le premier. Douglas avait évidemment mis dans sa poche l’argent de Mouttet, destiné à l’emprunteur.
Marius se retira, voulant réfléchir avant de tout dénoncer. Authier n’existait pas, et la maison sur laquelle Mouttet avait des hypothèques, n’existait pas davantage, puisque Giraud déclarait que cette maison n’était pas 70
71
OÙ L’ON VOIT QUE L’HABIT NE FAIT PAS LE MOINE
Marius, en entrant dans l’étude de Douglas, fut surpris du calme religieux de ces grandes pièces froides où il savait que le crime habitait. Il ne pouvait s’accoutumer à tant d’impudence, à tant d’hypocrisie. Il aurait voulu que chaque mur criât tout haut l’infâmie du notaire. L’activité silencieuse des commis, l’apparence honnête de la maison l’exaspéraient et le jetaient dans des doutes pénibles.
Le jeune homme, pâle et ému, s’assit dans une anti-chambre. Douglas l’aperçut par la porte de son cabinet qui était ouverte.
– 72
Marius entra. Il y avait dans le cabinet cinq ou six prêtres, parmi lesquels se trouvait l’abbé Donadéi. Cet abbé, coquet et souriant, caressait le notaire de la voix et du regard. Il venait lui demander des aumônes.
– Vous êtes de nos amis, lui disait-il, et nous nous adressons à vous chaque fois que les troncs de nos paroisses sont vides.
– Vous faites bien, monsieur, répondit Douglas en se levant.
Il prit quelques pièces d’or dans un tiroir.
– Combien vous faut-il? demanda-t-il au prêtre.
– Mais, reprit Donadéi d’une voix douce, je pense que cinq cents francs nous suffiront… Nous avons grand besoin de l’aide des gens pieux et honorables…
Douglas l’interrompit.
– Voici cinq cents francs, dit-il.
Et il ajouta d’une voix qui tremblait un peu.
– Mon père, priez pour moi.
Alors tous les prêtres se levèrent et entourèrent le notaire en le remerciant, en appelant sur lui les bénédictions du ciel. Douglas, debout, recevait leurs vœux, calme et pâle, et Marius crut s’apercevoir que ses lèvres et ses 73
– Dieu vous rendra ce que vous nous donnez, disait-il. Il vous le rend déjà en faisant prospérer votre maison et en vous accordant la paix des âmes justes et honnêtes… Ah! monsieur, vous êtes un bien bel exemple, dans cette ville, que le matérialisme du siècle corrompt; il serait à souhaiter que nos commerçants imitassent votre vie simple, et qu’ils eussent votre pitié et votre bonté de cœur. On ne verrait pas alors le spectacle horrible qu’offre notre société marseillaise…
Douglas semblait mal à l’aise; les éloges du prêtre l’impatientaient. Il interrompit Donadéi, et lui dit en le poussant vers la porte:
– Non, non, je ne suis pas un saint, monsieur… Tout le monde a besoin de la miséricorde de Dieu. Si vous croyez me devoir quelques remercîments, veuillez prier pour moi.
Les prêtres saluèrent, firent une dernière révérence, et se retirèrent enfin.
Marius, dans un coin du cabinet, avait assisté à cette scène silencieux et navré. Il s’indignait en face de la comédie sinistre qui se jouait devant ses yeux. Peut-être Douglas 74
Lorsque le premier moment de surprise fut passé, Marius eut un désir plus âpre de venger la justice et l’honneur. Le rôle que Douglas venait de jouer, écœurait le jeune homme et le rendait sans pitié.
Quand le notaire eut accompagné les prêtres et qu’il fut rentré dans le cabinet, il s’avança vers Marius, souriant, la main ouverte et tendue. Devant cette main, l’employé recula lentement, en regardant le notaire d’un œil fixe et dur. Puis, brusquement:
– Fermez la porte, dit-il.
Douglas, étonné et comme dominé, alla fermer la porte.
– Mettez le verrou, reprit Marius tout 75
Douglas mit le verrou et revint d’un air surpris et mécontent.
– Qu’avez-vous donc? mon cher ami, demanda-t-il.
Et comme Marius, pris peut-être d’une dernière pitié, ne répondait pas, il continua:
– D’ailleurs, vous avez raison. Il vaut mieux être seuls pour causer d’affaires… Eh bien! êtes-vous prêt? Je me suis procuré la pièce qui nous manquait et je n’ai plus besoin que de votre signature pour prendre hypothèque sur la maison d’Authier, au nom de Mouttet… Vous savez que nous sommes pressés; j’ai encore reçu ce matin une lettre de mon client Authier qui me supplie de lui envoyer de l’argent au plus tôt.
Le notaire se leva, étala des papiers, trempa une plume dans l’encre, et la présenta à Marius.
– Signez, lui dit-il simplement.
Marius était resté muet, suivant d’un regard tranquille chaque mouvement de Douglas. Au lieu de prendre la plume, il le regarda en face et lui dit d’une voix calme.
– Hier, je suis allé visiter l’immeuble de la rue de Rome. J’ai vu les locataires et l’an76
Douglas pâlit, ses lèvres eurent ce frémissement que Marius avait déjà remarqué. Il reprit les papiers, posa la plume et s’assit, en balbutiant:
– Ah!… cela m’étonne beaucoup.
– Avant hier, continua Marius, j’avais reçu la visite de M. de Girousse, un riche propriétaire de Lambesc, et il m’avait affirmé qu’aucun de ses voisins ne portait le nom d’Authier et que cette personne n’existait certainement pas… Aujourd’hui, je vois qu’il ne se trompait point… Que dois-je croire?
Le notaire ne répondit pas. Il regardait vaguement devant lui, pâlissant et frémissant, se sentant perdu, cherchant sans doute avec désespoir un moyen de salut.
– Je me suis ensuite rendu au quartier de Saint-Just, reprit impitoyablement Marius. La maison que vous m’avez dit avoir grévée d’une hypothèque, au nom de votre client Mouttet, appartient justement à un ancien ami de ma mère, à M. Giraud, qui m’a affirmé que ses biens étaient libres… Je vous le demande encore, que dois-je croire?
Et comme Douglas gardait toujours le silence:
– Eh bien! dit le jeune homme avec éclat, puisque vous refusez de répondre, 77
Marius parlait à un marbre immobile et insensible. Le calme de Douglas accrut sa colère.
– Je n’ai point à juger vos crimes, reprit-il d’une voix plus haute; mais j’ai à vous demander compte de votre indigne conduite envers moi. Comment! vous vouliez me mêler de gaieté de cœur à vos sales affaires; vous m’auriez compromis, et vous me traitiez avec amitié, vous connaissiez ma position de travailleur… J’ai le droit, n’est-ce pas? de vous dire que vous êtes un infâme.
Le notaire ne sourcillait pas.
– Et tout à l’heure, continua Marius, il y avait là des prêtres qui vous bénissaient… Ah! vous avez joué votre rôle avec une science parfaite. Moi seul, dans Marseille, sais ce que vous êtes, et si je disais tout haut quelle est l’énormité de votre crime, on me lapiderait 78
Douglas avait pris un couteau à papier et le tournait entre ses doigts, comme indifférent à tout ce que disait Marius.
– Que voulez-vous que je vous dise? répondit-il enfin. Vous me jugez en enfant. Je vous laisse crier. Peut-être m’écouterez-vous ensuite plus paisiblement.
79
LES SPÉCULATIONS DU NOTAIRE DOUGLAS
Lorsque Marius entendit Douglas l’accuser de le juger en enfant, il se révolta et ouvrit les lèvres pour lui crier qu’il le jugeait en honnête homme. Ce misérable était d’une impudence rare; il traitait d’enfants ceux dont la conscience indignée condamnait son infâmie. Ce faussaire trouvait puéril qu’on lui reprochât ses faux, et il prenait des attitudes d’homme incompris.
Comme le jeune homme allait se récrier, le notaire l’interrompit, avec un mouvement d’impatience.
– Si vous parlez toujours, lui dit-il, vous aurez toujours raison. Je vous ai laissé m’in80
Marius croyait rêver. Il regardait Douglas comme on regarderait un fou qui parlerait raisonnablement. Le ton paisible de cet homme, le peu de remords qu’il montrait, ses gestes convaincus le faisaient ressembler à un inventeur sincère qui expliquerait tristement, mais sans honte, pourquoi son invention n’a pas réussi.
– N’entrons pas dans les détails, reprit-il, écartons les affaires Authier et Mouttet qui sont de peu d’importance. Ce qu’il faut voir et juger, c’est l’ensemble de la machine vaste et compliquée que j’étais parvenu à établir… 81
Il se posa devant Marius en homme qui a une histoire intéressante à conter. Il jouait toujours négligemment avec le couteau à papier.
– Avant tout, dit-il, je reconnais avec vous que j’ai failli à mon mandat et que je suis un grand criminel, si l’on me considère comme un notaire. Mais je me suis toujours regardé comme un banquier, comme un manieur d’argent. En un mot, veuillez ne voir en moi qu’un spéculateur… Lorsque je succédai à mon ancien patron, l’étude n’avait qu’une assez maigre clientèle. Mes premiers efforts ont tendu à faire de cette étude le centre d’un grand mouvement d’affaires. Il m’a fallu satisfaire à toutes les demandes, prêter à qui avait besoin d’argent, emprunter à qui ne savait où placer, vendre à qui désirait acheter, acheter à qui cherchait à vendre… J’ai imité les chasseurs qui s’entourent d’oiseaux en cage pour appeler les oiseaux libres; j’ai créé une quarantaine de personnages imaginaires sous les noms desquels j’ai pu faire des transactions de toute espèce. Authier, je vous l’avoue, est un de ces personnages. Il m’a été 82
Douglas parlait d’une voix nette. Il continua après un court silence.
– Vous devez le savoir, lorsqu’on spécule sur l’argent, on se trouve parfois en face d’exigences terribles. Je me serais forcément arrêté à mes premières spéculations si, mes immeubles se trouvant grevés, je n’avais pu me procurer d’une façon quelconque les fonds nécessaires aux autres opérations que je rêvais. J’usai du moyen qui me parut le plus simple et le plus commode. Lorsque les hypothèques eurent absorbé la valeur des biens, je rendis les biens libres par une fausse quittance, et je les offris ensuite en garantie à de nouveaux emprunts.
– Mais c’est infâme ce que vous me dites-là, sécria Marius.
– Je vous ai prié de ne pas m’interrompre, reprit Douglas brusquement. Je me défendrai tout à l’heure, je me contente d’exposer des faits… Je dus bientôt agrandir mon système. Mes quarante personnages imaginaires ne me suffisaient plus. J’eus alors recours 83
– Oui, oui, je comprends, murmura Marius qui finissait par croire que le notaire était fou.
– D’ailleurs, continua Douglas, j’ai battu monnaie de n’importe quelle façon, lorsque cela a été nécessaire. Je voulais marcher droit à mon but, et je suis toujours allé en avant sans m’inquiéter des obstacles, en acceptant franchement toutes les conséquences de ma théorie… Ainsi, j’ai parfois créé tout ensemble et le débiteur et l’immeuble; j’ai pris des hypothèques sur des propriétés qui n’existaient pas ou qui n’appartenaient pas aux prétendus emprunteurs… D’autres fois, lorsque j’ai eu de pressants besoins d’argent, pour faire face à quelque exigence imprévue, j’ai créé sous les noms des premiers négociants de Marseille, des billets à ordre que j’ai émis à perte, après les avoir endossés moi-même… Vous voyez bien que je ne vous cache rien et que je m’accuse moi-même. Je 84
Marius était littéralement épouvanté. Il descendait en frissonnant jusqu’au fond de l’abîme où se trouvait Douglas. Cet homme parlait de système, de justification, et l’employé ne pouvait comprendre le sens de ces mots, dans une telle circonstance. Il sentait qu’il était devant ce phénomène moral, devant une monstruosité humaine, et il subissait la confession étrange de son interlocuteur, comme on subit un cauchemar. Il lui semblait qu’il se trouvait dans le bruit et la fumée d’une machine, au milieu d’engrenages qui se mordaient. Il se perdait au fond des spéculations du notaire, il n’osait suivre les pensées de ce misérable, qui s’élargissaient à l’aise dans le crime.
– Ainsi, reprit Douglas, vous avez bien compris quel a été mon système. En principe, j’ai voulu être banquier, faire valoir les fonds qui me passaient entre les mains. J’ai acquis pour mon propre compte des immeubles que j’ai cru pouvoir revendre avec bénéfice. Ma théorie des noms supposés répondait à toutes les exigences; à l’aide de ces noms, je n’ai renvoyé aucun de ceux qui se sont adressés à moi; j’ai été, suivant l’occasion, prêteur, emprunteur, acheteur et vendeur. Lorsque les fonds 85
– Une maison de vol, cria Marius, une manufacture de faux.
Douglas haussa légèrement les épaules.
– Vous devriez déjà me comprendre, dit-il, et voir que je n’ai jamais cherché à voler un seul de mes clients. J’espère que vous me rendrez justice tout à l’heure… Il me reste à vous parler de ma meilleure invention. Pour gérer les immeubles acquis et faire valoir les sommes empruntées, j’imaginai d’établir des procureurs fondés, qui représenteraient habituellement mes quarante personnages imaginaires; je choisis pour procureurs fondés des jeunes gens honorables, dont je me fis des complices inconscients. J’avais foi en mon système et j’aurais à coup sûr enrichi ceux qui m’aidaient, si de fâcheuses circonstances ne m’avaient empêché de réussir. Lorsque je vous ai offert de représenter Authier, je voulais uniquement, je vous le répète, vous venir en aide et vous faire participer aux gains d’une spéculation que je croyais excellente.
86
– Je vous ai écouté patiemment, dit-il en frémissant. Les infâmies que vous venez de me conter avec une rare impudence, me prouvent que vous êtes un imbécile ou un coquin.
– Eh! non, interrompit le notaire en frappant du poing sur son bureau. Vous ne m’avez pas compris, décidément. Je vous l’ai répété quatre ou cinq fois, je suis un banquier… Écoutez-moi, par grâce.
Douglas s’était levé. Il se posa devant Marius, d’un air simple et digne. Rien dans son attitude n’indiquait la peur ni la honte.
– Vous m’avez appelé coquin et voleur, dit-il doucement, et je vous ai laissé m’insulter; vous m’accusiez au nom de la société, vous parliez comme un procureur du roi qui jugerait légalement ma conduite. Vous devez vous placer à un autre point de vue, si vous voulez me comprendre… Raisonnons un peu. Un voleur, n’est-ce pas? est celui qui dérobe le bien d’autrui et qui s’enfuit, lorsque ses poches sont pleines. Jamais je n’ai eu la pensée du vol. Il y a six ans que j’applique mon système, et je suis plus pauvre que le premier jour; mes opérations n’ont pas réussi, j’ai 87
Marius demeura surpris et embarrassé. Il n’avait pas envisagé la question sous ce point de vue. Évidemment, cet homme avait raison; on ne pouvait l’accuser de vol.
– Ce qui vous blesse et vous irrite, reprit Douglas, c’est mon système lui-même. Il a échoué, et je vais être un grand criminel; s’il avait réussi, j’aurais réalisé une grande fortune sans faire le moindre tort à personne, je serais immensément riche et tout le monde m’estimerait… Oui, ma base d’opération a été le crime; j’ai spéculé sur le faux, j’ai suivi une voie hardie et nouvelle. Mais, dans ma pensée, la réussite était certaine, j’avais foi en mon activité, je ne songeais pas que je pouvais entraîner quelqu’un dans ma chute. Là a été mon aveuglement… Voyez quelle était ma conduite; je prenais des hypothèques 88
89
Marius s’étonnait surtout de la façon simple et naturelle dont le notaire parlait des faux qu’il avait commis. Des détraquements avaient dû se produire dans cette intelligence. Cet homme était malade; la fièvre de spéculation qui le brûlait, l’avait peu à peu amené à considérer le crime comme un moyen excellent, pourvu que le crime restât caché et impuni. Il le disait lui-même: tout faussaire qu’il était, il croyait rester honnête, du moment où il ne faisait perdre un sou à personne. Le sens moral lui manquait, il ne sentait pas que le crime porte son infâmie en lui.
Après un silence, Douglas reprit en hochant la tête:
– Les systèmes sont toujours beaux, la pratique seule vous fait ouvrir les yeux sur les défauts du raisonnement. En théorie, je devais gagner une immense fortune. Je ne 90
La voix du notaire avait faibli, et l’émotion faisait monter des larmes à ses yeux. Il se mit à marcher fièvreusement, et, tout en marchant:
– Vous ne pouvez vous imaginer, dit-il, quelle vie atroce je mène depuis deux ans. Toutes mes opérations ont manqué. Alors, je me suis trouvé en face d’exigences terribles. Pour conserver mon crédit, pour dissimuler mes faux, il a fallu que journellement j’en commît d’autres. Je ne songeais plus à gagner de l’argent, je songeais à me défendre, à me sauver du bagne. Dieu m’est témoin que si j’avais pu rattraper les capitaux compromis j’aurais remboursé tout le monde, pour vivre ensuite selon la loi commune. Mais les intérêts énormes que j’avais à payer m’ont écrasé; j’ai revendu à perte les immeubles acquis; j’ai eu beau me débattre, la mauvaise chance s’est attachée à moi et m’a poussé jusqu’au fond de l’abîme. Aujourd’hui, mon passif est énorme, je ne puis faire face aux échéances de cette quinzaine, et, pour moi, une suspension de paiement équivaut à une condamnation aux travaux forcés; si la justice jette un seul coup 91
Marius se sentait presque de la pitié pour ce misérable. Douglas s’assit de nouveau et reprit avec abattement:
– D’ailleurs, tout est fini, je me suis confessé à vous, je sais que vous allez me livrer à la justice… Je veux en finir, car ma position n’est plus tolérable… Vous avez raison, je suis un infâme et je dois être puni.
Marius ne bougea pas. Il songeait, ne sachant quel parti prendre. Une crainte le retenait; il ne voulait pas être mêlé à cette affaire, redoutant d’être appelé comme témoin et de perdre un temps précieux; sa mission le réclamait. D’autre part, il n’avait pas charge de dénoncer le notaire; désormais, cet homme avait les bras liés, il allait fatalement au devant du châtiment, il tomberait de lui-même entre les mains de ses juges.
– Eh bien! pourquoi hésitez-vous? demanda Douglas. Vous savez tout; j’attendrai ici les agents que vous enverrez.
Le jeune homme se leva, déchira les procurations sur lesquelles se trouvait son nom.
– Vous êtes un misérable, répondit-il, mon jugement n’a pas changé. Mais je n’ai pas besoin d’aider le ciel qui saura bien vous punir sans moi. Le châtiment viendra de lui-même.
92
Voici en quelques lignes la fin de cet épisode. Le lendemain, Douglas ne pouvant faire face à ses échéances, prit la fuite. À cette nouvelle, une véritable panique se répandit dans Marseille. Plusieurs fortunes étaient compromises, et l’on ne pouvait encore mesurer toute l’étendue du désastre. Ce fut une sorte de malheur public. À l’effroi des intéressés se mêlait la stupeur des honnêtes gens; on ne pardonnait pas au notaire l’hypocrisie qui avait trompé toute une ville pendant plusieurs années.
Douglas fut repris et jugé à Aix, au milieu d’une irritation terrible. Il accepta son rôle avec un rare sang-froid. Sans lui, jamais la justice n’aurait réussi à voir clair dans une affaire aussi embrouillée. Le tribunal avait à juger plus de neuf cents actes entachés de tous les genres de faux, variés de tant de manières que l’esprit ne saurait concevoir aucune combinaison que le faussaire n’ait employée. Les faits qu’on lui reprochait étaient si nombreux, ils se compliquaient de tant de détails, ils atteignaient un si grand nombre de victimes, qu’il était devenu impossible de porter la lumière dans ce chaos sans le concours de celui qui, après avoir imaginé et exécuté ses crimes, était demeuré seul maître de son secret. Douglas travailla avec un zèle infatiga93
D’ailleurs, il se défendit toujours énergiquement contre l’accusation de vol. Il répéta à plusieurs reprises qu’il était simplement un spéculateur malheureux, et que, si la justice et les circonstances le lui avaient permis, il aurait rétabli ses affaires et celles de ses clients. Il sembla accuser le tribunal de lui lier les mains et de l’empêcher de réparer le mal qu’il avait fait.
Il fut condamné aux travaux forcés à perpétuité et à l’exposition publique.
