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Auteur René Boylesve
Œuvre Le Parfum des îles Borromées
Comparaisons
Notice
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Interlignage
Contraste
Style typographique
  1. ¶ ¶ À LA MÉMOIRE IMMORTELLE¶ D’ALPHONSE DAUDET¶ ce livre est pieusement offert.¶
  2. ,
  3. ,
  4. ,
  5. ; et il avait une telle foi dans la valeur de ses conceptions, qu’il allait jusqu’à s’halluciner de la présence de ses chimères
  6. ,
  7. véritablement
  8. troués de lumières, des gens
  9. qui
  10. dont les fenêtres lumineuses se rétrécissent jusqu’à former de petits
  11. comme un Praxitèle, et
  12. ,
  13. , dans l’esprit de tous ces voyageurs en quête de volupté.
  14. Bella! Isola
  15. , au lieu de s’efforcer, comme la plupart de ses compagnons de voyage, à découvrir dans l’ombre l’échelonnement imposant des terrasses d’Isola Bella,
  16. et exercer à nouveau la curiosité qu’elle lui avait inspirée dès le premier aspect
  17. seul
  18. Hein? Qu’est-ce que vous dites de cela? Est-ce assez fort? Qui est-ce qui eût prévu que ce serait vous qui viendriez me faire descendre de ma passerelle pour me montrer la femme dont je ne cesse de vous parler depuis les quelques semaines que j’ai l’avantage de vous connaître?…
  19. les yeux tournés vers le Dôme de Saint-Pierre, sans paraître rien voir cependant, le
  20. si souvent
  21. de
  22. de suite, – ça je vous l’ai dit déjà vingt fois, tant pis!… –
  23. matin
  24. imperturbable… Les deux premiers jours, elle
  25. quelqu’un,
  26. par l’appréhension
  27. toute seule
  28. séduisante, c’est tout ce que vous aviez pu observer de sa personne, car l’inconnue s’était hâtée de le rejoindre dès qu’elle l’avait aperçu au tournant d’une allée
  29. N’aviez-vous pas, en retour, accordé la même attention complaisante à mille dissertations de ma part qui ne vous touchaient pas plus en réalité que ne le faisait à moi la confidence de vos amours? Le premier besoin de l’homme, peut-être avant le boire et le manger, est de parler de soi devant quelqu’un qui ait l’apparence de l’entendre; encore préférerait-il parler à un sourd que se taire…¶ – Mais quand je vous parle de mes préoccupations au sujet d’une femme, ce ne sont pas précisément mes préoccupations, ce sont celles d’un homme; elles doivent avoir un certain caractère de généralité qui ne peut vous laisser indifférent?¶ – Ce n’est pas le caractère de généralité qui fait que les hommes sont touchés en effet par les communications revêtues de cette marque; c’est que, dans le caractère général, leur petit cas personnel est compris. Dans toute confidence amoureuse, chaque individu reconnaît son amour. Ne vous ai-je pas confié que je ne pouvais nulle part reconnaître le mien?… Ah! vous ne m’avez pas écouté! Vous ne m’écoutez pas davantage en ce moment-ci; vous regardez de droite et de gauche comme un chien qui a perdu la piste… Vous êtes un mauvais compagnon de voyage! Et moi qui étais tout prêt à vous poursuivre le récit de la quatrième matinée
  30. !…
  31. sur l’impériale
  32. lourdement
  33. qu’il avait faite d’elle
  34. Mais chercher quelqu’un avec la fébrilité qu’il y mettait n’est-il pas le plus sûr moyen de ne le pas apercevoir, l’eût-on sous les yeux? On s’exagère la difficulté; on cherche à vingt pas de l’endroit où la logique vous commanderait de diriger vos regards; on s’attache avec une persistance stupide à des silhouettes dénuées de tout rapport avec celle que l’on veut; les yeux se troublent; on ne voit plus rien.¶ Cette alerte sentimentale ne fut atténuée que par les difficultés inhérentes à l’installation à l’hôtel.
  35. épais
  36. hauts
  37. par
  38. ,
  39. par toutes les bouches
  40. et de la «Sirène» de la Reine-Marguerite
  41. , prise soudain de cette espèce de timidité spéciale aux membres de l’homme. Il se demandait s’il souhaitait que la jeune femme vînt se placer simplement à la table commune, où il pourrait lui parler, ou bien s’il ne préférait pas qu’elle demandât au maître d’hôtel un service spécial. C’était une sorte de défaillance en face de la réalisation d’un des plus violents désirs de sa vie
  42. effet
  43. Elles furent placées en face de Gabriel et de son ami, mais à quelque distance; non pas si éloignées toutefois que le hasard des menus services réciproques entre voisins de table ne pût fournir le prétexte à échanger quelques propos.
  44. une
  45. et en ajoutant une question d’amour-propre à son ardente envie d’en triompher
  46. qui était
  47. :¶ – Taisez-vous donc! dit-il, vous n’y entendez rien, car vous négligez de parler du dessin du nez, de la couleur des yeux ou de l’agrément de la barbe, qui sont des éléments plus forts en ce monde que toute la délicatesse et que tout l’esprit!¶ Lee comprit, à l’amertume de cette réplique, que le badinage qu’il avait tenté d’employer dans l’espoir de détendre un peu les facultés de son ami, allait à l’encontre de ses intentions. Mais il
  48. C’est le pressentiment de sa chute, de son servage, de son anéantissement prochains; l’instinct profond de la conservation la met en révolte.
  49. jusqu’
  50. du genre de celles qu’on nomme «très distinguées», excellente épouse probablement, bonne mère ainsi qu’il paraît à la tendresse dont elle environne son enfant, nullement maniérée avec cela, ce qui est plus rare;
  51. enfin
  52. Permettez-moi de vous traiter sans ménagements. Vous ne pouvez voir de beauté sans y mettre la main, sans la brusquer immédiatement du contact de votre personnalité. Peut-être cela vient-il de votre religion à vous autres Latins, qui est plastique, matérielle, et n’a pas fait trois pas au-dessus de l’idolâtrie. De même que vous ne pouvez prier Dieu sans lui parler de vous, sans l’insulter par vos affaires de bourse ou de cuisine, de même il vous est impossible d’envisager la céleste harmonie d’une forme humaine sans être tenté de la briser par votre étreinte brutale. Vous apercevez une fleur, vous en rompez la tige, et aussitôt elle se fane dans vos mains; qu’importe? l’essentiel était pour vous qu’elle vous passât dans les mains!¶ – Ah çà, mais! prêchez
  53. Si c’est ce goût-là qui vous hante, mon ami, mariez-vous, ou promenez avec vous quelque courtisane plantureuse: ce sont les deux seuls moyens d’aimer solidement, qui soient conformes à l’ordre social. L’adultère est laid comme une plaie. –
  54. , par suite de l’éloignement; de plus,
  55. maman, dont on aperçut la haute silhouette élégante dans l’ombre du jardin
  56. M. Dompierre prononcer
  57. convulsivement
  58. grasse,
  59. répéta quelqu’un auprès d’elle.
  60. Il augmentait sa curiosité à mesure qu’il parlait de cette fille dont la réputation de beauté était répandue.
  61. jolie fille!¶ La petite Luisa trépignait de joie à l’idée qu’il serait possible
  62. gracieuse image que l’on venait d’évoquer.
  63. plus intime
  64. jusque même
  65. ,
  66. belle
  67. , avec ses provisions embaumées
  68. – On dit que vous êtes la plus belle du pays, Carlotta!¶ Elle sourit, heureuse, et, sans fausse pudeur:¶ – On le dit, répéta-t-elle.¶ – Et savez-vous que c’est ici le
  69. pays du monde?¶ – Bien sûr! Signore.¶ – En connaissez-vous d’autres, Carlotta?¶ – Non, Signore.¶ Ce bonheur et cette simplicité les faisaient frisonner.
  70. , tiens
  71. après une hésitation, c’est une façon comme ça, un genre comme qui dirait… Ça fait que si ces messieurs et ces dames voulaient quelquefois tout de même lui acheter ses fleurs, ce soir, ça serait plus cher, quoi!
  72. , de charmes
  73. Ce geste, ce ton demi-solennel, cette générosité en faveur d’un défaut naturel et de la beauté de la pauvre fille, touchèrent vivement Mme Belvidera, qui eût crié bravo au poète si elle ne se fût senti la gorge un peu gênée par l’impression de toute cette scène inattendue. Mais l’Anglais, qui mêlait à tout instant l’imaginaire au réel et touchait promptement à l’excentricité, exprimait à présent en une langue harmonieuse son prétendu désir de ne pas survivre à la minute de féerie que lui avait fournie la marchande de fleurs, et il annonçait son dessein, appuyé d’une mimique expressive et inquiétante, de se précipiter dans les eaux qu’avait sillonnées la barque fleurie.¶ La petite Luisa se mit à pleurer. Mme Belvidera confia sa crainte à Dompierre.¶ – Mon Dieu! mon Dieu! que j’ai peur! Mais, monsieur, est-ce que votre ami va se tuer?¶ Cependant Carlotta partait d’un éclat de rire qui jaillit en fusée au milieu du lac silencieux.¶ – Rassurez-vous, madame, fit tout bas Gabriel à Mme Belvidera, et admirez plutôt le sûr instinct de cette fille simple qui déjoue tout de suite les artifices de nos raffinements. Je gage qu’elle sente à sa seule démarche qu’un brave homme, qui ne dit rien, va se jeter à l’eau, et qu’elle se hâte de le secourir, tandis que vous la voyez qui rit à gorge déployée pour les subtiles fantaisies de notre poète, lequel n’a pas eu un seul instant l’envie de périr, malgré son désir de se figurer qu’il l’avait.¶ En effet
  74. de Lee, l’occupaient à présent tout entier
  75. comme un grand nombre de femmes italiennes, contint son ressentiment contre l’être baroque qui l’avait un moment effrayée, et elle
  76. complète
  77. Bien qu’il souffrît de la quitter déjà, il avait hâte de s’enfuir, de se retrouver seul, de se prendre la tête à deux mains et de se demander: «Voyons! est-ce que je rêve? est
  78. que je l’ai vue,
  79. La petite Luisa saisissait sa mère par la taille en lui disant de se baisser pour qu’elle lui parlât à l’oreille.¶ – Eh bien! eh bien! qu’est ce qu’il y a, ma mignonne?¶ Mme Belvidera se pencha et sourit en recevant la confidence.¶ – Ah! ah! ah! dit-elle, monsieur Dompierre, mademoiselle ma fille voudrait savoir votre petit nom, parce qu’elle veut écrire dès ce soir à son papa qu’elle a enfin rencontré le jeune homme qui lui plaît!…¶ Luisa confuse se jetait dans les jambes de sa mère et devenait toute rose.¶ – Mademoiselle, fit Dompierre, je vous le dirai à vous toute seule, si vous voulez bien que je vous embrasse.¶ Et il souleva dans ses bras la charmante enfant qu’il embrassa sur les deux joues, beaucoup plus heureux et confus qu’elle-même.¶
  80. séduction, dissimulée sous une mollesse apparente,
  81. qu’elle était
  82. au hasard
  83. indolents
  84. pouvait penser à
  85. sans être tentée de lever un peu les épaules, comme s’il eût eu quelque chose de
  86. que l’on ne démêlait pas clairement. Son ami disait de lui qu’il était un homme
  87. … Elle allait soulever son épaule
  88. à l’ordinaire, en signe de doute, quand elle s’aperçut que M. Dompierre, le grand ami de la petite Luisa, levait les yeux, sans indiscrétion ni insistance, mais à intervalles réguliers, dans la direction de sa fenêtre. Elle rougit. C’était la troisième fois qu’elle remarquait le mouvement de la fine tête maigre et bronzée du jeune Français, où la longue moustache blonde et les yeux clairs et tendres formaient un immuable dessin lumineux. Tout en causant avec
  89. il relevait la tête vers la fenêtre avec un air de dévotion si touchant,
  90. si manifeste de la voir s’ouvrir, que la jeune femme en eut la sensation d’une caresse, et, fronçant le sourcil avec une pointe de colère, elle se retira de la fenêtre et appela la petite Luisa.¶ – Luisa! Luisa! tu n’as pas vu la lettre de Papa?¶ L’enfant accourut de la chambre voisine, en faisant crier la femme de chambre
  91. en train de l’habiller et parut derrière elle, ayant à la main des lacets rompus par la précipitation.¶ – Voyons! voyons! fais voir la lettre de Papa!¶ La mère prit sur la cheminée une lettre dont les pages étaient remplies d’une grande écriture ferme et hardie, de ces écritures dont le premier aspect fait épanouir la figure des graphologues, qui sentent qu’ils peuvent dire tout de ce caractère sans risquer de choquer ni l’auteur ni ses amis.¶ La fillette saisit la lettre de ses deux mains, alla s’asseoir pour être bien à l’aise, et lut, tout haut et lentement, avec l’empressement, l’amour et la touchante admiration qu’elle manifestait toutes les fois qu’il était question de son père:¶ ¶ Rome, 8 septembre.¶ ¶ Ma femme bien-aimée,¶ ¶ J’embrasse ta lettre ainsi que le griffonnage de la petite Luisa; tu te moquerais de moi si tu me voyais; je t’entends rire, de ton rire à toi, ma chérie, chérie! Mais, vois-tu bien, je suis accablé par cette séparation. Je viens de consulter le calendrier: il n’y a que trois semaines, pourtant! Je suis tenté de maudire cette Rome au climat mortel qui m’oblige à vivre éloigné de toi et de mon enfant. Hélas! puis-je aussi maudire ce qui me retient ici? Tout va bien; mais si je n’avais été là, que serait-il arrivé? J’ai à lutter chaque jour contre mille difficultés soulevées par la méchanceté et la jalousie. Il se trouve que tout le monde avait pensé avant moi à cette «œuvre du Transtévère» que je crois cependant avoir fondée de toutes pièces, au milieu de la stupéfaction et même de l’hilarité générales. Te rappelles-tu? S’est-on assez moqué de moi? Nos beaux esprits s’en sont-ils donné? Ai-je rencontré assez d’opposition de la part des pouvoirs publics? Quand il s’est agi d’obtenir pour un quartier mourant de fièvre dans des taudis empestés, des logements à bon marché dans cette ville toute neuve et saine, mais sans locataires depuis quinze ans, j’ai cru un moment que l’on allait me faire enfermer pour cause de démence! Toi-même, ma chère aimée, tu me conseillais de céder, tu me disais, dans ton joli égoïsme d’amour, qu’il est bien dommage de faire le bien, quand on a toute la multitude contre soi, et jusqu’à ceux mêmes que l’on veut obliger. J’ai tenu à montrer que l’on peut agir malgré tout cela. Non, ça n’a pas été facile de déloger nos malheureux; ils voulaient mourir dans leur fumier; ils prétendaient que les maisons neuves sont mauvaises. Cependant, chez tous mes «transplantés», au nombre de douze cents environ, nous n’avons pas eu de tout l’été six cas de fièvre nouveaux; or tu te rappelles les chiffres qui t’effrayaient lorsque je faisais mes premières enquêtes. Tous les enfants sont indemnes désormais, et ceux qui avaient déjà été atteints précédemment ont des forces et n’interrompent pas leur travail. Car ils travaillent; voilà la grande affaire, la grande nouveauté, ce dont je n’osais pas parler, ce que je ne t’ai pas dit même à toi! C’était si aléatoire, presque si invraisemblable! Cela dépendait de tant d’éléments divers et étrangers à leur indolence même! Oh! ça n’est pas encore brillant, mais ça vient, ça s’arrange: j’ai beaucoup mieux que de l’espoir; ce sera une réussite complète si… si… – et c’est là que j’aurai besoin de toi, ma Luisa, – si les femmes du monde, et toi à leur tête, veulent bien nous aider.¶ Je veux recréer tous les arts manuels; tous les arts industriels qu’un homme ou une femme adroits de leurs mains, peuvent exécuter chez eux. Nos pauvres gens ne sont pas dépourvus d’habileté; ils ont presque tous un goût inné. Je veux que toutes les dames romaines donnent la préférence aux objets fabriqués à la main, sur tous les produits d’une industrie qui, hélas! n’est pas nationale. Il ne faut tirer de notre peuple que ce qu’il peut donner; mais encore, ce qu’il peut donner, faut-il le lui prendre! Il y a là une question de propagande, même une question de mode à lancer. Le bruit fait autour de mon entreprise, dans le monde politique, et qui s’étendra, rendra cette tâche facile. Le président du Conseil m’a fait appeler, ces jours-ci, afin de prendre des renseignements minutieux sur cette affaire; et d’autre part, j’ai vu le Roi qui m’a fort encouragé. Nous aurons, je pense, un bon hiver, et ce ne serait que le commencement de plus grandes choses. Dieu sait si notre Rome a besoin de grandes choses!¶ Vers la fin du mois, j’espère pouvoir prendre une quinzaine de jours de liberté. Ce sera pour aller vous rejoindre dans le paradis des îles Borromées que tu me décris sous des couleurs si riantes. Mais encore faudra-t-il que je passe à Florence, où l’on m’accuse de m’occuper beaucoup trop de Rome et où tout un parti s’est formé contre moi à l’occasion de l’Œuvre du Transtévère.¶ Je t’embrasse, mon amour, je t’aime sans cesse, jusqu’à en souffrir et à pleurer quelquefois comme une bête de ton absence. Je n’insiste pas; mais quand je rentre, le soir, harassé non tant du mal que je me suis donné que de la mauvaise volonté et de la basse perfidie que j’ai rencontrées; quand je te cherche, que je voudrais me jeter dans le refuge de tes bras et de tes lèvres adorées, ma femme, ma chère femme, je suis presque pris de lâcheté. Il y a des moments où je ne sais comment il se fait que je ne pars pas, que je ne vais pas te rejoindre, tout simplement!¶ Baise ma petite Luisa pour son papa. Ah! j’oubliais de la féliciter «d’avoir enfin trouvé le jeune homme de son goût»; je la prie – si elle ose le faire – de transmettre mes compliments à ce monsieur pour avoir plu à ma fille et surtout pour l’avoir empêchée de tomber dans l’eau!¶ Adieu, je vous aime.¶ Ton¶ ANDRÉA BELVIDERA.¶ ¶ Quand l’enfant eut achevé, elle replia soigneusement la lettre et alla la placer sur la cheminée, au pied d’un cadre de cuir à fermoir, contenant la photographie d’un homme de trente-cinq ans environ, à la physionomie mâle, énergique, aux beaux yeux noirs ardents, aux cheveux épais et drus, à la forte moustache brune des Italiens fidèles à la mémoire de Victor-Emmanuel.¶ – Bonjour, papa! dit-elle. Et, tout en répondant à sa mère qui descendait et lui recommandait de se dépêcher de venir au jardin, elle envoyait des baisers à cette figure aimée, d’un joli geste enfantin.
  92. presque totalement
  93. ,
  94. naturellement contribuer à
  95. plus clairement
  96. . Ce fut ainsi qu’au moment où il vit l’Italienne paraître et s’asseoir, oppressé par la pesanteur voluptueuse que sa présence lui causait, il dit à son ami:¶ – Ce qu’il faudrait ici, durant ces heures lourdes où toutes les lignes du paysage sont évanouies dans l’atmosphère, où le monde et les choses semblent fondus en une véritable pâte sirupeuse dont le contact vous étouffe, où un vague besoin d’anéantissement, de dispersion éperdue, vous fait haleter, attendre on ne sait quoi; ce qu’il faudrait, voulez-vous le savoir? Une poupée! Oui, un petit brin de femme, maigrichonne au besoin, mais vive et sautillante, ni tout à fait
  97. ni tout à fait sotte, mais, grand Dieu! pas trop intelligente non plus; pas votre femme, encore moins votre maîtresse! Mais quelqu’un, par exemple, qui ferait une affaire d’État d’une piqûre de moustique au doigt; qui aurait faim ou bien soif, tout le temps, mais la faim d’une croquignole ou une soif de la valeur d’un dé à coudre; et avec ça des besoins violents de petites niaiseries stupides; telle, en un mot, que chacun de ses désirs vous fît sourire et que le goût de la servir vous procurât l’occasion de remuer suffisamment quoique sans excès, vous amusât sans vous causer de plaisir trop vif, enfin vous maintînt éveillé agréablement. C’est là un des objets les plus avantageux, les plus délicats, et que l’on oublie généralement dans son nécessaire de voyage
  98. de l’hôtel
  99. tant bien que mal
  100. d’Italie. Elle passa en souriant; on distingua le blanc des dents et le noir de la chevelure
  101. un instant
  102. et menue
  103. un peu
  104. – Ah! dit-elle avec une aisance et une rapidité d’élocution qui faisaient présager une prodigieuse loquacité, ah! monsieur est Anglais! Que j’eusse été fâchée d’être cause de son malheur! J’adore les Anglais. Mon mari et moi, nous ne manquons pas un season. Cette année, nous avons poussé jusqu’aux lacs écossais, un peu sauvages, mais si beaux! si beaux! Ah! monsieur, les belles choses qu’a dites là-dessus notre cher, notre grand Bourget! Maintenant c’est l’Irlande qui le tient ainsi que Prévost… J’aime beaucoup Prévost. Nous n’avons pas vu l’Irlande, mais ce doit être exquis. Nous irons: n’est-ce pas, Hector? Mais où est passé mon mari? Je vous demande mille pardons, monsieur, je cours après mon mari. Mais que je suis donc heureuse de rencontrer un compatriote, et un Parisien! n’est-ce pas, monsieur? Ah! on n’en trouve plus, même pas à Paris! Ah! ah! adieu, monsieur!… Quel pays adorable!¶ Elle était déjà sous le hall qu’elle parlait encore. Gabriel, légèrement ahuri, rejoignit le pauvre Lee qui se faisait essuyer le dos et la manche de son veston de flanelle blanche, maculés par l’écume des chevaux.¶ – Eh bien! mon cher, lui dit-il, vous l’avez échappé belle!¶ – Mais vous, dit l’Anglais, faisant allusion à l’avalanche de paroles de la Parisienne, vous ne l’avez pas échappé!…¶ – Bah!… Ah ça! dites-moi, vous avez failli devoir la mort à cette petite femme-là: j’espère bien que vous vous montrerez à l’avenir plus aimable avec elle que vous ne l’avez fait pour ce premier coup… Elle brûlait de vous enlever vos taches!¶ – Bien! bien! dit le poète sans sourciller.¶ – Je vous préviens que c’est une femme qui aime les Anglais. Elle va vous parler de Sir Édouard Burne Jones par la fenêtre, avant d’avoir changé de toilette, si seulement elle vous aperçoit…¶ – Allons-nous-en!… Mais, ajouta-t-il, en tournant les talons, il me semble que vous la tenez!…¶ – Qui?… Quoi?…¶ – Votre poupée, parbleu!¶ – Aïe! aïe! fit
  105. avec une grimace.¶ – Ah! ah! dit le poète en riant, je mets le doigt sur votre vice national. Il vous le faut, votre «joujou», votre «pacotille», «votre article de Paris»! Vous n’avez pas passé l’enceinte des fortifications que déjà ce fretin vous manque. Et à peine vous le met-on à la main, que vous le traitez dédaigneusement de camelote!¶ – Mon ami, nous avons, en France, un vif besoin de nous moquer de quelqu’un, et nous ne savons le faire un peu convenablement que de nous-mêmes. Nous ne comprenons que nos vertus et que nos imperfections nationales; l’étranger nous échappe à peu près complètement: laissez-nous embrasser et battre tout à la fois notre poupée.¶ Ils
  106. se promener
  107. et s’effectuant presque infailliblement au même point,
  108. , comme s’ils eussent été mûs par le rythme de la marche
  109. lorsque leurs regards se croisaient,
  110. qui se traduisait par un
  111. la
  112. par un
  113. à laquelle elle prenait part
  114. amenait sur leurs lèvres un imperceptible
  115. , d’abord contenu, dissimulé, presque pénible, mais avec lequel
  116. ne souriaient plus et
  117. une intime épouvante, un affolement enfantin, et se traduisait quelquefois par
  118. , semblait le libérer, faire trêve, et lui permettre de s’épanouir dans l’admiration libre et hardie de cette créature de séduction
  119. en effet
  120. signe, qu’un
  121. dont la personnalité ne l’avait même pas atteint
  122. une sorte de
  123. et
  124. Adam était un sot!…
  125. le
  126. et sur le lac
  127. de
  128. infiniment ténue
  129. l’Isola Madre
  130. , rasant la crête verte des arbres, va
  131. , pour goûter un instant le plaisir du spectacle
  132. . Le lac Majeur fut successivement comparé par elle à celui du bois de Boulogne et aux peintures de M. Puvis de Chavannes, aux yeux bleus des femmes de Botticelli et à la mer Méditerranée. À un autre moment, il n’y manquait que des gondoles et de la mauvaise odeur pour que l’on se crût à Venise; enfin de l’île de Caprée, dans le golfe de Naples, elle avait eu «n’est-ce pas, Hector?» une impression analogue; il est vrai qu’il y avait le Vésuve en plus…¶ Hector
  133. sa jeune femme avec complaisance et
  134. ; une pointe d’admiration perçait parfois la surface terne de ses yeux, et il souriait de temps à autre en montrant des dents magnifiques
  135. On avait la certitude, en l’apercevant, qu’il n’avait jamais pensé à rien.¶ Chaque fois que le soliloque de Mme de Chandoyseau venait aux oreilles de la table d’hôte, un léger sourire effleurait les lèvres, et la conversation reprenait doucement par un chuchotement où l’on parlait en diverses langues du jeune couple arrivé tantôt derrière le carrosse de la Reine.
  136. qu’elle s’attachait aussitôt par la chaleur de ses remerciements
  137. ,
  138. près de son groupe sans cesse grossissant, et
  139. tout net
  140. dont le physique étrange l’avait intriguée pendant tout le repas, et qui, quant à lui, ne parut pas seulement la reconnaître.¶ Elle
  141. demeura glacial. Pourtant il dit entre ses dents:¶ – Je connais surtout l’Espagne et
  142. Cette parole tomba comme de l’huile sur le feu, et, en face de la tête glabre et immobile de l’Anglais, Mme de Chandoyseau se livra à une improvisation qui eût déridé toute espèce de créature vivante, hormis celle précisément en l’honneur de qui elle était faite. Elle devina qu’il était un grand artiste; elle dit qu’il ressemblait à William Morris qu’elle avait visité à sa maison de Kelmskott.¶ – Qui est-ce que ce Mr William Morris? demanda tout à coup Lee, qui n’avait pas ouvert la bouche, et du plus grand sérieux.¶ – Ha! fit Mme de Chandoyseau qui faillit se pâmer, délicieux! adorable!… Il ignore l’Angleterre et William Morris… Mesdames, dit-elle en s’adressant tout autour d’elle, voilà l’homme le plus charmant que j’aie vu; c’est l’esprit le plus extraordinaire!…¶ Et elle décrivait à tort et à travers, à qui voulait l’entendre, les tapisseries décoratives, les papiers peints, les cretonnes et jusqu’aux poèmes dont le célèbre préraphaélite William Morris dota l’art contemporain.¶
  143. ; on ne tarissait pas en expressions laudatives
  144. celui-ci
  145. ¶ – Tenez, dit Dompierre, en penchant un peu la tête sur le côté et en indiquant du doigt l’Anglais, le voilà qui allume son cigare…¶ – Il allume son cigare! répéta avec complaisance Mme de Chandoyseau.¶ Et les mêmes mots béats et creux errèrent sur la bouche de plusieurs femmes qui jusque-là n’avaient pas fait attention au poète et qui penchèrent toutes un peu la tête sur le côté en le contemplant avec une sorte d’attendrissement.¶ Mme
  146. :¶ – N’empêche, dit-elle, que votre ami est laid comme un péché!¶ – Chut!… vous allez vous mettre mal avec ma compatriote, et j’ai le plus vif désir de vous voir toutes les deux en bons termes.¶ – Ah! ah! fit-elle, et pourquoi, s’il vous plaît?¶ – Parce que!…¶ – Oh! oh! vous voulez faire le mystérieux, vous aussi, pour qu’on vous regarde en penchant la tête quand vous allumerez votre cigare;… ça ne vous va point!¶ – Pas plus qu’il ne vous va de plaisanter!…¶ – Mais, fit-elle, cela m’arrive quelquefois;… prétendriez-vous?…¶ Le jeune homme prit un ton si grave et si suppliant que le seul mot qu’il prononça équivalait au plus franc et au plus passionné des aveux:¶ – Je vous en supplie, dit-il,
  147. avec moi!¶ – Ah! dit-elle, comme si elle venait d’être frappée violemment
  148. Et quel prix elle eût contenu cette fois-ci!
  149. était assis à une table de jardin, et prenait tranquillement son petit verre de liqueur.¶ – Monsieur de Chandoyseau, dit sa femme, je
  150. la signora Belvidera, devant qui le divin Raphaël se fût mis à genoux, et Monsieur Dompierre qui est l’ami de l’homme le plus étonnant du monde.¶ Gabriel s’inclina pour ce que le titre dont on le parait avait de flatteur pour son ami, tandis que M. de Chandoyseau, qui n’admirait pas d’autres femmes que la sienne, rendait un salut de politesse à Mme Belvidera.¶ – Monsieur, dit-il, en s’adressant à Dompierre, vous êtes artiste, évidemment?¶ – Ma foi, non, monsieur; je vous avouerai que je consacre tous mes soins à l’étude de l’économie sociale, et j’ai passé d’austères journées sur les tables de la statistique…¶ – Tiens! tiens! dit M. de Chandoyseau, eh bien! à la bonne heure! je suis enchanté, monsieur, de vous connaître. Entre nous, fit-il, ces fameux artistes sont pour la plupart des farceurs!…¶ – Comme vous dites vrai!¶ – Chut! faites attention, je vous préviens que vous ne plairez pas à ma femme.¶ – Ce serait un vrai chagrin pour moi.¶ – Allons! allons! asseyez-vous! nous arrangerons cela! Que prenez-vous? La meilleure chartreuse italienne ne vaut pas l’eau sucrée… Voici de la chartreuse d’Ema, de la chartreuse de Pavie?…¶ – De celle de Grenoble.¶ – Ha! ha! fit-il en montrant ses dents blanches, vous ne vous en laissez pas accroire, vous, monsieur le statisticien! Vous ne donnez pas dans tous ces flacons! Ma femme, figurez-vous, en a emporté de Pavie une pleine malle: c’est joli, ça paie de mine, c’est bien tourné, on y mettrait des fleurs; c’est du trompe-l’œil, comme on dit ici. Ma femme, ajouta-t-il, est une femme supérieure; l’activité de son cerveau se répand sur tout, et dépasse quelquefois la mesure. Elle se fatigue; elle se tuera; oui, monsieur, elle mourra sur la brèche. Combien de fois lui dis-je: «Herminie, n’allons pas à Bayreuth cette année-ci! Herminie, la maison d’art de Bruxelles se passera bien de nous! Herminie, voici un article de M. Octave Mirbeau qui affirme que vos Anglais ne valent plus rien: laissons cette année les musées et les cottages préraphaélites!¶ – C’est que… vous partagez toute la peine
  151. Voilà! précisément!… Certes, il faudrait que j’eusse les jambes coupées bien ras pour ne pas l’accompagner, et ne pas la soutenir dans son œuvre de femme intellectuelle, et c’est un plaisir pour moi, oui, un réel plaisir, d’autant plus, après tout, ajouta-t-il, en souriant avec modestie, que je ne suis pas
  152. fait une ganache, et que je prends ma part d’intérêt à sa vie artistique… Mais, monsieur, il faut vous dire qu’il y a la terre de Chandoyseau, en Anjou, où je n’ai pas mis le pied depuis cinq ans sonnés, faute de vingt-quatre heures de liberté pour prendre un billet d’aller et retour. Les fermiers paient mal; les vignes dévorées ne sont pas renouvelées, les métayers me volent; mais c’est l’exhibition d’une diseuse, à la Bodinière, par un conférencier favori! c’est une représentation d’Ibsen ou de Bjonstierne Bjönstorn! c’est une entrevue acceptée par le dernier prêtre défroqué, par la prophétesse ou le cardinal-archevêque! c’est une messe bouddhique, un duel de poètes, un pas de quatre aux Folies-Bergères!… que sais-je? On n’a pas le temps de vivre, monsieur…¶ – Notre époque, dit Dompierre, en s’efforçant de dissimuler son sourire, est en proie à une trop vive surexcitation cérébrale.¶ – Bravo! monsieur, s’écria en battant des mains, Mme de Chandoyseau, qui avait saisi ce mot au vol; bien que vous ne soyez pas artiste, monsieur, vous comprenez, oui, je suis sûre que vous comprenez ce mouvement magnifique, cette renaissance, cette envolée… oui, oui, vous comprenez!¶ – Je m’y efforce, madame.¶ – D’ailleurs, votre admirable ami semble avoir pour vous la plus grande considération… Et vous, madame, dit-elle en se retournant vers Mme Belvidera qui, un coude appuyé au dos de sa chaise, avait pris la pose des majestueuses madones rêveuses
  153. , et vous, qui habitez Florence, ce cœur du monde des arts, ah! quelle vie intense, quelle existence
  154. j’imagine que l’on doit mener dans la braise même de ce foyer!…¶ – Mon Dieu, madame, dit la Florentine, c’est peut-être parce que je suis née et ai grandi au milieu d’un si grand nombre de chefs-d’œuvre, que j’ai moins de fièvre à les contempler. Ce n’est pas sans doute un bienfait de la Providence, que de nous faire
  155. au monde à Florence ou à Rome; car les plus grandes merveilles vous y deviennent si familières qu’on les regarde simplement avec plaisir, comme on le fait par exemple pour ce beau paysage…¶ – C’est une petite femme délicieuse! dit Mme de Chandoyseau d’un ton de supériorité indulgente.¶ Puis elle toisa Mme Belvidera et le jeune homme. On vit poindre une lumière dans la goutte d’eau grisâtre de ses yeux. Évidemment elle les jugeait aussi niais l’un que l’autre; Mme Belvidera pour n’être pas enflammée par les arts, et lui, parce que n’étant ni peintre ni poète, il ne faisait seulement pas profession d’être dilettante. Elle en éprouvait tout le plaisir secret qui peut affecter les femmes de son espèce, chez qui la vanité compose toute la vocation artistique.¶ Et s’adressant à Dompierre avec un soupir, et sur le mode désespéré que prennent messieurs les professeurs aux examens, en faisant la grâce d’une dernière question au candidat jusque-là malheureux:¶ – Monsieur, aimez-vous la musique?¶ – Je n’en suis pas bien sûr, car je ne me sens parfaitement heureux qu’en entendant de la musique comme celle qui nous arrive de là-bas, du milieu de la nuit, sans doute sur une barque voguant au clair de lune
  156. en se relevant soudain, c’est la belle Carlotta!
  157. , avec la marchande de fleurs des Borromées
  158. . Eh bien!
  159. ; on se leva. Mme de Chandoyseau eut l’œil piqué d’une nouvelle flamme en regardant l’Italienne et Gabriel debout l’un près de l’autre. «Voilà deux gaillards, pensa-t-elle, qui sont bâtis pour se comprendre sans le secours du saint-esprit, et il est bien heureux qu’ils n’en aient pas besoin, car ils risqueraient d’être longtemps sans échanger leur pensée de derrière la tête!…»
  160. Vous, dit-elle, en regardant les jeunes gens, je vous permets d’en faire autant; je joue le rôle de maman…¶ Mme
  161. tous les deux
  162. , à une certaine distance de leurs chaperons, et sans se donner le bras.¶ – Votre Parisienne me déplaît beaucoup, beaucoup, dit Mme Belvidera; de plus, je la trouve impertinente, avec sa manière de vous dire: «Donnez-vous le bras!»¶ – C’est une «mondaine», elle est gâtée par la mauvaise fréquentation.¶ – Vous avez un singulier monde!¶ – On ne parle que de celui-là.¶ – Mais, ajouta-t-elle en souriant, vous me devez au moins des excuses pour m’avoir engagée à la fréquenter…¶ – Je les mets à vos pieds, madame, mais je vous prie encore de la fréquenter…¶ – Ah! c’est un peu fort!¶ Ils ne trouvaient plus rien à dire, ils étaient parvenus jusqu’au bord du lac sans avoir rejoint leurs nouveaux amis.
  163. Le souvenir de
  164. sur le lac leur reversait son charme puissant, et l’image de leurs deux personnes, qui forcément s’y mêlait, bénéficiait de la séduction qu’avaient éprouvée tous leurs sens.¶ Il tendit le bras, presque instinctivement, à la jeune femme, et elle y suspendit le sien. L’idée leur vint sans doute en même temps, qu’ils venaient d’accomplir ce à quoi ils avaient trouvé tant d’impertinence à être invités par Mme de Chandoyseau, et ils se regardèrent en souriant.¶ La provocation de cette pimbêche de Parisienne leur valait de mêler à ce premier et si prompt témoignage d’intimité, un menu brin d’ironie qui les sauva de l’embarras dont est suivi d’ordinaire un aveu passionné.
  165. avant que la grande chaleur ne fût élevée
  166. le pavillon de son pays.¶ – Non! non! lui cria-t-il, mettez aujourd’hui les
  167. autant qu’inoffensif.
  168. que j’aurais une grande envie
  169. . Croyez-vous que cela soit possible?¶ Il prit en riant le ton qu’avait Mme de Chandoyseau lorsqu’elle parlait de l’art mystique:¶ – Sphinge! dit-il, ô vous dont la pensée demeure un mystère et qui sondez miraculeusement les arcanes les plus profonds!… qui
  170. pas
  171. prononça-t-il à demi-voix.¶ Elle reçut toute la chaleur de son amour sans rejoindre les lèvres, et la trace d’une langueur heureuse éteignit seulement dans ses yeux la flamme du sourire:¶
  172. – Oui, oui, il y a des moments où l’on oublie les conditions de la vie et où l’on touche la vie elle-même dans sa plénitude, comme un résultat merveilleux… D’ailleurs on ne sait pas, non, on ne sait pas ce que c’est; on ignore ce qui vous passe par la chair et par la cervelle…¶ – Ça passe…¶
  173. Borromée
  174. D’autres fois il
  175. tout
  176. de
  177. on ne sait quelles facilités, quels contours arrondis, ou quelque chose de comparable à la caresse générale, tiède et savoureuse d’un bain.¶ Elle
  178. empruntait une sorte de légèreté au maniement de
  179. gauchement
  180. un peu en battant des narines. Elle lut dans ses yeux toute la pauvreté servile du chien qui marche à côté de son maître et jette sur la main qui le tient en laisse un regard d’esclave et d’amoureux. Elle
  181. comme une déesse pitoyable
  182. imprégnée du parfum de sa jeunesse et de ce matin enchanté
  183. une longue étreinte,
  184. et à cette pensée, elle
  185. très simplement, très sincèrement
  186. à ses pieds
  187. aux arbres courts, soigneusement rognés pour le souci de la vue du lac
  188. , d’un ton de religieuse admiration
  189. , voilà des moments inoubliables…¶ Il fit signe qu’il pensait comme elle.
  190. Vous êtes, je crois bien, le premier homme que j’aie rencontré, et qui soit capable de ne pas interrompre d’un mot la grande émotion que l’on éprouve à côté de lui…
  191. par ce «quelqu’un»
  192. , et qui lui avait paru si loin, dans la première exaltation, que son image, vraiment, ne l’avait pas atteint un seul instant
  193. Cette question si tôt venue d’ordinaire à l’esprit de qui s’éprend d’une jeune femme mariée, avait été étouffée chez lui par la farouche, absorbante et soudaine passion que la Florentine lui avait inspirée.
  194. la limpidité de
  195. léger
  196. tout en continuant d’ouvrir de larges yeux dans le vide,
  197. plantée
  198. superposées
  199. à la secousse du sol,
  200. habituellement mate, et sur les tons de paille, illuminés de soleil de la garniture intérieure de l’ombrelle, sa figure prenait une extraordinaire animation
  201. terrible
  202. grande
  203. et lourd
  204. complète
  205. là-dedans! dit-elle.
  206. gras sans doute
  207. rideau de
  208. , sans que personne y eût mis la main,
  209. . Tout le monde trouva l’à-propos excessivement drôle, car on n’est pas difficile sur la qualité de l’esprit au cours d’une excursion botanique
  210. facétieux
  211. et sans se douter que sa plaisanterie médiocre avait
  212. imprimé par ce satané bonhomme à la portière naturelle
  213. barbu
  214. l’
  215. , en la repoussant
  216. qu’elle produisait à leurs yeux, sa très jolie
  217. en courant,
  218. réciproquement
  219. , alors, serait une Scandinave?¶ – Ou une Parisienne au goût du jour… une artiste, peut-être, ou un jeune bas-bleu: «Solweg» doit être un pseudonyme.¶ – Vous croyez?¶ – En tous cas, si c’est une amie de Madame
  220. Ça, ce n’est pas possible.¶ – Peut-être que si, tout de même; cela dépend du degré d’intimité où elle est avec Madame de Chandoyseau…¶ – Mon ami, vous savez aussi bien que moi qu’il n’y a pas de degrés dans l’intimité de Madame de Chandoyseau: si cette petite est ce que vous croyez, elle ne tiendra pas sa langue. Madame
  221. .
  222. ma
  223. ma
  224. nous gardera une terrible rancune, pour deux raisons: d’abord parce que ses
  225. autre; ensuite parce que ce n’est pas elle qui nous aura vus la première dans cette attitude
  226. Nous
  227. dit-elle,
  228. , sans se préoccuper davantage d’autres visiteurs qui les croisèrent à plusieurs reprises
  229. qu’il semblait chercher sans le pouvoir découvrir à travers toute cette affluence
  230. beaux
  231. , épais
  232. jusqu’au delà du coude
  233. en face d’elles et
  234. dessin de
  235. de vingt ans,
  236. et s’apprêtait à l’essuyer
  237. bien
  238. elle reproduisait le geste qu’il avait en buvant; et
  239. – Herminie!… voyons, ma chère Herminie, faisait
  240. dont les plus achevés semblaient se reverser avec ivresse dans le calice de fleurs imaginaires où ils s’absorbaient à nouveau tout à fait. Tout cela
  241. sous un estompage nuageux. On ne le distinguait qu’avec de l’application et après une certaine accommodation de l’œil. Mme
  242. qui est une
  243. ,
  244. , inopinément;
  245. ; – je rêve beaucoup, surtout le matin – je rêvais à quoi donc?… est-ce que je sais? je rêve à tant de choses… Bref,
  246. donc! il y a quelque chose
  247. ! comme si je chantais
  248. Qui est-ce que je vois?
  249. Solweg? Mais après tout, c’est bien possible! je l’ai toujours si présente à l’esprit, la chère, que je crois avoir déjà parlé d’elle au moment où je vais prononcer son nom, et je ne voudrais tout de même pas que l’on trouvât que je rabâche…
  250. gracieuse
  251. .¶ Elle
  252. la dérobée ce qu’il pensait de la jeune fille.¶ – Vous croyez? dit-elle. Dame! vous connaissez mieux vos Parisiennes que moi; il faut que je m’en rapporte à vous!… mais
  253. ¶ – Vous ne trouvez pas qu’elle ressemble à sa sœur?¶ – Oui et non!¶ – Bast!… et puis elle s’appelle Solweg! Voyons, vous ne me ferez pas croire qu’une demoiselle qui s’appelle Solweg, et qui est la sœur de Madame de Chandoyseau, n’a pas couru les couloirs des théâtres soi-disant artistiques, les cheveux en bandeaux plats, en compagnie de petits pédants efflanqués, au front idéaliste et à la main cynique. Mais oui, c’est comme cela que ça se fait! et je vous parie que votre petite vierge a pour amie quelque peintresse ou sculpteuse sans gorge ni hanche et que l’on trouve dans son atelier posant elle-même, toute nue, devant la glace.¶ – Oh! oh! taisez-vous, vous êtes abominable… Eh bien! mais dites donc! je ne dîne pas avec ces gens-là, moi.¶ Il comprit la sottise qu’il commettait en s’excitant lui-même à abîmer une pauvre enfant
  254. pas, et dans le seul but de se vouloir persuader qu’il n’avait pas souillé des yeux purs.¶ – Je ne sais rien de ce que je dis, après tout; je m’emporte sans raison et très imprudemment… Madame de Chandoyseau est insupportable, mais elle peut bien être la plus honnête femme du monde. Les Chandoyseau sont…¶ – D’ailleurs, dit Mme Belvidera, je ne veux même pas savoir ce que je fais; je ne sais rien, moi, je ne pense à rien; je suis là, vous êtes là: je suis folle, je reste.¶ – Merci, et pardonnez-moi les vilaines choses que je vous ai dites. Mais, voyez-vous, je vous aime, Luisa, je vous aime! je voudrais vous aimer sans que personne pût en être choqué;… personne qui compte, entendez-vous? personne ayant un cœur, une intelligence pour vous apprécier et vous chérir, comprenez-vous? sans que personne d’ainsi fait enfin, ne vous diminuât dans son esprit. Tenez, par exemple, notre Chandoyseau, eh bien, ça m’est égal qu’elle pense ou qu’elle sache n’importe quoi; elle inventerait ce qui ne serait pas! elle n’est personne. Eh bien! je voudrais, au fond de moi, en ce moment-ci, que cette petite, qui sait, elle, qui a vu, je voudrais de tout mon cœur que cette petite, elle aussi, ne fût personne!… Alors tout ça me met la tête à l’envers.¶ Ah! ça
  255. dites donc! ajouta-t-il avec l’acharnement que l’on met dans ces cas de suggestion volontaire
  256. comme cela
  257. ; cette fois-ci, en tous cas, cela vous eût épargné un jugement téméraire à l’encontre de cette jeune fille qui m’intéresse, je l’avoue, je ne sais pourquoi.
  258. vous n’écoutez jamais
  259. même pas la première minute, car elle
  260. soudainement
  261. Solweg. Antonius n’avait pas prévenu parce qu’il sait l’affection qu’a la sœur aînée pour la cadette, et qu’il était certain de l’heureux effet de cette surprise
  262. – Et Antonius?…¶ – Antonius a filé tout droit sur Venise. Ce n’est pas un homme qui a du temps à perdre.¶ Mme
  263. proprettes
  264. Eh bien! eh bien! qu’est-ce que c’est que ces bavards-là!
  265. n’est-ce pas, Hector?
  266. je m’attendais à ce
  267. inexactitude!¶ – Cela indique un sens approfondi de l’Écriture en même temps qu’un esprit observateur et fortement plié à la logique.
  268. ¶ – Herminie! voyons, est-ce que c’est bientôt fini? soupira M. de Chandoyseau en fichant un coin de sa serviette dans la large échancrure de sa chemise de flanelle blanche; ma chère amie, je meurs de faim, et Solweg a passé la nuit en chemin de fer…¶ – Mais non! mais non! interrompit Solweg, dont l’organe était assez agréable, je n’ai pas passé la nuit en chemin de fer!¶ – C’est ta sœur qui me l’a raconté, fillette; à moins qu’elle n’ait pas compris ce que tu lui as dit…¶ – Elle n’a pas compris ce que je lui ai dit: nous sommes arrivés à Milan hier soir, nous avons dîné à l’Hôtel de la Ville où il y a un portier qui ressemble à M. Casimir-Perier, en un peu moins distingué, mais plus savant, certainement, car je me suis amusée pendant vingt minutes à l’entendre parler anglais à droite, allemand à gauche, italien en se retournant du côté d’un facchino, tout ça pendant qu’il nous donnait en très bon français toutes sortes de renseignements sur l’heure des trains. Je ne voulais plus sortir, tant j’avais de plaisir à voir ce portier, quoique Antonius voulût me faire voir le Dôme au clair de lune.
  269. qui était si admirative du polyglottisme d’un portier d’hôtel
  270. dans la grotte
  271. Il épiait le moindre de ses mouvements au son de sa voix ou de la voix de Mme Belvidera. Il espérait qu’une question brusquement posée à propos de n’importe quoi, que le seul mot de «mademoiselle» par exemple, à elle adressé soudain, de la part de l’un ou de l’autre des deux amants, allait lui révéler son secret par le tressaillement de sa paupière.
  272. ; il eût été jusqu’à mettre dans le sien du cynisme, pour en éprouver le résultat. Il
  273. ses yeux
  274. Ils le désappointèrent par leur
  275. . Ils n’étaient pas plus gênés que par le regard d’un étranger quelconque. Elle ne semblait même pas comprendre qu’il affectait de la regarder. Il pouvait en conclure soit qu’elle était une enfant très innocente, soit qu’elle avait déjà toute la puissance de dissimulation, toute la maîtrise d’une jeune femme du monde sur l’expression de ses sentiments.¶ Elle parla peu, mais il supposa qu’elle était comme tout le monde étouffée par la loquacité de sa sœur. «Elle parlerait comme sa sœur si elle en
  276. le loisir, pensait-il; elle lui ressemble assurément, quoiqu’elle soit mieux, mais cette différence tient à sa jeunesse…» Enfin il n’y avait pas jusqu’au timbre de sa voix, qu’il trouvait pourtant agréable, où il ne reconnût l’accent de sa sœur. Sa conclusion fut qu’elle était une petite fille très forte.¶ Le déjeuner était assez avancé
  277. en même temps que Mme Belvidera et Dompierre,
  278. Combien de fois avait-elle avoué sous le sceau du secret, aussi bien à l’Italienne qu’à son jeune compatriote, que son âme était tout entière absorbée par cet être insaisissable qui la traitait comme une servante, et qu’elle considérait comme un dieu! Cependant elle
  279. durant
  280. , et nous sommes là, ma maîtresse et moi, à nous torturer la cervelle inconsidérément; cela n’en vaut pas la peine
  281. Lee
  282. Le fait, l’acte isolé, curieux ou émouvant, ridicule ou tragique, pittoresque, amusant, tel enfin que celui dont l’humilité à peu près tout entière se nourrit l’esprit chaque jour; l’événement grave ou burlesque sur quoi toutes les langues s’exercent, le laissait à peu près indifférent. Il n’en prenait note que pour le lier mentalement à tel fait de même ordre, logé dans sa mémoire, et en tirer quelque considération, parfois étonnante par son apparente naïveté, souvent remarquable par son élévation. La conversation de la plupart des hommes lui était étrangère; il restait muet parmi eux, l’heure d’un repas, le temps d’une soirée ou la semaine d’une villégiature, sans paraître gêné aucunement par leur présence autour de lui, sans donner ni l’impression d’un timide, ni celle d’un méprisant, en réalité ne les voyant pas, ne les entendant pas, tant qu’un mot prononcé par l’un d’eux et s’élevant au-dessus des préoccupations contingentes, ne l’avait pas frappé. Alors, il s’éveillait tout à coup et partait en une série de considérations originales où l’auditoire à son tour le lâchait infailliblement.¶ L’esprit du commun des hommes est ainsi fait qu’il a besoin de s’étayer sur la stabilité d’un point d’appui palpable, matériel et familier, dont l’image évoquée vient au secours de la pensée débile; il nous faut partir d’un objet, d’un être ayant une figure et un nom, d’une personnalité. Aussi allons nous rarement très haut ou très loin, retenus sans cesse par le besoin de limiter l’application de nos découvertes à notre entourage immédiat, aux nécessités sociales momentanées, à l’heure historique qui s’écoule, en un mot à un cercle étroit. Notre vue se raccourcit et nous devenons des myopes à force de ne regarder qu’au plus près de nous.¶ Dante-Léonard-William était un homme pour qui le point de départ du jugement ne reposait ni sur le sol que foulait son pied, ni dans le panorama offert à sa vue dans le moment qu’il parlait, mais se mouvait, comme une barque idéalement rapide, selon le cours du long fleuve de connaissances accumulées par les siècles. Il en résultait chez lui une contradiction fréquente avec les conclusions de la plupart, ce qui le faisait traiter d’insensé par les personnes douées de sens commun; il en résultait d’autre part une sorte d’insensibilité, de désintéressement si total des gens et des choses, qu’une société se piquant d’être pitoyable, le prenait pour un monstre. Ajoutons que c’est une singulière revanche en faveur des grands originaux incompris d’une époque à l’âme mesquine, de passer pour des dieux vis-à-vis des gens les plus ridicules. C’est pourquoi Dante-Léonard-William était l’idole de Mme
  283. .¶ La pauvre femme, qui, grâce à son humeur volage,
  284. retombait dans un tourment très sincère toutes les fois que l’image de son héros se représentait à son esprit papillonnant. Elle
  285. sur le masque serein de sa figure de croyant
  286. ¶ On avait éprouvé quelque soulagement à parler de l’absent avec M. Dompierre qui était son ami, quelque chose de lui. Mais cet adoucissement s’était vite changé en aigreur, et l’on avait fait sentir au jeune homme le regret que ce ne fût pas lui qui fût loin, et Lee à sa place. En effet; ils étaient deux amis, pourquoi ne se trouvait-il pas que Lee fût ici et Dompierre perdu?
  287. agité
  288. de la surface du
  289. y
  290. encore trop chaudes où l’on souhaiterait
  291. Il n’avait senti ceci nulle part ailleurs que dans ce pays…
  292. huit jours d’
  293. naufragé, s’accrochant de-ci de-là, à tout ce qui avait une apparence de la pouvoir garantir du précipice où elle se sentait attirée par une puissance invincible
  294. toute
  295. :
  296. tourbillon, elle y était prise
  297. avait fini par fermer les yeux.¶ Ils
  298. , surtout
  299. moments où il mourait d’envie de se jeter à ses pieds en l’adorant
  300. et «Oui, je vous aime!»
  301. , courts et fébriles
  302. et tirée
  303. C’était le moment où ils commençaient à mettre presque de l’amertume dans leurs propos, où ils s’enfonçaient de petites pointes blessantes à plaisir.
  304. apporta une trêve à leurs escarmouches, mais
  305. faisaient
  306. instinctivement
  307. amie
  308. s’abandonnait avec l’intrépidité d’une source détournée de son cours naturel et que l’abondance de ses eaux familiarise promptement avec son nouveau lit. Il ne pensait pas à l’interroger; il n’avait pas le loisir encore de songer à son
  309. ou bien des heures,
  310. elle
  311. et ses paupières
  312. , et il était sûr qu’
  313. le moyen de
  314. , et vis-à-vis de son étreinte amoureuse. Les lignes de cette fraîche figure étonnée restaient imprégnées sur sa rétine, et le
  315. amour. J’en garderai un trouble ineffaçable.»¶ – Ha! ha! ha! se prit-il à faire presque tout haut, le trouble ineffaçable de la petite sœur de la Chandoyseau! ha! ha! ha!… Je deviens fou, à moins que je ne sois tout à fait sot!…¶ Il fit un bond en sentant deux mains se poser sur ses yeux
  316. monsieur le vilain homme qui venez ici vous cacher pour rire tout seul et qui ne voulez pas rire avec
  317. vous n’en pouvez plus,
  318. le
  319. debout
  320. Ha! ha! ha!¶ – Bon! tu ris comme au moment où je suis arrivée; qu’as-tu?¶ – Mais c’est ton «ange», ma chérie, qui me fait rire. Je croyais qu’il n’y avait plus d’anges; et voilà qu’il nous en vient un de Paris! C’est tellement inattendu!¶ – Mio, je ne vous aime pas quand vous riez comme cela. Cela ne vous va point. Il me semble que je vous entends chanter faux…¶ – Non! non! mon amour, mon cher amour! Je ne suis pas si méchant que tu crois. Seulement, pourquoi
  321. C’est très innocent et très naturel.
  322. , non pas un homme, mais
  323. Et, quand une femme est étonnée à votre sujet, c’est le meilleur signe que vous êtes dans la catégorie d’hommes dont je vous ai parlé.
  324. je ne sais pas, moi non plus. C
  325. , c’est absurde
  326. prit dans ses bras, le
  327. se connaît mal, où l’on
  328. trésor
  329. ; il lui semblait que la franchise de sa passion unique éclatait sur sa figure, était sensible au moindre de ses gestes. «Mon Dieu! que vais-je lui dire pour qu’elle n’emporte pas ce soir un doute sur mon amour, après les preuves d’amour qu’elle me donne, elle, et après qu’elle est venue là, si loin, toute seule dans la nuit, malgré sa grande fatigue?»
  330. très
  331. , Luisa! lui dit-il
  332. à
  333. , pouvaient ressembler à une aimable troupe d’ondines endormies sur la grève.¶ Au
  334. paix splendide, comme
  335. du coté de la Mère des îles
  336. ,
  337. de la nature même
  338. de beauté
  339. tout
  340. , puis lui remonta aux joues dont la chair lui semblait se rétracter sous mille petites piqûres
  341. sans doute
  342. qui dormait sur ses bras
  343. ,
  344. plusieurs fois
  345. ,
  346. Fort heureusement, le toit de coutil était resté tendu au-dessus de leurs têtes; il retira le bras de sous son précieux fardeau, et
  347. Il craignait que le batelier ne parlât fort et ne réveillât Mme Belvidera qui eût poussé les hauts cris.
  348. que l’on avait eu de
  349. de
  350. sur le lac ou
  351. et de nos fonctions sociales
  352. à la fois
  353. , avait distrait tout le monde
  354. dans la plus grande sérénité,
  355. Une femme qui n’aura pas dormi de la nuit à cause de lui, aura des battements de cœur à sa vue, et il oubliera peut-être de s’excuser d’avoir fait faux bond la veille au déjeuner qu’il avait accepté.
  356. gris
  357. au milieu même de son essoufflement,
  358. .¶ – Aoh! dit-il, je souis très satisfaite de vô trouver à côté de moâ, monsieur Dompierre; je aimé biaucoup le conversèchone. Voulez-vous caoser?¶ – Avec le plus grand plaisir, mon révérend; et malgré que l’eau me paraisse un milieu peu favorable à une conversation suivie…
  359. en prenant pied, et intrigué par le préambule du clergyman qui avait jusqu’alors manifesté pour lui tant d’indifférence qu’il était peut-être la seule personne à l’hôtel, à qui il n’eût pas passé subrepticement, en sortant de table, le petit «Testament» de poche, à reliure molle
  360. Allons donc, mon révérend, vous voulez rire! vous vous portez, je pense, aussi bien que moi, et tout le monde a bonne mine autour de nous.
  361. pour les âmes
  362. en sautillant dans l’eau
  363. Le jeune homme dissimula un besoin irrévérencieux de sourire, en faisant un plongeon, et revint se mettre à la disposition de son prédicant qui avait monté l’échelle et s’essuyait posément, assis sur le sable, au soleil.¶
  364. dit Gabriel.
  365. , monsieur Dompierre
  366. il faut trembler quand il prend le figuioure aimèble!…¶ – Si vous voyez le Malin sous les choses aimables, je suis inquiet, en effet, pour plusieurs personnes et pour vous-même, mon révérend! Le Malin vous a touché, je vous en préviens, je le vois qui vous touche, puisque j’ai du plaisir en votre compagnie… Et, entre nous, je ne sais ce qui me retient de vous dire le nom de quelqu’un qui me confessa que votre présence lui était un objet de délectation
  367. – Il ne convient pas d’introduire la flatterie dans une sujet aussi pleine de gravité, jeune homme. La flatterie c’est l’ouvertioure par où le Démon il entre dans le home; et là, une fois assise, il est terrible.¶ – Brrr! fit Gabriel malgré lui, à la seule représentation des ravages que le Malin pouvait causer dans le home du
  368. Lovely.¶ – Mèriez-vous!
  369. mèriez-vous avec une jeune miss de votre pays!¶ – Sans doute, sans doute!… mais je ne suis pas pressé.¶ Il avait rajusté sa redingote d’alpaga et il s’en alla en jetant encore la conclusion pratique qu’il avait promptement tirée de
  370. :¶ – Mèriez-vous, monsieur Dompierre, mèriez
  371. ¶ Celui-ci demeura un peu perplexe en réfléchissant au sens de la conversation du clergyman. Lui conseillait-il le mariage à l’instigation de quelqu’un qui avait un intérêt à ce faire? Avait-il eu vent de sa liaison, et déplorait-il qu’il fût l’occasion d’un scandale? Ou bien enfin s’était-il tout simplement épanché lui-même en tâchant de fournir à autrui les moyens de ne pas tomber, à son âge, dans les tentations brûlantes dont il avait peut-être à souffrir? Les trois hypothèses étaient également plausibles.¶
  372. Je souhaite, ajouta-t-il, que vous en fassiez le lectioure, car c’est une
  373. , composée de quatre femmes et d’une dizaine d’hommes,
  374. quasi
  375. personnes qui ne se lassaient pas de cette musique brûlante et de ces mouvements un peu bruyants,
  376. toujours
  377. autres
  378. seule
  379. . C’était le prix du scandale
  380. Prenez garde, dit-elle; il
  381. . Vous ne lui déplaisez pas assurément; et, bien que vous déconcertiez un peu sa sœur aînée qui lui tient lieu de maman, vous n’avez pas de défauts assez saillants pour ne pas lui représenter un parti sortable. Il y aura ou il y a déjà peut-être
  382. contre… ou pour votre intéressante personne
  383. Je n’aime pas ces plaisanteries-là!…
  384. énigmatique
  385. à cause de ce qu’elle a d’imprévu et d’amusant;