94
COMME QUOI UN HOMME LAID PEUT DEVENIR BEAU
Il y avait plus de deux mois que Marius et Fine étaient de retour à Marseille. Le jeune homme, en sortant de l’étude de Douglas, dut s’avouer qu’il avait jusque là perdu son temps et qu’il n’avait pu encore trouver le premier sou des quinze mille francs nécessaires au salut de Philippe. Décidément, il ne savait qu’aimer et se dévouer; il se sentait l’âme trop droite, l’esprit trop loyal et d’une simplicité trop généreuse pour se procurer en quelques semaines la forte somme qu’il cherchait avec désespoir. Il s’était toujours conduit comme un enfant; les déplorables inci95
Cependant le mois de décembre approchait. Il fallait se presser, si l’on voulait sauver Philippe. On ne pouvait plus compter sur aucune pitié, et le condamné serait attaché à l’ignoble poteau. À ces pensées, Marius pleurait d’impuissance et de lassitude. Il aurait voulu délivrer son frère par une besogne de géant; si on l’eut mis à l’épreuve, il se serait engagé à trouer le mur du cachot avec ses ongles, à égratigner et à émietter la pierre sous ses doigts. Cette tâche d’ouvrier ne lui eut pas paru lourde, et il en serait venu à bout, quitte à user ses mains. Mais la pensée des quinze mille francs l’épouvantait; dès qu’il s’agissait d’argent, de démarches humbles ou de trafics plus ou moins honorables, il perdait la tête, il se sentait incapable de 96
Toute espérance n’était pourtant pas morte en lui. Grâce aux qualités mêmes qui le rendaient faible, à la bonté de son cœur et à la droiture de son esprit, il revenait toujours à des pensées de confiance et d’espoir. Les leçons que les misères et les hontes de la vie lui donnaient, ne pouvaient l’empêcher de croire toujours à la bienveillance et à la sympathie secourable d’autrui.
– J’ai encore plus de six semaines devant moi, pensait-il. Il est impossible que je ne trouve pas un véritable ami d’ici-là. Rien n’est désespéré.
Il serait à coup sûr tombé malade, dans les angoisses, dans les espérances et les désespérances de sa tâche, s’il n’avait eu à son côté un ange consolateur qui lui souriait aux heures mauvaises. Une étroite intimité s’était établie entre lui et les Cougourdan. Presque chaque jour, il allait voir Fine et passait de longues soirées avec elle. Dans les commencements, ils parlèrent ensemble de Philippe; puis, tout en n’oubliant pas le pauvre prisonnier, ils s’entretinrent d’eux-mêmes, de leur enfance et de leur avenir. Ce furent des causeries pleines d’abandon qui les reposaient des fatigues et des anxiétés de la journée et 97
Peu à peu, chaque matin, Marius souhaita ardemment d’être au soir, afin de se retrouver dans la petite chambre de Fine. Quand il avait un espoir, il accourait pour en faire part à son amie, et, quand il avait un chagrin, il accourait encore, pour lui tout conter et recevoir ses consolations. Là seulement, au fond de cette mansarde propre, qui sentait bon et qui avait des clartés douces, il vivait à l’aise, dans une tristesse attendrie. Un soir, il voulut absolument aider la jeune fille qui faisait des bouquets pour la vente du lendemain; il prit un plaisir d’enfant à ôter les épines des roses, à réunir les œillets en minces touffes, à prendre, une à une, délicatement, les violettes et les marguerites qu’il présentait ensuite à Fine. Dès-lors, il devint fleuriste, de huit à dix heures. Ce travail l’amusait, disait-il, et calmait ses inquiétudes. Lorsqu’il touchait les doigts de Fine, en lui offrant les fleurs, il sentait des chaleurs douces lui monter au visage; le malaise étrange, l’émotion pénétrante qu’il éprouvait alors, était sans doute la seule cause de la vocation subite qu’il avait montrée pour l’état de fleuriste.
Certes, Marius était un grand naïf. On l’aurait beaucoup étonné, on l’aurait même blessé, 98
Et cet amour devait naître forcément, entre deux jeunes gens qui pleuraient et qui souriaient ensemble. Le hasard les avait rapprochés et leur bonté les mariait. Ils étaient dignes l’un de l’autre, il y avait en eux la sympathie toute puissante du dévouement et de l’abnégation.
Fine depuis quelque temps avait des sourires sournois que Marius ne voyait pas. Elle devinait que le jeune homme l’aimait, avant même que celui-ci ne se fut aperçu de son amour. Les femmes ont une vue exquise pour 99
Fine, chaque dimanche, se rendait à Saint-Henri. Elle s’était prise pour Blanche d’une sorte de pitié sympathique, d’une amitié miséricordieuse. Cette pauvre jeune fille qui allait être mère, et dont la vie et le cœur étaient brisés à jamais, lui devenait plus chère chaque jour; elle voyait ses remords, ses larmes de regret, elle assistait à son existence vide et désolée, et elle cherchait par ses visites à adoucir son infortune. Elle apportait son gai sourire dans cette petite maison de la côte où Blanche pleurait en songeant à Philippe et à son enfant. C’était, pour la bouquetière, comme un saint pèlerinage qu’elle accomplissait religieusement. Elle partait vers midi, après le déjeuner et restait jusqu’au soir avec Mlle de Cazalis. Le soir, à la nuit tombante, elle trouvait Marius qui l’attendait au bord de la mer, et ils rentraient tous deux à Mar100
Marius goûtait des jouissances pures pendant ces promenades. Le dimanche soir était devenu pour lui la récompense de tous ses efforts de la semaine. Il attendait Fine sur le bord de la mer, oubliant ses chagrins, guettant avec une anxiété pleine de volupté l’arrivée de la jeune fille; puis, quand elle était là, ils se souriaient et revenaient à petits pas, dans les ombres douces de la nuit naissante, en échangeant des paroles d’amitié et d’espoir. Jamais le jeune homme ne trouvait le chemin assez long.
Un dimanche soir, Marius arriva de bonne heure. Comme une pensée de délicatesse l’empêchait d’entrer dans la maison de Blanche et de renouveler ses douleurs, il s’assit sur une falaise qui se dresse près du village, et pris patience en regardant l’immensité bleue qui se creusait devant lui. Il resta près de deux heures, abîmé dans une rêverie vague, dans des pensées de tendresse et de bonheur qui le berçaient mollement. L’immense horizon l’attendrissait; à son insu, tout son amour pour Fine lui montait du cœur aux lèvres; la mer et le ciel, l’infini des eaux et de l’air le troublait et lui ouvrait l’âme; il ne voyait que Fine dans la large mer, il n’entendait que son 101
La bouquetière arriva et s’assit sur le rocher, à côté du jeune homme. Marius lui prit la main, sans parler. Devant eux, s’étendaient la mer et le ciel, d’un bleu doux et pâle. Le crépuscule tombait. Une sérénité profonde alanguissait les derniers bruits et les dernières clartés: les grondements des eaux se faisaient plaintifs et caressants, et, au couchant, de minces lueurs roses jetaient des reflets tendres sur les rochers de la côte. Il y avait des souffles de tendresse dans l’air, une grande voix frissonnante qui allait en s’éteignant.
Marius profondément ému gardait dans la sienne la main de son amie. Il continuait son rêve. Les yeux à l’horizon, sur cette brume vague où la mer et le ciel se confondent, il souriait tristement. Et, à voix basse, sans en avoir conscience, ses lèvres dirent tout haut ce que pensait son cœur.
– Non, non, murmura-t-il, je suis trop laid…
Fine, depuis l’instant où Marius lui avait pris la main, souriait de son air tendre et sournois. Enfin, son ami allait se décider à parler; elle devinait cela aux regards plus profonds de ses yeux, à la pression plus étroite de sa main. Quand elle entendit le 102
– Trop laid, cria-t-elle, mais vous êtes beau, Marius!
La jeune fille avait mis tant d’âme dans le cri qui venait de lui échapper, que Marius tourna la tête et joignit les mains, en la regardant avec anxiété. Fine, comprenant qu’elle avait brusquement livré le secret de son cœur, baissa son front qui se couvrait d’une rougeur légère. Elle resta ainsi, muette et embarrassée, pendant quelques secondes. Mais elle n’était pas fille à reculer devant l’aveu complet de son amour; il y avait en elle trop de franchise et de vivacité pour qu’elle consentît à jouer la petite comédie hypocrite que jouent toutes les amoureuses en pareille occasion.
Elle releva courageusement le front et regarda en face Marius qui tremblait.
– Écoutez, mon ami, lui dit-elle. Je veux être franche. Il y a six mois, je ne pensais guère à vous. Je vous croyais laid, je ne vous avais sans doute jamais regardé… Aujourd’hui, la beauté vous est venue; je ne sais pas comment cela s’est fait, je vous jure…
Malgré toute sa décision, elle hésitait un peu, et de subites rougeurs lui montaient encore aux joues. Elle s’arrêta, ne pouvant dire carrément à Marius qu’elle l’aimait. D’ailleurs, elle connaissait la timidité du jeune 103
L’histoire de l’amour de la bouquetière était simple, et rien n’est plus facile que d’expliquer comment Marius avait pu devenir beau à ses yeux. Fine avait d’abord aimé la haute taille, le visage énergique de Philippe, avec cet aveuglement des jeunes filles qui les pousse à choisir les beaux garçons, ceux qui ont toute leur beauté sur leur visage et rien dans l’âme. Puis, blessée au cœur par l’indifférence de l’amant de Blanche, voyant clair enfin dans le caractère vaniteux et brutal de cet homme, elle avait jugé sévèrement sa conduite et s’était détachée peu à peu de lui. C’est alors qu’elle se trouva seul à seule avec Marius, dans une intimité qui les rapprochait de plus en plus.
L’amour ici était né de la bonté et du dévouement. Marius, laid pour les yeux du corps, devint beau pour les yeux de l’âme. Dans les commencements, Fine n’avait vu en lui qu’un ami désolé qu’il fallait secourir; elle avait accepté la moitié de sa tâche, fraternellement, poussée un peu par son amour pour Philippe et beaucoup par son besoin naturel de se mon104
Et c’est dans l’accomplissement de cette œuvre généreuse que Marius devint beau. Fine oublia l’irrégularité du visage en voyant les tendresses sereines et exquises du cœur. Elle fut prise d’admiration et d’affection pour cette noble nature, dont l’amour lui parut devoir être d’une hauteur sublime. Être aimée de cette âme qui se donnait toute entière, fut son rêve, car elle comprenait qu’elle ne trouverait chez aucun homme la même douceur ni la même loyauté. La comparaison forcée qu’elle établit entre Philippe et Marius, fit de ce dernier un être divin, l’ange amoureux rêvé par les jeunes filles. Dès ce moment, le visage de Marius se transfigura pour elle; elle le vit beau de toute la beauté du regard et du sourire. On l’aurait profondément étonnée en lui disant que son amant était laid.
Marius entendait encore le cri de son amie, ce cri d’amour qui lui disait: «Tu es beau, et je t’aime!» Il n’osait parler, craignant de dissiper le doux rêve qui alanguissait délicieusement son esprit.
105
– Vous ne me croyez pas? demanda-t-elle, parlant pour parler, sans trop savoir ce qu’elle disait.
– Si je vous crois, répondit Marius d’une voix basse et profonde, j’ai besoin de vous croire… Quand vous n’étiez pas là, la voix attendrie des vagues m’a dit un secret… Je ne sais ce qu’ont la mer et le ciel, ce soir. Ils parlent d’une voix si douce qu’ils ont ému mon cœur et troublé mon esprit. À cette heure dernière, dans les mélancolies du crépuscule, je viens de trouver en moi un bonheur que j’ignorais; l’immense horizon a parlé… Voulez-vous connaître le secret que les vagues m’ont murmuré à l’oreille?
– Oui, dit la bouquetière dont une émotion poignante faisait trembler la voix.
Marius se pencha davantage, et, d’un ton bas et craintif:
– Les vagues m’ont dit que je vous aimais, murmura-t-il.
L’ombre tombait, plus grise et plus solennelle. Au ciel, des clartés pâles traînaient, dans une transparence laiteuse. La mer, immobile, d’un bleu sombre, s’endormait, en respirant d’une haleine lente et forte. Des senteurs fraîches et salées montaient, portées par le vent du soir, et les sérénités de l’espace flot106
L’heure était douce pour un aveu d’amour. Une tendresse divine, un calme souriant sortaient de la grande mer attendrie. Au pied de la falaise, les vagues battaient lentement, berçant la côte qui sommeillait; elles apportaient leur fraîcheur consolatrice, tandis que, de la terre, chaude encore et fiévreuse, venaient des souffles âpres de passion. On eût dit que la grande mer appuyait de sa voix adoucie les tendres paroles de Marius.
– Eh bien, dit gaiement la bouquetière, les vagues sont de méchantes langues… Vous ont-elles dit la vérité, au moins?
Marius était loin, bien loin de la terre. L’émotion que la vue de l’infini venait de mettre en lui, l’avait enlevé en plein ciel. Il ne songeait plus aux misérables chagrins d’ici-bas.
– Oui, oui, s’écria-t-il, les vagues ont dit la vérité… Je le sens bien maintenant, mon amie, je vous aime, et il me semble que je vous aime depuis que je suis né… Ah! que cet aveu me fait du bien. Depuis longtemps, il me manquait quelque chose; lorsque j’étais en face de vous, des douceurs étranges me pénétraient, j’entendais des voix confuses au fond de moi, et je ne pouvais distinguer les mots inconnus qu’elles murmuraient. Aujour107
Fine écoutait en souriant les paroles de Marius. L’ombre devenait de plus en plus bleuâtre et mystérieuse.
Le jeune homme eut un moment d’hésitation. Puis d’un ton humble et doux:
– Vous ne vous fâchez pas de ce que je vous dis là? demanda-t-il… Je sais bien que vous ne pouvez pas m’aimer.
– Vous ne savez rien du tout, répondit Fine avec une brusque tendresse… Bon Dieu! comme vous êtes long à vous décider. Il y a plus d’un mois que ma réponse est toute prête.
– Et cette réponse?
– Demandez-là aux vagues, reprit la bouquetière en riant.
Et elle tendit ses deux mains à Marius qui se mit à les baiser comme un fou. La nuit était tout à fait venue, et la sourde clameur de la mer se traînait voluptueusement dans les ténèbres. Le jeune homme se pencha vers la jeune fille et posa religieusement un dernier baiser sur son front.
Alors ils bavardèrent comme des amoureux, comme des enfants, avec des puérilités adorables. Ce furent des souvenirs du passé, des projets pour l’avenir. Leur voix était une 108
– Vois-tu, dit Fine à un moment, nous nous marierons quand ton frère se sera évadé. Il faut avant tout que Philippe soit libre.
Au nom de Philippe, Marius frissonna. Il avait oublié son frère. La triste réalité se dressa devant lui. Pendant deux heures, il avait vécu en plein ciel, et voilà qu’il retombait sur la terre du haut de son rêve.
– Philippe, murmura-t-il accablé, oui, nous devons penser à Philippe… Oh! mon Dieu, mon bonheur serait-il déjà mort… Tu aimes mon frère, n’est-ce pas? Par grâce, dis-moi la vérité.
Fine ne répondit pas et se mit à sanglotter. Les paroles de Marius lui brisaient l’âme. Le jeune homme insista, en se désespérant. Alors la bouquetière cria:
– Je t’aime parce que tu es bon, parce que tu sais aimer, parce que je trouverai en toi un père, un frère et un amant… Tu vois bien que je ne puis aimer Philippe.
Il y avait un tel élan de foi et d’amour dans ce cri, que Marius comprit enfin le cœur ardent et dévoué de la jeune fille. Il la serra 109
– Nous sommes heureux, reprit-il, nous sommes égoïstes. Tandis que nous respirons ici l’air libre du ciel, notre frère étouffe en prison… Ah! nous ne savons pas travailler à sa délivrance.
– Enfant! répondit Fine, nous nous aimons à cette heure, nous devenons époux, nous faisons une provision de courage pour la lutte… Tu verras comme on est courageux quand on aime et qu’on est aimé.
Ils restèrent silencieux, la main dans la main. La mer berçait toujours leur amour de sa voix monotone. Ils rentrèrent à Marseille à la clarté des étoiles, pleins de leur jeune espérance et de leur jeune tendresse.
110
OÙ LES HOSTILITÉS RECOMMENCENT
Blanche menait une vie de larmes. L’automne pâlissait les horizons mélancoliques, la saison devenait froide et triste. De larges frissons secouaient la mer dont les voix se faisaient gémissantes, et, sur la côte, les arbres jetaient leurs feuilles à la terre; sous la nudité morne du ciel s’étalait la nudité des eaux et du rivage. Cette tristesse de l’air, ces derniers adieux de l’été mettaient autour de Blanche la désespérance qui était dans son cœur.
Elle vivait retirée dans la petite maison de 111
Parfois, le soir, elle sortait, accompagnée de sa gouvernante. Elle descendait au bord de la mer, elle s’asseyait sur un éclat de rocher. Le vent frais de la nuit calmait les fièvres qui la brûlaient. Elle s’oubliait dans les ténèbres, assourdie par les gémissements des eaux, et elle ne rentrait que lorsque le froid la rendait toute frissonnante.
Une même pensée la courbait toujours. À chaque heure, cette pensée était là, accablante, inexorable. Dans les frissons de la nuit ou dans les tiédeurs du jour, en face de l’infini ou devant le néant de l’obscurité, Blanche pensait à Philippe et à l’enfant qu’elle portait en elle.
Fine était sa grande consolatrice. Si la bouquetière n’avait pas consenti à venir passer l’après-midi du dimanche avec elle, la pau112
Dès que Fine arrivait, les deux jeunes filles montaient dans une petite chambre et s’enfermaient pour causer et pleurer à l’aise. La fenêtre restait ouverte; au loin, sur le velours bleu de la mer, passaient des voiles blanches, comme des messagères d’espérance.
Et, chaque fois, les mêmes larmes étaient répandues, les mêmes paroles revenaient, déchirantes et attendries.
– Oh! que la vie est lourde, disait Blanche… J’ai songé toute la journée aux heures que j’ai passées avec Philippe dans les rochers de Jaumegarde et des Infernets. J’aurais dû me tuer dans ces abîmes, tomber au fond de quelque précipice…
– Pourquoi toujours pleurer, toujours regretter, répondait Fine doucement. Vous n’êtes plus une jeune fille, vous allez avoir des devoirs sacrés à remplir. Par grâce, songez au présent, ne vivez pas dans un passé à jamais irréparable… Vous finirez par vous rendre malade, par tuer votre enfant.
Blanche frissonnait.
– Tuer mon enfant! reprenait-elle avec 113
Fine ne répondait rien. Elle aurait voulu que Blanche fût plus forte et acceptât la rude tâche que la maternité allait lui créer. Mais mademoiselle de Cazalis était toujours la pauvre âme faible qui ne savait que pleurer, et la bouquetière se promettait bien de la laisser pleurer, et d’agir lorsque le moment serait venu.
– Si vous saviez, continuait Blanche, combien je souffre, quand vous n’êtes pas là. Je sens Philippe en moi, qui me torture et me brûle; il revit dans mon enfant, je le porte partout dans mon sein, et partout il me reproche mon parjure… Toujours, il est devant moi, autour de moi, dans moi; je le vois sur le grabat de son cachot, je l’entends se plaindre et me maudire… Je voudrais n’a114
– Voyons, calmez-vous, disait Fine.
Devant un tel désespoir, les consolations de la bouquetière restaient souvent impuissantes. La jeune fille assistait avec une certaine terreur à ces scènes de désolation. Elle étudiait l’amour brisé de Blanche, comme un médecin étudie une maladie étrange et terrible, et elle se disait: «Voilà ce qu’on souffre, voilà ce qu’on devient, lorsqu’on aime lâchement.»
Un jour, dans une de ces crises de désespoir, Blanche regarda fixement sa compagne et lui dit d’une voix déchirée:
– Vous devez l’épouser, n’est-ce pas?
Fine ne comprit pas tout de suite.
– Ne me cachez rien, reprit vivement Blanche. J’aime mieux tout savoir. Vous êtes une bonne fille, vous le rendrez heureux, et je préfère le voir marié avec vous que de le savoir dans Marseille, courant les amours faciles… Quand je serai morte, dites-lui que je l’ai toujours aimé.
Et elle éclata en sanglots. La bouquetière lui prit doucement les mains.
– Je vous en prie, lui dit-elle, soyez mère, ne soyez plus amante. S’il est possible, oubliez tout pour votre enfant… D’ailleurs, 115
– Sa sœur? répéta mademoiselle de Cazalis.
– Oui, répondit Fine qui souriait divinement en songeant à Marius. J’aime et je suis aimée.
Et elle lui conta ses amours, elle apaisa sa fièvre en lui parlant de Marius. Blanche, en écoutant le récit de ces tendresses tranquilles, pleura des larmes moins brûlantes. Dès ce jour, elle aima Fine davantage, elle n’eut plus qu’une tristesse sourde en pensant à Philippe, elle se dévoua toute à son enfant. L’amour vrai, l’amour dévoué et généreux de sa compagne entrait dans son cœur.
Parfois, Fine trouvait l’abbé Chastanier dans la petite maison de la côte. Le prêtre apportait à Blanche les consolations de la religion; il la soutenait en lui parlant du ciel, en l’arrachant de la terre et de ses passions. Il entreprit une lutte entre l’amour de sa pénitente et les abnégations du sacrifice. Il aurait voulu voir entrer mademoiselle de Cazalis dans un couvent, car il comprenait qu’il n’y avait plus, pour elle, de bonheur possible dans la vie et les plaisirs du monde. Elle devait rester éternellement veuve et elle ne possédait pas assez de force d’âme pour se créer une vie paisible dans son veuvage.
116
Un jour, l’abbé Chastanier resta jusqu’au soir et s’éloigna avec Fine. Il avait à apprendre à la bouquetière des mauvaises nouvelles qu’il ne voulait pas faire connaître devant Blanche. Il trouva sur la côte Marius qui attendait son amie.