  386. ? Vous savez bien qu’il m’est très désagréable de vous entendre parler de tout ce qui n’est pas vous, votre amour, et l’espoir de le prolonger, d’y consacrer toute ma vie. De plus, vous savez qu’il y a dans ce cas particulier quelque chose qui m’est tout spécialement désagréable, qui devrait vous interdire même de l’envisager comme réalisable; faut-il vous rappeler la circonstance de la grotte
  387. Enfant! enfant! tout ça ne signifie rien, et cette circonstance est une chose qui pèse bien peu contre la détermination d’une femme. Qui sait? elle a pu même produire tout le contraire de ce que vous imaginez! Ah! comme vous nous connaissez peu!… Et vous me demandez pourquoi je vous parle de cela, moi?
  388. bien
  389. le plus?…¶ – Tout cela m’agace au plus haut point. Je préfère rompre toute relation avec les Chandoyseau!¶ – Ce n’est pas moi qui vous ai poussé à les connaître, mon ami.¶ – Eh! pouvais-je prévoir la chute de cette jeune fille au milieu de nous? Ah! tenez! je fais le serment de ne plus nouer de relations avec aucune famille, avant d’avoir posé les questions suivantes: Avez-vous une ou plusieurs fille, sœur, cousine, amie ou connaissance à quelque degré célibataire et ayant atteint l’âge nubile ou sur le point d’y parvenir? – Non. – N’avez-vous en aucune de vos entournures ni veuve, ni divorcée? N’avez-vous personne qui soit en instance de divorce, voire même de séparation de corps? – Non. – Eh bien! topez là, je suis des vôtres
  390. avec élégance au
  391. Mme de Chandoyseau, qui allait de groupe en groupe en parlant à tort et à travers, cogna familièrement de son face-à-main l’épaule de
  392. , pendant qu’il causait avec Mme Belvidera, et elle lui dit, non sans une pointe de méchanceté:¶ – À qui donc ai-je entendu dire que monsieur Dompierre était un valseur émérite? En tous cas, le bruit en est venu jusqu’à ma petite sœur qui le sait!…¶ Et elle passa, caquetant déjà plus loin.¶ – C’est un peu fort! dit le jeune homme à Mme Belvidera, j’ai envie de me sauver.¶ – Il est trop tard! fit-elle en riant, vous voilà pris dans le piège. Il faut que vous valsiez avec Solweg!¶ – Pas avant d’avoir valsé avec vous.¶ – Non, non! ne faites pas cela, je vous en prie; il n’y a jusqu’à présent que les jeunes filles qui dansent: allez inviter la petite Solweg, c’est moi qui vous l’ordonne; et je ne vous plains pas tant!…¶ Solweg parut fort surprise quand il la salua en la priant de lui accorder cette valse. Elle eut un mouvement d’hésitation infiniment bref, et le regarda un instant, bien en face, de ses yeux bleus. Elle les rabaissa aussitôt et lui donna le bras sans mot dire. Il était résolu à interpréter tout ce qui la concernait dans le sens le plus défavorable, et la première phrase mentale par quoi se formula en lui son impression première, fut: «Eh bien! décidément, ma petite, tu n’as pas froid aux yeux!…» Il ne se souvenait pas avoir vu jamais deux yeux se poser si franchement en face des siens. «Voyez-vous ça! continua-t-il, avec cette fatuité dont les hommes se départissent rarement, en présence du plus maigre encouragement féminin, vous vous dites, mademoiselle, que je suis un fêtard ni trop décati, ni trop bête, et qui mélangerait volontiers au plaisir qu’il goûte avec une belle
  393. , celui d’un flirt un peu hardi avec une fraîche peau blonde!… Ah! ah!… Votre sœur songe à vous marier, vous n’y voyez pas d’inconvénient, quant à vous; mais vous n’avez pas tant d’exigence!… Attends un peu! ma petite!»¶ Ils avaient fait plusieurs tours de valse en silence. Il remarqua qu’elle était fort légère et dansait admirablement. Elle avait un parfum délicat. Son bras qu’il soutenait de la main, avait une forme exquise; et, comme elle était dégantée, la finesse de sa main le frappa particulièrement. «Mon vieux! fit-il à part lui, tu n’as jamais eu moins de veine que de te trouver éperdûment amoureux juste au moment où une petite caille aussi douillette te tombe dans le bec; quelle délicieuse aubaine tu vas rater là!»¶ – Comme vous semblez être aimée de madame votre sœur, mademoiselle! Et je suis sûr que vous êtes son amie, au moins autant! Je parierais que vous avez les mêmes goûts!¶ – …Mon Dieu! monsieur!…¶ À part lui: «Mon Dieu, monsieur! ça veut dire que tu t’en moques des goûts de ta sœur, comme ta sœur le fait elle-même, en son for intérieur! Tu ne sais pas plus qu’elle quels sont tes goûts, ni même si tu en as. Seulement tu le fais moins à la pose que ta godiche de sœur: tu ne tiens pas à avoir des goûts. Bon! bon! laissons ça!…»¶ – Madame de Chandoyseau nous a tous séduits ici, mademoiselle, c’est une femme de l’esprit le plus charmant, et vous devez avoir à Paris de délicieuses relations…¶ Elle le regarda avec une moue très jolie et très intelligente au fond du bleu limpide de ses yeux, et sans répondre.¶ «Bien! bien! fit-il en lui-même, tu te dis que je te verse des banalités que tu trouves un peu longues pour un début! Tu aimes que ça ne traîne pas, toi; tu t’étonnes que je ne t’aie pas fait jusqu’à présent un compliment s’adressant directement à toi; ou bien que je ne t’aie pas pressé le bras dans ma main au lieu de lanterner dans les bêtises, comme un collégien. Eh bien! bernique, ma petite, tu peux te fouiller! je suis ici de corvée, moi, tu n’as pas l’air de t’en douter: on m’a commandé de valser avec toi, petite péronnelle, et je valse, et je valse, aïe donc! Je valse même pas mal, comme tu vois! ça n’est déjà pas si désagréable! il y en a qui s’en contenteraient!… Mais quant à faire l’aimable, le spirituel, ou bien quant à ouvrir le flirt, non, ma belle, non! rien de fait!… Ah! parce que tu m’as vu dans la grotte, parce que tu sais que je n’y vais pas par quatre chemins avec la belle Italienne, tu penses que je n’ai plus à me gêner avec toi: il y a presque une complicité, presque une connivence entre nous; et parce que tu me laisses voir que je te botte assez, tu te demandes pourquoi je n’y vais pas avec toi à la bonne franquette? Eh bien! non! non! Je continuerai d’être banal et décent: je te dirai des choses stupides et convenables; je ne presserai pas ton bras, malgré qu’il ne soit pas mal du tout, ça, je ne dis pas non!»¶ – Avouez, mademoiselle, que l’on vous avait trompée en vous disant que j’étais un valseur: mais je crois, en revanche, que je le deviendrais en dansant avec vous…¶ – Mais, monsieur, fit-elle simplement, personne ne m’a prévenue que vous fussiez un valseur… je m’en aperçois seulement…¶ – Ah! ah! c’est donc un tour
  394. ?…¶ – Comment! monsieur, que dites-vous?¶ Il se demanda un moment s’il aurait la cruauté de lui confirmer qu’il ne l’avait invitée que sur la prière de sa sœur. Mais il se sentait en veine d’infamies; il en eût commis de pires à l’égard de cette enfant, si l’occasion lui en eût fourni. Son amour pour l’Italienne le rendait enragé comme une bête contre tout ce qui pouvait avoir en dehors d’elle le parfum d’une simple galanterie.¶ – Mais, mademoiselle, reprit-il, il n’y a qu’un moment, madame de Chandoyseau me remplit de confusion en m’avertissant que le bruit de cette réputation était parvenu jusqu’à vous, et qu’il ne tenait qu’à moi de le démentir. La modestie me commandait de ne pas hésiter…¶ Elle rougit, et son joli bras eut une petite secousse nerveuse. Il ressentit une mauvaise joie de se venger de la sottise de Mme de Chandoyseau en humiliant sa petite sœur à son occasion. De plus, il avait conscience, par sa façon de brutaliser Solweg, d’éloigner de son idylle toute cette famille et de détourner définitivement de lui ces yeux bleus au regard imperturbable qui portaient toujours l’image de la grotte d’Isola Bella.¶ Il reconduisit la jeune fille à sa place et revint à la sienne.¶ – Maintenant, dit-il à Mme Belvidera, ai-je gagné le droit de danser avec vous?¶ – Vous avez gagné le droit d’être mis au ban de notre société, car il est clair que vous avez maltraité cette jeune fille qui vient de s’asseoir le cœur gros, blessée évidemment en quelque chose de très intime, et qui ne pourra être consolée que par sa bête de sœur dont la première parole va la faire sangloter.¶ – Vous prêtez à tout le monde votre sensibilité, et vous êtes d’une générosité incompréhensible envers cette petite que vous ne connaissez pas plus que moi!…¶ – Avouez que vous avez été méchant avec elle… J’ai suivi tous ses mouvements et les vôtres: je ne vous ai jamais vu une aussi mauvaise figure.¶ – Mais non: j’ai été seulement aussi banal et aussi sot que possible. N’est-ce pas même généreux de ma part, car au moins elle ne s’illusionnera pas sur la valeur du «parti» que je représente?¶ – Taisez-vous, je vous déteste, allez-vous en!¶ – C’est à cause de vous que j’ai fait ce que vous me reprochez!¶ Il la regardait
  395. grands
  396. du bout des dents, avec un sourire immobile et feint, sous les regards de tout le
  397. beaux
  398. – Allez-vous-en, je ne veux plus vous voir! dit-elle.¶ – Si! si! fit-il en se penchant
  399. ,
  400. ¶ Rien ne pouvait être à la fois plus comique et plus pitoyable.
  401. quand un regard étranger les rencontrait
  402. ,
  403. au monde
  404. Cet admirable mari n’y voyait point malice, et il était à cent lieues de penser que chacune de ses paroles tombait en l’esprit de son compagnon de promenade, comme les gouttelettes de la plus inflammable essence sur un brasier ardent. Il ne connaissait au monde que sa femme. Totalement étourdi
  405. de lui; l’esprit anéanti par son incessant babillage qu’il n’appréciait et n’entendait même plus; toute initiative paralysée d’avance
  406. simplicité naturelle du clergyman le préservant d’imaginer que Dompierre avait pu pénétrer le fond troublé de son âme, la
  407. nouveau dans le
  408. ,
  409. à prendre
  410. Le révérend en était-il actuellement à la période de lutte cuisante où le pécheur se débat contre la tentation; ou bien touchait-il une de ces phases d’accalmie légère que Dieu accorde par une bienveillance excessive, où l’horrible du péché disparaît et où l’on en savoure, une seconde d’ivresse ou d’hébétude, l’apparence enchanteresse?
  411. de l’impossibilité d’accomplir le péché; car évidemment cette femme tant admirée de son mari lui rendait estime et amour, et ne distribuait au dehors, – fût-ce aux plus tendres privilégiés – que le trop plein d’une exubérante bonté.
  412. , en veine de méchanceté,
  413. . Il poussait de temps à autre un petit bougonnement favorable
  414. principalement
  415. et insinuante
  416. Comme il se sentait emporté sur une pente irrésistible, il crut se modérer en ajoutant qu’il fallait se demander si l’excès dans la perfection ne contenait pas quelque chose de redoutable.¶ – Je le crois, en effet, dit M. de Chandoyseau, qui eût préféré, quant à lui, que sa femme eût «l’intelligence» moins vive et moins éparse, et lui laissât un peu de repos.¶ – N’est-ce pas, monsieur? reprit avec feu le clergyman interprétant la réflexion de M. de Chandoyseau dans son sens à lui, et s’imaginant que le pauvre mari pliait parfois sous le fardeau d’une trop tyrannique passion.¶ M. de Chandoyseau, qui n’entendait point subtilité,
  417. Le révérend Lovely s’attendrit; la compassion afflua à son cœur excellent et troublé. Il prit la main de M. de Chandoyseau et la serra. Dans ce moment-là, il se tut. C’était alors, assurément, que le besoin de confesser sa flamme se faisait sentir le plus impérieusement; et le pauvre martyr se clouait la bouche pour ne pas avouer au mari d’Herminie qu’une même flèche fatale les avait frappés l’un et l’autre et qu’ils pouvaient marcher la main dans la main, portant aux épaules le poids douloureux et cher d’une précieuse croix. Les larmes lui mouillèrent la voix quand il la recouvra. M. de Chandoyseau ne comprenait pas un traître mot à la scène; il se pencha du côté de Dompierre:¶ – Dites donc! fit-il, mais qu’est-ce qu’il a, notre pasteur?¶ – Il est trop bon; c’est une espèce de saint homme, quoique protestant!…¶ – Ah! çà! reprit-il, en élevant la voix, si nous fumions un cigare?…¶ – Volontiers! lança une voix qui leur fit à tous tourner la tête du côté du lac; et ils
  418. de la pitié.¶ Quant à Dompierre, personne ne croyait à la sincérité de son amitié pour le poète, attendu que sa profession, à lui, consistait dans l’étude de la statistique
  419. qui suivait certainement le cours de ses pensées, et ne se donnait pas la peine de le dévier, la femme
  420. amoureux
  421. c’est
  422. J’en ai connu bien d’autres! mais ce
  423. que celui-ci l’est
  424. très
  425. , en approchant la lueur de son cigare du cadran de son chronomètre.¶ – En effet, dix heures vont sonner dans quelques minutes; bonne nuit, messieurs.
  426. arbres;
  427. indiscret
  428. , ils
  429. plus meublée et
  430. touffu,
  431. s’
  432. noires
  433. en abondance
  434. avec
  435. Combien de fois tu t’es piqué ce soir contre les petites pointes? dit-elle en riant.¶ – Une fois seulement.¶ – Ce n’est pas assez, il faut trois fois au moins; comme ça tu ne me verras plus si bien quand j’arriverai: tu ne me verras que petit à petit; ce sera plus doux et meilleur. Je saurai bien me mettre en retard!¶ – Tu ne sauras pas!¶ – Ça ne m’est jamais arrivé?¶ – Jamais.¶ – Alors, c’est que je
  436. : ça
  437. , ma chérie,
  438. embaumait alors jusqu’à causer une soudaine et complète ivresse. Il la suppliait de ne pas lui donner sa bouche:¶ – Ce serait trop! non! ce serait trop!…¶ Elle se faisait un jeu de la lui imposer
  439. pourquoi?
  440. mon
  441. Il était tombé sur le banc; il lui semblait que tout à coup son sang s’écoulât, ou que son cœur se fût arrêté. Il se sentait
  442. qu’il éprouvait
  443. épouvantable,
  444. , devait arriver, inévitablement
  445. y
  446. à répondre,
  447. ¶ – Sur quoi?¶ – Bête, va!¶ – Sur quoi? sur quoi?¶ – Sur ce que tu voudras…¶ – Sur…¶ – Sur?¶ – Sur la tête de ta fille!¶ – Sur la tête de ma fille! dit-elle en élevant la main.
  448. Il fallait qu’il fût plus que cruel, mais tout près de toucher à l’ignominie pour oser réclamer de cette malheureuse, à propos de lui, un serment sur la tête de sa fille qu’elle adorait, et qui était entre elle et son amour coupable, comme un perpétuel trouble, peut-être comme un vivant remords.¶ Il la supplia de lui pardonner; il
  449. ! comme un animal sauvage
  450. une
  451. souple et craquant, et
  452. ,
  453. . Leur adorable petite fille était la récompense bien due à une union si exemplaire
  454. qu’elle connaissait depuis quinze jours
  455. courroucés parce qu’il s’occupait de sauver le peuple de Rome
  456. vieille bonne préposée à la garde de la demeure de
  457. l’étonnait,
  458. Et que quelqu’un en prononçât seulement le nom devant elle, lui donnait la sensation, jamais ressentie encore, d’une profanation.¶ Mais elle rejetait vite cette impression pénible, car elle avait le goût de sa personne, et elle ne voulait pas, à tout prix, elle ne voulait pas que quelque chose, en elle, lui répugnât. Allons! effaçons le présent: il ne tient pas; il s’effritera de lui-même, il n’aura pas de durée! Retournons à cette chère maison calme et heureuse!
  459. «Tu peux venir, Andréa, va, tu peux venir me chercher, prononce-t-elle à demi-voix, nous retournerons là-bas ensemble, et je me pencherai encore sur ton épaule… Est-ce que tu crois que j’ai cessé de t’aimer?…¶ «Est-ce qu’il le croit?» mais pourquoi dit-elle cela? Mais non! il ne le croit pas; il n’en a pas la moindre idée: il ne doute pas; il dit seulement: «Je viens! je viens, ma femme bien-aimée…»¶ Ah! ça
  460. ,
  461. Cela devient pour elle une idée fixe, de poser sa tête sur l’épaule de son mari. C’est la seule chose qu’elle désire au monde. Elle ferait sa tête lourde; elle ne sourirait même pas; elle garderait sa figure sérieuse, en fermant les yeux; puis elle relèverait doucement les paupières: «A-t-il tourné la tête? Me voit il? Ne me voit-il pas?… Ah! il m’a vue!» Alors on rit de tout son cœur! et il lui dit en la baisant: «Chatte! Chatte!…»¶ Eh bien, mais, non! cela n’est pas possible; ça n’arrivera plus jamais! ah! ah! ah! C’est bien fini! mes amis! Comment voulez-vous que cela se produise jamais de nouveau?
  462. , ne partira. Dans cette boule quelque chose d’inouï est inscrit. C’est elle-même qui l’a inscrit; elle le sait, elle le reconnaît parfaitement. Oui, oui, elle l’a voulu, on ne lui a pas forcé la main. Après l’avoir inscrit, elle a ri, elle a chanté, elle a été heureuse. Cependant c’était sa condamnation. Et du diable! par exemple, si elle sait comment elle a pu faire cela!
  463. Alors elle essaie de se réfugier dans son mal même.
  464. ; elle se fait douillette
  465. . C’est bien ce qu’elle a toujours ressenti de ce côté-là: c’est dans le vertige qu’elle a trouvé la raison de faire ce qu’elle ne comprend pas qu’elle ait fait
  466. une drôle de chose tout de même!¶ Est-ce que c’est de l’amour, cela? Comment voulez-vous demander à une femme si ce qu’elle éprouve est de l’amour, quand elle se précipite ainsi du haut du parapet? Est-ce qu’elle sait? Est-ce qu’elle réfléchit? Est-ce qu’elle étiquette ses sentiments? Plus tard, longtemps après, elle vous répondra; quand le temps aura passé et aplani le terrain, quand sa pauvre cervelle ne sera plus exposée à se pencher vers ces défaillances du sol qui appellent avec une insistance à vous rendre fou.¶ Que l’on songe, aussi qu’il est exceptionnel qu’une femme demeure à penser, envahie par une torpeur étrange, aussi longtemps que le fait Mme Belvidera, sans qu’un être humain, en passant, vienne s’emparer de son attention mobile. En vérité, si cela durait un peu plus, elle finirait peut-être par savoir si elle aime ou n’aime pas son amant!¶ Dieu merci,
  467. s’avance dans
  468. une grande mélancolie affine toute la chair de son visage et répand une ombre trop large
  469. ; n’est-ce pas un secours que la Providence lui envoie?
  470. Solweg, en l’apercevant, a pris cette figure froide, immobile et sans saveur qu’elle lui a déjà remarquée si souvent depuis le jour du déjeuner à l’Isola Bella. Solweg ne lui parle qu’à l’occasion de la petite Luisa, qu’elle aime. Dans toute autre circonstance, ce n’est pas le ciel que reflètent les yeux de cette jeune fille, c’est la grotte, la maudite «Chambre de Vénus» où une image ineffaçable s’est fixée sur sa rétine.¶ Solweg passe et salue simplement Mme Belvidera.¶ Celle-ci comprend et se rejette sur le dossier de la chaise d’osier. Elle ne souffrirait pas davantage si on lui avait craché à la figure. Elle regarde s’éloigner Solweg et elle n’a même pas le droit de lui en vouloir et de la haïr. C’est elle qui a déposé dans les yeux de cette jeune fille l’ineffaçable image.¶ Un mouvement nerveux lui fait froisser la lettre qu’elle tient à la main. Puis elle répare inconsciemment d’un coup d’ongle les brisures du papier glacé, et elle lit sous son ongle: «Je viens, je viens, ma femme bien-aimée…»
  471. toutes
  472. avec une expression de physionomie très curieuse
  473. une pour vous, une pour moi;
  474. ah! ça,
  475. ¶ – Parbleu!¶
  476. c’est la même chose
  477. Qu’est-ce que tout ça signifie?
  478. léger
  479. il ne s’apercevra de rien.¶ À peine Gabriel avait-il pénétré dans le hall, que Mme de Chandoyseau se précipitait à son encontre:¶ – Mais, enfin, vous, monsieur Dompierre, vous devez savoir le fin du fin de ces histoires-là!… Dites-nous ce qu’il y a de vrai; nous sommes anxieuses, nous palpitons!…¶ – Madame, dit-il, en passant en coup de vent, j’ignore absolument ce dont vous voulez parler. Excusez-moi: mon ami Lee m’a prié de l’aller prendre à l’heure du lunch…¶ Il trouva Lee dans sa chambre, fort éloigné de croire que tout l’hôtel était occupé de lui. Il se garda bien de l’en avertir, et le poète lui parla aussitôt d’un problème d’esthétique fort intéressant et dont traitaient plusieurs journaux d’art, à l’occasion du différend qui avait appelé le peintre Antonius Plaisant à Venise. Le sujet les échauffa tellement
  480. qu’ils furent en retard pour le lunch. Il en résulta qu’ils eurent, Lee et lui, des physionomies si naturelles en se mettant à table, que la clientèle de Mme de Chandoyseau exerça sa malignité en pure perte. Lee continua à manger posément, avec appétit; et il parlait avec ce calme et cette heureuse abondance que
  481. toujours un sujet pris à cœur.¶ Il s’agissait du rôle prépondérant ou non de la suggestion dans les arts. Il soutenait contre les objections de son ami, qu’en plastique, comme en littérature, l’idée suggérée était essentielle et suffisante à constituer l’œuvre d’art, fût-elle exprimée par une image imparfaite ou un pauvre style. Matière à controverses éternelles.¶ Malgré tout, Gabriel se laissait gagner lui-même par l’intérêt médiocre qui agitait autour de lui les cervelles, et dont il avait lui-même fourni innocemment le thème. Les manières de Lee l’intriguaient; sa vie mystérieuse ne pouvait le laisser indifférent, et les contradictions qu’il affectait dans ses appréciations de la femme, le rendaient, tout comme Mme de Chandoyseau, il faut l’avouer, «anxieux et palpitant» de déchiffrer l’énigme.¶ Il s’avisa que leur thème même du rôle de la suggestion pourrait les conduire à un chapitre moins abstrait que celui de l’art pur, et, sous l’influence amollissante de l’après-midi, tout en prenant le café à l’ombre tournante du bâtiment de l’hôtel, Lee descendit facilement, à l’instigation de son compagnon, à parler de la femme:¶ – J’ai plus de raisons de l’admirer que vous, dit-il, puisque j’admets la valeur propre de la suggestion, c’est-à-dire de l’impression, de l’image ou de l’idée suggérée, tandis que vous ne concédez de qualité véritable qu’à l’objet offrant, en soi-même, l’apparence d’une perfection. La femme est essentiellement imparfaite, au moral comme au physique, ainsi que je vous le disais hier soir, tandis qu’elle est éminemment suggestive de nos impressions les plus savoureuses, de nos plus harmonieuses pensées, de nos représentations imaginaires les plus parfaites. Sa vue donne l’idée du bien comme du beau. Elle est exactement équivalente à ce tableau d’exécution fautive qui divise en ce moment nos maîtres peintres à Venise, et qui a cependant tant de sens et donne l’idée d’une si touchante beauté qu’il a rallié tous les sentiments populaires et ceux d’un très grand nombre d’artistes…¶ – Pardon! la femme est quelquefois un chef-d’œuvre accompli…¶ – Taisez-vous donc! vous parlez avec des yeux d’amoureux, c’est à ne pas s’y méprendre. Je vous vois nettement regarder en ce moment l’image physique et morale que votre amour vous crée de toutes pièces, mais qui ne correspond pas, qui ne peut pas correspondre à la réalité. Pardonnez-moi si je vous blesse…¶ – Faites donc, je vous en prie.¶ – Notez que vous avez cent fois raison de juger ainsi. Mais je vous ferai remarquer en même temps l’opposition inattendue qu’il y a entre un statisticien et un poète, dans leur façon d’envisager la réalité du monde. C’est vous, statisticien, qui transposez l’objet réel en obéissant instinctivement à l’ordre admirable et généreux de la nature; et c’est moi, le poète, qui, sorti de l’obéissance aux lois naturelles par l’abus de la réflexion et l’usage de la transposition artificielle, ne puis plus idéaliser spontanément l’objet, et n’y réussis qu’après un effort qui m’entraîne, par la force de l’élan, à la généralisation, à la transposition idéale, dans laquelle l’objet en question a perdu à peu près tous ses traits caractéristiques.¶ Je m’explique: je ne reçois pas au contact d’une femme ce coup de folie qui fait d’elle à vos yeux un objet de volupté, un objet à part de tous les autres, presque à part du jugement. Je ne peux pas perdre la tête! Comprenez-vous ce singulier genre d’infirmité? Je juge et apprécie
  482. : dès lors il n’y a jamais de quoi s’enflammer, et je ne pourrais goûter de plaisir que par le secours d’une hallucination volontaire représentant une idéale image, laquelle voilerait complètement la personne enclose en mes bras. Telle est l’idéalisation artificielle, qui est mon lot; son désavantage est d’être consciente, de me laisser toujours très nettement apercevoir la nécessité de son emploi, par conséquent de m’imposer le sentiment de l’insuffisance de la femme telle qu’elle est, ce qui me rend mysogine en un sens, et d’autre part de me forcer à l’idéalisation à outrance, ce qui me permet de passer pour un poète de l’amour…¶ – Alors que vous ne pouvez pas l’éprouver!…¶ – Non! dit-il, je ne puis pas l’éprouver.¶ – En êtes-vous bien sûr?¶ – Je n’ai jamais pu l’éprouver.¶ En ce moment, sa figure prit une expression qui contrastait si violemment avec son ordinaire impassibilité, que Gabriel ne put retenir un mouvement de surprise. Son masque glabre, à la fois très osseux et charnu, accusa des traits qui n’étaient que ses traits habituels, bien entendu, mais qui se soulignaient, s’accentuaient, comme si, sur les lignes d’un visage dessiné au crayon, quelqu’un passait rapidement un épais tracé à l’encre noire. Une profonde douleur secrète semblait lui labourer toute la chair, rétractant, desséchant tout à coup ce qu’il y avait d’élément jeune en sa physionomie, n’y laissant émerger que les saillies du squelette et le feu très ardent, mais étonnant, presque inhumain du regard. C’était si tragique et si clair, que celui qui en était témoin en frissonna. Il n’osa l’interroger davantage. Lee restait là, sur le dernier mot qu’il avait prononcé, muet comme une statue, mais livrant malgré lui le secret de sa grande douleur. Elle le rongeait évidemment, mais il la savourait encore; il la magnifiait en lui-même: il savait que le seul palliatif pour un être de son espèce, était de s’enorgueillir de son mal. Son mal même, il l’idéalisait à outrance… Son mal était de ne pouvoir pas aimer.¶ Il payait la rançon de l’idéalisme; sa nature d’homme se révoltait par moments contre l’orgueil de son esprit: l’une, presque étouffée, se soulevait désespérément dans un effort dernier; l’autre, implanté en maître, la piétinait et la refoulait sans merci.¶ Généraliser, idéaliser; ne concevoir que l’essence et le type, le divin, la Beauté: besogne admirable qui place assurément certains créateurs au rang de demi-dieux. On oublie ordinairement que ces facultés héroïques ne se développent qu’au détriment des instincts fondamentaux, les plus simples de la nature humaine, lesquels ne se laissent arracher qu’au prix d’une espèce de martyre.¶ L’être réel et particulier: l’homme, la femme, n’existait plus pour Lee qu’en tant qu’infime et misérable cellule de l’être synthétique et superbe qu’il lui fallait imaginer, et dont la seule représentation hantait les désirs de sa chair et se prêtait volontiers aux vastes élans de son affectivité. Cependant sa nature d’homme, sur quoi s’étayent en définitive tous nos plus célestes échafaudages, se mourait faute de cette misère: aimer une femme!
  483. non loin d’eux avec la petite Luisa,
  484. léger
  485. ,
  486. Lee
  487. l’
  488. lourdes
  489. vieux
  490. ce coup de folie, cette idéalisation élémentaire à quoi nous devons le désir,
  491. première fonction de la vie, et à défaut duquel nous prenons cet aspect de mort qui avait paru si effrayant, une minute, sur le visage de l’idéaliste
  492. vint se joindre au groupe dont faisait partie Mme Belvidera. Il voulait faciliter son départ, auquel toutes sortes d’obstacles pouvaient vraisemblablement s’opposer, et dont le moindre, à sa prévision, n’était pas celui de laisser sa petite fille.¶ Cette enfant méritait toute l’adoration dont elle était l’objet. Elle avait une intelligence précoce qui ne nuisait pas, ce qui est rare, à la grâce tout ingénue de ses manières. Elle était d’une tendresse excessive et ressemblait physiquement à sa mère, avec un penchant méditatif, une attitude réfléchie, qui donnait au velours sombre de ses yeux un dessous profond que sa mère n’avait pas.¶ – Alors tu seras sage, Luisa; et que feras-tu si maman rentre tard?¶ – Je penserai à toi.¶ – Mais non! mais non! il ne faut pas tout le temps penser à moi. Tu joueras, et tu iras te coucher.¶ – Je jouerai si tu veux, mais ça ne m’amusera pas.¶ – Pourquoi?¶ – Parce que je n’aime pas quand tu n’es pas là!¶ – Voyez-vous ça!¶ – C’est comme ça.¶ – Luisa! on ne parle pas ainsi à sa maman: on fait ce que l’on vous commande et on se tait.¶ – Je ferai, maman, tout ce que tu commanderas.¶ Et elle reprenait avec un petit air entendu et résigné un travail à l’aiguille dont elle s’acquittait à l’émerveillement de ces dames. Après un silence:¶ – Et s’il m’arrivait malheur pendant que tu ne seras pas là, maman? comme ça, il n’y aurait pas moyen de te prévenir? Il n’y a pas de télégraphe où tu vas?¶ – Voyez-vous, la petite coquine, dit madame Belvidera; elle veut savoir où je vais!… Mesdames, avez-vous vu une petite curieuse comparable à cette demoiselle?¶ – Mais c’est très délicat, c’est très gentil de sa part, dit Solweg. Il ne faut pas lui en tenir rigueur!…¶ – Tu sais bien, Luisa, que je vais voir Madame X… qui est en ce moment à Pallanza.¶ – Maman, tu ne me l’avais pas dit!¶ – Mademoiselle ma fille, je vous en demande pardon; dorénavant, je ne ferai rien sans vous prévenir!¶ Et après un silence, la petite reprenait avec une insistance très habile:¶ – Ça fait donc, maman, que s’il m’arrivait malheur, c’est chez mad….¶ – Ah! ça! mais tu es assommante avec ton malheur! En voilà des idées! Quel malheur veux-tu qu’il t’arrive? Et puis tout cela c’est de l’entêtement! mademoiselle n’est pas contente parce que je ne l’emmène pas, voilà! Tu sais bien que je ne veux pas que tu reviennes tard, en bateau… Enfin, assez, n’est-ce pas?¶ C’était la première fois que Gabriel la voyait parler un peu durement à Luisa. Il partageait toute la souffrance qu’elle en devait ressentir et l’aimait de faire cela à cause de lui. Mais il craignait la crise que cette contrainte pouvait amener et la réaction possible, l’abandon soudain du projet. Il fallait ruser avec une ténacité très dure contre l’extrême finesse de la fillette. La mère l’aimait à la folie, et il ne pouvait s’empêcher d’admirer et d’aimer cette enfant trop gracieuse et trop intelligente qui guerroyait contre lui avec des roueries de diplomate.¶ La petite avait renfoncé quelque temps une larme; puis, voyant qu’elle ne pouvait la contenir, elle s’était levée précipitamment, et était allée se jeter sur les genoux de Solweg, pour qui elle éprouvait une grande amitié.¶ Était-ce un élan naturel ou une dernière ruse, la plus forte, assurément: l’emploi de la provocation à la jalousie pour attendrir sa mère? L’effet fut infaillible. À peine l’enfant recevait-elle les caresses de Solweg que Mme Belvidera allait la prendre dans les bras de la jeune fille, la couvrait de baisers, et fondant elle-même en larmes
  493. entraînait sa fille à
  494. hôtel.¶ – Et vous, monsieur Dompierre, dit à brûle-pourpoint Mme de Chandoyseau, vous ne faites pas de promenade aujourd’hui?¶ – Mon Dieu! madame, j’ai un assez grand mal de tête, et je pense que j’irai marcher sur la route, quand la chaleur sera un peu tombée.¶ Il était ému de la scène qui venait de se passer, et la question méchante de cette pie-grièche lui faisait légèrement trembler la voix. Il rencontra sans l’avoir cherché l’énigmatique regard de Solweg, qui était fixé sur lui au moment où il parlait.¶ Peindre ce qu’il y avait dans ces yeux est chose impossible. De l’anxiété, de la pitié, une sorte de douce remontrance, une exhortation involontaire, un chagrin réel, enfin, par-dessus tout, une complaisance, un fond de sympathie, simple, franc, éclatant d’évidence, qui luttait contre tout le reste, et semblait noyer tout le reste dans l’humidité limpide de ce regard bleu. Il avait eu bien des impressions, par le court moyen d’un geste, d’un regard, d’un seul clin d’œil; jamais il n’avait éprouvé dans un temps aussi court et par un moyen aussi simple, une émotion si intimement cuisante et si complexe. Le résultat, en lui, fut plutôt une sorte de colère contre cette jeune fille sérieuse, presque silencieuse au milieu du jacassement des femmes, et qui voyait dans ses faits et gestes, qui percevait clair comme le jour, en ce moment-ci, le double jeu de Mme Belvidera et le sien, qui lisait son mensonge sur ses lèvres, au moment où il le prononçait, qui avait lu le mensonge pénible de la jeune mère à sa fillette, et comprenait aussi nettement le merveilleux instinct de l’enfant luttant contre l’absence insolite de sa mère. Qu’est-ce qu’avait cette demoiselle à venir regarder dans ses affaires? Et sa sympathie par-dessus le marché! sa compatissante complaisance! sa gracieuse indulgence envers l’auteur responsable de cette tragi-comédie! qu’en avait-il faire en vérité? Il la trouvait énervante au suprême degré.¶ Il
  495. afin de dépister tout au moins la surveillance de Mme de Chandoyseau,
  496. fort
  497. , désespéré d’ailleurs quant à la réussite de sa soirée à l’Isola Madre. Il eut un véritable étonnement, en
  498. … Il ne joua donc qu’incomplètement la surprise qui était nécessaire, à cause des bateliers
  499. déserte
  500. , et après en avoir désespéré, lui donnait une folie enfantine
  501. les beaux tons de
  502. ces cuivres rouges et ces vieux ors qui donnent aux
  503. je ne vois pas
  504. l’on
  505. à faire ça
  506. qu’il y a
  507. grand
  508. cette forêt…¶ – Brrr! fit-elle, tout en courant et sautant sur le rivage étroit que l’eau venait battre doucement. Sans compter, ajouta-t-elle, que
  509. , çà et là,
  510. , sinon celui des oiseaux que leur passage effarouchait
  511. fit elle tout à coup,
  512. sans fin,
  513. uni et tendrement
  514. communique tant d’agrément,
  515. qui donne
  516. , que ce sont les bras nonchalants de ces belles personnes endormies.¶ Les portes étaient closes, au moment de leur arrivée: c’était une paix, un silence complets. On osait
  517. avec
  518. où je voudrais vivre!¶ – Il
  519. il
  520. au jeune homme
  521. !¶ Il lui
  522. l’ordinaire badinage
  523. que ça
  524. un peu
  525. retombantes
  526. extraordinaires
  527. de Pallanza,
  528. et charmante,
  529. tièdes
  530. les
  531. elles-mêmes
  532. grasse et
  533. :
  534. ,
  535. plates et moussues.¶ – Voilà quelqu’un, dit-elle, j’ai peur!¶ – Folle! dit-il, ce sont les paons!¶ En effet
  536. on vit
  537. qui
  538. évidemment
  539. aura le plus peur
  540. jaloux et
  541. J’espère toutefois que cet animal-là va nous laisser tranquilles!¶ Il parut gêné en les voyant et
  542. promptement
  543. ¶ – Tiens! fit-il, le vent nous a fermé la porte!
  544. se
  545. assez violemment contre
  546. qu’il croyait devoir céder aussitôt
  547. peut-être
  548. contre un danger
  549. étaient les
  550. qui
  551. à cette heure-ci
  552. qui débordaient
  553. songes les plus chimériques, que cette gracieuse idée ne leur paraissait pas folle.
  554. Pourquoi ne pas user de toutes les choses du monde qu’à la manière d’un tremplin qui vous élance vers le ciel?
  555. de la tournure de sa pensée. Il n’osait pas lui dire ce qu’il savait de la douleur intime de l’original ascète. Il n’avait plus le courage de plaisanter ses manies, et il allait essayer de détourner le sens de la conversation, lorsqu’ils entendirent un
  556. , et virent
  557. très
  558. très
  559. ,
  560. ! je gage que tu ne t’enfermes pas à double tour avec tes fleurs pour en tresser des guirlandes à la madone ou à ton saint patron
  561. , par la jolie fille,
  562. pour le moment en lui coupant
  563. parfaite
  564. , dans son inconscience
  565. , elle
  566. demeurées plus loin
  567. fit retourner, et ils distinguèrent une prise de corps assez violente qui avait lieu certainement entre la pauvre Carlotta et son soupirant jaloux…
  568. en un clin d’œil
  569. de celle qu’ils croyaient la maîtresse de Dante-Léonard-William Lee
  570. mon
  571. ; j’aurais vu ta chambre…
  572. Il n’y a pas de grands mots pour dire l’effondrement d’un homme qui, arrivé au faîte de la passion heureuse, en voit virer tout à coup le sens, et se trouve plongé dans l’incertitude complète du sort qui lui est réservé.
  573. , chose assez étonnante même, le nom du tiers revenant à l’ordinaire se placer entre deux amants avec une sorte d’insistance fatale. Il supposait que
  574. était dû
  575. parfaitement
  576. petit
  577. et par lequel
  578. lourdement
  579. ensemble de souvenirs si récents et liés à l’
  580. Comment ne s’était-elle pas montrée sensiblement autre durant cette journée, que les jours précédents?
  581. donc
  582. relations? Éprouvait-elle tout autre chose que de l’appréhension de l
  583. ,
  584. ¶ – Je vous demande pardon, mon ami, mon interjection ne s’adresse pas à vous; mais j’ai quelques ennuis…
  585. et ne s’interrompit point.¶ Le cœur du jeune homme battait à se rompre, en
  586. son
  587. , désormais accolée perpétuellement sous ses yeux à cet être qu’il était possible qu’elle aimât.¶ Il avait la figure décomposée; sa
  588. . Les premières personnes qu’il rencontra furent l’odieuse Herminie et sa petite sœur Solweg
  589. je vous eusse cru malade de loin, mais je vois que vous n’êtes qu’ému par les belles choses que vous dit Monsieur Lee. Que
  590. : «Ton valseur, ma mignonne…»
  591. de monsieur le
  592. oui, parfaitement:
  593. madame!
  594. Cette Chandoyseau, dit-il en reprenant le bras de Lee, est à piétiner.¶ – Oui
  595. mais ne
  596. – Certainement! certainement! fit Gabriel en essayant de se boucher les oreilles et en maudissant l’univers entier.¶
  597. presque complète, une fraîcheur
  598. on entendait le bruit sec du
  599. inertes et tombant
  600. Son cœur sauta à la pensée qu’elle
  601. évidemment
  602. tout
  603. se lever pour
  604. Il entendait au milieu du silence le battement précipité de ses artères, car, malgré tous les efforts de sa volonté, il ne parvenait pas à maîtriser l’émotion que lui causait l’attente de la scène inévitable. Il souhaitait qu’elle fût prochaine et il l’attendait impatiemment dans l’endroit où il était le plus probable qu’elle eût la plus prompte occasion de se produire.
  605. éprouvait envers lui.¶ Il essayait en vain de se raisonner.
  606. ne l’aimait pas. Sans doute! et telle est la conclusion du bon sens commun. Mais n’avait-il pas maintes fois observé les erreurs, – exceptionnelles à la vérité – de ces jugements instinctifs? Pourquoi
  607. à souiller
  608. se creusait la mémoire; il
  609. Assurément non.
  610. même
  611. , il avait plusieurs moyens inégalement graves de produire ce résultat fâcheux.
  612. et fuir
  613. fixé
  614. , forcément», lui répétait une sorte de voix intérieure.
  615. il aurait
  616. Puis, un mot inattendu, inouï, stupéfiant, fut prononcé presque à haute voix par le clergyman. Gabriel sursauta, mistress Lovely fut tout à coup debout, et Solweg, avec un à-propos admirable, toucha enfin le piano dont les notes harmonieuses couvrirent la confusion générale. Le révérend, dans un mouvement d’affolement, s’était oublié jusqu’à prononcer sur le ton le plus passionné le petit nom de Mme de Chandoyseau:¶ – Herminie!¶ Mistress Lovely, levée soudain, comme un spectre, empoigna son mari par le bras et l’entraîna dehors. Solweg n’interrompit pas la mélodie qu’avaient commencé d’égrener ses doigts agiles; sa sœur aînée n’eut pas un mouvement, et Dompierre renversa la tête en arrière sur le dossier de son fauteuil, dans l’attitude de la plus grande nonchalance, suivant des yeux, vers le plafond, les lignes brisées que décrivait la mouche bourdonnante.
  617. toute
  618. Sans hésitation, il tendit la main en disant qu’il connaissait M. Dompierre, par les paroles élogieuses que M. de Chandoyseau, dont il venait de faire la connaissance,
  619. pur,
  620. qui lui valait un peu l’aspect militaire classique, dans sa meilleure acception: honnête et brave. Cet homme-là pouvait manquer de clairvoyance vis-à-vis des mille replis de la perversité humaine; mais il devait avoir la plus grande lucidité dans les questions même ardues où la malignité et la ruse n’avaient pas de prise. C’est ainsi qu’il n’avait pas soupçonné la «gaffe» que commettait M. de Chandoyseau – à l’instigation de sa femme bien entendu – en prononçant l’éloge du jeune homme, parce qu’il était incapable de voir les dessous déloyaux; mais c’est ainsi qu’il avait senti et apprécié sur-le-champ la bonne foi de M. de Chandoyseau et reversait instantanément sur son jeune compatriote la sympathie que M. de Chandoyseau avait très réellement pour lui.¶ M. Belvidera
  621. provenant de la force et de la droiture de toute sa personne. Mme de Chandoyseau avait prononcé une fois en sa vie une opinion dépourvue d’arabesques superflues, en disant qu’il était «un homme très bien».
  622. Mme Belvidera, Mme de Chandoyseau et Solweg étaient autour du groupe et recevaient, chacune à leur manière, le contre-coup du drame muet qui se jouait en ce moment-ci par le fait de cette amitié naturelle insurmontable qui naissait et s’établissait, là, sous leurs yeux, entre deux hommes qu’un secret terrible pouvait faire s’égorger dans un instant.¶ Gabriel n’osait lever les yeux sur ces dames, à cause de l’assurance qu’il avait que le chevalier découvrirait son amour, dans le moment où il regarderait Luisa. Il était si éperdument épris et si malheureux que cet homme intelligent ne pouvait demeurer longtemps avant de discerner la sincérité de ses sentiments.
  623. Fut-ce un mouvement généreux qui inspira à Solweg l’idée d’entraîner sa sœur? Ces dames s’éloignèrent et ils furent au moins allégés de ces témoins étrangers.¶ Quelle devait être la torture de la malheureuse Luisa! Gabriel ne lui devait-il pas, lui aussi, d’abréger cette scène en se retirant, quitte à froisser M. Belvidera? Il allait le faire et il cherchait un prétexte pour s’en aller, rompu, meurtri, désespéré de la tournure des choses, quand le chevalier, par une fatalité du sort ironique qui gouverne le monde, s’excusa d’être obligé de le quitter pour son courrier politique et lui dit gracieusement:¶ – Je vous laisse ma femme.¶ Il n’eût pu être ridicule que si une sotte de l’espèce de la Chandoyseau se fût trouvée là au moment où il prononça ces mots. Tout le sublime du monde n’est devenu grotesque que
  624. imbéciles. Cet homme évidemment incapable d’un mensonge, d’une dissimulation, d’un mouvement douteux, faisait simplement l’honneur à sa femme, non seulement de ne la pas soupçonner, mais de ne même pas prendre garde que quelqu’un pût la soupçonner.¶ Les deux amants restèrent sans pouvoir se regarder.¶ Après un long moment de silence et d’embarras, Luisa dit avec une impatience dans la voix:¶ – Ouvrez donc! on n’y voit pas ici!¶ Il
  625. lui fit l’effet d’un réveil brusque à l’issue d’un mauvais rêve. Mais ce ne fut que pour lui donner plus vive la sensation de la réalité. Sans regarder encore Luisa, les yeux perdus dans
  626. leur amour, il lui dit:¶ – Je vais partir.¶ – Non! fit-elle avec assurance
  627. de délire
  628. et dont il lui semblait qu’il ne pût pas plus se passer que d’air et de pain
  629. ressentie dès les premiers jours à la vue de la «Sirène»; c’était un affaissement complet de sa personnalité, de son énergie, de sa conscience; il n’était plus qu’une chose fondue sous le rayonnement de
  630. rencontra le regard de la jeune femme abaissé sur lui et d’abord incertain, mais qui, en plongeant dans ses yeux, prit une assurance, une sérénité soudaines. Elle lui dit avec un sourire fin:¶ – Je savais bien que vous ne partiriez pas!¶ Puis elle tourna vivement sur les talons et s’enfuit
  631. durant
  632. ¶ Il excellait à organiser des parties qu’aucun autre n’eût osé mettre en train, à cause des dessous ténébreux qui minaient la petite société mais échappaient à cet esprit élevé et sain à qui la nature avait fait l’incomparable don de ne voir des choses d’ici-bas uniquement que ce qu’il est bel et bon de voir. Il ne s’attardait pas un instant à penser aux mille intrigues souterraines ordinaires à toute réunion, et qui ne pouvaient que le laisser parfaitement indifférent. Il pensait simplement au plaisir qu’il goûterait, sous un beau ciel et dans un lieu magnifique, entouré des êtres qu’il adorait et des amis, le plus nombreux possible, qu’il se faisait naturellement, à seulement se montrer, à ne dire qu’un de ces mots nets et nus, précis, justes et frappants, qui commandaient infailliblement la confiance absolue. Tous le suivaient, approuvaient sur-le-champ ses plans et combinaisons par le fait seul qu’il les avait lui-même exposés. Il n’y avait pas jusqu’à Dante-Léonard-William Lee, si rebelle à une influence humaine, que ce conquérant n’eût en partie soumis jusqu’à l’entraîner dans des promenades en caravane, contre quoi, en toute autre occasion, la nature du poète eût éprouvé la plus vive répugnance.¶ – Pourquoi donc vous plaît-il? demanda un jour Dompierre à l’Anglais.¶ – Ce n’est pas, dit celui-ci, que j’éprouve une amitié enthousiaste pour un homme aussi dépourvu du sens interprétatif du monde; mais c’est un homme qui est le monde même, en ce qu’il peut avoir de plus accompli dans sa nécessaire imperfection. Il ne prononce pas une parole qui ne soit – si vous me permettez d’emprunter une comparaison à la sensibilité – qui ne soit, non pas brûlante, mais chaude à la température normale de l’homme, c’est-à-dire qui ne me fournisse un exemplaire d’humanité toute pure, une mesure exacte de ce que l’homme, en général, ne dépasse pas; or vous ne vous imaginez pas combien cet appui ferme est utile à qui veut idéaliser sans être fou. Cet homme-là, continua-t-il, ne trouvera rien; n’inventera rien, parce que ces résultats supposent une opération de l’esprit qui lui est impossible: nier, ne fût-ce qu’un instant, le monde tel qu’il est; imaginer, ne fût-ce qu’un instant, un monde ordonné différemment; en un mot: dédaigner, détruire, puis créer, remplacer. Il gouvernera peut-être convenablement; il ne fera jamais une révolution salutaire. C’est ce qui fait qu’il ne choque personne, parce qu’il ne présente pas de nouveauté, et qu’il plaît à tous, parce qu’il est le meilleur type humain que chacun conçoive aisément sans prendre la peine d’imaginer.¶ – Mais, cependant, et son Œuvre du Transtévère, ne l’en avez-vous pas entendu parler?¶ – La belle affaire! Il soigne les malades! Des gens habitués de père en fils à vivre dans des quartiers ignobles, il les loge dans des maisons à cinq étages, avec eau, gaz, ascenseur, etc., dont les malheureux ne peuvent pas user: et il n’ose pas mettre le feu aux quartiers qu’il a dépeuplés, ce qui serait la seule besogne efficace! Ses Romains retourneront à leur taudis, où ils préfèrent avoir la fièvre et ne pas travailler. Il a ménagé la chèvre et le chou; il en sera officiellement récompensé, et les choses continueront à aller comme devant. Ce n’est pas là innover. Non, ceci coûte plus cher!…
  633. ,
  634. qui voulaient la voir friser en petits jets argentins le long de la coque blanche du bateau,
  635. ,
  636. vis-à-vis de sa galante amie, depuis son imprudence des jours derniers
  637. et
  638. et
  639. ,
  640. : il
  641. s’agripper au premier objet venu
  642. tout à fait
  643. . Elle avait une robe de soie noire et un boléro de la pourpre la plus éclatante entr’ouvert sur un jabot écossais où la jolie fille avait pris plaisir à trouver d’un coup toute la gamme des couleurs, fût-ce au prix d’un monstrueux assemblage. Elle portait au cou une chaîne et un bijou d’or. Un châle noir, à la mode du pays, était toutefois jeté sur cette richesse; mais elle avait hâte de le quitter
  644. des banquettes
  645. était agrémentée d’
  646. toilette et de sa contenance au milieu d’un monde élégant
  647. curieuses et
  648. , je n’en sais rien.¶ C’était dit sur un ton si nettement significatif de l’intention de n’être pas importunée, que personne n’osa insister
  649. autour d’eux, et qu’ils ne dévoileraient ni l’un ni l’autre, et dont ils pourraient effleurer tous les alentours, comme lui-même le faisait dans l’instant, sans laisser percevoir qu’il la sait, sans donner lieu à Lee lui-même de soupçonner qu’on a eu vent de son intrigue avec la marchande de fleurs
  650. , en ce moment-ci,
  651. liberté? C’est ce secret-là qu’elles appellent remords; mais qui n’a surpris la tendresse émue de leurs lèvres, à prononcer ce joli mot?¶ Lee ne perdait pas un pouce de sa dignité; il
  652. , contradictoire avec le sens ordinaire de sa conversation
  653. rose
  654. , lui accordant tout juste l’attention qu’il fallait pour qu’on ne remarquât pas qu’il ne lui en accordait aucune. En l’observant, au cours de ses pensées muettes, Dompierre avait, ce matin même encore, remarqué sur son visage, le passage rapide du masque douloureux qui l’avait frappé si vivement lorsqu’il lui avait fait l’aveu de l’impuissance de son cœur. Qu’éprouvait-il donc pour cette admirable fille, s’il n’était pas parvenu à l’aimer? Un attrait physique seulement? Mais au point de la combler d’or? Au point de ne pouvoir se séparer d’elle une nuit? Au point de la corrompre par des goûts de luxe qu’elle ne pourrait continuer de satisfaire lorsqu’il aurait changé de caprice? Au point enfin de la compromettre vis-à-vis de tout son village par ce voyage sans but avouable, qui aurait des témoins indiscrets et vaudrait à son retour, à la malheureuse, la perte de son fiancé et la honte? Ou bien ne trouvait-il, en vérité
  655. que
  656. Cette supposition à peine vraisemblable, étant donné un homme ordinaire, ne paraissait pas du tout incompatible avec la figure que Dompierre se composait de Dante-Léonard-William; elle s’accordait beaucoup plus que toute autre avec le prix qu’il semblait mettre à ne se pas séparer de celle qui lui tenait lieu véritablement de muse. Carlotta lui était du même secours que le clavier ou la corde sonore au musicien. Peut-être alors demeurait-il chaste en sa présence! peut-être les deux amants de la chambre des fleurs au palais rose, en sortaient-ils vierges.¶ L’invraisemblable, l’inouï, l’impossible! Mais les situations les plus ordinaires de la vie quotidienne abondent en faits qui méritent ces épithètes extrêmes. La vie est un perpétuel sujet d’étonnement, un fourmillement de surprises, un déroulement de phénomènes exceptionnels, une apparence continue de miracles. Il n’y a pas une famille, pas un couple de personnes dont l’intimité soudain dévoilée ne soit propre à combler de stupeur le témoin le mieux prévenu et le plus clairvoyant. Qui donc, à voir notre petit monde réuni ce matin dans l’espace que peuvent occuper deux banquettes, sur le pont d’un bateau à vapeur, se fût douté des dessous abominablement machinés des figures égalisées par la politesse ou, si l’on aime mieux, par le mensonge? Et quoi de plus baroque que ce troupeau rongé par l’amour, par la rivalité, par la méchanceté, par de sourdes haines, et réuni côte à côte, docilement, pour une partie de plaisir en commun, à la voix du seul homme, parmi eux, qui n’eût rien à cacher, qui essayait de leur verser son insouciance et son bonheur, et qui se trouvait – à son insu – le plus intimement intéressé à leur agitation secrète, puisque sa vie entière pouvait être bouleversée par un mouvement de la lave souterraine qui les travaillait?¶ L’amitié entre M. Belvidera et Dompierre s’accentuait de jour en jour. Celui-ci
  657. de l’éviter
  658. , pris au charme d’un naturel aussi rare et d’une droiture si précieuse
  659. parfois, et M. Belvidera avait dû prendre son émotion pour l’élan de sa sympathie
  660. la conscience de l’avoir souillée irréparablement. Il avait la
  661. t’aime, je
  662. : une âme d’homme fière, solide, et sans détours
  663. , que tu veux pour amis
  664. noble
  665. et naturel
  666. et prenant la jeune femme par le bras avec familiarité
  667. qui nous surprend en flagrant délit de flirt!¶
  668. , pour les séparer, et leur prit le bras à l’un et à l’autre
  669. était heureux de son ignominie; il ne la trouvait pas assez forte; il aurait voulu quelque chose de plus abject. Mais il ne fallait pas désespérer; l’occasion s’en offrirait tôt ou tard.¶ Cependant,
  670. fixé
  671. terriblement. «Je ne puis l’avoir, se disait-il, que moyennant des tours de force du genre de celui de cette après-midi, et par des audaces si basses, je m’aliène son estime; elle
  672. à rien;
  673. vivement
  674. que ça, dis
  675. Sais-tu que c
  676. ce que tu as fait là
  677. riait, riait, non plus de son rire de belle créature épanouie, mais avec une joie nerveuse quoique presque enfantine, où il y avait de la férocité
  678. Mais sans cesse, elle revenait sur cette question:¶ – C’est bien vrai, bien vrai, que tu ferais des choses atroces pour moi, pour l’amour de moi?…¶ – Mais pourquoi me demandes-tu cela, ma chérie? voyons, j’espère bien n’avoir pas besoin de faire des choses trop atroces!
  679. comme ça,
  680. , et qu’elle ne se compromît pas.¶ Enfin! enfin! il l’avait eue de nouveau, contre toutes ses craintes, contre toutes les raisons vraisemblables qu’il avait de se désespérer! Il
  681. , derrière la montagne
  682. véritablement, puisque ses vilenies ne ralentissaient pas son amour, et qu
  683. , bien déterminé à le convaincre de dîner avec tout le monde, à une même table, ainsi qu’il avait été convenu entre les membres de la caravane des «Îles Borromées»
  684. Et il attira tout de suite son attention sur un journal anglais contenant, à propos d’une réédition de Shakespeare, un article qui l’indignait à cause des âneries qui y fourmillaient.¶
  685. se redonner du ton en allant
  686. qu’il avait dû caser
  687. , car on l’avait perdue de vue à l’arrivée. Le jeune homme venait de faire la remarque que toutes
  688. qu’il avait lieu de soupçonner
  689. une accentuation soulignait sa coquetterie naturelle:
  690. Était-ce un indice de la nature de ses relations? Aimait-il, décidément, puisqu’il cherchait à plaire? À d’autres signes aperçus depuis quelque temps, tels que, par exemple, une plus grande facilité à quitter les hauteurs ordinaires de ses rêves pour descendre jusqu’à de modestes questions de personnalités, on l’eût pu encore supposer.
  691. , apercevant l’espèce d’illumination que produisait sur la figure de Dompierre le plaisir de son amour renouvelé
  692. il oubliait l’article du journal et
  693. avec fébrilité
  694. Le fameux mot qui l’avait fait tressauter quelque jours auparavant dans le salon de l’hôtel des Îles Borromées, retentissait ici avec toute la sourde frénésie de la passion honteuse et débordante.
  695. – Vous êtes fou!… entendez-vous? disait la jeune femme; mais vous ne voyez donc pas que ce que vous voulez est fou, archi fou!¶ Mais il tenait à la presser dans ses bras, il s’accrochait à elle avec une frénésie, un entêtement que rien n’eût interrompu.
  696. – Oh! fit-elle, par exemple! quel toupet!¶ Ce mot le frappa, il l’avait entendu moins d’une heure auparavant.¶ Et elle
  697. petit
  698. où il y avait plus de complaisance que d’indignation
  699. en souriant.¶ Puis elle s’élança, très légère, en sautillant, comme une fillette, sur les marches de l’escalier
  700. piteusement, et
  701. – Vous croyez?¶ – C’est évident: la nature a donné aux vieux amants une force qui, à elle seule, compense toutes les disgrâces de l’âge…¶ – Laquelle donc?¶ – Mais le cynisme, parbleu! C’est la flèche la plus redoutable que tienne en son carquois le fils de Vénus… J’ai vu des femmes s’abandonner avec des cris d’extase, aux plus répugnants personnages, pour la seule raison que l’audace de ceux-ci les avait rompues, brisées, réduites, dans la proportion même de sa monstruosité.¶ – Taisez-vous! taisez-vous! vous m’épouvantez!¶ – Pourquoi? craignez-vous d’être obligé d’en arriver là un jour?… ha! ha! ha!¶ – Est-ce que ces horreurs-là sont possibles?… de la part de certaines femmes, oui; de celles qui sont dépourvues de sensibilité, de délicatesse…¶ – De la part de beaucoup…¶ – Allons donc! on voit bien que vous ne savez pas ce que c’est que l’amour!¶ Dompierre comprit qu’il le blessait profondément, cruellement, dans sa plaie secrète. Lee se redressa pourtant, et, lui mettant la main sur l’épaule:¶ – N’interrogez jamais sur l’amour ceux qui aiment, si vous voulez obtenir un renseignement un peu fondé.¶ Il quitta Lee, convaincu qu’il commençait d’éprouver un peu l’amour, puisqu’il en parlait d’une façon si déraisonnable.
  702. ,
  703. comme c’est dommage de ne pas la voir ainsi, elle
  704. bien
  705. bien
  706. , elle est
  707. Figurez-vous, monsieur, que nous sommes très mécontents d’elle, en ce moment-ci; ne
  708. , il me semble
  709. . À seize ans, monsieur, je m’appelais déjà Madame de Chandoyseau; n’est-ce pas, Hector?¶ M. de Chandoyseau se rengorgea, dans un sentiment de fierté:¶ – Mais certainement, ma bonne amie!¶ – Sans compter, reprit Mme de Chandoyseau, que ces deux partis étaient, comme je le disais, des plus honorables.¶
  710. ; mieux vaut quelquefois le laisser passer, car il passe
  711. Solweg avoir des caprices! Plût au ciel qu’elle en eût! elle nous égaierait davantage; elle apporterait l’agrément de la jeunesse au milieu de nos relations; elle serait curieuse, nous la promènerions, nous lui ferions voir le monde entier! Mais non, elle n’a
  712. franchise que laissent les larmes qui ont coulé. Le rose de ses joues