– Mon cher enfant, lui dit-il, voilà vos chagrins qui vont recommencer. M. de Cazalis m’a écrit hier. Il s’étonne beaucoup de ce que la sentence prononcée contre votre frère n’ait pas encore reçu son exécution, et il me dit qu’il fait des démarches pour hâter l’heure de l’exposition publique… Où en êtes-vous? 117
– Eh non! répondit Marius avec douleur, je ne suis pas plus avancé que le premier jour… J’espérais avoir encore au moins six semaines devant moi.
– Je ne crois pas, reprit l’abbé, que M. de Cazalis puisse décider le président à nous manquer de parole… D’ailleurs, notre démarche a été tenue secrète, et cela me fait penser que le sursis durera jusqu’à la fin de décembre, comme on nous l’a promis. Mais je vous conseille de vous hâter… On ne sait ce qu’il peut arriver, et j’ai tenu à vous avertir des faits qui se passent.
Fine et Marius étaient consternés. Ils rentrèrent à Marseille avec le prêtre, silencieux, retombés dans toutes les angoisses de leur misère. Leur amour les avait comme aveuglés pendant une semaine, et voilà qu’ils retrouvaient le même gouffre sous leurs pas.
118
UNE EXPOSITION PUBLIQUE À MARSEILLE
Quelques jours après, un matin, comme Marius se rendait à son bureau vers neuf heures, il trouva la rue Paradis encombrée d’une foule bruyante qui descendait vers la Cannebière. Il s’arrêta au coin de la rue de la Darse, et, se dressant sur la pointe des pieds, il aperçut au loin la place Royale pleine de monde; on eut dit un Océan de têtes humaines. Autour de lui, le flot incessant de la foule descendait toujours, avec des bourdonnements sourds; les visages avaient un air curieux et avide; il était aisé de comprendre 119
Il arriva assez facilement jusqu’à la place Royale. Mais là, le flot de curieux sortant de la rue Paradis, se brisait contre une masse compacte de gens qui stationnaient. Chacun se haussait, regardant dans la direction de la Cannebière. Le jeune homme aperçut vaguement des soldats à cheval; il ne distinguait rien autre chose, et ne devinait pas encore quel poignant spectacle pouvait ainsi faire accourir toute la population de la ville.
Autour de lui, la foule grondait. Des voix jetaient de brusques et courtes paroles, au milieu du murmure profond de la multitude. Marius saisissait quelques-unes de ces paroles.
– Il est arrivé d’Aix dans la nuit, disait-on.
– Oui, et il repartira demain pour Toulon.
– Je voudrais bien voir la mine qu’il fait.
– On dit qu’il s’est mis à sangloter, lorsqu’il a vu le bourreau apporter les cordes.
– 120
– Ah! le scélérat! le peuple devrait ramasser des pierres et le lapider.
– Je vais tâcher de m’approcher…
– Attendez-moi. On doit le huer là-bas… Je veux en être.
Ces paroles coupées, pleines de ricanements, criées avec des gestes emportés, retentissaient cruellement aux oreilles de Marius. Une véritable épouvante s’emparait de lui et une sueur froide lui montait au frond. Il avait peur, il ne raisonnait plus. Il se demandait avec angoisse quel pouvait être cet homme que la foule courait insulter.
La foule se tassait, se pressait de plus en plus. Le jeune homme comprit que jamais il ne pourrait trouer ce mur formidable. Alors il se décida à tourner la place Royale. Il descendit lentement la rue Vacon, prit la rue Beauveau, et déboucha sur la Cannebière. Là, un spectacle étrange l’attendait.
La Cannebière, dans toute sa longueur, du port au cours Belzunce, était emplie d’une foule immense qui augmentait à chaque minute. De chaque rue descendaient des flots de peuple. La multitude devenait de plus en plus serrée et violente. Par instants, des souffles de colère couraient dans la foule, et alors 121
Lorsque Marius eut réussi à s’approcher, il comprit enfin quel était le spectacle qui attirait et retenait la foule. Au milieu de la Cannebière, en face de la place Royale, se dressait un échafaud fait de planches grossières. Sur cet échafaud, un homme était lié à un poteau. Deux compagnies d’infanterie, un piquet de gendarmerie et de chasseurs à cheval entouraient la plate-forme et défendaient le condamné contre l’irritation croissante du peuple.
Marius ne vit d’abord que le misérable lié au pilori et dominant la foule. Une horrible anxiété lui fit chercher à apercevoir le visage du patient. Peut-être était-ce Philippe, peut être M. de Cazalis avait-il réussi à faire avancer l’heure de l’exposition? À cette pensée, la vue de Marius se troubla, il sentit des larmes lui emplir les yeux, et il eut devant ses 122
Le malheureux était fortement lié au poteau. Il portait un pantalon et une veste de toile grise; ces vêtements, larges et flottants, avaient un air lamentable. Sa tête était couverte d’une casquette dont il avait tiré la visière sur ses yeux. D’ailleurs, il tenait la tête obstinément baissée, dérobant ainsi ses traits aux curieux. Il avait la face tournée vers le port, et pas une fois il ne releva le front pour regarder la large mer qui s’étendait devant lui, libre et heureuse, avec une sorte d’ironie poignante.
Lorsque Marius eut de nouveau contemplé le patient, il lui prit des doutes, il se sentit soulagé. Cet homme paraissait deux fois plus 123
Autour du jeune homme, la foule continuait à jeter des paroles brèves, des exclamations, des mots de colère ou d’ironie.
– Eh! lève donc la tête, coquin, criait-on, montre nous ta face de scélérat…
– Oh! il ne la lèvera pas, il se moque de nous, j’ai cru le voir sourire tout à l’heure…
– Enfin, le voilà réduit à l’impuissance. Il a les mains attachées, il ne pourra plus voler…
– Vous croyez cela, vous… Il a failli voler sa grâce…
– Oui, oui, certaines gens, des gens riches, des gens pieux, ont cherché à lui éviter l’humiliation du poteau…
– Un pauvre diable n’aurait pas rencontré de pareilles sympathies…
– Mais le roi a tenu bon; il a dit que le châtiment devait être le même pour les scélérats de toutes les classes…
– Oh! le roi est un brave homme…
– Eh! Douglas, coquin, cafard, voleur, 124
Marius respira. Les cris qu’il entendait autour de lui, lui apprenaient enfin quel était le patient. Alors il reconnut Douglas, il vit distinctement la face pâle et grasse de l’ancien notaire. Mais, tout au fond de lui, il songeait à son frère, il se disait que lui aussi aurait peut être à subir les ricanements et les huées de la foule.
La multitude grondait toujours.
– Il a ruiné plus de cinquante familles, le bagne est une peine trop douce pour lui…
– Marseille devrait se faire justice en le déchirant…
– Oui, oui, c’est cela, nous l’enlèverons et nous le tuerons, lorsqu’il va passer.
– Voyez donc comme il semble à son aise, là haut…
– Il ne souffre pas assez, on aurait dû le pendre par les pieds…
– Ah! voilà le bourreau qui va le délier… Courons vite.
En effet, Douglas descendait de la plate-forme. Il monta dans une petite charrette découverte, attelée d’un seul cheval, qui devait le reconduire à la prison. À ce moment, un grand mouvement eut lieu dans la foule. Tout le peuple se précipita, pour huer, tuer 125
Marius regarda une dernière fois le condamné avec une pitié profonde. Cet homme, certes, était un grand coupable, mais le calvaire de honte qu’il montait, faisait de lui plutôt un objet de commisération que de colère.
Le jeune homme était resté adossé à une boutique. Comme il regardait la charrette s’éloigner, il entendit deux ouvriers qui passaient en disant:
– Nous reviendros le mois prochain… Tu sais, on doit exposer ce garçon qui a enlevé une fille… Ce sera bien plus amusant,
– Ah! oui, Philippe Cayol… Je l’ai connu; c’est un grand gaillard… Il faudra savoir le jour exact pour ne pas manquer ce spectacle… Il y aura du tapage.
Les ouvriers s’éloignèrent. Marius resta pâle et brisé. Ces hommes avaient raison: dans un mois ce serait le tour de son frère. Et il se disait que le hasard venait de le faire assister à toutes les hontes que Philippe aurait à subir. Il savait maintenant quelles souffrances l’attendaient; il mettait l’amant de Blanche à la place de Douglas et il s’imaginait l’horrible scène qui aurait lieu. Une angoisse terrible le tint longtemps les yeux 126
127
OÙ MARIUS PERD LA TÊTE
Comme Marius était appuyé contre la devanture de la boutique, les yeux à terre, douloureusement ému par le spectacle auquel il venait d’assister, il sentit une main se poser sur son épaule avec une brusquerie amicale.
Il leva la tête et vit devant lui le maître-portefaix Sauvaire.
– Eh! mon jeune ami, que diable faites-vous là, s’écria ce dernier avec un gros rire… On dirait qu’on va vous attacher à ce poteau.
Et il désignait la plate-forme. Sauvaire 128
– Vous paraissez triste et malade, continua-t-il. Faites donc comme moi: Portez-vous bien, mangez et buvez bien, menez une joyeuse vie. Ah! moi, je ne sais pas ce que c’est que le chagrin. Je suis fort, j’ai un bon estomac, je puis dépenser cent francs quand cela me plaît… Je sais qu’il faut être riche pour faire comme moi. Tout le monde n’est pas riche…
Il regardait Marius d’un air de pitié; il le trouvait si chétif, si pâle, qu’il éprouvait une joie bête à se sentir gras et rouge à côté de 129
Marius n’écoutait pas son bavardage. Il lui avait serré la main d’une façon distraite, et était retombé dans ses pensées noires. Il songeait avec désespoir que depuis trois mois il avait lutté vainement et que sa tâche n’était même pas commencée. Le poteau qui se dressait devant lui attendait Philippe, et il lui semblait que ses pieds étaient cloués sur le trottoir et qu’il ne pouvait plus courir au secours de son frère. En ce moment, il se serait vendu pour avoir quelques milliers de francs, il aurait commis une lâcheté.
Sauvaire, ne recevant pas de réponse, continuait à bavarder. Il aimait à entendre le son de sa voix.
– Que diable, disait-il, un jeune homme doit s’amuser. Eh! pauvre vous, vous ne vous amusez pas assez, vous travaillez trop, mon jeune ami… Ah! il faut beaucoup d’argent; les plaisirs, c’est très-cher. Moi, il y a des semaines où je dépense des centaines de francs… Vous ne pouvez pas vous amuser autant que moi, c’est impossible, je le sais; mais vous pourriez cependant rire un peu, vous avez bien quelques sous, n’est-ce pas?… Tenez, voulez-vous que je vous mène quelque fois, le soir, dans des endroits où vous ne vous ennuierez pas?
130
– Je me charge de vous, s’écria-t-il, je vais vous lancer de la belle façon. Je veux que dans huit jours vous soyez presque aussi gai que moi… Je mange dans les meilleurs restaurants, j’ai pour maîtresses les plus jolies femmes de Marseille. Vous voyez, je me promène tout le jour… Voilà une belle vie…
Il s’arrêta et se planta brusquement devant Marius, en se croisant les bras. Il reprit:
– Savez-vous à quelle heure je me suis couché?… À trois heures du matin. Et savez-vous où j’ai passé la nuit?… Au cercle Corneille, où l’on jouait un jeu d’enfer. Imaginez-vous qu’il y avait là deux créatures ravissantes, des femmes qui avaient des robes de velours, avec des bijoux, avec des dentelles, avec des choses si chères qu’on n’oserait pas les toucher du bout des doigts… Clairon, une petite brune, a gagné plus de cinq mille francs.
Marius leva vivement la tête.
– 131
Sauvaire éclata de rire.
– Bon Dieu! que vous êtes naïf, dit-il; j’ai vu gagner des sommes plus fortes. Il y a des gens qui ont de la chance… L’année dernière, j’ai connu un jeune homme qui a gagné seize mille francs en deux nuits… Il entre au cercle avec moi, il n’avait pas un sou sur lui. Je lui prête cinq francs, et, le lendemain, dans la nuit, il possédait seize beaux mille francs… Nous avons mangé cela ensemble. Seigneur! me suis-je amusé pendant un mois!
Des lueurs rouges passaient sur le visage de Marius. Il se sentait envahi par un frisson chaud qui montait et lui brûlait la poitrine. Jamais il n’avait éprouvé une émotion si poignante.
– Il faut faire partie d’un cercle, pour jouer? demanda-t-il.
Le maître-portefaix sourit et cligna les yeux d’un air d’intelligence, en haussant les épaules.
– Je croyais, reprit Marius, que les étrangers ne pouvaient être introduits dans un cercle, et que les membres seuls, ayant payé une cotisation, avaient le droit d’y jouer.
– Oui, oui, vous avez raison, répondit Sauvaire en riant, les membres seuls ont le 132
Ce fut Marius qui reprit le bras de Sauvaire. Ils firent quelques pas en silence, puis le jeune homme demanda à son compagnon d’une voix sèche et comme étranglée:
– Pouvez-vous me conduire ce soir au cercle Corneille?
– Bravo! s’écria le maître-portefaix. Nous allons rire. Allons, je vois que vous commencez à comprendre la vie. Voyez-vous, le vin, le jeu, les belles, je ne sors pas de là, moi. Quand je vous ai vu si pâle, je me suis dit: Voilà un gaillard qu’il faut lancer. Tâchez de gagner de l’argent, prenez vite une maîtresse, et vous engraisserez, que diable!… Certes, je vous ménerai ce soir au cercle Corneille et je vous ferai connaître Clairon.
Marius eut un mouvement d’impatience. Il se souciait bien de Clairon. Une idée fixe battait dans sa tête. Puisqu’on pouvait gagner seize mille francs au jeu, en deux nuits, il voulait tenter la fortune et demander au hasard la rançon de Philippe. Et il se disait que le ciel le protégerait, qu’il sortirait du cercle les mains pleines d’or.
Il s’était fait comme un détraquement dans 133
D’ailleurs, il agissait dans la fièvre, ne sachant plus ce qu’il faisait, obéissant aux instincts de la bête. Il regarda Sauvaire, en se demandant si c’était le ciel ou l’enfer qui venait de mettre cet homme sous ses pas, au moment où la pensée des démarches du député et du supplice de Philippe le torturait. Dans cet instant, il aurait tout accepté, il aurait combattu la mauvaise chance avec des armes criminelles. Il y a ainsi des heures de tentation où les plus belles âmes succombent; le dévouement devient aveugle parfois et pousse aux actions basses. Marius sentait bien 134
– Eh bien, c’est entendu, reprit Sauvaire en le quittant; où vous trouverai-je, ce soir?
– Je serai ici, sur la Cannebière, à dix heures, répondit Marius.
Il quitta le maitre-portefaix et se rendit à son bureau. Jamais il ne s’était trouvé dans un pareil état d’exaltation. Il passa une journée terrible, secoué par la fièvre, la tête brûlante, les yeux vagues, pensant avec des désirs âpres, à la nuit qu’il allait passer. Il rêvait tout éveillé, voyant l’or s’amonceler devant lui, croyant déjà être riche et s’imaginant que son frère était libre.
Le soir, il alla chez Fine, comme à l’ordinaire, vers huit heures. La jeune fille sentit que ses mains brûlaient.
– Qu’avez-vous donc? lui demanda-t-elle avec inquiétude.
Il balbutia, il se sauva en disant:
– Ne me questionnez pas… Philippe sera libre et nous vivrons tous heureux.
Il passa chez lui, prit cent francs qu’il avait économisés sou à sou, et alla retrouver Sauvaire. À dix heures, ils entraient tous deux au cercle Corneille.
135
LES TRIPOTS MARSEILLAIS
Avant de raconter le nouvel épisode de ce drame, avant de montrer Marius dans toutes les angoisses du jeu, il est nécessaire d’expliquer les causes qui ont multiplié les tripots dans Marseille. Celui qui écrit ces lignes voudrait pouvoir étaler, dans toute sa nudité hideuse, la plaie dévorante qui ronge une des villes les plus riches et les plus vivantes de la France. On lui pardonnera la courte digression qu’il va se permettre, en songeant à l’utilité du but qu’il se propose.
On a remarqué que la passion du jeu déso136
D’ailleurs, la fièvre commerciale est contagieuse. À Marseille, en face de certaines grandes fortunes gagnées en quelques années par des négociants, il n’est pas un jeune homme qui ne rêve une pareille aubaine. Tout le monde veut entrer dans le négoce, la ville entière est une énorme banque où l’on ne vit que pour battre monnaie. Allez sur le port, allez dans tous les endroits où va la foule: vous n’entendrez parler que d’argent, vous vous croirez dans un immense bureau où toutes les conversations sont hérissées de 137
Ajoutez à cela que les riches, ceux qui remuent l’argent à la pelle, ceux qui gagnent en une journée des sommes énormes, ne tiennent guère à cet or qu’ils entassent si facilement. Un ouvrier regarde avec dévotion la pièce de cinq francs qu’on lui remet le soir; il a sué sang et eau pour gagner cette pièce, 138
Une ville commerciale est presque forcément joueuse et débauchée. Dans ce grand ruissellement des fortunes, dans ce souffle brûlant de négoce qui pénètre au fond de toutes les maisons, il y a des heures de folie, des besoins impérieux de jouissance. Par moments, ce peuple est aveuglé par l’éclat de l’or; il se rue dans la débauche comme il s’était rué dans les affaires. Et la fièvre secoue la ville d’un bout à l’autre; les petits et les grands, les riches et les pauvres sont agités du même frisson, du même besoin de perdre ou 139
On comprend l’existence, j’allais dire la nécessité des tripots dans Marseille. Dernièrement, on comptait plus de cent tripots, et le nombre augmente tous les jours. La police est vaincue par la rage des joueurs. Lorsqu’on découvre et qu’on ferme une maison de jeu, il s’en ouvre deux autres à côté. Pour couper le mal dans sa racine, il faudrait apaiser la fièvre qui agite toute la population. D’ailleurs, à mon sens, le mal est irrémédiable; on peut tuer l’homme, mais on ne tue pas ses passions.
La police a une action directe sur les tripots; elle ferme tous ceux qu’elle peut découvrir. Mais son action devient difficile à exercer dans les cercles qui parfois se changent en de véritables maisons de jeu. Les joueurs sont inventifs, pour contenter leur passion; ils tâchent de mettre la loi de leur côté. Ici, entendons-nous, dans ce que je vais dire, je n’ai nullement la pensée d’attaquer certains cercles honorables de Marseille; je veux seulement me faire l’historiographe de ces cercles honteux, fréquentés par des escrocs et que le sang d’un suicide a parfois souillés affreusement.
Voici comment un cercle se fonde: quelques personnes demandent l’autorisation de 140
C’est là une des plaies vives de Marseille, plaie dévorante qui s’étend chaque jour. Les cercles tendent à devenir des tripots, des gouffres où s’engloutissent la fortune et l’honneur des imprudents qui s’y hasardent. Et une fois qu’on a goûté aux joies cuisantes du jeu, tous les autres plaisirs paraissent fades; on y brûle jusqu’à la dernière goutte de son sang, on y perd jusqu’au dernier sou de sa 141
Ce sont des négociants qui se ruinent autour du tapis vert; ils viennent là compromettre les intérêts de leurs clients, ils dévorent d’abord leur gain, ils entament ensuite les capitaux qu’on a confiés à leur probité commerciale; puis, ils sont obligés de se mettre en faillite, et ils entraînent dans leur ruine ceux qui ont eu foi en leur honnêteté.
Ce sont de petits employés qui ont des appétits de luxe et de débauche et que la modicité de leurs appointements empêche de contenter leurs passions; ils voient autour d’eux les gens riches se vautrer dans les jouissances, avoir des maîtresses, s’étaler dans des voitures, épuiser les joies bruyantes de la vie; une atroce jalousie les prend à la gorge, ils ont l’âpre désir de mener une pareille existence de fêtes et de plaisirs; alors, pour se procurer de l’argent, ils jouent, ils jouent d’abord leurs appointements, puis, quand la chance leur est contraire, ils volent leurs patrons, ils entrent dans le crime et en sortent perdus et infâmes.
Ce sont encore des jeunes gens, de pauvres garçons naïfs, tout frais sortis du collège, que 142
On racontait dernièrement une histoire caractéristique. Un employé, qui avait reçu de son patron quelques milliers de francs pour aller payer à la douane le droit d’entrée de certaines marchandises, se rendit le soir dans un cercle et perdit au baccarat l’argent qui lui avait été confié. Ce fut la folie d’un instant; l’employé était un honnête garçon qui avait eu un accès de fièvre. Le patron menaça de porter plainte. À cette nouvelle, les membres du cercle s’assemblèrent et décidèrent qu’ils rembourseraient eux-mêmes au patron la somme détournée par le commis. Lorsqu’ils eurent payé, le commis signa un billet à l’ordre du caissier du cercle, et le caissier n’a jamais poursuivi le paiement de ce billet que le pauvre employé n’a pas pu payer.
Cette bienveillance des joueurs n’est-elle pas un aveu? Ils ont compris qu’ils étaient tous coupables solidairement du détournement commis, et ils ont étouffé l’affaire pour que la justice ne vînt pas les accuser et les dé143
C’est dans ce monde frappé de folie, au milieu de ces joueurs fiévreux et lâchement emportés par leurs instincts, que Sauvaire introduisit Marius.
144
OÙ MARIUS GAGNE DIX MILLE FRANCS
Le cercle Corneille était un de ces espèces de tripots autorisés, dont il a été question dans le précédent chapitre. En principe, il devait être uniquement composé de membres, admis à la majorité des voix et payant une cotisation de 25 francs. Mais, en réalité, tout le monde pouvait y entrer et y jouer. Pour sauve garder les apparences, dans les commencements, on se contentait d’afficher sur une glace les noms des nouveaux venus; ou bien on exigeait des étrangers une carte d’introduction fournie par un des membres. 145
Certes, le maître portefaix était un honnête homme; il était incapable de commettre une action basse. Mais l’habitude des plaisirs lui avait fait contracter d’étranges amitiés. Il disait naïvement qu’il aimait mieux vivre avec les fripons qu’avec les honnêtes gens; ces derniers l’ennuyaient, et les fripons le faisaient rire; il cherchait d’instinct les mauvaises sociétés où il pouvait se débrailler à son aise et s’amuser comme il l’entendait, c’est-à-dire en faisant un tapage de tous les diables. D’ailleurs, sous son air bonhomme, il cachait une ruse et une prudence rares; jamais il ne se compromettait, jouant peu, s’éloignant dès qu’il courait un danger quelconque. Il n’ignorait pas l’indignité de la plupart des habitués du cercle Corneille; il y allait parce qu’il trouvait là des femmes faciles et qu’il pouvait y contenter ses appétits de parvenu.
Sauvaire et Marius montèrent un escalier étroit et arrivèrent, au premier étage, dans une vaste salle où étaient rangées une vingtaine de petites tables de marbre; contre les murs, se trouvaient des divans en velours rouge, et, au milieu, traînaient des chaises de paille; on eut dit une salle de café. Au fond, était 146
Marius, en entrant, jeta un regard effaré dans la salle. Il suffoquait, comme un homme qui vient de tomber à l’eau et que les vagues étouffent. On aurait dit qu’il entrait dans un antre, dans une caverne où des bêtes féroces allaient le dévorer. Son cœur battait à grands coups, ses tempes se couvraient de sueur. Une sorte de timidité, mêlée de répugnance, le tenait immobile, gauche, l’air embarrassé.
Il n’y avait presque personne dans la salle. Quelques hommes buvaient. Deux femmes causaient vivement et à voix basse dans un coin. La table de jeu restait noire et déserte au fond, le long du mur, car on n’avait pas encore allumé les becs de gaz qui descendaient au milieu du tapis vert. Peu à peu, Marius reprit son assurance; mais la fièvre battait toujours dans ses veines.
– Que voulez-vous prendre? lui demanda Sauvaire.
– Je ne sais pas, répondit machinalement le jeune homme qui regardait la table de jeu avec une curiosité effrayée.
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– Ah! voilà Clairon et son amie Isnarde, s’écria-t-il tout à coup en apercevant les deux filles qui causaient dans un coin… Voyez donc quels amours de femmes. Hein! qu’en dites-vous? Il vous faudrait des petites comme cela pour vous consoler de vos chagrins.
Marius regarda les filles. Clairon portait une vieille robe de velours noir, tâchée et éraillée; elle était petite, brune, fanée; son visage pâle et souillé de plaques jaunes avait un air de lassitude qui faisait peine à voir. Isnarde, grande, sèche, paraissait plus vieille et plus usée encore; son corps maigre semblait vouloir percer par endroits sa robe de soie déteinte. Marius ne s’expliqua pas l’admiration passionnée de Sauvaire pour ces misérables créatures. Il détourna la tête et fit un geste de dégoût; le frais visage de Fine venait de lui apparaître, et il était honteux de se trouver dans un pareil endroit. La pensée du salut de son frère seule le soutenait.
Les deux filles auxquelles les éclats de voix de Sauvaire avaient fait tourner la tête, se mirent à rire.
– Oh! ce sont des luronnes, murmura le maître-portefaix, on ne s’ennuie pas avec el148
– Est-ce qu’on ne va pas jouer? demanda Marius d’une voix brusque, en interrompant son compagnon.
– Bon Dieu! comme vous êtes pressé! reprit Sauvaire qui s’étalait davantage pour attirer l’attention des filles… Parbleu oui, on va jouer, on jouera jusqu’à demain matin, si vous le voulez… Que diable! vous avez bien le temps… Voyez donc comme Clairon et Isnarde me regardent…
Peu à peu, les habitués arrivaient. Un garçon alluma le gaz, et plusieurs joueurs allèrent s’asseoir autour de la table de jeu. Les deux filles se mirent à tourner dans la salle, en adressant des sourires aux hommes qu’elles connaissaient; elles finirent par s’asseoir près du banquier qui tenait les cartes, espérant, sans doute, glaner quelques pièces de vingt francs. Sauvaire consentit alors à se rapprocher des joueurs.
Marius se tint un instant debout, étudiant le jeu. Il se pencha vers son compagnon et lui dit:
– Veuillez m’expliquer comment il faut s’y prendre.
Le maître portefaix s’égaya beaucoup de la naïveté du jeune homme.
– Mais, mon bon, lui répondit-il, rien 149
– Mais, dit Marius, je vois certains joueurs demander une carte.
– Oui, ajouta Sauvaire, on a la faculté d’échanger une carte pour arranger son jeu… Souvent on le dérange… Je vous conseille de toujours vous tenir à six; c’est un joli point.
Marius s’assit devant la table.
– Vous ne jouez pas? demanda-t-il encore à Sauvaire.
– Ma foi non, répondit le maître portefaix, j’aime mieux rire avec Clairon.
Et il alla rôder autour de la petite brune. La vérité était qu’il ne se souciait pas de risquer son argent. Il trouvait le jeu trop dévorant. Pour lui, les émotions du gain et de la 150
Le banquier battait les cartes.
– Faites votre jeu, Messieurs, dit-il.
Marius posa, en frissonnant, cinquante francs sur le tapis. Il avait décidé qu’il jouerait ses cent francs en deux coups.
Des lueurs rouges passaient devant ses yeux; il entendait en lui une sorte de grondement qui l’étourdissait; ses oreilles tintaient et sa vue devenait trouble. Ses sensations étaient si violentes qu’elles lui déchiraient la chair.
– Rien ne va plus, dit le banquier.
Et il donna les cartes. C’était à Marius à les relever. Il les prit et les regarda d’un air hébêté. Il avait cinq. Il demanda des cartes et n’eut plus que quatre. On abattit les jeux. Le banquier avait trois. Un murmure d’étonnement courut autour de la table. Marius avait gagné.
À partir de ce moment, le jeune homme ne s’appartint plus. Il vécut comme dans un rêve. Pendant plus de cinq heures, il resta là, abattu, écrasé, endormi par la monotonie du jeu, gagnant toujours, ne perdant que pour gagner plus encore. Il jouait avec une audace qui faisait trembler les joueurs, et il gagnait contre toutes les probabilités, il mettait à sec les banquiers qui se succédaient.
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– Monsieur, seriez-vous assez bon pour me dire quelle est votre mascotte?
Marius n’entendit pas. Une mascotte, dans l’argot des joueurs provençaux, est une sorte de talisman qui protége contre la mauvaise chance celui qui le possède. Tous les joueurs sont plus ou moins superstitieux. Chacun d’eux invente une petite divinité protectrice, un moyen de fixer la fortune.
Le vieux monsieur parut blessé du silence de Marius.
– Je ne crois pas avoir été indiscret, reprit-il; j’aurais été curieux de savoir ce qui peut vous donner une pareille veine… Moi, je ne me cache pas; voici ma mascotte…
Il se découvrit et montra dans le fond de son chapeau une image de la Vierge. Si Marius avait eu son sang-froid il aurait souri ou se serait indigné peut-être. Mais il était tout énervé par plusieurs heures de jeu, il fit un geste d’impatience et continua à empiler l’or devant lui, sans prononcer une seule parole.
Sauvaire, émerveillé de la chance de son compagnon, était venu se placer derrière sa chaise. Il aimait mieux voir jouer que de jouer 152
Cinq heures sonnèrent. Un jour blafard entrait par les croisées. Les joueurs s’en étaient allés un à un. Marius finit par se trouver seul. Il avait dix mille francs de gain devant lui.
Le jeune homme serait resté devant la table de jeu jusqu’au soir, jusqu’au lendemain, sans en avoir conscience, sans se plaindre de la fatigue qui l’accablait. Pendant plus de cinq heures, il avait joué machinalement, n’ayant qu’une idée dans la tête, celle de gagner, de gagner toujours. Il aurait voulu en finir d’un seul coup, gagner en une nuit la somme qui lui était nécessaire, et ne plus remettre les pieds dans le tripot.
Lorsqu’il se trouva seul devant la table, abruti, aveuglé, le corps brisé par l’émotion et la lassitude, il fut désespéré, il chercha quelqu’un du regard pour jouer encore. Il venait de compter la somme qu’il avait gagnée, et il savait qu’elle montait à dix mille 153
Il y avait, à une petite table, près de lui, un homme qui avait regardé jouer toute la nuit sans jouer lui-même. Quand il avait vu que Marius gagnait, il s’était rapproché de lui et ne l’avait plus quitté du regard. Il semblait attendre. Il laissa les joueurs s’en aller un à un, couvant Marius des yeux, étudiant la fièvre qui l’agitait, le guettant comme on guette une proie assurée.
Au moment où le jeune homme, contrarié et tout frissonnant, allait se décider à partir, l’inconnu se leva vivement et s’approcha.
– Monsieur, demanda-t-il à Marius, voulez-vous jouer une partie d’écarté avec moi?
Marius allait accepter avec joie, lorsque Sauvaire qui le suivait pas à pas, le saisit par le bras et lui dit à voix basse:
– Ne jouez pas.
Le jeune homme se tourna et questionna du regard le maître-portefaix.
– Ne jouez pas, reprit celui-ci, si vous tenez à garder les dix mille francs que vous 154
Marius avait bien envie de ne pas écouter Sauvaire; mais le maître portefaix le tirait peu à peu vers la porte, et, le voyant hésiter, il se chargea de répondre pour lui:
– Non, non, monsieur Félix, dit-il à l’homme qui offrait de jouer à l’écarté, mon ami est fatigué, il ne peut rester plus longtemps… Au revoir, monsieur Félix.
Monsieur Félix parut fort ennuyé de cette réponse. Il regarda fixement Sauvaire, comme pour lui dire: de quoi diable vous mêlez-vous! Puis il tourna sur ses talons, siffla entre ses dents et murmura:
– Allons, j’ai perdu ma nuit.
Sauvaire n’avait pas lâché Marius. Quand ils furent tous deux dans la rue, le jeune homme demanda d’un ton fâché à son compagnon:
– Pourquoi m’avez-vous empêché de jouer?
– Eh! pauvre innocent, répondit le maître-portefaix, parce que j’ai eu pitié de vous, parce que je n’ai pas voulu que ce cher M. Félix vous gagnât vos dix mille francs.
– Cet homme est donc un fripon?
– Oh! non, il reste dans les strictes lois de l’honnêteté.
– 155
– Non, vous auriez perdu… Les calculs de M. Félix sont certains… Voici comment il procède. Il ne joue jamais pendant la nuit. Vers le matin, lorsque les joueurs sont tout secoués par la fièvre, il s’adresse à un d’eux, et le fait asseoir à une table d’écarté. Il ne s’agit plus d’un jeu de hasard, il s’agit d’un jeu où l’on a besoin de toute son intelligence et de tout son sang-froid. M. Félix est calme, prudent, il a la tête fraîche et reposée; son adversaire est fièvreux, aveuglé, il ne voit plus même ses cartes, et en quelques coups il est dépouillé le plus honnêtement du monde.
– Je comprends, je vous remercie.
– M. Félix a déjà gagné une véritable fortune en mettant chaque nuit son système en pratique… D’ailleurs, je vous le répète, il joue en parfait honnête homme… Seulement il s’arrange de façon à ce que ses adversaires jouent toujours en parfaits imbéciles. Et voilà comme quoi les gens habiles réussissent… Si j’étais à sa place, je prendrais un brevet d’invention.
Marius restait silencieux. Les deux hommes s’étaient arrêtés au milieu de la rue déserte, en face de la porte du cercle Corneille. Le temps était gris et pluvieux, des odeurs fades trainaient sur les pavés, et le vent du matin avait une fraîcheur pénétrante. Bou156
Comme Marius allait s’éloigner, il sentit un bras se glisser sous le sien. Il se tourna et reconnut Isnarde. Clairon venait de prendre le bras de Sauvaire. Les deux femmes n’avaient pas quitté ces hommes qui sentaient l’or; elles les avaient suivis, affamées à la pensée des dix mille francs que Marius portait sur lui, se promettant bien de prendre leur part de cette somme. Le jeune homme leur paraissait être un grand innocent dont elles auraient facilement raison et qu’elles dépouilleraient à leur aise.
Isnarde eut un éclat de rire épais, et dit d’une voix légèrement avinée:
– Est-ce que vous allez déjà vous coucher, messieurs?
Marius retira vivement son bras, avec un dégoût qu’il ne prit pas la peine de cacher.
– Mes amours, répondit Sauvaire, je veux bien vous payer à déjeuner… Hein! promettez-moi d’être bien amusantes… Venez-vous, Marius?
– Non, répondit brusquement le jeune homme.
– 157
Marius fouilla dans ses poches, en tira deux poignées d’or et les jeta presque à la face de Clairon et d’Isnarde. Les femmes empochèrent l’argent sans se fâcher le moins du monde.
– À ce soir, dit Marius à Sauvaire.
– À ce soir, répondit le maître-portefaix.
Il prit une des deux femmes à chacun de ses bras, et s’en alla ainsi en chantant, en riant aux éclats, en faisant un bruit d’enfer dans la rue silencieuse.
Marius le regarda s’éloigner, puis il gagna, en se trainant le long des murs, sa petite chambre paisible de la rue Sainte. Il était six heures du matin. Il se coucha et s’endormit d’un sommeil de plomb. Il ne se réveilla qu’à deux heures.
En ouvrant les yeux, il aperçut sur sa commode l’argent qu’il avait gagné. Les reflets fauves qui couraient sur les pièces d’or l’effrayèrent presque; tout d’un coup, il se rappela avec une netteté étrange la nuit qu’il avait passée, il se souvint des plus minces détails, et une émotion poignante le prit à la gorge. Il eut peur d’être devenu joueur, car sa première pensée, au réveil, avait été qu’il retournerait le soir au tripot et qu’il gagne158
Et il se répétait: «Non, ce n’est pas vrai, je ne puis avoir cette horrible passion, je ne puis être devenu joueur du soir au lendemain; je joue pour délivrer Philippe, je ne joue pas pour moi.» Il n’osa s’interroger davantage.
Puis la pensée de Fine lui vint. Alors il se retint pour ne pas éclater en sanglots. Il se dit qu’il avait déjà dix mille francs et qu’il pouvait se dispenser de retourner au tripot; il trouverait aisément cinq mille francs, il ne courrait pas le risque de perdre ce qu’il avait gagné.
Il s’habilla et descendit dans la rue. Sa tête éclatait. Il ne songea pas même à aller à son bureau. Il entra dans un restaurant et ne put manger. Tout tournait devant lui, et, par moments, il étouffait, comme si l’air lui eut manqué tout à coup.
Quand la nuit fut venue, machinalement, pas à pas, il se rendit au cercle Corneille.
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COMME QUOI MARIUS EUT DU SANG SUR LES MAINS
En entrant dans la salle, Marius aperçut à une table Sauvaire entre Clairon et Isnarde. Le maître-portefaix n’avait pas quitté les deux filles depuis le matin. Il se leva et vint serrer la main du jeune homme.
– Ah! mon ami, lui dit-il, que vous avez eu tort de ne pas venir avec nous… Nous nous sommes amusés comme des bossus… Ces filles sont d’un drôle!… Elles feraient rire des pierres… Voilà comme j’aime les femmes, moi!
Il entraina Marius à la table où Clairon et 160
– Monsieur, lui dit Isnarde, voulez-vous que je m’associe avec vous, ce soir.
– Non, répondit-il séchement.
– Il fait bien de refuser, cria Sauvaire d’une voix bruyante. Vous voulez le faire perdre, ma chère… Vous connaissez le proverbe: Heureux en amour, malheureux au jeu.
Et il ajouta à voix basse, en s’adressant à son compagnon:
– Pourquoi ne la prenez-vous pas pour maîtresse?… Vous ne voyez donc pas les regards qu’elle vous lance.
Marius, sans répondre, se leva et alla s’asseoir devant la table de jeu. Une partie s’organisait, et il avait hâte de retrouver les émotions de la veille.
Il voulut suivre la même tactique. Il mit cinquante francs sur le tapis, et les perdit; il mit cinquante autres francs, et les perdit encore.
Les joueurs sont justement fatalistes; ils savent par expérience que le hasard a ses lois comme toutes les choses de ce monde, qu’il travaille parfois toute une nuit à la fortune d’un homme et que souvent, le lendemain, il travaille à sa ruine, avec le même entêtement. Il arrive toujours un moment où la chance 161
Il perdit à cinq reprises. Sauvaire qui s’était approché et qui suivait son jeu, se pencha vers lui et lui dit rapidement:
– Ne jouez pas ce soir, vous n’êtes pas en veine… Vous allez perdre tout ce que vous avez gagné hier.
Le jeune homme haussa les épaules avec impatience. Sa gorge se séchait et la sueur montait à son front.
– Laissez-moi, répondit-il brusquement, je sais ce que je fais… Je veux tout ou rien.
– À votre aise, reprit le maître-portefaix. Je vous ai averti… J’ai acquis quelque expérience depuis plus de dix ans que je joue et que je vois jouer. Dans quelques heures, mon bon, vous n’aurez plus un sou… C’est toujours comme ça que ça arrive.
Il prit une chaise et s’assit derrière Marius, voulant assister à la réalisation de ses prédictions. Clairon et Isnarde, qui espéraient glaner quelques pièces d’or comme la veille, vinrent également se placer auprès du jeune homme. Elles riaient, elles faisaient les belles, et Sauvaire, par instants, plaisantait bruyamment avec elles. Ces éclats de rire, ces ricanements qu’il entendait derrière lui, 162
Il avait d’abord joué comme la veille, avec audace et décision, risquant les coups de cinq, comptant sur sa bonne chance. Mais sa bonne chance l’avait abandonné, l’audace ne lui réussissait plus. Il voulut alors procéder en toute prudence; il rusa avec le hasard, il calcula les probabilités, il joua enfin en joueur habile. Il perdit tout aussi souvent. À plusieurs reprises, il eut huit et le banquier eut neuf. La fortune semblait prendre un âpre plaisir à dépouiller celui qu’elle avait comblé de ses faveurs. C’était bel et bien un combat à outrance, et, à chaque lutte nouvelle, à chaque coup de cartes, Marius était vaincu. Au bout d’une heure, il avait déjà perdu quatre mille francs.
Sauvaire chantonnait derrière lui;
– Qu’est-ce que j’avais dit?… Je le savais bien!
Et Clairon et Isnarde, qui voyaient se fondre les pièces d’or sur lesquelles elles comptaient, commençaient à railler le jeune homme 163
Marius, éperdu, voyant le gouffre ouvert devant lui, se tourna vers Sauvaire et lui dit d’une voix étranglée:
– Vous qui savez jouer, faites-moi jouer.
– Oh! répondit le maître portefaix, vous joueriez comme un ange, que vous perdriez… Le hasard est aveugle, voyez-vous, il va où il veut, jamais on ne le dirige… Vous feriez mieux de vous retirer.
– Non, non, je veux en finir.
– Eh bien! essayons… Jouez la série.
Marius joua la série. Coup sur coup, il perdit cinq cents francs.
– Ah! diable! dit Sauvaire… Jouez l’intermittence alors.
Marius joua l’intermittence. Il perdit encore.
– Je vous ai averti, je vous ai averti, répétait le maître portefaix… Essayez une martingale.
Marius essaya une martingale et ne fut pas plus heureux.
– C’est à devenir fou, s’écria-t-il avec emportement.
– Ne jouez plus, dit Sauvaire.
– Si, je veux jouer, je jouerai jusqu’à la fin.
Le maître portefaix se leva en sifflant entre 164
– Tenez, reprit-il, le banquier a brûlé la main et se retire… Prenez sa place… Cela fera peut-être tourner la veine.
Marius prit la place du banquier. Il paya deux francs le jeu de cartes qu’on lui remit et glissa un franc dans la cagnotte, selon l’usage du cercle. Il battit les cartes et les présenta ensuite aux joueurs, en leur disant:
– Messieurs, les cartes passent.
Certains joueurs battirent de nouveau les cartes et les rendirent à Marius qui les battit une troisième fois, ainsi qu’il en avait le droit. La partie recommença. Maintenant, le jeune homme pouvait être dépouillé en quelques coups.
Il perdit à deux reprises. Sauvaire se tenait toujours derrière lui. Il finissait par s’intéresser à ce joueur intrépide. Le jeune homme allait de nouveau distribuer les cartes aux joueurs, aux pontes, comme on les appelle, lorsque le maître-portefaix lui arrêta le bras, et, se penchant à son oreille, lui dit à voix basse:
– Prenez garde, on vous vole… Vous distribuez les cartes en jeune naïf.
– Comment cela?
– 165
Marius suivit ce sage conseil et s’en trouva bien. Il gagna. En quelques coups il rattrapa une somme assez forte. Puis la chance tourna encore, il perdit. Alors s’établit une sorte d’équilibre entre ses gains et ses pertes. Mais peu à peu cependant il sentait glisser entre ses doigts les dix mille francs.