  713. de la grotte d’Isola Bella. Le tourment d’avoir scandalisé une âme innocente, qui le prenait et le quittait depuis lors, alternativement, selon qu’il se faisait de la sœur de Mme de Chandoyseau une idée favorable ou non, ce tourment qui avait fini par tomber dans l’absorbante exaltation de son amour pour Luisa, qui s’était même mué en une sorte de rage haineuse contre la complaisance témoignée par la pauvre jeune fille, le ressaisissait ce soir, à la suite des quelques paroles de la sœur aînée lui éclaircissant
  714. caractère énigmatique de Solweg.¶ Solweg était-elle donc tellement dissemblable d’Herminie? N’avait-elle donc pas été élevée à la même école, formée par le même monde exécrable de snobs, de sots, de coureurs de premières représentations et de dernières esthétiques? Elle n
  715. goût à rien, disait sa sœur. Quelle merveille! À une époque où tous les goûts sont à la mode, quel n’est pas le prix d’une femme qui n’en a aucun! Elle avait, cependant, celui de vivre avec son frère, qu’il savait un homme d’un talent sobre et fort, ennemi des comédies et des intrigues. Ce choix ne dénotait-il pas la répugnance qu’éprouvait
  716. ? Il retrouvait ce soir le premier frisson que cette idée lui avait causé et il eût voulu essayer de racheter sa conduite envers cette enfant qui lui manifestait tant d’indulgence, qui était évidemment malheureuse, à cette heure, et que l’on torturait probablement depuis plusieurs jours, depuis le jour où il avait surpris son visage
  717. il était tellement agacé du
  718. , l’inquiétude, la jalousie amoureuse l’envahissaient si tyranniquement, que tout mouvement généreux ne pouvait qu’avorter, étouffé au fond de lui aussitôt conçu. Par contre, la méchanceté, le désir de faire souffrir autour de soi, de voir d’autres angoisses, d’autres blessures pareilles aux siennes, l’aiguillonnaient encore à être désagréable pour tous et spécialement pour cette petite dont la chair tendre semblait si propice aux piqûres! Mais il fallait surtout joindre aux divers venins qui l’empoisonnaient, le dépit de s’être trompé sur le compte de Solweg, la honte de l’avoir traitée comme une pimbèche vicieuse, comme une Parisienne en quête de flirt. Pendant le dîner, des sons de valse venus du dehors, lui rappelaient l’unique fois où il avait été la prier de danser, et où son silence, sa stupidité affectée, et peut-être le reflet extérieur des ignobles pensées qui l’avaient traversé alors, avaient dû le faire prendre par elle en si grande pitié que de là certainement venait cette mine d’indulgence dont elle l’accompagnait depuis, avec une persistance fatigante.¶ Il fut aussi peu
  719. que possible
  720. avait le cœur gros et elle
  721. qui lui donnaient un air enfantin. Il la défendit naturellement contre sa sœur qui lui faisait des remontrances un peu lourdes; mais il la défendit d’une manière si pointue que le bras qu’il lui tendait l’écorchait au lieu de la soutenir. Il n’avait en réalité aucune pitié; son amour-propre blessé lui tenait lieu de tout sentiment. Bientôt ses paroles aigres et ambiguës, les sermons monotones d’Herminie et l’énervement que versait la musique du dehors, produisirent sur la pauvre enfant un inévitable effet:
  722. tout à coup sa
  723. Vers la fin du repas
  724. hasarda l’opinion que le voyage ne leur était guère favorable, en général, et qu’ils eussent aussi bien fait de demeurer tranquillement à l’hôtel des Îles Borromées, où la cuisine était meilleure et la vue plus belle assurément, «n’est-ce pas, Herminie?»¶ – Dame! fit amèrement Herminie, ce n’est pas moi qui ai organisé cette «partie»! et il me semble que les personnes qui l’ont mise en train devraient bien commencer par ne pas se dérober les premières…¶ – Quelles personnes? demanda M. de Chandoyseau qui ignorait complètement pourquoi il se trouvait à Lugano.¶ – Je m’entends! je m’entends! dit Herminie, les lèvres pincées, et faisant allusion à M. Belvidera qu’elle avait suivi dans l’espoir d’une intrigue qui paraissait complètement compromise. Mais, ajouta-t-elle, avec l’intention de piquer Gabriel dans sa jalousie contre le mari de Luisa, quand on a affaire à des amoureux, il ne faut compter sur rien!¶ – Qui est-ce qui est amoureux? demanda bonnement M. de Chandoyseau.¶ Dompierre fit semblant de n’avoir pas compris, lui non plus, l’allusion intentionnelle de Mme de Chandoyseau.¶ – Mais, dit-il, c’est, je pense, le révérend Lovely.¶ – Le fait est, ma bonne amie, qu’il ne cesse de me parler de toi!…
  725. donc un peu si je ne devrais pas commencer à être jaloux!… Ha! ha! ha! acheva M. de Chandoyseau dans un rire bruyant.¶ – Ma foi! à votre place, je veillerais, non pas sur madame, bien entendu, mais sur le bonhomme, et cela par charité, car on sait que les passions allumées à cet âge…¶ – Mais, dit Mme de Chandoyseau, le révérend Lovely n’est pas si âgé!¶ – Certes! madame, c’est un homme admirablement conservé! Ce matin, sur le pont du bateau, ne nous sommes-nous pas amusés à faire le calcul absurde qu’il avait exactement les âges réunis de Dante-Léonard-William Lee et de Monsieur Belvidera!¶ Elle trépignait de dépit, à se voir réduite aux assiduités du vieillard, après avoir échoué successivement près des deux hommes que l’on venait de nommer. À l’éclair de ses petits yeux gris, il était visible qu’elle eût tué le jeune homme en ce moment, si cela eût été dans ses moyens. Elle fouillait dans la petite boîte de Pandore de son âme, afin d’y trouver le poison le plus apte à le faire tordre et hurler sous ses yeux.¶ Les circonstances la favorisèrent.
  726. pénétrant dans la salle à manger par la porte située vis-à-vis d’elle
  727. Je gage que s’ils sont en retard, c’est qu’ils
  728. Gabriel ne put contenir son émotion et pâlit. Mme Belvidera s’en aperçut; elle le prit à part pendant que son mari reconduisait les Chandoyseau jusqu’à l’entrée du salon.¶ – Qu’est-ce qu’elle vous a donc dit au moment où nous entrions?¶ – Ce qu’elle m’a dit?… mais rien, je vous assure; est-ce que je fais attention? vous savez bien que non!¶ – Inutile de dissimuler; je suis sûre, je sais qu’elle vous a dit quelque chose à propos de nous, au moment où nous sommes entrés, quelque chose de désagréable; pourquoi me le cacher?¶ – En effet, après tout, pourquoi ne pas vous le dire? Elle m’a dit que vous aviez dû vous embrasser, votre mari et vous, tout le long de l’escalier.¶ Elle eut une expression d’étonnement et d’indignation qui le surprit.¶ – Eh bien! fit M. Belvidera qui arrivait, qu’est-ce que Monsieur Dompierre te raconte de si extraordinaire?¶ Elle avait repris promptement sa présence d’esprit et jugé aussitôt qu’il n’y avait pas d’inconvénient à dire la vérité, et elle répéta, en souriant, le propos, en somme nullement offensant, de Mme de Chandoyseau, et que leur amicale familiarité l’autorisait à répéter.¶ M. Belvidera gronda gentiment sa femme de s’en être blessée, et, se tournant vers le jeune homme, il lui dit à l’oreille, en le tenant par l’épaule:¶ – Le plus amusant, c’est que Madame de Chandoyseau a deviné juste!¶ Et il se mit à rire en le frappant sur l’épaule.¶ – Dites donc, mon ami, voulez-vous nous faire le plaisir de prendre votre café à côté de nous? vous pourrez fumer, ça n’incommode pas ma femme, et nous irons faire un tour après… Eh! que diable! il me semble qu’il y a un siècle que je ne vous ai vu! Hein?¶ – Mais certainement!… certainement! je ne puis rien avoir de plus agréable que de rester avec vous.¶ C’était vrai, car s’il se fût éloigné d’eux, ce soir, c’eût été pour les suivre, les épier de près ou de loin, par les fenêtres, par les portes entr’ouvertes, ou dans l’ombre des rues. Pourquoi? pour sursauter, pâlir, sentir ses jambes lui manquer, s’il croyait apercevoir leurs visages s’incliner ou seulement se rapprocher l’un de l’autre. ¶
  729. Cette péronnelle-là a juré de nous humilier toutes avec ce que ces messieurs appellent sa beauté!
  730. elle manque de physionomie, notre
  731. et se fait ainsi accompagner d’elle
  732. avec le nôtre, il le faut reconnaître. Pour moi
  733. ça me serait complètement indifférent, parce que
  734. tout
  735. oui,
  736. , au milieu d’une famille honnête
  737. de notre groupe enfin,
  738. dit Mme Belvidera.
  739. , et d’épier l’effet que pourrait produire l’invention des relations du jeune homme avec la belle marchande de fleurs.¶ Et elle
  740. dans son imprudente franchise
  741. mais c’est absurde!¶ – Vous trouvez? pourquoi donc? il faudrait prouver que c’est absurde!… Pardon! je comprends votre générosité: vous voulez défendre ce jeune homme qui est notre ami; très bien! Je ne demanderais pas mieux que de m’associer à vous dans la circonstance. Monsieur Dompierre est un homme charmant, tout à fait charmant; il a tout à fait l’aspect d’un galant homme, et il l’est, je veux le croire. Mais enfin, quand il s’agit d’établir une responsabilité qui peut peser sur les nôtres, aujourd’hui ou demain, je crois qu’il faudrait faire abstraction de nos sympathies et ne plus craindre de montrer au besoin la dent dure.¶ – Mais pour accuser quelqu’un, encore faut-il avoir des présomptions…¶ – Je vous les ai fournies en éliminant ceux sur lesquels ces présomptions ne peuvent tomber.¶ – Dans tous les cas, je ne crois pas que Monsieur Dompierre ait une fortune à la répandre aux pieds d’une fille aussi largement que semble le faire la personne qui s’intéresse à la Carlotta…¶ – Ah! vous connaissez son état de fortune? Il vous a fait des confidences? Je ne suis pas si avancée! Il s’est montré toujours si réservé, si mystérieux, si cachottier…¶ – Je ne parle pas d’après des confidences, mais d’après les apparences, d’après tout ce que le monde voit…¶ – Oh! ce que le monde voit! ce que le monde voit! le monde est si sot, si aveugle! Le monde ne voit rien!¶ – Que si! dit Mme Belvidera, car il se trouve toujours quelqu’un pour lui ouvrir les yeux et lui fournir plus de renseignements qu’il n’en veut…
  742. Où çà? je ne vous le dis pas; tant pis!
  743. les plus intéressantes
  744. en confidence!
  745. Le ton qu’employait Mme Belvidera était si opposé à son calme ordinaire que
  746. . Par contre, il trouva celle-ci en possession de tout le flegme qu’elle apportait jusqu’en l’exercice de ses perfidies
  747. ; mais elle en avait alors longuement mûri le projet, elle en envisageait les conséquences avec une entière présence d’esprit.¶ – Je suis doublement anxieux, fit-il en s’efforçant de sourire, d’apprendre une nouvelle intéressante, et un mystère qui serait brisé en ma faveur.
  748. , pour…¶ – Ha! ha! ha! le vilain curieux! curieux comme une femme! Fi! que j’aurais grand’honte!¶ – Ma confusion est sans bornes, mais je vous écoute, madame.
  749. , en comprimant un mouvement de stupeur
  750. mots; autrement, vous concevez, ce que je vous dis là cesse d’être élégant, cela devient indiscret…¶ – On m’a annoncé une confidence, madame. Donc, trêve de précautions oratoires; nous savons l’un comme l’autre, que la discrétion n’est pour rien ici.¶ – Ah! vous voyez bien que vous savez ce que parler veut dire! je vous retrouve là. Eh bien! vous n’avez pas encore compris?¶ – J’avoue…¶ – Remarquez
  751. simplement
  752. Ah! cette fois-ci, c’est de la discrétion, ou je ne m’y connais pas…
  753. long
  754. avec une intention évidente,
  755. du lac
  756. Mme de Chandoyseau; car elle était restée seule sur le seuil de la porte de l’hôtel, pour jouir de sa figure à la vue de la barque qui semblait confirmer son amicale confidence.¶ Il se laissa tomber sur un banc, et eut un très court instant la sensation que toutes les choses tournaient autour de lui.¶ L’intention perfide de Mme de Chandoyseau était claire, mais, ignorant qu’il était de la conversation qu’elle avait eue précédemment avec Mme Belvidera, son insinuation avait un aspect assez véridique.¶ Mme de Chandoyseau possédait, malgré sa sottise, cette sorte de pénétration à fleur de peau, mais très juste, qui est commune chez les femmes de Paris exercées à la médisance. De plus, sa malignité ne s’employait pas à la légère, et c’est ce qui la rendait redoutable. Elle mentait à peine; du moins, elle n’inventait que le vraisemblable; elle renseignait à propos. Il avait eu lieu de s’en apercevoir encore une fois, l’avant-veille, lorsqu’elle lui avait communiqué son heureuse intuition de l’occupation galante de M. et de Mme Belvidera, tout le long de l’escalier.¶ Avait-elle donc dit vrai de nouveau cette fois-ci? Ne s’était-il pas suffisamment torturé l’esprit, non seulement depuis sa première entrevue avec le mari de Luisa, mais surtout depuis l’affreuse soirée de Lugano où il avait acquis la certitude que les relations des deux époux étaient plus que cordiales? N’était-ce pas assez d’être assuré qu’il y avait entre eux un lien d’amour contre lequel il lui faudrait lutter s’il ne voulait pas perdre sa maîtresse?
  757. ?¶ «Je rêve! je rêve!» tentait-il de se dire, comme à l’instant le plus critique d’un cauchemar; «ce n’est pas possible; ce qu’on m’a mis là dans la tête est fou! voilà maintenant que je me prends à écouter les racontars d’une pie-borgne, d’une femme jalouse qui a évidemment juré de détruire mon bonheur!… Même l’autre jour dans la salle à manger de Lugano, ce qu’elle m’a dit n’avait pas le sens commun! Ils se sont embrassés tout le long de l’escalier! Ah! ah! ah! Après que j’avais eu Luisa, une heure durant, dans ma chambre, la même journée, plus tendre, plus caressante que jamais, exaltée comme jamais!… Non, ce serait trop ignoble; il y a des catins même qui ont l’attention d’éviter ces scènes si rapprochées. Si son mari m’a confirmé cette chose invraisemblable, c’est par une petite forfanterie bien naturelle. Sans doute, en quittant la chambre, il avait donné un baiser à sa jeune femme, parce qu’il était content de sa toilette, parce qu’il la trouvait très jolie… Cela se fait, cela ne signifie rien».
  758. jolie petite
  759. À
  760. , en même temps qu’une angoisse nouvelle, une réponse inattendue. Il se souvint de la singulière coïncidence de la réflexion de Mme de Chandoyseau accueillant le baiser du vieillard amoureux, et de celle que lui avait valu de la part de Luisa sa demande hardie de rendez-vous, au nez même de son mari. «Eh bien! vous en avez du toupet!» Toutes les deux avaient prononcé cette phrase sur le même ton, à la fois indignées et conquises, un peu méprisantes et heureuses. «Cet homme arrivera à ses fins, avait dit Lee, parce qu’il a la vertu qu’il faut: il est cynique».
  761. par son cynisme, que lui aussi aurait soulevé une dernière fois sa maîtresse, alors qu’elle se fût peut-être refusée à ses supplications? N’était-ce pas à ce piment inattendu qu’il était redevable de cette exaltation fiévreuse qui lui avait suggéré tant d’espoir pour la prolongation de son bonheur, à quoi il devait enfin les illusions grossières dont Mme de Chandoyseau avait pris à tâche de le tirer? Luisa serait-elle venue sans cette circonstance fortuite qui valait un ragoût nouveau à leur étreinte? Non, évidemment! Si elle aimait son mari comme un amant, il lui fallait aimer son amant autrement que son mari. Sans doute l’avait-elle trouvé ce jour-là un peu abject, et, dans son affolement, tiraillée entre les deux hommes, elle se vautrait à corps perdu dans cet amour qui empruntait à sa bassesse un caractère particulier de violence.¶ «Ah! ah! n’est-ce pas charmant, en vérité?
  762. J’ai triomphé par les mêmes moyens exactement que ce vieux prédicant qui s’en va là-bas, reniflant l’air où il croit qu’Herminie respire!… Et il y a des malheureux qui s’enorgueillissent d’être aimés! Comme si l’amour de la femme allait naturellement à la beauté, à la bravoure, et même à la virilité! Ha! ha! l’on sait à quoi il va la plupart du temps, on l’apprend tous les jours à voir les gens écarquiller les yeux de stupéfaction, quand on leur nomme les véritables dons Juans: des hommes sans foi ni loi, des hommes tarés, des hommes repoussants par leurs difformités morales et leur laideur physique! Il y a dans l’amour un secret besoin de s’avilir!»
  763. il fait
  764. ! taoutes ces dèmes sont rentrées?¶ – Vous voyez; il n’y a personne dans le jardin. Madame de Chandoyseau vient de remonter il n’y a qu’un instant.¶ – Aoh! véritablement
  765. rentrer. Good bye, monsieur Dompierre!¶ – À tout à l’heure, mon révérend!
  766. , en lui laissant une véritable nausée à la seule idée de l’amour.¶ Hélas! il le sentait en lui plus impérieux, plus maître qu’à aucun moment de son existence, et il en concevait un dégoût; il se débattait contre lui avec la rage que cause la répulsion profonde; il eût éprouvé du plaisir à dire à quelqu’un l’horreur que cette maladie lui causait, à traîner dans la boue tout ce qui pouvait avoir trait à une aussi misérable aberration; il voulait le cracher, son amour, le vomir dans quelque endroit bien immonde
  767. que, au lieu de penser à l’espèce de feu qui lui brûlait la poitrine et tous les membres, il
  768. de celle qui lui causait ces désordres, il avait la sensation que
  769. infailliblement
  770. au plus haut point
  771. l’
  772. lui
  773. sans hésitation.
  774. , voici, dans ces paniers, la meilleure raison de croire en Dieu!
  775. léger
  776. , qu’une portière seulement séparait de celle où ces messieurs se trouvaient
  777. une fleur
  778. La grande pénurie d’artistes originaux vient de ce que très
  779. qui traduit un élément premier de la nature
  780. , puisque c’est uniquement par de telles observations que la vitalité d’un art se maintient en un renouvellement continu
  781. empilés
  782. variées
  783. complète, au delà de l’observation humaine
  784. étant partie toujours du solide point d’appui de la vérité. Ses dessins étaient l’illustration naturelle de ses poèmes, et l’œil, en en parcourant les savants entrelacs, était-il sur le point d’être pris de vertige dans le labyrinthe des lianes incertaines, qu’il retombait, à intervalles mesurés, sur le dessin
  785. légèrement
  786. Ah! ajouta-t-il, vous vous étonnez de ce qu’une fille qui ne permet pas à un homme de lui chatouiller le menton sur le pas de sa porte, s’endorme ici, si aisément et si vite, nue comme une Ève, en face de deux messieurs?¶ – Oh! fit Gabriel, la pudeur est un peu comme ces fleurs, qui depuis vingt minutes ont déjà incliné la tête, et seront fanées dans deux heures… surtout quand l’orage s’en mêle!…¶ Le poète lut dans ses yeux la conviction où il était qu’il avait fait de Carlotta sa servante en faisant d’elle
  787. Vous n’y êtes pas! dit-il. Le jaloux Paolo qui épousera cette fille, ou l’homme qui sera son amant ne la verront jamais dans l’état où elle est là, devant nous qui sommes des étrangers pour elle. Vous auriez de la peine à vous figurer jusqu’à quel point les instincts pudibonds sont développés chez ces pauvres gens pour qui c’est un péché grave que de laisser voir seulement son épaule. La plupart s’aiment, j’en suis certain, en conservant une entière chasteté des yeux. Si j’avais «débauché» la Carlotta – dans le sens où vous entendez ce mot, – elle ne cesserait de mêler l’idée du péché à celle du dévêtement de sa chair, et je n’aurais pu m’inspirer que des mouvements de la Vénus pudique…¶ – Alors, fit Gabriel, vraiment, vous n’avez pas?…¶ – Que vous êtes vulgaire! D’ailleurs, je crois que j’aurais eu toutes les peines du monde à obtenir, à ce propos-là, la moindre faveur de Carlotta, qui est «honnête» – dans le sens où vous entendez ce mot aussi, – jusqu’au scrupule, mieux que cela, comme vous allez voir, jusqu’à l’héroïsme!¶ – Oh! oh!¶ – Je vais vous en donner la preuve. Il y a une chose qui a sur cette fille un pouvoir extraordinaire, une puissance qui lui ferait, je m’en doute, tuer père et mère ou mettre le feu à son village…¶ – Allons donc!…¶ – Le meurtre est demeuré tout à fait dépourvu du caractère d’infamie, dans la cervelle de presque tous ces Italiens qui se sont conservés à l’abri des mélanges de races… Je considère que ce que j’ai obtenu est bien plus fort que si j’avais exigé d’elle un assassinat…¶ – Mais par quel moyen, voyons!¶ – Par l’or! La vue de l’or la bouleverse, l’hypnotise, l’enivre. Elle saute, elle crie, elle devient folle; ou bien elle reste fanatisée, absorbée, silencieuse, dans une contemplation idolâtre devant la pièce d’or qu’on lui met dans la main. Vous verrez!… Eh bien! avec tout l’or du monde, je n’eusse pas obtenu de faire d’elle ma maîtresse, dans le cas où la fantaisie m’en eût pris. Elle eût été certainement à la torture si je lui eusse mis ce marché-là en main; elle eût été capable de se noyer de désespoir, mais elle n’eût pas été capable de se donner hormis en justes noces. C’est une espèce de terreur du prêtre, de l’enfer, peut-être aussi de l’opinion du village, je ne sais au juste…¶ Oui, continua-t-il, en lisant l’étonnement sur la figure de son ami, c’est ainsi, voilà tout. Or, moi, je voulais la voir dans toute la beauté que je soupçonnais sous ses nippes. Vous vous souvenez de la façon dont elle marchait, là-bas, sur la petite place de l’église?… Ah! Dieu! C’était la première fois que je comprenais la beauté d’un corps humain en mouvement, d’un corps humain allant et venant selon la destinée pure et simple de ses membres, n’est-ce pas? selon le désir du Créateur, eût-on dit! Certes, la première femme qui sortit de la main de Dieu dut marcher ainsi! Vous l’admiriez? Oui, oui, je sais que vous l’avez admirée. C’est bien, c’est très bien… Savez-vous comment je suis parvenu à la dévêtir?…¶ – À prix d’or, parbleu!¶ – En achetant à prix d’or, en effet, chaque pouce de sa chair; mais en déposant, à chaque fois, entre ses mains des cautions considérables qu’elle devait garder si j’attentais à sa vertu…¶ – Et vous ne lui avez pas fourni l’occasion de les garder?¶ – Elle n’eût pu les garder qu’une fois, n’est-ce pas? dans le cas où je lui en eusse «fourni l’occasion». Eh bien! comme elle les détient toujours en prévision d’une alerte imprévue, elle trouvera bien le moyen de ne pas me les restituer… sans que la violation de la convention, de ma part, lui en donne le droit… De la sorte, elle sera en possession de la caution… sans s’être démunie de l’objet cautionné!…¶ – Ha! ha! ha! bravo, Carlotta! Mais, dites donc, c’est une fille très entendue!¶ – Non! dit Lee, je vous assure qu’elle ne calcule point. Elle obéit seulement au plaisir qu’elle éprouve à se sentir dans la main de l’or qui est à elle. Encore ne le conserve-t-elle pas. Elle fait des dépenses inconsidérées. C’est une petite folle. Elle préfère un louis d’or plutôt que quarante francs en papier italien. Elle s’enferme dans sa chambre et joue toute seule avec ses louis; son désespoir est d’être obligée de les changer contre du papier pour aller dans les magasins. Je lui ai dit qu’en Angleterre elle pourrait payer avec de l’or, le faire tinter sur les comptoirs. Elle m’a demandé si l’on pouvait devenir Anglaise. «Oui, lui dis-je: épousez-moi.» – «Non, dit-elle, je suis promise à Paolo».¶ – Brave fille!¶ – Ainsi donc, en flattant sa manie, je l’ai persuadée que toutes les fois qu’elle est chez moi, elle ne doit pas me voir, elle doit se considérer comme étant chez elle, toute seule, n’ayant absolument rien à faire et gagnant tout de même beaucoup d’argent. Elle ne voit ni moi, ni aucune personne se trouvant avec moi, sans quoi notre traité est rompu. Je lui ai affirmé que je ne la voyais pas moi non plus, que je voulais seulement qu’elle fût là. Elle le croit presque et vient s’affermir de temps en temps dans cette opinion en regardant mes dessins où, effectivement, elle ne se reconnaît pas. Elle me prend pour un fou.¶ – Il y a de quoi! Mettez-vous à sa place!¶ – Et dire qu’il faut se livrer à de pareilles machinations pour s’offrir le luxe inouï, le luxe extravagant de voir une femme naturelle! mais, puisque telles sont les conditions de notre temps, je ne regrette pas le prix que cela me coûte. Il n’y a pas de trésor au monde, comparable à celui que je me suis offert!…¶ Et il continuait
  788. un
  789. toujours nouveau,
  790. endormi
  791. ne
  792. activement
  793. Lee n’avait pris la peine d’abandonner un moment le domaine des idées générales, que pour lui mettre en valeur cet être particulier, qui
  794. lui
  795. vierge
  796. stérile, et il ne faudrait pas s’étonner si on lui revoyait encore un de ces jours l’affreux masque de vieillesse prématurée que porte la créature humaine dont la
  797. n’a pas été l’amour d’une créature humaine
  798. inerte et pesante qui oppressait depuis l’après-midi
  799. de Lee
  800. du chevalet
  801. elle
  802. dans la chambre voisine. Mais avant de prendre le soin de passer seulement une chemise, elle se ravisa et reparut la main tendue. Lee y laissa tomber une pièce d’or. Elle la lança en l’air, sauta, la manqua, se précipita à la recherche de la pièce qui roulait. Ses mouvements avaient la facilité et la grâce des jeunes chats. Mais elle se vit dans la glace et s’enfuit définitivement
  803. parfaitement limité,
  804. Tout autour de Bellagio, on
  805. ; elles se précipitaient
  806. de rames; pareilles un peu, toutes, à un vol d’oiseaux qu’un coup de fusil a fait lever
  807. On avait eu à peine le temps de fermer les vitres.
  808. terrible
  809. et épaisse
  810. Cette dénomination d’une
  811. . Je suis tenté de personnifier cette force qu’on dit aveugle, en quelque divinité qui contiendrait à un suprême degré les caractères du joueur. Oui, ne serait-ce pas
  812. , et qui triche? Il se plaît aux paris de nature paradoxale, et, comme il a la main prompte, il en use, sous cape, pour amener le jeu favorable.
  813. de là
  814. Pourquoi je vous dis cela? C’est ce nuage affreux qui m’y fait penser. Il est si noir, si laid, si brusque et si choquant par sa soudaineté, et d’apparence si impitoyable que j’y vois une assez bonne image de mon dieu Hasard. Tenez! regardez
  815. monstre. Qui sait si ce n’est pas pour elles, ou pour l’une d’elles, qu’il a exécuté cette brusque incursion sur un lac uni comme la surface d’un miroir, où pas
  816. , vous
  817. petits
  818. et de Menaggio, regardez-les, il y en a
  819. il y a des coups de vent terribles. Quelle secousse ils ont dû éprouver au passage du gros de la tempête! J’en vois deux ou trois qui semblent les uns contre les autres; est-ce que quelqu’un ne serait pas tombé à l’eau?
  820. Mais ils ne peuvent pas tenir contre de pareilles rafales!…
  821. Une espèce de suffocation avait failli lui couper le souffle à la seule représentation du danger couru par Luisa.¶ Il y avait au premier étage de l’hôtel, un hall vitré donnant sur le lac, comme la chambre de Dante-Léonard-William, mais sur une plus grande étendue.
  822. petites
  823. tohu-bohu, de ce
  824. à l’aspect
  825. , étrangères à toutes choses,
  826. La longue-vue était aux mains de Solweg. Gabriel remarqua qu’elle la tenait exclusivement dirigée du côté de Cadenabbia. Sa figure exprimait une anxiété très visible. Il attendit qu’elle eût fini. Elle le reconnut et dit, avec une subite pointe de rose sur les joues:¶ – Ah! c’est vous, monsieur, tenez!¶ Et elle lui tendit la lunette.¶ – Je vous remercie, mademoiselle, mais je ne voudrais pas vous priver…¶ – Oh! monsieur, c’est affreux à voir, ces pauvres gens…¶ – Est-ce qu’on peut distinguer… suffisamment pour?… dit-il sans achever une phrase qui marquait trop son inquiétude particulière, et avant de mettre l’œil à l’objectif.¶ – Oh! on ne voit que confusément!… Cette longue-vue est bien mauvaise, n’est-ce pas, monsieur?¶ – En effet!… mais je crois qu’il s’est passé quelque chose de fâcheux là-bas… Il y a deux barques qui semblent s’attarder à chercher… Je vois des hommes jeter les avirons comme s’ils les tendaient à quelqu’un qui fût tombé à l’eau.¶ – Ah! mon Dieu!¶ – Non! non! mademoiselle, rassurez-vous! dit-il aussitôt en s’apercevant que Solweg pâlissait, et qu’il était bien inutile d’informer cette jeune fille de l’accident dont il était témoin.¶ – Est-ce que ce n’est rien? Oh! dites! dites! n’est-ce pas, monsieur?¶ – Non, non, mademoiselle, je me suis trompé; les hommes ont repris les avirons et manœuvrent
  827. : ils se dépêchent de rentrer… Est-ce que vous avez quelqu’un des vôtres de ce côté-là?¶ – Non! non! dit-elle vivement, mais… c’est… la petite Luisa qui ne sait pas que sa maman est allée à Cadenabbia, et elle sera étonnée si Monsieur et Madame Belvidera ne peuvent rentrer pour le dîner, ce qui est à craindre…¶ – En effet, car le bateau à vapeur profite aisément de ces occasions-là pour ne pas partir de Côme, et, en barque…¶ – Oh! monsieur! en barque, il n’y faut pas songer! il paraît que c’est le passage le plus mauvais du lac, quand il y a tempête; c’est l’endroit le plus étroit… ils feront mieux de rester là-bas.¶ – Il faudrait dire à la petite Luisa que sa maman vous a prévenue qu’elle ne rentrerait pas…¶ – Vraiment! alors, vous croyez bien qu’elle ne rentrera pas?¶ La pauvre Solweg, qui venait de témoigner elle-même cette crainte, s’effrayait des paroles qui ne faisaient que la confirmer. Elle n’avait exprimé cette pensée que dans l’espoir de la voir dissipée par la raison plus expérimentée d’un homme.¶
  828. , par son énervement
  829. au sujet des hasards
  830. , quoi qu’il en dît a Solweg,
  831. et les verres en étaient troublés; le verre de vitre au travers duquel on était obligé en outre de regarder, à cause de l’impossibilité d’ouvrir contre le vent, augmentait la confusion des images. Il frappait du pied, dans son impatience de voir, de distinguer un peu nettement un trait au moins
  832. C’était un fait exprès!
  833. Interroger la jeune fille à ce propos, c’était lui avouer le sujet actuel de son tourment et la frapper peut-être sans raison, car il se pouvait que l’angoisse l’aveuglât lui même.
  834. sans se retourner seulement du côté de Solweg. Il venait d’être saisi par une de ces idées frustes, insensées, soudaines, mais impérieuses, irrésistibles; une de ces idées peut-être spéciales aux êtres affaiblis, et qui peuvent leur faire accomplir les actes les plus en opposition avec leur naturel, extrêmes dans les deux sens: des forfaits ou des prodiges
  835. Si un malheur était arrivé, il voulait être le premier à en être informé; il préférait presque ce malheur à l’incertitude.
  836. Le danger? Il ne s’était à aucun moment senti aussi insouciant de sa sécurité. Si Luisa, par hasard, était celle à qui il avait vu tendre dans l’eau les avirons, mieux valait pour lui la rejoindre au fond de ce lac! Si elle vivait, il lui semblait qu’il ressentirait dans la mort même, la dernière volupté qu’il lui fût possible d’éprouver désormais par elle, lorsque son corps lui serait présenté. Elle le verrait sans une émotion peut-être, sans une larme; elle le jugerait un débris méprisable depuis l’instant qu’il avait cessé d’être son plaisir. N’était-ce pas la plus complète façon de s’abîmer devant elle?
  837. . Il allait descendre, à l’extrémité du jardin, les marches qui conduisent à l’embarcadère de l’hôtel.¶ – Ohé! ohé!… vingt francs au premier qui me détache une barque!¶ À ce moment il entendit quelqu’un courir derrière lui, et, se retournant, il aperçut Solweg. Elle avait la figure blanche comme sa chemisette de percale dont la pureté de neige contrastait avec le paysage sombre et souillé par l’ouragan. Le vent avait bouleversé ses cheveux et lui ébouriffait les tempes de leur jolie poussière d’or. Il crut qu’elle avait quelque chose à lui dire, car elle courait vers lui et il était seul. Elle ouvrait la bouche, en effet, pour parler; mais il détourna aussitôt la tête vers trois bateliers qui se précipitaient
  838. prit un seul rameur et
  839. et dit:¶ – La demoiselle avait raison, monsieur.¶ – La demoiselle? Quelle demoiselle?…¶ – Dame! quand on tient à quelqu’un!… Elle ne voulait pas laisser partir monsieur?¶ Gabriel releva la tête du côté de Solweg qu’il avait oubliée. Il la vit porter son mouchoir à ses yeux et s’enfuir en courant.¶ Quoi! était-il vrai que cette pauvre enfant l’aimait? Il revit sa figure éplorée, ses cheveux blonds en désordre, sa
  840. pour lui dire un mot qu’il ne lui avait pas laissé le temps de prononcer.¶ Elle voulait lui dire: «Ne partez pas, je vous en supplie!» Mieux valait qu’il ne l’eût pas entendu, puisqu’il aurait eu la dureté de lui montrer qu’il méprisait sa supplication.¶ Puis, les efforts physiques qu’il était obligé de faire lui coupèrent toute réflexion.
  841. ,
  842. pas
  843. Gabriel tourna la tête et retrouva l’affluence de gens qu’il avait découverts à la lorgnette.¶ – Il y a eu un malheur, dit l’homme en clignant de l’œil du côté du chapeau qui balançait déjà loin d’eux sa large paille élégante et ses fleurs fraîches.¶
  844. avec intérêt
  845. fort
  846. , s’il n’y a rien
  847. Vous êtes fou!
  848. froid
  849. Et, l’imagination lui revenant tout en prenant coup sur coup plusieurs petits verres de marsala, il ne vit plus de raison de s’arrêter dans le chemin de mensonge où on l’avait innocemment introduit.¶ – Et, dit-il, vous ne devineriez pas la personne qui a tenu cette gageure contre moi?¶ Il cherchait encore, à part lui, la personne qu’il pourrait bien nommer.¶ – Oh! dit Mme Belvidera, je ne vois guère que Madame de Chandoyseau qui soit assez…¶ – Chut! fit-il, il suffit, madame; vous avez trouvé!… Mais, je vous en prie, ne lui infligez aucun blâme: elle a pris la chose en riant et je suis le seul coupable.¶ Un mouvement se produisit dans la salle où ils étaient et l’on aperçut, au milieu de plusieurs personnes qui le soutenaient, un jeune homme affreusement pâle, les vêtements désordonnés et mouillés, les cheveux trempés. On le poussait comme malgré lui, on l’emmenait.¶ – Ah! dit Mme Belvidera que Gabriel interrogeait des yeux, c’est abominable! Il vient de perdre sa jeune femme, une petite princesse hongroise; c’étaient de nouveaux mariés, arrivés ici ce matin. Elle a été enlevée de la barque par le premier coup de vent: elle riait, paraît-il, en se mirant dans l’eau calme… Cet ouragan est arrivé tout d’un coup, comme une bête lancée au galop.¶ – Vraiment! dit Gabriel. Puis il revit le chapeau de paille avec des fleurs, sur l’eau; c’était donc celui de la petite princesse hongroise; il pensa à la joie qu’il avait eue à reconnaître que ce n’était pas celui de Luisa. Le plaisir de la savoir saine et sauve, le
  850. malgré lui.¶ – Ah! dit Mme Belvidera, tout cela ne vous fait rien, à vous! Tenez! vous ne ferez jamais qu’un vilain égoïste!¶ ¶ ¶ ¶ ¶ XIV¶
  851. et le jeune veuf pleurait dans sa chambre solitaire. Dès
  852. innombrables
  853. aux arbres
  854. avaient mis tant d’insistance à l’en empêcher, qu’il avait renvoyé son batelier, en le chargeant de prévenir qu’ils ne rentreraient tous que par le bateau de neuf heures.¶ Après le dîner, il se trouva un moment seul avec Luisa
  855. Par égard pour la jeune morte, dont le corps roulé par les eaux mouvantes venait peut-être heurter ce soir cette rive habituée au bonheur, les musiciens faisaient trêve, et, dans
  856. – Mon ami, dit Luisa, vous êtes trop imprudent; je veux vous gronder. Pourquoi vous exposer à inventer des histoires de gageure?¶ – Quoi? Vous…¶ – Oui, oui, sans doute, à la première impression, j’ai failli vous croire. D’abord j’ignorais que vous fussiez informé que nous étions à Cadenabbia; je me suis creusé la tête à me demander pour qui vous aviez pu faire la folie de cette traversée. Mais maintenant je suis sûre que vous me saviez ici, et je vous fais la générosité de penser que vous y êtes venu pour moi…¶ – Luisa!…¶ – Ne protestez pas! Je vous remercie de ce que vous avez fait; je m’en veux même de ne l’avoir pas compris tout de suite. Mais, aux yeux du monde, voyons, mon bon ami, c’est une façon de proclamer vos sentiments un peu haut… trop haut!¶ – Oh! fit-il, c’est vrai, pardonnez-moi.¶ Elle comprit, à sa façon laconique de lui demander pardon sans ajouter un mot de plus pour s’excuser, que sa remarque le blessait. En effet, elle ne l’avait pas accoutumé à la prudence excessive; elle en avait bien peu manifesté elle-même, alors qu’elle l’aimait! et ce rappel amical à la sagesse avait pour lui la plus douloureuse signification.¶ – Voyons! dit-elle, mon cher ami, vous devriez comprendre que la présence de mon mari m’oblige à des ménagements…¶ – Oui, oui! certes! je comprends!…¶ – Ha! vous êtes comme un enfant qui ne veut pas entendre raison!¶ – Je suis comme un homme qui aime, qui aime à en perdre la raison.¶ – Mio!¶ Ce nom doux qu’elle lui donnait aux meilleurs de leurs moments, lui fit l’effet du dernier cri d’un oiseau qu’on étouffe. Elle l’avait dit tout bas, oh! avec prudence, avec sagesse! lui seul pouvait l’avoir entendu. Il la regardait: son teint mat faisait une tache claire dans l’ombre, et il avait cru reconnaître le gracieux jeu des lèvres qu’elle avait autrefois, lorsqu’en le prononçant elle en baisait les deux syllabes sonores. La façon dont elle le disait aujourd’hui, c’était une concession au passé, un souvenir attendri, une complaisance en retour de l’activité
  857. avait témoignée à cause d’elle et qui lui était, hélas! plus importune qu’agréable.¶ – Mio! reprit-il lui-même sur un ton de triste ironie.¶ – Eh bien! fit-elle, qu’avez-vous?¶ – Un immense chagrin.¶ – Je vous répète que vous êtes un enfant.¶ – Hélas non!¶ – Mais que vous faut-il? qu’exigez-vous de moi?¶ – Oh! vos mots me cinglent la figure comme des coups de fouet! soyez moins dure, je vous en prie!… Je n’ai pas le droit «d’exiger». Et quant à la faveur que l’on obtient par ce procédé, faites-m’en grâce, dites!¶ Il y eut entre eux un moment de silence pesant.
  858. Son silence était pour lui un arrêt mortel. Elle ne sentait donc plus rien; elle ne trouvait pas un mot seulement qui pût atténuer la rudesse de ses dernières paroles!¶ Elle se leva:¶ – Il fait frais, dit-elle, nous pourrions entrer au salon en attendant le bateau.¶ Il se leva en même temps qu’elle. Il crut que la nuit l’écrasait. Il était accablé. Tout était-il fini?¶ Elle ajouta, sur un ton indifférent:¶ – J’irai vous trouver ce soir, chez vous en rentrant
  859. lui
  860. Son désir naturel était de la battre, à cause de ce qu’il avait souffert par elle et à cause du mensonge évident de son attitude présente; mais encore davantage à cause du sentiment, éprouvé dès son entrée, qu’il serait vaincu par elle, dès qu’elle l’aurait résolu. Une sorte de haine avivée de dépit se mêlait en lui à la sourde rumeur de l’amour plus fort que tout, et qu’il sentait venir des profondeurs de son être, comme ces vagues lointaines dont on suit de l’oreille la course sûre, dans la nuit, et dont on peut fixer la limite de l’éclaboussure, à un doigt près, sur le sable.
  861. ! pouvez-vous bien me donner vos lèvres
  862. , c’est tout ce qu’il faudrait. La brutalité grossière, l’usage de la force physique, c’est la seule arme laissée à l’homme contre la puissance de la chair et la rouerie féminine. Quand je l’aurais là, à mes pieds, rompue, meurtrie, nous pourrions peut-être parler d’égal à égal.¶ – Ah ça! voyons, dit-elle, mio! es-tu fou? veux-tu m’embrasser?¶ «Parler!… lui parler! pensait-il, mais pourquoi? Grand Dieu! mais à quel propos? Je vais lui demander s’il est vrai qu’elle ment? Et je ferai cas de sa réponse! Ou bien je lui reprocherai de mentir. – «Pourquoi mens-tu? Mais réponds donc, petite misérable, pourquoi mens-tu?»
  863. ,
  864. avec un mouvement de surprise. Alors j’ai eu tort de venir… D’ailleurs, ce n’est pas vous qui m’en avez priée… ça m’apprendra!
  865. ! Ne t’en va pas! Non, j’ai besoin de te voir, tu le sais bien! Tu sais bien que c’est moi qui t’ai suppliée de venir; si je ne te l’ai pas dit en propres termes, je t’en ai priée tout le temps, tout le temps! Ah! j’ai tant besoin de te voir, Luisa! Oui, comme c’est bête, je voudrais te parler!…¶ – Eh bien! parle, voyons, mio
  866. Ils lui brûlaient la bouche. Ils allaient donner lieu à des protestations, aux scènes attendrissantes, enfin aux aveux informulés, noyés dans les larmes de regret, mais qui n’en résultent pas moins d’une réfutation trouble, incertaine, et qui laissent, finalement, la situation aussi nette qu’un congé en bonne forme. Or cette situation franche, c’était évidemment ce qu’il voulait. On ne peut pas vouloir demeurer dans l’incertitude. Mais il était assez lâche pour frémir à la seule idée d’une solution irrévocable.
  867. parle donc!
  868. «Dis n’importe quoi, ça soulage!»
  869. l’émotion qu’en éprouva
  870. lui fit fléchir les deux bras qui la tenaient écartée et que sa bouche lui toucha le visage. Il
  871. , les yeux dans les yeux
  872. , aurait-elle pu ajouter
  873. Ah! il y a de quoi être fier, quand il s’est redressé pour demander cela! – «Pourquoi je mens, eût-elle pu lui répondre; mais je mens comme tu respires, comme tu tressailles devant ma chair, comme l’oiseau chante. Je mens parce que c’est la défense que la nature m’a donnée en adaptation au milieu où je dois vivre. Je ne sais pas si je mens. Je ne le sais pas plus que le poisson ne sait qu’il nage. Il vit en nageant, moi je vis en mentant. C’est vous qui êtes drôle de remarquer cela…»¶ – Sais-tu comment tu me regardes? dit-elle, la tête renversée sur son bras.¶ – Mais comme toujours, ma pauvre chérie…¶ – «Ma pauvre chérie!» c’est bien ça: tu me regardes comme un malheureux chien à qui l’on dit en lui flattant le museau: «Ah! si tu n’étais pas une bête, je causerais bien avec toi!…» Vous savez, ajouta-t-elle, que je n’aime pas ça. Si vous me prenez en pitié, je vous certifie que vous avez tort.¶ – Je ne vous prends pas en pitié, Luisa; j’ai seulement une sorte d’admiration attendrie, si vous voulez, pour ce que vous faites encore en ma faveur.¶ – Mais, dit-elle, vous ne supposez pas, j’espère bien, que ce soit par charité que je le fais?¶ – Non; mais par un petit brin d’héroïsme…¶ – Il n’y a pas d’héroïsme à faire ce que l’on désire, ce qui vous plaît, ce que l’on veut, enfin!…¶ – Ah! si ce que vous désirez est aussi ce que vous voulez!…¶ – Ce n’est donc pas comme ça pour vous? Moi, je ne fais pas de différence.¶ – Mais, ma chérie, notre volonté, c’est la raison qui la gouverne, tandis que nos désirs sont commandés par une multitude d’instincts confus, quelquefois barbares et qui sont très souvent en contradiction absolue avec ce que notre intelligence déclare raisonnable.¶ – Oh! vous, messieurs, vous êtes très forts pour vous séparer comme cela, en deux ou trois morceaux; une de vos pièces fait ceci pendant que l’autre fait cela et qu’une troisième les regarde faire! C’est très joli. Moi, je me sens beaucoup plus simple et je sais très bien, par exemple, que je veux quelquefois, ah! mais, que je veux de toutes mes forces ce qui est déraisonnable… S’il m’arrive après de n’être pas contente, ça me regarde! C’est peut-être pour cela que j’éprouve plus de plaisir que vous, à faire ce que je fais… Dame! je ne suis pas là à regarder en arrière, pour voir si je m’applaudis ou non! Gros bête! dit-elle en l’embrassant, mon Dieu que vous êtes donc bête!…
  874. l’heure d’après. Il fallait ne pas s’inquiéter non seulement de ce qui avait pu ou pourrait être son plaisir, mais la laisser pareillement se débattre avec les désagréments dont lui-même pouvait être la cause.¶ Or
  875. aimer
  876. , en évitant la présence de Gabriel
  877. en elle sous les platanes de Cadenabbia, lorsqu’elle avait voulu tout de même être à lui, en récompense du grand tourment qu’il avait eu pour elle
  878. l’aimait trop pour accepter d’une part ces entrevues intermittentes, si passionnées qu’elles pussent être, mais arrachées toutes vives, pour ainsi dire, au foyer d’un amour rival; d’autre part ces déchirements d’une créature trop aimante, que son inclairvoyance, son inconscience de femme illusionnait sur la nature de ses sentiments.
  879. violente
  880. . Il fallait ou bien qu’une crise quelconque l’éclairât sur elle-même de façon qu’elle eût la cruauté de se refuser à lui, ou la force de le convaincre qu’il était le seul qu’elle aimât, ou bien que la rupture vînt de lui, ce qui n’était pas un parti plus dur à prendre que celui du suicide
  881. par la fièvre
  882. terrestre
  883. Luisa, lui dit-il, croyez-vous aux pressentiments?¶ – Oh! dit-elle, vous allez me faire peur!¶ – Non, je ne vous parlerai que de choses déjà accomplies.¶ – À la bonne heure!¶ – Mais il n’arrivera probablement jamais rien de pire que ce qui est arrivé; je ne sais pas pourquoi on tremble toujours devant la minute qui vient.¶ – Parce qu’on ne la connaît pas!¶ – Et le passé! le connaît-on davantage? Cependant c’est lui qui contient l’avenir.
  884. , Luisa,
  885. , et j’eus une espèce de vision de nous deux, tels que nous sommes là, malheureux l’un par l’autre
  886. Non, auparavant, je n’y avais pas pris garde! J’étais si complètement fou! Vous étiez si belle, si inattendue de moi, que je pouvais supposer que vous me tombiez du ciel, par le fait d’une faveur extraordinaire, inexplicable…¶ – Oh! dit-elle, c’est étrange; c’est à ce moment-là que vous y avez pensé?¶ – Ce n’est pas étrange, c’est un mot de vous qui provoqua alors chez moi cette idée.¶ – Et ce mot, quel était-il?¶ – Pourquoi vous le rappeler?¶ – Peu importe! dites! dites!…¶ – …Vous
  887. – Et vous avez supposé!… s’écria-t-elle vivement; non! non! je vous affirme que ce n’était pas cela… D’ailleurs maintenant que vous le connaissez, vous devez comprendre s’il a jamais été capable de m’interrompre, surtout de placer une réflexion de mauvais aloi; vous savez combien tout ce
  888. dit est juste, est sobre, et vient à propos. Oh! je serais désolée que vous pussiez croire…¶ – Si je le croyais encore, je ne vous aurais pas fait allusion à cela. Je vous cite la réflexion que vous me fîtes sur
  889. terrasse, tout simplement parce qu’elle fut pour moi le point de départ de toute une série d’interrogations, de curiosités, vous comprenez? au sujet de l’homme qui ne pouvait manquer d’avoir une part de vos pensées, chaque jour, presque à chaque heure.¶ – Et dire que toute votre opinion sur lui a pu être échafaudée sur ce mot! Vous avez cru que j’étais la femme d’un imbécile, dites!¶ – Mais je ne dis pas cela!…¶ – Mon Dieu! mon Dieu! on ne devrait jamais rien laisser inexpliqué!…
  890. bien!… Attendez! attendez! et savez-vous ce qu’il y avait de vrai tout de même dans ce que vous avez cru? Eh bien! c’est que je pensais en effet à lui, à lui qui n’aurait jamais contemplé un paysage à côté de moi, parce qu’il ne voit que moi partout où il va. Comprenez-vous comment il m’eût interrompue? – Moi aussi, c’était la première fois que je pensais bien à lui depuis quelques jours…¶ – Et depuis cette fois-là, combien de fois avez-vous pensé à lui?¶ – Toutes les fois que je vous ai aimé le plus fort!¶ – Luisa! Luisa! comme vous l’aimez!¶ – Ça ne prouve rien!
  891. Leur conversation, telle qu’ils n’en avaient jamais eue, commençait à lui causer une sorte de douleur dont l’expression sur son visage, était inconnue pour Gabriel.
  892. de sa part
  893. ! oui
  894. Oh! mon ami, pourquoi me faites-vous dire cela?
  895. ¶ – Vous vouliez vous faire souffrir à plaisir?¶ – Mais non! mais non! C’était plus fort que moi; je n’avais pas envie de souffrir, allez! D’ailleurs, je n’ai fait la grimace qu’une fois, vous l’avez remarqué…¶ – Et à propos de quoi?¶ – Parce que vous me disiez si exactement la même chose qu’il m’avait dite, que j’ai eu peur; je me suis retournée; j’ai cru qu’il était là.¶ – Mais vous êtes tombée dans mes bras un moment après, en pleurant. Et quand je vous ai parlé, vous vous êtes relevée brusquement, comme si le son de ma voix vous étonnait; peut-être ne saviez-vous plus que c’était dans mes bras que vous étiez?¶ – Oh! vous êtes dur!… Je ne savais rien, allez! j’étais folle!¶ Les larmes lui vinrent aux yeux tout à coup. Elle lui entourait le cou de ses bras. Et elle lui demandait: «Pardon! pardon!»¶
  896. tout le temps, même
  897. ,
  898. Ils se regardèrent tous les deux, ayant chacun dans les yeux cette flamme d’ironie amère qui jaillit souvent comme une étincelle, entre les amants, et où il y a
  899. de la cruauté ou même de la vilenie exécutée de complicité, avec un peu de pitié sur soi-même.¶ Il fit malgré lui un «ha!» avec l’air de rejeter quelque chose de nauséabond.¶ – Qu’est-ce que vous voulez? dit-elle, l’amour a un goût âpre, à ce qu’il paraît… Ça vous dégoûte?¶ Il admirait sa fermeté d’amante; elle ne faiblissait pas un instant, elle était imperturbable dans le maintien de son rôle écrasant. Ils remuaient à eux deux tout ce que leurs relations avaient pu contenir d’écœurant; elle était soulevée jusqu’aux larmes par la brûlure des souvenirs évoqués, et par le souvenir des plus cuisantes douleurs; elle abîmait, meurtrissait, traînait dans la boue son amant vis-à-vis de l’image vivante de sa passion légitime; elle lui enfonçait dans la chair avec une insistance de tortionnaire l’humiliation de cet autre amour jamais éclipsé par lui; et elle restait à côté de lui toute prête à poursuivre avec frénésie l’étrange association de leurs deux êtres exaspérés.
  900. une demi-heure
  901. crut devoir lui rappeler que le temps passait.
  902. ? fit-il.
  903. , dit-elle.¶ – Mais, si je vous attendais, moi, je trépignerais, je m’impatienterais, je ne tiendrais pas en place!…¶ – Il fait de même
  904. Cette idée, voyez-vous, est insupportable!
  905. , sur un ton volontairement ambigu
  906. .¶ «Elle aussi est cynique, fit Gabriel. Elle l’est avec sérénité; et elle apporte dans son cynisme une désinvolture qui est bien la plus étrange chose du monde, étant donné la femme qu’elle est, hors des heures de passion. Mais, grand Dieu! quel est donc le poison qui coule dans nos veines! Quelle est la drogue infernale que boivent aux lèvres l’un de l’autre les amants? Il y a là évidemment une possession, la possession d’un dieu farouche, enragé, cruel, sanguinaire, impitoyable et de qui les vues doivent être au moins sublimes, s’il faut une compensation à leur apparente absurdité! – Oh! je ne puis plus, je ne puis plus du tout supporter cela; c’est odieux! C’est d’autant plus odieux que j’aime davantage ce qui me révolte en elle et que je meurs d’embrasser les lèvres qui viennent de prononcer ces mots malheureux, malséants, presque dignes d’une… Ha! ha! ha! et tout à l’heure, elle va partir, et le supplice va recommencer de la jalousie, des représentations imaginaires de cet autre amour, peut-être aussi violent que celui qu’elle me donne, et où elle est plus heureuse, où elle est plus belle, où elle est sans amertume, sans l’atroce piment de la laideur de l’adultère! Non, je ne veux plus, je ne veux plus! Je vais la renvoyer; je partirai demain; j’oublierai tout cela ou je mourrai de l’affaire
  907. qui était tourné vers le plafond, sa langue fourcha;
  908. ;… cela ne vous fait donc rien?¶ Dans l’accent de sa voix, dans le sens de sa phrase irréfléchie, soudaine, et qui fut pour lui-même une surprise, toute sa lâcheté amoureuse était sensible, et réapparaissait l’espoir, le triste, le stupide, le satané espoir d’être aimé, d’être aimé, lui seul, ou décidément plus que l’autre.
  909. , mon ami
  910. avec un raffinement de méchanceté qui n’est possible que dans de tels moments, en effet,
  911. ! Luisa
  912. , et en lui serrant un des poignets dans sa main
  913. devait lui faire atrocement mal. Elle ne poussa pas une plainte.¶ – Pouvez-vous me reprocher cela? lui dit-il; vous savez quelle insurmontable sympathie est née entre lui et moi dès la première heure, dès le premier instant… C’est vous qui auriez dû prévoir cela.¶ – Le prévoir, oui… C’est peut-être même parce que vous lui ressemblez un peu, parce que vous deviez avoir beaucoup à mettre en commun avec lui, que je vous ai aimé!…¶ – Alors, il fallait l’empêcher!¶ – Non!¶ – Pourquoi? pourquoi? dit-il en lui tordant les deux mains. Tu voulais donc que ce qui est arrivé arrivât? Ça te fait donc plaisir de me voir au supplice plusieurs fois le jour quand ma conscience se révolte au moment où je lui donne ma main, cependant du plus grand cœur que je l’aie jamais donnée à quelqu’un? Ça t’amuse donc de me voir grelotter d’amour pour toi dans le brasier même du grand amour dont il te couvre, dont tu te laisses couvrir avec tant de fierté et de bonheur… et de raison! hélas! car je t’admire moi-même d’être aimée de lui; je souhaiterais presque, par satisfaction d’amour-propre, que toute femme aimée de moi fût au moins distinguée par lui! Je l’aime presque autant que toi! Dis! c’est ça qui te plaît; c’est cette guerre à côté de toi, à cause de toi, qui te grise; c’est une espèce d’odeur de sang qui te monte à la tête; la guerre entre frères a quelque chose de toujours plus ignoble, c’est plus touchant pour vous autres femmes, et tu goûtes une
  914. volupté à ne pas savoir auquel des deux vont tes vœux!¶ – Laisse-moi! laisse-moi! dit-elle, tu me fais mal.¶ Elle était à bout et pleurait de douleur à cause des étaux dans lesquels ses mains étaient prises. Le reste de ses vêtements s’en était allé dans le désordre de la lutte, et était retenu à peine par une de ses jambes qu’elle agitait au bord du lit. Il était décidé à lui lâcher les mains de peur de voir son corps étendu. Mais elle lui avait saisi les siennes à son tour et, avec une adresse sans égale, ses mains couraient le long des bras du jeune homme sans lui faire de mal, elles, et ses bras lui entouraient les bras comme des serpents dont l’étreinte lente et habile doit vous étouffer irrémédiablement. Il ne comptait plus que sur la colère, sur quelque mot terrible.¶ – Mais si tu as voulu cela, lui dit-il, tu es infâme, tu es la dernière des dernières, ce que tu es n’a pas de nom: veux-tu que je te dise ce que tu es?…
  915. XVI¶ ¶ ¶ Le retour aux îles Borromées avait été fixé au lendemain. Mais on apprit dès le matin que Solweg avait une indisposition qui l’obligeait à garder la chambre. Le groupe ne devait pas se désunir, et il fut convenu que l’on attendrait.¶ L’orage de la veille avait purifié l’atmosphère, et la matinée était radieuse. Gabriel descendit de bonne heure dans la ville où le public cosmopolite des hôtels se promenait en flânant devant les boutiques. Dans la petite rue à demi couverte par les arcades étroites, il croisa plusieurs personnes qui le dévisagèrent avec un intérêt dont il avait lieu de s’étonner. Il ne se rappelait point les avoir vues précédemment. Il crut sentir qu’aussitôt passées, elles se rapprochaient les unes des autres en chuchotant; et un «c’est lui, ma chère!» prononcé en bon français de Paris par l’une d’elles, le frappa aussi vivement qu’on le peut imaginer.¶ On le prenait sans doute, pensait-il, pour un personnage célèbre, et il cherchait mentalement, en se remémorant la liste des arrivées aux grands hôtels, quelle pouvait bien être la personnalité dont la ressemblance lui valait tant d’honneur. Dans plusieurs autres groupes, le même genre d’attention fut éveillé par son passage. Il commençait à envoyer son sosie à tous les diables, quand l’idée lui vint que les gens qu’il avait le désagrément d’intéresser pouvaient bien être tout simplement ceux qui avaient été témoins, la veille, de son escapade de Cadenabbia. Le «c’est lui!» s’appliquait à «l’homme à la gageure». Il oubliait que le bruit de ce prétexte stupide à son expédition aventureuse avait dû circuler de bouche en bouche dès aussitôt qu’il l’avait formulé dans le but de satisfaire la curiosité publique. Il devait passer à Bellagio pour un sportsman excentrique et désœuvré, et il se trouvait assurément là quelqu’un pour affirmer l’avoir vu sur la piste de Mollier en costume d’acrobate. Cette probable renommée le laissait sans orgueil.¶ Il aperçut vis-à-vis d’un magasin de soieries le boléro éclatant de Carlotta. Pauvre fille! Elle était en butte à un sentiment de curiosité plus violent que celui qui l’incommodait, lui, depuis cinq minutes. Tout le pays était occupé d’elle. On l’entourait, on la suivait; quand elle entrait dans un magasin, les badauds faisaient ombre devant la vitrine. Elle, grisée par son or, tenait tête à la sottise publique et marchait au milieu de ces imbéciles, n’obéissant qu’à son sourd instinct de luxe et de parure.¶ Dompierre s’approcha d’elle. En le reconnaissant, Carlotta se mit à rougir. Elle se rappelait qu’il l’avait vue hier dans la chambre de Lee, et cette pensée, au milieu de tout le monde, et lorsque sa pudeur n’était plus domptée par l’appât de l’or, la rendait toute honteuse. Elle fit un mouvement pour se détourner, mais il croyait au contraire lui être agréable en lui offrant son appui chevaleresque au nez de cent importuns qui étaient attachés à ses pas.¶ – Où allez-vous donc, Carlotta?¶ Elle répondit, d’un ton un peu bourru:¶ – Je vais voir ma sœur, si on me laisse passer.¶ – Et où habite-t-elle, votre sœur?¶ – C’est la femme d’un jardinier à la villa Serbelloni.¶ – Voulez-vous que je vous aide à passer au milieu de tout ce monde?¶ – Ça m’est égal, dit-elle, comme vous voudrez!¶ Pendant qu’il parlait à la jolie fille, Gabriel vit passer le révérend Lovely qui se détourna comme pour ne pas le reconnaître, et avec la mine qu’il adoptait chaque fois que la morale était froissée. «Tiens! pensa-t-il, qu’est-ce qu’il prend à ce vieux fou?»¶ – Venez, dit-il à Carlotta, je vais vous frayer un chemin.¶ – Bravo! bravo! entendit-il à quelques pas de lui.¶ C’était M. de Chandoyseau qui tapait dans ses mains en faisant de petits yeux malins où se lisait une indulgente complicité.¶ – Bravo! bravo!… compliments! ajoutait-il, tout en pressant le pas, comme pour n’être pas rejoint par le jeune homme.¶ Carlotta se tourna vers Gabriel avec une figure moins impassible.¶ – Ils croient, dit-elle, que vous me faites des galanteries.¶ – Allons donc!¶ – Dame! dit-elle.¶ La curiosité augmentait évidemment depuis qu’il s’était approché de Carlotta. Il fut saisi d’un mouvement de colère contre cette babauderie stupide, et, empoignant la fille par le bras, il la poussa rapidement dans la première ruelle.¶ – On peut aller par là aux jardins Serbelloni, n’est-ce pas?¶ – Bien sûr, dit-elle. Et elle marcha devant, nullement incommodée par la petite scène de la place.¶ – Carlotta, cela ne vous fait rien qu’on s’occupe tant de vous?¶ – Ah! bien! dit-elle, avec une pointe d’orgueil dans le regard, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse?¶ – Est-ce que ça vous serait agréable, par hasard?¶ – Dame! quand je suis bien habillée!¶ Ils avancèrent en silence dans les magnifiques allées montantes des jardins Serbelloni. Carlotta cherchait de droite et de gauche, si elle n’apercevrait pas sa sœur. Gabriel se proposait de passer la matinée sous les sapins, à réfléchir à ses tristesses et aux projets virils qu’il avait arrêtés durant la nuit. Ils aperçurent le révérend Lovely qui, étant venu par un chemin moins compliqué, les avait devancés dans sa promenade matinale.¶ – Prenons donc une autre allée, dit Gabriel; notre vue va faire faire la grimace à ce monsieur.¶ – C’est un curé? dit Carlotta.¶ – Un curé anglais, oui, si vous voulez.¶ – Ne m’en parlez pas! dit-elle avec un air de répugnance.¶ – Pourquoi donc?¶ – On dit qu’ils sont mariés!¶ – Mais, Carlotta, pour un curé anglais, ça ne fait rien…¶ Il allait tâcher d’expliquer à l’Italienne que le révérend pouvait être un très honnête homme, quoique mari de mistress Lovely, lorsqu’il se heurta, à un coude de l’allée, avec M. et Mme Belvidera. Il expliqua par suite de quelles circonstances il se trouvait dans la compagnie de la Carlotta. Celle-ci continua son chemin sans saluer personne, selon ses habitudes de petit animal sauvage. Mme Belvidera prenait une figure décomposée à mesure