Il ne négligea rien pour faire tourner la veine. À plusieurs reprises, il s’arrêta et changea de jeu. Une autre fois, il épuisa la main. Il jouait d’une façon brusque et irrégulière pour dévoyer le hasard et le ramener à lui.
Mais toute cette tactique ne lui servait guère. La fortune semblait prendre maintenant un malin plaisir à jouer avec sa proie, à la faire souffrir plus longtemps en ne la tuant pas d’un seul coup. Elle caressait par instants Marius, elle lui faisait gagner une somme importante; puis, tout d’un coup, elle l’égratignait, elle lui enlevait ce qu’elle venait de lui donner, et même davantage.
Sauvaire faisait le guet autour de la table 166
Le maître-portefaix regardait ce garçon avec méfiance. Il suivit ses gestes, et il s’aperçut qu’il cachait une pièce de vingt francs sous sa pièce de cinq francs en argent; lorsqu’il gagnait, il étalait le tout, il empochait vingt-cinq francs; lorsqu’il perdait, il laissait la pièce d’or cachée sous la grosse pièce d’argent et il ne donnait à Marius que cinq francs. Il paraît qu’il ne se passe pas de nuit sans que cette filouterie adroite n’ait lieu dans un tripot de Marseille.
– Attends, attends, murmura Sauvaire, je vais te pincer, mon bon.
Au coup suivant, Marius gagna. Le filou s’apprêtait à lui donner cinq francs en monnaie, lorsque Sauvaire, allongeant le bras, fit sauter la pièce de cinq francs et découvrit la pièce d’or qu’elle cachait.
– Vous trichez, monsieur, cria-t-il, hors d’ici!
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– De quoi vous mêlez-vous, répondit-il, insolemment.
Il laissa ses vingt-cinq francs sur la table, se leva, fit quelques tours dans la salle et se retira en toute tranquillité. Les pontes s’étaient contentés de grogner. Marius devint très-pâle. Il en était donc tombé jusque-là, il jouait avec des voleurs.
À partir de ce moment, le jeune homme eut devant les yeux un voile qui lui fit commettre les plus lourdes fautes. Il souffrait cruellement. Au désespoir de perdre se mêlait en lui une angoisse horrible; la voix de la conscience se réveillait, il se jugeait lui-même, il frissonnait de honte en se voyant assis devant un tapis vert. Et toutes ses répugnances lui revinrent, tous ses sentiments d’honneur lui crièrent qu’il avait choisi un mauvais moyen pour sauver son frère et que le ciel le punirait. Il ne joua plus qu’avec un dégoût profond.
Il perdit, et il fut presque heureux de ses pertes. Toute sa fièvre tomba, l’émotion ne le serra plus à la gorge. L’argent le brûlait, lorsqu’il le touchait; il aurait voulu jeter cet argent par la fenêtre, et se retirer, les poches vides. Il lui avait suffi de voir qu’un filou s’était assis à la même table que lui, pour comprendre que sa place n’était pas dans un tripot 168
Bientôt, il n’eut plus que deux ou trois cents francs devant lui.
À son côté, depuis le commencement de la soirée, jouait un jeune homme qui avait suivi toutes les péripéties du jeu avec une anxiété horrible. À mesure qu’il perdait, il devenait plus pâle et plus hagard. Il avait mis devant lui une somme assez importante, et il regardait désespérément chaque pièce d’or qui s’en allait.
Marius l’avait entendu, à plusieurs reprises, prononcer des paroles entrecoupées, et il s’était inquiété de son angoisse. Il sentait vaguement qu’il se passait un drame effroyable dans le cœur de ce garçon.
Un dernier coup acheva de dépouiller son voisin. Le jeune inconnu resta un instant immobile, le visage contracté, comme frappé de la foudre. Puis il se mit la main sur les yeux, tira rapidement un pistolet de sa poche, en introduisit le canon dans sa bouche, et lâcha le coup.
Il y eut un horrible craquement. Le sang jaillit, et de larges gouttes, tièdes et roses, tombèrent sur les mains de Marius.
La détonation du pistolet avait retenti 169
Des paroles effrayées, dites à voix basse, couraient parmi les joueurs.
– Connaissez-vous ce malheureux?
– C’est, je crois, un garçon de recette de la maison Lambert et Cie.
– Sa famille est riche et honorable. Son frère a acheté une étude d’avoué, il n’y a pas six mois.
– Il aura détourné une somme importante et se sera tué, après l’avoir perdue.
– En tous cas, il aurait bien dû se tirer son coup de pistolet ailleurs… Dans une heure, la police sera ici et l’on fermera le cercle.
– Ces gens qui ont la manie de se tuer, sont assommants… On était bien ici, on jouait à l’aise. Maintenant, il faut déménager.
– On est allé prévenir le commissaire de police?
– 170
– Je me sauve.
Ce fut une fuite générale. Les joueurs prirent leur chapeau et se glissèrent prudemment dans l’escalier. On les entendit se heurter aux marches, comme des hommes ivres.
Marius était resté assis, à côté du cadavre. Il se trouvait frappé d’immobilité. D’un air stupide et hagard, il regardait le cou rouge du suicidé et les éclaboussures sanglantes qui couvraient ses mains. Les cheveux se dressaient sur sa tête, des lueurs de folie passaient dans ses yeux démesurément ouverts. Il tenait encore le jeu de cartes. Brusquement, il jeta les cartes, il secoua violemment ses mains, comme pour en essuyer le sang qui ruisselait entre ses doigts, et il prit la fuite en poussant un cri rauque.
Il ne ramassa même pas les quelques centaines de francs qui étaient devant lui. La mare épaisse et nauséabonde s’élargissait peu à peu, et, maintenant, les pièces d’or semblaient nager dans un flot sanglant.
Il ne restait plus dans la salle que le cadavre et les deux filles. Sauvaire avait été un des premiers à fuir. Lorsque Clairon et Isnarde se virent seules, elles s’approchèrent doucement de la table. L’or qui luisait dans le sang les attirait.
– Partageons, dit Isnarde.
– 171
Et toutes deux prirent une poignée d’or, traînant leurs mains au milieu de la mare rougeâtre. Les pièces tachées de sang disparurent dans leur poche. Elles s’essuyèrent les doigts avec leur mouchoir, et s’enfuirent à leur tour, haletantes, croyant entendre derrière elles la voix terrible du commissaire de police.
Il était trois heures du matin. Le temps était pluvieux comme la veille. De larges souffles de vent poussaient de grands nuages sombres qui faisaient des taches noires au milieu du ciel gris. Une sorte de brouillard léger et humide flottait dans l’air et tombait en pluie fine et glaciale. Rien n’est plus morne que ces heures matinales dans une grande ville; les rues sont sales, les maisons se découpent en silhouettes sinistres sur les horizons bas et ignobles.
Marius courait comme un fou au milieu des rues silencieuses et désertes. Il glissait sur les pavés gras de fange, il mettait les pieds dans les ruisseaux, il se heurtait aux angles des trottoirs. Et il courait toujours, les bras en avant, secouant ses mains avec une rage furieuse.
Il lui semblait que les éclaboussures de 172
Et il courait, chancelant, frissonnant, ayant une idée fixe qui le poussait. Il voulait aller tremper ses mains dans la mer et les laver avec toute l’eau des océans. Là seulement il pourrait apaiser la terrible brûlure qui le dévorait.
Il courait, inquiet et farouche, secouant toujours ses mains, prenant les rues écartées, comme un assassin. Par moment, la folie montait à sa tête; il s’imaginait que c’était lui qui avait tué le suicidé pour lui voler quinze mille francs. Alors, il croyait entendre derrière lui les pas pesants de la force armée, il précipitait sa course, ne sachant où cacher ses mains qui allaient l’accuser.
Il dut traverser le cours Belzunce. Des ouvriers passaient sous les allées, et Marius éprouva une horrible angoisse. Pour éviter de descendre au Port par la Cannebière, il se jeta dans la vieille ville. Là, les rues sont étroites et sombres, personne ne pourrait voir ses mains sanglantes.
Il arriva sur la place aux Œufs. Alors seu173
Il descendit des ruelles étroites, des pentes raides, au risque de se casser vingt fois la tête. Il glissa et tomba à deux reprises; il se releva chaque fois d’un bond et repris sa course avec plus d’âpreté.
Enfin, il aperçut les masses noires des vaisseaux qui dormaient dans l’eau épaisse du port. Si sa fuite eût duré quelques minutes de plus, il serait devenu fou. Sa tête éclatait, des bourdonnements, des sons de cloche emplissaient ses oreilles.
Il courut le long du port, sur les dalles blanches et polies, et, comme il ne trouvait pas de barque, il eut un instant la pensée folle de se jeter dans l’eau pour apaiser d’un coup ses souffrances. Les brûlures qu’il croyait ressentir, devenaient intolérables. Il criait et pleurait.
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Il resta longtemps ainsi couché, oubliant tout, ne sachant plus pourquoi il était là. Par instants, il sortait ses bras de l’eau, il frottait furieusement ses mains, les regardait et les frottait encore. Il lui semblait toujours apercevoir de larges taches rouges sur sa peau. Puis il replongeait ses bras, agitant l’eau doucement, goûtant une sorte de volupté à sentir le froid le pénétrer et le secouer de frissons.
Au bout d’une heure, il était encore là, songeant qu’il n’y aurait jamais assez d’eau dans la mer pour laver ses mains. Puis, peu à peu, ses idées se calmèrent, sa tête devint lourde. Il lui sembla que son cerveau était vide. Des frissons glacés couraient dans ses membres. Il se leva en grelottant, et, machinalement, pas à pas, gagna la rue Sainte, sans songer à rien. Il ne savait plus d’où il venait ni ce qu’il avait fait. Il se coucha et fut pris d’une fièvre terrible.
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LE PAROISSIEN DE MADEMOISELLE CLAIRE
Marius resta au lit pendant quinze jours, en proie à un violent délire. Il eut une fièvre cérébrale aiguë qui le mit à deux doigts de la mort. Sa jeunesse et les soins touchants qu’il reçut, le sauvèrent.
Un soir, à l’heure du crépuscule, il ouvrit les yeux, la tête libre. Il lui sembla sortir d’une nuit profonde. Il ne sentait pas son corps, tant il était faible; mais la fièvre avait disparu, et sa pensée, vacillante encore, se réveillait.
Les rideaux de son lit étaient tirés. Un jour 176
– Qui est là? demanda-t-il d’une voix affaiblie.
Une main écarta doucement les rideaux, et Fine, en voyant Marius assis sur son séant, s’écria d’un ton joyeux et ému:
– Dieu soit loué! vous êtes sauvé, mon ami.
Et elle se mit à pleurer des larmes douces. Le malade comprit tout. Il tendit ses pauvres mains amaigries à la jeune fille.
– Merci, lui dit-il, je sentais que vous étiez là… Il me semble que j’ai fait un rêve affreux; et, je me souviens maintenant, au milieu de ce rêve, je vous voyais penchée sur moi, comme une mère.
Il laissa aller sa tête sur l’oreiller et reprit d’une voix d’enfant:
– J’ai été bien malade, n’est-ce pas?
– Tout est fini, ne pensons plus à ces vilaines choses, dit gaiement la bouquetière… Où étiez-vous donc allé, mon ami, les manches de votre paletot étaient toutes mouillées.
Marius passa la main sur son front.
– 177
Alors il raconta à Fine les deux terribles nuits qu’il avait passé dans le tripot. Il se confessa à elle et retraça, une à une, ses angoisses et ses souffrances. La jeune fille pleurait.
– C’est une terrible leçon que Dieu m’a donné, dit Marius en terminant. J’avais douté de la Providence et je m’étais adressé au hasard. Un instant, j’ai frissonné, j’ai cru sentir en moi tous les instincts misérables du joueur. Dieu m’a guéri avec un fer rouge.
Il s’arrêta et reprit avec inquiétude:
– Combien de temps suis-je resté malade?
– Environ deux semaines, répondit Fine.
– Oh! mon Dieu! deux semaines perdues… Nous n’avons plus devant nous qu’une vingtaine de jours.
– Eh! ne vous inquiétez pas de cela, guérissez-vous.
– M. Martelly ne m’a pas fait demander?
– Ne vous inquiétez pas, vous dis-je… Je suis allé le voir, tout est arrangé.
Marius parut plus calme. Fine continua.
– Il n’y a plus qu’un parti à prendre. C’est d’emprunter l’argent à M. Martelly. Nous aurions dû commencer par là… Tout 178
La convalescence marcha rapidement, grâce aux soins tendres et dévoués de Fine. La jeune fille avait compris que son sourire devait suffire maintenant pour guérir Marius, et, chaque matin, elle apportait son sourire, son haleine fraîche qui emplissait la petite chambre d’un souffle de printemps.
– Ah! que c’est bon d’être malade! répétait souvent le convalescent.
Les deux amoureux passèrent ainsi une semaine douce et attendrie. Leur amour avait grandi au milieu de la souffrance et des craintes de la mort. Un nouveau lien les unissait l’un à l’autre. Désormais, ils s’appartenaient.
Au bout de huit jours d’une intimité gaie et émue, lorsque, par un clair soleil, Marius put descendre et aller faire quelques pas sur le cours Bonaparte, on les prit, lui et Fine, pour deux jeunes époux, au lendemain des fiançailles. Ils s’étaient fiancés dans le dévouement, dans la douleur; maintenant ils marchaient doucement, la bouquetière soutenant le jeune homme encore faible et le regardant avec des regards caressants et charmés. Elle se montrait fière de son œuvre, fière de la guérison de son amant, et Marius la remerciait avec des coups d’œil, avec des 179
Le lendemain, l’employé voulut retourner à son bureau, et Fine dût se fâcher pour qu’il se reposât encore un ou deux jours. Marius avait hâte de voir M. Martelly; il désirait sonder le terrain et savoir s’il pouvait compter sur l’armateur.
– Eh! rien ne presse, disait la bouquetière avec un calme qui étonnait le jeune homme. Nous avons encore une semaine devant nous. Il suffit que nous ayons l’argent au dernier moment.
Deux jours s’écoulèrent, et Marius finit par obtenir de la jeune fille qu’elle le laissât reprendre son emploi. Il fut convenu entre eux que, le lundi suivant, ils partiraient pour Aix. Fine parlait comme si elle avait déjà eu dans la poche la somme nécessaire à la liberté de Philippe.
Marius se rendit à son bureau et fut reçu par M. Martelly avec une tendresse, une bonté de père. L’armateur voulait lui accorder encore une semaine de congé, mais le jeune homme lui assura que le travail achèverait de le guérir. Il était honteux en sa présence, il savait que dans deux ou trois jours il lui demanderait l’emprunt d’une assez forte somme, et cette pensée le gênait. M. Martelly le 180
– J’ai vu Mlle Fine, dit l’armateur en accompagnant Marius jusqu’à son bureau, c’est une charmante personne, un brave cœur… Aimez-là bien, mon ami.
Il sourit encore et se retira. Marius, resté seul, goûta une sorte de joie à se retrouver dans le cabinet où il avait vécu de si nombreuses journées de travail. Il reprit possession de son petit domaine, eut du plaisir à s’asseoir devant son bureau, à toucher aux papiers, aux plumes qui traînaient. Il avait failli mourir, et voilà qu’il revoyait face à face sa tranquille existence de chaque jour.
La pièce où il travaillait était située en face des appartements de l’armateur. Parfois les visiteurs se trompaient, frappaient à sa porte. Ce matin-là, comme il allait se mettre à la besogne, deux coups furent frappés discrètement. Il cria d’entrer.
Un homme, vêtu d’une longue redingote noire, se présenta. Cet homme avait le visage rasé, les mouvements doux, l’attitude humble et sournoise d’un homme d’église.
– Mademoiselle Claire Martelly? dit-il.
Marius, occupé à l’examiner, ne répondit pas; il se demandait où il avait pu voir déjà ce dévot personnage. L’homme hésitait. Il finit par tirer d’une des immenses poches de 181
– Je lui rapporte, continua-t-il d’une voix flutée, son paroissien qu’elle a oublié hier soir, dans un confessionnal.
Marius se demandait toujours: «Où diable ai-je vu cette face de cafard?» L’homme comprit sans doute l’interrogation muette de son regard. Il inclina légèrement la tête en ajoutant:
– Je suis bedeau à l’église Saint-Victor.
Ces quelques mots furent un trait de lumière pour le jeune homme. Il se souvint d’avoir vu l’individu qu’il avait sous les yeux, dans la sacristie, un jour qu’il était allé chercher l’abbé Chastanier. Il y eut comme une brusque secousse dans son intelligence, et, poussé par une sorte de devination:
– C’est M. Donadéi qui vous envoie, n’est-ce pas? demanda-t-il à son tour.
– Oui, répondit le bedeau après avoir hésité.
– Eh bien, donnez-moi ce paroissien, je le remettrai à Mlle Claire.
– C’est que Monsieur l’abbé m’a bien recommandé de ne le donner qu’à cette demoiselle.
– Elle l’aura dans un instant. Elle n’est 182
– Vous me promettez bien de faire la commission.
– Certainement.
– Dites à cette demoiselle que Monsieur l’abbé a trouvé, hier, ce paroissien dans son confessionnal et qu’il m’a chargé de le lui rapporter… Monsieur l’abbé présente ses compliments à mademoiselle.
– Je dirai tout cela, soyez tranquille.
Le bedeau posa le paroissien sur le bureau et se retira, en faisant une révérence. Même en fermant la porte, il hésitait encore et restait méfiant.
Quand il fut parti, Marius s’étonna de l’insistance qu’il avait mise à vouloir pénétrer jusqu’à Mademoiselle Claire. Il se rappela vaguement les éloges que Donadéi lui avait faits de la jeune sœur de M. Martelly. Il regardait le paroissien, et sa pensée s’égarait dans des explications, dans des raisonnements vagues.
D’un mouvement machinal, il allongea le bras et prit le livre de messe. Il le sortit de son étui. C’était un de ces volumes épais, presque carrés; il avait des coins en argent ciselé, emprisonnant une riche reliure. Sur le plat, étaient brodées les initiales de la jeune fille.
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C’était une mignonne feuille de papier rose, qui exhalait une vague odeur de musc. Marius, par délicatesse, allait remettre cette feuille dans le livre, lorsque, en la prenant, il vit qu’elle était marquée de l’initiale D et d’une croix en relief. Il la déplia brusquement et lut ce qui suit:
«Chère âme, vous dont le Seigneur m’a confié le salut, écoutez, je vous prie, le projet que j’ai formé pour votre bonheur éternel. Je n’ai point osé vous dire ce projet de vive voix, craignant de trop céder aux émotions adorables que votre sainteté fait naître en moi.
Vous ne pouvez rester dans la maison de votre frère. C’est là un lieu de perdition; votre frère est adonné au culte abominable des idoles modernes. Venez, venez avec moi. Nous gagnerons une solitude; je vous remettrai entre les mains de Dieu.
Peut-être mes larmes, mes frissons vous ont-ils livré le secret de mon cœur. Je vous aime, comme la sainte Église, notre mère, aime les âmes blanches qui viennent à elle. Je vous rêve chaque nuit, je nous vois enlacés 184
Ah! ne résistez pas à l’appel de Dieu. Venez. Il y a une religion supérieure que nous ne révélons pas au vulgaire. Cette religion unit deux à deux les créatures; elle lie ensemble les âmes sœurs; elle fait des époux, et non des martyrs.
Rappelez-vous nos entretiens. Dites-vous que je vous aime et venez. Je vous attends chez moi. J’aurai une chaise de poste dans une rue voisine.».
Marius resta tout étourdi après une pareille lecture. L’abbé Donadéi proposait bel et bien un enlèvement à Mlle Claire. Il régnait, il est vrai, dans sa lettre, un brouillard d’encens, un mysticisme libertin et nuageux qui dérobait le sens brutal de la pensée sous la douceur dévote et caressante des mots; l’idée était paraphrasée, délayée, dans ce style creux et baroque dont se servent certains prêtres; mais Donadéi n’avait pu sans doute trouver une périphrase religieuse pour parler de la chaise de poste, et sa lettre, hypocrite et exquise, se terminait grossièrement, par une offre de gendarme, à laquelle on ne pouvait se tromper. Un désir âpre avait dû emporter le gracieux abbé et lui faire oublier la pru185
L’employé lut et relut le billet, en se demandant ce qu’il allait faire. Il était indigné, la colère montait en lui. Il aurait voulu châtier le misérable qui salissait le saint vêtement qu’il portait, qui compromettait la religion en abusant de son caractère sacré pour tenter une séduction infâme.
Mais une pensée horrible retenait Marius. Il ignorait le mal qui avait pu être commis; il ne savait ce que pensait Mlle Claire, et il craignait que Donadéi, dans l’ombre mystérieuse du confessionnal, n’eût déjà réussi à troubler le cœur de la jeune fille. Avant de frapper le prêtre, il voulait savoir s’il ne frapperait pas sa victime. Pour rien au monde, il ne se serait hasardé à soulever un scandale qui aurait certainement tué M. Martelly.
Il résolut de punir l’abbé d’une façon originale et exemplaire, s’il devait ne punir que lui. Il prit le paroissien et se rendit chez Mlle Claire, tremblant de saisir sur son visage une émotion accusatrice.
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OÙ SAUVAIRE SE PROMET DE RIRE POUR SON ARGENT
Mademoiselle Claire Martelly était une jeune personne de vingt-trois ans, que les circonstances avaient jetée dans la dévotion. Elle avait dû épouser un de ses cousins qui s’était noyé misérablement à Endoume, dans une partie de plaisir. Le désespoir l’avait rapprochée de Dieu, et, peu à peu, elle avait goûté des douceurs telles dans la fréquentation des églises, qu’elle s’était comme endormie dans les parfums pénétrants de l’encens, bercée par les voix murmurantes des prêtres.
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Marius trouva mademoiselle Claire dans un petit salon où elle travaillait d’habitude à des layettes d’enfant qu’elle donnait à des femmes pauvres. La jeune fille connaissait Marius et le traitait affectueusement, comme un ami de la famille. Souvent M. Martelly avait emmené son employé à une propriété qu’il possédait du côté de l’Estaque, et là Marius et Claire étaient devenus de bons camarades. Les braves cœurs se devinent mutuellement et ne tardent pas à s’entendre.
La belle dévote en voyant entrer l’employé se leva vivement et lui tendit la main.
– C’est vous, Marius, dit-elle gaiement. Vous voilà guéri… Ah! tant mieux. Le ciel m’a exaucée.
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– Je vous remercie, répondit-il… Mais je ne viens pas pour vous faire voir un revenant…
Et il ajouta en présentant le paroissien:
– Voici un livre de messe que vous avez, paraît-il, oublié hier à Saint-Victor.
– Ah! oui, dit la jeune fille, j’allais l’envoyer chercher… Comment est-il dans vos mains?
– Un sacristain vient de l’apporter.
– Un sacristain?
– Oui, de la part de l’abbé Donadéi.
Claire prit le livre, le posa tranquillement sur un meuble, sans paraître éprouver aucune émotion. Marius la suivait anxieusement du regard. Si la moindre rougeur fut montée à ses joues, il eut pensé que tout était perdu.
– À propos, reprit la jeune fille en s’asseyant, vous connaissez, je crois, M. Chastanier.
– Oui, répondit Marius étonné.
– C’est un excellent homme, n’est-ce pas?
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– Mon frère m’en a fait un grand éloge, mais, vous savez, en matière de religion, je n’ai pas en mon frère une confiance illimitée.
Elle sourit. Marius ne comprenait pas où elle voulait en venir, mais il la trouvait si paisible, si heureuse, qu’il se sentait entièrement rassuré.
– Je vois décidément que l’abbé Chastanier est un saint, reprit-elle, et je vais, dès demain, lui confier la direction de ma conscience.
– Vous quittez l’abbé Donadéi? s’écria vivement Marius.
La jeune fille leva de nouveau la tête, surprise de l’éclat de voix de l’employé.
– Oui, je le quitte, répondit-elle avec une grande simplicité. Il est jeune et il a l’esprit léger des Italiens… Puis, j’ai appris sur son compte de laides choses.
Elle piquait paisiblement son aiguille, ses mains n’avaient pas un frémissement, son front restait blanc et pur. Marius se retira, comprenant qu’il pouvait agir, sans blesser cette âme vierge, et qu’en punissant Donadéi, il ne punirait que lui. Il ne connaissait pas la cause réelle qui décidait Claire à changer de confesseur; peut être avait-elle compris qu’elle n’était plus en sûreté entre les mains 190
Marius fut dès lors certain de ne pas soulever un scandale dans cette maison qu’il considérait un peu comme la sienne. Il remercia le ciel de l’avoir mis entre Donadéi et la sœur de M. Martelly pour épargner à cette dernière une lecture honteuse; il remercia le ciel de lui confier le soin de confondre le prêtre indigne et de chasser de l’Église ce ministre qui manquait à son serment de chasteté.
Il avait gardé le soyeux papier rose qui contenait la déclaration exquise de Donadéi. Il aurait pu se contenter de porter ce papier à l’évêque de Marseille. Il préféra punir et bafouer lui-même l’abbé qui s’était impudemment moqué de lui, le jour où il avait tenté de recommander Philippe à sa bienveillance. Son plan était fait. Seulement, pour exécuter ce plan, il lui fallait l’aide de Sauvaire.
Il ne rentra pas à son bureau après le déjeuner, et chercha le maître-portefaix dans tous les cafés. Pas de Sauvaire. Marius se décida alors à aller demander à Cadet Cougourdan s’il savait où se cachait son patron.
– 191
Marius descendit sur le port et se fit conduire à la Réserve dans une de ces petites barques de promenade, couvertes de tentes étroites, à raies jaunes et rouges. La petite barque glissa lentement sur l’eau épaisse du bassin, entre des ordures de toute espèce, des écorces d’orange, des débris de légumes, des objets sans nom qui croupissent dans une sorte d’écume blanchâtre. Et la petite barque allait toujours, au milieu d’une allée ménagée entre les navires, nageant le long des flancs rudes et noirs des vaisseaux. Elle était comme perdue dans une forêt, qui élevait de tous côtés ses arbres maigres et droits, surmontés chacun d’un lambeau d’étoffe éclatante.
Marius n’avait pas encore abordé qu’il entendait déjà les rires bruyants de Sauvaire attablé sans doute sur la terrasse d’un des restaurants qui sont au bord de l’eau. On ne le voyait pas, mais il s’arrangeait de façon à faire savoir qu’il était là.
Les restaurants de la Réserve ressemblent aux restaurants d’Asnières et de Saint-Cloud: ce sont des sortes de chalets qui visent à la 192
Marius, guidé par les éclats de voix du maître-portefaix, le trouva tout de suite. Il occupait une terrasse avec Clairon et Isnarde, dont il ne se séparait plus; il était persuadé qu’il avait l’air plus riche en trainant deux femmes avec lui, une sous chaque bras. La terrasse tremblait sous l’orage de gaieté dont Sauvaire l’emplissait. Le digne homme commençait à être légèrement gris.
– Bravo, bravo! cria-t-il en apercevant Marius… Nous allons recommencer à déjeuner… Nous déjeunons depuis cinq heures. Nous avons mangé des clovisses, une bouillabaisse, du thon…
Il continua, il énuméra une dizaine de mets avec un orgueil d’enfant. Il était tout fier de s’être donné une indigestion.
– Hein! continua-t-il, on est bien ici?… C’est cher, mais c’est comme il faut… Qu’est-ce que vous voulez manger?
Marius s’excusa en faisant observer qu’il était trois heures et qu’il avait déjeuné depuis longtemps.
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Clairon ne tint pas compte de l’observation et avala un grand verre de champagne. D’ailleurs, elle n’avait plus rien à craindre, elle était grise.
– Bon Dieu! que ces femmes là sont amusantes! continua Sauvaire en se levant et en s’éventant à coups de serviette.
Il s’approcha de la rampe de la terrasse et cria très fort, pour être entendu des passants.
– J’ai déjà dépensé beaucoup d’argent avec elles, mais je ne le regrette pas, elles sont drôles!
Marius s’accouda à côté de lui.
– Voulez-vous passer une bonne soirée, demain? lui demanda-t-il brusquement.
– Pardieu, si je le veux! répondit Sauvaire.
– Ça vous coûtera quelques louis.
– Diable! Sera-ce très drôle?
– Très drôle. Vous rirez pour votre argent.
– J’accepte alors.
– Tout Marseille connaîtra l’aventure 194
– J’accepte, j’accepte.
– Eh bien, écoutez.
Marius se pencha à l’oreille de Sauvaire et lui parla à voix basse. Il lui exposait son plan. Au bout d’un instant, le maître-portefaix se mit à éclater d’un large rire qui manqua l’étouffer. Il trouvait la chose drôle, très drôle.
– C’est convenu, dit-il quand Marius eut terminé sa confidence, je me trouverai demain soir avec Clairon, sur le boulevard de la Corderie, à dix heures. Ah! la bonne farce!
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COMME QUOI L’ABBÉ DONADÉI ENLEVA L’ÂME SŒUR DE SON ÂME
L’abbé Donadéi s’était laissé envahir par un de ses désirs fougueux qui éclatent parfois dans les natures rusées et sournoises. Lui si habile, si prudent, il venait de commettre une maladresse. Il en eut conscience, lorsque le sacristain fut parti, emportant le paroissien et le billet doux. Dès-lors, il lui fallut accepter toutes les conséquences de son coup d’audace.
Claire avait mis en lui des appétits âpres qu’il voulait contenter à tout prix. Il était au-dessus des scrupules sacrés de sa profes196
Pendant deux grands mois, il avait tenté d’attirer la jeune fille chez lui. Puis, comme Claire allait se rendre à son désir, très-naïvement, il avait renoncé à ce moyen, comprenant qu’une pareille intrigue ne pouvait se mener en plein Marseille. C’est ainsi qu’il en était peu à peu arrivé à vouloir jouer le tout pour le tout, en hardi joueur; sa passion grandissait et le torturait, il consentait à échanger sa position influente contre l’amour libre et entier d’une femme, il préférait enlever Claire franchement et se sauver avec elle en Italie.
Donadéi était trop fin, trop intelligent, pour ne pas se ménager une retraite. Si la jeune fille avait fini par l’embarrasser, il l’aurait jetée dans un couvent et serait rentré en grâce auprès de son oncle le cardinal. Tout bien calculé, tout bien examiné, un enlèvement lui avait paru le plus commode et le plus prompt des moyens, celui même qui offrait le moins de danger.
Il n’avait qu’une crainte, c’est que Claire ne vint pas à son rendez-vous, qu’elle refusât 197
Il lui restait pourtant de vagues craintes, il se répentait presque de s’être avancé au point de ne pouvoir plus reculer. Au dernier moment, toute sa prudence, toute sa lâcheté se réveillaient. Il attendit avec impatience le retour du sacristain. Dès qu’il l’aperçut:
– Eh bien? lui demanda-t-il.
– J’ai remis le livre, répondit le bedeau.
– À la demoiselle elle-même?
– Oui, à la demoiselle.
Le bedeau fit cette réponse avec un aplomb superbe. En chemin, il avait regretté d’avoir donné le paroissien à Marius, et, comme il comprenait qu’il venait de remplir fort mal sa commission, il s’était décidé à mentir, pour mériter les bonnes grâces de monsieur l’abbé.
Donadéi fut un peu rassuré. Il comptait que si la lecture du billet indignait la jeune fille, elle brûlerait ce billet. Un hasard, l’oubli d’un livre de messe, avait hâté un dénoue198
Le lendemain, dans la matinée, il reçut la visite d’une dame voilée dont il ne put distinguer le visage. Cette dame lui remit une lettre et se retira rapidement. La lettre ne contenait que ces quatre mots: «Oui, à ce soir.» Donadéi fut transporté d’aise, il fit ses préparatifs de départ.
Si quelqu’un eut suivi la dame voilée, on l’aurait vue rejoindre le galant Sauvaire qui l’attendait dans la rue du Petit-Chantier. Elle leva son voile: c’était Clairon.
– Il est gentil, cet abbé-là! dit-elle, en abordant le maître-portefaix.
– Il te plait, tant mieux! répondit Sauvaire. Ah ça, ma fille, sois sage, c’est tout simplement le ciel que tu vas gagner.
Et ils s’éloignèrent, en riant aux éclats.
Vers neuf heures et demie, Clairon et Sauvaire se trouvaient de nouveau dans la rue du Petit-Chantier. Ils marchaient lentement, s’arrêtant à chaque pas, semblant attendre quelqu’un. Clairon était vêtue simplement d’une robe en laine noire; elle avait le visage caché sous une épaisse voilette. Sauvaire était déguisé en commissionnaire.
– Voici Marius, dit tout à coup ce dernier.
– Êtes-vous prêts, demanda à voix basse le 199
– Pardieu, répondit le maître-portefaix, vous verrez comme nous allons vous jouer la comédie… Ah! la bonne farce!.. J’en rirai pendant six mois.
– Allez chez l’abbé, nous vous attendons ici… Soyez prudent.
Sauvaire alla frapper chez Donadéi qui lui ouvrit lui-même la porte, tout effaré, en costume de voyage.
– Que voulez-vous? demanda brusquement le prêtre désappointé en voyant un homme devant lui.
– Je suis venu avec une demoiselle, répondit le faux commissionnaire.
– C’est bien… Qu’elle entre vite.
– Elle n’a pas voulu venir jusqu’à votre porte.
– Ah!
– Elle m’a dit comme ça: Tu diras à ce monsieur que je préfère monter tout de suite en voiture.
– Attendez, j’ai encore quelque chose à prendre…
– C’est que la demoiselle a peur au milieu du boulevart.
– Alors courez vite lui dire que la chaise de poste est au coin de la rue des Tyrans… 200
Donadéi ferma vivement la porte, et Sauvaire se mit à rire silencieusement, en se tenant les côtes. Il trouvait l’aventure impayable.
Il regagna la rue du Petit-Chantier où Clairon et Marius l’attendaient.
– Tout marche à merveille, leur dit-il à voix basse, l’abbé donne dans le piège avec une innocence angélique… Je sais où est la chaise de poste.
– Je l’ai vue en venant, dit Marius, elle est au coin de la rue des Tyrans.
– C’est cela, il n’y a pas un instant à perdre, l’abbé a promis d’y être dans cinq minutes.
Nos trois personnages se coulèrent doucement le long des maisons et descendirent le boulevard de la Corderie jusqu’à la rue des Tyrans. Là, ils aperçurent dans l’ombre la chaise de poste attelée, chargée, prête à partir au premier claquement de fouet. Marius et Sauvaire se cachèrent dans le creux d’une porte cochère, Clairon resta devant eux, sur la chaussée.
En attendant l’abbé, Sauvaire et Clairon plaisantaient à voix basse.
– Bah! il ne voudra pas de moi, disait Clairon, il me lâchera au premier relais.
201
– Il est gentil, j’avais peur qu’il ne fut vieux.
– Dis donc, tu parais amoureuse de l’abbé… Oh! je ne suis pas jaloux. Seulement, si tu t’en vas si volontiers avec lui, tu devrais bien me rendre les mille francs que je t’ai donnés pour te décider à nous servir.
– Les mille francs! ah! bien, et s’il me plante là, ne faudra-t-il pas que je paye mon voyage pour revenir.
– Je plaisantais, ma chère, je ne reprends pas ce que j’ai donné. D’ailleurs, je ris pour mon argent.
Marius intervint. Il répéta à Clairon ses instructions.
– Faites bien ce que je vous ai recommandé, dit-il. Tâchez qu’il ne s’aperçoive de la duperie qu’à quelques lieues de Marseille. Ne parlez pas, jouez votre rôle avec science… Dès qu’il aura tout découvert, agissez carrément, dites-lui que j’ai son billet dans les mains et que je suis bien décidé à le porter à l’évêque, s’il vous arrivait le moindre mal ou s’il reparaissait jamais ici… Conseillez-lui d’aller chercher fortune ailleurs.
– Je pourrai revenir tout de suite à Marseille? demanda Clairon.
– Certainement. Je ne veux que le renvoyer de la ville en le ridiculisant à jamais. 202
Sauvaire pouffait de rire en s’imaginant la scène qui aurait lieu entre Donadéi et Clairon.
– Eh! ma chère, reprit-il, dis-lui que tu es mariée et que ton mari va sans doute te chercher partout pour t’intenter un procès en adultère… Veux-tu que je coure après vous et que je fasse une peur atroce à ton ravisseur.
Cette idée bouffonne enchanta Sauvaire à tel point qu’il faillit étrangler de gaieté. Depuis un instant, Marius voyait une forme noire s’avancer avec rapidité.
– Silence, dit-il, je crois que voilà notre homme. À votre rôle, Clairon, mettez-vous devant la portière de la voiture.
Sauvaire et Marius s’enfoncèrent davantage dans leur cachette. Clairon, le visage couvert, toute noire, se plaça dans l’ombre de la chaise de poste.
C’était bien Donadéi qui arrivait. Il était tout essoufflé. Il avait jeté la soutane aux orties, et portait galamment un habit de ville.
– Chère, chère Claire, dit-il avec émotion en baisant la main de Clairon, que vous avez été bonne de venir.
– 203
– Ah! c’est Dieu qui vous a conseillée, continuait le prêtre en poussant doucement la fille dans la voiture.
Il monta derrière elle en disant.
– Nous allons au ciel.
Le postillon fit claquer son fouet, et la chaise de poste partit avec un roulement terrible.
Alors Sauvaire et Marius se montrèrent, riant aux éclats.
– Eh! l’abbé enlève l’âme sœur de son âme, dit Marius.
– Bon voyage, l’abbé, cria Sauvaire.
Lorsque la chaise de poste eut disparu dans la nuit, emportant Donadéi et Clairon, le maître portefaix et le jeune employé descendirent lentement le boulevard de la Corderie, causant de l’aventure, pris de gaietés soudaines à la pensée de ce prêtre indigne voyageant en tête-à-tête avec une créature perdue.
– Vous imaginez-vous la mine qu’il fera tout à l’heure, disait Sauvaire, lorsqu’il lèvera la voilette de Clairon… Entre nous, vous savez, Clairon est laide. Elle a au moins trente-cinq ans.
Le maître portefaix convenait volontiers de l’âge et de la laideur de Clairon, depuis que 204
– Je lui souhaite bien du plaisir, continuait-il… Ah! non, c’est trop drôle!
Il se tordait, il avait hâte d’arriver à la Cannebière pour conter l’histoire à ses amis. Marius, plus grave, songeait qu’il avait donné au prêtre la compagne qu’il méritait; Clairon était bien l’âme avilie, sœur de cette âme basse et criminelle. Il quitta le maître portefaix vers onze heures et rentra chez lui.
À minuit, les personnes qui n’étaient pas couchées à Marseille, savaient que M. l’abbé Donadéi venait d’enlever dans une chaise de poste Clairon, une fille qui se traînait depuis quinze ans au milieu de toute la débauche de la ville. Sauvaire était allé crier la nouvelle dans les cafés, et avait raconté l’aventure avec un luxe de détails inouïs. On répétait de bouche en bouche la phrase précieuse du gracieux abbé à la lorette, en montant en voiture: «Nous allons au Ciel;» on savait qu’il lui avait baisé la main, on clabaudait sur les motifs qui pouvaient avoir décidé le couple amoureux à s’enfuir. Le meilleur de l’histoire était que Sauvaire, ne connaissant pas les faits qui avaient poussé Marius à faire enlever Clairon, fut d’une naïveté suprême; comprenant que la farce serait 205
Le lendemain, le scandale était connu de toute la ville. Sauvaire triomphait, il était devenu un personnage. On savait qu’il avait été le dernier amant de Clairon, et que c’était à lui que Donadéi avait volé cette fille. Pendant toute la journée, il se promena en pantoufles sur la Cannebière, recevant d’un air comique les condoléances que ses intimes venaient lui offrir. Il criait très haut, répondant aux uns, appelant les autres, usant et abusant de sa popularité. Certes, il ne regrettait pas ses mille francs; jamais il n’avait placé pour ses plaisirs une somme à plus gros intérêts.
Le scandale devint épouvantable, lorsque deux jours après on vit revenir Clairon. Sauvaire lui acheta une robe de soie et la promena toute une après-midi dans Marseille, en voi206
Clairon était allée jusqu’à Toulon. Donadéi n’avait pas tardé à voir quelle femme il enlevait, il était entré dans une rage terrible et avait voulu jeter la fille sur la grande route, à une heure du matin, loin de toute habitation. Mais Clairon n’était pas facile à émouvoir. Elle avait parlé haut, menaçant l’abbé, usant des armes que Marius possédait. Donadéi, frémissant, obligé d’obéir, avait dû conduire sa compagne à Toulon où ils s’étaient séparés, la créature pour revenir à Marseille, le prêtre pour gagner la frontière.
Sauvaire promena tant sa maîtresse et souleva un tel tapage que l’autorité s’émut, et que, sur la prière de l’évêque, on envoya Clairon exercer ailleurs le pouvoir de ses charmes. Depuis ce temps, le maître portefaix dans ses moments d’épanchement, c’est-à-dire dix à douze fois par jour, dit à ceux qui veulent bien l’écouter: «Ah! si vous saviez la jolie femme que j’ai eue pour maîtresse; ce sont les prêtres qui me l’ont prise.»
207
LA RANÇON DE PHILIPPE
Le lendemain de l’enlèvement, Marius alla à son bureau, satisfait de son expédition de la veille. Il venait de sauver une honnête famille du désespoir et de délivrer la ville d’un intrigant dont il avait personnellement à se plaindre. Le cœur léger, la conscience tranquille, il allait se mettre à la besogne, lorsqu’on vint lui dire que M. Martelly le faisait demander.
En se rendant au salon, le jeune homme fut pris d’une angoisse profonde. Il se décida brusquement à demander à son patron la rançon de Philippe. Cette décision le rendit 208
Il trouva dans le salon M. Martelly et l’abbé Chastanier. L’armateur était pâle et des lueurs de colère luisaient dans ses yeux.
Il alla vivement vers l’employé et lui dit d’une voix rapide:
– Vous êtes un garçon de courage et d’honneur, et je n’ai pas voulu agir, dans une circonstance grave, sans vous demander votre avis.
L’abbé Chastanier paraissait honteux et triste. Il se faisait petit dans son fauteuil, et ses pauvres mains tremblaient de vieillesse et de chagrin.
M. Martelly dit alors à Marius, en lui désignant le vieux prêtre:
– Je viens de recevoir la visite de Monsieur, et j’ai appris une tentative ignoble qui me bouleverse.