  916. racontait ce qui lui était arrivé dans la rue et sur la place de Bellagio.¶ – Mon pauvre ami! s’écria-t-elle, vous ne savez pas; non, vous ne pouvez pas savoir quelles imprudences vous commettez!¶ Monsieur Belvidera, dit-elle à son mari, laissez-moi un instant parler à Monsieur Dompierre; il s’agit pour lui de quelque chose d’assez grave, et dont le bruit est venu jusqu’à moi: il faut que je l’avertisse…¶ M. Belvidera s’éloigna de quelques pas, et, ayant rejoint le clergyman qui revenait par une contre-allée, il le suivit en causant.¶ Le révérend marchait d’un pas fiévreux et semblait pressé déjà de rentrer à l’hôtel.¶ La jeune femme mit Gabriel au courant de la conversation qu’elle avait eue la veille avec Mme de Chandoyseau avant le départ pour Cadenabbia. Elle lui montra comment la Parisienne avait répandu le bruit qu’il était l’amant de la Carlotta. Celle-ci étant le point de mire de toute la population, et la source de sa fortune demeurant mystérieuse, le seul nom prononcé d’un protecteur de la fille avait suffi pour attirer sur lui l’attention générale. On se le montrait au doigt dans la rue.¶ – Comprenez-vous, dit-elle, le succès que vous avez eu quand vous lui avez adressé la parole sur la place? Vous avez causé un vrai scandale! Et les bravos de Monsieur de Chandoyseau, le premier averti de l’affaire, et le colporteur inconscient du potin?… et la mine effarouchée du révérend Lovely?… et les «c’est lui» des dames françaises de l’hôtel, avec qui Madame de Chandoyseau a eu vite fait connaissance? Eh bien, mon ami, vous voilà dans de beaux draps!¶ – Après tout, dit Dompierre, je préfère qu’elle ait répandu ce bruit faux que tel autre dont vous eussiez pu souffrir, Luisa!…¶ – Oh! l’un n’empêchera pas l’autre, allez! chaque chose en son temps! Cela dépend de l’heure de ses intérêts; elle manœuvre en ce moment-ci avec une impétuosité et une hâte qui me font craindre toutes sortes de choses avant que cette saison ne soit terminée.¶ – Je ne vois pas bien son but.¶ – Pour l’instant, c’est de vous brouiller avec moi. Notre bonheur de quelques semaines, trop mal dissimulé, probablement, l’a exaspérée. Pourtant ce racontar me semble maladroit; il va à l’encontre des intentions que je la soupçonne de nourrir…¶ – Et qui sont?…¶ – Enfant que vous êtes! Mais d’ouvrir les yeux à mon mari! Il n’y a que ce point-là d’intéressant pour elle; c’est le plus sensible, celui où il y a le plus à faire souffrir!¶ – Croyez-vous que Monsieur Belvidera prêtera l’oreille à ce qu’elle dira?¶ – Mon ami, personne n’a jamais dit à mon mari ce qu’elle lui dira. Je ne sais donc quelle sera la contenance de mon mari.¶ – Mais enfin, et comme vous le faisiez remarquer, ce n’est pas ce chemin-là qu’elle semble prendre: le bruit d’une liaison avec Carlotta serait au contraire une sauvegarde contre celui de mes relations avec vous.¶ – Évidemment! évidemment! mais elle est habile; elle peut agir de biais et par les moyens les plus détournés; en tous cas son but, croyez-moi, ne peut être autre que celui que je vous ai dit.¶ – Ah! Luisa! il faut éviter cela à tout prix. Je ne peux pas tolérer que votre mari ait un soupçon contre vous!…¶ – Avez-vous un moyen de l’éviter?¶ – Je cherche… je cherche… Vous fuir?… m’en aller? Ce serait vous abandonner toute seule à la méchanceté de cette femme et elle insinuerait à votre mari des doutes que personne ne serait en état de dissiper… Il faut que je demeure affublé effrontément de la responsabilité de l’affaire Carlotta!¶ – Pauvre Carlotta!¶ Gabriel se souvint que Carlotta n’était pas la maîtresse de Lee, et que son honnêteté était irréprochable. Et de la façon dont tournaient les choses, au lieu de défendre la malheureuse contre une accusation injurieuse qui prenait les proportions d’un scandale public, il contribuerait à accréditer la calomnie. Il eut un moment d’hésitation; il fut sur le point de dire à sa maîtresse: «Non, ce moyen-là est impossible! Carlotta n’est pas ce que vous croyez; quand nous l’avons vue sortir de la chambre des fleurs à l’Isola Madre, elle n’avait pas reçu les baisers de l’Anglais; elle était son admirable et innocent modèle… Je dois au contraire la laver de la réputation qu’on lui a faite!» Il haussa les yeux sur Mme Belvidera qui le considérait, un peu anxieuse, mais s’accrochant déjà à ce moyen comme à une planche de salut provisoire; et dès lors il était prêt à souiller toute la candeur du monde pour sauver la femme qu’il aimait.¶ Il jeta un regard alentour; on ne voyait plus personne dans l’allée; il se pencha sur la bouche de la jeune femme et lui dit dans un baiser, tout en brandissant avec hilarité son chapeau et sa canne:¶ – Je suis l’amant de la Carlotta!¶ – Oh! fit Luisa, en souriant à demi, ce n’est pas bien, ce que nous faisons là!¶ ¶ ¶ ¶ ¶ XVII¶ ¶ ¶ M. Belvidera ayant pris le bras du révérend Lovely ne pouvait être conduit ailleurs que dans les environs de Mme de Chandoyseau. Ces messieurs la trouvèrent en effet sous un petit bosquet tout proche de l’entrée de l’hôtel, du côté du jardin, et d’où elle pouvait voir et interpeller à sa guise les allants et les venants.¶ Elle manifesta une grande joie en voyant l’attitude amicale de M. Belvidera et de son grand et noble ami le clergyman. Elle avait, disait-elle, tant de plaisir à approcher les âmes loyales; il n’y en avait plus; ne riait-on pas de la probité même?¶ En réalité, elle envoyait le pauvre révérend par la ville, comme elle l’employait dans les salons de l’hôtel, pour qu’il lui rapportât les nouvelles et les potins. Le vieillard, grâce à son habit et à ses cheveux blancs, recevait les échos divers sans éveiller la méfiance, et sa docilité au rapport égalait celle d’une estafette ou d’un policier. Son attitude était d’un chien.¶ M. Belvidera, qui n’éprouvait aucune estime pour le caractère de Mme de Chandoyseau dont il percevait la médiocrité sans prendre la peine de pénétrer la perfidie, essaya de s’éloigner dès qu’il eut accompli sa politesse en demandant des nouvelles de mademoiselle Solweg.¶ – Monsieur Belvidera, dit-elle, je vous en prie, ne me quittez pas si tôt, et, puisque vous avez fait un tour en ville, dites-moi de quoi il retourne; je n’ai pas pu sortir à cause de ma sœurette, et vous savez que je suis une curieuse!…¶ – Mais, madame, je n’ai rien vu que d’ordinaire…¶ – Yes, dit le révérend qui se hâtait d’accomplir sa mission avec le scrupule qu’il avait certainement apporté dans toutes les fonctions de son existence, yes, c’est toujours le même chose; et le scandale est devenu notre sport préféré. Ah! madame, Dieu nous expédiera le châtiment!¶ – Quoi? dit Mme de Chandoyseau sur un ton étonné, que voulez-vous dire? C’est toujours cette malheureuse fille?…¶ – Hélas! madame, elle est véritablement l’impiudence mériée au libertinage; et c’est la spécialité de la douleur pour notre petite amicale famille de voir cette jeune homme qui a le place à notre table, contribuer…¶ – Ciel! que voulez-vous dire? Un des nôtres! serait-ce vrai?… Je sais que le bruit en a couru; mais c’est impossible! Voyons, mon révérend, qu’avez-vous appris? avez-vous vu quelque chose?¶ – Si j’ai vu, madame! yes! cent personnes ont vu comme moi, ce matin, sur le place, cette jeune homme, en compagnie de la maôvaise girl qu’il a emmenée faire le promenède aux jardins Serbelloni!…¶ – Mon révérend! mon révérend! vous avez dû vous tromper: ce que vous dites là me suffoque, c’est invraisemblable!¶ Elle était effrayée elle-même de la consistance que le simple hasard d’une rencontre donnait à la calomnie qu’elle avait semée.¶ – Véritablement, dit le clergyman, je prends témoin Monsieur Belvidera lui-même qui promenait aux jardins Serbelloni et qui a pu ouvrir les yeux sur le pernicieux spectacle…¶ – J’ai vu, dit M. Belvidera, la Carlotta et Monsieur Dompierre, auxquels, paraît-il, on a fait sur la place un accueil assez singulier. Est-ce là ce dont vous voulez parler?¶ – Eh! monsieur, de quoi voulez-vous donc que l’on parle? Quand on pense que nos enfants, nos jeunes filles, votre fillette, monsieur, qui connaissent ce jeune homme et voient tous les jours cette fille nous insulter avec ses oripeaux tapageurs, sont témoins d’un tel dévergondage!… Monsieur Dompierre! Monsieur Dompierre! J’ai besoin qu’on me répète ce nom pour que je croie ce qui est. J’aurais certes soupçonné tout le monde avant lui!¶ – Mais, madame, dit M. Belvidera, Monsieur Dompierre est d’âge et de tournure à avoir de belles maîtresses! Je ne vois pas ce qui vous étonne…¶ – Monsieur, mon étonnement ne vient qu’après mon indignation; mais je vous dirai que c’est précisément parce que je tiens Monsieur Dompierre pour un jeune homme d’esprit élevé, délicat, plein d’agrément, et de mœurs comme de tournure élégantes, que je ne puis croire qu’il aille prendre ses maîtresses parmi les filles en guenilles et la populace malpropre couverte de vermine, où nous avons tous vu la Carlotta, il n’y a pas trois semaines.¶ – Madame, on dit qu’une perle fut trouvée un jour dans le fumier.¶ – Ce n’est certainement pas le cas! Cette fille est grossière et stupide, et elle n’a qu’une beauté vulgaire. En vérité, Monsieur Dompierre manifeste des goûts plus élevés, à moins qu’il ne soit un hypocrite achevé. Mais, monsieur, vous n’avez donc jamais regardé ce jeune homme-là en face? Vous n’avez pas vu la fièvre qui lui brûle les yeux, qui lui amaigrit les joues, qui secoue ses fines mains nerveuses! C’est un aristocrate dans toute la force du terme! C’est un garçon qui ne peut avoir qu’une de ces passions où l’esprit a autant de prise que les sens et le cœur! Ces hommes-là, se ruiner pour des filles! Allons donc! Tenez! si cela était, ce ne pourrait être que par dépit; mais alors faudrait-il qu’il eût par ailleurs quelque passion farouche! On ne fait des largesses à une va-nu-pieds comme la Carlotta, que sous les yeux de quelque grande dame qu’on prétend toucher par l’étalage de son désespoir!… Ah! monsieur, je m’étonne de ne pas vous voir défendre votre ami, car je sais que vous l’estimez fort. Croyez-moi, ce n’est pas un homme à aimer une fille… Mais, chut!… Le voilà qui vient avec votre femme!…¶ M. Belvidera comprit l’insinuation que cette langue de vipère s’efforçait de faire pénétrer en lui, sous le couvert de la générosité. Il
  917. indigné, et rejoindre sa femme, quand le minutieux clergyman ajouta:¶ – Pourtant, madame, on dit que Monsieur Dompierre fit hier pour la Carlotta, une athlétique prouesse, une… comment appelez-vous le chose… cette chose où il risquait le vie pour une toute petite stioupidité… une gageure, c’est cela!¶ Le chevalier avait connu avant tout autre l’histoire de la gageure. Bien que fort désintéressé, à l’ordinaire, de tous les racontars et les on-dit, la question devenait attrayante pour lui, par suite de l’intérêt même qu’il portait à Gabriel Dompierre. Au lieu de se dégager du groupe de Mme de Chandoyseau et du clergyman, il fit signe à sa femme de ne pas les interrompre, et, se souvenant que Luisa l’avait prié de s’éloigner parce qu’elle avait à parler à M. Dompierre, il lui dit de loin, sur le ton d’une riposte amicale:¶ – Non! non! laissez-nous! je suis en confidence avec
  918. le révérend Lovely!¶ – Puisque c’est ainsi, dit Mme de Chandoyseau à Mme Belvidera, voulez-vous faire à la pauvre Solweg le plaisir de monter la voir? Vous la rendrez bien heureuse; elle va mieux!¶ – Volontiers, fit Mme Belvidera.¶ Dompierre tourna sur ses talons.¶ Le révérend était tout heureux de voir que pour une fois, Mme de Chandoyseau buvait avec avidité ses paroles.¶ – On dit, poursuivit-il, que Monsieur Dompierre aurait monté dans le barque hier, au milieu de la tempête, et aurait fait le passage de Cadenabbia, au risque de se noyer.¶ – Et qui, dites-vous, aurait tenu la gageure contre lui? interrogea vivement M. Belvidera.¶ – C’est la pécheresse, Monsieur, n’en doutez pas, c’est la Carlotta!¶ M. Belvidera observait le visage de Mme de Chandoyseau, qui ne protesta que par un très vif étonnement. Elle était stupéfaite de la tournure que prenaient les choses; elle savait l’équipée de Dompierre à Cadenabbia, qu’elle avait causée elle-même en excitant la jalousie de l’amant de Mme Belvidera; mais elle ne s’attendait pas vraiment à l’interprétation qu’en donnait l’opinion publique. Tout contribuait à affermir l’idylle de Carlotta et de Dompierre, qu’elle avait elle-même répandue il n’y avait pas vingt-quatre heures.¶ «Mais, faillit ajouter M. Belvidera, M. Dompierre m’avait affirmé que la gageure avait été tenue par vous-même, madame!»¶ Il se contint en pensant que si Dompierre eût dit vrai, en attribuant la responsabilité de cette gageure à Mme de Chandoyseau, celle-ci n’eût eu aucune bonne raison de ne pas la revendiquer. Étant donné son caractère, elle en eût au contraire tiré vanité. Il était plus que probable que Dompierre l’avait laissé accuser afin d’éviter de prononcer un autre nom. Il était très vraisemblable qu’il fût l’amant de la Carlotta et il n’était que décent de sa part de laisser sa liaison enveloppée de mystère.¶ Aussitôt édifié sur le sens de la petite contradiction que lui avait révélée le rapport du révérend Lovely, M. Belvidera se hâta de prendre congé de la Parisienne, en la félicitant d’avoir soutenu si chaleureusement la défense du jeune homme à qui il accordait, quant à lui, une estime très particulière, qu’il ne songeait pas d’ailleurs à lui retirer, dit-il, à cause de ses intrigues avec la jolie marchande de fleurs. Mais avant de la saluer, afin de ne conserver aucun doute sur la perfidie qu’elle avait apportée à lui signaler la noblesse des goûts de Dompierre, et afin de lui manifester en même temps qu’il n’avait pas été dupe de la générosité du plaidoyer qu’elle n’avait fait que pour éveiller ses soupçons de mari, il lui dit en affectant un ton candide:¶ – Je vais retrouver Monsieur Dompierre, madame; dois-je lui dire tout le bien que vous pensez de lui? croyez-vous qu’il me convienne de lui faire honte de ses amours vulgaires?…¶ Elle comprit qu’il avait eu l’oreille bonne, et qu’il la poussait à bout, à mots couverts, pour qu’elle lui parlât net. Puisqu’elle avait tant fait de risquer la partie, à quoi bon, se dit-elle, s’arrêter en chemin? Et, d’un ton familier, où elle mettait toute la complicité d’une confidence, et tout bas, en se penchant à son oreille:¶ – Je ne vous crois pas assez bête pour faire ça! dit-elle.¶ – Merci, madame, prononça-t-il, en la cinglant de son regard expressif d’Italien.¶ Mme de Chandoyseau pâlit, et, pour la première fois de sa vie, eut peur de ce qu’elle avait fait.¶ ¶ ¶ ¶ ¶ XVIII¶ ¶ ¶ – Monsieur Dompierre! lança à haute voix M. Belvidera aussitôt qu’il eut quitté Mme de Chandoyseau.¶ Et dès qu’il l’eut rejoint:¶ – Mon cher ami, dit-il, je vais vous prier de me rendre un important service.¶ – Quoi! dit Dompierre qui, étant prêt à tout, s’efforçait de sourire, me voulez-vous pour témoin? Vous battriez-vous avec… le révérend?¶ – Si un homme se fût avisé de me dire ce qui vient de m’être dit, je ne me battrais pas avec lui, en ce moment-ci, du moins; je crois que je le tuerais, comme une bête!…¶ – Ah! fit froidement Dompierre.¶ – Monsieur Dompierre, poursuivit le chevalier, est-il vrai que vous avez l’intention de nous quitter? Ma femme m’en a touché un mot, mais…¶ – C’était mon intention, en effet.¶ – Voulez-vous me permettre d’insister pour que vous restiez encore quelque temps avec nous?¶ – Si c’est pour vous servir, je le ferai de grand cœur, mais je ne comprends pas, je l’avoue…¶ – Voici. Nous avons dans notre compagnie une personne qui s’est permis de me faire entendre que j’aurais sujet de surveiller ma femme. Vous êtes un jeune homme, et je ne sais si vous comprenez toute l’ignominie que contient un semblable avis jeté à la face de l’homme que je suis, et que vous voulez bien me faire l’honneur d’apprécier. Je ne sais quelle conception de la famille et de la dignité humaine ont ces espèces de marionnettes que vous méprisez autant que moi, m’avez-vous dit; toujours est-il que je ne suis pas d’humeur, moi, à laisser faire si bon marché de ce qui est mon culte, mon bonheur, mon ambition, l’espoir secret de chacun de mes efforts: la grandeur et la pureté de mon nom. Peut-être suis-je un homme d’un autre temps, mais, toute modestie à part, je plains les temps qui n’auront que des hommes faisant fi de ce qui constitue mon orgueil. C’est par mon orgueil que j’agis, c’est par lui que je suis capable d’accomplir des œuvres hardies, difficiles et utiles. Je ne me suis pas constitué une famille au hasard; je n’ai pas épousé la première venue. Je fais et je ferai constamment à ma femme l’honneur de ne pas soupçonner que quelqu’un puisse élever un doute sur son honorabilité. Et une misérable catin, – car cette femme s’est jetée à notre cou à tous, n’est-ce pas, monsieur? aussi bien au vôtre qu’au mien, et elle crève de dépit et de jalousie, – est venue me souffler que je ferais bien d’ouvrir les yeux! En vérité, je ne sais pas comment je ne l’ai pas écrasée! Vous devinez, monsieur, que vous n’échappez pas à être mêlé à cette turpitude… Je vous sais gré de ne même pas protester de votre innocence. Je vous prie donc, au nom de l’amitié qui nous a liés spontanément, sinon par un sentiment de générosité envers une femme qui peut souffrir à cause de vous, je vous prie donc de ne pas nous fuir, ce qui donnerait une apparence de vérité à la calomnie, mais de demeurer près de nous, plus intimement uni à nous que jamais, et ceci, sous mes yeux, sous la garantie de mon amitié qui est telle en réalité et que je saurai manifester telle, que personne ne vous puisse croire, ma femme ni vous, capables de la trahir.¶ Vous êtes un galant homme: je ne vous demande même pas si vous acceptez.¶ M. Belvidera tendit la main au jeune homme, devant Mme de Chandoyseau, qui assistait de loin à ce colloque. Dompierre, muet et glacé comme une statue de marbre, se laissa serrer la main. Enfin, il fit effort pour desserrer les dents et dit:¶ – Je suis à vous.¶ – Merci, fit M. Belvidera; et il ajouta en souriant:¶ – Et puis, vous savez je ne veux pas vous imposer une pénitence: toutes les fois que vous aurez mieux à faire, – ce qui ne peut manquer de vous arriver, – vous pourrez vous échapper sans demander la permission…¶ Gabriel saisit l’allusion à l’intrigue de Carlotta. Il l’avait oubliée, dans le saisissement que lui avait causé le discours de M. Belvidera. Sans doute celui-ci y ajoutait foi. Peut-être était-ce grâce à cette conviction qu’il ne le soupçonnait pas même d’avoir une passion inavouée par sa femme. Il fallait donc commettre cette autre infamie, contribuer à accuser une pauvre fille innocente. Il sourit, de l’air de quelqu’un qui a compris et qui acquiesce.¶ La petite Luisa déboucha en courant dans le jardin, où se trouvaient ces messieurs. Elle avait les deux mains sur les yeux et faillit tomber à plusieurs reprises avant de venir se réfugier en fondant en larmes dans les bras de son père.¶ – Luisa! voyons! eh bien! qu’est-ce qui nous est arrivé?¶ Dès qu’on la tint et la caressa, ses sanglots redoublèrent. Enfin, quand elle put parler:¶ – On m’a dit de m’en aller! dit-elle.¶ – Qui est-ce qui t’a dit de t’en aller?¶ – Maman et Solweg m’ont dit d’aller jouer.¶ – Mais, si on t’a dit d’aller jouer, il n’y a pas de quoi pleurer!¶ – Oh! dit-elle, je sais bien ce que ça veut dire. C’est très désagréable; ça m’arrive toutes les fois qu’on veut parler sérieusement. Je ne suis pas assez grande.¶ – Mais, petite Luisa, à mesure que tu seras plus grande, tes désagréments le seront aussi!¶ – Je le sais bien, puisque Solweg, qui est une grande jeune fille, pleure plus que moi. On est malheureux tant qu’on n’est pas marié. Mais au moins, quand on est grande, on n’est plus vexée…¶ – Luisa, est-ce que ta maman va bientôt descendre?¶ – Puisque je t’ai dit qu’elle dit des choses sérieuses avec Solweg; il doit y en avoir pour longtemps.¶ – Mais non, petite Luisa, c’est ce qu’on a le plus tôt fait de dire.¶ – Tenez! dit l’enfant, on les voit d’ici, elles n’ont pas l’air d’avoir fini!¶ Ces messieurs levèrent les yeux et aperçurent en effet, à une fenêtre du second étage, la tête de Mme Belvidera
  919. semblait parler avec une grande animation. On ne voyait pas Solweg. Les persiennes étaient ouvertes; un vase de fleurs avait été déposé sur l’appui de la fenêtre, sans doute de peur d’incommoder la malade.¶ M. Belvidera mit ses mains en cornet sur sa bouche et adressa à sa femme un appel familier.¶ Elle tourna la tête vivement, et en même temps on vit se hausser la figure blonde de Solweg. Ses yeux étaient rougis, et la petite Luisa avait raison de dire que la grande jeune fille pleurait plus qu’elle.¶ – Elle pleure de chagrin, dit M. Belvidera, d’être la sœur de Madame de Chandoyseau. C’est une petite qu’il faut plaindre. Dites donc, ajouta-t-il, en se retournant vers Dompierre, tout ce monde-là m’ennuie énormément aujourd’hui; voulez-vous que nous allions déjeuner à Menaggio, là-bas en face? nous y passerons tranquillement l’après-midi. Je vais dire à ma femme de se préparer dès qu’elle aura essuyé les larmes de Mademoiselle Solweg…¶ Ce qu’il proposait à Dompierre, c’était le premier acte de son nouveau supplice; c’était le rapprochement, la liaison plus intime que jamais des deux amants sous l’étreinte plus que jamais amicale du mari, étreinte d’une amitié telle, avait-il dit, «que personne ne vous puisse croire, ma femme ni vous, capables de la trahir». Le jeune homme ne pouvait s’y soustraire; il contraignit un involontaire mouvement de retrait, presque de supplication, de demande de grâce. Mais
  920. venait d’être si rudement secoué par l’événement de la matinée que souffrir à vif tout le long du jour lui semblait préférable au désespoir languide qu’il eût traîné dans la solitude.¶ – Très volontiers! très volontiers! dit-il.¶ ¶ ¶ ¶ ¶ XIX¶ ¶ ¶ Sur l’invitation de Mme de Chandoyseau, Mme Belvidera était montée chez Solweg. La jeune fille était étendue sur une chaise longue, près de la fenêtre entr’ouverte, et sa petite tête, fine et jolie, dans ses frisons d’or, était appuyée sur sa main. Elle la releva vivement dès qu’elle eut reconnu la voix de l’Italienne et se dressa sur sa chaise.¶ – Vous, madame! dit-elle.¶ Elle était aussi étonnée de la démarche de Mme Belvidera que celle-ci même était émue de l’accomplir. Malgré toute la sympathie que Solweg lui avait inspirée dès le premier jour, Luisa se tenait vis-à-vis d’elle sur une réserve que nécessitait la malheureuse circonstance de la grotte. Ah! combien de fois n’avait-elle pas eu l’envie de lui sauter au cou, de l’embrasser de tout son cœur à cause de ce qu’elle sentait de douleur intime dans cette tendre petite âme, blessée, elle le voyait bien, d’une manière terrible, et condamnée au silence, au reploiement sur soi-même, par la vulgarité de son entourage, et presque au désespoir par son amour secret.¶ Toute sa tendresse pour Solweg était mêlée de pitié: elle savait que Gabriel ne l’aimait pas! Si elle avait eu la moindre raison d’être jalouse, elle l’aurait détestée sans doute! Mais elle avait le beau rôle. C’est pourquoi elle s’était accoutumée à tant s’attendrir sur elle. Cependant, Solweg, elle, ne devait-elle pas la haïr? C’est à peine si Mme Belvidera osait l’approcher; elles n’avaient jamais échangé que des paroles de politesse. Mais elle avait un grand plaisir à sentir entre elle et la jeune fille le lien innocent de la petite Luisa. Il lui semblait que la petite Luisa lui versait de sa tendresse, et que, par la petite Luisa, elle recevait d’elle un peu d’amitié… Enfin que de choses muettes et tendues entre ces deux femmes!¶ Pourquoi Mme de Chandoyseau avait-elle prié Luisa d’aller voir Solweg ce matin? Il est probable que Solweg avait demandé des nouvelles de sa rivale, ce qui était une façon d’avoir de celles de Gabriel, et que le nom de Mme Belvidera revenant à la mémoire de Mme de Chandoyseau, elle avait pensé que sa «sœurette» aurait plaisir à la voir. Luisa ne pouvait plus s’arrêter en chemin, et, d’ailleurs, elle éprouvait, à voir Solweg seule une bonne fois, et en cette franchise que donne la maladie, une attraction qui l’emportait…¶ Elle fut un peu décontenancée par la surprise que Solweg témoigna à la voir. Son «vous, madame!» la glaçait. Mais elle remarqua dans les yeux de la jeune fille toute une tempête soudaine, un bouleversement.¶ Solweg en l’apercevant avait reçu comme un petit coup de bâton à la nuque, et elle avait senti sa cervelle trembler; quelque chose lui était passé par tout le corps, elle avait eu, le temps de deux secondes, comme une taie sur les yeux, et puis elle s’était raidie, en disant: «Voyons! voyons!» Pauvre petite! C’était encore une de ces épreuves qu’elle s’apprêtait à renfoncer, après combien d’autres, au-dedans d’elle-même, dans ce coffret fermé du cœur des jeunes filles qui n’ont ni mère, ni confidente.¶ Luisa s’arrêta un instant. Solweg dut voir dans ses yeux pourtant ce qu’elle avait de bonté, et elle se fit accueillante:¶ – Oh! comme vous êtes aimable, dit-elle, de venir vous informer de moi.¶ Mme Belvidera lui demanda comment elle se trouvait.¶ – J’ai une grande faiblesse; je ne suis pas plus forte qu’un poulet; mais je ne souffre plus comme cette nuit…¶ – Qu’aviez-vous donc?¶ – Oh! j’étais comme si on m’avait battue, rouée de coups… Ça ne m’est jamais arrivé d’être battue et rouée de coups, ni à vous, madame, n’est-ce pas? ajouta-t-elle en souriant, mais on se figure quelquefois ce que ça doit être.¶ Luisa n’osait lui demander ce qui s’était passé, ce qui avait pu lui causer cela. Solweg dit d’elle-même:¶ – Je pense que c’est l’orage. Je suis un peu nerveuse. C’
  921. l’orage.¶ – Qu’a dit le médecin?¶ – Oh! les médecins!¶ – Quoi! petite sceptique, vous ne croyez pas aux médecins?¶ – Je ne suis pas sceptique, dit-elle, et la preuve, c’est que je suis de l’avis de mon frère le peintre, qui ne croit qu’aux devins.¶ – Aux devins!¶ – Vous voyez bien, c’est vous qui êtes sceptique et non pas moi! Mon frère, qui ne croit qu’aux grâces innées, aux talents spontanés, croit qu’il y a un certain nombre d’hommes qui ont reçu du ciel le don particulier de voir clairement nos maux et leurs causes profondes. Ce serait une science qui ne s’apprendrait point. Ceux qui la possèdent seraient les héritiers des devins des contes; il se trouverait par hasard de ces devins-là parmi les médecins, comme il y en a ailleurs, ce qui fait que tous les médecins ne sont pas mauvais. Encore arrive-t-il que ceux qui savent ce que vous avez, ne sont pas toujours capables d’y trouver remède.¶ – Avez-vous vu de ces devins?¶ – Non.¶ – Et pourquoi y croyez-vous?¶ – Parce que je connais des gens qui en ont vu. On dit que ce sont des hommes qui aiment ardemment leurs semblables. Toute leur vertu viendrait de cet amour. L’amour rend aveugle; oui, en ce sens qu’il vous rend agréable jusqu’aux défauts, c’est-à-dire qu’il supprime la distinction entre les vices et les qualités, ce qui, en vous enlevant toute répugnance, vous permet d’être bien plus attentif aux mille petits ressorts mystérieux des hommes. Il paraît que ce qu’on appelle les «prévenances» qui n’ont lieu qu’entre les gens qui s’aiment, ne sont autre chose que des tas de petites divinations de ce genre. Mon frère prétend que sans cet amour, les hommes ne sont rien qui vaille, pas plus en art qu’en science. Les savants, les grands inventeurs comme les artistes, ce sont des devins, qui à force d’aimer la nature et les hommes, finissent par surprendre leurs secrets…¶ – Mademoiselle Solweg, si les devins sont des gens qui vous aiment beaucoup, je suis sûre maintenant que vous avez rencontré de ces devins!¶ – Oh! dit-elle, avec un sourire amer, en tous cas, ils ne l’étaient pas pour moi; puisque personne ne m’a jamais aimée.¶ – Personne!¶ – Non; maman est morte en me mettant au monde; j’ai été élevée par une grand’mère qui avait une peur affreuse de ma sœur que vous connaissez et qui nous préférait à toutes les deux, notre frère. On ne faisait pas attention à moi.¶ – Mais votre frère, qui est un grand esprit, à ce que tout le monde dit…¶ – Mon frère m’aime bien, mais il n’aime que sa peinture. Et puis, ajouta-t-elle, on n’a que ce qu’on mérite, et je ne suis pas si intéressante!
  922. ! par exemple; et je sais, pour ma part, quelqu’un qui s’intéresse à vous!¶ – Ah! fit-elle avec surprise, et tout d’un coup suspendue aux lèvres de Luisa, comme si elle attendait une nouvelle inespérée.¶ – Oh! fit l’Italienne, il ne s’agit que de moi!¶ Solweg dissimula vite la petite déception
  923. . Quelle jeunesse et quel candide amour! elle avait espéré un instant que la maîtresse de Gabriel pût, elle, venir lui dire: «Il s’intéresse à vous!» Quelle gracieuse folie! Mme Belvidera comprit son mouvement et en fut touchée. Mais Solweg avait repris immédiatement la distance qu’il y avait entre elle et la jeune femme.¶ – Vous! dit-elle, avec un léger accent de doute qu’elle s’efforçait d’adoucir.¶ C’était au tour de Luisa d’avoir la grande émotion et de trembler, et d’être embarrassée. Elle n’avait pas réfléchi d’avance à la façon dont les choses tourneraient. Elle sentit alors qu’étant données les circonstances et les dispositions où elle était vis-à-vis de cette petite, il fallait en venir à une effusion complète, et que cela n’était possible qu’en faisant allusion à la terrible aventure, qu’en s’accusant, s’humiliant devant elle, en lui demandant pardon du tableau dont elle avait offusqué ses yeux de jeune fille. Ah! ce n’est rien de se confesser à un prêtre; ce n’est rien du tout! Mais de faire seulement allusion, devant une enfant, à la chose qu’elle connaît, qu’elle a vue!… Et pourtant, c’était depuis longtemps pour elle un désir secret, un désir immense, insurmontable. Elle savait qu’elle le satisferait un jour. Quand et comment? Elle ne l’avait même pas cherché. Mais elle savait bien que cela viendrait et qu’elle se débarrasserait de ce poids-là.¶ Elle hésitait, elle ne bougeait pas; Solweg vit bien son trouble, mais elle devait avoir de la peine à le croire sincère. Elle ne savait que dire.¶ – Vous! répéta-t-elle.¶ Mme Belvidera s’approcha d’elle et mit un genou sur un petit tabouret près de la chaise longue.¶ – Oh! mademoiselle, vous avez toutes les raisons d’être étonnée, et vous en avez même de me trouver impudente à venir ainsi vous affirmer une amitié que vous… dédaignez peut-être…¶ – Mais non, madame! dit Solweg avec politesse, je vous assure…¶ – Oh! laissez-moi vous parler, je vous en prie! je n’ai jamais pu le faire jusqu’à présent; je n’ai jamais osé, après ce qui s’est passé, après… ce que vous savez!… Mais j’en mourais d’envie. Je vous ai aimée tout de suite; je vous ai aimée pour vous, pour votre personne qui me plaisait, pour ce besoin d’affection dont votre jolie nature semblait privée, pour la tendresse que vous avez témoignée à ma fille, pour le silence forcé qu’il y avait entre nous… enfin, enfin, pour le… trouble, pour le scandale, que j’ai pu causer à vos yeux, à votre jeunesse, à votre cœur, mademoiselle…¶ Elle pleurait, il lui semblait que les mots qu’elle prononçait lui étaient arrachés avec des tenailles, et cela lui causait une douleur affreuse en même temps qu’un soulagement inouï. Solweg lui avait tendu les mains; elle les lui embrassait.¶ – Sentez-vous combien j’avais envie que vous me pardonniez ce qu’un hasard m’avait fait commettre contre vous?… contre vous! oui! certes! ne dites pas non! je sais trop bien comment le cœur se développe et grandit, et, en une seconde, j’ai peut-être ajouté, ce jour-là, dix années aux vôtres…¶ Solweg était un peu interdite, mais les derniers mots la frappèrent particulièrement:¶ – Dix années! prononça-t-elle à demi-voix.¶ Et Mme Belvidera vit dans la grande et profonde douleur du regard de la pauvre enfant qu’il était vrai, hélas! qu’elle l’avait vieillie dans cette proportion.¶ En effet, ce que les jeunes filles imaginent n’est rien en comparaison de la réalité; et la beauté, la sincérité, l’élan de l
  924. , de ce baiser interrompu sous la grotte, lui avait été une secousse extraordinaire. Quelle révélation, quel exemple, et quel attrait! Dès ce moment-là, probablement, la figure du jeune homme avait fait sur elle une impression définitive. Il était si beau, si épris, et si charmant! C’est sous ses traits que l’amour apparaissait à cette enfant. La tendresse éperdue dont le bras de Gabriel enlaçait Luisa, et la folie de toute l’attitude de la belle Italienne, suspendue à ses lèvres: que l’on songe à cette impression toute de grâce, d’élégance, d’enchantement, sur une jeune fille ardente et délicate, et de tout temps sevrée de caresses! Dira-t-on que c’est précisément parce qu’elle était témoin de l’amour du jeune homme pour une femme, qu’elle ne pouvait pas concevoir d’amour pour lui? Mais elle avait appris tout de suite que Gabriel n’enlaçait sous cette grotte que sa maîtresse, et Solweg était une petite bourgeoise qui savait très bien que les hommes comme celui-ci font bon marché de leurs liaisons irrégulières et que finalement, le beau rôle est à celles qu’ils épousent. Pourquoi n’aurait-elle pas pensé pouvoir un jour être dans ses bras? Et puis, est-ce qu’on réfléchit à tout cela? Est-ce qu’on pense? Il était l’homme qu’elle devait aimer, et elle l’aimait.¶ – Mademoiselle, dit Luisa, en prenant les mains de Solweg, je n’ai pas l’espoir d’effacer de votre esprit ce qu’une aussi malheureuse circonstance y a gravé; je ne vous demande ni votre pardon, ni même votre indulgence; considérez-moi comme une femme très coupable. Je vous supplie seulement de ne vous souvenir que de la misère à laquelle ce que j’ai fait m’a réduite, là, telle que vous me voyez, a vos pieds… Puisque l’expérience s’est offerte à vous, et que vos yeux sont assez clairvoyants pour avoir deviné ce qu’a engendré de tristesse le moment d’heureuse apparence dont vous avez été témoin, ne conservez que de la compassion pour de pareils désordres: ils sont les plus pitoyables de tous les maux, car ceux qui en souffrent n’ont pas la ressource de les maudire et de les secouer avec dégoût, mais s’enchaînent eux-mêmes à leur instrument de torture et l’adorent…¶ Ces derniers mots la touchèrent plus que toute l’humiliation qu’elle comprenait mal. Mais, là, Mme Belvidera effleurait la question brûlante pour la jeune fille: la persistance de son amour. Solweg ne disait rien, mais ses paupières battaient, et on voyait poindre ses larmes. C’était bien en pure perte que Luisa s’efforçait de lui inspirer de la répugnance pour sa conduite; ce que Solweg maudissait, c’était Luisa, mais parce que Luisa occupait la place que Solweg eût voulu tenir. Quand Luisa lui parlait de ses souffrances, la pauvre petite brillait d’envie de les endurer, car elles lui semblaient douces au prix des siennes.¶ Mme Belvidera n’avait pas pour but de l’attendrir sur son compte: elle la savait trop éprise pour penser un seul instant qu’elle pût l’envisager, malgré tout l’étalage de ses infortunes, autrement que comme une rivale heureuse. Elle s’était seulement exécutée; elle avait fait ce qu’elle croyait nécessaire; son amende honorable lui semblait suffisante et elle était même un peu blessée, dans son amour-propre, à voir Solweg indifférente à une démarche dont elle pouvait ne pas sentir toute l’importance, mais qui avait été, de toute évidence, très dure à remplir. Mais, au moins, elle avait espéré que la jeune fille lui en saurait gré et lui permettrait, à la suite de cela, de l’entendre, elle, à son tour, et de tenter de la soulager. Elle espérait faire accepter l’amitié qu’elle proposait de si grand cœur, et que, tout en restant muette sur le sujet qui les unissait en les séparant, Solweg semblerait lui dire, dans un baiser et avec quelques larmes: «Je comprends, allez! que vous l’aimiez, puisque c’est lui!»¶ – Solweg, dit Mme Belvidera, la meilleure raison que j’ai de vous aimer, c’est que je sens que vous n’êtes pas heureuse!…¶ La figure de Solweg avait de petits tressaillements nerveux; ses yeux clignotaient et rougissaient, mais elle fit un effort et prit un air étonné:¶ – Pas heureuse? Mais si, madame, je vous assure que je suis très heureuse.¶ Luisa la regarda en souriant de ce mouvement d’amour-propre
  925. se dérida pas.¶ – Avec un cœur comme le vôtre, mademoiselle, est-ce qu’il est possible d’être heureuse?¶ Solweg tenait à la main un petit mouchoir, dont elle serrait un des coins entre ses dents, en tirant dessus. Elle contraignait avec peine les sanglots qui lui montaient à la gorge. Luisa vit qu’elle comprenait le bonheur qu’il y aurait pour elle à se confier. Solweg était touchée de l’accent très sincère que l’Italienne mettait à la provoquer, de sa réelle bonté, enfin de la nouveauté qu’il y avait pour elle à trouver quelqu’un qui soupçonnât ses trésors cachés de tendresse.
  926. était peut-être le seul être au monde qui lui eût donné cette émotion, qui l’eût amenée jusqu’au bord de l’épanchement, cette grande et incomparable volupté de l’adolescence. Mais il fallait que cet être-là fût la femme qu’elle avait vue dans les bras de Gabriel, par conséquent le seul être au monde qu’il lui fût impossible, radicalement impossible d’aimer. Elle se débattait, elle était aux abois. Luisa crut un moment qu’elle allait s’abandonner, que toute son énergie se rompait. Solweg étouffait, mais pas une larme n’avait encore mouillé sa paupière. Cette lutte acharnée contre elle-même découvrait assez la haine sourde qu’elle vouait à la maîtresse de Dompierre. Elle ne voulait même pas pleurer devant elle. Celle-ci finissait par manquer de générosité et commençait maintenant à avoir une espèce de plaisir à la voir souffrir si cruellement à cause de Gabriel. Elle prenait la posture inhumaine du vainqueur. Ah! elle s’était humiliée en vain! elle était tombée à genoux aux pieds de cette petite! elle avait fait pour elle le plus violent effort sur soi-même qu’elle eût accompli de sa vie! Et l’autre l’avait laissée par terre, elle avait semblé trouver qu’elle était bien là, qu’elle ne valait pas mieux! Elle n’avait pas eu un mouvement de pitié, si non pour son rôle d’amoureuse, au moins pour son émoi présent, pour les égards qu’elle avait vis-à-vis d’une délicatesse de jeune fille! Mais non! pardieu! Luisa était aimée de l’homme que Solweg aimait! Ah! tant pis! on allait bien voir
  927. heureuse? fit Luisa avec insistance.¶ Solweg ne pouvait plus parler; il était visible qu’elle n’articulerait pas un mot sans que tout débordât.¶ Elle fit un effort extraordinaire, en se redressant sur la chaise, et, mordant son mouchoir:¶ – Oui, dit-elle, très heureuse!¶ Mais c’était tout ce qu’elle pouvait. Les digues cédèrent; un flot de larmes jaillit; elle fut secouée pendant plusieurs minutes d’une succession de sanglots ininterrompus.¶ Mme Belvidera ne désirait pas autre chose.¶ Elle la croyait rendue. Après cela, l’animosité de Solweg devait tomber, et Luisa goûterait la double satisfaction de voir s’entr’ouvrir ce cœur et de le dorloter, de le soigner. C’était à la fois pour elle une petite vengeance de femme et un goût très franc de faire du bien à cette enfant.¶ Dès qu’il y eut un peu de répit, Luisa s’approcha d’elle, et, sans dire mot, sans trop réfléchir à ce qu’elle faisait, mais de cet élan instinctif qui vous porte à caresser les enfants qui pleurent, elle fit un mouvement pour l’embrasser.¶ – Non! non! dit Solweg, avec une fermeté qui épouvanta la jeune femme, non, madame! ce n’est pas possible!¶ Si Mme Belvidera espérait un aveu de sa part, elle n’en attendait certainement pas d’aussi net. C’était clair, il n’y avait pas de façon plus tranchante de se poser en rivale. Aucune autre raison ne pouvait plus l’empêcher d’accepter son baiser; après ce que Luisa venait de faire, dans toute autre situation, eût-elle été une fille, qu’elle eût mérité qu’on l’embrassât! Mais Solweg avait si solidement pris son parti qu’elle le proclamait crûment, au milieu même de la plus complète défaillance physique.¶ ¶ ¶ ¶ ¶ XX¶ ¶ ¶ Dès la première occasion Luisa raconta à son amant la scène qui s’était passée entre elle et Solweg. C’était le soir, à Menaggio, pendant que M. Belvidera était allé commander une barque pour la traversée.¶ Dompierre avait laissé parler Mme Belvidera sans l’interrompre; mais il froissait et mordait sa moustache, et une de ses jambes croisée sur l’autre s’agitait avec un mouvement d’impatience et de colère.¶ Quand la jeune femme s’arrêta et le regarda longuement en semblant implorer son opinion sur ce qu’elle venait de lui raconter, il lui dit froidement:¶ – Il faut que vous soyez folle, pour avoir fait cela!¶ – Ah! mon cher, dit-elle, laissez-moi. Je ne regrette rien de ce que j’ai fait, je l’ai fait malgré moi; je ne pouvais pas l’éviter…¶ – Oh! aller vous mettre à genoux, vous humilier devant une enfant sous le prétexte qu’un hasard, que sa propre curiosité, après tout, ont fait qu’elle vous a vue suspendue à mon cou! L’attitude que vous avez prise vis-à-vis d’elle me révolte; vraiment, je ne vous comprends pas!¶ – Je suis heureuse de ce que j’ai fait. Je ne pouvais plus continuer de vivre à côté de cette jeune fille dans les conditions où je me trouvais: nous sommes plus rapprochées chaque jour; à Stresa, je l’évitais encore; mais ici…¶ – Je ne pense pas que ce rapprochement soit de longue durée, car il faut vous avertir que votre mari a une raison de ne pas resserrer son intimité avec la famille de Chandoyseau.¶ – Laquelle?¶ – Ce que vous redoutiez est accompli déjà: Madame de Chandoyseau a parlé.¶ – Comment! mais quand ça? ce matin? mais alors que signifie cette promenade à nous trois organisée aussitôt après un coup pareil?… Mon mari n’a pas cru!…¶ Gabriel affirmait seulement par signes. Elle n’attendait même pas ses paroles:¶ – Ah! dit-elle, je comprends! je devine ce que vous a dit mon mari: il ne nous a soupçonnés ni l’un ni l’autre; il nous manifeste une confiance plus vive que jamais. Je reconnais bien là son caractère!¶ Il y eut un moment de silence.¶ – Et vous vous étonnez, dit-elle, que je m’humilie, que je me jette aux pieds d’une jeune fille! Moi, la femme d’un homme comme celui-là, et qui le trahis, et qui traîne son nom, son honneur, dans la bave des marchandes de cancans et des portières!… Mais je devrais me rouler par terre n’importe où, demander pardon aux pierres même à qui je dois faire honte… Ah! mon Dieu! mon Dieu! ayez pitié de moi!… Voyez, dit-elle, je n’entends plus sa voix, il nous a laissés, sûr de moi et de vous; il nous laisserait la nuit là, s’il croyait m’être agréable, et il ne douterait pas un seul instant que sa femme, que la mère de son enfant, ne soit digne de lui!… Mais qu’est-ce que vous m’avez donc fait, vous? Quel homme êtes-vous donc pour avoir fait de moi ce que je suis à présent, et que je ne vous maudisse pas et ne vous crache pas à la figure? Ah! mon ami, voyez-vous! il faut nous séparer! Ce que nous faisons là est hideux!¶ – Nous ne pouvons pas nous séparer: votre mari veut que l’éclat de son amitié pour moi étouffe les soupçons qui ont pu naître… Ne vous dois-je pas au moins à vous, de me soumettre à ce désir?¶ – Mais c’est épouvantable! c’est inouï! C’est vrai, ce que vous dites là? Mais non, voyons! avouez que vous vous moquez de moi, que vous mentez, avouez donc que vous êtes fou!¶ Elle se tordait les mains. L’agitation de la journée et l’annonce de cette nouvelle calamité lui donnaient la fièvre. Gabriel s’efforçait de l’empêcher de parler tout haut, car elle s’oubliait complètement, et si l’obscurité épaisse était favorable à dissimuler ses mouvements, le silence de la nuit pouvait la trahir. Il lui mettait les mains sur la bouche, il la suppliait de se calmer.¶ – Je suis perdue, dit-elle, à quoi bon prendre des ménagements désormais? Je n’oserai plus me retrouver en face de mon mari. J’aime mieux qu’il me voie et qu’il m’entende! Ne vaut-il pas mieux qu’il sache la vérité? Lui! lui! l’honneur, la probité, la noblesse mêmes! le tromper, lui mentir ignoblement, goujatement!… Pouah! je me fais horreur! j’ai peur de moi!¶ Elle reprit sa respiration, puis elle dit:¶ – Mais je ne vous aime pas! je sens que je ne vous aime pas! Qu’est-ce que vous m’avez donc fait?¶ Ce mot, d’un seul coup, le rendit ivre de douleur. Tout son être bondit. Il abaissa ses mains qu’il lui tenait appliquées sur la bouche, jusqu’à son cou dont la moiteur douce le fit frémir; et il lui serrait le cou comme s’il allait l’étrangler.¶ Elle suffoqua, rappelée à elle-même par cette brutalité.¶ – Ah! ah! dit-elle, en retrouvant le souffle, j’ai eu peur! Est-ce que vous avez voulu me tuer? Oh! dites-le, dites-le! Ce ne serait pas mal, vous auriez raison; c’est tout ce que je vaux, et vous me rendriez un fier service! Moi, voyez-vous, je n’aurai pas le courage de me tuer moi-même! J’ai tant peur de la douleur! vous savez, d’une simple égratignure! Je suis si douillette! J’aimais tant être bien!… Ah! c’est parce que j’ai dit que je ne vous aimais pas!…¶ L’extrême émotion la faisait passer de la colère et de l’indignation à une subite douceur, à une sorte d’attendrissement sur sa propre personne, presque à des minauderies de chatte. Elle avait alors une réelle crainte de la mort, et tous ses sentiments, si confus, si divers, se représentaient en foule et presque simultanément. Elle était tour à tour emportée, abîmée par le remords, amollie par sa naturelle bonté, affolée par les mystérieux désirs de sa chair.¶ Elle le regardait; il avait lâché prise; il attendait fébrilement ce qu’elle oserait dire. Leurs yeux brillaient comme des lucioles dans la nuit.¶ – Voyez-vous, dit-elle après une hésitation, comme si
  928. ce qu’elle avait d’essentiel à dire, il faut que vous épousiez cette petite! Oh! ne vous occupez pas de la famille! Est-ce que tout, dans le monde, ne vous montre pas le vulgaire lié au sublime? Elle est la femme qui vous convient, croyez-moi; elle est délicate et fière, et elle vous aime éperdûment… et puis elle m’a piétinée, piétinée, comprenez-vous? C’est de cela que vous vous souviendrez et c’est cela qui l’élèvera dans votre esprit au-dessus de la malheureuse loque que j’étais. Vous vous souviendrez de l’attitude que j’ai tenue à ses pieds et qui vous a tant déplu; alors vous rougirez de m’avoir seulement touchée! Vous ferez bien: entendez-vous? car je me suis donnée à vous et je ne vous aimais pas: non, non, je ne vous aimais pas! C’est lui, lui, que j’ai aimé et que je n’ai jamais cessé d’aimer. Hors de lui, mon Dieu! mon Dieu! dites-moi quel infernal plaisir est-ce que j’ai donc aimé!¶ – Tu mens! tu mens!… Oh! je te tuerais, pour oser dire cela!¶ – Mais non! je ne mens pas. Je n’ai jamais vu clair en moi, voilà tout. Mais je veux que tu sois heureux: je te dis qui t’aime; je te fais voir comment on t’aime. Tu dois bien comprendre que je ne t’ai pas aimé, que je n’ai été qu’une folle, moi; quelque chose m’a fait tourner la tête…¶ – Quelque chose?…¶ – Mais oui, je ne sais quoi! Ce n’est pas moi qui suis tombée dans tes bras; il y a une espèce de folie qui est passée sur nous, qui m’a jetée par terre, qui a fait de moi cette loque que je te dis…¶ – Luisa! Luisa!¶ – Oh! ne prends pas cette voix-là! tu sais bien que c’est quand tu m’appelais comme cela!… Oh! mon Dieu, prenez pitié des misérables choses que nous sommes!¶ Il la tenait serrée dans ses bras, et toute la taille libre de la jeune femme devait en sentir la ceinture de muscles. Elle était forcée de voir ces yeux d’eau bleue qui l’avaient tant de fois affolée et les deux brisures lumineuses de la moustache dorée dont le chatouillement avait fait jaillir, tant de nuits, dans les jardins, son beau rire éperlé!¶ Elle était absolument anéantie; elle ne savait plus ce qu’elle faisait ni ce qu’elle disait.¶ – Va-t’en! va-t’en! lui jetait-elle, tu me fais une peur affreuse. Je ne t’aime pas!¶ – Tu ne m’aimes pas! tu ne m’aimes pas! disait-il en lui imposant ses baisers sur les yeux et sur les lèvres et en étreignant son corps de toutes ses forces décuplées par l’horreur et le désespoir; tu ne m’aimes pas, mais moi je t’adore; mais moi je me précipite dans la honte, dans l’ignominie la plus dégoûtante, parce que je t’aime, parce que je n’aime que toi. Je t’aime! je t’aime! sous les yeux de Dieu qui devrait nous faire mourir; sous les yeux de l’homme dont je souille l’amitié, dont j’empeste toute la vie, que je trahis comme un lâche, comme un chien! Ah! je t’aime!¶ Elle se débattait encore sous sa caresse victorieuse, et tout en répondant à ses baisers.¶ On entendit dans une barque l’appel de M. Belvidera qui les invitait à partir.¶ ¶ ¶ ¶ ¶ XXI
  929. Les graves événements survenus pendant le séjour au lac de Côme laissaient peser un malaise qui alourdissait les conversations. Mme de Chandoyseau elle-même, comme si elle eût été touchée par quelque révélation inattendue, ou bien terrorisée par les conséquences de son bavardage, gardait, à côté de Solweg à peine rétablie, une figure chagrine et chiffonnée. Dompierre
  930. traînaient la chaîne de leur liaison sous les yeux de M. Belvidera. Le malheureux Lovely se ravalait chaque jour aux fonctions les plus méprisables, et sa pauvre femme s’effaçait avec une résignation chrétienne. La petite Luisa était au désespoir de sentir une gêne nouvelle entre sa mère et son amie.¶ Deux êtres seuls étaient étrangers à toutes ces misères et conservaient leur sérénité: Dante-Léonard-William qui n’était préoccupé que d’achever un poème composé à Bellagio, et M. de Chandoyseau qui, ne soupçonnant rien au drame qui se jouait autour de lui, parlait à tort et à travers, aux uns et aux autres, non sans commettre, bien entendu, nombre de ces «gaffes» monumentales qui sont l’apanage des gens pourvus d’un aussi heureux naturel.¶ Quant à Carlotta, un changement profond s’était produit dans sa contenance, et grâce auquel, ce soir, au lieu de se trouver sur le banc des premières avec sa toilette arrogante, elle était assise modestement à l’avant, enveloppée dans son châle noir.¶ Par suite du prolongement du séjour de Lee à Bellagio, il s’était trouvé que la pauvre fille dépassait la durée de l’absence autorisée par sa famille sous le prétexte d’aller voir sa sœur à la villa Serbelloni, ce qui compromettait le commerce des fleurs, et devait inspirer de terribles inquiétudes à Paolo. De plus, le bruit de ses dépenses extraordinaires et de son succès de curiosité au lac de Côme, était promptement parvenu, comme on le pense, jusqu’à l’Isola Bella, et une lettre menaçante de sa mère, apostillée violemment de la main de son fiancé, lui avait intimé le matin même l’ordre de regagner immédiatement la maison. Carlotta avait donc jugé à propos de mettre un terme à son éclat, et elle avait si peu paru, durant le trajet du retour, que plusieurs personnes ne l’avaient pas aperçue.¶ Aussi ce
  931. pour beaucoup,
  932. le point extrême du commerce floral de Carlotta,
  933. Tout le monde frissonna.
  934. , et ils furent secoués
  935. , jusqu’au plus profond de leur chair
  936. l’un en face de l’autre,
  937. , le gracieux génie ignorant de soi-même, et
  938. ,
  939. , et, quand elle se tient à sa place, on peut l’applaudir.¶ – Même lorsqu’elle se tient à sa place, prononça amèrement le révérend Lovely, cette
  940. .¶ Cependant il eût voulu prendre la défense de Carlotta, qui n’était mauvaise que dans le sens où l’on peut dire que l’est la nature avec son soleil et avec ses nuits, avec le bruit de ses sources, l’odeur de ses moissons et le goût de ses fruits; mais il s’aperçut qu’on l’épiait à cause du bruit de ses relations avec la marchande des Borromées, et que M. Belvidera lui-même, si ce n’eût été sa discrétion naturelle, l’eût certainement félicité d’avoir choisi une maîtresse qui possédait une telle séduction
  941. qui était
  942. vraiment
  943. une telle saveur fauve
  944. monotone
  945. – Vas-tu répondre? cria le
  946. dont l’humeur ne semblait pas complaisante.¶ Et il
  947. uniquement
  948. Carlotta! hurlait Paolo; vas-tu bouger! j’ai là une barque qui t’attend et ta mère est avec moi; nous allons passer directement à l’Isola Madre, pour les fleurs!…¶ – Non! fit Carlotta qui se décida à desserrer les dents; je vais jusqu’à l’Isola Bella.¶ – Ah! tu vas jusqu’à l’Isola Bella! Ah! chienne! ah! coureuse! je vais te faire voir, moi, si tu iras comme ça à ta fantaisie!… Ah! tu ne veux pas quitter ta société! Mais pourquoi aussi est-ce que tu ne te fais pas enlever tout à fait par tes étrangers, dis! dis!…¶ Le malheureux prononçait ce mot d’«étrangers», forestieri, avec toute la haine et tout le mépris dont il était capable; il leur crachait à la figure à tous, dans l’impossibilité où il était d’atteindre celui qui détournait sa fiancée.¶ –
  949. . Dans sa sourde jalousie, il croyait que les matelots la retenaient pour lui «faire des galanteries»
  950. en un tour de main
  951. dans le recueillement de mes veilles; grâce aux mille expériences que la réalité m’a fournies, sans doute, mais grâce aussi
  952. ,
  953. doué de toutes les qualités nécessaires à la viabilité, mais
  954. Diable!¶ – Je veux un héros.¶ – Ça n’est pas original.¶ – Dites plutôt que l’on a rendu banale la figure du héros en n’incarnant sous cette dénomination que le type soumis jusqu’à l’abnégation de sa personne aux conditions tragiques que nous imposent la nature et la société, les deux marâtres.
  955. le soldat et
  956. . Laissons le soldat, pour ne pas froisser votre susceptibilité de Français; vous êtes une nation condamnée à être militaire ou à n’être pas, et il serait malséant à moi de vous attaquer sur ce triste point.
  957. de beauté, rien que
  958. et l’obstruction de nos facultés.
  959. ne sera ni cet homme vil ni cette brute, mais bien
  960. , et vous voyez que cela seul me rend méchant, puisque je ne tiens pas compte de vos sentiments qui pourraient être blessés à juste titre. Excusez-moi donc, je vous prie. Mais, que serait-ce, si j’aimais une femme?…¶ – Nous verrons bien ce que ce sera!¶ – Comment! vous le verrez bien?…¶ – Je dis que cela ne peut manquer de vous arriver, et j’aurais plaisir à en être témoin… ce qui…¶ – Mon ami, interrompit l’Anglais, vous ne savez pas ce que vous dites!¶ – Je sais que votre orgueil est immense, et, s’il vous répugne de servir la nature et la société, il vous répugnerait davantage de vous abaisser jusqu’aux pieds d’une créature humaine. Mais l’amour
  961. ¶ – Cela équivaut à dire qu’il se peut faire que je devienne fou; mais dans ce cas comme dans l’autre, je considère que ma personnalité est morte. Aussi comprenez-vous que je me défende contre cet état mental avec l’intrépidité que l’on met a défendre sa vie!¶ – Défendez-vous bien! dit Dompierre, en se retirant du balcon. Je vous souhaite bonne chance!¶ Il passa un veston et descendit. La conversation de l’Anglais lui était presque intolérable, ces temps-ci.
  962. L’exaltation de la manie moralisatrice du clergyman ne s’était-elle pas produite précisément dans une pareille circonstance?
  963. ,
  964. , où ils ne mettaient plus en commun que leur horreur d’eux-mêmes, où il n’était plus question que de l’ignominie de leur conduite. Que Lee avait donc raison! – et c’était pour cela qu’il était exaspérant! – que leur amour était laid! Dans quelle fange ils se vautraient! Elle ne cessait de lui avouer qu’elle ne l’aimait pas; et elle tombait dans ses bras avec cette sorte de frénésie que, seul, peut donner le mépris de soi-même ou l’abandon de soi, tête perdue, dans l’abîme
  965. Lui seul essayait de ramener la douceur entre eux, mais à la première expression tendre, elle le coupait brutalement: «Pourquoi me dis-tu ça? je ne t’aime pas! tu sais bien que je ne t’aime pas!» – «Mais alors, que fais-tu là?» – «Ce que je fais? mais je me perds; j’achève de me perdre; je ne suis pas tout à fait assez perdue! ah! ah! ah! il me demande ce que je fais là!»
  966. c’était cette ivresse sanglante qu’il espérait encore
  967. arbres verts! Car il était là, encore, la tête dans le feuillage, à s’avancer, puis à se retirer précipitamment, en faisant tout bas: «holà!» lorsque la douleur était trop vive.
  968. : «Combien de fois t’es-tu piqué?» – «Trois fois!» – «Ce n’est pas assez! ce n’est pas assez!… la prochaine fois, il faudra!…»¶ Là, les jambes lui manquèrent; il s’assit.
  969. réellement
  970. Et lui qui défaillait à l’idée que la chair qu’il baisait était pâmée par lui, pour lui! Quelle misère! quelle source de turpitudes que l’amour! Il contient le mensonge et la trahison à ce point, que l’on s’y trahit l’un l’autre jusque dans l’étreinte!¶ À vingt-huit ans seulement, il avait la révélation de cela.
  971. affreusement,
  972. , ainsi qu’on n’en pouvait douter.
  973. ¶ Mais il pensait que celle qu’il adorait, lui, s’était roulée, couverte de honte, aux pieds de cette jeune fille, et que cette jeune fille ne l’avait pas relevée et l’avait souffletée de son mépris. C’était bien dans cette attitude des deux femmes, que lui apparaissait la différence des deux sortes d’amour. Et celui des deux qui le touchait, qui était le sien, ce n’était pas celui qui se dressait la tête haute, dédaigneux et superbe, mais celui qui se courbait en rougissant, qui s’humiliait, s’abîmait, et s’enivrait de son infamie.¶ Cependant, il essayait de se convaincre que Luisa avait eu tort de s’abaisser, de ne pas comprendre que sa passion, à elle aussi, avait sa grandeur et sa beauté. Sa grandeur et sa beauté! Mais elle confessait ne pas même éprouver l’amour; et elle n’était en proie qu’à une sorte de folie luxurieuse que la nouveauté, le goût du fruit défendu, la mollesse du climat lui avait répandue dans la chair! Et elle déshonorait bassement l’homme qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer dans son cœur! Sa grandeur et sa beauté!… Non, non, il fallait en prendre son parti: leur amour était une misérable vilenie.¶ Mais tant pis! mille fois tant pis! c’est à cet amour-là qu’il était tout prêt à consacrer jusqu’au dernier lambeau de sa chair. Il était entraîné par une cavale furieuse, par une bête infernale qui galopait à l’aveugle dans un pays d’horreur; tout son corps sautait, sursautait à la croupe de l’animal de cauchemar; ses membres étaient meurtris, arrachés; ils s’accrochaient aux cailloux, aux épines; mais c’était cela qu’il lui fallait, rien autre que cela. Que lui parlez-vous de bonheur, de suavité, de beauté! Mais, il se moque de ces choses! Ce qu’il aime, c’est de parcourir les chemins derrière sa cavale, et de pouvoir, en se retournant, voir le sol que son passage a rendu pareil à celui d’une boucherie et d’un abattoir. En vérité il faut être naïf pour venir parler de bonheur à un amant: c’est la torture qu’il recherche.
  974. une fois assis sur la petite plate-forme;
  975. Elle se releva brusquement: «Ah! c’est vous!»¶ Et il eût donné encore son âme, son éternité, pour goûter à nouveau le supplice raffiné de cette petite scène.
  976. et ne travaillait plus
  977. fixement
  978. La multitude des connaissances que Mme de Chandoyseau s’était faite à l’Hôtel des Îles-Borromées fêta son retour. Elle fut entourée dès la première matinée; on lui demanda mille détails sur ses impressions au lac de Côme. Tout le monde fut ému de l’indisposition de Mlle Solweg, et les questions au sujet de cette chère enfant qui n’était pas encore complètement remise, ne tarissaient pas.¶ – Ah! mesdames, disait Mme de Chandoyseau, savez-vous quel fardeau délicat c’est d’avoir à soi une jeune fille! Car il faut bien que je sois sa maman! C’est un âge qui exige tant de soins, tant de minutieux ménagements, tant de subtiles prévisions, dirai-je même, car il faut voir pour elle, étudier à la fois son entourage et sa vie intérieure. Prévoir et deviner, n’est-ce pas l’art d’une mère?¶ On la complimentait; on admirait son tact et son intelligence. Qui donc prétendait que les femmes ne sauraient mener de front les préoccupations intellectuelles et les soins de la famille? Et il se trouvait des gens pour vous faire entendre, en haussant les épaules, que les femmes à la mode ne sauraient s’embarrasser des soins de la maternité? Mais il n’y avait qu’à écouter parler cinq minutes cette petite Parisienne-là, pour se convaincre qu’elle apportait une égale perspicacité dans les choses de l’esprit et dans celles du cœur. Tout particulièrement dans ses rapports avec sa «sœurette», elle avait une façon de prononcer seulement son nom, qui faisait que chacun en était attendri.¶ À la vérité, voici quels étaient exactement à l’heure actuelle les rapports de Mme de Chandoyseau et de sa «sœurette».¶ Solweg, pressée ces jours derniers par de nouvelles demandes en mariage, avait avoué tout net à sa sœur qu’elle n’avait pas plus de répugnance pour celui-ci que pour celui-là, mais qu’elle était résolue une fois pour toutes à ne plus répondre à ce propos, parce qu’elle ne voulait pas se marier.¶ – Mais tu aimes donc quelqu’un? s’était écriée Mme de Chandoyseau étonnée.¶ Solweg avait répondu simplement:¶ – Oui.¶ Quant à savoir qui Solweg aimait, ce ne fut pas long dès lors à découvrir.¶ Mme de Chandoyseau demeura atterrée. D’abord parce que rien au monde ne pouvait la vexer davantage que de n’avoir pas soupçonné la secrète passion de la jeune fille. En second lieu parce qu’elle comprit la sottise colossale qu’elle avait commise en s’acharnant à détruire la réputation du jeune homme, qui, à tout bien considérer, eût été un parti excellent pour Solweg. Tel avait été son «art de prévoir et de deviner».¶ Sans doute, elle avait songé à Dompierre pour Solweg dès la première semaine, comme cela fût arrivé au premier venu qui voit en présence un jeune homme et une jeune fille; elle les avait même fait danser ensemble.
  979. même pas su s’employer à vaincre la réserve du jeune homme, ce qui eût été de la bonne diplomatie; et, au fond, la guerre qu’elle lui avait déclarée venait plutôt de la jalousie qu’elle avait elle-même pour sa maîtresse que de la froideur qu’il avait manifestée pour Solweg.¶ Devant l’impossibilité de réparer ce qu’elle avait fait, elle avait tenté de détourner Solweg de son idée.¶ – Mais, ma pauvre enfant, tu ne sais pas, il faut te dire… Ce jeune homme a une conduite scandaleuse: il a une maîtresse…¶ – Je le sais.¶ – Ah! Eh bien! tu connais toi-même cette Carlotta?¶ – Ce n’est pas Carlotta.¶ – Comment! Mais alors tu sais tout! Ah! mon Dieu!¶ Elle s’était enfuie, de peur d’entendre dire à Solweg qu’elle savait bien plus encore, qu’elle savait qui contribuait à éloigner Dompierre chaque jour davantage, qu’elle savait même à qui elle devrait de ne pouvoir jamais l’épouser probablement.¶ Mme de Chandoyseau était aux abois, et ne savait à quel saint se vouer. À qui demander conseil? Son mari ne comprenait pas; et elle reconnut à ce moment-là, que parmi les innombrables personnes qui lui prodiguaient leur admiration et leur attachement, il ne s’en trouvait pas une qui fût son amie. À qui, d’ailleurs, eût-elle pu confier un cas comme le sien?¶ Elle aperçut le clergyman et lui fit signe.¶ – Mon révérend! mon révérend!¶ Le bonhomme se précipita, trop heureux qu’elle le désirât. Comme il allait ouvrir la bouche pour lui adresser quelque compliment:¶ – Chut! fit-elle, j’ai quelque chose à vous dire.¶ Il espérait toujours qu’elle prononcerait le mot définitif, celui que le malheureux attendait avec une angélique patience et qui devait mettre un terme à son stage humiliant d’amoureux.¶ – Vous avez quelque chose à me dire? répéta-t-il en tremblant.¶ – Oui, dit-elle, quelque chose de très grave. Mais je voudrais être bien à l’aise et vous entretenir seule à seul.¶ – Seule à seul! dit-il. All right! madame, il y a un moyen, venez!…¶ – Non! non! pas si loin, fit-elle, en comprenant l’heureuse angoisse qu’avait éprouvée le vieillard. Non, non, entrons, si vous voulez bien, au salon; il n’y a personne.¶ Elle le prit par le bras et l’entraîna:¶ – Mon révérend, je suis la plus misérable des femmes!¶ – Pas encore! fit le naïf soupirant.¶ – Si, si! dit-elle, sans saisir la bévue; je vous dis que je suis la plus misérable des femmes. Voulez-vous savoir ce que j’ai fait?¶ – Ma chère amie! s’écria-t-il en ouvrant des yeux pleins d’anxiété.¶ – Vous allez comprendre tout de suite: ma petite sœur aime quelqu’un…¶ – Il faut la mèrier!¶ – Justement. Mais j’ai rendu ce mariage impossible: Solweg aime Monsieur Gabriel Dompierre.¶ Le révérend fit la grimace.¶ – Monsieur Dompierre n’est pas ce que vous croyez, mon révérend. C’est moi qui l’ai chargé du scandale de l’affaire Carlotta!¶ – Vous!¶ – Moi, dit-elle. Me trouvez-vous toujours jolie, après ça? Trouvez-vous que je suis encore «parfumée comme la rose de Jéricho»?…¶ Le clergyman levait les bras au ciel. Il dit:¶ – Le Seigneur aime le paovre pécheur, madame, et je ne suis que le plus humble serviteur du Seigneur.¶ – Je vous remercie de votre indulgence, dit Mme de Chandoyseau. Mais songez cependant que je vous ai employé dans toutes ces histoires; que, sous le prétexte de signaler l’horreur du scandale, je vous l’ai fait colporter; que tout le monde qui eût douté de ma parole a cru à la vôtre, à cause de votre âge et de votre caractère!…¶ – Christ ait pitié de nous!¶ Le pauvre homme était tombé sur une chaise, et sa confusion était au comble. Il était épouvanté de l’aveuglement que la «concupiscence» avait répandu sur ses yeux et de la grandeur du mal où sa malheureuse passion l’avait entraîné. Quoi! c’était lui qui avait été l’instrument des papotages d’une ville entière, et grâce auxquels un jeune homme était calomnié et l’honneur d’une jeune fille traîné dans la boue! Dieu avait retiré la vue à son serviteur indigne, afin qu’il s’avançât davantage dans la voie de la déchéance que la luxure lui avait ouverte!¶ Mais Mme de Chandoyseau ne l’avait pas fait venir là pour contempler l’immensité du péché. Elle voulait qu’il lui donnât un avis, qu’il essayât de réparer ce qu’il avait – d’ailleurs innocemment – contribué à répandre.¶ – Que faire? dit-elle.¶ Le vieillard se redressa.¶ – Madame, si le mal est grand, dit-il, du moins en ignore-t-on la source. Monsieur Dompierre peut ne pas savoir que vous avez été son ennemie souterraine; dès lors, rien ne l’empêche de s’allier avec votre famille…¶ – Rien! Mais, mon bon monsieur Lovely, vous ne voyez donc pas plus loin que le bout de votre nez: Monsieur Dompierre a une liaison, une vraie, celle-là…¶ – Eh bien! fit le clergyman.¶ – Eh bien! cette liaison, je l’ai découverte au mari, entendez-vous bien? Je ne sais trop ce qu’en pense celui-ci; il affecte depuis lors d’être mieux que jamais avec l’amant de sa femme; mais j’ai idée qu’il cache son jeu et qu’un de ces jours ces deux hommes-là vont se couper la gorge!¶ – Dieu tout-puissant!¶ – Vous voyez que Monsieur Dompierre est encore loin d’épouser ma petite sœur!… Ah! ah! dit-elle, je suis bien malheureuse, plaignez-moi, monsieur Lovely!¶ Elle avait pris les mains du vieillard; elle les baisait, dans son besoin de trouver un appui, et elle pleurait très sincèrement.¶ – Voyez-vous, disait-elle, j’aime beaucoup ma petite sœur, je ne suis ni une mauvaise ni une malhonnête femme, monsieur Lovely. Non, non
  980. croire cela. J’ai été coquette, je sais bien… Oh! si, si, j’ai été très coquette avec vous, c’est très vilain, ça a pu vous donner de fâcheuses idées sur mon compte, mais ça n’aurait pas été plus loin, croyez-le bien, je n’aurais pas permis; je suis honnête et très fidèle à mon mari!…¶ Elle disait vrai, dans son réel affolement. Son étourderie naturelle lui faisait oublier qu’elle achevait de martyriser le malheureux vieillard, tout en essayant de se rehausser dans son esprit. Elle était une femme très honnête, elle n’avait jamais trompé
  981. aimait beaucoup sa petite sœur; mais elle faisait cent fois pis que si elle eût été méchante et malhonnête.¶ Le désespoir verdissait la figure du révérend Lovely. En l’espace d’une minute, il perdait jusqu’à ce dernier espoir du péché qui était son seul soutien, dans son grand désarroi moral. Ainsi donc, il n’assouvirait pas les pauvres désirs accumulés durant une longue vie de probité et de vertu; ce serait en vain qu’il aurait secoué ces temps-ci les remontrances de sa conscience et causé la détresse de sa digne femme! On s’était joué de lui comme d’un pantin, pendant qu’il exposait, lui, brave homme, toute l’honorabilité de sa vie, et sa part de ciel, que sa foi lui montrait compromise. Et, du même coup, on lui montrait, qu’il était beaucoup plus coupable qu’il ne l’eût cru, car il avait trempé dans les plus honteuses calomnies. Ne devait-il pas se révolter et souffleter cette poupée, cet article de bazar de Paris qui était la cause d’un tel désordre?¶ Il leva sur elle ses yeux où la passion tardive avait fait surnager une grande tendresse enfantine curieusement mêlée à une affreuse servilité.¶ – Oh! je sais, dit-il, que vous êtes une femme excellente; c’est moi qui ai été le coupable, et je vous en demande pardon…¶ – Mais, que faut-il faire? dit Mme de Chandoyseau qui n’avait que cette idée en tête.¶ Il lui dit, avec son accent comique qui donnait une étrange saveur à ses paroles sérieuses, qu’il revendiquerait lui-même la responsabilité de tout ce qui s’était fait. Il emploierait tout ce qui lui restait de forces à arracher la calomnie jusqu’en ses racines; il avouerait qu’il s’était trompé: on attribuerait l’éclat donné à ces faux bruits à son excès de zèle… N’était-ce pas vraisemblable de la part d’un «pasteur protestant»? dit-il en s’efforçant de sourire. Et ceux qui seraient tentés de croire que Mme de Chandoyseau avait été pour quelque chose dans ces affaires, apprendraient par lui-même qu’elle avait été abusée par l’influence d’un vieillard…¶ – Oh! oh! dit-elle, mon révérend, vous ne ferez pas cela; je ne le souffrirai pas.¶ – Je le ferai.¶ – Mais vous êtes un saint!¶ – Je n’aurai point de mérite, dit-il, en relevant encore une fois sur elle ses yeux souffrants où l’on sentait le cruel plaisir qu’il éprouverait à se sacrifier pour elle.¶ – Oh! dit Mme de Chandoyseau, vous savez que je n’accepterais jamais ça, s’il ne s’agissait que de moi; mais il s’agit de sauver une jeune fille.¶ – Dieu nous aidant, nous la sauverons, madame, dit le révérend Lovely en se retirant avec la contenance d’un chrétien qui marche à la mort.¶ Elle le regarda un instant s’éloigner, puis, étant passée dans le hall, elle y oublia tout, au milieu du babillage de ses nombreuses amies qui l’appelaient: «l’idéale petite maman».¶ ¶ ¶ ¶ ¶ XXIV¶ ¶ ¶ Mille occasions se présentaient, ainsi que le veut l’étonnante ironie du monde, pour créer une cohésion artificielle au groupe désuni par les péripéties du voyage au lac de Côme. C’est ainsi que Mme de Chandoyseau et M.
  982. voluptueuse
  983. cet endroit charmant
  984. vrai
  985. ardente
  986. , ranimait
  987. l’
  988. immense,
  989. craquer les tigelles écrasées et dont la saveur forte était incommodante. Les feuilles qu’elle avait dans les cheveux exaspéraient Luisa; elles lui retombaient sur la figure; elle croyait que c’étaient des bêtes; elle voulait qu’on fît de la lumière
  990. … Nous allons partir!… Oh! quelle misère! quelle honte!
  991. avec une espèce d’ironie féroce
  992. dit-elle; tu me fais horreur; nous sommes bien perdus
  993. par l’effet d’une volupté infernale, pendant qu’elle couvrait son amant d’injures et criait qu’elle avait des bêtes plein le cou
  994. Comme nous sommes bien là pour nous damner! ajouta-t-il avec un rire nerveux.
  995. tu ne m’auras plus!
  996. et gluantes
  997. tout
  998. , comme ça nous ressemble?…
  999. , ne me quitte pas… où es-tu?
  1000. comme une fusée éclatante
  1001. que les hommes avaient remarquée sous son veston blanc
  1002. pourpre
  1003. et de vierge
  1004. léger
  1005. par le saisissement
  1006. unanime
  1007. de sur elle
  1008. remontèrent dans les barques, et les jardiniers emportèrent le corps de Carlotta.¶ Le retour à Stresa fut lugubre. Personne n’osait parler. Outre l’émotion que causait l’affreux événement, plusieurs avaient de graves raisons d’être bouleversés par la disparition soudaine de la marchande de fleurs. Mme de Chandoyseau était fort gênée à cause de ce qu’elle avait dit à maintes reprises de défavorable à la réputation de Carlotta, et elle avait un véritable remords de ce qu’elle avait répandu en sourdine. Les âmes petites et basses sont toujours effrayées devant la mort. La situation de
  1009. n’était guère moins embarrassée. Il se trouvait entre Mme Belvidera qu’il n’avait pas détrompée depuis le jour où elle avait puisé à l’Isola Madre la conviction que Carlotta était la maîtresse de Lee, et M. Belvidera qui le croyait l’amant de la pauvre fille. Que dire? Que faire? Laisser planer cette double erreur lui paraissait odieux. Mais avouer à Luisa que Carlotta était la plus honnête fille du monde, c’était lui avouer la lâcheté qu’il avait commise en acceptant la réputation d’être son amant, dans le but de détourner les soupçons de M. Belvidera. D’autre part, dire à M. Belvidera: «Je n’étais pas l’amant de Carlotta», c’était rouvrir précisément à de possibles soupçons une porte qu’il avait coûté si cher de fermer. Vis-à-vis de cette morte, cependant, le goût de la vérité semblait l’emporter sur toutes les autres considérations. Un immense besoin de franchise montait au cœur de tous. Nettoyer, laver à grande eau toutes ces misères! Ah! quel soulagement et quel désir! Le couteau de Paolo, en tranchant la vie de Carlotta, n’ouvrait-il pas une phase tragique; ne laissait-il pas dans l’air une surexcitation, n’ébranlait-il pas les nerfs des uns et des autres, ne donnait-il pas le signal d’en finir?
  1010. , il pensa qu’il ne serait pas dommage que celui qu’il soupçonnait de commencer à avoir le cœur touché, reçût
  1011. chaque jour
  1012. soit
  1013. , et Mme de Chandoyseau l’avait agrémentée d’une légende qui ne contribuait qu’à piquer davantage la curiosité. Les regards étaient dirigés sur Gabriel Dompierre qui souffrait cruellement, condamné à ne paraître ni trop affecté ni indifférent, et condamné cependant à s’entretenir comme le premier venu, d’un sujet dont l’actualité brûlante absorbait tous les esprits
  1014. , et ceux-ci ne cessaient d’interroger Dompierre sur le lieu précis où le corps était resté étendu. «À quel signe le reconnaître, monsieur? y avait-il des traces?…» Quelques-uns affectaient de ne pas l’interroger
  1015. été l’un des premiers témoins de l’assassinat. C’étaient les personnes discrètes, et qui voulaient épargner le pauvre jeune homme.¶ Quant à ceux
  1016. le bord de
  1017. en quantité
  1018. ¶ Le révérend Lovely était en proie à une agitation inaccoutumée. Il allait et venait; s’introduisait dans un groupe comme s’il allait prendre la parole; ouvrait la bouche, puis la refermait, et partait, pour recommencer le même inquiétant manège. Quelques jeunes femmes se le montraient du doigt, et un éclat de rire léger fusait tout à coup au milieu de la pesante contenance générale.¶ – Qu’est-ce qu’a donc notre révérend?¶ – Personne ne le sait!… On dit qu’il n’aimait pas la Carlotta.¶ – Alors c’est de la joie?…¶ – Non, non! il paraît au contraire très peiné!¶ – Vieil hypocrite!¶ – Oh! je vous assure que ce n’est pas un mauvais homme!¶ – Est-ce qu’on sait jamais, avec ces mines-là!¶ – N’est-il pas amoureux de Mme de…¶ – Chut! la voici: elle fait une drôle de tête elle aussi, on dirait qu’elle a perdu quelqu’un de sa famille.¶ – Quand on pense que sa petite sœur était là-bas, et qu’elle a vu le cadavre! Pourvu qu’elle ne soit pas retombée malade!…¶ – Chère petite!¶ – Oh! celle-là, c’est un ange!
  1019. , répandait une angoisse, étreignait la gorge de tous ceux que cette musique avait émus.
  1020. -
  1021. ,
  1022. et du lac
  1023. Tout à coup, il y eut un mouvement dans les groupes, et l’on entendit s’élever la voix du révérend Lovely. Ce fut une surprise si grande, et ce qu’il se mit à dire était si extraordinaire que chacun se demanda si l’on devait rire ou si l’on assistait à une de ces scènes telles que la foi religieuse ou la passion élevée jusqu’à la démence peuvent seules en provoquer.¶ Le révérend parla de la jeune morte sur le ton qu’il eût employé au prêche du dimanche, quand il prenait texte d’un fait divers quelconque pour en tirer une morale pratique. Puis il passa rapidement aux bruits qui avaient couru sur le compte de la pauvre fille, sur de prétendues liaisons scandaleuses, dont nombre de personnes avaient pu être incommodées.¶ On s’approchait; on se poussait le coude. Plusieurs trouvaient l’allusion un peu violente. En vérité, c’était manquer de tact. Mme Belvidera, que ses intimes émotions étouffaient, faillit se trouver mal à ce surcroît d’épreuves pour le malheureux jeune homme qu’elle plaignait. Dompierre était devenu pâle de colère.¶ Mais soudain l’anxiété générale vira, à la plus inattendue des révélations.¶ Le révérend affirmait, du ton et du geste de la plus forte conviction, que les bruits qui avaient couru étaient faux, que Carlotta était honnête, et qu’elle était morte vierge sous les coups d’un fiancé soupçonneux induit lui-même en erreur par suite de misérables calomnies qui avaient trompé tout le monde.¶ «Ah! ça, pensaient Mme Belvidera et Dompierre, est-ce qu’il va accuser publiquement Mme de Chandoyseau!» Ils n’osaient la chercher des yeux, de peur de voir son trouble. Eux-mêmes avaient pitié d’elle.¶ «Qu’est-ce qu’il peut savoir de tout cela?» se demandaient la plupart des auditeurs du clergyman.¶ Il dit tout de suite ce qu’il en savait. La sueur lui perlait au front. Il avait une figure d’illuminé. Ses yeux prenaient un feu inaccoutumé. Toute sa personne, si remarquable habituellement par son aspect de placidité, semblait contractée par un effort extrême. Et, – ce qui contrastait avec la tristesse du sujet et le mal qu’il paraissait prendre à le développer, – il y avait une espèce de joie, quelque chose de comparable au plaisir d’un homme ivre, dans l’expression de sa physionomie et dans le timbre de sa voix.¶ Ce qu’il en savait? Mais c’était bien simple, dit-il; c’était lui-même qui était l’auteur de ces calomnies!¶ Tout l’auditoire frémit; il y eut des «oh!», des «ah!», et des chuchotements, et des exclamations, et des protestations à haute voix.¶ Il répéta: «C’est moi! c’est moi! c’est moi!»¶ Il était étranglé, littéralement. Il porta même la main à sa gorge comme pour élargir le garrot qui lui rompait le souffle. Mais les mots passèrent; on les entendit bien: «C’est moi! c’est moi! c’est moi!» Et aussitôt qu’ils furent passés, le martyr sourit. Il ne voulut pas regarder celle pour qui il avait l’ineffable bonheur de souffrir; mais il ferma les yeux; il la vit au dedans de lui, et il pensa aussi sans doute qu’à ce moment-là, Dieu, qui a pitié des pauvres créatures, lui pardonnait sa passion.¶ Quand il releva les paupières, il était radieux. Il expliqua avec aisance comment la chose invraisemblable s’était produite, comment le démon s’était emparé de lui, et l’avait porté à salir la réputation d’une enfant. Ce qu’il avait fait était immonde, disait-il. Jamais le pécheur n’était descendu si bas dans la turpitude. Il n’y avait pas d’excuse à sa faute (en disant cela, il pensait à ses désirs adultères), il l’avait commise pleine et entière, telle qu’il la confessait à la face de tous. Par là, il avait déshonoré sa vie, souillé son habit, répandu l’opprobre jusque sur les siens. Il s’accusait et gonflait sa misère. Une étrange volupté l’enivrait. Il avait de la peine à finir de s’abîmer. Songez que c’était la seule façon qui lui restât d’éprouver du plaisir par l’amour!¶ – Il est fou! c’est évident! telle fut l’opinion de tous.¶ Mme de Chandoyseau ne savait où se mettre. Ce n’était pas cela qu’elle avait attendu de son clergyman. Elle avait compté sur une intervention discrète, sur un aveu habilement adressé à Dompierre ou à quelqu’un, en particulier. Ce vieil imbécile embrouillait les choses sans profit, et il se perdait lui-même inutilement. C’était une amère dérision.¶ – Il est fou! il est fou! chuchotait-on de toutes parts.¶ Quelques-uns cependant prenaient le parti de l’admirer.¶ – C’est crâne, tout de même, ce qu’il a fait là, en avouant ça!¶ – Mais ce n’est pas lui qui a inventé les histoires de la Carlotta!¶ – Eh bien! alors, c’est encore mieux! Il s’est sacrifié pour quelqu’un!¶ – Ah! pour un sacrifice, ça c’en est un, par exemple!¶ – Mais d’abord, ces histoires-là sont-elles inventées par quelqu’un?¶ – Vous les croyez fondées?¶ – Je n’en sais rien.¶ – Ni moi non plus.¶ Un certain nombre de personnes serrèrent la main du vieillard quand il eut fini de parler. Il eût été moins étonné de les voir ramasser des pierres et le lapider. Ce cas échéant eût prolongé son douloureux ravissement. Mais les forces lui manquèrent, à la suite d’un si violent ébranlement, et ses jambes fléchirent.¶ Mistress Lovely était demeurée à côté de lui, impassible. Peut-être son mari l’avait-il avertie de ce qu’il ferait ce soir
  1024. que cet acte était chrétien, et l’approuvait. Elle se baissa, sans émotion, et le secourut à l’aide de sels et d’eaux de Cologne qu’elle portait sans cesse, afin d’être prête à soulager ses semblables. On l’aida, et l’on transporta le révérend.¶ Dans le tumulte, très
  1025. malgré lui
  1026. ; de plus, il n’était pas seul
  1027. tête dans la direction de la lumière
  1028. .¶ M. Belvidera était stupéfait. Son étonnement augmenta en remarquant que Dompierre éprouvait une véritable joie à lui répéter:
  1029. Il n’était pas son amant, dit Dompierre, et vous voyez, il vient seulement de s’apercevoir qu’il l’aimait.¶ –
  1030. ,
  1031. Ne prenez pas cette figure-là, je vous en prie! dit-elle. Je vous ai prévenu pour éviter que mon mari vous annonçât la nouvelle le premier. Ah! de grâce! ne lui faites pas cette figure-là!…¶ – Bien! bien!… J’aurai le sourire sur les lèvres!¶ – Je ne vous demande pas cela… Mon Dieu! que vous êtes nerveux! Je vous supplie seulement de vous tenir, de… l’épargner!…¶ – … De l’épargner?…¶ – Oui. Oh! j’ai peur, si vous saviez, j’ai une peur de ce dernier moment!…¶ – Ah!¶ – Dame! mon cher ami, vous ne vous voyez pas! mais il y a des fois où vous tremblez en lui donnant la main!¶ – Ah!¶ – Ça vous fâche que je vous dise ça?¶ – Non, non! Oh! je ne songe pas à me fâcher!¶ – Enfin, vous ne voulez pas faire le malheur de toute ma vie?¶ – Non, non! je ne veux pas faire votre malheur; soyez tranquille: je ne tremblerai pas en lui donnant la main!… Mais, ajouta-t-il, les yeux à l’envers, quand partez-vous
  1032. ;
  1033. La résignation et les paroles blessantes de sa maîtresse n’entamaient pas son amour et ne faisaient qu’exaspérer sa douleur. Les
  1034. fît crier le gravier des allées en venant
  1035. petit
  1036. – Je vous rends votre liberté, monsieur, dit-il; la gratitude que je vous dois pour avoir prolongé votre séjour à cause de nous, n’est pas de celles qui s’oublient; je vous garderai, cher monsieur, une infinie reconnaissance et une vive amitié. J’espère que…¶ – Mais ça a été un plaisir pour moi, dit Dompierre.¶ Il ne trouve drôle ni ce que lui dit le mari de Luisa, ni la tragique banalité des
  1037. qu’il lui répond. Il paraît pâle, même sous la couche de bronze de sa peau; tout le ton de sa figure semble s’être mis à l’unisson de ses yeux bleus et de sa moustache claire. Dans le mouvement du départ, il espère que son trouble ne sera pas remarqué. Mais il a observé sa main. Il l’a posée dans la main du mari; elle ne tremblait pas. Cet honnête homme s’en ira avec sa belle illusion. Le bonheur de Luisa ne sera pas compromis. Si elle avait vu sa main, cette fois-ci, elle eût été contente.¶ La voilà
  1038. , sans oser la serrer
  1039. ce grand coffre anonyme, dans ce corbillard commun, dans cet impassible instrument de séparations, qui a fait répandre plus de larmes qu’aucune voiture de deuil. Un employé
  1040. à la suite de l’affreuse scène du bord du lac
  1041. M. de Chandoyseau soutenait le bras de Solweg, dont la santé avait été de nouveau éprouvée par la vue du cadavre de Carlotta. On parlait d’Antonius, le peintre, qui revenait enfin de Venise, et devait prendre sa famille à Stresa pour retourner à Paris.
  1042. , et sauvait, à elle seule, par son tact, la situation périlleuse que constituait leur réunion fortuite. Car Gabriel ne parlait plus guère depuis quelque temps à Mme de Chandoyseau, et il
  1043. cette superposition d’organes ne lui était pas désagréable, parce qu’
  1044. le second s’exerçait uniquement pour lui. C
  1045. , et pour éviter que sa sœur ne l’éloignât par quelque maladresse, que Solweg, qui s’épuisait à seulement marcher,
  1046. moral,
  1047. De temps en temps Solweg devait s’asseoir. Mais elle sentait que l’atmosphère douloureuse qui régnait, réclamait le mouvement, et elle reprenait le bras de
  1048. . Celui-ci s’étant absenté un moment pour chercher les mantilles de ces dames, à cause du vent qui fraîchissait, Gabriel offrit son bras à Solweg et l’on marcha quelque temps sans rien dire.
  1049. et s’étant développé dans l’amertume
  1050. et qu’il se laissait soigner avec complaisance.¶ Un hasard fit qu’elle voulut se reposer sur le banc demi-circulaire qu’enclosait le massif des cyprès. Elle ignorait assurément que cet endroit rappelât des souvenirs brûlants à Gabriel. Il la retint du bras, par l’effet d’un mouvement involontaire. Il ne pouvait pas s’asseoir là, il ne pouvait pas! c’était plus fort que lui. Elle ne comprenait pas et insistait doucement; ils avaient marché beaucoup et les jambes venaient à lui manquer. Elle se tourna vers lui, et vit sa figure:¶ – Ah! fit-elle.¶ Ce fut une petite exclamation de surprise et de désespoir, si tendre que sa sœur elle-même ne l’entendit pas. Cependant les yeux de Solweg rougirent. Elle n’insista pas; elle se refit elle-même des jambes par un effort de volonté: elle fut même moins lourde à son bras, et ils allèrent plus loin.¶ Il avait saisi tout ce qui s’était passé. Mais cette douleur à côté de lui ne pouvait que faire déborder la sienne, et les larmes lui montèrent aux yeux. Il se contint, d’un mouvement violent, et elles ne firent que perler. Mais ils s’étaient vus pleurer l’un et l’autre, et leurs deux infortunes, cependant si contradictoires, les rapprochaient
  1051. en silence
  1052. , ils parlèrent de choses absolument insignifiantes ou du moins si étrangères à leur véritable préoccupation, que
  1053. Ce soir.¶ – Voulez-vous vous charger de prévenir à l’hôtel?
  1054. machinalement
  1055. que le souvenir de la scène muette qui s’était passée entre la jeune fille et lui, lui avait échappé. Il
  1056. jusqu’à
  1057. Il l’éprouva de nouveau en recevant le premier regard qu’elle lui donna.¶ – Ah! fit-il, mademoiselle, comment allez-vous?
  1058. en même temps qu’une rapide et ferme résolution
  1059. petite tête solide et volontaire avait jugé d’un coup qu’elle pouvait, par un seul mot, donner une consistance inespérée au lien encore lâche et fragile qui l’unissait au jeune homme. Elle ramassa tout son courage, et le regardant avec toute l’admirable franchise de ses yeux qui n’étaient plus d’une enfant malheureuse, mais d’une femme qui a conscience de sa force, elle répondit simplement à la question qu’il lui adressait sur sa santé:¶ – Et vous?¶ Elle assista vaillamment à l’effet de la surprise qu’il éprouvait. Par cette interrogation, elle jetait bas tout masque conventionnel, toute retenue de timidité; elle s’emparait pour pénétrer en lui des armes que le hasard des circonstances lui avait fournies contre le secret de son intrigue; elle faisait flèche, une bonne fois, enfin, des mille perspicacités inavouées et toujours contenues, dont elle avait entouré les relations
  1060. homme qu’elle aimait.¶ C’était courir un risque considérable. Elle connaissait, pour en avoir été trop molestée, l’irritabilité excessive de Gabriel vis-à-vis de tout ce qui approchait du sujet de sa passion. Elle pouvait lui déplaire et le blesser violemment, irrévocablement. Mais le temps pressait; elle flairait un départ prochain, peut-être furtif; si elle n’agissait pas sur-le-champ, elle le perdait peut-être à jamais.¶ Au fond, son instinct de femme la rassurait puissamment contre toutes ces incertitudes: elle était certaine que, par-dessus tout, il avait besoin d’être plaint.¶ Et, en effet, la sensibilité du pauvre garçon était si à vif en un point, qu’elle se trouvait annihilée en tous les autres. Ce fut à peine s’il remarqua l’importance extraordinaire de ces deux mots «et vous?» que le regard expressif de Solweg appliquait, sans aucun doute possible, à sa santé morale. Il ne songea pas à se dire: «Comment! c’est une jeune fille qui vient me faire allusion à ce dont je ne puis parler à personne au monde! C’est elle que j’ai dédaignée, tarabustée, blessée à propos de mon amour, qui vient me dire: «Eh bien! mon ami, et votre cœur?» C’est là
  1061. et qu’une petite pointe enfin termine, une petite pointe qui me pénètre et dont je ne prévois ni la direction, ni l’arrêt dans les profondeurs de mon être!…» Il ne pensa qu’à la douceur de ces yeux compatissants qui pourtant l’avaient tant de fois irrité! Il en recevait la caresse avec une gratitude visible sur sa figure ravagée. Ah! la petite Solweg était désormais tranquille: il la remerciait simplement, sans lui dire un mot, mais de toute l’éloquence de ses traits bouleversés, de toute son attitude épuisée, fléchissante, et de sa main, enfin, dont il osait presser la fine main tremblante que lui avait tendue la gracieuse sœur de charité.¶ Ils restèrent ainsi quelques secondes qui leur parurent longues, les mains unies, et sans parler.¶ Cet instant imprévu était définitif pour l’un et pour l’autre. Solweg en pressentait toutes les conséquences futures avec un ravissement intime, et lui, avec une surprise hébétée, un ahurissement naïf, une sorte d’accablement ni heureux, ni pénible, tel qu’en éprouvent la plupart des hommes en se laissant plier à la logique des choses qui a remplacé chez les modernes l’antique Destin.¶ Que dire? Il y a des moments où les mots ont trop de sens, où le moindre chuchotement a des résonances de fanfare.
  1062. Pourquoi ne lui avouait-il pas: «Je suis un lâche: j’ai aimé, j’aime encore et j’aimerai sans doute toujours une femme que vous avez tenue sous vos pieds, et je ne vous prendrai, vous, que parce que vous êtes la seule qui puissiez soigner convenablement ma douleur…» Elle lui aurait évidemment répondu: «Je vous aime! Nous autres femmes, nous aimons les lâches comme les héros, quand nous aimons.»¶ Ils se taisaient.
  1063. Mon frère nous attendra à Milan.¶ – Ah!… Et vous rentrez à Paris?¶ – Avec mon frère, oui.¶ – Avec votre frère?… et monsieur et madame de Chandoyseau?¶ – Oh! ils vont à Rome, à Naples, je ne sais où! Mais je vais habiter chez mon frère…¶ – Jusqu’au retour de votre sœur?¶ – Non, définitivement.¶ – Ah!
  1064. ¶ Elle releva doucement, tendrement, ses yeux vers lui:¶ – Pourquoi partez-vous ce soir? dit-elle.¶ Il hésita un peu, puis il lui sourit, pour la première fois. Elle était toute remuée, haletante et suspendue à ses lèvres:¶ – Je ne partirai que demain, dit-il en se retirant.
  1065. Le poète s’était installé à l’écart, enfermé dans le mutisme qu’il n’avait pas rompu depuis la mort de Carlotta.¶ Mme de Chandoyseau, qui ignorait la secrète entente de Gabriel et de sa sœur, et qui croyait avoir fait le malheur de celle-ci, ne savait plus à qui adresser la parole.
  1066. , mettant la tristesse générale sur le compte du mauvais temps,
  1067. Personne ne souffla.¶ – Mademoiselle Solweg, dit
  1068. en s’approchant de la jeune fille, j’espère que vous me ferez le plaisir de me présenter à monsieur votre frère?…¶ Elle sourit sous sa capeline imperméable dont la chaleur lui rosait les joues:¶ – Bien volontiers, dit-elle, mais il faut que je vous prévienne de ne pas m’appeler Solweg devant lui, cela le met en colère!¶ – Pourquoi donc?¶ – Je ne m’appelle pas Solweg. C’est ma sœur qui a tenu à me baptiser ainsi depuis trois ans… Figurez-vous que je m’appelle Marie-Rose.¶ – À la bonne heure!¶ – Oui, mais c’était un peu simplet, vous comprenez, pour ma sœur!…¶ Elle éprouvait un véritable bonheur de se voir enfin débarrassée du malentendu et de l’affublement ridicule que Mme de Chandoyseau avait répandu sur toute sa personne; elle était pleine d’espoir, elle se croyait heureuse, et sa figure animée prenait une grâce nouvelle.¶ Dompierre, en effet, continuait à lui parler avec complaisance. Mais elle s’aperçut que ses yeux étaient ailleurs encore. Il
  1069. Elle reprit, près de lui, son attitude de patience et d’attente.
  1070. ¶ ¶ FIN¶
  1. -
  2. ,
  3. ,
  4. ne
  5. troué et
  6. , d’
  7. tranchant
  8. passe,
  9. scintillent…
  10. piqués de
  11. ,
  12. et d’artifice
  13. .
  14. le
  15. qui leur plaît
  16. .
  17. . –
  18. ;
  19. élégante
  20. ,
  21. effet
  22. ,
  23. .¶ Lee
  24. ¶ – Mon ami, prêcheriez
  25. ;
  26. la
  27. maman
  28. ,
  29. le jeune Français
  30. matrones opulentes,
  31. tout mouvement
  32. fille!
  33. lui-même
  34. ,
  35. c’est parole de femme!…
  36. Puis
  37. ,
  38. -
  39. ,
  40. lui aussi
  41. «Est
  42. , se demandait-il
  43. ,
  44. embrasé
  45. revêche
  46. parfaite
  47. du poète
  48. ? Un être
  49. ? ou
  50. le prétendait son ami? Et son ami?
  51. -il, et que pensait-elle de lui?
  52. aussitôt
  53. lente
  54. le crépitement du gravier
  55. dans
  56. Marguerite
  57. Lee et
  58. s’en
  59. sur elle
  60. parfois, à ces rencontres,
  61. ,
  62. les
  63. à demi tous les deux. Avec ce
  64. jeune femme
  65. tomber
  66. à jouer avec
  67. , et sans nul doute il souhaitait qu’il
  68. du mâle si elle eût su être
  69. l’Isola Madre,
  70. surexcitée
  71. ,
  72. peut
  73. , pour le mieux voir,
  74. le timbre argentin de madame de Chandoyseau.¶ Son mari l’
  75. avec
  76. Il admirait sa femme.¶
  77. la fillette
  78. ;
  79. et
  80. déclara
  81. que
  82. -il
  83. ¶ Madame
  84. On entendit
  85. coup un chant qui semblait
  86. du lac
  87. chaud encore,
  88. ,
  89. .
  90. ¶ Madame
  91. les
  92. !
  93. et l’alla saluer
  94. , quelle engeance!…¶ – Qui
  95. , fit le jeune homme, en souriant,
  96. !
  97. beau
  98. de vue
  99. me regarder comme cela!…¶ Et
  100. à demi-voix, à part lui: «
  101. Ȧ
  102. est
  103. passât
  104. entrelacés
  105. Il
  106. aussi
  107. , l’ampleur et la souplesse de
  108. .¶ Infatigable, elle
  109. et
  110. ce qui sent si bon!…
  111. ,
  112. gentiment
  113. ,
  114. . Et tout à coup, elle
  115. ,
  116. et
  117. !
  118. !…¶
  119. ou
  120. , à qui
  121. ,
  122. d’affolement
  123. ! oh
  124. !
  125. -
  126. son amant,
  127. ,
  128. sa
  129. la filleule de madame
  130. méchant!…¶ Pourquoi? Vous savez, comme moi, que madame de Chandoyseau a horreur de la simplicité. Cette jeune fille doit lui ressembler.¶ – Écoutez! en
  131. semble
  132. Gageons que madame
  133. sur notre séjour dans cette grotte!…¶ – Oh!…
  134. que
  135. quelle dent aura contre nous
  136. ! Ses
  137. tant
  138. autre
  139. Par exemple, dit Gabriel, nous
  140. probablement narguée par elles,
  141. ,
  142. et tenant tête aux commères
  143. , sans pose,
  144. ;
  145. d’un trait
  146. , montrant ses jambes
  147. ,
  148. gars
  149. ,
  150. ; ils sourirent
  151. et
  152. . Cela
  153. à peine,
  154. . Madame
  155. , et nouveau et plus fort
  156. , madame! je ne suis par moi-même qu’un instrument fort incapable, et
  157. ,
  158. tranquillement
  159. !
  160. Vous
  161. Ghislaine?
  162. qui parurent plus embarrassés qu’elle. Les avait-elle vus, sous le rideau de lierre? Si elle les
  163. son ami:¶ – Ma foi!
  164. ¶ – Ah çà
  165. fit Dompierre
  166. !
  167. le peintre,
  168. Ghislaine
  169. Madame
  170. inexactitude!¶ –
  171. , dans la grotte
  172. . Il le
  173. Sa
  174. le désappointa.¶ On
  175. achevé les hors-d’œuvre
  176. aussi
  177. au début du repas,
  178. prétendue
  179. Elle
  180. ,
  181. Dante-Léonard-William
  182. tant d’excentricité qu’on tolérait de lui jusqu’à l’impolitesse. Il avait d’ailleurs
  183. Madame
  184. qui
  185. elle
  186. du
  187. torrides
  188. molles et épaisses
  189. une
  190. humaine
  191. femme
  192. , en s’accrochant à tout,
  193. être qui se noie
  194. , dans sa chambre,
  195. des lamelles
  196. ,
  197. , voyons! ne
  198. -il pas?
  199. philtre qu’on buvait, un enchantement qu’on subissait, une ivresse latente, générale, que le vol bourdonnant d’une mouche, la vue d’une fleur, ou quelques notes d’une chanson rendaient contagieuse.¶ Lui
  200. se faisait plus léger qu’il n’était, comme les poltrons chantent la nuit
  201. bois
  202. encore
  203. . Ils riaient, batifolaient, lorsque souffla la tiède brise
  204. sous les narines, comme une houppe chloroformée, le baume épais des
  205. amie
  206. chair. Pour lui, une telle
  207. par l’idée du hasard providentiel qui l’avait réuni, avec les apparences d’une attention toute particulière, à une étrangère remarquée et convoitée plusieurs années auparavant. Et
  208. sans cesse présente à la mémoire
  209. , il n’interrogeait pas sa récente
  210. sur
  211. de ce
  212. momentanément
  213. à Gabriel
  214. . Le
  215. c’est
  216. ce corps chéri
  217. ,
  218. Pourquoi
  219. vous en veut pas, elle
  220. c
  221. trésor
  222. .
  223. tranquilles
  224. .¶ Comme
  225. dans la barque
  226. Il
  227. qu’avait causée
  228. ,
  229. ,
  230. :
  231. le Démon!
  232. Tout à coup, et comme il
  233. , ayant achevé sa toilette, le
  234. Mariez
  235. …¶
  236. c’est un
  237. ¶ ¶ ***¶
  238. dite
  239. pensionnaires
  240. son
  241. son
  242. Il
  243. , dit-elle,
  244. … Qui sait si
  245. n’est pas déjà
  246. , vous
  247. seule
  248. ?
  249. au
  250. regardait sa
  251. Il se pencha
  252. :¶ – À
  253. , dit-il
  254. qu’il aimait –
  255. Étourdi
  256. d’elle; fasciné
  257. tenait sa femme pour un être exceptionnel et supérieur
  258. au
  259. , après tout,
  260. à présent au vieillard
  261. contre l’accomplissement du péché?
  262. , son petit nom même: Herminie
  263. Soudain, ces messieurs
  264. ,
  265. dédain
  266. ,
  267. Ce
  268. le
  269. ,
  270. .¶ ¶ ***¶
  271. cyprès, un hémicycle abandonné, grave et beau, triste et charmant, où
  272. dans l’hôtel, ils s’asseyaient, s’étreignaient, puis s’en
  273. ,
  274. noir
  275. sèches
  276. . Puis l’odeur de la femme, qui la précédait un peu, le suffoquait de plaisir. Il faisait un pas; il se jetait sur sa bouche, laissant affluer là toute la voracité brutale
  277. , tandis que sa main, au contraire, avec délicatesse, se laissait simplement emplir par un des seins, libre sous la batiste fine
  278. Je
  279. ! disait-elle.¶ – C’est que cela
  280. !
  281. lui abandonnait
  282. double retrait odorant, puis le grondait parce qu’il ne pouvait contenir
  283. animal dont le lieu si calme et si grave semblait un moment tout troublé.¶ – Tais
  284. on va venir!…¶ – Mais ton parfum! disait-il, attire plus qu’aucun bruit… Tu ne t’aperçois pas que tu embaumes!…¶ Cris et parfums étaient portés très haut dans l’air tranquille, par la noire clôture des cyprès aux pointes aiguës
  285. Il se sentit
  286. ,
  287. ,
  288. encore
  289. ¶ Il
  290. et,
  291. ,
  292. entre les sveltes pyramides des cyprès,
  293. Ah çà
  294. .
  295. fait!¶ Enfin!
  296. a
  297. que l’air fait ployer
  298. un
  299. se devine en elle, c’en est l’ombre qui court en cercle
  300. .
  301. Ghislaine passe, elle est passée!…
  302. ,
  303. le
  304. Ah!
  305. je ne m’étonne plus!…¶
  306. il n’en aura pas le soupçon!¶ ¶ ***¶
  307. Dante-Léonard-William, lui,
  308. avec un sentiment d’intérêt vif et de compassion
  309. presque aussitôt évanouies
  310. d’aimer
  311. convenue
  312. . En
  313. déserte,
  314. une exubérance d’enfant
  315. essences d’
  316. sur les
  317. -t-on
  318. !
  319. ,
  320. gaillards,
  321. l’île!¶ – Et
  322. , ma foi,
  323. , laissaient pendre
  324. ,
  325. île réputée un Eden! Rien d’agréable et de joli comme
  326. . Ils osaient
  327. ,
  328. , cela
  329. aux murs garnis de boiseries rococo, avec un lit dans l’ombre d’une alcôve et
  330. ,
  331. témoignait pour les
  332. et par sa générosité, il lui
  333. ,
  334. pendant qu’il fait jour encore!… Tout est si beau!… si beau!…¶ Il
  335. la paume délicate. La fraîcheur de la peau, trop exquise, lui faisait, par instants, souhaiter les lèvres; alors ils s’arrêtaient, confondus
  336. et des houx
  337. , faisait sa chute prématurée
  338. île
  339. et épaisses
  340. plus la force de faire un mouvement. Ils s’assirent sur un banc. La brise enfin
  341. eux; elle passa, comme une enfant qui court, dans l’allée
  342. s’en emplit, s’en gonfla la poitrine. Lui, brusquement, lui découvrit la gorge et la baisa. Il balbutiait:¶ – Toute la
  343. se relevèrent pour gagner leur
  344. , et sa
  345. aspirait et soufflait l’air enivrant.
  346. étranglé
  347. basses et velues
  348. , importants dignitaires,
  349. Luisa frissonna, s’arrêta; elle avait peur.¶
  350. , dit Gabriel
  351. ,
  352. , va avoir une venette!
  353. ¶ L’homme
  354. des fleurs
  355. -
  356. déjà environnante
  357. lourdes
  358. ,
  359. chimères!
  360. . Un
  361. vint
  362. ;
  363. ¶ –
  364. «
  365. » qui a fait prêcher le révérend et jaser tout l’hôtel
  366. -il
  367. arrêta.
  368. . Il attribuait
  369. amours? L
  370. .¶ En
  371. !¶ Sa
  372. que
  373. .
  374. du
  375. Ne
  376. ,
  377. brûlants
  378. demi-
  379. une
  380. fraîcheur
  381. le
  382. Elle
  383. de
  384. n’avait pas de
  385. pour son mari! Mais pourquoi
  386. au mari,
  387. !
  388. , certes,
  389. ,
  390. ,
  391. Il
  392. pur.¶ Il
  393. pour un Italien
  394. Quelqu’un
  395. ,
  396. l
  397. .¶ Luisa et Gabriel causaient, en ce moment, avec le chevalier Belvidera. Ils étaient condamnés à lui décrire les charmes de ce pays de rêve
  398. aperçu
  399. ne songeait plus à partir
  400. durant
  401. , sa gorge, ses bras, ou
  402. de ses
  403. tenue
  404. ,
  405. de la jeune femme
  406. à conserver son
  407. révolte?»¶ Lee
  408. . Trouvait-il
  409. ¶ Dompierre
  410. ,
  411. !…¶
  412. éprouvait
  413. amère et nauséabonde; et il se demandait comment l’amour qu’on s’accoutume à tenir pour si beau, peut si promptement vous faire toucher l’indélicatesse, la fourberie, l’abjection.¶ Et
  414. ,
  415. jusqu’au dégoût. «Elle
  416. Je
  417. , confuse pour lui et pour elle-même
  418. C
  419. rit
  420. puisqu
  421. . Toutes
  422. Et le pasteur disait:
  423. Herminie
  424. ;
  425. ¶ ***¶
  426. qu’elle
  427. ;
  428. Ne
  429. !…¶
  430. … Ghislaine!… Elle n’a de
  431. la chair
  432. d’Isola Bella. L’énigme qui à ce propos l’intriguait, qui l
  433. éloigné de
  434. de son
  435. de son baiser dans
  436. . Ghislaine
  437. , qu’il était
  438. se rapprocher d’elle quand il se sentait malheureux
  439. le
  440. l’irritait à tel point qu’il fut
  441. ce soir fort mal
  442. . Tout
  443. à coup
  444. la
  445. ils
  446. encore
  447. amie
  448. la
  449. , s’il vous plaît,
  450. avec le nôtre
  451. ? Moi
  452. peuvent imaginer
  453. .¶ Elle
  454. Eh bien, nous lui ferons payer cela!…¶ Et elle éclata de rire.¶ –
  455. ?
  456. !…
  457. mot; remarquez
  458. madame de Chandoyseau.¶
  459. une partie
  460. !
  461. Mais, à
  462. une distraction.
  463. , en vérité
  464. ?… en effet
  465. !…
  466. qu’il
  467. ,
  468. aussi
  469. :
  470. .
  471. Très
  472. ,
  473. hardie
  474. ayant quitté le sol humain d’un coup de talon
  475. ¶ Ils continuaient
  476. endormie
  477. , dit Dompierre,
  478. La Carlotta
  479. au poète
  480. ,
  481. solitaire
  482. elle invoqua la madone, tous les saints,
  483. On
  484. ,
  485. d’avirons
  486. ! Le hasard:
  487. !
  488. Regardez
  489. cyclone… Pas
  490. tranquille, la plus
  491. !…
  492. ,
  493. ,
  494. , fixant la longue-vue sur Cadenabbia,
  495. homme d’
  496. comme
  497. , quand un batelier se précipita
  498. froid
  499. ¶ ***
  500. et dès
  501. sur la terrasse
  502. Dans
  503. de
  504. ¶ Jamais
  505. n’avait senti une si grande tristesse
  506. .
  507. .
  508. ¶ –
  509. tantôt
  510. .¶ Pourtant
  511. aimer
  512. seul
  513. à son amant.¶
  514. toute
  515. ,
  516. Vous
  517. ,
  518. Elle comprit
  519. voulait la faire parler de
  520. para
  521. attaque:¶ –
  522. bien!…
  523. -
  524. de son mari
  525. dit:
  526. !
  527. , ses beaux bras relevés et noués sous la nuque. Il détournait la tête pour ne pas voir la chair de ces bras, ni cette gorge, ni ce ventre, ni ces belles jambes adorées
  528. ; sa volonté était tombée; l’enivrement devint tel que les jarrets lui tremblaient.
  529. sans avoir revu ni son bras ni son sein
  530. ,
  531. !…
  532. ne pouvait plus entendre de mot plus cruel et plus irréparable; et il en cherchait en vain un plus
  533. à dire, lui, et qui pût incendier jusqu’au souvenir de leur passion.
  534. XV
  535. Ce
  536. ,
  537. ,
  538. !¶ – Cette
  539. les
  540. ,
  541. Le
  542. grâce
  543. ,
  544. Ah!¶ –
  545. !
  546. ,
  547. ,
  548. !…
  549. sera
  550. !¶ – L’amour
  551. ,
  552. quitta l’Anglais et
  553. ,
  554. sapins!¶
  555. ,
  556. ,
  557. !
  558. ,
  559. monsieur
  560. -
  561. retentit
  562. absolument
  563. s’
  564. coloré encore
  565. céleste,
  566. la jeune femme
  567. assez
  568. ,
  569. se rompre les tiges sous leur poids
  570. .
  571. répétait-elle.
  572. -
  573. ?
  574. -
  575. .
  576. ,
  577. ,
  578. ,
  579. ainsi
  580. sorte de
  581. s’éloignèrent, à l’heure du dîner.
  582. -
  583. ,
  584. ,
  585. ,
  586. le
  587. .¶ Ceux
  588. chacun avait
  589. !
  590. du lac et
  591. Très
  592. tête
  593. ,
  594. d’homme, peut-être
  595. glabres.
  596. ,
  597. ,
  598. d’
  599. Quand
  600. Les
  601. vînt
  602. Gabriel lui répond par quelques
  603. .¶ Voilà madame Belvidera
  604. l’omnibus. Le portier
  605. . Il
  606. c
  607. que Ghislaine
  608. ils causèrent
  609. , mais
  610. Demain.
  611. qu’il
  612. frais
  613. rencontre, ces derniers instants, c’était pour elle
  614. .¶ Mais, que dire?
  1. Par suite → À cause
  2. les → bonnes
  3. d’une chatte → des chattes
  4. arriva très distinctement, quelques minutes → fut heurtée comme une nuée réelle
  5. , → gens
  6. et → ,
  7. le passage → une jeune fille
  8. d’ → , et
  9. nu → nu est
  10. un scintillement de → des
  11. scintillants → lumineux
  12. elles se passaient → les campaniles échangeaient
  13. jolies notes heureuses → angéliques salutations
  14. parfois ce → le
  15. d’un rythme plus alerte qu’accentuait → de son battement plus viril et que renforçait
  16. n’est → d’
  17. et → ,
  18. quelques-uns d’un vague et large désir → certains voyageurs en quête de volupté
  19. , je l’ai parfaitement reconnue; telle → . Telle
  20. je la revois encore → elle était
  21. matin → ,
  22. de cette femme; mais → . Mais
  23. des → d’
  24. premières → splendides
  25. , sinon des massifs → si ce n’était un rideau
  26. claire, où l’on reconnaissait → un fil d’argent tendu pour quelque acrobate nocturne: un rayon lumineux sur
  27. teint mat → teint
  28. s’entrecoupait → employait
  29. d’ → des
  30. même de → même des
  31. ; → ,
  32. l’empêcher de s’élancer → le retenir
  33. caractère tragique → danger
  34. Madame → madame
  35. on ne la distingua plus → s’y évanouit
  36. Signore → signore
  37. . Elle est bien connue, Signore!¶ – Ah?¶ – C’est la plus belle fille du pays, Signore!… → , la marchande de fleurs.¶ – Carlotta! répéta Dompierre.
  38. Mme → madame
  39. elle le → elle
  40. petite → modeste
  41. presque → leur fille pauvre
  42. prononçait → chantait
  43. terminaison d’une sorte → finale
  44. merveilleux → beau et sombre
  45. bien que complètement inaperçue. → là, quoique
  46. Mme → madame
  47. même désir → désir même
  48. distinguer à quelques centaines de → discerner à quelque deux cents
  49. elle s’arrêtait → elle suspendait
  50. batelier → bâtelier
  51. Mme → madame
  52. a → à
  53. sorte de nuée lourde → véritable nuée épaisse
  54. l’entreprise → le commerce
  55. Mais il → Il
  56. dit → prétend
  57. ramassait contre elle → défendait
  58. lires, Signore → lire, signore
  59. ; → :
  60. lires → lire
  61. , parsemeuse → et charmante, semeuse
  62. venues à la → vinrent à sa
  63. magnifiques → superbes
  64. et → ,
  65. . Mme → et de Byron. Madame
  66. Mme → madame
  67. Mme → Madame
  68. l’ → la séduction
  69. l’étrange → la
  70. d’un doigt distrait la chemisette → la blouse
  71. légère qui formait → qui faisait
  72. simple → ordinaire
  73. aller → errer
  74. respectable épouse → femme
  75. sans égale. Mme → . Madame
  76. piquait aussi vivement sa curiosité → l’intriguait beaucoup
  77. son → l’
  78. faisait passer encore aujourd’hui de petits frissons entre les épaules → laissait un reste d’émotion étrange
  79. . Elle aurait aimé à savoir si cela était vrai → … Qu’était-ce que
  80. frappa deux ou → frappait
  81. commença → commençait
  82. aussitôt. Une sorte de → . Une
  83. arrêtait tous → paralysait
  84. lente sur le gravier, et, dans le silence, → , et l’
  85. le faible crépitement que semble apaiser et → que semblait
  86. la bonne ondée demi → l’ondée semi
  87. paraissait → semblait
  88. contraindre → dérober
  89. venant → venu
  90. où s’ → sur laquelle
  91. fit sursauter → agita
  92. C’était une → Une
  93. courant → courait
  94. et → en
  95. La Reine! la Reine!… Voilà le carrosse de la Reine!…»¶ Il n’y eut qu’un mouvement: → La Regina! la Regina!…»¶ D’un bond
  96. la maison → l’hôtel
  97. dans tout le → d’un
  98. objets inutiles → colis
  99. à quoi l’on a tôt fait de reconnaître → . C’étaient
  100. la → de
  101. comme eux → aussi
  102. Mme → madame
  103. à → , au moins
  104. la fois suivante → bientôt
  105. levait → relevait
  106. rouges de son → rougeâtres de l’
  107. abaissés qui se relevaient → baissés. Et, comme lui, elle les relevait
  108. nerveux venu plus ou moins → venu sans doute
  109. relevaient par la vertu d’une force secrète. → soulevaient.¶
  110. de part et d’autre → par elle
  111. familiarisaient → familiarisèrent
  112. toujours.¶ Il n’avait de repos que lorsque → sans sourire.¶ Lorsque
  113. certaines allées lui → certaine allée
  114. de la voir → à Dompierre
  115. sa démarche particulière, et le charme innommable → et l’ampleur svelte et heureuse
  116. . Alors, en ces moments-là, une sorte d’effluve → , quelque chose de
  117. et terrible qui, en face d’elle → , de puissant
  118. de → dans
  119. ou → et
  120. à → de
  121. interrompue, brisée, dès qu’elle → , quand la jeune femme
  122. respectait → admettait
  123. son → cette
  124. poursuivant → occupé
  125. voyait → joignait
  126. C’était afin → Le Créateur voulait
  127. quelles sources → quelle source
  128. puisé dans → fourni par
  129. du mâle, aux lieu et place de la duperie médiocre dont il → !… Mais non! ce sot en
  130. et → ,
  131. triste invention, par le droit d’une sorte de brevet, continua → duperie médiocre continue
  132. fournir → alimenter
  133. lui et sa descendance → notre premier père
  134. parce qu’il manqua → pour avoir manqué
  135. de l’autre côté de → derrière
  136. les → le lac et sur les
  137. instants presque insaisissables → spectacles charmants
  138. semble tout entière en proie à une crise de sensibilité suraiguë. La moindre → ne contient plus sa délicatesse. La
  139. ou → et
  140. prend → prit
  141. délicatesse que malgré soi l’on retiendrait → que l’on eût retenu
  142. une → un
  143. susceptibilité. Une → épiderme; une
  144. teintées de pâle → ; une main invisible y sema des
  145. des tons de rose mobiles passaient → une autre effeuillait des roses
  146. alanguissait, s’exténuait, à la façon de l’aspect de la vie sur la joue d’une enfant mouran… → alanguit, s’exténua avec des dégradations lentes et exquises
  147. perlé, clair et sonore de Mme → clair de madame
  148. d’œil sa → la
  149. , et → de l’Italienne et de l’
  150. et → ,
  151. dans → de toute
  152. M. et Mme → Monsieur et madame