– Calmez-vous, par grâce, interrompit le prêtre, ne me faites pas repentir d’avoir fait mon devoir d’honnête homme en venant vous prévenir… Je veux croire que je me suis effrayé à tort.
– 209
L’armateur se tourna vers Marius et continua d’un ton âpre:
– Imaginez-vous qu’un prêtre essaye en ce moment de me déshonorer… Monsieur vient de me dire de veiller sur Claire. Il m’a appris avec mille réticences que l’abbé Donadéi exerce sur elle un pouvoir dangereux et qu’il craignait… Ah! si ce misérable a terni la pureté de cette enfant, je le tue comme un chien.
L’abbé Chastanier baissa la tête. Il ne regrettait pas sa démarche, il avait agi en honnête homme; mais il restait anéanti devant l’explosion de colère de M. Martelly. Il souffrait comme s’il eût été le coupable lui-même, il avait honte pour l’Église tout entière.
L’armateur se calma un peu. Il reprit après un court moment de silence:
– Je n’ai pas voulu prendre un parti avant d’avoir consulté un homme calme et sage, et je vous ai fait appeler, Marius… Mon premier mouvement a été de courir chez ce 210
Marius avait écouté son patron d’un air tranquille, ce qui mit un peu de calme dans le cœur de Chastanier. Le jeune homme, qui avait sa réponse toute prête, ne pensait guère à Donadéi; il s’interrogeait pour savoir de quelle façon il pourrait solliciter un emprunt. À ce moment, il entendit M. Martelly qui lui disait avec force:
– Voyons, à ma place, que feriez-vous?
Le jeune homme se mit à sourire.
– Je ferais ce que j’ai fait, dit-il paisiblement.
Et il conta l’enlèvement de Clairon. Dès les premiers mots, dès que le jeune homme eut parlé de l’entretien qu’il avait eu avec Claire, au sujet du livre de messe, M. Martelly lui serra la main avec effusion. La certitude que sa sœur avait passé au milieu du péril, sans même s’en douter, le remplit d’une grande joie. Il se mit à rire, lorsqu’il connut l’aventure entière, et l’abbé Chastanier lui-même ne put retenir un sourire triste qu’il se hâta de réprimer; le pauvre prêtre n’oubliait pas que dans cette comédie burlesque un ministre de la religion avait joué le vilain rôle.
– Je ne vous aurais pas avoué, dit en terminant Marius, la part que j’ai prise dans cette mystification, si vous aviez ignoré le 211
– Ne cherchez pas à échapper à ma reconnaissance, s’écria l’armateur… Je vous regardais déjà comme mon fils adoptif; vous venez de me rendre un tel service, que je ne sais vraiment comment vous en récompenser.
En disant ces mots, M. Martelly attira Marius à part et le regarda ensuite en face, d’une façon douce et encourageante.
– Vous n’avez pas de secret à me dire? lui demanda-t-il à demi-voix.
Marius se troubla.
– Vous êtes un grand enfant, continua l’armateur… Heureusement que j’ai vu Mlle Fine pendant votre maladie; sans cela j’ignorerais encore tout à cette heure… Attendez, je vais vous signer un bon de quinze mille francs, que vous toucherez sur le champ à la caisse, si vous voulez.
En entendant l’offre généreuse que lui faisait l’armateur, Marius fut cloué sur place. Il pâlit, et une émotion inexprimable emplit ses yeux de grosses larmes. Il étouffait, il craignait d’éclater en sanglots.
Eh quoi! on lui offrait brusquement cet argent qu’il avait cherché avec désespoir pendant plusieurs mois; il n’avait rien demandé, et ses plus chers désirs étaient satisfaits. 212
M. Martelly s’était dirigé vers une table. Il s’assit et se disposa à signer un bon sur sa caisse. Avant de se mettre à écrire, il leva la tête et dit simplement à Marius:
– C’est bien quinze mille francs qu’il vous faut, n’est-ce pas?
Cette question tira Marius de sa stupeur. Il joignit les mains, et, d’une voix tremblante:
– Comment connaissez-vous mes secrètes pensées, demanda-t-il, qu’ai-je fait pour que vous soyez si bon et si généreux?
L’armateur sourit doucement.
– Je ne vous dirai pas, comme on dit aux enfants, que mon petit doigt m’a tout conté… Mais, en vérité, j’ai reçu la visite d’une petite fée. Ne vous l’ai-je pas déjà avoué, Mlle Fine est venue me voir.
Le jeune homme comprit enfin. Il remercia ardemment, du fond de son cœur, le bon ange qui, tout en le sauvant de la mort, avait travaillé à lui rendre la tranquillité et l’espoir. Il s’expliqua alors le visage paisible et souriant de la bouquetière, lorsqu’il lui avait parlé de Philippe. Elle était certaine du salut du prisonnier, elle avait accompli à elle seule toute la besogne pénible d’un emprunt.
Marius ne savait plus s’il devait se jeter aux pieds de M. Martelly, ou courir se jeter à ceux 213
L’armateur prenait un plaisir pur à voir le visage de son employé s’éclairer des joies du cœur. Ses regards rencontrèrent ceux de l’abbé Chastanier qui était resté assis, et ces deux hommes se comprirent; le libre penseur, le républicain goûtait ainsi que le prêtre les voluptés du bienfait, l’émotion délicieuse de faire le bonheur d’autrui et d’assister au spectacle de ce bonheur.
– Mais, s’écria Marius au milieu de sa joie, je ne sais quand je pourrai vous rembourser une aussi forte somme.
– Que cela ne vous inquiète pas, répondit l’armateur… Vous m’avez rendu de grands services, vous venez de me sauver peut-être du déshonneur. Laissez-moi vous obliger, sans qu’il soit question de remboursement entre nous.
Et comme une ombre passait sur le front de Marius, l’armateur lui prit la main et ajouta:
– Je n’entends pas payer votre dévouement, mon ami… Je sais que ce n’est point avec de l’argent qu’on s’acquitte de certaines dettes… Je vous en prie, voyez la question d’une autre façon: Il y a bientôt dix ans que vous êtes chez moi et j’espère que vous y resterez longtemps encore; eh bien! les quinze mille francs que je vais vous donner, sont une 214
M. Martelly se pencha pour signer le bon. Marius l’arrêta encore.
– Vous savez à quel emploi je destine cet argent? demanda-t-il avec une certaine anxiété.
L’armateur posa la plume, contrarié et légèrement pâle.
– Bon Dieu! s’écria-t-il, comme les honnêtes gens sont difficiles à obliger! Il faut avec eux tout savoir… Eh! par grâce, mon ami ne me forcez pas à être votre complice. Je sais que vous êtes un brave garçon, une âme dévouée et aimante. Voilà tout. Je n’ai pas besoin de connaître tous vos actes et toutes vos pensées. Vous ne ferez jamais une action mauvaise, n’est-ce pas?… Cela me suffit.
Par un scrupule d’esprit juste et libéral, M. Martelly voulait sembler ignorer que l’argent remis par lui à Marius, allait servir à acheter une conscience. Il prêtait d’ailleurs très volontiers la main à l’évasion de Philippe, sachant quelles armes M. de Cazalis avait employées pour faire emprisonner le jeune homme. Mais, en principe, il désirait garder intacte son austérité républicaine, il s’était promis de n’être pas ouvertement complice de l’évasion.
Marius insista. Alors l’abbé Chastanier in215
– Ne refusez pas, mon ami, dit-il au jeune homme. Je connais vos projets et je me porte garant auprès de M. Martelly que ce que vous voulez faire est bon et juste.
Il souriait de son pâle sourire de vieillard. Marius comprit quelle charité suprême lui dictait de semblables paroles, et il vint lui serrer les mains avec effusion. Pendant ce temps, l’armateur signait le bon de quinze mille francs.
Voici, dit-il, en remettant le papier à Marius. Je vous engage à passer à la caisse tout de suite.
Et comme le jeune homme, après l’avoir remercié encore, allait se retirer, il le rappela.
– Ah! écoutez, ajouta-t-il, vous devez être encore un peu faible. Prenez un congé d’une semaine. Vous travaillerez mieux ensuite.
Il voulait lui donner le temps d’aller délivrer Philippe. Marius devina et fut de nouveau ému aux larmes. Il se retira rapidement, pour ne pas pleurer comme un enfant, et il passa sur-le-champ à la caisse. Quand il eut les quinze mille francs dans sa poche, il descendit l’escalier en quatre sauts et se mit à courir dans la rue comme un fou. Il allait chez Fine.
216
Alors eut lieu, entre les deux amants, une scène charmante de tendresse, de remerciements et d’effusions. Marius criait qu’il était un imbécile et que Fine seule avait tout sauvé. Et il baisait les mains de la jeune fille, il se mettait à genoux devant elle, il la regardait avec une extase attendrie. Fine, en rougissant, se défendait vivement et cherchait à prouver qu’elle ne méritait pas le moindre merci.
Pendant près de six mois, ils s’étaient voués à une tâche pénible, ils avaient vainement frappé à toutes les portes. Et, aujourd’hui, tout d’un coup, la rançon de Philippe se trouvait étalée devant leurs yeux. Leur joie devait être poignante. Ils oubliaient leurs misères et leurs terreurs, les hontes et les sottises qu’ils avaient coudoyées un instant. Il n’y avait plus que de la félicité, une joie chaude et large dans leur cœur.
Avant de se séparer, ils arrêtèrent qu’ils partiraient le lendemain matin pour Aix.
217
L’ÉVASION
Le lendemain, vers sept heures, Marius alla louer un cabriolet. Il ne voulait pas prendre la diligence. Il avait besoin d’une voiture pour la fuite, et il préférait se procurer à Marseille cette voiture qui le conduirait ainsi à Aix et qui lui servirait en suite pour ramener son frère. La veille, il s’était entendu avec un capitaine marin, qui devait conduire Philippe à Gênes.
Marius et Fine partirent à neuf heures. Le jeune homme conduisait. Ce fut une véritable partie de plaisir pour les deux amoureux. À la montée de la Viste, ils descendirent et cou218
Le reste du voyage fut fait en toute gaieté. Vers midi, ils passèrent devant la propriété d’Albertas et s’arrêtèrent de nouveau pour laisser souffler le cheval et pour se reposer eux-mêmes sous les arbres, à droite de la route. Ils entrèrent enfin dans Aix à trois heures. Malgré tous leurs retards, ils arrivaient encore bien trop tôt. Pour ne pas éveiller les soupçons, ils voulaient ne se rendre à la prison qu’à la tombée du jour. Marius laissa le cabriolet à la garde de Fine, dans une rue déserte, et alla frapper chez son parent Isnard. Celui-ci fit remiser la voiture et s’engagea à se trouver avec elle, à minuit précis, au haut de la montée de l’Arc. Les deux jeunes gens, quand ces diverses précautions furent prises, se cachèrent jusqu’au soir.
Comme Marius gagnait avec Fine la boutique d’Isnard, où ils devaient attendre la nuit, il se heurta presque dans M. de Cazalis, au détour d’une rue. Il baissa la tête et marcha rapidement. Le député ne le vit pas. Mais le 219
Jusqu’au soir, Marius fut fiévreux et impatient. Les idées les plus bizarres lui venaient à l’esprit et l’effrayaient. Maintenant qu’il avait l’argent, il redoutait de rencontrer d’autres obstacles.
Enfin, il se rendit à la prison, accompagné de Fine. Il était neuf heures. Les deux jeunes gens frappèrent à la porte massive. Un pas lourd se fit entendre et une voix grondeuse leur demanda ce qu’ils voulaient.
– C’est nous, mon oncle, dit Fine. Ouvrez-nous.
– Ouvrez-nous vite, M. Revertégat, murmura Marius à son tour.
La voix grondeuse grogna et répondit sourdement:
– M. Revertégat n’est plus ici, il est malade.
Le guichet se ferma; Marius et Fine restèrent muets et accablés, devant la porte close.
La bouquetière, depuis quatre mois, n’avait pas jugé nécessaire d’écrire à son oncle. Elle avait sa promesse, et cela suffisait. La 220
Quand leur stupeur douloureuse fut un peu dissipée, la bouquetière se redressa.
– Allons voir mon oncle, dit-elle; il doit être chez une de ses cousines, rue de la Glacière.
– À quoi bon, répondit Marius, tout est perdu.
– Non, non, venez toujours.
Marius la suivit comme écrasé sous le désespoir. Fine marchait gaillardement, ne pouvait croire que le hasard fut si cruel.
Revertégat se trouvait, en effet, chez sa cousine de la rue de la Glacière. Il y était alité depuis quinze jours. Quand il vit entrer les deux jeunes gens, il comprit ce qu’ils venaient réclamer de lui. Il se souleva à demi, baisa sa nièce au front, et lui dit avec un sourire:
– Eh bien, l’heure est donc venue?
– Nous sommes allés à la prison, répondit la jeune fille. On nous a dit que vous étiez malade.
– Mon Dieu, pourquoi ne nous avez-vous 221
– Oui, reprit la bouquetière, maintenant que vous n’êtes plus geôlier, comment allons-nous faire?
Revertégat les regardait, surpris de ce désespoir.
– Pourquoi vous désolez-vous? demande-t-il enfin. Je suis un peu souffrant, c’est vrai; j’ai demandé un congé, mais j’occupe toujours ma place, je me mets à vos ordres pour demain soir, si vous le voulez.
Marius et Fine poussèrent un cri de joie.
– L’homme qui vous a répondu, continua Revertégat, a été chargé de me remplacer pour quelques jours. Demain matin, j’irai reprendre mon emploi; je n’ai plus qu’un peu de fièvre, je puis sortir sans danger. D’ailleurs, le cas est pressant.
– Je savais bien qu’il ne fallait pas désespérer, cria triomphalement la bouquetière.
Marius était tout tremblant d’émotion.
– Vous avez eu raison de venir me voir aujourd’hui, reprit le geôlier après un court silence. J’ai appris ce matin que M. de Cazalis était à Aix et qu’il faisait tous ses efforts pour hâter le jour de l’exposition publique… Il a obtenu, m’a-t-on dit, que cette exposition aurait lieu dans trois jours. Si M. Philippe ne se sauve pas demain soir, je ne pourrai plus 222
Marius frissonna. Il était arrivé à temps. Il s’entendit avec Revertégat et prit rendez-vous pour le lendemain soir. Il courut ensuite prévenir Isnard que la fuite était retardée d’un jour.
Le lendemain, les deux jeunes gens restèrent cachés pendant la journée. D’ailleurs, ils étaient plus calmes, ils avaient une certitude, ils ne redoutaient plus que les petits obstacles imprévus qui se présentent dans toute aventure.
L’évasion devait avoir lieu à onze heures. Vers dix heures, Marius et Fine se rendirent à la prison. Revertégat était à son poste; il leur ouvrit doucement et les introduisit dans la geôle.
– Tout est prêt, leur dit-il.
– Mon frère est-il prévenu? demanda Marius,
– Oui… J’ai dû prendre quelques précautions. Pour mettre ma responsabilité à couvert autant que possible, je désire que le prisonnier ait l’air de s’être sauvé par la fenêtre de son cachot.
– C’est un excellent désir, mon oncle, interrompit Fine avec gaieté.
– Voici ce que j’ai fait, continua Revertégat. Cette après-midi, je me suis rendu dans 223
– Est-ce qu’il est nécessaire que mon frère passe par la fenêtre? demanda Marius avec inquiétude.
– Pas le moins du monde, nous allons aller le chercher, et il sortira avec vous par la porte… Seulement, je détacherai le barreau et j’attacherai à la grille un bout de corde. Demain, on croira que le prisonnier s’est enfui par là… Je n’en donnerai pas moins ma démission, mais j’éviterai ainsi de grands ennuis.
Les jeunes gens approuvèrent ce plan. Revertégat alluma une lanterne sourde, et tous trois se dirigèrent à pas de loup vers la cellule de Philippe. Marius tenait sous son bras un grand caban, pour envelopper et cacher son frère.
Ils trouvèrent Philippe debout, prêt à partir. Marius put à peine le reconnaître, tant il avait pâli et maigri. Ils s’embrassèrent silencieusement, évitant de parler, pour ne point faire du bruit. Revertégat alla à la fenêtre, détacha le barreau et noua le bout de la corde. Fine était restée dans le couloir pour faire le guet.
Et ils revinrent tous quatre par les corridors étroits, se glissant lentement le long des murs, redoutant de se heurter dans l’ombre. 224
Les deux frères s’échappèrent vivement et se dirigèrent, la tête baissée, vers la place des Prêcheurs. Fine resta un instant en arrière; elle était chargée de remettre les quinze mille francs à son oncle. Elle rejoignit ses compagnons au moment où ils allaient s’engager dans la petite rue Saint-Jean.
Ils prirent ensuite le Cours et marchèrent dans l’ombre noire des arbres. Une seule crainte leur restait: il leur fallait sortir de la ville, alors fermée de portes que des gardiens étaient chargés d’ouvrir aux gens attardés, et ils redoutaient d’être arrêtés là misérablement.
Ils marchaient toujours, regardant autour 225
À un moment, l’inconnu hâta le pas. Il vint gaillardement frapper sur l’épaule de Marius.
– Eh! je ne me trompe point, dit-il, c’est vous, mon jeune ami. Que diable faites-vous à cette heure, sur le Cours?
Marius, pris d’une rage sourde, serrait déjà les poings, lorsqu’il reconnut la voix de M. de Girousse.
– Vous voyez, je me promène, répondit-il en balbutiant.
– Ah! vous vous promenez, reprit le comte d’un ton narquois.
Il regarda Fine, il regarda surtout Philippe enveloppé dans le caban.
– Voilà une tournure que je connais, murmura-t-il.
Puis il ajouta, avec sa brusquerie amicale:
– Voulez-vous que je vous accompagne? Vous désirez sortir d’Aix, n’est-ce pas?… On n’ouvre pas la porte à tout le monde. Je connais un garde. Venez.
Marius accepta avec reconnaissance. M. de Girousse fit ouvrir la porte sans difficulté. Il 226
– Je vais rentrer par la porte d’Orbitelle, lui dit-il… Bon voyage.
Et il reprit à voix plus basse, en se penchant:
– C’est moi qui rirait bien demain, en voyant la mine que fera de Cazalis.
Marius regarda avec émotion s’éloigner cet homme généreux qui cachait la bonté de son cœur sous des allures brusques et originales.
Isnard attendait les fugitifs avec le cabriolet. Philippe voulut conduire, pour recevoir tout l’air de la nuit au visage. Il éprouvait une poignante volupté à sentir la légère voiture l’emporter dans l’ombre; cette course lui faisait mieux goûter les délices de la liberté.
Puis vinrent les effusions, les confidences, pendant que le cheval montait lentement les pentes. Fine et Marius avouèrent leur amour à Philippe, et celui-ci parut charmé des douceurs de cette jeune tendresse. En prison, il avait beaucoup réfléchi, il était devenu grave. Il ne pensait plus à ses amourettes d’autrefois il comprenait que la vie s’ouvrait devant lui, impérieuse et difficile.
Lorsque son frère lui annonça qu’il épou227
Il allait d’ailleurs s’occuper activement de lui obtenir sa grâce. Il ne s’oublierait pas dans les tranquillités saintes, dans les tiédeurs caressantes de ses amours. Lui et Fine songeraient à l’exilé.
Et, le lendemain matin, Philippe, accoudé sur le pont du petit navire qui le conduisait à Gênes, regarda longuement la côte de Saint-Henri. Là bas, au-dessus des flots bleus, il apercevait une tache blanche, la maison où la pauvre Blanche pleurait toutes les larmes de son cœur.
5
I
LE COMPLOT
Environ deux mois après l’évasion de Philippe, par une calme soirée de février, Blanche se promenait lentement au bord de l’eau. Le crépuscule allait tomber. Au loin, la mer était toute pâle, toute tranquille, et, au pied de la côte, elle bruissait faiblement, à peine frissonnante sous les vents du soir. La journée avait été presque chaude; les tiédeurs du printemps prochain traînaient déjà au fond de l’air limpide. Dans le grand ciel bleu du Midi, il y a parfois des soleils d’hiver qui ont les forces généreuses des soleils d’été.
6
Derrière elle, à quelques pas, marchait une grande femme, sèche et roide, qui la suivait, comme un garde-chiourme suit un forçat. Elle ne la perdait pas des yeux, elle surveillait tous ses mouvements. Cette femme était une nouvelle gouvernante que M. de Cazalis avait donnée à sa nièce depuis quelques semaines. Le député se trouvait alors à Marseille, où il était accouru, dès qu’il avait appris que les couches de Blanche devaient avoir lieu prochainement. Il voulait être là pour veiller à ses intérêts. Cet enfant, ce bâtard qui allait entrer dans sa famille, l’inquiétait étrangement. D’ailleurs ses calculs étaient faits, il désirait seulement suivre le plan 7
Lorsqu’il eut obtenu un congé et qu’il put se rendre en secret à la petite maison de Saint-Henri, il se dit que sa nièce n’était pas assez prisonnière. Il lui fallait cloîtrer la pauvre enfant, s’il tenait à mener à bien ses projets. La première gouvernante qu’il avait choisie, lui parut avoir été trop faible, trop complaisante. Il sut qu’une jeune fille venait presque chaque jour s’entretenir avec Blanche, et cela lui donna des craintes secrètes. C’est alors qu’il résolut de confier la garde de la petite maison à une geôlière vigilante qui ne laisserait entrer personne et qui lui rendrait un compte fidèle des incidents les plus minces.