  153. jouirent immédiatement d’une secrète popularité, → furent aussitôt populaires
  154. tombée de la nuit → diffusion de l’ombre
  155. site merveilleux → paysage
  156. emportait → chassait
  157. le timbre menu de Mme de Chandoyseau résonnant → résonner
  158. et → ,
  159. ; → ,
  160. traduisait un état de → était celui de la
  161. Mme → madame
  162. seulement parcouru le corridor conduisant au hall → gagné le hall
  163. fait → laissé
  164. mouchoir → éventail
  165. sa → la
  166. de l → d
  167. s’unir → se réunir
  168. cette → une
  169. Mme → Madame
  170. prévenir Mme → avertir madame
  171. dont la beauté → qui
  172. des → dans les
  173. Mme → madame
  174. promptement remis → plus
  175. Mme → madame
  176. avec toute la chaleur de son franc → , avec son
  177. de la rencontre → nocturne
  178. Bien! → Eh
  179. ma chère belle, fit Mme → fit madame
  180. -nous du côté du lac → au bord de l’eau
  181. cette musique qui ravit Monsieur Dompierre? → la belle Carlotta!
  182. n’eut pas l’air d’entendre et appela la femme de chambre pour prendre la fillette. Puis elle … → accepta celui de
  183. du côté d’Isola Bella → vers Isola Bella
  184. où il → il y
  185. Mme → madame
  186. qui le connaissait et qui, par une attention délicate, se mit en devoir de → connu de lui et fit
  187. !¶ C’était un enfantillage → .¶ Enfantillage
  188. Isola Bella → Isola Bella
  189. Je vous confie → J’ai bien envie
  190. Isola Bella sans la compagnie des → Isola Bella; mais les
  191. des → les
  192. cette permission → ce matin la carte du comte
  193. Vrai? → Oh!…
  194. ! → ,
  195. et franc, faisant → . L’éclat en fit
  196. de → à
  197. , et → .¶ – Oh! disait-elle
  198. de son sourire ouvert → par sa lèvre entr’ouverte
  199. éclatantes → pures
  200. tenait → demandait: «Comment ferai-je
  201. lui pas → pas lui
  202. :¶ – → ?…»¶ Et il prononçait à demi-voix
  203. enlevant → arrachant
  204. de → aux
  205. claires → vives
  206. le ciel → l’azur
  207. dit-elle.¶ – Moi aussi → ¶ – Et moi
  208. laisser passer → que
  209. pesante → puissante
  210. donner → tendre
  211. expirait sur ses lèvres. → il ne l’osait pas dire.
  212. et de ses mouvements l’accablait particulièrement → l’accablaient
  213. ; mais → , mais assez
  214. à la → encore de
  215. aux → d’
  216. , et que tous ses environs reçussent → ; elle répandait un bonheur autour
  217. sans fatigue les → terrasses et
  218. blanche, et, se retournant de temps en temps, elle disait, dans le pur éclat de son bien-être:¶ â… → , qu’on voyait monter si légère, était-ce l’air matinal ou une main humaine qui la soulevait?…¶ On
  219. : → .
  220. Qu’est-ce que ça sent? → Monsieur Dompierre, dites-moi
  221. d’énormes → des
  222. . → :
  223. immobilisat → immobilisait
  224. Mme → madame
  225. ils m’ont toujours été gâtés par quelqu’un.¶ Cette phrase fut doublement sensible à → voici, je crois, la première fois que rien ne me les gâte!…¶
  226. , parce qu’il pensait → pensa
  227. , comment → ? Comment
  228. de → en
  229. ! → tant!
  230. rosaient → animaient
  231. se précipitaient affolés → fuyaient
  232. Mme → madame
  233. fait → communiqué sa
  234. sa → la
  235. une → l’
  236. l’âpre → la
  237. des lierres → âpre du lierre et du buis
  238. la seule raison de → protéger
  239. un sel particulier. Dans une des éclaircies que leur valait → . Pendant une de ces soudaines irruptions de lumière que produisait
  240. . Il → : il
  241. M. et Mme → monsieur et madame
  242. venait à se rompre et à les découvrir, Mme → se rompait, madame
  243. Madame → madame
  244. Il avait eu à peine → À peine avait-il eu
  245. la tête de Mme → madame
  246. demeura pétrifiée en apercevant un monsieur et une dame élégants enfermés là et la dévisagean… → parut jolie, environnée, à contre-jour, d’un nimbe de cheveux légers et rebelles. Il leur sembla
  247. gardât de leurs physionomies une empreinte suffisante à les inquiéter. → rougissait. Les avait-elle vus?
  248. aigrelette de Mme → de madame
  249. :¶ – Solweg! Solweg! → qui appelait:¶ – Ghislaine!… Ghislaine!…
  250. , ma jolie → -bas
  251. Solweg → Ghislaine
  252. Solweg? dit Mme → Ghislaine? dit madame
  253. C’est un nom du nord, un nom ibsénien…¶ – → Un nom tout simple!…
  254. , ça doit être une farceuse…¶ – Elle est → !¶ – Vous êtes
  255. .¶ – Plaise au ciel → !… Pourvu
  256. interrompit Mme → s’écria madame
  257. , alors qu’ → :
  258. et → ,
  259. maudit lierre; et → lierre.¶ Et
  260. dans → au beau milieu de
  261. qui → , car elles
  262. laisserait → allait laisser
  263. il se garda bien de paraître s’en apercevoir, et, dans son égoïsme d’amant → en amant égoïste
  264. du pied → des pieds
  265. , formant autour de lui un → l’environnaient d’un
  266. , ne lui laissaient pas apercevoir le → et lui obstruaient la vue de son
  267. Mme → madame
  268. du côté → près
  269. les personnes qui se trouvaient devant lui ayant enfin compris qu’elles gênaient l’artiste, s  → quelques badauds écartés,
  270. bras superbes, un peu hâlés, → beaux bras hâlés
  271. forte → pleine
  272. , → ;
  273. boutique construite en planches → baraque de bois
  274. les marches où des arbres répandaient l’ombre trouée de leurs hautes branches → le pas de l’église
  275. une merveille. Par → presque trop proche des dessins
  276. simple, la nature confirmait le plus pur classicisme; → , dans son attitude familière, fournissait le type du plus parfait académisme:
  277. Elle → Vue de près, elle
  278. des marbres romains, de grands yeux gris et fins, et le dessin des lèvres d’une netteté presque … → , le front et la moue divine des Aphrodites antiques; ses yeux avaient le gris, le mauve, le lilas m…
  279. rempli → plein
  280. pure → fraîche,
  281. avalaient d’un trait → avalèrent
  282. ses → les
  283. la fit → l’ayant fait
  284. tandis → pendant
  285. d’eau qui → , l’eau
  286. franchement et → et l’épingla
  287. donner le soupçon de l’immodestie, tant ses mouvements étaient spontanés, simples et près de l… → arrière-pensée: avec la plus naturelle impudeur
  288. en passant, s’arrêtaient près d’ → semblaient attirés par
  289. essayaient de la → la voulaient
  290. de grandes tapes lourdes → des soufflets retentissants et lourds
  291. d’eux → des hommes
  292. timide et sombre → sournois
  293. parler. Dès → adresser la parole. Et dès
  294. lutiner → toucher
  295. qu’ → que
  296. froideur → dignité
  297. une certaine → bien une sorte de
  298. l’interrompirent dans → qu’il avait, interrompit
  299. arrivé près de → ayant joint
  300. passa de l’eau dans → se disposait à rincer
  301. dit-elle → dit-il
  302. toi seulement.¶ Le gars → vous!¶ Le
  303. qui le → . Dante-Léonard-William
  304. s’écria → cria
  305. C’était Mme → Madame
  306. , arrivant → arrivait
  307. l’énigmatique Solweg → la blonde Ghislaine
  308. à son tour de l’action galante → par le geste
  309. ruisselant, à l’aide d’un petit mouchoir de soie bleue → , essayait de la retenir
  310. Mon ami, répondait Herminie → Mais, mon ami, criait-elle
  311. dis → affirme
  312. divin!¶ Mais → exquis: il ne fait rien comme tout le monde!¶ Cependant,
  313. et → , et elle
  314. du côté des → sur les
  315. dans tous les sens → en tous sens
  316. .¶ Mme → , madame!¶ Madame
  317. son compagnon; ils rirent l’un et l’autre de tout leur cœur → Gabriel Dompierre
  318. s’aperçurent du → goûtèrent, au bout de la langue, le
  319. que → qu’à la vérité,
  320. et prenant → , adoptant
  321. enfin en délicieux corps → à la fin en corps graciles
  322. vague, légèrement → assez vague,
  323. rien vu.¶ Le vocabulaire de ses → vu que du noir et du blanc.¶ Les
  324. se déroulait sans cesse et sans fatigue sur → naissaient prodigieusement de
  325. avec cette monotonie dans la répétition inconsciente qui rend impatientant par exemple le babillag… → comme les petits drapeaux de la main d’un prestidigitateur. On était étonné qu’après ce qu’elle ava…
  326. venait de ce → était
  327. tout cela de soi, n’imitât rien ni personne, enfin ne se posât point «servilement devant la na… → de telles arabesques de sa pure imagination.¶ Lee, qui parlait peu, fut froissé d’une opinion tout…
  328. rien faire du tout sans Mademoiselle → pas tracer un seul de ces traits sans mademoiselle
  329. et → ,
  330. ces gentlemen… → cette muraille humaine.
  331. Mme → Madame
  332. ratait → manquait
  333. entrer dans l’estime → accrocher l’attention
  334. glacial → indifférent
  335. prit sa mine chiffonnée, et quittant des yeux les dessins fameux, elle → eut une mine déconfite, et
  336. Mme → opportunément madame
  337. une digression si opportune → un trop heureux secours; elle les prit au lasso
  338. se précipita et les incendia du feu qu’elle avait à répandre.¶ Elle appela simultanément → semblait jeter sans cesse autour d’elle.¶ Simultanément, elle hélait
  339. Solweg qui → Ghislaine qui s’en
  340. pêcheur → pêche
  341. Solweg → Ghislaine
  342. Solweg.¶ – Qui est cette demoiselle Solweg? firent d’un même mouvement les deux jeunes gens.… → Ghislaine!¶ – Ghislaine
  343. Mme → madame
  344. légèrement rougi en les apercevant; elle rougit davantage quand elle apprit par leurs noms qu’il… → vus, elle les reconnaissait assurément. Qui était-elle? Une jeune fille niaise? Une évaporée
  345. ; mais elle est un peu gênée de se trouver si tôt en présence des héros du roman qu’elle a dÃ… → ? Serait-elle discrète? L’éviter
  346. à sa place; elle ne tardera pas à faire de nous des gorges chaudes.»¶ Mme → difficile; mieux valait se la conquérir.¶ Madame
  347. , moins promptement rassurée que lui, voulait retourner à Stresa; mais elle lut sur sa figure une … → et Dompierre ne refusèrent pas
  348. faisait Mme → adressait madame
  349. Gabriel lui → La jeune femme
  350. à propos, cette Solweg → cette Ghislaine
  351. en voilà des façons! → une fille émancipée?
  352. Mais non! mais non! vous → Vous
  353. que Madame → madame
  354. expliquait → conter l’épisode
  355. je n’ai pas entendu: au bout d’une minute du verbiage de cette femme-là, je ne perçois plus ri… → j’ai de la peine à percevoir quoi que ce soit au langage de madame de Chandoyseau!…
  356. quelquefois → parfois
  357. , le peintre Antonius Plaisant…¶ → ? Barthelomme, de l’Institut?…¶
  358. Antonius Plaisant → Barthelomme, de l’Institut,
  359. Madame → madame
  360. célèbre → illustre
  361. Antonius Plaisant → Barthelomme
  362. Solweg → Ghislaine
  363. Madame → madame
  364. des → les
  365. Mme → madame
  366. mistress → Mrs.
  367. Mistress → Mrs.
  368. mistress → Mrs.
  369. Dites donc → Racontez
  370. Solweg → Ghislaine
  371. Dites donc! dites donc → Racontez! racontez
  372. gêné, je → tout ébaubi, c’est moi qui
  373. dis franchement. Mistress → garantis. Mrs.
  374. se lançât dans → allait entamer
  375. stupide, very stioupid; → baba:
  376. mistress → Mrs.
  377. Oh! oui → Oui
  378. , non pas tant l’effet du sens de ses questions que celui que pouvait lui produire le fait de s’… → le plus léger signe. Lui
  379. Mme → madame
  380. reconnaissait → avait vus
  381. qu’ils → que lui
  382. Mme → madame
  383. convoqua tout le personnel de la maison à l’effet de s’enquérir si un accident n’était pas … → courut à la caisse, envoya chercher «il signore Inglese
  384. avec une pareille légèreté → aussi légèrement
  385. la cervelle → les cervelles
  386. ont pas deux → a pas quatre
  387. guère → point
  388. cette supposition était → , c’était
  389. ennuyer au bout d’un petit nombre d’heures, et, dans l’intervalle de deux rendez-vous, il se f… → importuner rapidement
  390. prise sur lui, hormis des → accès chez lui, que les
  391. pas tout → , de
  392. attendant fiévreusement l’heure du repas du soir, pour se convaincre qu’il était vivant → que dans l’attente de son poète
  393. Isola Madre → Isola Madre
  394. le → son
  395. d’Isola Madre seul, et ayant, pour la première fois de sa vie sans doute, un pli → de l’Isola Madre sans poète
  396. Mme → Madame
  397. Solweg → Ghislaine
  398. de M. de Chandoyseau.¶ Lee → du patient et tranquille Hector.¶ Dante-Léonard-William
  399. Mme → madame
  400. une quinzaine de jours → trois semaines
  401. dans l’éclair → pendant la minute
  402. véritable → trop réelle
  403. comprendre l’effet curieux de → croire que l’on se puisse ainsi laisser duper par
  404. , ç’avait été → qu’il avait eu cette impression, c’était
  405. terrible où → acharnée, pendant laquelle
  406. affolé → fiévreux
  407. ; elle l’embrassait à toute heure. Elle avait passé des → . Que de
  408. sans descendre de → passées à bouder dans
  409. ; mais → ! Mais
  410. au travers des → par les
  411. elle redescendait; elle retombait sous le → , et par compassion, croyait-elle, elle ne se dérobait pas au
  412. et toute brûlante, et d’une si évidente sincérité. → d’un feu si beau, si sincère!
  413. n’aurait-il rien été → eût-il été sans danger
  414. , → !
  415. là → sur ce rivage
  416. la plaisanterie et il s’y acharnait → l’esprit, l’humeur plaisante, et
  417. de leurs amis → des étrangers
  418. , et → ;
  419. prononcer dans → fort bien dire en
  420. tant → beaucoup
  421. passe assez près du rivage → touche presque le bord du lac
  422. dit → disait
  423. mille → quelques
  424. de l’esprit, lorsqu’arriva la brise chaude au goût des fleurs de → palpable qui
  425. -roses → fleuris
  426. tout le reste du temps → toute
  427. une → la
  428. une grande → la
  429. une perte complète de la conscience. Il était plongé corps et âme → l’oubli de tout ou l’exaltation de tout
  430. la plus éperdue, et sa → , bien naturelle à son âge, était
  431. Parfois, par analogies, devant des fleurs, ou → Luisa, parfois, par analogie,
  432. lui citait le nom → parlait à son amant
  433. parlait → bien
  434. actuelle, qu’elle souriait → présente, qu’il ne doutait pas qu’
  435. pensait qu’ → fût de nouveau toute
  436. Pour lui, le → Le
  437. ne lui avait → , il n’avait
  438. dans la trouée d’un → sous le
  439. dans → !…
  440. ensoleillé des → de ces
  441. , brillait encore à cette heure-ci, en deux petits points qu’il entrevoyait très nettement. «… → !… témoins ou non de son étreinte passionnée!…¶ Tout à coup, deux fraîches mains de femme se posè…
  442. De quoi riez-vous?¶ – De moi! fit-il en attirant Mme Belvidera.¶ – À la bonne heure!… → ¶ Il se retourna, dans la barque, pour attirer et embrasser
  443. sentir → savoir
  444. à son cou → au cou du jeune homme
  445. -bas. → bas?
  446. . → …
  447. , → ;
  448. Solweg → Ghislaine
  449. admirablement; c’est un ange! → , très bien, tu sais… Elle est charmante, cette petite
  450. Tu sais que j’ai été très ennuyé, agacé de l’affaire de → L’indiscrète, qui est venue nous troubler dans
  451. . Je voudrais l’oublier.¶ – Oh! vous ne cherchez que des raisons de vous rompre la tête! Cet… → ! Je lui en veux, moi!¶ – C’est elle qui pourrait vous garder rancune pour lui avoir offert un spec…
  452. interprète ce qui vous concerne dans un sens favorable → . Mais elle ne
  453. Le petit ange!¶ – Mio! vous êtes «stioupid» ce soir, dirait mistress Lovely. → ¶ – Ne riez pas!
  454. songe à entreprendre des scènes de débauche en → cherche à se pendre à
  455. compagnie; seulement → cou; mais
  456. hommes → homme
  457. hommes → homme
  458. Solweg?… Je vous demande s’il est permis de s’appeler comme cela?¶ → Ghislaine?…¶
  459. fussiez statisticien → vous occupiez d’économie politique
  460. en ouvrant de grands yeux: «Mais rien, rien du tout!… seulement, je n → : «Je ne l
  461. ».¶ → ; voilà tout!»¶
  462. racontez-vous tout → raconter
  463. désordonnée. Il crut qu’elle avait déjà cette → désespérée dans ses bras:
  464. un peu folle → exaltée
  465. le monde va vous prendre votre → conspire à vous arracher votre
  466. cherchait → voulait
  467. pour la → qui la pussent promptement
  468. appuyée sur son bras → renversée sur le bras de son amant
  469. fixement devant elle. Ses → le ciel; ses
  470. front pensif. Il était sûr → petit front obstiné,
  471. la tourmentait → semblait tourmenter
  472. ! → ?
  473. pointe → corne
  474. , et que je ne vois toujours pas…¶ Et en achevant → : où est-elle?¶ Et quand elle eut dit
  475. , et → ;
  476. endormit. → endormait.¶ ¶ ***¶
  477. s’élargissait → de la lune, comme un corps de ballet qui descend la scène d’un pas rythmé, envahissait
  478. sublimisait → agrandissait
  479. opposées apparurent à mesure que s’élevait la fine lune brillante. Presque en face → lointaines semblaient naître, une à une, ou s’éveiller pour une fête. Sous une noire calotte d’ombr…
  480. sous l’ombre des feuillages → tout à coup
  481. la grosse masse touffue d’Isola Madre plus lointaine, les maisons → le bouquet touffu d’Isola Madre, la ville
  482. flattées par la double clarté du ciel et du → fut doublée par le
  483. qui semblait grosse comme un → , presque imperceptible
  484. pointa sur le lac dont elle déchira la surface d’argent. C’était toujours → raya la glace pure du lac. Carlotta répétait
  485. , sans rythme apparent mais cependant harmonieuse → et mourante
  486. s’adressant à Dieu → louant le dieu que de telles heures révèlent
  487. déjà plusieurs fois troublée → tant charmée
  488. merveilleuse beauté → beauté elle-même
  489. de → avec
  490. exaltées en ce moment dans ce → de ce
  491. Tandis que → Lorsque
  492. éteignait dans l’éloignement → éteignit
  493. fut tout étonné d’apercevoir → remarqua qu’
  494. qui avait déjà passé Isola Bella, et se dirigeait de son côté → avait doublé l’Isola Bella, venait vers lui en droite ligne
  495. de temps en temps la résonance sourde → à intervalles égaux le choc assourdi
  496. choquant les parois de bois, et → et parfois même, tant la nuit était calme,
  497. à l’éperlement menu → au fin bruit de perles
  498. quand la tranche plate se relevait à intervalles réguliers → qui s’égoutte des palettes
  499. le chapeau gris à larges bords → la silhouette
  500. Mme → madame
  501. . Enfin → , et
  502. la quitta afin d’aller lui → alla lui-
  503. du danger et tâcher → de son ami afin
  504. , le brave homme étant → le batelier,
  505. Lee absorbé dans ses pensées, ne parlait plus → cet homme étrange, restait muet
  506. . Il amarra → ; il attira
  507. , et se retira → sur la grève et disparut sans avoir éveillé madame Belvidera
  508. fait → composé
  509. Mme → madame
  510. était → étaient
  511. le seul → seul,
  512. tragique et → tragi-
  513. causé, et qui, grâce à la popularité de Mme → valu à madame
  514. expliquer → conter
  515. ne put s’empêcher de sourire à cause de ce que ces divers contrastes avaient d’original. Lee … → Dompierre lui serra la main. Le poète
  516. prononçant → scandant
  517. des joués rasées → un visage glabre
  518. celle → la tête
  519. le → la
  520. piou forte → plus fort
  521. endroite → endroit
  522. endroites → endroits
  523. nos âmes → l’âme
  524. dit → reprit
  525. mistress → Mrs.
  526. mistress → Mrs.
  527. toute véritablement → tout
  528. se releva vivement en achevant de → , à ces mots, grimpa à l’échelle marine, et alla posément
  529. le bonhomme tandis qu’il passait son gilet. → :¶ – Mariez-vous!¶
  530. Mèriez → Mariez
  531. piou → plus
  532. Regâdez → Écoutez
  533. le miousic qui vient ici presque → la miousique!
  534. ; eh bien! cette chose nous fait mal, croyez-moi, → la miousique:
  535. leurs → les
  536. leurs → les
  537. dans → en
  538. tournaient → pivotaient
  539. maniant → faisant claquer
  540. , et de temps à autre → gutturales ou criardes et aussi
  541. ils demeuraient → le couple demeurait
  542. tenant → brandissant
  543. immobiles, → épuisées
  544. dans l’ombre du → vers le
  545. , → ;
  546. Mme → madame
  547. qui était assise auprès de lui, et tout en lui racontant → et il lui raconta
  548. , → ;
  549. le léger balancement → la légère oscillation
  550. épaisses torsades ondulées → épais bandeaux ondulés
  551. l’émotion que lui donnaient confusément sa réelle pitié pour la jeune fille et un sourd plaisi… → la contrainte qu’elle s’imposait au milieu du
  552. des cent pas multipliés, → la marche
  553. la Parisienne → madame de Chandoyseau
  554. marcher → faire les cent pas
  555. craquelant → crépitant
  556. humides de sueur → moites
  557. et comme → , quasi
  558. sacrés → de la Bible
  559. , selon son → – pour employer l’
  560. le malheureux, dans la fuite héroïque de → l’infortuné pécheur, fuyant
  561. d’aviver sa plaie en lui parlant → de lui parler
  562. de Mme → et avec enthousiasme de madame
  563. M. → monsieur
  564. perpétuelle qu’elle → effrénée que sa femme
  565. mille volontés de cette tête de linotte; il avait l’illusion qu’elle couvrait et éclipsait lâ… → ressources intarissables de son babilllage
  566. lui confiait, → avait mis la conversation
  567. grande → ineffable
  568. le seul souci qu’il eût, et → sur l’objet
  569. être par un hasard ni plus ni moins extraordinaire que les autres hasards, justement le seul souci … → captiver immodérément le
  570. ne causa pas → n’apporta pas plus
  571. il fut même → ce fut lui
  572. , par l’incertitude où il était de devoir → : devait-il
  573. Mme → madame
  574. de faire dévier la conversation. → d’éteindre le feu qui dévorait le clergyman?
  575. de la séduisante Herminie lui → de madame de Chandoyseau
  576. son complaisant interlocuteur → M. de Chandoyseau
  577. d’en faire autant. Jamais le soupçon ne vint à l’idée de → de l’imiter.
  578. que le sujet qu’il traitait pût ne leur offrir qu’un intérêt médiocre. Il ne tarissait pas → parlait, parlait
  579. signes → traits
  580. acquiescement et son bougonnement favorable. Le → approbation. Petit à petit, le
  581. entraînait, s’échauffait, s’enhardissait. → entraîna, s’échauffa, s’enhardit.
  582. parla → prit lui-même la parole
  583. étonné, soudain → si fortement secondé,
  584. se contenta d’écouter → écouta à son tour
  585. Ce → Le
  586. à perte de vue → très vagues
  587. d’innombrables versets → force textes
  588. dont → en prophète;
  589. le → son
  590. et l’importance sociale; puis la Pécheresse l’absorba et il rappela de célèbres paroles d’i… → ; il resserra peu à peu son discours, descendit au particulier
  591. Mme → madame
  592. prononça → dit
  593. était évidemment supérieure → était insigne
  594. la grande foule d’objets qu’elle embrassait sans aucune difficulté ni lassitude; enfin → son amplitude; en troisième lieu
  595. à son tour, en petits ronronnements inarticulés → par de légers murmures mais confus
  596. et les images des prophètes, et → , mais
  597. ; → :
  598. Mon Dieu! → Nous parlions,
  599. nous parlions de mad…¶ → de madame…¶
  600. ; → ,
  601. lui a persuadé → l’a persuadée
  602. persuadé → persuadés
  603. Madame → madame
  604. ;… → …;
  605. de celui où les eût plongés l’épanchement → des épanchements
  606. bruit → bavardage
  607. Mme → madame
  608. arbres verts → cyprès et des chênes
  609. mur nu → flanc
  610. demi-circulaire était placé → ancien et fruste formait,
  611. plonger en cet endroit; et → pénétrer, et que
  612. le feuillage, unie au murmure → les feuillages, la chute
  613. , suffisait à couvrir leurs voix. Quand → dans la vasque et les caprices de l’ombre achevaient d’enchanter. Là, quand
  614. humer → respirer
  615. ¶ Il → ¶ Gabriel
  616. au pied des arbres verts: → dans l’hémicycle solitaire;
  617. exécutait un vif mouvement de retrait, avec une grimace, en riant → se piquait. Il riait de son enfantillage et
  618. sottise → douleur
  619. tout en → vêtue de
  620. ses cheveux → sa chevelure
  621. seuls, se → se mêlaient à
  622. mais sa silhouette pleine → le reste avait l’inquiétant attrait d’une vision intangible
  623. , prenait sur le fond d’ombre, la vie et l’intensité particulières que donne le trait, le cont… → ; mais à dix pas, son poids, sa chair, sa réalité bien-aimée se livraient. L’amant sentait au cœur
  624. la sinuosité de ta taille → ton corps qui vient à moi!
  625. . → !
  626. étonnaient toujours en lui causant un si grand ravissement → enivraient
  627. , comme le dos onduleux d’une chatte sous la main → . Il aimait ses bras à pleurer de plaisir pour les embrasser seulement du regard. S’il les baisait…
  628. toi → vous
  629. tu n’aimes → vous n’aimez
  630. ça → cela
  631. te → vous
  632. as-tu?… Tu as → avez-vous?… Vous avez
  633. … Non → …Non
  634. je t’ → je vous
  635. tu as → vous avez
  636. te → vous
  637. , → ;
  638. il → qu’il
  639. Non, non → Enfin
  640. la → sa
  641. arriver → , et devrait inévitablement, le terrasser
  642. si fou → ivre à tel point
  643. . → à cela!
  644. que → ,
  645. difficulté qu’elle avait peut-être à mentir → recherche d’un mensonge
  646. de brute → puérile
  647. de la crainte → du danger
  648. dès → , au moins
  649. pleine de → et
  650. les lettres quotidiennes de M. → la lettre du chevalier
  651. à distance, en prononçant → leur courrier, en se communiquant
  652. d’ → sur
  653. Mme → madame
  654. la → une
  655. et que la → si la
  656. la jeune femme → elle
  657. grave → sérieuse
  658. avait mis le → mettait le
  659. .» → ».
  660. que l’un → l’un qu’
  661. ,» → »,
  662. ¶ M. → ¶ Le chevalier
  663. extraordinaire → insinuante
  664. sur la terrasse, entre les cyprès noirs et les églantiers → sous la loggia
  665. au delà → tout au fond
  666. s’effacera pas → cesse jamais tout à fait d’être
  667. soit → est
  668. espèce de boule grosse comme une → petite
  669. et qui lui fait mal, → une balle de plomb, et
  670. boule ne roulera, → bille
  671. , → ;
  672. et à une espèce de → , à la
  673. de → du
  674. Ah! sacristi! → Mais
  675. Ah! c’est Solweg → C’est Ghislaine
  676. à ravir → avec bonheur
  677. fait sourire et vous donne frais → donne
  678. pareils à la goutte d’eau qui reflète le ciel pur. Mme → purs. Madame
  679. Solweg → Ghislaine
  680. Mme → madame
  681. qui → . Le clergyman
  682. de son → du
  683. Isola Madre → Isola Madre,
  684. Mme → Madame
  685. Mme → madame
  686. vint de son côté → vint vers lui
  687. Isola Madre → Isola Madre
  688. Isola Bella → Isola Bella
  689. prévenir → avertir
  690. que l → qu
  691. tout de même…¶ → …¶
  692. … particularité → bizarrerie
  693. ,… → …,
  694. presque → et
  695. ,» → »,
  696. Madame → madame
  697. Madame → madame
  698. Madame → madame
  699. ! Elle ne peut se passionner que pour le cabotinage; la sincérité → ; la vérité
  700. autour d’eux; les hôtes des îles → devant l’Hôtel des Îles-
  701. se faisaient plus → ; les pensionnaires étaient
  702. petites tables, → tables de jardin;
  703. leur redonnait son habituelle musique argentine. Mme → donnait son habituel concert argentin. Madame
  704. et éloigné aussitôt, sans ajouter une parole à l’aveu bref qui lui était échappé. Il se di… → , et il s’éloignait en se dirigeant vers le lac. On le vit allumer
  705. Toutes les → La plupart des
  706. descendre vers les jardins. La plupart → traverser la route; et elles
  707. Mme → madame
  708. , pour rien, → le même homme, et cela
  709. étrange → différent des autres
  710. prenait de la précision dans ces cervelles de moineaux, → assez vague se précisait nettement
  711. «Il est vierge!» telle était la phrase creuse que prononçaient toutes les bouches. L’était… → ¶ Il n’avait, disait-on, approché aucune femme!¶ Gabriel demeura
  712. temps, volontairement isolé, dans → moment abandonné à
  713. la chaude → l’
  714. moites → alanguis
  715. , interrompues infailliblement par la prompte fatigue de ces → ; nul mouvement n’ayant de durée pendant ces trop pesantes
  716. dans les → sur le gravier des
  717. de gravier, promenait → , traînait
  718. quotidienne → rafraîchissante
  719. se → lui
  720. pour lui à la plus voluptueuse des soirées, et chacun des mouvements de sa nuque ou de ses mains → une soirée d’enchantement et la vue de la nuque, ou des bras, de la gorge ou des genoux de madame Be…
  721. délicieuse et terrible → exquise et redoutable
  722. qui lui était interdit → qu’il semblait dédaigner si fort
  723. d’aimer → de ne pas aimer
  724. créatures si diverses → femmes venues de tous les lieux du monde
  725. cette île → l’Isola Madre
  726. de découvrir → il découvrit
  727. Mme → madame
  728. s’extasia tout de suite sur → était émerveillée par
  729. sur le nombre et la magnificence des → par le pullulement des
  730. une saveur majestueuse → ses beaux tons de cuivre et d’or
  731. par où passons-nous?¶ – Par une → alors?…¶ – Alors!… escalade… assaut… ou la
  732. Oh! mais c’est délicieux! Dites donc! mais → Enfin! le conte de fées! Et
  733. rose → couleur d’abricot
  734. Isola Bella, et vous frémiriez si je vous faisais la description de l’arsenal de défense dont ce… → Isola Bella, et armés! Ah! c’est qu’il s’agit
  735. Et elle → Elle
  736. un romanesque achevé → une douce et grasse lithographie romantique
  737. à → de
  738. à → de
  739. , et leurs → sur les murailles calcinées, de
  740. de leurs → des
  741. paresse élégante → serpents paresseux
  742. d’en haut, semblaient laisser pendre → de la cime,
  743. lianes → languettes
  744. .¶ Pas un être → fatiguées.¶ Point d’être
  745. rose!¶ → d’abricot!…¶
  746. qu’ils approchaient → que l’on approchait
  747. à la grasse silhouette d’Isola Madre. Rien n’est plus joli que → intrigue comme une chair vivante au milieu du feuillage: sorte de palais mystérieusement clos au
  748. intérieurs. L → . L
  749. se trouve → s’en dissimule
  750. églantiers serpentent en liberté au long des → rosiers grimpants inondent les
  751. . De grosses touffes de fleurs emmêlées et lourdes → ; et leurs lourds emmêlements, par-dessus portes et fenêtres,
  752. tomber de l’appui des fenêtres et de la rampe de la loggia; et si ce lieu était habité par → choir comme d’opulentes et magnifiques défroques. Qui donc a revêtu ces oripeaux cette nuit? Quel b…
  753. , on croirait volontiers, à l’heure indécise → ! C’est un palais de conte!¶ Quand les amants arrivèrent là, l’île était engourdie dans la paix
  754. on retenait son → ils retenaient leur
  755. innombrables commençaient d’exhaler leurs baumes dans l’air amolli du soir → exhalaient alors un tel parfum qu’on se fût cru au milieu de femmes dansant un ballet invisible
  756. la prit par → lui caressa
  757. du → au
  758. du siècle passé. → et vieillot.
  759. Une quantité de → Des
  760. laissaient choir une à une → pleuraient, sur les dalles
  761. – Voilà, dit-elle, l → Elle chantonna, à mi-voix:¶ – C’est là que je voudrais vivre…¶ – L
  762. Il avait → Gabriel avait
  763. expliqué → appris
  764. était affectée → servait
  765. dans les hôtels et → à Pallanza, à Baveno, à Stresa, dans
  766. , à Pallanza ou à Baveno. Pour son amour des → et les hôtels. Touché par la passion
  767. les venir respirer → venir contempler les paniers,
  768. délicieux → inattendu, le plus galant
  769. entrer tout de suite → entrer
  770. le bras et lui dit ce torrent de choses qui viennent confusément à l’esprit et aux sens lorsque … → amoureusement son bras, et, glissant la main sous la manche large et légère, il le parcourait du bou…
  771. marchaient au hasard des allées. Dans le désordre de leurs → échangeaient des
  772. , elle → désordonnées… Elle
  773. ? → .
  774. ça → cela
  775. muni → voilé de gazes et
  776. ça → cela
  777. puisque je → Je
  778. En relevant → Et comme ils relevaient
  779. la grande → une
  780. de la vue → nouvelle encore
  781. sous les branches d’un → dessinée par le bras musculeux d’un
  782. à feuilles gigantesques → géant
  783. dans l’intervalle d’un massif de houx frisés et de → déchiquetée par le feuillage des
  784. d’une part → et
  785. de l’autre → Pallanza,
  786. à fraîchir → qu’elles fraîchissent
  787. passait de l’autre côté des → derrière les
  788. infiniment légère fit glisser une ride à la surface de l’eau → courut sur le lac, sans pénétrer jusqu’à
  789. , et la pâleur de → très haut, et
  790. s’anima jusqu’au rose → , animée tout à coup, prit le ton
  791. jeune chair → rose thé ou d’une chair de blonde
  792. en prenaient → elles en adoptaient
  793. ligne → crête
  794. s’adoucit → tomba soudain; elle fondait
  795. attendrissement général. C’était une heure si touchante et d’une → gris de perle universel. L’heure avait des caresses trop douces. Gabriel dit:¶ – Allons «chez no…
  796. si communicative, qu’ils en furent presque suffoqués et prirent tout naturellement la direction d… → ! toutes les fleurs! toute l’île enchantée!¶ Puis il pleura; ils pleurèrent tous deux, confondant a…
  797. ¶ Ils couraient, ils traversaient en sautant les plates-bandes et les tapis de gazon → ¶ C’était elle, à présent, la plus prompte. Elle courait, elle traversait les pelouses, elle sauta…
  798. par moments, et portant → pour porter
  799. aux joues, → !…
  800. , sens un peu!…¶ → .¶
  801. milieu du ramage, on pouvait distinguer → -dessus de leur bruit d’émeute on discernait
  802. Gabriel et Luisa se retournèrent vivement à un bruit qui vint par une grande → Par une majestueuse
  803. droite → rectiligne
  804. par → en
  805. gravement l’allée, comme une réunion d’imposants personnages → . Les deux amants s’arrêtèrent pour les regarder, tant cette procession d’oiseaux hautains, en une …
  806. L’individu → Quelqu’un évidemment
  807. dit Gabriel, en le reconnaissant tout à coup, c’est → tiens!… mais… c’est
  808. c’est ce méchant vaurien qui est si jaloux et → ce gars sournois, de mauvais œil,
  809. l’autre jour, à l’Isola Bella?¶ – Pourquoi l’appelez-vous méchant? → à l’Isola Bella?¶ –
  810. qui l’éloignait de sa direction première.¶ – À la bonne heure! s’écria Dompierre, en s  → et disparut.¶ Gabriel s’élança
  811. rideau de lierre pour pénétrer sous → voile végétal qui obstruait à demi
  812. se trouvait l’entrée de → s’ouvrait
  813. fermée intérieurement → verrouillée de l’intérieur
  814. , dit-elle → ! dit Luisa
  815. rideau de lierre → portique
  816. Mme → madame
  817. alla la → l’alla
  818. toute → ,
  819. leur → sa
  820. légèrement noyé → petite voûte obscure,
  821. feux du crépuscule → reflets du ciel sur le lac
  822. détacher → détourner
  823. Ce sont peut-être → Ne serait-ce pas
  824. et qu’ils avaient comparées aux bras des fées endormies. La → : lambrequins somptueux du lit de la Belle au Bois-Dormant. Que la
  825. si jolie et le prestige de → jolie! que
  826. si → était
  827. délimitée → charnelle
  828. de leur → du
  829. qui soulevait → souleva
  830. lierre. Mme → verdure. Madame
  831. avec → et non sans quelque
  832. lierre → rideau
  833. la → le
  834. lumière; → jour:
  835. -il tout bas, petite → Gabriel,
  836. Mme → madame
  837. Ha! ha! ha → Ah! ah! ah
  838. fou rire → rire fou,
  839. le → un
  840. Mme → madame
  841. … ça → … cela
  842. , → ;
  843. l’en distinguerais → couperais
  844. , à lui, à l’exclusion de tout autre → à ce monstre hypocrite
  845. ces choses-là! Figurez-vous que j’ai une peur que → les couteaux dans ce pays-ci!… Tenez! je pense à
  846. le vilain → à ce
  847. , ne se livre à quelque démonstration désagréable! Il est là-bas: j → qui rôdait là… J
  848. est-ce qu’il → me
  849. que je prévinsse → prévenir
  850. Ce serait mettre → C’est
  851. , → ;
  852. prévenir → avertir
  853. nullement → point
  854. demandèrent de leur vendre des fleurs, en lui signalant la présence du → signalèrent le
  855. tout de suite, → très bien
  856. une → la
  857. semblaient illuminer sa jolie figure → avaient la beauté tranquille du lac nocturne
  858. paraissait → semblait
  859. bien → -elle
  860. et ils la quittèrent pour aller → ils allèrent
  861. charme étrange → rythme
  862. le → son
  863. t’avertir → te prévenir
  864. Isola Madre → Isola Madre
  865. terrible → grave
  866. Mme → madame
  867. . Chez → ; chez
  868. malheureux → maudit
  869. de cervelle qui s’impose → mental par lequel,
  870. espèce de léthargie, → hébétude
  871. le secouer pour l’accompagner au → le prendre pour le
  872. cette figure → ce
  873. du poète anglais, produisit en lui un singulier mélange et → misogyne,
  874. cet homme → ce contempteur de l’amour
  875. Mme → madame
  876. Mme → madame
  877. ? Tout autour du malheureux était interrogation; tout lui semblait enveloppé de mystère, et il av… → , quelle impression lui causait-elle donc?
  878. continuait → continua
  879. . Il allait le voir; il allait les voir → , Gabriel pensait qu’il allait voir le mari; qu’il allait voir le mari et la femme
  880. Lui → Le mari
  881. elle → la femme
  882. bien-aimée, devenue → à lui,
  883. émotion. Il ne redoutait rien autant que de → émoi. Par surcroît, il lui fallut
  884. Solweg → Ghislaine
  885. Elle → Madame de Chandoyseau
  886. Solweg → Ghislaine
  887. M. et Mme → Monsieur et madame
  888. clair, ou l’ombre des → lumineux, ou les
  889. et où régnait, → , où l’on goûtait
  890. personnes → -uns
  891. quittant → tombait de
  892. Mme → madame
  893. , et → ! Et
  894. de M. → du chevalier
  895. . → !¶
  896. . → !
  897. , et → ;
  898. si près de lui qu’il → , ne distingueraient personne dans la pénombre; et c’est lui qui
  899. qui ne pourrait → , se
  900. autrement que de lui → reconnaître, se faire
  901. son mari. → au mari!
  902. sur-le-champ de ne pas quitter → qu’il ne quitterait pas
  903. soit → fût
  904. l’instruire sur les sentiments que → signifier clairement s’il était oui ou non aimé de
  905. trompé son mari → accepté un amant
  906. évident → assez probable
  907. acharnement cruel → injustice cruelle
  908. Isola Bella → Isola Bella
  909. . → !
  910. tromper son mari → accueillir un amant
  911. de l’aimer → d’aimer son mari
  912. Mme → madame
  913. Solweg → Ghislaine
  914. Solweg → Ghislaine
  915. Mme → madame
  916. arrachait → broyait
  917. épieraient → mesuraient
  918. la joie de sa méchanceté → sa malignité de pie borgne
  919. compassion? → complaisance!
  920. il → ne
  921. peut-être; s → -il pas? S
  922. il → peut-être
  923. peut-être → -il
  924. voir → supporter
  925. fui définitivement. → aurait-il fui!
  926. grotesque → ridicule
  927. Mme → Madame
  928. assidûment → assidument
  929. Mme → madame
  930. fermé; dans → ferme. Dans
  931. Mme → madame
  932. ; → ,
  933. Mon Dieu! comme → Qu’
  934. retourna → retourne
  935. le Français → Gabriel
  936. jusqu’au moindre des → tous les
  937. prononcées en sa faveur. Gabriel sentit la poignée de main forte, un peu dure, des natures toutes… → une nature loyale et droite, un
  938. commençaient → grisonnaient
  939. à grisonner; il → . Il
  940. sorte d’ → certaine
  941. la plus → une
  942. il → Gabriel
  943. , et la vue des → : les
  944. et des → , les
  945. «Non!» vous voulez donc que je reste là à souffrir sous vos yeux?…¶ Il se tourna vers elle… → Isola Bella: les terrasses superposées, les oranges qui roulent sur le sol, les grottes, les col…
  946. Sa robe était d’un blanc tout uni, et il → Gabriel
  947. l’extrémité → s’agiter la pointe
  948. jaune s’agiter fébrilement. Il → de cuir jaune, et il
  949. envahi de la courbature générale qu’ → «envahi» comme au premier jour où
  950. séduction vivante → femme
  951. Mme → Madame
  952. Mme → madame
  953. Mistress → Mrs.
  954. trop faible clergyman → révérend Lovely
  955. littéralement → un peu
  956. à → de
  957. Solweg → Ghislaine
  958. , dont il convenait sans doute de ne pas parler. Mme → . Madame
  959. Mme → madame
  960. animés → animée
  961. Isola Bella → Isola Bella
  962. dès le moment qu’on l’avait aperçue debout → en l’apercevant
  963. s’aperçut → remarqua
  964. «vraie» → fort belle
  965. qu’elle écarta coquettement au-dessus de la naissance des → au cou une chaîne d’or et un fort beau bijou, et, dans
  966. dont → ,
  967. de la pointe d → par l
  968. ! ça, → çà!
  969. Mme → madame
  970. Mme → madame
  971. Mme → madame
  972. Ça dépend, → À l’aventure!
  973. Mme → madame
  974. ces yeux à la pensée qu’elle savait → sa maîtresse à savoir
  975. perdrait → perdait
  976. d’Isola Madre → à l’Isola Madre
  977. son → l’
  978. de l’ → qu’elle éprouvait
  979. de → à
  980. le léger → l’
  981. à garder? → .
  982. la société ou contre leur → leur
  983. cette → l’
  984. ou d’amour que réclamaient → que réclamait
  985. et ses sens exaltés → exalté
  986. on → il
  987. Isola Bella → Isola Bella
  988. concours d’un → secours d’un
  989. sans avoir eu le courage de la fuir → d’éviter M. Belvidera
  990. , il savourait la plus noble nature d’homme → en cet homme une des plus nobles natures
  991. rencontrée → rencontrées
  992. déchirer encore à l’heure qu’il était, de la déchiqueter en lambeaux avec l’acharnement de… → trahir. Il la déchirait, la déchiquetait; il
  993. grande vertu d’homme → vertu
  994. morceaux → lambeaux
  995. donnant sa → tendant la
  996. ai → aurais
  997. Ha! ha! je me confierai → Ah! ah
  998. ; → , –
  999. adorée; sais-tu? → , eh bien!
  1000. tiré → guéri
  1001. occasionné → valu
  1002. ami → mari
  1003. ait → eût
  1004. à → de
  1005. Mme → madame
  1006. de si → d’
  1007. , → ?
  1008. ! → .
  1009. voyait → sentait
  1010. . Je → ,
  1011. . → !
  1012. – Ah! ah! dit-elle, en se jetant → Elle se jeta
  1013. , comme tu as du toupet!¶ – Pourquoi? comment? fit-il, car il → .¶ Déjà, instantanément,
  1014. sa → cette
  1015. son → ce
  1016. son → ce
  1017. à → de
  1018. de son abaissement qui marquait son immense désir. → favorablement de sa bassesse même!
  1019. dans une joie folle → , tout entier à une folle joie,
  1020. ; → ,
  1021. ; → ,
  1022. Mme → madame
  1023. faisait une espèce de morsure à → baisait
  1024. Mais, je ne trouve pas → Peuh
  1025. Monsieur → monsieur
  1026. Mme → madame
  1027. Monsieur et Madame → monsieur et de madame
  1028. Monsieur → monsieur
  1029. Mistress → Mrs.
  1030. Mademoiselle Solweg?¶ – Solweg? Ah! ne m’en parlez pas; → mademoiselle Ghislaine?¶ – Ghislaine? Ah!
  1031. Quoi! elle → Elle
  1032. Mme → Madame
  1033. ¶ – C’est que c’est une affaire très grave! mademoiselle → ¶ – Mademoiselle
  1034. Bien jeune! elle → Elle
  1035. Mademoiselle Solweg → mademoiselle Ghislaine
  1036. la société → le monde
  1037. Mme → Madame
  1038. On voyait qu’elle s’était fortement épongé le visage → Elle avait fait de son mieux
  1039. Cette circonstance avivait → Mais les larmes répandues avivaient
  1040. toute sa physionomie prenait, d’une façon très saillante, cette expression de naturel → une sorte d’animation douloureuse des traits
  1041. fois au travers du → fois sous le
  1042. pour l’existence creuse et vide des Chandoyseau? et n’expliquait-il pas son double refus d’ent… → souvent, parfois aussi le nouait à ce visage
  1043. qui avait été le → et charmant,
  1044. fortuit de l’aventure de → peut-être
  1045. défait que l’était le sien, à cause de ces deux godelureaux de brillant équipage, qu’elle ve… → le regardait avec une si franche sympathie,
  1046. que mettaient à descendre M. et Mme → de monsieur et de madame
  1047. de petits mouvements → des restes
  1048. sortit précipitamment.¶ Mme de Chandoyseau haussa les épaules en prononçant tout bas:¶ – Pet… → dut sortir.¶ – Cela
  1049. leur sourit à l’un et à l’autre → sourit
  1050. elle → on
  1051. M. et Mme → monsieur et madame
  1052. -elle → madame de Chandoyseau
  1053. Mme → madame
  1054. Mme → madame
  1055. on n’en sait rien → Nul ne le sait
  1056. trouver → rencontrer
  1057. Mme → madame
  1058. Mais ça → Cela
  1059. la trouve → trouve cette péronnelle
  1060. . Entre → , voyons?… entre
  1061. ¶ – Peut-être bien, je → …¶ – Je
  1062. tout ça, on ne sait pas → cela
  1063. , n’est-ce pas? Mais je m’en émeus à cause de → ; et de tout cela je me moque. Mais
  1064. ne trouvez-vous pas que c’est désagréable? → il y a quelque chose d’agaçant
  1065. De ne pas connaître → À ignorer qui est
  1066. De ne pouvoir faire cesser le scandale → À se sentir désarmé devant ce désordre
  1067. est témoin de ce désordre → en est agitée
  1068. : → ;
  1069. de Saxe → tendres
  1070. ¶ – Mon Dieu, que → ¶ – Que
  1071. Mais non! ma → Ma
  1072. ; mais → ,
  1073. Isola Bella → Isola Bella
  1074. , duquel, à n’en pas douter, on prononce le nom → … N’a-t-on pas déjà prononcé son nom?
  1075. prononce → a prononcé
  1076. , mais on le prononce. Ce n’est pas si difficile; → . Mais enfin,
  1077. Monsieur → monsieur
  1078. ça fait trois!¶ – Ha! ha! ha! j’oubliais le → ¶ – Le
  1079. ! → ?…
  1080. que l’on ne parle ni de lui, ni de nos maris; restent → ! Restent
  1081. Monsieur Lee → l’Anglais
  1082. soupçonnera → soupçonne
  1083. Monsieur → monsieur
  1084. , → !
  1085. de prononcer → d’achever
  1086. Mme → madame
  1087. voici précisément Monsieur → ajouta-t-elle, voici monsieur
  1088. tous les → à nous
  1089. , ajouta-t → ! dit
  1090. laisse avec Madame → abandonne avec madame
  1091. les → des
  1092. Mme → madame
  1093. Mme → madame
  1094. vous me mettez → on me met
  1095. ! ça, → çà!
  1096. Madame → madame
  1097. Dame! si → Si
  1098. lancé à votre arrivée, la phrase que vous avez entendue → pris tant de soin de vous laisser en ma compagnie
  1099. de moins en moins → un peu moins
  1100. faites parler! → poussez dans mes retranchements!…
  1101. Madame → madame
  1102. ne savez pas? → n’êtes pas averti?…
  1103. sa → la
  1104. , → :
  1105. plus → pas
  1106. Mme → madame
  1107. une cinquantaine de → quelque cent
  1108. , au pied de l’extrémité de la terrasse, M. et Mme → monsieur et madame
  1109. dans une → en
  1110. son sort fût descendu → le sort l’eût fait tomber
  1111. la jeune femme → sa maîtresse,
  1112. mît jusqu’à → employât
  1113. contribution pour l’empêcher de la suivre dans les parties qu → le retenir lorsqu
  1114. ses yeux → les yeux de Gabriel
  1115. Mme → madame
  1116. . → !
  1117. ; → :
  1118. secoueront les épaules, en se souriant → souriront
  1119. Solweg → Ghislaine
  1120. gaîté → gaieté
  1121. Mme → madame
  1122. mistress → Mrs.
  1123. le promenède → la promenade
  1124. qu’il fait → le temps
  1125. fondissent → confondaient
  1126. Il allait sortir, malgré → ¶ ***¶ ¶ Malgré
  1127. . Il → , il
  1128. soi, au → lui, au
  1129. lui-même → Lee,
  1130. profiter → être
  1131. -il → Gabriel
  1132. triste convive…¶ → hôte détestable…¶
  1133. Bah! mais non: rien qu’une → Non: une
  1134. soulevait la portière → entr’ouvrait la porte
  1135. marchait → marcha
  1136. Isola Bella → Isola Bella
  1137. tout → l’
  1138. j’attache quelque valeur au fait d’en user à propos pour → je me contente de
  1139. Et il → Il
  1140. Isola Bella → Isola Bella
  1141. laquelle → qui
  1142. d’un bras, d’une nuque, d’un dos, d’une gorge, stylisés à peine, de peur de perdre la chal… → et qui ne s’oublie pas
  1143. que tout le monde → qu’on
  1144. Dompierre → Il
  1145. lui → Lee
  1146. intervînt → pût intervenir
  1147. personnalité → personne humaine
  1148. la cause → le germe
  1149. son œuvre, si précieux pour son esprit → ses ouvrages
  1150. progressivement → peu à peu
  1151. d’une extrême violence → brutal
  1152. bruit → fracas,
  1153. se réveilla → s’éveilla
  1154. sombre → violacé
  1155. avec une rapidité extraordinaire → comme un escadron
  1156. venant de → vomi par
  1157. une sorte de → un
  1158. à une cinquantaine → effrayées, à une centaine
  1159. que le reste du → qu’ailleurs le
  1160. encore presque tranquille → calme encore
  1161. rapidité de la → soudaine
  1162. autres rives → rives opposées
  1163. qui diminuaient, s’apetissaient → diminuant, se consumant
  1164. mais non pas assez vite, car on craignait que le monstre ne les prévînt et ne les balayât de sa r… → comme dans la main d’un prestidigitateur
  1165. d’une minute → de quelques minutes,
  1166. cette nuit épaisse, et tout → la nuit. Tout
  1167. la maison; des → l’hôtel. Des
  1168. d’arbres → , des fleurs
  1169. passaient avec la rapidité d’un train, → volaient
  1170. espèce de nuée → nuée rapide et
  1171. Durant plusieurs secondes, le paysage fut complètement voilé. Puis → Le monstre passait. Derrière lui,
  1172. reprit un peu de → recouvra sa
  1173. , et suivre le désordre de chaque coup de vent → en tempête
  1174. ne m’a jamais frappé les oreilles sans me causer un certain → qui m’a toujours causé un
  1175. ? Je vous dis qu’il a → … Un dieu qui aurait
  1176. ; il joue à cent contre un! Peut-être a-t-il fait → … La divine fantaisie, que de faire
  1177. le voilà parti à présent toucher son enjeu entre les mains de quelque formidable partenaire de so… → de ne pas se soucier plus d’une vie humaine que je n’ai cure
  1178. j’écrase en ce moment → voilà, écrasée
  1179. ¶ – Ne dites pas cela! ne → …¶ – Lee! vous êtes exécrable. Ne
  1180. dansent d’une façon inquiétante… Ici, ils sont tous rentrés; mais → ne tiennent pas sur le lac démonté. Regardez-les
  1181. cent → deux cents
  1182. longue-vue?¶ – Non! en → jumelle?¶ – En
  1183. en a une → a une longue-vue
  1184. , augmentée par l’angoisse naturelle que répandent ces jours d’orage. M. et Mme → . Monsieur et madame
  1185. rien ne prouvait qu’ils n’eussent pas → ils pouvaient avoir
  1186. qu’ils ne fussent pas → s’être
  1187. toute la maison, → tout l’hôtel;
  1188. , au dehors, continuait sa course effrénée, tordant → tordait
  1189. y renversant → renversait
  1190. mouvement inusité → tohu-bohu, de cet enfer
  1191. du → d’un
  1192. les réflexions amères → les imaginations
  1193. hommes du canot → canots
  1194. de feutre; il descendit, redonna → ; donna
  1195. naturellement bavard se taisait, laissant de → laissait de
  1196. qui le → qui
  1197. , dans le temps → son attention alors
  1198. t-il? Qu → t-il? qu
  1199. Mme → madame
  1200. d’une → de la
  1201. d’agrément… → …
  1202. Venez! vous → Vous
  1203. C’est une → Une
  1204. M. et Mme → Monsieur et madame
  1205. cassées → brisées
  1206. avait voulu remonter dans sa barque pour rentrer à Bellagio, mais M. et Mme → , après le dîner, accompagna monsieur et madame
  1207. à → en
  1208. Luisa regardait → Tous trois regardaient
  1209. elle → eux
  1210. Il était assis → ¶ Dompierre,
  1211. elle, sans la toucher; il la sentait, la → Luisa,
  1212. ; et le moindre mouvement de ses cils → dans le vent son odeur, son souffle, et quand il tournait la tête pour regarder la tache claire que …
  1213. XV¶ → XIV¶
  1214. peu près complètement dévêtue → peine vêtue
  1215. glaciale. → si lointaine, si étrangère!
  1216. ça → cela
  1217. ses → ces
  1218. bouleverser l’attitude du → toucher le
  1219. ça → cela
  1220. soulagera → sera favorable
  1221. , → ;
  1222. continu → sans répit
  1223. tout en en attribuant → bien qu’elle en attribuât
  1224. rester → demeurer
  1225. terribles, à cause de la sincérité même de → atroces entre
  1226. tentations → tentatives
  1227. la lutte qui avait dû → son peu de honte à revenir parfois
  1228. de la chemise légère → du linge sur la chair brûlante
  1229. cette image vivante et ardente de ce que pouvait contenir → ce corps qui contenait
  1230. Isola Bella → Isola Bella
  1231. dans → un de
  1232. de → pour
  1233. tout près, les mains ballantes → accoudé à la balustrade
  1234. ça → cela
  1235. sentait que c’était le début, pour l’un comme pour l’autre, d’une torture enivrante qui ne… → voulait qu’elle le torturât
  1236. Monsieur → monsieur
  1237. mieux vaut cette solution; mieux vaut n’importe quoi plutôt que de continuer la vie que nous meno… → le parfum de tout ce corps montait, l’environnait, l’étourdissait.¶ Il
  1238. lui dire en se penchant au-dessus d’elle, en la regardant en face, de façon qu’elle vît bien q… → dire, à cette femme, les yeux dans les yeux
  1239. :¶ – Luisa! → ; il répétait stupidement:¶ – Il vous attend!…
  1240. Reine Marguerite → Reine-Marguerite
  1241. agité des → de
  1242. à → ou
  1243. , → ;
  1244. dans le temps que la Reine-Marguerite s’approchait → aux approches
  1245. soudain sa voix → une voix de femme
  1246. la belle fille, malgré ses préoccupations, → Carlotta
  1247. conduisait → avait coutume de conduire
  1248. se précipitèrent pour tâcher de distinguer → s’avançaient afin de discerner
  1249. ne fût → n’était
  1250. l’extraordinaire vertu → la force secrète
  1251. de → avec
  1252. une cruelle volupté → un triste plaisir
  1253. s’en douter → qu’elle s’en doutât
  1254. Mme → madame
  1255. … Cette miousique, en vérité, fait du mal → , opina le révérend Lovely
  1256. le triste → l’
  1257. son → leur
  1258. si → tout à fait
  1259. Isola Bella → Isola Bella
  1260. sur elle → pour elle
  1261. en plus de → , outre
  1262. petite → courte
  1263. : → .
  1264. Isola Bella → Isola Bella
  1265. et sa mère venus → venu
  1266. Isola Madre → Isola Madre
  1267. Isola Madre, → Isola Madre
  1268. XXII¶ → XVI¶
  1269. beauté → l’humanité
  1270. n’est autre chose que → aboutit à
  1271. crier → crépiter
  1272. ! → ,
  1273. terribles → intolérables
  1274. s’invectivaient désormais comme des → se traitaient en
  1275. trop vive → obsédante
  1276. dans le → tout au
  1277. sublime → aimable
  1278. Solweg → Ghislaine
  1279. anobli par → ennobli de
  1280. ? → !…
  1281. XXIII → XVII
  1282. Isola Madre → Isola Madre
  1283. rose → couleur d’abricot
  1284. ployaient.¶ Mme → fléchissaient.¶ Madame
  1285. Mme → Madame
  1286. , et → .¶ Et
  1287. exclama → écria
  1288. une main rigide → l’implacable main de la destinée
  1289. Ainsi, dit la petite Luisa → À présent
  1290. à présent? → ?…
  1291. tout le monde → tous
  1292. d’ → par
  1293. fauve → de fermentation
  1294. corsages et jusque sur les joues en donnant la sensation d’un baiser froid, furtif et faisant pres… → poitrines et les visages, en furtifs et inquiétants baisers de lèvres froides
  1295. dans le ciel rouge du → sur le
  1296. frappée par cet → ranimée par les restes de l’
  1297. à même → , avec
  1298. et humides, au petit goût fadasse et → au goût
  1299. -elle → Luisa
  1300. faudra bien que je m’arrache → est temps de s’arracher
  1301. Tais → Perdus,
  1302. faisait-il de sa voix de passionné éperdu → criait-il
  1303. , comme il écrasait les fleurs. → .¶
  1304. répétait-il, dans son ivresse → criait-il
  1305. ; → :
  1306. Ça → Cela
  1307. terrible → horrible
  1308. XXV¶ → XVIII¶
  1309. presqu’ → presque
  1310. coté → côté
  1311. Isola Madre → Isola Madre
  1312. la → sa
  1313. ça → cela
  1314. , lorsqu’ → lorsque,
  1315. Mme → Madame
  1316. petites → courtes
  1317. d’une → de
  1318. prononça ces seuls mots → se lamentait
  1319. comprirent l’épouvantable → sentirent l’
  1320. et → ,
  1321. gagnés par l’attendrissement. Tout le monde resta → demeurèrent
  1322. ce grand → cet
  1323. Isola Madre → Isola Madre
  1324. sans parfum → défleurie
  1325. faudrait → conviendrait
  1326. le prévenir de ce qui est arrivé → de l’avertir
  1327. instant, puis → moment; puis,
  1328. de l’acharnement que → du dédain de
  1329. avait toujours mis à se montrer insensible à tout → pour tout
  1330. à vilipender → pour
  1331. ça → cela
  1332. Isola Madre → Isola Madre
  1333. XXVI¶ → XIX¶
  1334. révolutionna → bouleversa
  1335. Tout le monde → Chacun
  1336. , soit → ou
  1337. dans les jardins, du côté → sur le bord
  1338. Isola Madre, ils → Isola Madre
  1339. Isola Madre, se → île, se
  1340. compacte → nombreuse
  1341. rempli d’étoiles; l’air était → l’air
  1342. Mme → madame
  1343. du côté de → vers
  1344. la → une
  1345. la plus tumultueuse → si émue
  1346. osaient → osait
  1347. M. et Mme → monsieur et madame
  1348. M. et Mme → monsieur et madame
  1349. Il brûlait de regarder, de tâcher de → Gabriel allait
  1350. de savoir → savoir!
  1351. ce → le
  1352. Mme → madame
  1353. XXVII → XX
  1354. Isola Madre, un saisissement → Isola Madre, un frisson
  1355. croûlante → croulante
  1356. d’Isola Madre → de l’île
  1357. passé → révolu
  1358. Mme → madame
  1359. Le malheureux → Il
  1360. un enfer → douloureuses
  1361. indéfiniment → longtemps
  1362. sa boîte noire brillante, aux grosses → son coffre aux
  1363. d’or → dorées
  1364. où Luisa → ou Luisa
  1365. . → !
  1366. : → .
  1367. Ce cri → Son appel
  1368. Mme → madame
  1369. tient ouverte la porte → est debout à la portière
  1370. gratifie les portiers, les maîtres d’hôtel, les valets de chambre, les garçons de table et les … → distribue les derniers pourboires
  1371. Mme → Madame
  1372. M. et Mme → C’est aussi simple que cela.¶ Monsieur, madame
  1373. trois → quatre
  1374. XXVIII → XXI
  1375. Solweg → Ghislaine
  1376. la minute du → le
  1377. cette → la
  1378. leur → ce
  1379. tenir la conversation → parler
  1380. XXIX¶ → XXII¶
  1381. nuit affreuse → pénible nuit
  1382. mélancolie → douleur
  1383. eut un mouvement de surprise en y trouvant Solweg → trouva là Ghislaine
  1384. frais sur une → sur sa
  1385. du côté de → vers
  1386. cerise → cerises
  1387. quoi → lesquels
  1388. ? demanda-t-elle. → bientôt?
  1389. ce soir → demain
  1390. Nous, seulement demain, → Comme nous!
  1391. XXX¶ → XXIII¶
  1392. M. et Mme → monsieur et madame
  1393. Solweg → Ghislaine
  1394. ; → ,
  1395. tourna, → tourne
  1396. : → ,
Table des matières
LE PARFUM
DES ÎLES BORROMÉES



À LA MÉMOIRE IMMORTELLE
D’ALPHONSE DAUDET
ce livre est pieusement offert.




1I


La Reine-Marguerite, beau vapeur blanc du lac Majeur, alluma ses feux en quittant Pallanza, et s’engagea dans l’anse magnifique qui contient les îles Borromées. La chaleur ayant été accablante, les passagers se félicitaient de ressentir la première fraîcheur du soir. Les uns prenaient plaisir à discerner, sur la gauche, les contours opulents de l’Isola Madre, l’Île Mère, tachant l’ombre de sa grosse masse obscure; les autres, à regarder naître au long des contours capricieux du lac
, les mille lumières des embarcadères, des hôtels et des villas. Mais un charme très spécial, et nouveau pour la plupart d’entre eux, venu du lac que la nuit flattait, ou bien des rives fleuries de lauriers-roses, enveloppait et pénétrait jusqu’aux natures les plus insensibles.
À ce moment, le poète anglais Dante
Léonard-William Lee monta vivement l’escalier de la passerelle, et, se dirigeant avec un empressement inaccoutumé vers un grand jeune homme à longue moustache blonde qui semblait fort absorbé par le spectacle de la nuit, il lui dit du ton le plus sérieux:
– Mon cher ami, une Sirène vient, sous mes yeux, d’abandonner l’humide séjour de ces eaux pour pren2dre place à notre bord, et il vous est loisible de la voir, comme je l’ai vue, sur le banc des premières. Sa beauté est remarquable.
Gabriel Dompierre sourit à l’étrange communication qui lui était faite. Il avait eu lieu déjà plusieurs fois
, de se méfier des affirmations du poète, car il savait son pouvoir visionnaire développé à l’excès. Mais, ce soir-là, soit que le paysage fût par trop assombri pour le retenir sur la passerelle, soit que l’heure délicieuse rendît possibles les miracles, il quitta sa place et descendit avec Dante-Léonard-William, s’assurer de la présence d’une Sirène à bord de la Reine-Marguerite.
Ils virent une jeune femme assise au milieu d’un nombreux bagage, en compagnie d’une fillette de sept à huit ans, et d’une femme de chambre.
Par suite de la mauvaise lumière, on n’apercevait de son visage à travers la voilette et au-dessous d’une touffe épaisse de cheveux noirs, que la ligne fine et fière d’un nez droit. Elle se sentit observée et leva les yeux, franchement, mais pour les rabaisser avec prestesse sur la fillette dont elle caressa les boucles brunes et redressa le chapeau.
Les deux amis s’éloignèrent par discrétion; mais cette courte entrevue avait suffi pour que Gabriel Dompierre ne doutât pas que le poète n’eût eu toutes
les raisons de voir en cette femme évidemment belle, une divinité du lac. En effet, Dante-Léonard-William idéalisait en même temps qu’il voyait; et il avait une telle foi dans la valeur de ses conceptions, qu’il allait jusqu’à s’halluciner de la présence de ses chimères.
L’heure et le lieu, d’ailleurs, étaient favorables aux enchantements. L’air était tendre
et tiède, au point que certains souffles espacés, en frôlant soudain les nuques, inquiétaient, faisaient retourner la tête, donnaient à quelques-uns l’illusion d’une caresse humaine. Des femmes qui avaient mis de légers châles et des 3foulards à l’approche du soir, les enlevaient, se dégageaient le cou, du mouvement onduleux et câlin d’une chatte, enfin tendaient véritablement aux baisers aériens leurs joues, peut-être.
À l’approche de la station de Baveno, l’odeur pesante des lauriers
arriva très distinctement, quelques minutes avant que l’on pût apercevoir, à la lueur des feux, leurs grosses fleurs qui font pencher les branches. Le bateau stoppa. Aussitôt apparurent, derrière l’écran frissonnant des feuillages troués de lumières, des gens innombrables, élégants, nonchalants, allongés sur des sièges de jonc, assis et prenant des rafraîchissements, ou se mêlant ici et là en des allées et venues paresseuses. La sourde rumeur de la causerie d’après dîner était relevée de musique et de chants. Tout à coup, sur la quiétude générale, un mouvement vif: le passage svelte d’qui lance un mot anglais; un bras nu levé; un scintillement de cheveux blonds Mais le bateau s’ébranle à grand bruit de roues; il semble que l’on quitte un lieu de féerie; les regards demeurent fixés sur l’ombre magique des arbres dont les fenêtres lumineuses se rétrécissent jusqu’à former de petits points scintillants que l’on peut confondre déjà avec les étoiles naissantes.
Les cloches du soir commençaient à tinter; d’une rive à l’autre,
elles se passaient gracieusement leurs jolies notes heureuses. La clochette du bateau, à l’annonce des stations, couvrait parfois ce concert lointain d’un rythme plus alerte qu’accentuait la voix du matelot prêt à jeter le câble d’abordage. Rien n’est émouvant, dans la nuit, comme l’éclat soudain de ces syllabes sonores évoquant des endroits renommés par leur beauté. Un Italien fin et joli comme un Praxitèle, et à qui souriaient toutes les filles en cheveux assises 4à l’avant, lança, d’un timbre admirable, le nom d’Isola Bella. Et on eût dit qu’il avait la conscience de la merveille de marbre, de fleurs, de fruits et de soleil, dont il évoquait l’image, avec une sorte d’impudeur triomphante, dans l’esprit de tous ces voyageurs en quête de volupté. «Isola Bella! Isola Bella!» répéta-t-il, faisant frissonner quelques-uns d’un vague et large désir.
Cependant
, au lieu de s’efforcer, comme la plupart de ses compagnons de voyage, à découvrir dans l’ombre l’échelonnement imposant des terrasses d’Isola Bella, Gabriel Dompierre demeurait attaché à la figure de la «Sirène», et semblait épier un mouvement qui lui fît distinguer plus nettement ses traits. Lorsque la cloche annonça la station de Stresa, où il descendait avec son ami, il eut la satisfaction de voir la jeune femme se lever et donner des ordres à la domestique au sujet des bagages. Stresa n’ayant qu’un grand hôtel, à moins que la «Sirène» ne fût logée dans quelque villa particulière, il avait donc chance de pouvoir la retrouver et exercer à nouveau la curiosité qu’elle lui avait inspirée dès le premier aspect.
Dans le tumulte du débarquement, il la vit un instant debout sous la lumière crue d’un bec de gaz. Il ne put maîtriser un vif mouvement, et poussa du côté de son compagnon cette exclamation naïve:
– C’est elle!
L’Anglais, que les questions de personnalité ne touchaient point, ne manifesta même pas d’un signe qu’il prenait part à l’émotion subite du jeune homme. Cette femme lui avait paru belle, et il l’avait divinisée aussitôt dans son esprit: il n’eût pas fait un pas pour savoir son nom.
Mais Gabriel, sans douter un
seul instant que quelqu’un pût être insensible à la découverte qui le remuait si profondément, empoignait le bras de 5Dante-Léonard-William, et le renseignait avec une abondance superflue:
Hein? Qu’est-ce que vous dites de cela? Est-ce assez fort? Qui est-ce qui eût prévu que ce serait vous qui viendriez me faire descendre de ma passerelle pour me montrer la femme dont je ne cesse de vous parler depuis les quelques semaines que j’ai l’avantage de vous connaître?… Vous ne le croyez pas? Je vous affirme que c’est elle, je l’ai parfaitement reconnue; telle que je l’ai vue là tout à l’heure, je la revois encore, il y a un an, debout contre la balustrade des jardins du Pincio, les yeux tournés vers le Dôme de Saint-Pierre, sans paraître rien voir cependant, le regard suspendu au-dessus de Rome, hors du monde, comme il arrive si souvent aux femmes lorsqu’elles écoutent de la musique. Je l’ai vue là, trois matins de suite, – ça je vous l’ai dit déjà vingt fois, tant pis!… – Le second matin je montais au Pincio pour le plaisir de la voir; le troisième matin c’était déjà pour souffrir de sa vue, car elle avait fait sur moi une impression extraordinaire, ineffaçable…
– Je reprends moi-même la suite,
dit l’Anglais, sans perdre un pouce de sa gravité imperturbable… Les deux premiers jours, elle paraissait attendre quelqu’un, et vous trembliez déjà par l’appréhension de connaître l’homme qui avait le bonheur d’être le mari ou l’amant de cette femme; mais elle quittait toute seule les jardins, au moment où sonnait midi à la villa Médicis. Le troisième jour, comme vous vous prépariez à la suivre afin de savoir au moins qui elle était, vous étiez cloué sur place par l’arrivée de l’heureux mortel attendu. Il avait une silhouette séduisante, c’est tout ce que vous aviez pu observer de sa personne, car l’inconnue s’était hâtée de le rejoindre dès qu’elle l’avait aperçu au tournant d’une allée
6– Vous vous moquez de moi!
– Non pas! Je veux vous prouver seulement que je me suis acquitté convenablement du rôle que vous étiez en droit d’exiger de moi, en qualité de compagnon de voyage: je vous ai écouté.
N’aviez-vous pas, en retour, accordé la même attention complaisante à mille dissertations de ma part qui ne vous touchaient pas plus en réalité que ne le faisait à moi la confidence de vos amours? Le premier besoin de l’homme, peut-être avant le boire et le manger, est de parler de soi devant quelqu’un qui ait l’apparence de l’entendre; encore préférerait-il parler à un sourd que se taire…
– Mais quand je vous parle de mes préoccupations au sujet d’une femme, ce ne sont pas précisément mes préoccupations, ce sont celles d’un homme; elles doivent avoir un certain caractère de généralité qui ne peut vous laisser indifférent?
– Ce n’est pas le caractère de généralité qui fait que les hommes sont touchés en effet par les communications revêtues de cette marque; c’est que, dans le caractère général, leur petit cas personnel est compris. Dans toute confidence amoureuse, chaque individu reconnaît son amour. Ne vous ai-je pas confié que je ne pouvais nulle part reconnaître le mien?… Ah! vous ne m’avez pas écouté! Vous ne m’écoutez pas davantage en ce moment-ci; vous regardez de droite et de gauche comme un chien qui a perdu la piste… Vous êtes un mauvais compagnon de voyage! Et moi qui étais tout prêt à vous poursuivre le récit de la quatrième matinée
!…
Les bagages de ces messieurs étant chargés
sur l’impériale, l’omnibus s’ébranla lourdement. Gabriel Dompierre, assis vis-à-vis de Lee, revoyait, malgré toutes les préoccupations de l’arrivée, ce triste matin auquel l’Anglais faisait allusion, avec la cruauté de 7son orgueilleux égoïsme: la longue et vaine attente de l’inconnue, la recherche maladroite qu’il avait faite d’elle au Corso et à la villa Borghèse, dans tous les endroits mondains de la ville, et les quinze matinées suivantes passées là-haut, sur cette même terrasse garnie de nourrices, de fillettes avec leurs gouvernantes, et de jeunes séminaristes oisifs, en costumes multicolores… Et pour le moment, il croyait encore l’avoir perdue. Elle avait disparu dans l’encombrement du quai mal éclairé, dans l’affluence des inutiles badauds, dans la mêlée bruyante des facchini et des employés galonnés des hôtels. Mais chercher quelqu’un avec la fébrilité qu’il y mettait n’est-il pas le plus sûr moyen de ne le pas apercevoir, l’eût-on sous les yeux? On s’exagère la difficulté; on cherche à vingt pas de l’endroit où la logique vous commanderait de diriger vos regards; on s’attache avec une persistance stupide à des silhouettes dénuées de tout rapport avec celle que l’on veut; les yeux se troublent; on ne voit plus rien.
Cette alerte sentimentale ne fut atténuée que par les difficultés inhérentes à l’installation à l’hôtel.
La quantité des voyageurs dans ces premières journées de septembre valut aux deux nouveaux arrivés d’être logés dans une dépendance de l’Hôtel des Îles-Borromées, située au fond du jardin. Là, on leur donna deux chambres petites et propres ayant chacune un balcon sur des pelouses où un jet d’eau égrenait avec monotonie son chapelet de perles dans une vasque. On leur assura que la vue était belle, quoiqu’ils n’en pussent rien distinguer actuellement, sinon des massifs d’arbres épais plus noirs que la nuit, et, entre les pointes de hauts cyprès, une ligne horizontale, claire, où l’on reconnaissait le lac. Des églantiers devaient ramper le long de la muraille, car un 8parfum de roses montait jusque dans les appartements.
Ils étaient assis depuis quelques minutes à la table d’hôte et achevaient avec indifférence un potage aux pâtes nationales, en compagnie d’une vingtaine de personnes que l’heure d’arrivée des bateaux réunissait à ce souper attardé, quand la porte du salon fut ouverte, avec une ostentation tout italienne, par un domestique en habit
qui se courba au passage d’une jeune femme et d’une enfant. L’apparition fut si charmante, qu’il se fit un silence général suivi presque aussitôt par de légers chuchotements qui coururent d’un bout de la table à l’autre. Enfin, le mot de «beauté» en quatre ou cinq langues, fut prononcé par toutes les bouches.
Cet hommage général et spontané accrut l’émotion qu’éprouvait Gabriel à se retrouver tout à coup en présence de l’inconnue du Pincio
et de la «Sirène» de la Reine-Marguerite. Il pâlit, et l’une de ses mains froissa la serviette comme s’il l’eût voulu déchirer, pendant que l’autre errait sur la nappe, touchant le pain, la fourchette, le verre, prise soudain de cette espèce de timidité spéciale aux membres de l’homme. Il se demandait s’il souhaitait que la jeune femme vînt se placer simplement à la table commune, où il pourrait lui parler, ou bien s’il ne préférait pas qu’elle demandât au maître d’hôtel un service spécial. C’était une sorte de défaillance en face de la réalisation d’un des plus violents désirs de sa vie.
Accoutumée à l’
effet infaillible de sa beauté, la nouvelle venue s’avança très aise au milieu des discrètes exclamations. La fillette, seule, parut les remarquer, et se tournant vers sa mère, elle lui sourit avec intelligence.
Elles furent placées en face de Gabriel et de son ami, mais à quelque distance; non pas si éloignées toutefois que le hasard des menus services réciproques entre voisins de table ne pût fournir le prétexte 9à échanger quelques propos. La petite était presque plus belle que sa mère. Celle-ci, malgré l’heure avancée, avait fait un peu de toilette. Un point de Venise ancien agrémentait son corsage autour du cou dégagé, et se relevait aux bords de la manche courte, à la hauteur du coude, laissant libre l’avant-bras de forme pleine et pure. De magnifiques cheveux noirs, moirés, abondants, largement ondulés et relevés sur un front droit, un peu court, enveloppaient de leur ombre épaisse le beau ton d’ivoire de son teint mat. Elle parlait en italien avec la fillette et s’entrecoupait parfois d’expressions et même de phrases françaises prononcées sans aucun accent.
L’Anglais, que la vue de la «Sirène» n’empêchait point de faire honneur au repas, se penchait vers Gabriel, et, sans souci d’augmenter son trouble, il lui dit tout bas, avec une pointe de méchanceté:
– Il ne faudrait retenir de la table d’hôte, qui est à la fois la pire chose du monde et la plus exquise, que ces moments délicats où, dans l’atmosphère d’une soirée d’été, on peut admirer vis-à-vis de soi une inconnue, et prolonger à plaisir, mais non pas indéfiniment, le temps qui précède la minute où il devient inévitable d’engager la conversation. On ignore ce qui jaillira de ce premier choc; les regards interrogent et sondent; l’imagination hardie et libre construit ses faciles châteaux: le premier mot prononcé peut en couronner le faîte, comme il peut faire écrouler tout l’échafaudage; le moment, l’unique moment favorable approche
; on le sent venir; il y aura un instant où il sera passé: tout sera gagné ou perdu; parler auparavant serait trop de hâte; ne parler qu’après serait une maladresse; il ne faut pas avoir l’air d’un timide, mais encore moins d’un fat; l’air empressé est détestable, mais marquer de la négligence ne vous serait 10pas pardonné; n’oubliez pas que la gaucherie d’un seul mot peut vous compromettre à jamais, et qu’en revanche une expression heureuse peut vous tenir lieu d’une cour assidue…
Ce jeu impertinent, qui peignait trop bien l’état d’esprit du malheureux jeune homme, l’exaspérait en avivant les causes de son hésitation
et en ajoutant une question d’amour-propre à son ardente envie d’en triompher. Pour répondre au poète, qui semblait décidément nourrir contre l’amour une sorte de ressentiment farouche, il affecta un ton dégagé et gouailleur qui était fort éloigné de sa pensée:
– Taisez-vous donc! dit-il, vous n’y entendez rien, car vous négligez de parler du dessin du nez, de la couleur des yeux ou de l’agrément de la barbe, qui sont des éléments plus forts en ce monde que toute la délicatesse et que tout l’esprit!
Lee comprit, à l’amertume de cette réplique, que le badinage qu’il avait tenté d’employer dans l’espoir de détendre un peu les facultés de son ami, allait à l’encontre de ses intentions. Mais il
voulait évidemment user de tous les moyens pour l’empêcher de s’élancer dans l’obscur chemin d’une intrigue dont le seul aspect de la future héroïne faisait pressentir le caractère tragique. Il changea de ton:
– Mon ami, dit-il, il arrive qu’en face de l’amour qui va naître, la nature de l’homme s’arrête subitement, pareille au cheval qui flaire la mort. Elle hésite d’abord; puis se retourne avec horreur; elle se cabre et bondit en arrière…
C’est le pressentiment de sa chute, de son servage, de son anéantissement prochains; l’instinct profond de la conservation la met en révolte. À ce moment, il est temps encore de fuir…
Mais Gabriel l’interrompit, pour adresser la parole à la jeune femme.




11II


– À présent, dit Lee en allumant son cigare, que vous savez qu’elle s’appelle
Madame Belvidera, que son mari est un député florentin qui peut venir la rejoindre d’un jour à l’autre et interrompre toute idylle jusqu’en sa fleur, que c’est une femme du genre de celles qu’on nomme «très distinguées», excellente épouse probablement, bonne mère ainsi qu’il paraît à la tendresse dont elle environne son enfant, nullement maniérée avec cela, ce qui est plus rare; non dépourvue d’intelligence et même d’esprit, enfin un de ces êtres à qui le ciel et la terre sourient et dont le tranquille bonheur a l’étonnante vertu de faire épanouir les gens et les choses autour d’eux, – vous voilà bien avancé, n’est-ce pas? On dirait que vous avez déjà commencé de nous flétrir tout cela, car je vous vois aussi fier que si vous veniez de gagner une bataille!
– Mais!…
– Je vous tiens pour vulgaire!
Permettez-moi de vous traiter sans ménagements. Vous ne pouvez voir de beauté sans y mettre la main, sans la brusquer immédiatement du contact de votre personnalité. 12Peut-être cela vient-il de votre religion à vous autres Latins, qui est plastique, matérielle, et n’a pas fait trois pas au-dessus de l’idolâtrie. De même que vous ne pouvez prier Dieu sans lui parler de vous, sans l’insulter par vos affaires de bourse ou de cuisine, de même il vous est impossible d’envisager la céleste harmonie d’une forme humaine sans être tenté de la briser par votre étreinte brutale. Vous apercevez une fleur, vous en rompez la tige, et aussitôt elle se fane dans vos mains; qu’importe? l’essentiel était pour vous qu’elle vous passât dans les mains!
– Ah çà, mais! prêchez
-vous l’abstention de l’amour?
– Il y aura toujours un assez grand nombre de gens à donner à l’amour ce caractère d’accouplement qui vaut aux races fortes de penser à leur avenir avec sérénité.
Si c’est ce goût-là qui vous hante, mon ami, mariez-vous, ou promenez avec vous quelque courtisane plantureuse: ce sont les deux seuls moyens d’aimer solidement, qui soient conformes à l’ordre social. L’adultère est laid comme une plaie. – Mais je ne vois de supérieur qu’un certain culte intérieur et souvent secret, qu’une âme noble voue à une forme admirable ou à quelque être d’élite dont la perfection l’enchanta. C’est en silence qu’on adore. C’est à distance qu’on aime Dieu. Toute parole, comme toute communion sous des espèces quelconques, apporte un élément de sensualité néfaste à ce sentiment spécial et sans nom à quoi sont dus les plus vifs ravissements de l’homme.
– Mon cher ami, avez-vous jamais aimé?
Ils furent interrompus par un chant qui venait d’une barque filant au loin sur le lac paisible, et dont le charme musical était tel que l’on ne pouvait continuer de parler.
13Les deux amis étaient parvenus à l’extrémité des jardins qui descendent jusqu’au bord de l’eau. Le ciel était brillant d’étoiles, et la lune, cachée encore derrière le cône d’une des montagnes de Luino, blanchissait une partie du lac. Ils s’assirent sur une sorte de petit promontoire avancé dont les eaux battaient doucement le pied, et se laissèrent aller, l’un avec son instinct poétique, l’autre avec ses dispositions amoureuses, au seul plaisir d’entendre cette voix par qui toute la tranquillité du soir et du paysage s’exaltait.
C’était une voix de femme pure et fraîche, avec des intonations d’enfant, parfois, et tout à coup des accents de passion si chaleureux que les auditeurs en étaient soulevés et haletants. Gabriel Dompierre se sentait une irrésistible envie de distinguer la chanteuse. Mais l’embarcation semblait grosse à peine comme une noix
, par suite de l’éloignement; de plus, elle entra promptement dans l’ombre que formait la montagne, et on ne la distingua plus.
Lorsque le silence retomba, et qu’il n’y eut plus de sensible que les petits soupirs étouffés des vaguelettes mourantes au choc du sable ou des barques amarrées, le jeune homme se pencha vers des bateliers qui somnolaient en attendant l’heure des promenades en barque, au lever de la lune.
– Qui donc chante là-bas? demanda-t-il.
Mais Dante-Léonard-William sourit, et, levant les épaules avant que les bateliers ne se fussent décidés à répondre:
– Vous en êtes encore là! dit-il, et parce qu’une harmonie vous ravit, vous voulez qu’en réalité quelqu’un chante, et, de plus, savoir le nom de ce quelqu’un. C’est la même manie, toujours, d’atteindre et d’envelopper un objet déterminé. Vous faites à tout propos 14le geste de l’enfant qui étend la main pour saisir tout ce qu’il voit: son hochet ou la lune! En effet, l’homme naît positiviste; l’enfant n’admet pas que quelque chose demeure inexpliqué. Ce n’est qu’en grandissant qu’il conçoit l’inexplicable, et accepte l’existence du mystère…
Pendant que le poète parlait, un des bateliers répondait à Gabriel:
– Celle qui chante,
Signore, c’est Carlotta, d’Isola Bella. Elle est bien connue, Signore!
– Ah?
– C’est la plus belle fille du pays, Signore!…

Des cris d’enfant couvrirent la voix du batelier, et Gabriel n’avait pas eu le temps de se retourner qu’il recevait dans les jambes, lancée à toute force, la gracieuse fillette de
Mme Belvidera.
– Luisa! Luisa! criait la
maman, dont on aperçut la haute silhouette élégante dans l’ombre du jardin.
– Mademoiselle Luisa, bien vous a pris de venir buter contre moi, car autrement, vous seriez, à l’heure qu’il est, dans ce beau lac qui ravit volontiers à leurs mamans les jeunes filles imprudentes!…
La mère entendit
M. Dompierre prononcer ces mots, et, comprenant au premier aspect de l’endroit, le danger qu’avait couru la petite Luisa, elle le remercia avec chaleur d’avoir joué si heureusement le rôle de balustrade. Elle voulut se pencher elle-même sur l’eau, à l’endroit où l’enfant se fût précipitée dans sa course échevelée, et ne put se retenir de pousser un cri. Elle s’anima par suite de sa peur rétrospective, gronda la fillette, puis l’embrassa convulsivement.
Le chant reprit dans le lointain, juste au moment où la lune, se levant au-dessus des montagnes de Luino, découvrait d’un coup la magnificence du lac 15Majeur sous le ciel clair. La branche septentrionale s’allongeait en face, dans un infini comparable à celui de la mer; tous les monts bleuâtres découvrirent leur pur dessin, et l’anse des Borromées montra ses trois îles: Isola Madre, Isola Bella,
et derrière celle-ci, la petite île des Pêcheurs, presque.
La fillette battit des mains à cette féerie soudain découverte comme par le lever d’un rideau, et sa mère jeta cette exclamation
grasse, ardente et presque goulue par laquelle les bouches italiennes semblent mordre à même l’objet admiré:
Che bellezza!
– Quelle beauté!
répéta quelqu’un auprès d’elle.
Le chant s’enflait à mesure que s’élargissait la lumière. Certaines paroles en devenaient nettement distinctes, et lorsque la voix
prononçait, comme terminaison d’une sorte de refrain, ce mot amore dont le sens est amour, et dont la consonance pour nos oreilles françaises évoque en même temps l’idée de mort, – merveilleux mélange! – on eût juré que la chanteuse était tout près, bien que complètement inaperçue. «Qui sait? pensait Dompierre en souriant à demi, peut-être mon poète a-t-il raison, et il est possible qu’il n’y ait point de chanteuse là-bas dans une barque, à l’ombre de la montagne, et que nos âmes elles-mêmes soient rendues harmonieuses en face de la splendeur de la nuit!»
Cependant
Mme Belvidera éprouva le même désir qu’il avait eu:
– Oh! qui chante ainsi? demanda-t-elle.
Il lui dit ce qu’il avait appris de Carlotta, d’Isola Bella.
Il augmentait sa curiosité à mesure qu’il parlait de cette fille dont la réputation de beauté était répandue. Bientôt, la barque étant sortie de l’ombre, on put la distinguer à quelques centaines de mètres de la rive… 16La chanteuse y était seule, et elle manœuvrait les avirons avec force et en cadence régulière. Parfois, elle s’arrêtait et se laissait glisser sur l’eau unie.
– Où va-t-elle ainsi, le soir, en chantant? demanda-t-on au
batelier.
– Signore, elle porte les fleurs des îles à Pallanza et à Baveno. Pour le moment, elle vient de faire sa provision à l’Isola Madre pour la vente du matin.
– Ainsi! s’écria
Mme Belvidera, la barque que nous apercevons est en ce moment-ci remplie de fleurs!… Oh! comme je voudrais voir cette jolie fille!
La petite Luisa trépignait de joie à l’idée qu’il serait possible
gracieuse image que l’on venait d’évoquer.
Gabriel, qui brûlait de nouer connaissance
plus intime avec la jeune femme, proposa hardiment une excursion en commun. Grâce a l’étiquette facile des réunions cosmopolites, tout le monde fut promptement d’accord, jusque même Dante-Léonard-William, qui, malgré les réflexions chagrines prodiguées à son galant compagnon, fermait promptement les yeux à toutes les contingences humaines, pourvu qu’on favorisât ses rêves par des spectacles attrayants. Cinq minutes après, ils voguaient à la rencontre de la belle Carlotta, d’Isola Bella.
Quand ils ne furent plus qu’à une courte distance, le parfum des fleurs leur arriva en une
sorte de nuée lourde qu’ils traversèrent, puis retrouvèrent à plusieurs reprises, comme si elle serpentait à la surface des eaux.
– Doucement! doucement! faisaient-ils au batelier, tant il y avait de plaisir à prolonger l’approche de la barque odoriférante.
Carlotta s’était tue, et, comprenant que l’on se dirigeait vers elle, elle laissait, elle aussi, flotter mollement 17les rames. On vit
à la lueur de la lune, sa figure régulière et ses beaux yeux qui paraissaient teintés par le bleu pâle des montagnes lointaines et regardaient fixement les étrangers. Elle avait le cou libre et les bras nus. À l’avant comme à l’arrière, les roses, les lourdes branches de lauriers fleuris, les camélias, les tubéreuses couvraient l’embarcation. C’était une rencontre si étonnante, si étrange, qu’ils abordèrent tous cette jolie fille presque avec respect, et eurent une certaine gêne à lui adresser la parole, comme à la présence soudaine d’un génie ou d’une fée dans un rêve.
Pourtant, ils lui firent quelques questions sur son beau métier de marchande de fleurs des Borromées. Elle leur dit de sa voix musicale le plaisir qu’elle avait à ces courses nocturnes sur le lac
, avec ses provisions embaumées.
– Et vous allez, comme cela, toujours seule?
Elle répondit simplement:
– Je chante!
– On dit que vous êtes la plus belle du pays, Carlotta!
Elle sourit, heureuse, et, sans fausse pudeur:
– On le dit, répéta-t-elle.
– Et savez-vous que c’est ici le
pays du monde?
– Bien sûr! Signore.
– En connaissez-vous d’autres, Carlotta?
– Non, Signore.
Ce bonheur et cette simplicité les faisaient frisonner.
Ils voulaient acheter toutes les fleurs. Carlotta fit des difficultés à cause de la vente du lendemain qu’elle ne pouvait manquer.
– Qu’est-ce qui vous arriverait, Carlotta, si vous manquiez votre vente?
18– Je serais battue.
– Par qui donc?
– Par Paolo
, tiens!
– Paolo, dit le batelier, c’est son promis; c’est lui qui a
l’entreprise des fleurs. Mais il ne la battrait pas; il l’aime trop.
– Pourquoi
dit-elle qu’il la battrait?
– Oh! fit l’homme en dodelinant de la tête,
après une hésitation, c’est une façon comme ça, un genre comme qui dirait… Ça fait que si ces messieurs et ces dames voulaient quelquefois tout de même lui acheter ses fleurs, ce soir, ça serait plus cher, quoi!
Carlotta
ramassait contre elle sa magnifique cargaison.
– Combien d’argent tirerez-vous de tout cela, Carlotta?
– Vingt
lires, Signore, répondit-elle avec aplomb.
Ce nouveau mensonge enchanta tout le monde
; elle triplait, au moins, la valeur de sa journée.
Dante-Léonard-William, qui avait jusque-là gardé le silence et que la rencontre nocturne semblait profondément émouvoir, s’agita tout à coup, et, tirant de sa poche trois petits billets de vingt
lires chacun, il se pencha hors de la barque et les mit dans la main de Carlotta.
– Prends ceci, dit-il, non pour tes fleurs dont je ne me soucie pas, mais pour m’avoir si parfaitement donné l’image de la nuit sereine
, parsemeuse de songes, de charmes et de mensonges!…
Ce geste, ce ton demi-solennel, cette générosité en faveur d’un défaut naturel et de la beauté de la pauvre fille, touchèrent vivement Mme Belvidera, qui eût crié bravo au poète si elle ne se fût senti la gorge un peu gênée par l’impression de toute cette scène inattendue. Mais l’Anglais, qui mêlait à tout instant l’19imaginaire au réel et touchait promptement à l’excentricité, exprimait à présent en une langue harmonieuse son prétendu désir de ne pas survivre à la minute de féerie que lui avait fournie la marchande de fleurs, et il annonçait son dessein, appuyé d’une mimique expressive et inquiétante, de se précipiter dans les eaux qu’avait sillonnées la barque fleurie.
La petite Luisa se mit à pleurer. Mme Belvidera confia sa crainte à Dompierre.
– Mon Dieu! mon Dieu! que j’ai peur! Mais, monsieur, est-ce que votre ami va se tuer?
Cependant Carlotta partait d’un éclat de rire qui jaillit en fusée au milieu du lac silencieux.
– Rassurez-vous, madame, fit tout bas Gabriel à Mme Belvidera, et admirez plutôt le sûr instinct de cette fille simple qui déjoue tout de suite les artifices de nos raffinements. Je gage qu’elle sente à sa seule démarche qu’un brave homme, qui ne dit rien, va se jeter à l’eau, et qu’elle se hâte de le secourir, tandis que vous la voyez qui rit à gorge déployée pour les subtiles fantaisies de notre poète, lequel n’a pas eu un seul instant l’envie de périr, malgré son désir de se figurer qu’il l’avait.
En effet
, quelques strophes venues à la mémoire de Lee, l’occupaient à présent tout entier et il entremêlait, non sans à propos, de ses propres vers à des lambeaux magnifiques de Pétrarque et de Shelley. Mme Belvidera qui était sensible au charme de la poésie anglaise, comme un grand nombre de femmes italiennes, contint son ressentiment contre l’être baroque qui l’avait un moment effrayée, et elle le félicita des belles choses qu’il disait. Il lui répondit en vers, continuant d’affecter de ne pouvoir la considérer comme une réalité vivante et de ne la tenir que pour la «Sirène» apparue à la chute du jour sur le pont de la Reine-Marguerite.
20La jeune femme souriait de cette originale et gracieuse manie. Mais cette idéalisation n’était en
complète discordance ni avec la beauté de la Florentine, ni avec le romanesque de la promenade improvisée, de la rencontre de la barque de fleurs et de la majesté grandiose du paysage sous la nuit. Carlotta avait passé à leur bord toute la flore des Borromées en échange des billets du poète. Ils lui dirent adieu et revinrent à Stresa au milieu de ce parterre odorant.
Quand Gabriel toucha la main que
Mme Belvidera lui tendait, en lui disant au revoir avec une intonation déjà presque familière, il doutait de la réalité. Bien qu’il souffrît de la quitter déjà, il avait hâte de s’enfuir, de se retrouver seul, de se prendre la tête à deux mains et de se demander: «Voyons! est-ce que je rêve? est-il vrai que je l’ai vue, que je lui ai parlé, que j’ai tenu sa main dans la mienne?»
La petite Luisa saisissait sa mère par la taille en lui disant de se baisser pour qu’elle lui parlât à l’oreille.
– Eh bien! eh bien! qu’est ce qu’il y a, ma mignonne?
Mme Belvidera se pencha et sourit en recevant la confidence.
– Ah! ah! ah! dit-elle, monsieur Dompierre, mademoiselle ma fille voudrait savoir votre petit nom, parce qu’elle veut écrire dès ce soir à son papa qu’elle a enfin rencontré le jeune homme qui lui plaît!…
Luisa confuse se jetait dans les jambes de sa mère et devenait toute rose.
– Mademoiselle, fit Dompierre, je vous le dirai à vous toute seule, si vous voulez bien que je vous embrasse.
Et il souleva dans ses bras la charmante enfant qu’il embrassa sur les deux joues, beaucoup plus heureux et confus qu’elle-même.





21III


L’après-midi, quand le soleil a tourné de l’autre côté du grand bâtiment de l’Hôtel des Îles-Borromées qui forme ainsi un vaste écran contre la chaleur torride, les pensionnaires avides d’air quittent leurs chambres et viennent, autour de petites tables, prendre avec nonchalance des rafraîchissements.
Mme Belvidera, avant d’avoir achevé sa toilette, regardait par la jalousie entre-bâillée de sa fenêtre, ce monde venu de tous les points de l’Europe et de l’Amérique, jouir, quelques semaines ou quelques jours, du plaisir de ces rives de lacs dont l’ardente séduction, dissimulée sous une mollesse apparente, est incomparable à l’automne. Elle était prise déjà, depuis cinq ou six jours, par l’étrange magie du paysage et du climat, et habituée qu’elle était à la spirituelle gravité du pays florentin ou aux jeux sévères de la lumière et de l’ombre romaines, elle s’abandonnait avec délices à la douceur nouvelle qui semblait s’élever de l’immense nappe d’eau avec les vapeurs du matin et du soir.
Tout en boutonnant
d’un doigt distrait la chemisette de batiste légère qui formait la toilette simple 22de presque toutes les femmes sous le ciel de septembre, elle laissait aller ses yeux au hasard sur les figures nouvelles ou déjà connues des buveurs indolents. Un clergyman anglais et sa respectable épouse, qui étaient ses voisins de table et avec qui, cependant, elle n’avait pas encore échangé un mot, l’amusaient par leur seul aspect. Le bonhomme, petit, sec, serré dans une redingote d’alpaga qui ne s’ouvrait que pour laisser paraître le bord étroit d’un col blanc, donnait de toute sa personne l’impression de la vertu. Sa femme, impeccable, et sans cesse attachée à ses pas, était d’une laideur sans égale. Mme Belvidera ne put retenir un sourire en les apercevant tous les deux, rigides et muets à la petite table où ils savouraient un café glacé. La physionomie de Dante-Léonard-William piquait aussi vivement sa curiosité. Elle avait été charmée de son imagination, de ses beaux vers et de son excentricité; le souvenir de la marchande de fleurs sur le lac où l’Anglais s’était montré si original, lui faisait passer encore aujourd’hui de petits frissons entre les épaules. On disait que la belle Carlotta avait fait tourner la tête au poète. Elle aurait aimé à savoir si cela était vraipouvait penser à cet homme sans être tentée de lever un peu les épaules, comme s’il eût eu quelque chose de grotesque que l’on ne démêlait pas clairement. Son ami disait de lui qu’il était un homme supérieur… Elle allait soulever son épaule, comme à l’ordinaire, en signe de doute, quand elle s’aperçut que M. Dompierre, le grand ami de la petite Luisa, levait les yeux, sans indiscrétion ni insistance, mais à intervalles réguliers, dans la direction de sa fenêtre. Elle rougit. C’était la troisième fois qu’elle remarquait le mouvement de la fine tête maigre et bronzée du jeune Français, où la longue moustache blonde et les yeux clairs et tendres for23maient un immuable dessin lumineux. Tout en causant avec son ami, il relevait la tête vers la fenêtre avec un air de dévotion si touchant, si manifeste de la voir s’ouvrir, que la jeune femme en eut la sensation d’une caresse, et, fronçant le sourcil avec une pointe de colère, elle se retira de la fenêtre et appela la petite Luisa.
– Luisa! Luisa! tu n’as pas vu la lettre de Papa?
L’enfant accourut de la chambre voisine, en faisant crier la femme de chambre
qui était en train de l’habiller et parut derrière elle, ayant à la main des lacets rompus par la précipitation.
– Voyons! voyons! fais voir la lettre de Papa!
La mère prit sur la cheminée une lettre dont les pages étaient remplies d’une grande écriture ferme et hardie, de ces écritures dont le premier aspect fait épanouir la figure des graphologues, qui sentent qu’ils peuvent dire tout de ce caractère sans risquer de choquer ni l’auteur ni ses amis.
La fillette saisit la lettre de ses deux mains, alla s’asseoir pour être bien à l’aise, et lut, tout haut et lentement, avec l’empressement, l’amour et la touchante admiration qu’elle manifestait toutes les fois qu’il était question de son père:

Rome, 8 septembre.

Ma femme bien-aimée,

J’embrasse ta lettre ainsi que le griffonnage de la petite Luisa; tu te moquerais de moi si tu me voyais; je t’entends rire, de ton rire à toi, ma chérie, chérie! Mais, vois-tu bien, je suis accablé par cette séparation. Je viens de consulter le calendrier: il n’y a que trois semaines, pourtant! Je suis tenté de maudire cette Rome au climat mortel qui m’oblige à vivre éloigné de toi et de mon enfant. Hélas! puis-je aussi maudire 24ce qui me retient ici? Tout va bien; mais si je n’avais été là, que serait-il arrivé? J’ai à lutter chaque jour contre mille difficultés soulevées par la méchanceté et la jalousie. Il se trouve que tout le monde avait pensé avant moi à cette «œuvre du Transtévère» que je crois cependant avoir fondée de toutes pièces, au milieu de la stupéfaction et même de l’hilarité générales. Te rappelles-tu? S’est-on assez moqué de moi? Nos beaux esprits s’en sont-ils donné? Ai-je rencontré assez d’opposition de la part des pouvoirs publics? Quand il s’est agi d’obtenir pour un quartier mourant de fièvre dans des taudis empestés, des logements à bon marché dans cette ville toute neuve et saine, mais sans locataires depuis quinze ans, j’ai cru un moment que l’on allait me faire enfermer pour cause de démence! Toi-même, ma chère aimée, tu me conseillais de céder, tu me disais, dans ton joli égoïsme d’amour, qu’il est bien dommage de faire le bien, quand on a toute la multitude contre soi, et jusqu’à ceux mêmes que l’on veut obliger. J’ai tenu à montrer que l’on peut agir malgré tout cela. Non, ça n’a pas été facile de déloger nos malheureux; ils voulaient mourir dans leur fumier; ils prétendaient que les maisons neuves sont mauvaises. Cependant, chez tous mes «transplantés», au nombre de douze cents environ, nous n’avons pas eu de tout l’été six cas de fièvre nouveaux; or tu te rappelles les chiffres qui t’effrayaient lorsque je faisais mes premières enquêtes. Tous les enfants sont indemnes désormais, et ceux qui avaient déjà été atteints précédemment ont des forces et n’interrompent pas leur travail. Car ils travaillent; voilà la grande affaire, la grande nouveauté, ce dont je n’osais pas parler, ce que je ne t’ai pas dit même à toi! C’était si aléatoire, presque si invraisemblable! Cela dépendait de tant d’éléments divers et étrangers à leur indo25lence même! Oh! ça n’est pas encore brillant, mais ça vient, ça s’arrange: j’ai beaucoup mieux que de l’espoir; ce sera une réussite complète si… si… – et c’est là que j’aurai besoin de toi, ma Luisa, – si les femmes du monde, et toi à leur tête, veulent bien nous aider.
Je veux recréer tous les arts manuels; tous les arts industriels qu’un homme ou une femme adroits de leurs mains, peuvent exécuter chez eux. Nos pauvres gens ne sont pas dépourvus d’habileté; ils ont presque tous un goût inné. Je veux que toutes les dames romaines donnent la préférence aux objets fabriqués à la main, sur tous les produits d’une industrie qui, hélas! n’est pas nationale. Il ne faut tirer de notre peuple que ce qu’il peut donner; mais encore, ce qu’il peut donner, faut-il le lui prendre! Il y a là une question de propagande, même une question de mode à lancer. Le bruit fait autour de mon entreprise, dans le monde politique, et qui s’étendra, rendra cette tâche facile. Le président du Conseil m’a fait appeler, ces jours-ci, afin de prendre des renseignements minutieux sur cette affaire; et d’autre part, j’ai vu le Roi qui m’a fort encouragé. Nous aurons, je pense, un bon hiver, et ce ne serait que le commencement de plus grandes choses. Dieu sait si notre Rome a besoin de grandes choses!
Vers la fin du mois, j’espère pouvoir prendre une quinzaine de jours de liberté. Ce sera pour aller vous rejoindre dans le paradis des îles Borromées que tu me décris sous des couleurs si riantes. Mais encore faudra-t-il que je passe à Florence, où l’on m’accuse de m’occuper beaucoup trop de Rome et où tout un parti s’est formé contre moi à l’occasion de l’Œuvre du Transtévère.
Je t’embrasse, mon amour, je t’aime sans cesse, 26jusqu’à en souffrir et à pleurer quelquefois comme une bête de ton absence. Je n’insiste pas; mais quand je rentre, le soir, harassé non tant du mal que je me suis donné que de la mauvaise volonté et de la basse perfidie que j’ai rencontrées; quand je te cherche, que je voudrais me jeter dans le refuge de tes bras et de tes lèvres adorées, ma femme, ma chère femme, je suis presque pris de lâcheté. Il y a des moments où je ne sais comment il se fait que je ne pars pas, que je ne vais pas te rejoindre, tout simplement!
Baise ma petite Luisa pour son papa. Ah! j’oubliais de la féliciter «d’avoir enfin trouvé le jeune homme de son goût»; je la prie – si elle ose le faire – de transmettre mes compliments à ce monsieur pour avoir plu à ma fille et surtout pour l’avoir empêchée de tomber dans l’eau!
Adieu, je vous aime.
Ton
ANDRÉA BELVIDERA.

Quand l’enfant eut achevé, elle replia soigneusement la lettre et alla la placer sur la cheminée, au pied d’un cadre de cuir à fermoir, contenant la photographie d’un homme de trente-cinq ans environ, à la physionomie mâle, énergique, aux beaux yeux noirs ardents, aux cheveux épais et drus, à la forte moustache brune des Italiens fidèles à la mémoire de Victor-Emmanuel.
– Bonjour, papa! dit-elle. Et, tout en répondant à sa mère qui descendait et lui recommandait de se dépêcher de venir au jardin, elle envoyait des baisers à cette figure aimée, d’un joli geste enfantin.

À l’ombre de l’hôtel, les conversations se traînaient assez pauvrement. On n’entendait guère que le bruit 27monotone de la cuiller et de la glace choquant les parois des verres. À un piano éloigné, quelqu’un, d’un doigt languide,
frappa deux ou trois notes, et l’on commença une sérénade, interrompue aussitôt. Une sorte de torpeur générale arrêtait tous les mouvements.
Au fond des jardins, le tonneau d’arrosage faisait sa
promenade lente sur le gravier, et, dans le silence, on percevait sous les roues, le faible crépitement que semble apaiser et éteindre à mesure la bonne ondée demi-circulaire. Vers le nord, les montagnes avaient disparu presque totalement sous la brume de chaleur; le lac paraissait sans bornes, et de petites voiles blanches donnaient l’illusion de la mer.
Gabriel évitait de parler de sa passion au poète ennemi de l’amour; mais tous les détours qu’il prenait pour
contraindre sa préoccupation, devaient naturellement contribuer à la mettre plus clairement en évidence. Ce fut ainsi qu’au moment où il vit l’Italienne paraître et s’asseoir, oppressé par la pesanteur voluptueuse que sa présence lui causait, il dit à son ami:
– Ce qu’il faudrait ici, durant ces heures lourdes où toutes les lignes du paysage sont évanouies dans l’atmosphère, où le monde et les choses semblent fondus en une véritable pâte sirupeuse dont le contact vous étouffe, où un vague besoin d’anéantissement, de dispersion éperdue, vous fait haleter, attendre on ne sait quoi; ce qu’il faudrait, voulez-vous le savoir? Une poupée! Oui, un petit brin de femme, maigrichonne au besoin, mais vive et sautillante, ni tout à fait
ni tout à fait sotte, mais, grand Dieu! pas trop intelligente non plus; pas votre femme, encore moins votre maîtresse! Mais quelqu’un, par exemple, qui ferait une affaire d’État d’une piqûre de mous28tique au doigt; qui aurait faim ou bien soif, tout le temps, mais la faim d’une croquignole ou une soif de la valeur d’un dé à coudre; et avec ça des besoins violents de petites niaiseries stupides; telle, en un mot, que chacun de ses désirs vous fît sourire et que le goût de la servir vous procurât l’occasion de remuer suffisamment quoique sans excès, vous amusât sans vous causer de plaisir trop vif, enfin vous maintînt éveillé agréablement. C’est là un des objets les plus avantageux, les plus délicats, et que l’on oublie généralement dans son nécessaire de voyage.
Un bruit de voix
venant de la route où s’ouvrait la grille du jardin, fit sursauter tout le monde. C’était une bande de gamins courant à toutes jambes et criant: «La Reine! la Reine!… Voilà le carrosse de la Reine!…»
Il n’y eut qu’un mouvement:
on fut debout; on se précipita vers la grille. Les persiennes de la maison claquèrent; cinquante têtes parurent aux fenêtres de l’hôtel: des hommes réveillés de la sieste en sursaut, et des femmes portant la main à leur cou, rajustant tant bien que mal leur corsage ouvert.
– La Reine! la Reine!
Dans un simple landau à deux chevaux et au milieu d’un nuage de poussière où se perdaient les épais cheveux blancs de la duchesse de Gênes, on vit,
le temps d’un clin d’œil, la très belle figure de S. M. la Reine d’Italie. Elle passa en souriant; on distingua le blanc des dents et le noir de la chevelure. Toutes les dames présentes firent la révérence. On resta figé un instant.
Le bruit d’une seconde voiture suivant celle de la Reine, à une très courte distance, sollicita l’attention et l’on se pressait à nouveau vers la grille, quand la 29calèche tourna brusquement, et, en pénétrant dans le jardin de l’hôtel, faillit écraser Dante-Léonard-William, souvent distrait.
Il en descendit un monsieur et une dame embarrassés l’un et l’autre
dans tout le fatras de menus objets inutiles, et vêtus avec cette élégance inconfortable à quoi l’on a tôt fait de reconnaître des voyageurs français.
– Mon Dieu! mon Dieu! fit une voix aigrelette
et menue, nous avons manqué d’écraser un monsieur… Où est-il? où est-il? Hector, je vous en prie, demandez tout de suite comment il va!
La nouvelle arrivée était une femme de petite taille, encore jeune et
la physionomie un peu chiffonnée.
Le mari qui répondait au nom d’Hector montrait un souci beaucoup plus vif de ses bagages et de la possibilité d’avoir une chambre sur le lac, que de la santé du monsieur écrasé ou non.
M. Dompierre se hâta, en qualité de compatriote de la jeune femme, de la rassurer sur le sort de son ami l’Anglais qu’il lui montra du doigt, debout, sain et sauf, et saluant flegmatiquement de sa petite calotte britannique.
– Ah! dit-elle avec une aisance et une rapidité d’élocution qui faisaient présager une prodigieuse loquacité, ah! monsieur est Anglais! Que j’eusse été fâchée d’être cause de son malheur! J’adore les Anglais. Mon mari et moi, nous ne manquons pas un season. Cette année, nous avons poussé jusqu’aux lacs écossais, un peu sauvages, mais si beaux! si beaux! Ah! monsieur, les belles choses qu’a dites là-dessus notre cher, notre grand Bourget! Maintenant c’est l’Irlande qui le tient ainsi que Prévost… J’aime beaucoup Prévost. Nous n’avons pas vu l’Irlande, mais ce doit être exquis. 30Nous irons: n’est-ce pas, Hector? Mais où est passé mon mari? Je vous demande mille pardons, monsieur, je cours après mon mari. Mais que je suis donc heureuse de rencontrer un compatriote, et un Parisien! n’est-ce pas, monsieur? Ah! on n’en trouve plus, même pas à Paris! Ah! ah! adieu, monsieur!… Quel pays adorable!
Elle était déjà sous le hall qu’elle parlait encore. Gabriel, légèrement ahuri, rejoignit le pauvre Lee qui se faisait essuyer le dos et la manche de son veston de flanelle blanche, maculés par l’écume des chevaux.
– Eh bien! mon cher, lui dit-il, vous l’avez échappé belle!
– Mais vous, dit l’Anglais, faisant allusion à l’avalanche de paroles de la Parisienne, vous ne l’avez pas échappé!…
– Bah!… Ah ça! dites-moi, vous avez failli devoir la mort à cette petite femme-là: j’espère bien que vous vous montrerez à l’avenir plus aimable avec elle que vous ne l’avez fait pour ce premier coup… Elle brûlait de vous enlever vos taches!
– Bien! bien! dit le poète sans sourciller.
– Je vous préviens que c’est une femme qui aime les Anglais. Elle va vous parler de Sir Édouard Burne Jones par la fenêtre, avant d’avoir changé de toilette, si seulement elle vous aperçoit…
– Allons-nous-en!… Mais, ajouta-t-il, en tournant les talons, il me semble que vous la tenez!…
– Qui?… Quoi?…
– Votre poupée, parbleu!
– Aïe! aïe! fit
Gabriel avec une grimace.
– Ah! ah! dit le poète en riant, je mets le doigt sur votre vice national. Il vous le faut, votre «joujou», votre «pacotille», «votre article de Paris»! Vous 31n’avez pas passé l’enceinte des fortifications que déjà ce fretin vous manque. Et à peine vous le met-on à la main, que vous le traitez dédaigneusement de camelote!
– Mon ami, nous avons, en France, un vif besoin de nous moquer de quelqu’un, et nous ne savons le faire un peu convenablement que de nous-mêmes. Nous ne comprenons que nos vertus et que nos imperfections nationales; l’étranger nous échappe à peu près complètement: laissez-nous embrasser et battre tout à la fois notre poupée.
Ils
allèrent se promener à l’ombre de jeunes arbres, de l’autre côté de la route, dans la partie du jardin qui descend jusqu’au bord du lac. Le soir tombait et un assez grand nombre de pensionnaires secouaient leur torpeur en faisant comme eux les cent pas. Les deux amis se croisaient à intervalles réguliers avec le groupe de femmes où se trouvait Mme Belvidera. Ces rencontres prévues et s’effectuant presque infailliblement au même point, remuaient tous les sens de Gabriel. Il affectait d’abord de ne pas la regarder à chaque fois, mais la fois suivante il n’y tenait plus et levait les yeux. Il la voyait venir, le visage illuminé par les reflets rouges de son ombrelle, et ses grands yeux aux cils abaissés qui se relevaient doucement, progressivement, à son approche, comme s’ils eussent été mûs par le rythme de la marche.
Voulait-elle le regarder? Non sans doute; car,
lorsque leurs regards se croisaient, elle avait un mouvement d’impatience qui se traduisait par un brusque détour de la tête ou par un éclat de rire nerveux venu plus ou moins à propos dans la conversation à laquelle elle prenait part. Cependant ses paupières se relevaient par la vertu d’une force secrète. Comme il en était arrivé à s’imposer la puérile discrétion de ne 32la regarder qu’une fois sur deux rencontres, le jeu compris de part et d’autre, à la longue, amenait sur leurs lèvres un imperceptible sourire, d’abord contenu, dissimulé, presque pénible, mais avec lequel, peu à peu, ils se familiarisaient. À la fin, prenant leurs aises, ils ne souriaient plus et se regardaient toujours.
Il n’avait de repos que lorsque
le détour de certaines allées lui permettait de la voir de dos et d’embrasser des yeux sa taille splendide, ses belles hanches, sa démarche particulière, et le charme innommable de toute sa personne. Alors, en ces moments-là, une sorte d’effluve mystérieux et terrible qui, en face d’elle, lui causait une intime épouvante, un affolement enfantin, et se traduisait quelquefois par des fléchissements de la voix et des abattements soudains dans les muscles des jambes ou des bras, semblait le libérer, faire trêve, et lui permettre de s’épanouir dans l’admiration libre et hardie de cette créature de séduction.
Il s’efforçait
à parler lorsqu’elle venait à leur rencontre. Il se taisait, laissait sa phrase interrompue, brisée, dès qu’elle était passée. Dante-Léonard-William respectait le flux et le reflux de son humeur, poursuivant au dedans de lui ses chimères.
Dompierre lui demanda à brûle-pourpoint s’il n’avait pas revu Carlotta. Le bruit s’était
en effet répandu que le poète la poursuivait et la voyait dans les îles. Mais Lee se remit aussitôt à chevaucher l’idée que lui avaient inspirée sur le lac les charmants mensonges de la marchande de fleurs. Évidemment Carlotta n’avait été pour lui qu’un signe, qu’un objet évocateur dont la personnalité ne l’avait même pas atteint.
– Le mensonge est d’origine divine, dit-il avec bonne humeur. Dieu en fournit aux hôtes du paradis terrestre le premier exemple, en leur disant que le 33mal existait, alors qu’il ne pouvait pas exister encore, car on n’imagine pas le mal hors de l’homme, et Adam était encore
une sorte de demi-dieu. C’était afin qu’il usât du mensonge pour son agrément et inventât la poésie. Supposez que notre premier père eût saisi le sens de la divine facétie, quelles sornettes admirables il eût contées à sa femme Ève! quelles sources de plaisirs toujours nouveaux, quel aliment puisé dans l’imagination mensongère du mâle, aux lieu et place de la duperie médiocre dont il laissa l’initiative à la femme et dont la triste invention, par le droit d’une sorte de brevet, continua depuis lors à fournir le monde. Adam était un sot!… Croyez que si Dieu le châtia si cruellement lui et sa descendance, c’est parce qu’il manqua d’esprit.
Le soleil était descendu
de l’autre côté de la montagne; un prompt crépuscule répandait ses parures sur les monts lointains et sur le lac. Le poète et son ami furent témoins d’un de ces instants presque insaisissables où la nature qui pressent la chute prochaine de la lumière, semble tout entière en proie à une crise de sensibilité suraiguë. La moindre surface de la terre ou de l’eau y prend un aspect de si fragile délicatesse que malgré soi l’on retiendrait son souffle de peur de froisser une si tendre susceptibilité. Une faible brise infiniment ténue irisait les eaux teintées de pâle lilas; des tons de rose mobiles passaient sur la verdure des hauteurs; tout s’alanguissait, s’exténuait, à la façon de l’aspect de la vie sur la joue d’une enfant mourante.
– Ah! fit l’idéaliste, on se laisserait aller; on suivrait cette lumière en son évanouissement; c’est la plus gracieuse invitation à la mort!…
Gabriel entendit derrière lui le rire
perlé, clair et sonore de Mme Belvidera, et, se retournant, il aperçut 34d’un même coup d’œil sa resplendissante beauté, et au loin l’Isola Madre, la plus grasse et la plus opulente des îles, avec sa végétation et son palais couleur de chair, qui flamboyait, par la grâce d’un dernier rayon, dans la magnificence des couleurs de l’automne.




35IV


M. et Mme Hector de Chandoyseau arrivés derrière le carrosse de la Reine, et dont chacun répéta le nom tout frais inscrit sur le tableau des pensionnaires, jouirent immédiatement d’une secrète popularité, par le fait du hasard qui avait marqué leur entrée à l’Hôtel des Îles-Borromées.
Ils prirent place, au dîner, à une petite table située dans l’embrasure d’une fenêtre d’où la vue
, rasant la crête verte des arbres, va se perdre jusqu’à la corne extrême du lac. La tombée de la nuit rendait ce site merveilleux; certaines personnes se haussaient parfois sur leurs sièges, pour goûter un instant le plaisir du spectacle. Dans les instants de silence qui courent parfois d’une extrémité à l’autre de la table d’hôte, comme si un courant d’air emportait le son des voix, on entendait le timbre menu de Mme de Chandoyseau résonnant sans interruption. Le lac Majeur fut successivement comparé par elle à celui du bois de Boulogne et aux peintures de M. Puvis de Chavannes, aux yeux bleus des femmes de Botticelli et à la mer Méditerranée. À un autre moment, il n’y manquait que des gondoles et de la mauvaise odeur pour que l’on 36se crût à Venise; enfin de l’île de Caprée, dans le golfe de Naples, elle avait eu «n’est-ce pas, Hector?» une impression analogue; il est vrai qu’il y avait le Vésuve en plus…
Hector
écoutait sa jeune femme avec complaisance et affabilité; une pointe d’admiration perçait parfois la surface terne de ses yeux, et il souriait de temps à autre en montrant des dents magnifiques. Il avait le front chauve, les joues grasses et la moustache courte relevée au fer; le cou fort, le buste trapu; son aspect général traduisait un état de prospérité. On avait la certitude, en l’apercevant, qu’il n’avait jamais pensé à rien.
Chaque fois que le soliloque de Mme de Chandoyseau venait aux oreilles de la table d’hôte, un léger sourire effleurait les lèvres, et la conversation reprenait doucement par un chuchotement où l’on parlait en diverses langues du jeune couple arrivé tantôt derrière le carrosse de la Reine.
Au sortir de table, Mme de Chandoyseau, avant d’avoir seulement parcouru le corridor conduisant au hall vitré, s’était fait ramasser son mouchoir par le clergyman qu’elle s’attachait aussitôt par la chaleur de ses remerciements, et elle était tombée en une si vive extase devant la beauté de la petite Luisa Belvidera, qu’elle obtenait de sa maman la permission de l’embrasser et présentait l’une à l’autre la famille anglaise et l’italienne qui n’avaient point songé jusqu’alors à s’unir. Elle ne se tint plus quand l’Anglais qu’elle avait failli écraser tantôt, passa avec son ami près de son groupe sans cesse grossissant, et elle s’adressa tout net à Dante-Léonard-William dont le physique étrange l’avait intriguée pendant tout le repas, et qui, quant à lui, ne parut pas seulement la reconnaître.
Elle
lui parla immédiatement de son pays, par cette 37attention de l’esprit casanier des Français qui croient que tout homme rêve à son clocher. Lee demeura glacial. Pourtant il dit entre ses dents:
– Je connais surtout l’Espagne et
l’Abyssinie…
Mme Belvidera crut devoir prévenir Mme de Chandoyseau que le monsieur était un original.
Cette parole tomba comme de l’huile sur le feu, et, en face de la tête glabre et immobile de l’Anglais, Mme de Chandoyseau se livra à une improvisation qui eût déridé toute espèce de créature vivante, hormis celle précisément en l’honneur de qui elle était faite. Elle devina qu’il était un grand artiste; elle dit qu’il ressemblait à William Morris qu’elle avait visité à sa maison de Kelmskott.
– Qui est-ce que ce Mr William Morris? demanda tout à coup Lee, qui n’avait pas ouvert la bouche, et du plus grand sérieux.
– Ha! fit Mme de Chandoyseau qui faillit se pâmer, délicieux! adorable!… Il ignore l’Angleterre et William Morris… Mesdames, dit-elle en s’adressant tout autour d’elle, voilà l’homme le plus charmant que j’aie vu; c’est l’esprit le plus extraordinaire!…
Et elle décrivait à tort et à travers, à qui voulait l’entendre, les tapisseries décoratives, les papiers peints, les cretonnes et jusqu’aux poèmes dont le célèbre préraphaélite William Morris dota l’art contemporain.
Lee s’étant retiré, chacun fit son éloge; on ne tarissait pas en expressions laudatives. On demanda à Dompierre toutes sortes de renseignements sur lui.
– C’est un grand homme, dit
simplement celui-ci.
La sobriété de cette expression exalta l’enthousiasme tout préparé en faveur de cet être qui ne parlait presque point et était à peine poli. Tout le monde se retourna pour le regarder s’éloigner du côté du lac.

38– Tenez, dit Dompierre, en penchant un peu la tête sur le côté et en indiquant du doigt l’Anglais, le voilà qui allume son cigare…
– Il allume son cigare! répéta avec complaisance Mme de Chandoyseau.
Et les mêmes mots béats et creux errèrent sur la bouche de plusieurs femmes qui jusque-là n’avaient pas fait attention au poète et qui penchèrent toutes un peu la tête sur le côté en le contemplant avec une sorte d’attendrissement.
Mme
Belvidera, qui passait sa main dans la chevelure de sa fille, se tourna vers Dompierre:
– N’empêche, dit-elle, que votre ami est laid comme un péché!
– Chut!… vous allez vous mettre mal avec ma compatriote, et j’ai le plus vif désir de vous voir toutes les deux en bons termes.
– Ah! ah! fit-elle, et pourquoi, s’il vous plaît?
– Parce que!…
– Oh! oh! vous voulez faire le mystérieux, vous aussi, pour qu’on vous regarde en penchant la tête quand vous allumerez votre cigare;… ça ne vous va point!
– Pas plus qu’il ne vous va de plaisanter!…
– Mais, fit-elle, cela m’arrive quelquefois;… prétendriez-vous?…
Le jeune homme prit un ton si grave et si suppliant que le seul mot qu’il prononça équivalait au plus franc et au plus passionné des aveux:
– Je vous en supplie, dit-il,
avec moi!
– Ah! dit-elle, comme si elle venait d’être frappée violemment
.
Sa figure reprit subitement ce calme sérieux
dont la beauté faisait frémir Gabriel. Elle baissa les yeux, 39puis les releva doucement; il crut qu’elle allait lui redonner, comme à leurs rencontres des jardins, la caresse de son regard. Et quel prix elle eût contenu cette fois-ci! Mais elle arrêta à temps la lente ascension de ses paupières, et se rapprocha en souriant de Mme de Chandoyseau.
Celle-ci rappela aussitôt Dompierre d’un petit signe familier, et dans le voisinage de la Parisienne, les deux jeunes gens furent
promptement remis à l’aise. Cette petite folle répandait autour d’elle une atmosphère légère, où l’un et l’autre comprirent qu’ils auraient besoin de se réfugier souvent.
était assis à une table de jardin, et prenait tranquillement son petit verre de liqueur.
– Monsieur de Chandoyseau, dit sa femme, je
la signora Belvidera, devant qui le divin Raphaël se fût mis à genoux, et Monsieur Dompierre qui est l’ami de l’homme le plus étonnant du monde.
Gabriel s’inclina pour ce que le titre dont on le parait avait de flatteur pour son ami, tandis que M. de Chandoyseau, qui n’admirait pas d’autres femmes que la sienne, rendait un salut de politesse à Mme Belvidera.
– Monsieur, dit-il, en s’adressant à Dompierre, vous êtes artiste, évidemment?
– Ma foi, non, monsieur; je vous avouerai que je consacre tous mes soins à l’étude de l’économie sociale, et j’ai passé d’austères journées sur les tables de la statistique…
– Tiens! tiens! dit M. de Chandoyseau, eh bien! à la bonne heure! je suis enchanté, monsieur, de vous connaître. Entre nous, fit-il, ces fameux artistes sont pour la plupart des farceurs!…
– Comme vous dites vrai!
– Chut! faites attention, je vous préviens que vous ne plairez pas à ma femme.
40– Ce serait un vrai chagrin pour moi.
– Allons! allons! asseyez-vous! nous arrangerons cela! Que prenez-vous? La meilleure chartreuse italienne ne vaut pas l’eau sucrée… Voici de la chartreuse d’Ema, de la chartreuse de Pavie?…
– De celle de Grenoble.
– Ha! ha! fit-il en montrant ses dents blanches, vous ne vous en laissez pas accroire, vous, monsieur le statisticien! Vous ne donnez pas dans tous ces flacons! Ma femme, figurez-vous, en a emporté de Pavie une pleine malle: c’est joli, ça paie de mine, c’est bien tourné, on y mettrait des fleurs; c’est du trompe-l’œil, comme on dit ici. Ma femme, ajouta-t-il, est une femme supérieure; l’activité de son cerveau se répand sur tout, et dépasse quelquefois la mesure. Elle se fatigue; elle se tuera; oui, monsieur, elle mourra sur la brèche. Combien de fois lui dis-je: «Herminie, n’allons pas à Bayreuth cette année-ci! Herminie, la maison d’art de Bruxelles se passera bien de nous! Herminie, voici un article de M. Octave Mirbeau qui affirme que vos Anglais ne valent plus rien: laissons cette année les musées et les cottages préraphaélites!
– C’est que… vous partagez toute la peine
Voilà! précisément!… Certes, il faudrait que j’eusse les jambes coupées bien ras pour ne pas l’accompagner, et ne pas la soutenir dans son œuvre de femme intellectuelle, et c’est un plaisir pour moi, oui, un réel plaisir, d’autant plus, après tout, ajouta-t-il, en souriant avec modestie, que je ne suis pas tout à fait une ganache, et que je prends ma part d’intérêt à sa vie artistique… Mais, monsieur, il faut vous dire qu’il y a la terre de Chandoyseau, en Anjou, où je n’ai pas mis le pied depuis cinq ans sonnés, faute de vingt-quatre heures de liberté pour prendre un billet d’aller et retour. Les fermiers paient mal; les vignes 41dévorées ne sont pas renouvelées, les métayers me volent; mais c’est l’exhibition d’une diseuse, à la Bodinière, par un conférencier favori! c’est une représentation d’Ibsen ou de Bjonstierne Bjönstorn! c’est une entrevue acceptée par le dernier prêtre défroqué, par la prophétesse ou le cardinal-archevêque! c’est une messe bouddhique, un duel de poètes, un pas de quatre aux Folies-Bergères!… que sais-je? On n’a pas le temps de vivre, monsieur…
– Notre époque, dit Dompierre, en s’efforçant de dissimuler son sourire, est en proie à une trop vive surexcitation cérébrale.
– Bravo! monsieur, s’écria en battant des mains, Mme de Chandoyseau, qui avait saisi ce mot au vol; bien que vous ne soyez pas artiste, monsieur, vous comprenez, oui, je suis sûre que vous comprenez ce mouvement magnifique, cette renaissance, cette envolée… oui, oui, vous comprenez!
– Je m’y efforce, madame.
– D’ailleurs, votre admirable ami semble avoir pour vous la plus grande considération… Et vous, madame, dit-elle en se retournant vers Mme Belvidera qui, un coude appuyé au dos de sa chaise, avait pris la pose des majestueuses madones rêveuses
, et vous, qui habitez Florence, ce cœur du monde des arts, ah! quelle vie intense, quelle existencej’imagine que l’on doit mener dans la braise même de ce foyer!…
– Mon Dieu, madame, dit la Florentine, c’est peut-être parce que je suis née et ai grandi au milieu d’un si grand nombre de chefs-d’œuvre, que j’ai moins de fièvre à les contempler. Ce n’est pas sans doute un bienfait de la Providence, que de nous faire
venir au monde à Florence ou à Rome; car les plus grandes merveilles vous y deviennent si familières qu’on les 42regarde simplement avec plaisir, comme on le fait par exemple pour ce beau paysage…
– C’est une petite femme délicieuse! dit Mme de Chandoyseau d’un ton de supériorité indulgente.
Puis elle toisa Mme Belvidera et le jeune homme. On vit poindre une lumière dans la goutte d’eau grisâtre de ses yeux. Évidemment elle les jugeait aussi niais l’un que l’autre; Mme Belvidera pour n’être pas enflammée par les arts, et lui, parce que n’étant ni peintre ni poète, il ne faisait seulement pas profession d’être dilettante. Elle en éprouvait tout le plaisir secret qui peut affecter les femmes de son espèce, chez qui la vanité compose toute la vocation artistique.
Et s’adressant à Dompierre avec un soupir, et sur le mode désespéré que prennent messieurs les professeurs aux examens, en faisant la grâce d’une dernière question au candidat jusque-là malheureux:
– Monsieur, aimez-vous la musique?
– Je n’en suis pas bien sûr, car je ne me sens parfaitement heureux qu’en entendant de la musique comme celle qui nous arrive de là-bas, du milieu de la nuit, sans doute sur une barque voguant au clair de lune
.
– Ah! fit
Mme Belvidera, en se relevant soudain, c’est la belle Carlotta! c’est la belle Carlotta!
Et elle raconta
avec toute la chaleur de son franc enthousiasme l’épisode de la rencontre sur le lac, avec la marchande de fleurs des Borromées.
Bien! bien! ma chère belle, fit Mme de Chandoyseau. Eh bien! allons-nous du côté du lac, entendre cette musique qui ravit Monsieur Dompierre?
M. de Chandoyseau acquiesça de la tête
; on se leva. Mme de Chandoyseau eut l’œil piqué d’une nouvelle flamme en regardant l’Italienne et Gabriel debout l’un près de l’autre. «Voilà deux gaillards, pensa-t-elle, 43qui sont bâtis pour se comprendre sans le secours du saint-esprit, et il est bien heureux qu’ils n’en aient pas besoin, car ils risqueraient d’être longtemps sans échanger leur pensée de derrière la tête!…»
– Hector, donnez-moi le bras…
Vous, dit-elle, en regardant les jeunes gens, je vous permets d’en faire autant; je joue le rôle de maman…
Mme
Belvidera n’eut pas l’air d’entendre et appela la femme de chambre pour prendre la fillette. Puis elle revint vers Gabriel, et ils descendirent tous les deux vers le lac, à une certaine distance de leurs chaperons, et sans se donner le bras.
– Votre Parisienne me déplaît beaucoup, beaucoup, dit Mme Belvidera; de plus, je la trouve impertinente, avec sa manière de vous dire: «Donnez-vous le bras!»
– C’est une «mondaine», elle est gâtée par la mauvaise fréquentation.
– Vous avez un singulier monde!
– On ne parle que de celui-là.
– Mais, ajouta-t-elle en souriant, vous me devez au moins des excuses pour m’avoir engagée à la fréquenter…
– Je les mets à vos pieds, madame, mais je vous prie encore de la fréquenter…
– Ah! c’est un peu fort!
Ils ne trouvaient plus rien à dire, ils étaient parvenus jusqu’au bord du lac sans avoir rejoint leurs nouveaux amis.
Le chant de Carlotta reprit au loin et leur causa un tressaillement involontaire. Le souvenir de sur le lac leur reversait son charme puissant, et l’image de leurs deux personnes, qui forcément s’y mêlait, bénéficiait de la séduction qu’avaient éprouvée tous leurs sens.
Il tendit le bras, presque instinctivement, à la jeune femme, et elle y suspendit le sien. L’idée leur 44vint sans doute en même temps, qu’ils venaient d’accomplir ce à quoi ils avaient trouvé tant d’impertinence à être invités par Mme de Chandoyseau, et ils se regardèrent en souriant.
La provocation de cette pimbêche de Parisienne leur valait de mêler à ce premier et si prompt témoignage d’intimité, un menu brin d’ironie qui les sauva de l’embarras dont est suivi d’ordinaire un aveu passionné.