Mme Lambert, la femme roide et sèche, le garde-chiourme, était admirablement faite pour jouer un pareil rôle. Vieille fille, élevée dans une dévotion exagérée, elle avait la rudesse des cœurs étroits, la méchanceté sourde des gens qui n’ont jamais aimé. Elle savait Blanche coupable d’une faute d’amour, et cela la rendit plus dure, plus implacable, elle que tous les hommes dédaignaient. Elle exécuta dans sa rigueur le mandat que M. de Cazalis lui avait confié, elle surveilla sa prisonnière avec une ruse diabolique, elle fit autour d’elle une solitude complète, renvoyant ceux 8
Un seul visiteur, l’abbé Chastanier, était admis, et encore Mme Lambert s’arrangeait-elle de façon à entendre ce que le prêtre disait à la jeune femme.
Ce soir-là, Blanche avait obtenu de sa gouvernante la grâce de faire une courte promenade au bord de la mer. Ses couches étaient prochaines, et il lui prenait des nausées, des étourdissements que le grand air calmait. Les deux promeneuses suivaient la falaise, la jeune femme se demandant comment elle pourrait faire pour déjouer cette surveillance qui entravait ses projets, Mme Lambert regardant derrière chaque roche, craignant de voir quelqu’un s’élancer et lui voler sa proie. Comme elles allaient rentrer, elles virent tout à coup dans l’étroit sentier une forme noire qui s’avançait vers 9
– Rentrons vite, dit brusquement Mme Lambert. Vous serez mieux pour causer dans le salon. Le vent devient frais.
– Nous sommes très bien ici, murmura Blanche. Restons encore quelques instants.
Et elle poussa légèrement du coude l’abbé Chastanier, pour qu’il appuyât son désir.
– Eh! oui, dit à son tour le prêtre, la soirée est d’une douceur printannière. Cet air frais qui vient de la mer est excellent, et il fera grand bien à notre chère malade.
Il prit le bras de la jeune femme et ajouta gaiement:
– Nous allons nous promener ensemble, mon enfant, comme deux amoureux… Si vous craignez de vous enrhumer, rentrez, Mme Lambert. Nous vous rejoindrons tout à l’heure.
Et il reprit le chemin de la falaise, emmenant avec lui Blanche que l’innocente malice du vieillard fit sourire. Mme Lambert n’eut garde de rentrer; elle aurait mieux aimé courir le risque de s’enrhumer dix fois que de perdre de vue sa prisonnière pendant un 10
Blanche disait au prêtre d’une voix triste et reconnaissante:
– Que je vous remercie de m’avoir aidée à me procurer un moment d’entretien avec vous… Vous le voyez, ma prison devient chaque jour plus étroite.
– Espérez, ma chère enfant, répondit l’abbé Chastanier, vous serez délivrée bientôt, vous pourrez alors agir selon votre foi et selon votre cœur.
– Oh! je ne pense pas à moi, ils pourraient faire de ma triste personne ce qu’il leur plairait, sans que j’eusse la moindre idée de révolte… D’ailleurs, vous le savez, ma résolution est prise, vos douces paroles m’ont indiqué le seul chemin que je puisse suivre maintenant.
– Ce n’est pas moi, c’est Dieu lui-même qui vous a menée à la paix et à l’espoir.
Blanche sembla ne pas avoir entendu. Elle continua en s’animant peu à peu:
– 11
– Alors, mon enfant, pourquoi vous plaignez-vous de votre solitude? demanda doucement le prêtre.
– Eh! il ne s’agit pas de moi, mon père. Si j’étais seule menacée d’une prison peut-être éternelle, je me résignerai… Mais je tremble pour ce pauvre petit que je vais mettre au monde.
– Que pouvez-vous craindre?
– Que sais-je!… Si mon oncle n’avait pas certains projets, il ne m’enfermerait point ainsi. Songez à toutes les précautions que l’on prend pour m’isoler, pour m’empêcher de communiquer en secret même avec vous… Je suis sûre que Mme Lambert se désespère en ce moment.
– Vous exagérez.
– Non, vous savez que je dis la vérité, vous cherchez à calmer mes inquiétudes… Voyez-vous, tout cela m’épouvante, et je crains pour mon enfant, je crains un malheur que je sens là, dans l’ombre.
Elle garda un silence douloureux et reprit brusquement, d’une voix déchirée:
– Voulez-vous m’aider à sauver mon enfant?
12
– Calmez-vous, dit-il enfin. Vous savez que je vous suis tout dévoué.
– Je vous le répète, continua Blanche, j’ai fait le sacrifice de mes joies, mais je désire que mon enfant soit heureux.
– Que puis-je faire pour vous? demanda l’abbé Chastanier ému.
Mme Lambert s’était approchée peu à peu. Elle avait fini par marcher sur les talons des promeneurs. Blanche entendit le bruit de ses pas sur les cailloux; elle se pencha et dit à voix basse au prêtre:
– Priez Fine de venir ici demain vers six heures et de passer près de moi, sans que Mme Lambert puisse la reconnaître.
Le lendemain, Blanche et sa gouvernante se promenaient sur la falaise, au coucher du soleil. Pendant la journée, la jeune femme s’était plainte de violentes douleurs à la tête, et elle avait passé l’après-midi entière, enfermée dans sa chambre. Puis, le soir, elle avait feint des éblouissements et des nausées pour aller prendre l’air sur la côte.
Mme Lambert se tenait auprès d’elle, méfiante, se promettant de ne pas se laisser jouer le même tour que la veille. Blanche, de temps à autre, regardait avec anxiété le chemin qui venait de Marseille.
13
La femme avançait rapidement. En passant, elle heurta légèrement Blanche qui lui remit une lettre, en murmurant:
– Accomplissez mes vœux, je vous en supplie.
Et le doux visage de Fine apparut un instant sous le capuchon, avec un bon sourire consolateur, plein de promesses de dévouement. Puis, la bouquetière se retira lestement, comme elle était venue.
Mme Lambert, sèche et roide, n’avait rien vu, rien compris.
14
LE PLAN DE M. DE CAZALIS
Comme le disait Blanche, si son oncle n’avait pas eu certains projets, il ne l’aurait point enfermée ainsi. Le désir de cacher autant que possible la grossesse de la jeune femme, ne justifiait pas l’excès de précautions que prenait M. de Cazalis pour isoler sa nièce et la tenir complètement en sa puissance. Le rôle impitoyable que jouait Madame Lambert, l’attitude grave et sévère du député, la vie solitaire qu’on lui faisait mener, tout avertissait Blanche que quelque évènement cruel se tramait dans l’ombre et la menaçait. 15
Les craintes de Blanche étaient exagérées. La solitude dans laquelle elle vivait, exaltait ses pensées et dressait devant elle des hallucinations horribles. M. de Cazalis n’était pas un homme à se compromettre en martyrisant un enfant. Il désirait simplement faire disparaître le plus possible l’héritier de Blanche. Voici, d’ailleurs, en quelques mots, le plan qu’il avait arrêté et les raisons qui le poussaient à employer de pareils moyens.
Blanche, à la mort de son père, s’était trouvée riche de plusieurs centaines de mille francs. Elle avait dix ans. Elle se retira chez son oncle qui fut nommé tuteur, et qui, dès lors, géra la fortune de la jeune fille. D’ailleurs, il n’entama pas cette fortune, mais en se voyant tant d’or entre les mains, il perdit la tête, il mena un grand train, il mangea presque entièrement sa propre fortune en 16
Tant qu’il avait tenu la jeune fille en sa possession, il n’avait éprouvé aucune crainte. Il savait qu’il faisait d’elle tout ce qu’il voulait, qu’il la pliait à ses volontés, comme une cire molle. Le caractère faible de sa nièce le mettait à l’aise. Jamais une pareille poupée n’oserait réclamer son bien. Il comptait la marier ou la mettre au couvent, en ne lâchant que le moins d’argent possible. Aussi l’escapade de Blanche l’avait-elle atterré. S’il s’était emporté, s’il avait traqué les fugitifs, s’il avait repris violemment sa nièce avec lui, c’est qu’il redoutait un mariage entre elle et Philippe; il connaissait Philippe, il savait que ce garçon lui ferait rendre jusqu’à la dernière pièce d’or. Son intérêt avait été tout aussi douloureusement atteint que son orgueil. Tandis qu’il s’emportait tout haut contre une mésalliance, il frissonnait en se disant tout bas que cette mésalliance ne serait pas seulement une tache à son blason, mais encore un trou hor17
Et voilà que sa nièce devint enceinte. Lorsqu’il s’aperçut de cette grossesse, il fut terrifié. Tous ses calculs étaient dérangés. Blanche allait avoir un héritier, et cet héritier serait sans doute plus exigeant que sa mère. De Cazalis devint impitoyable, il voulut traîner Philippe au poteau, il chercha à le rendre infâme pour faire rejaillir un peu de son infâmie sur son enfant; il aurait voulu pouvoir priver cet enfant de ses droits civils, avant même qu’il ne vint au monde. Quand il apprit que Philippe était en fuite et qu’il échappait ainsi à l’infâmie, ses inquiétudes se changèrent en véritables terreurs. Il était ruiné.
La lutte était suprême pour lui. S’il se trouvait obligé de rendre ses comptes de tutelle, il tombait littéralement sur la paille. Il serait encore très heureux s’il pouvait s’en tirer à aussi bon marché, au prix de la misère, car il n’était pas bien sûr de n’avoir pas entamé la fortune de Blanche d’une façon trop large et trop visible. D’un côté, en gardant 18
Blanche n’existait pas pour lui. Sur un simple regard, sur un éclat de voix, elle frissonnait, elle consentait à tout. Mais il tremblait à la pensée de l’enfant qu’elle portait en elle. Cette petite créature qui n’avait pas encore vu le jour, faisait pâlir le tout puissant Cazalis. Il se surprenait à désirer ardemment que cet enfant ne naquit pas vivant. Il ne lui aurait pas donné la mort, par orgueil de race, mais il priait Dieu de le frapper dans le sein de Blanche. Ce pauvre être grandirait, et, un jour, poussé par les Cayol, il pourrait réclamer les biens de sa mère. Cette pensée mettait des sueurs froides au front du député. Les Cayol, là était sa grande épouvante. Si jamais les Cayol s’emparaient de l’enfant, ils l’élèveraient pour en faire leur vengeance. Alors de Cazalis s’imaginait tous les malheurs qui 19
Telles étaient les craintes qui l’avaient poussé à enfermer Blanche dans la petite maison de la côte. Il voulait l’isoler des Cayol, empêcher les Cayol de s’entendre avec elle et de s’emparer de l’enfant, le lendemain des couches. Toutes les précautions qu’il prenait tendaient à lui assurer la possession pleine et entière du fils de Philippe. Sa nièce ne comptait pas; il lui aurait accordé une liberté plus grande, s’il ne s’était agi que d’elle et de ses caprices de malade. Mais il fallait bien qu’il la tint prisonnière pour ne pas laisser échapper son enfant. Il cloîtrait Blanche uniquement pour cloîtrer son héritier. Il comptait être là, à la naissance de ce pauvre être, pour s’en emparer et l’empêcher de devenir l’instrument de sa perte. En attendant, il avait chargé Mme Lambert de surveiller les alentours de la maison et de ne permettre à personne d’y pénétrer. Il craignait quelque coup de main.
Il se disait qu’il serait sauvé, lorsqu’il tiendrait l’enfant en sa possession. Tout au fond de lui, par moments, il était presque heureux que sa nièce eût commis une faute irréparable. Si elle était restée pure et qu’elle se fût 20
Une fois la mère au couvent, il se chargeait de l’enfant. Il était trop orgueilleux, trop égoïste, trop avide de puissance et de considération, pour songer un instant à un crime. Son plan consistait simplement à garder toujours l’enfant auprès de lui, à l’élever avec soin, à tâcher de le pousser aussi dans la religion. D’ailleurs, il ne pouvait prévoir l’avenir. Il voulait seulement mettre toutes les chances de son côté. Au lieu d’une ruine immédiate, il préférait courir le risque d’une ruine lointaine. Son fils adoptif grandirait sous ses yeux, et il essayerait de s’en défaire d’une façon honnête, soit en le poussant dans les ordres, soit en le faisant tuer dans une guerre, soit en le jetant sur le pavé, après avoir trouvé un moyen légal de lui voler sa fortune. En tous cas, il fallait éviter à tout 21
On connait maintenant les pensées secrètes et le plan de M. de Cazalis, et l’on s’explique pourquoi il tenait Blanche si étroitement cachée. Il venait la voir chaque jour, le matin, accompagné d’un docteur qui le renseignait quotidiennement sur les progrès de la grossesse. Lorsque sa nièce hasardait quelques plaintes timides sur la façon dont on l’emprisonnait, il s’emportait, il parlait de l’honneur de la famille, il faisait rougir la pauvre enfant en lui criant qu’elle devrait s’enterrer elle-même dans une tombe pour dérober sa honte à tout le monde. Il aurait voulu en finir, il avait hâte de retourner à Paris où l’appelaient les travaux de la Chambre qui était en pleine session; mais il ne voulait pas s’éloigner avant d’avoir remis en mains sûres l’enfant de Blanche.
Chaque jour, il se faisait rendre un compte exact par Mme Lambert de ce qui s’était passé pendant son absence. Il lui demandait surtout si elle n’avait vu personne autour de la maison. La gouvernante le rassurait, personne ne se montrait, et Cazalis commençait à croire qu’on ne lui disputerait pas l’enfant.
Aussi éprouva-t-il une grande joie, lorsqu’un matin on lui annonça que les couches auraient lieu le soir même. Blanche entendit 22
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OÙ L’ON VOIT LES EFFETS D’UN BOUT DE CHIFFON BLANC
Il est nécessaire, pour l’intelligence des faits qui vont suivre, de décrire en quelques mots la petite maison de la côte. Cette maison offrait une singularité de construction assez bizarre; elle avait deux portes: une sur le devant, qui donnait accès dans les pièces du bas, et une sur le derrière, qui conduisait de plain-pied dans les chambres du haut. L’explication est simple: la maison se trouvait adossée contre un rocher qui montait jusqu’au premier étage, et ce premier étage, vu de l’intérieur des terres, devenait ainsi un rez-de-chaussée.
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Quelques semaines avant ses couches, Blanche, en cherchant à terre une épingle qu’elle venait de laisser tomber, trouva dans une fente, entre le parquet et le mur, une petite clef dont la présence en cet endroit piqua sa curiosité. Sa première pensée fut que cette clef devrait être celle du cadenas qui fermait l’ancienne porte. Elle ne s’était pas trompée; la clef ouvrit le cadenas, et Blanche, poussant la porte, put jeter un coup d’œil dans la campagne. Elle mit sa trouvaille en sûreté et n’en parla à personne, avertie par une sorte d’instinct qu’elle avait désormais entre les mains un moyen de salut.
Le jour de ses couches, après avoir attaché un bout de chiffon blanc au volet de sa fenêtre, elle prit la petite clef du cadenas au 25
Dès que M. de Cazalis sut que les couches auraient lieu le soir, il résolut de s’établir dans la maison et de ne la quitter que lorsqu’il se serait assuré la possession de l’enfant. Il retint le médecin, fit venir une sage-femme et envoya chercher à Marseille une nourrice qu’il avait arrêtée depuis longtemps; cette nourrice était une créature qui lui appartenait corps et âme et sur la fidélité de laquelle il pouvait compter. Ces dispositions prises, il attendit les évènements, il alla se promener au bord de la mer, vaguement inquiet, malgré toutes ses précautions, songeant avec terreur qu’il était perdu si l’enfant lui échappait. Et il se tranquillisait un peu, en se disant que cela était impossible, qu’il se coucherait plutôt devant la porte de Blanche, jusqu’à ce que le nouveau-né fut emporté par la nourrice. Il se promena pendant plusieurs heures le long de la plage, jetant de temps à autre des coups d’œil sur les fenêtres de la chambre, où sa nièce criait dans les angoisses de l’enfantement. Ne voulant pas assister à cette scène, il avait prié Mme Lambert de venir le chercher, dès que les couches seraient terminées. La nuit tom26
Pendant ce temps, la pauvre Blanche était à deux doigts de la mort. Un instant le médecin et la sage-femme désespérèrent de sa vie. Le chagrin avait tellement affaibli son corps, que la secousse profonde de l’enfantement failli la briser. Elle eut un fils, et elle n’entendit pas le premier cri du pauvre petit; pâle, évanouie, comme morte, elle gisait sur son lit de douleur. L’enfant fut mis à côté d’elle, la nourrice n’était pas encore venue, et Mme Lambert courut prévenir M. de Cazalis que tout était fini et que sa nièce se mourait.
Le député arriva en toute hâte et fut horriblement contrarié en voyant que la nourrice ne se trouvait pas là; il aurait voulu que le fils de Blanche disparût sur le champ. D’ailleurs, il se contint, il lui fallut ne pas montrer son anxiété devant le docteur et la sage-femme. Au fond, il se souciait médiocrement des souffrances de sa nièce, mais il dut jouer l’inquiétude et l’affection en face de la pauvre fille étendue toute blanche sur le lit. Il demanda au docteur s’il y avait encore quelque danger.
– Je ne le pense pas, répondit celui-ci, et je crois que je puis me retirer.
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– La présence de Madame suffira. Seulement, je ne saurais trop vous recommander d’éviter à l’accouchée toute contrariété, toute émotion forte. Il y va de sa vie… Je reviendrai demain.
Comme M. de Cazalis reconduisait le docteur, la nourrice arriva. Il rentra avec elle dans la petite maison et lui fit de vifs reproches en montant à la chambre de Blanche. La nourrice excusa son retard, et le député lui donna ses dernières instructions. Elle allait emporter le nouveau-né et veiller sur lui avec une vigilance de toutes les heures. Cette femme devait repartir le lendemain matin pour le village qu’elle habitait dans un coin perdu du département des Basses-Alpes. De Cazalis espérait qu’on n’irait pas chercher son neveu au fond d’un pareil trou.
Il trouva auprès de l’accouchée Mme Lambert et la sage-femme qui s’empressaient silencieusement autour du lit. Lorsqu’il s’approcha pour prendre l’enfant, afin de le remettre à la nourrice, il rencontra les yeux de Blanche, qui venaient de s’ouvrir tout grands et qui se fixerent sur lui d’une façon ardente. Il osa pourtant allonger la main vers le nouveau-né, malgré les terribles regards de sa nièce. Alors la jeune femme fit un suprême effort, elle réussit à se mettre sur son 28
– Que voulez-vous? demanda-t-elle à de Cazalis d’une voix basse et étouffée.
Le député recula.
– La nourrice est arrivée, répondit-il en hésitant. Vous savez ce dont nous sommes convenus. Il faut lui remettre votre enfant.
Quelques jours avant les couches, il avait signifié à sa nièce que l’honneur de la famille demandait l’éloignement du fils de Philippe, dès sa naissance. Blanche avait plié comme toujours, devant les paroles brèves et violentes de son oncle. Mais elle avait espéré qu’elle pourrait garder le nouveau-né au moins pendant vingt-quatre heures, et c’était sur cette espérance qu’elle avait basé un plan de salut. Quand elle vit M. de Cazalis devant elle, exigeant la remise immédiate de l’enfant, elle pensa que tout était perdu. Si l’on emportait le petit sur-le-champ, son plan échouait, elle n’avait pas le temps de soustraire le fruit de ses entrailles aux dangers vagues que devinaient ses angoisses de mère.
Elle devint plus pâle encore, elle serra le nouveau-né contre sa poitrine. Elle n’avait pas prévu ce coup qui la frappait, et elle se débattait sous les regards impitoyables de son oncle.
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Elle se sentait faible, elle avait peur d’être lâche et d’obéir. Le député reprit d’une voix impérieuse dont il tâchait de contenir les éclats, pour ne pas être entendu de la sage-femme.
– Vous me demandez une chose impossible. Votre fils doit disparaître pendant quelque temps, si vous ne voulez pas me couvrir de honte.
– Je vous le remettrai demain matin, dit Blanche qui frissonnait. Soyez bon, permettez que je puisse le regarder et l’aimer jusque-là. Cela ne peut vous faire du tort, personne ne le verra, cette nuit, dans cette chambre.
– Eh! il vaut mieux en finir tout de suite. Embrassez-le et remettez-le à la nourrice.
– Non, je le garde… Vous me tuez, monsieur.
Elle prononça ces derniers mots d’un accent déchirant. M. de Cazalis n’ajouta rien, craignant de s’emporter; cette résistance imprévue le surprenait et l’inquiétait. Il s’avançait pour s’emparer du pauvre petit que Blanche serrait dans ses bras, lorsque la sage femme qui avait écouté et entendu, le prit à part et lui dit qu’elle ne répondait pas de sa nièce s’il continuait cette scène odieuse. Il vit qu’il lui fallait céder.
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Blanche plaça son enfant à côté d’elle et se laissa aller sur l’oreiller, étonnée et heureuse de sa victoire. Des lueurs roses montèrent à ses joues, et elle baissa les paupières feignant de sommeiller, tout entière à l’espérance et à la joie.
Peu après, Mme Lambert et la sage-femme, la voyant paisible, se retirèrent pour aller se reposer quelques instants. M. de Cazalis resta un moment seul avec sa nièce qui tenait toujours ses yeux fermés.