45V


Un matin, étant descendu dans les jardins
avant que la grande chaleur ne fût élevée, Gabriel vit s’éloigner du côté d’Isola Bella une barque portant les couleurs françaises et où il reconnut, sous le toit de coutil blanc qui l’abritait du soleil, Mme Belvidera. Il héla aussitôt un batelier qui le connaissait et qui, par une attention délicate, se mit en devoir de hisser à l’arrière de l’embarcation le pavillon de son pays.
– Non! non! lui cria-t-il, mettez aujourd’hui les
couleurs italiennes!
C’était un enfantillage
amoureux autant qu’inoffensif.
À son arrivée au petit port d’
Isola Bella, il rencontra la jeune femme attardée aux environs du débarcadère.
Je vous confie, dit-elle, que j’aurais une grande envie de visiter Isola Bella sans la compagnie des touristes et des guides. Croyez-vous que cela soit possible?
Il prit en riant le ton qu’avait Mme de Chandoyseau lorsqu’elle parlait de l’art mystique:
– Sphinge! dit-il, ô vous dont la pensée demeure 46un mystère et qui sondez miraculeusement les arcanes les plus profonds!… qui
vous a dit que j’avais eu la précaution de faire demander au comte Borromée la permission de me promener dans ses domaines à loisir?… et de plus que j’avais précisément cette permission dans mon portefeuille?
Vrai?
– Tenez
! fit-il en lui tendant la carte. Prenez ce talisman, il vous suffira de le présenter au chef-jardinier qui vous laissera aller en paix… Et je ferai comme lui, madame, ajouta-t-il en s’inclinant, puisque telle est votre répugnance pour les cicerones.
– Non, dit-elle, il paraît qu’il y a beaucoup d’escaliers et de pentes: vous m’offrirez le bras!
Et elle lança son
rire clair et franc, faisant retourner la tête de plusieurs hommes du port qui demeurèrent les yeux fixés sur elle.
Gabriel ne pouvait
pas quitter son visage, et il était affolé de son sourire ouvert sur la rangée des dents éclatantes. Il se tenait pour ne lui pas tomber sur la bouche:
Je t’aime! je t’aime! prononça-t-il à demi-voix.
Elle reçut toute la chaleur de son amour sans rejoindre les lèvres, et la trace d’une langueur heureuse éteignit seulement dans ses yeux la flamme du sourire:

– Quel pays! quel temps! quelle beauté! dit-elle enfin en lui
enlevant son regard qu’elle promena tout autour d’elle, sur le port garni de petites barques de couleurs claires, sur le lac lumineux, sur les montagnes lointaines dont les cimes bleues se perdaient dans le ciel.
– Je suis folle!
dit-elle.
– Moi aussi
!
– Dieu est trop bon, la terre
trop belle…
47– Oui, oui, il y a des moments où l’on oublie les conditions de la vie et où l’on touche la vie elle-même dans sa plénitude, comme un résultat merveilleux… D’ailleurs on ne sait pas, non, on ne sait pas ce que c’est; on ignore ce qui vous passe par la chair et par la cervelle…
– Ça passe…

– Chut!
– Taisons-nous, vous avez raison.
Ils prirent le chemin du palais
Borromée par où l’on gagne les jardins.
Il s’effaçait pour
laisser passer la jeune femme sous les portes chargées outre mesure de vignes-vierges, de lierres et d’une pesante chevelure de lianes aux floraisons inconnues. Parfois il devait lui donner la main en la précédant, pour écarter les végétations encombrantes. D’autres fois il lui arrivait de la laisser faire quelques pas en avant, parce que ce qu’il avait voulu lui dire au moment où elle passait tout contre lui, expirait sur ses lèvres. Au reste, qu’a-t-on à dire dès que l’on aime? Mais la beauté de sa taille et de ses mouvements l’accablait particulièrement. Elle était grande et développée; mais mince à la ceinture et aux attaches; ses gestes avaient de la lenteur et de l’aisance; son visage était calme et heureux; il semblait que ses yeux eussent la faculté d’adoucir les gens et les choses, et que tous ses environs reçussent d’elle on ne sait quelles facilités, quels contours arrondis, ou quelque chose de comparable à la caresse générale, tiède et savoureuse d’un bain.
Elle
escaladait sans fatigue les terrasses superposées; empruntait une sorte de légèreté au maniement de son ombrelle blanche, et, se retournant de temps en temps, elle disait, dans le pur éclat de son bien-être:
48– Comment ça va-t-il?
– Ah!
Elle
s’arrêtait tout à coup:
– Dieu que ça sent bon!
Qu’est-ce que ça sent?
Ils passaient sous
d’énormes magnolias en fleurs et des massifs de roses les entouraient; mais, pour lui, il marchait dans son sillage et croyait ne respirer qu’elle.
– Qu’est-ce que ça sent? répétait-il
gauchement.
– Dites! dites! fit-elle en lui cognant
l’épaule du bout de son ombrelle qu’elle avait fermée pour passer sous les branches basses.
Elle le vit pâlir
un peu en battant des narines. Elle lut dans ses yeux toute la pauvreté servile du chien qui marche à côté de son maître et jette sur la main qui le tient en laisse un regard d’esclave et d’amoureux. Elle se pencha vers lui comme une déesse pitoyable et lui tendit ses lèvres, toute sa bouche imprégnée du parfum de sa jeunesse et de ce matin enchanté.
Après
une longue étreinte, seulement, elle songea à regarder si personne ne les voyait, et à cette pensée, elle rougit très simplement, très sincèrement.
Ils montaient en silence les marches de marbre de la dernière terrasse. Elle ramassa
à ses pieds une feuille gigantesque de quelque plante tropicale, et s’en servit avec grâce comme d’un éventail. Elle s’arrêta, un peu essoufflée, à la fin.
– Pas une âme dans les jardins, ce matin; nous sommes seuls, nous sommes bien

Il se rapprocha d’elle; ils n’en finissaient pas de gravir ces escaliers.
Arrivés sur la grande plate-forme aux dalles de marbre qui domine l’île entière et est comme le faîte d’un colossal reposoir, ils s’accoudèrent à une balustrade regardant le lac. Le soleil ardent l’
immobilisat 49tout entier, et les villages avaient l’air d’être couchés, sur les rives, comme des bêtes bienheureuses. En face d’eux, Stresa perdu dans la brume de chaleur, mais dont on distinguait le drapeau du débarcadère, souvenir de leur arrivée et de l’angoisse qu’avait causée au jeune homme celle qu’il appelait la «Sirène». Puis venaient, le long de la route, la série des jardins aux arbres courts, soigneusement rognés pour le souci de la vue du lac: les jardins de la duchesse de Gênes, et ceux de l’hôtel, témoins de leurs aveux. Vers la gauche, l’Isola Madre, la mère du groupe des Borromées, gorgée de végétation, paraissait dormir, repue, derrière son grand palais rose peuplé de jardiniers. Quelques voiles blanches filaient au loin.
Après une minute de songerie muette en face d’une des plus belles vues du monde,
Mme Belvidera dit, d’un ton de religieuse admiration:
– Mon ami
, voilà des moments inoubliables…
Il fit signe qu’il pensait comme elle.
Elle hésita un peu, avant d’ajouter:
Vous êtes, je crois bien, le premier homme que j’aie rencontré, et qui soit capable de ne pas interrompre d’un mot la grande émotion que l’on éprouve à côté de lui… J’ai vu beaucoup de belles choses et de beaux paysages; ils m’ont toujours été gâtés par quelqu’un.
Cette phrase fut doublement sensible à
Gabriel, parce qu’il pensait qu’elle faisait peut-être allusion par ce «quelqu’un» à son mari, de qui ils n’avaient jamais parlé, et qui lui avait paru si loin, dans la première exaltation, que son image, vraiment, ne l’avait pas atteint un seul instant. Qui était-il, comment était-il? Cette question si tôt venue d’ordinaire à l’esprit de qui s’éprend d’une jeune femme mariée, avait été 50étouffée chez lui par la farouche, absorbante et soudaine passion que la Florentine lui avait inspirée. Pensait-elle à lui en ce moment, à quelque propos fâcheux qu’il aurait eu en face des lieux qu’ils avaient visités ensemble? La comparaison qui s’établissait alors dans son esprit, si favorable qu’elle parût être à l’amant, troubla la limpidité de son bonheur. Il vit qu’elle-même avait un pli léger au front, qu’elle effaça presque aussitôt pour se replonger dans la rêverie en regardant au loin. Mais elle semblait ne plus rien voir. À quoi pensait-elle? Il commençait d’en souffrir, quand tout en continuant d’ouvrir de larges yeux dans le vide, elle se rapprocha de Gabriel et lui saisit la main appuyée sur la balustrade brûlante, en desserrant les lèvres du geste particulier qu’elle avait pour appeler le baiser.
Il étreignit sa main, et il s’approchait de sa bouche. Un bruit les fit retourner brusquement du côté de la terrasse peuplée d’innombrables statues et
plantée d’obélisques de marbre rose.
Une faible brise venait de détacher de l’arbre deux oranges, et les fruits, ayant rebondi sur la paroi des caisses, roulaient jusqu’à leurs pieds.
Elle poussa un cri de surprise
et rit d’avoir eu peur pour si peu. Au même instant, les célèbres colombes des Borromées s’élevèrent; elles passèrent en tournoyant au-dessus de leurs têtes, firent ainsi plusieurs fois le tour de l’île; puis leur troupe élégante alla s’abattre sur la toiture du palais qu’elle parut couvrir d’une épaisse cendre bleue.
Il se pencha au-dessus de la balustrade, d’où la vue surplombe les
terrasses superposées.
– Voilà, dit-il, la cause de l’émoi des colombes; c’est l’heure où les premiers visiteurs vont leur jeter du grain dans la grande cour du palais, et j’aperçois 51la première troupe de nos trouble-fête qui s’avance là-bas sous la conduite d’un jardinier.
– Ils vont venir là?
– Certainement, c’est d’ici qu’on leur fait voir le profil de Napoléon couché sur la montagne…
– Où ça? où ça? fit-elle.
– Ah! ah! vous aussi, dit-il, en riant de ce genre de curiosité.
Et il lui fit voir le profil de Napoléon. Elle se haussait sur le bout des pieds. Tout en riant, il la trouvait adorable.
– Je suis enfant, dites?
– Mais non: femme, simplement.
– Ah! trop! trop! dit-elle avec un gros soupir et l’embrassant avant de se mettre à courir pour éviter la troupe des touristes.
– Où allez-vous?… mais vous allez tomber sur eux tout juste par là!…
– Par où faut-il aller alors?
– Venez, venez de ce côté!
Ils descendirent quatre à quatre des marches et des marches; d’autres oranges tombaient
à la secousse du sol, et leur roulaient sur les talons.
– Ne riez donc pas
! mais ne riez donc pas ainsi; vous allez vous couper le souffle!
La chaleur et la course
rosaient la peau de ses joues habituellement mate, et sur les tons de paille, illuminés de soleil de la garniture intérieure de l’ombrelle, sa figure prenait une extraordinaire animation. Par le simple caprice de fuir les touristes, elle se faisait une peur terrible de les rencontrer et, à chaque tournant d’allée, poussait des cris. De grands lézards se précipitaient affolés derrière les espaliers. Elle écrasait du pied les extrémités débordantes de lourdes plantes grasses. Les colombes avaient repris leur vol tournant et semblaient jouer comme eux.
52– Les voilà! criait
Mme Belvidera.
– Qui? les touristes?
– Non, les colombes!
Et elle était tout heureuse de lui avoir
fait peur; car il en arrivait à partager sa crainte de tomber dans cette agglomération compacte de malheureux réunis autour d’un guide qui leur récite durant une grande heure le catalogue complet de l’horticulture. Il s’arrêta en face d’une portière de lierre qui devait fermer l’entrée d’une grotte, et fit signe à la jeune femme de venir se réfugier là-dessous. Il souleva l’énorme et lourd rideau végétal, et ils se trouvèrent dans une obscurité complète.
– Oh
! comme il fait noir là-dedans! dit-elle.
Alors, il la saisit dans ses bras. Il lui baisait confusément les cheveux, le cou et le visage, et ses lèvres ivres lui happaient la gorge dont la forme était sensible au travers de la chemisette légère. L’odeur de sa peau moite se mêlait assez bizarrement à un relent de terreau
gras sans doute déposé dans la grotte, et à l’âpre saveur des lierres.
– Écoute, écoute! fit-elle, oh! cette fois-ci ce sont eux… Nous allons les voir passer à travers le
rideau de lierre!
– Ah! mais… ah! mais… il ne faudrait pas tout de même qu’ils s’avisassent d’entrer ici!
– Il ne manquerait que cela! par exemple!
– Mais cela serait très possible!
– Oh! que j’ai peur! que j’ai peur!
Elle allait se blottir au fond de la grotte. Elle renversa des outils de jardinage dont l’acier se choquant fit du bruit, et elle vint plus morte que vive se jeter au cou de Gabriel.
Fort heureusement, un éclat de rire général, parti du groupe des touristes, avait couvert le bruit 53malencontreux. Le guide répéta en italien le plaisant propos qui avait valu cette forte hilarité de la part d’une dizaine d’Allemands qui étaient là. Il expliquait que cette grotte portait le nom de «chambre de Vénus» et que la tradition voulait que le manteau de feuillage y fût poussé naturellement
, sans que personne y eût mis la main, et pour la seule raison de la pudeur. Tout le monde trouva l’à-propos excessivement drôle, car on n’est pas difficile sur la qualité de l’esprit au cours d’une excursion botanique.
Ce disant, le guide
facétieux secouait le manteau de lierre de la façon la plus inquiétante et sans se douter que sa plaisanterie médiocre avait pour les amants un sel particulier. Dans une des éclaircies que leur valait le balancement imprimé par ce satané bonhomme à la portière naturelle, Gabriel faillit pousser lui-même une exclamation. Il venait d’apercevoir, derrière le groupe barbu des Teutons, M. et Mme de Chandoyseau! Si par malheur une tige de lierre venait à se rompre et à les découvrir, Mme Belvidera était compromise, et aux yeux de cette pie-borgne de Parisienne qui tenait à sa merci tout l’Hôtel des Îles Borromées.
Il avoua son inquiétude à la jeune femme. Elle-même reconnut leurs bons amis les Chandoyseau par la fenêtre intermittente dont le jardinier les gratifiait trop abondamment.
– Mais, dit-elle, ils ont avec eux une jeune fille que je n’ai pas aperçue encore à l’hôtel?
– Allons donc! Madame de Chandoyseau connaîtrait quelqu’un dont elle ne nous aurait pas entretenus?
– Mon ami, cette jeune fille, qui est fort bien, entre parenthèses, donne le bras à
Madame de Chandoyseau.
Ah! Dieu soit loué; les voilà qui s’en vont! dit-elle en l’embrassant avec toute la joie d’être sauvée.
54– Mais non! mais non! fit-il vivement
, en la repoussant, cette jeune fille est encore là… tenez! tenez! la voici… ah! saprelotte!…
Il avait eu à peine le temps d’écarter la tête de Mme Belvidera, que la jeune fille demeurée en arrière, soulevait le rideau de lierre et passait dans la déchirure lumineuse qu’elle produisait à leurs yeux, sa très jolie tête blonde qui demeura pétrifiée en apercevant un monsieur et une dame élégants enfermés là et la dévisageant elle-même avec les marques de l’effarement le plus complet. Elle rougit; fit le mouvement de se retirer; mais sa stupéfaction même la laissa assez de temps inerte pour qu’elle gardât de leurs physionomies une empreinte suffisante à les inquiéter. Enfin elle s’enfuit en courant, et ils entendirent la voix aigrelette de Mme de Chandoyseau:
– Solweg! Solweg!
eh bien! que fais-tu là, ma jolie?
Ils se regardèrent
réciproquement en prononçant l’un et l’autre à la fois le nom de «Solweg».
Solweg? dit Mme Belvidera, qu’est-ce que c’est que ça?
C’est un nom du nord, un nom ibsénien…
Cette jeune fille, alors, serait une Scandinave?
– Ou une Parisienne au goût du jour… une artiste, peut-être, ou un jeune bas-bleu: «Solweg» doit être un pseudonyme.
– Vous croyez?
– En tous cas, si c’est une amie de Madame
de Chandoyseau, ça doit être une farceuse…
– Elle est
bien gentille.
– Plaise au ciel
qu’elle soit discrète!
Ça, ce n’est pas possible.
– Peut-être que si, tout de même; cela dépend du 55degré d’intimité où elle est avec Madame de Chandoyseau…
– Mon ami, vous savez aussi bien que moi qu’il n’y a pas de degrés dans l’intimité de Madame de Chandoyseau: si cette petite est ce que vous croyez, elle ne tiendra pas sa langue. Madame
de Chandoyseau est édifiée à l’heure qu’il est.
– Et
c’est la femme la plus heureuse du monde!…
– Après moi!
interrompit Mme Belvidera, voulant montrer par là que rien ne pouvait entamer son bonheur.
– Merci,
ma chérie!… ma chérie!…
– C’est égal, ajouta-t-il,
notre bonne amie de Chandoyseau nous gardera une terrible rancune, pour deux raisons: d’abord parce que ses bons soins nous auront été superflus, alors qu’elle eût voulu nous jeter dans les bras l’un de l’autre; ensuite parce que ce n’est pas elle qui nous aura vus la première dans cette attitude… Quant à nous, il faut sortir de la «chambre de Vénus» et voici l’heure du déjeuner. Retournons-nous à Stresa?
– Je n’en ai guère envie, et vous? Ne peut-on pas déjeuner dans l’île?
– Mais si!
– Quel bonheur! dit-elle en se courbant pour passer sous le
maudit lierre; et dans la joie de recouvrer la lumière, de revoir le paysage resplendissant dans la chaleur de midi, elle se mit à sauter avec l’insouciance admirable que donne la santé et la beauté plus fortes que tout.
Nous risquons de tomber dans nos connaissances qui pourraient bien avoir eu la même idée que nous!
– Tant pis! tant pis!
dit-elle, nous dirons la vérité. Ne nous sommes-nous pas rencontrés ce matin par hasard?
56Il remarqua que, pour la première fois, elle
laisserait déjeuner la petite Luisa seule avec la femme de chambre; il se garda bien de paraître s’en apercevoir, et, dans son égoïsme d’amant, il en fut secrètement heureux.
Ils descendirent ensemble jusqu’au village qui environne la petite église et le port d’Isola Bella
, sans se préoccuper davantage d’autres visiteurs qui les croisèrent à plusieurs reprises.
En arrivant sur la place, ils aperçurent un groupe assez compact de personnes entourant un objet de curiosité qui ne pouvait être qu’un blessé ou un peintre. Ils firent comme tout le monde, et, se haussant sur la pointe
du pied, reconnurent Dante-Léonard-William Lee qui peignait, sur une large feuille de papier teinté, des figures aux formes étranges.
Il avait toutes les peines à contenir la foule des indigènes et des touristes qui
, formant autour de lui un cercle complet, ne lui laissaient pas apercevoir le modèle qu’il semblait chercher sans le pouvoir découvrir à travers toute cette affluence.
– C’est bizarre, fit
Mme Belvidera, il a l’air de s’inspirer de quelque chose qui serait placé là-bas, du côté de l’église, et il fait des sortes d’arabesques qui n’ont ni queue ni tête.
– Ce n’est pas cela qui m’étonne, dit Gabriel, mais je suis curieux de voir où il puise son inspiration…
À ce moment,
les personnes qui se trouvaient devant lui ayant enfin compris qu’elles gênaient l’artiste, s’écartèrent, et l’on reconnut la Carlotta qui faisait les cent pas devant les marches de l’église. Elle avait ses beaux cheveux bruns, épais, noués négligemment sur la nuque; ses bras superbes, un peu hâlés, étaient nus jusqu’au delà du coude; on sentait 57sa gorge forte et libre sous un corsage de pauvresse à demi boutonné, et elle marchait en se balançant sur des hanches saillantes et paresseuses.
À cette heure-là, elle était marchande d’éventails et de paniers de paille dans une petite
boutique construite en planches, et les rares acheteurs lui laissaient le loisir de bavarder, de rire et de s’étirer au soleil.
Cinq ou six femmes étant venues s’asseoir sur
les marches où des arbres répandaient l’ombre trouée de leurs hautes branches, Carlotta se campa debout en face d’elles et les poings aux hanches. Sa silhouette était une merveille. Par cette belle fille simple, la nature confirmait le plus pur classicisme; on eût cru voir un dessin de Raphaël. Elle avait le nez des marbres romains, de grands yeux gris et fins, et le dessin des lèvres d’une netteté presque invraisemblable.
Une enfant passa, qui portait sur la tête un bassin de cuivre
rempli d’eau. Les femmes l’arrêtèrent; elles trempèrent l’une après l’autre un verre dans l’eau pure et elles en avalaient d’un trait le contenu. Carlotta but, s’étira les bras, les tint un moment élevés et les reposa nonchalamment sur ses hanches. Quelqu’un la fit éclater de rire tandis qu’elle buvait un second verre d’eau qui se répandit sur sa robe. Elle la retroussa d’un geste prompt, franchement et très haut, mais sans la moindre hésitation, sans vulgarité, sans donner le soupçon de l’immodestie, tant ses mouvements étaient spontanés, simples et près de la nature.
Des hommes du port, des bateliers,
en passant, s’arrêtaient près d’elle; quelques-uns essayaient de la lutiner; elle se défendait en riant et leur allongeait de grandes tapes lourdes. Mais l’un d’eux, un gars de vingt ans, fort et trapu, avec un regard timide et sombre, étant survenu, se posta derrière elle, sans lui parler. Dès lors personne n’osa plus la lutiner.
58Lee prononçait à demi-voix des exclamations. Tout à coup, il se leva, et l’on crut
qu’, dans l’exaltation de son enthousiasme. Mais sa froideur britannique ou une certaine timidité l’interrompirent dans son élan, et, arrivé près de Carlotta, il dit simplement qu’il voulait boire un verre d’eau. Carlotta passa de l’eau dans le verre et s’apprêtait à l’essuyer.
– Non, non!
dit-elle, je veux boire après toi seulement.
Le gars
sombre se dressa tout à coup comme s’il voulait s’opposer à toute tentative de galanterie.
– Paolo! dit-elle, en lui donnant un soufflet vigoureux qui ne fit rire que les étrangers.
Puis elle porta le verre d’eau à ses lèvres, et le tendit au poète qui le but pieusement.
– Bravo! bravissimo!
s’écria de loin une voix bien connue.
C’était Mme de Chandoyseau, arrivant au milieu du groupe des touristes allemands, et flanquée de son mari et de l’énigmatique Solweg.
Enthousiasmée
à son tour de l’action galante du poète, elle reproduisait le geste qu’il avait en buvant; et elle dit qu’elle voulait boire après lui.
– Herminie!… voyons, ma chère Herminie, faisait M. de Chandoyseau en s’épongeant le front ruisselant, à l’aide d’un petit mouchoir de soie bleue.
Mon ami, répondait Herminie, je vous dis que cet homme-là est divin!
Mais
déjà elle oubliait de boire et se précipitait du côté des dessins.
Elle faillit se pâmer dès qu’elle les aperçut. Elle les tenait à la main, les tournait, les retournait
dans tous les sens, et poussait de petits gloussements de béati59tude. Lee s’approcha et s’aperçut qu’elle les regardait à l’envers; il les lui redressa bénévolement dans la main:
– Non, non: dans ce sens-ci
.
Mme
Belvidera toucha le coude de son compagnon; ils rirent l’un et l’autre de tout leur cœur. Mais peu de gens s’aperçurent du sel de la petite scène. Il faut dire que l’on ne savait trop par où prendre ces images. C’étaient des entrelacs gracieux formés de lianes végétales se métamorphosant peu à peu et prenant ici et là des rudiments de formes humaines, s’épanouissant enfin en délicieux corps de femmes ou d’adolescents dont les plus achevés semblaient se reverser avec ivresse dans le calice de fleurs imaginaires où ils s’absorbaient à nouveau tout à fait. Tout cela était encore vague, légèrement esquissé et voilé à dessein sous un estompage nuageux. On ne le distinguait qu’avec de l’application et après une certaine accommodation de l’œil. Mme de Chandoyseau n’y avait certainement rien vu.
Le vocabulaire de ses
louanges se déroulait sans cesse et sans fatigue sur ses lèvres, avec cette monotonie dans la répétition inconsciente qui rend impatientant par exemple le babillage des hirondelles. Le motif principal de son exaltation venait de ce qu’un homme pût tirer tout cela de soi, n’imitât rien ni personne, enfin ne se posât point «servilement devant la nature».
– Pardon, dit doucement Dante-Léonard-William,
je ne pourrais rien faire du tout sans Mademoiselle Carlotta qui est une admirable créature et que je tâche de voir là-bas à travers ces gentlemen… C’est sa beauté qui a tout le mérite.
Mme de Chandoyseau se mordit les lèvres pour n’avoir pas trouvé cela.
60Elle
ratait une occasion excellente d’entrer dans l’estime du peintre-poète, que les compliments les plus outranciers laissaient glacial. Elle se tut, prit sa mine chiffonnée, et quittant des yeux les dessins fameux, elle aperçut Mme Belvidera et Dompierre. Leur présence lui offrait une digression si opportune qu’elle se précipita et les incendia du feu qu’elle avait à répandre.
Elle appela simultanément
son mari et Solweg qui étaient allés s’asseoir contre une barque de pêcheur échouée sur le rivage, à l’ombre grêle d’un acacia.
– Comment, vous ne savez pas? dit elle, mais en effet, vous ne pouvez pas savoir:
Solweg est arrivée ce matin par le bateau de sept heures, inopinément;… on a frappé à ma porte; je rêvais; – je rêve beaucoup, surtout le matin – je rêvais à quoi donc?… est-ce que je sais? je rêve à tant de choses… Bref, j’ai cru que le feu était à l’hôtel. Hector ronflait dans la chambre voisine. Je lui crie: «Hector, levez-vous donc! il y a quelque chose!» Ah bien, ouiche! comme si je chantais! Je me lève donc moi-même; je vais ouvrir. Qui est-ce que je vois? Qui est-ce qui tombe dans mes bras? Solweg.
– Qui est cette demoiselle Solweg? firent d’un même mouvement les deux jeunes gens.
– Comment, vous
ne savez pas? Comment je ne vous ai pas parlé de ma sœurette, de ma petite sœur Solweg? Mais après tout, c’est bien possible! je l’ai toujours si présente à l’esprit, la chère, que je crois avoir déjà parlé d’elle au moment où je vais prononcer son nom, et je ne voudrais tout de même pas que l’on trouvât que je rabâche…
Et elle continua de bavarder pendant que M. de Chandoyseau s’avançait doucement avec sa
gracieuse 61petite belle-sœur. On la présenta successivement à Mme Belvidera et à Dompierre.
Elle
avait légèrement rougi en les apercevant; elle rougit davantage quand elle apprit par leurs noms qu’ils n’étaient pas mariés. Eux-mêmes furent extrêmement embarrassés. Leur cas était pire qu’ils ne l’avaient pensé tout d’abord: car ils avaient cru être exposés à l’indiscrétion d’une petite curieuse, et ils se demandaient s’ils n’avaient pas tout bonnement scandalisé une très candide jeune fille.
«Allons donc! fit à part lui Gabriel, la sœur de la Chandoyseau une candide jeune fille, c’est tout à fait invraisemblable. C’est une petite sotte
comme sa sœur aînée; mais elle est un peu gênée de se trouver si tôt en présence des héros du roman qu’elle a découvert; tout le monde le serait à sa place; elle ne tardera pas à faire de nous des gorges chaudes.»
Mme
Belvidera, moins promptement rassurée que lui, voulait retourner à Stresa; mais elle lut sur sa figure une si parfaite tranquillité recouvrée, qu’elle fut sans force pour refuser l’invitation à déjeuner que leur faisait Mme de Chandoyseau.
Gabriel lui dit à la dérobée ce qu’il pensait de la jeune fille.
– Vous croyez? dit-elle. Dame! vous connaissez mieux vos Parisiennes que moi; il faut que je m’en rapporte à vous!… mais
cette petite a une figure charmante.
– Vous ne trouvez pas qu’elle ressemble à sa sœur?
– Oui et non!
– Bast!… et puis elle s’appelle Solweg! Voyons, vous ne me ferez pas croire qu’une demoiselle qui s’appelle Solweg, et qui est la sœur de Madame de Chandoyseau, n’a pas couru les couloirs des théâtres soi-disant artistiques, les cheveux en bandeaux plats, en 62compagnie de petits pédants efflanqués, au front idéaliste et à la main cynique. Mais oui, c’est comme cela que ça se fait! et je vous parie que votre petite vierge a pour amie quelque peintresse ou sculpteuse sans gorge ni hanche et que l’on trouve dans son atelier posant elle-même, toute nue, devant la glace.
– Oh! oh! taisez-vous, vous êtes abominable… Eh bien! mais dites donc! je ne dîne pas avec ces gens-là, moi.
Il comprit la sottise qu’il commettait en s’excitant lui-même à abîmer une pauvre enfant
pas, et dans le seul but de se vouloir persuader qu’il n’avait pas souillé des yeux purs.
– Je ne sais rien de ce que je dis, après tout; je m’emporte sans raison et très imprudemment… Madame de Chandoyseau est insupportable, mais elle peut bien être la plus honnête femme du monde. Les Chandoyseau sont…
– D’ailleurs, dit Mme Belvidera, je ne veux même pas savoir ce que je fais; je ne sais rien, moi, je ne pense à rien; je suis là, vous êtes là: je suis folle, je reste.
– Merci, et pardonnez-moi les vilaines choses que je vous ai dites. Mais, voyez-vous, je vous aime, Luisa, je vous aime! je voudrais vous aimer sans que personne pût en être choqué;… personne qui compte, entendez-vous? personne ayant un cœur, une intelligence pour vous apprécier et vous chérir, comprenez-vous? sans que personne d’ainsi fait enfin, ne vous diminuât dans son esprit. Tenez, par exemple, notre Chandoyseau, eh bien, ça m’est égal qu’elle pense ou qu’elle sache n’importe quoi; elle inventerait ce qui ne serait pas! elle n’est personne. Eh bien! je voudrais, au fond de moi, en ce moment-ci, que cette petite, qui sait, elle, qui a vu, je voudrais de tout mon 63cœur que cette petite, elle aussi, ne fût personne!… Alors tout ça me met la tête à l’envers.
Ah! ça
, mais, dites donc! ajouta-t-il avec l’acharnement que l’on met dans ces cas de suggestion volontaire, d’où est-ce qu’elle est tombée, à propos, cette Solweg? Elle vient comme cela de Paris, toute seule, comme un jeune homme, en voilà des façons!
Mais non! mais non! vous n’avez donc pas entendu que Madame de Chandoyseau nous expliquait de l’arrivée de sa sœur?
– J’avoue que
je n’ai pas entendu: au bout d’une minute du verbiage de cette femme-là, je ne perçois plus rien de rien.
– C’est
quelquefois dommage; cette fois-ci, en tous cas, cela vous eût épargné un jugement téméraire à l’encontre de cette jeune fille qui m’intéresse, je l’avoue, je ne sais pourquoi. Madame de Chandoyseau nous a dit que son frère, vous savez, le peintre Antonius Plaisant…
– Comment,
Antonius Plaisant est le frère de Madame de Chandoyseau?
– Mais, mon ami, vous tombez de la lune!
vous n’écoutez jamais Madame de Chandoyseau, même pas la première minute, car elle nous a parlé maintes fois de son célèbre frère. Enfin, Antonius Plaisant chez qui Solweg était demeurée à Paris, pendant le voyage de sa sœur, ayant été appelé soudainement à Venise, comme arbitre, pour une question de médaille à décerner dans je ne sais quel concours de peinture, et sachant que les Chandoyseau étaient pour plusieurs semaines au lac Majeur, a amené sa petite sœur jusqu’à Milan, d’où il l’a expédiée à Stresa ce matin, en compagnie de la femme de chambre de Madame de Chandoyseau qui était restée au service de Solweg. 64Antonius n’avait pas prévenu parce qu’il sait l’affection qu’a la sœur aînée pour la cadette, et qu’il était certain de l’heureux effet de cette surprise. Est-ce clair?
– Et Antonius?…
– Antonius a filé tout droit sur Venise. Ce n’est pas un homme qui a du temps à perdre.
Mme
de Chandoyseau frappant dans ses mains, leur criait du haut de la petite terrasse de la trattoriades tables proprettes étaient disposées pour le déjeuner:
Eh bien! eh bien! qu’est-ce que c’est que ces bavards-là! Voulez-vous bien vous dépêcher; le risotto vous attend, et venez voir un peu les jolies fiasquettes de chianti! Quand on pense qu’à l’hôtel on nous le sert dans des bouteilles ordinaires! il faut se plaindre; nous nous plaindrons, n’est-ce pas, Hector? n’est-ce pas, vous? il faut rédiger une pétition; je la ferai apostiller par mon ami le révérend Lovely…
– Le révérend?…
– Lovely; Lo-ve-ly! Vous savez bien, le clergyman, mon clergyman. Figurez-vous, ma chère, dit-elle en se penchant à l’oreille de
Mme Belvidera, figurez-vous qu’il me fait la cour!…
– Oh!
– Comme j’ai l’honneur de vous le dire!
– Mais! et
mistress Lovely?…
Mistress Lovely n’y voit que du feu; mistress Lovely m’adore, positivement! C’est une femme d’une simplicité sublime… Je vous raconterai quelque chose à ce propos…
Dites donc!
– Non, non, une autre fois… j’ai peur que
Solweg ne m’entende…
Dites donc! dites donc!
– Eh bien! figurez-vous que mistress Lovely vint 65avec moi hier à l’église catholique, pour m’accompagner simplement, bien entendu. Or il y a dans cette église un petit tableau de la primitive école lombarde que l’on nous indiqua comme une curiosité. C’est un Adam et Ève; oh! mais peint avec une conscience, un scrupule des détails, une minutie, une exactitude, enfin tel que l’on en est
gêné, je vous le dis franchement. Mistress Lovely pinça les lèvres; je crus qu’elle était choquée et je m’attendais à ce qu’elle se lançât dans une violente diatribe contre ces pauvres catholiques un peu grossiers dans leurs images. En effet, elle me dit en haussant les épaules: «Ces gens-là sont stupides, very stioupid: Adam et Ève n’avaient pas de nombril!»
J’en suis restée moi-même
stupide, very stioupid; si je m’attendais à la trouver courroucée, ce n’était pas pour une inexactitude!
– Cela indique un sens approfondi de l’Écriture en même temps qu’un esprit observateur et fortement plié à la logique.
Vous nous ferez connaître mistress Lovely?
– Comment donc!

– Herminie! voyons, est-ce que c’est bientôt fini? soupira M. de Chandoyseau en fichant un coin de sa serviette dans la large échancrure de sa chemise de flanelle blanche; ma chère amie, je meurs de faim, et Solweg a passé la nuit en chemin de fer…
– Mais non! mais non! interrompit Solweg, dont l’organe était assez agréable, je n’ai pas passé la nuit en chemin de fer!
– C’est ta sœur qui me l’a raconté, fillette; à moins qu’elle n’ait pas compris ce que tu lui as dit…
– Elle n’a pas compris ce que je lui ai dit: nous sommes arrivés à Milan hier soir, nous avons dîné à 66l’Hôtel de la Ville où il y a un portier qui ressemble à M. Casimir-Perier, en un peu moins distingué, mais plus savant, certainement, car je me suis amusée pendant vingt minutes à l’entendre parler anglais à droite, allemand à gauche, italien en se retournant du côté d’un facchino, tout ça pendant qu’il nous donnait en très bon français toutes sortes de renseignements sur l’heure des trains. Je ne voulais plus sortir, tant j’avais de plaisir à voir ce portier, quoique Antonius voulût me faire voir le Dôme au clair de lune.

– C’est la première fois que vous voyez l’Italie, mademoiselle? demanda Dompierre à la jeune fille
qui était si admirative du polyglottisme d’un portier d’hôtel.
Oh! oui, monsieur! fit-elle.
Il voulait s’efforcer de la faire parler, à cause de l’ardent désir qu’il avait de savoir qui elle était. Il épiait sur sa figure
, non pas tant l’effet du sens de ses questions que celui que pouvait lui produire le fait de s’adresser à elle. Lui était-il antipathique? quelle impression avait-elle aussi de Mme Belvidera? Elle les reconnaissait évidemment; ses grands yeux bleus conservaient l’image qu’ils avaient formée dans la grotte lorsqu’il soutenait d’une main la taille de l’Italienne, et que, de l’autre, il éloignait ses lèvres. Quelle sorte de tumulte cette image produisait-elle dans son jeune cerveau? Il épiait le moindre de ses mouvements au son de sa voix ou de la voix de Mme Belvidera. Il espérait qu’une question brusquement posée à propos de n’importe quoi, que le seul mot de «mademoiselle» par exemple, à elle adressé soudain, de la part de l’un ou de l’autre des deux amants, allait lui révéler son secret par le tressaillement de sa paupière. Il allait jusqu’à chercher son regard; il eût été jusqu’à mettre dans le sien du 67cynisme, pour en éprouver le résultat. Il rencontra deux ou trois fois ses yeux durant le déjeuner. Ils le désappointèrent par leur calme limpidité. Ils n’étaient pas plus gênés que par le regard d’un étranger quelconque. Elle ne semblait même pas comprendre qu’il affectait de la regarder. Il pouvait en conclure soit qu’elle était une enfant très innocente, soit qu’elle avait déjà toute la puissance de dissimulation, toute la maîtrise d’une jeune femme du monde sur l’expression de ses sentiments.
Elle parla peu, mais il supposa qu’elle était comme tout le monde étouffée par la loquacité de sa sœur. «Elle parlerait comme sa sœur si elle en
avait le loisir, pensait-il; elle lui ressemble assurément, quoiqu’elle soit mieux, mais cette différence tient à sa jeunesse…» Enfin il n’y avait pas jusqu’au timbre de sa voix, qu’il trouvait pourtant agréable, où il ne reconnût l’accent de sa sœur. Sa conclusion fut qu’elle était une petite fille très forte.
Le déjeuner était assez avancé
, quand Mme de Chandoyseau s’aperçut que le poète anglais qu’elle avait invité en même temps que Mme Belvidera et Dompierre, n’était pas là, et elle fut tout à coup au désespoir, se leva, convoqua tout le personnel de la maison à l’effet de s’enquérir si un accident n’était pas arrivé «au monsieur qui dessinait de si adorables choses, là-bas, en face de l’église, sur la petite place». Dans le flot de paroles dont elle avait abreuvé ses hôtes, l’objet de sa passion s’était ainsi englouti. Combien de fois avait-elle avoué sous le sceau du secret, aussi bien à l’Italienne qu’à son jeune compatriote, que son âme était tout entière absorbée par cet être insaisissable qui la traitait comme une servante, et qu’elle considérait comme un dieu! Cependant elle avait oublié qu’il déjeunait avec elle.
68«Tout doit passer
avec une pareille légèreté, se dit Gabriel, dans la cervelle de cette famille-là. La petite sœur comme la grande, n’ont pas deux minutes durant la même image à l’esprit, et nous sommes là, ma maîtresse et moi, à nous torturer la cervelle inconsidérément; cela n’en vaut pas la peine




69VI


Lee ne reparut pas de la journée. Il avait de fréquentes absences enveloppées de mystère. Son ami ne s’en inquiétait pas et n’osait guère l’interroger. De tout autre on eût pu soupçonner qu’il cachait une intrigue; mais de lui cette supposition était bien improbable. Outre que Gabriel ne lui avait jamais connu aucune liaison, il le croyait tout à fait incapable d’en soutenir une. Une femme n’eût pas manqué de l’ennuyer au bout d’un petit nombre d’heures, et, dans l’intervalle de deux rendez-vous, il se fût passionné pour un autre sujet. Rien n’avait prise sur lui, hormis des idées générales.
Le fait, l’acte isolé, curieux ou émouvant, ridicule ou tragique, pittoresque, amusant, tel enfin que celui dont l’humilité à peu près tout entière se nourrit l’esprit chaque jour; l’événement grave ou burlesque sur quoi toutes les langues s’exercent, le laissait à peu près indifférent. Il n’en prenait note que pour le lier mentalement à tel fait de même ordre, logé dans sa mémoire, et en tirer quelque considération, parfois étonnante par son apparente naïveté, souvent remarquable par son élévation. La conversation de la plu70part des hommes lui était étrangère; il restait muet parmi eux, l’heure d’un repas, le temps d’une soirée ou la semaine d’une villégiature, sans paraître gêné aucunement par leur présence autour de lui, sans donner ni l’impression d’un timide, ni celle d’un méprisant, en réalité ne les voyant pas, ne les entendant pas, tant qu’un mot prononcé par l’un d’eux et s’élevant au-dessus des préoccupations contingentes, ne l’avait pas frappé. Alors, il s’éveillait tout à coup et partait en une série de considérations originales où l’auditoire à son tour le lâchait infailliblement.
L’esprit du commun des hommes est ainsi fait qu’il a besoin de s’étayer sur la stabilité d’un point d’appui palpable, matériel et familier, dont l’image évoquée vient au secours de la pensée débile; il nous faut partir d’un objet, d’un être ayant une figure et un nom, d’une personnalité. Aussi allons nous rarement très haut ou très loin, retenus sans cesse par le besoin de limiter l’application de nos découvertes à notre entourage immédiat, aux nécessités sociales momentanées, à l’heure historique qui s’écoule, en un mot à un cercle étroit. Notre vue se raccourcit et nous devenons des myopes à force de ne regarder qu’au plus près de nous.
Dante-Léonard-William était un homme pour qui le point de départ du jugement ne reposait ni sur le sol que foulait son pied, ni dans le panorama offert à sa vue dans le moment qu’il parlait, mais se mouvait, comme une barque idéalement rapide, selon le cours du long fleuve de connaissances accumulées par les siècles. Il en résultait chez lui une contradiction fréquente avec les conclusions de la plupart, ce qui le faisait traiter d’insensé par les personnes douées de sens commun; il en résultait d’autre part une sorte d’insensibilité, de désintéressement si total des gens et 71des choses, qu’une société se piquant d’être pitoyable, le prenait pour un monstre. Ajoutons que c’est une singulière revanche en faveur des grands originaux incompris d’une époque à l’âme mesquine, de passer pour des dieux vis-à-vis des gens les plus ridicules. C’est pourquoi Dante-Léonard-William était l’idole de Mme
de Chandoyseau.
La pauvre femme, qui, grâce à son humeur volage,
avait oublié le poète durant une partie du déjeuner à l’auberge d’Isola Bella, retombait dans un tourment très sincère toutes les fois que l’image de son héros se représentait à son esprit papillonnant. Elle l’avait fait chercher vainement sur la place de l’église, vainement dans les jardins, vainement dans le palais. Elle ne vécut pas tout l’après-midi, attendant fiévreusement l’heure du repas du soir, pour se convaincre qu’il était vivant. Elle envoya le révérend Lovely à l’Isola Madre, et le serviable clergyman se priva de son bain accoutumé de cinq heures, pour lui rendre le service de retrouver le poète; mais il revint d’Isola Madre seul, et ayant, pour la première fois de sa vie sans doute, un plisur le masque serein de sa figure de croyant. Le dîner faillit être tragique. Mme de Chandoyseau ne contenait pas son impatience; elle se levait de table afin de voir si le poète n’apparaissait pas dans la magnificence du crépuscule, et elle demandait aux garçons d’hôtel s’il n’y avait rien de nouveau; elle se fâchait avec Solweg qui se moquait d’elle, et ne prêtait aucune attention aux paroles rassurantes de M. de Chandoyseau.
Lee
n’avait pas reparu.
On avait éprouvé quelque soulagement à parler de l’absent avec M. Dompierre qui était son ami, quelque chose de lui. Mais cet adoucissement s’était vite changé en aigreur, et l’on avait fait sentir au jeune 72homme le regret que ce ne fût pas lui qui fût loin, et Lee à sa place. En effet; ils étaient deux amis, pourquoi ne se trouvait-il pas que Lee fût ici et Dompierre perdu?

Gabriel quitta le groupe
agité que présidait Mme de Chandoyseau. Il marcha quelque temps sur la route qui longe le lac, et alla s’étendre sur les coussins d’une barque amarrée sur la grève. La lune se levait tard; le lac était dans l’ombre; on n’entendait pas un bruit.
Il éprouvait à la fois le besoin et la peur de se ressaisir soi-même dans un moment de solitude. Depuis
une quinzaine de jours qu’il vivait au bord de ce lac, il n’était pas sorti de l’extravagance du rêve. Les conceptions les plus fantastiques de son ami le poète anglais ne lui causaient plus d’étonnement, et, dans l’éclair de conscience que lui laissait par hasard son absorbante occupation amoureuse, il n’était pas certain de n’être pas devenu quelque personnage d’un des contes de fées que celui-ci improvisait parfois avec un rare bonheur.
L’air extrêmement doux qui souffla quand il fut installé dans la barque immobile, prolongea le large frisson
de la surface du lac jusqu’à ses épaules. Il y reconnut l’odeur lourde des lauriers fleuris; et, en tournant la tête, il aperçut un massif de ces arbustes dont les branches chargées laissaient pendre jusque dans l’eau leurs gros paquets de fleurs charnues. Il ne put retenir un léger mouvement, comparable à celui que l’on fait sous le coup de la surprise d’un baiser sur la nuque. Puis il sourit de son enfantillage. C’était la troisième fois qu’il ressentait l’impression un peu étrange, mais vive et troublante, du charme de ces rives du lac prenant soudain comme une personnalité et un corps, et vous frôlant d’une véritable caresse. Il 73faut avoir passé ici ces jours de l’été finissant et ces soirées encore trop chaudes où l’on souhaiterait, pour comprendre l’effet curieux de la brise tiède et odorante qui passe lentement et semble s’attarder avec insistance autour de votre visage. Il n’avait senti ceci nulle part ailleurs que dans ce pays…
La première fois
, ç’avait été lors de son arrivée sur la Reine-Marguerite, dans l’instant où la cloche annonçait la station de Baveno et où il partageait son attention entre l’admiration de la «Sirène» nouvellement apparue, et le spectacle des mille lumières trouant le feuillage des jardins. C’était au moment où cette impression se renouvelait pour lui, et dans une barque pareille à celle où il était dans ce moment-ci, un soir de ciel couvert et d’obscurité pesante, que la même «Sirène» était tombée dans ses bras.
Cela était arrivé après
huit jours d’une guerre terrible où il n’avait pas laissé une minute de répit à la malheureuse qu’il avait sentie perdue tout d’abord, mais qui se défendait avec l’intrépidité d’un naufragé, s’accrochant de-ci de-là, à tout ce qui avait une apparence de la pouvoir garantir du précipice où elle se sentait attirée par une puissance invincible. Elle avait eu des crises d’amour affolé pour sa fille; elle l’embrassait à toute heure. Elle avait passé des journées sans descendre de sa chambre; mais pouvait-elle ne pas aller jusqu’à la persienne close où elle apercevait, au travers des jours étroits, la figure bronzée, coupée par la lumière de la barbe blonde et les yeux clairs du jeune homme, qui imploraient si passionnément? Alors elle redescendait; elle retombait sous le charme de cette parole discrète, voilée, mais toute tremblante et toute brûlante, et d’une si évidente sincérité. Encore cela n’aurait-il rien été peut-être, mais tout s’en mêlait: l’air, le pays, les parfums, la mu74sique, l’eau, les barques, les promenades, c’était un tourbillon, elle y était prise et elle avait fini par fermer les yeux.
Ils
étaient venus en riant. Elle s’efforçait d’aimer la plaisanterie et il s’y acharnait lui-même, surtout dans les moments où il mourait d’envie de se jeter à ses pieds en l’adorant.
Ils avaient fui, ce soir-là, le monde artificiel qui bourdonnait comme un essaim de guêpes autour de leur amour tacitement avoué, et ils se trouvaient en face l’un de l’autre comme deux ennemis, et faisant profession de douter réciproquement d’un penchant dont ils étaient très sûrs. Ils avaient comploté des yeux cette sortie; ils s’étaient dit des yeux: «Je vous aime!»
et «Oui, je vous aime!» Leurs cœurs avaient bondi simultanément en se retrouvant dans l’ombre, loin du cercle de leurs amis; mais ils avaient à peine osé se toucher la main, et les mots pressés, courts et fébriles qui leur étaient venus à l’un comme à l’autre, étaient des mots qu’ils eussent pu prononcer dans la présence des gens qu’ils s’étaient donné tant de mal à quitter.
Dans un endroit où la route
passe assez près du rivage, ils avaient aperçu cette barque isolée et tirée sur le sable. C’était le moment où ils commençaient à mettre presque de l’amertume dans leurs propos, où ils s’enfonçaient de petites pointes blessantes à plaisir. Elle lui dit: «Rentrons, je vous prie!» Il lui dit: «Vous êtes lasse, asseyons-nous…» L’installation dans la barque apporta une trêve à leurs escarmouches, mais fut le prétexte à mille facétiesfaisaient presque de l’esprit, lorsqu’arriva la brise chaude au goût des fleurs de lauriers-roses. Ils se penchèrent instinctivement l’un vers l’autre, et de tout le reste du temps n’eurent plus envie de rire.
75Il aimait à se figurer que cette brise contenait toute la vertu de l’admirable paysage, et il lui gardait, comme à une
amie influente, une reconnaissance sans bornes.
Depuis lors, c’était
une folie, une grande débauche, une perte complète de la conscience. Il était plongé corps et âme dans la passion la plus éperdue, et sa maîtresse s’abandonnait avec l’intrépidité d’une source détournée de son cours naturel et que l’abondance de ses eaux familiarise promptement avec son nouveau lit. Il ne pensait pas à l’interroger; il n’avait pas le loisir encore de songer à son passé. Il y a des pays, des atmosphères ou bien des heures, où la sensation du présent est si forte qu’elle absorbe tout le temps écoulé et tout l’avenir. Parfois, par analogies, devant des fleurs, ou devant un pan de muraille, ou au son d’une cloche à une église lointaine, elle évoquait, les yeux fermés, des souvenirs. Elle lui citait le nom d’une rue à Rome, ou parlait d’une allée de son jardin à Florence. Il se hâtait de baiser ses lèvres et ses paupières, et l’on a si vite fait, d’ordinaire, de ramener une femme à la minute actuelle, qu’elle souriait aussitôt, et il était sûr qu’elle ne pensait qu’à lui.
Pour lui, le premier retour à la réalité des choses ne lui avait été fourni que ce matin même par le moyen de la tête blonde d’une jeune fille apparue dans la trouée d’un rideau de lierre, et vis-à-vis de son étreinte amoureuse. Les lignes de cette fraîche figure étonnée restaient imprégnées sur sa rétine, et le pur éclat de ces yeux illuminant la pénombre du visage à contre-jour dans le nimbe d’or ensoleillé des cheveux, brillait encore à cette heure-ci, en deux petits points qu’il entrevoyait très nettement. «Allons! allons! mais tu dors? semblaient lui dire ces deux petits points; cependant il y a un monde hors de toi 76et ta belle maîtresse; il y a une morale humaine; ainsi, tu vois, moi je suis une enfant, je passais; je me suis heurtée violemment à ton amour. J’en garderai un trouble ineffaçable.»
– Ha! ha! ha! se prit-il à faire presque tout haut, le trouble ineffaçable de la petite sœur de la Chandoyseau! ha! ha! ha!… Je deviens fou, à moins que je ne sois tout à fait sot!…
Il fit un bond en sentant deux mains se poser sur ses yeux
.
– N’ayez pas peur,
monsieur le vilain homme qui venez ici vous cacher pour rire tout seul et qui ne voulez pas rire avec moi!… De quoi riez-vous?
– De moi! fit-il en attirant Mme Belvidera.
– À la bonne heure!…
Ah! dit-elle, mon ami, je suis harassée; je n’en puis plus. Pourtant je vous ai vu vous diriger de ce côté et j’étais curieuse de savoir si vous viendriez là dans cette barque… dans notre barque; et je suis heureuse, heureuse que vous y soyez venu!
Il la serrait dans ses bras en la couvrant de baisers. Elle pencha la tête sur son épaule, tout épuisée de la fatigue de ces heureuses journées; il sentit que son front était brûlant.
– Luisa,
vous n’en pouvez plus, rentrons!
– Non! non! dit-elle, il fait bon là!… sentez-vous?
La soirée s’avançait, la lune montait derrière la montagne éloignée, et les petites brises espacées fraîchissaient.
– Comme on respire! mio, dit-elle, comme on est bien!
Il arrangea les coussins sous son corps. C’était un grand plaisir de
le soulever, de le reposer sur la moleskine froide, et de le sentir plus à l’aise. Elle nouait à son cou ses jolies mains fines, un peu grasses; il lui 77enlaçait les reins, et la déposait sur le divan improvisé.
– Là! là! es-tu bien?
– Oh! bien! bien! mon mio!
Elle ne l’appelait que mio quand ils étaient seuls; et elle redoublait quelquefois ce gracieux terme de possession en ajoutant le mot français à l’italien: «mon mio!» Toutes les fois qu’elle prononçait ce mot-là, elle fermait les yeux, comme si elle l’allait chercher au dedans d’elle et très loin, et quand elle l’avait dit doucement, de ses lèvres tendues qui semblaient
en le prononçant, se baiser elles-mêmes par deux fois, elle entr’ouvrait la bouche pour recevoir le baiser que sa belle tendresse avait mérité.
– Maintenant, veux-tu que je mette à l’eau notre barque? je vais prendre les avirons, et nous irons au-devant de la lune qui vient là
-bas.
– La lune? où ça? mais je ne la vois pas…
– Soulève-toi sur mon bras… tiens! regarde sa grande corne rouge qui sort de la montagne. Mais tu m’embrasses et tu ne regardes rien!
– Ah! mio, que je suis donc fatiguée; pourquoi es-tu venu si loin? Je voulais te voir ce soir encore une fois; mais je dormais déjà
debout au milieu de ces dames. On a fait de la musique, la petite Solweg a chanté admirablement; c’est un ange!
Ha! ha! ha!
– Bon! tu ris comme au moment où je suis arrivée; qu’as-tu?
– Mais c’est ton «ange», ma chérie, qui me fait rire. Je croyais qu’il n’y avait plus d’anges; et voilà qu’il nous en vient un de Paris! C’est tellement inattendu!
Mio, je ne vous aime pas quand vous riez comme cela. Cela ne vous va point. Il me semble que je vous entends chanter faux…
– Non! non! mon amour, mon cher amour! Je ne 78suis pas si méchant que tu crois. Seulement, pourquoi
me parler encore de cette petite? Tu sais que j’ai été très ennuyé, agacé de l’affaire de la grotte. Je voudrais l’oublier.
– Oh! vous ne cherchez que des raisons de vous rompre la tête! Cette petite ne pense déjà plus à cela. En
interprète ce qui vous concerne dans un sens favorable: je crois que vous lui plaisez.
– Voyez-vous ça!…
Le petit ange!
Mio! vous êtes «stioupid» ce soir, dirait mistress Lovely.
Je ne dis pas que cette enfant songe à entreprendre des scènes de débauche en votre compagnie; seulement vous êtes du genre d’hommes qui lui est sympathique, et quoi que vous fassiez, elle vous sera indulgente. C’est très innocent et très naturel. Toutes les femmes sont ainsi faites: il y a, non pas un homme, mais un type d’hommes qui les intéresse à première vue, sans provoquer nécessairement d’autre sentiment, et pour lequel elles auront toujours une secrète complaisance.
– Et vous avez découvert cette complaisance en ma faveur chez mademoiselle
Solweg?… Je vous demande s’il est permis de s’appeler comme cela?
– Elle s’est informée de vous, et a demandé ce que vous faisiez.
– Si ce n’est que ça!
– Attendez donc! Elle a été fort étonnée que vous fussiez statisticien.
– Que veut-elle donc que je sois?
– Je ne sais pas, mais elle a été étonnée, tout à fait étonnée.
Et, quand une femme est étonnée à votre sujet, c’est le meilleur signe que vous êtes dans la catégorie d’hommes dont je vous ai parlé. Sa sœur lui ayant demandé ce qu’il y avait d’extraordinaire à ce que vous fussiez statisticien, elle a dit 79en ouvrant de grands yeux: «Mais rien, rien du tout!… seulement, je n’aurais pas cru».
– Luisa, voyons! pourquoi me
racontez-vous tout cela?
– Pourquoi? pourquoi?… mais
je ne sais pas, moi non plus. C’est peut-être parce que j’ai un certain plaisir à savoir que vous plaisez; c’est peut-être parce que je suis un peu jalouse…
– Luisa! Luisa
, c’est absurde! où as-tu la tête, ma chérie?…
Elle le
prit dans ses bras, le serra avec une tendresse désordonnée. Il crut qu’elle avait déjà cette inquiétude un peu folle des premiers temps de l’amour, où l’on se connaît mal, où l’on croit que tout le monde va vous prendre votre nouveau trésor.
– Mon mio! mon mio! répétait-elle.
Il
cherchait des termes pour la rassurer; il lui semblait que la franchise de sa passion unique éclatait sur sa figure, était sensible au moindre de ses gestes. «Mon Dieu! que vais-je lui dire pour qu’elle n’emporte pas ce soir un doute sur mon amour, après les preuves d’amour qu’elle me donne, elle, et après qu’elle est venue là, si loin, toute seule dans la nuit, malgré sa grande fatigue?» Il s’exténuait à trouver quelque chose de fort, de simple, de très sincère.
Elle avait la tête
appuyée sur son bras; ses yeux regardaient fixement devant elle. Ses cheveux relevés par une caresse découvraient son front pensif. Il était sûr qu’une idée la tourmentait.
– Luisa
, Luisa! lui dit-il, à quoi pensez-vous!
– Je pense, dit-elle, à cette grande
pointe de la lune dont tu m’as parlé, et que je ne vois toujours pas…
Et en achevant
ces mots, ses paupières tombèrent, et elle s’endormit.
80Il la baisa doucement, et en souriant de la surprise que la gracieuse mobilité de sa cervelle de femme venait de lui causer; puis il la berça dans ses bras, comme une enfant. Il l’adorait.
La lumière
s’élargissait doucement à la surface du lac. La beauté du silence sublimisait le paysage. Les rives opposées apparurent à mesure que s’élevait la fine lune brillante. Presque en face, les marbres d’Isola Bella blanchirent sous l’ombre des feuillages, et derrière la grosse masse touffue d’Isola Madre plus lointaine, les maisons de Pallanza flattées par la double clarté du ciel et du miroir des eaux, pouvaient ressembler à une aimable troupe d’ondines endormies sur la grève.
Au
paix splendide, comme chaque soir, le chant de Carlotta s’éleva du coté de la Mère des îles, et sa barque fleurie qui semblait grosse comme un oiseau nageur, pointa sur le lac dont elle déchira la surface d’argent. C’était toujours la même chanson d’impudeur candide,de la nature même, fougueuse et dolente, ardente jusqu’à la frénésie et tout à coup apaisée, attendrie, sans rythme apparent mais cependant harmonieuse. Dans le concert de beauté de toutes les choses nocturnes, cette voix simple prenait l’importance d’une parole échappée tout à coup de la terre et de la nuit mêmes échangeant leur extase ou s’adressant à Dieu. Un violent frisson parcourut tout le corps de Gabriel, puis lui remonta aux joues dont la chair lui semblait se rétracter sous mille petites piqûres. Son mouvement faillit sans doute éveiller la jeune femme qui dormait sur ses bras. Elle entr’ouvrit la bouche, et fit plusieurs fois: «Ah!» Reconnaissait-elle dans son sommeil, la chanson de la marchande de fleurs qui l’avait déjà plusieurs fois troublée? Peut-être vibrait-elle, merveil81leuse beauté, à l’unisson de toutes les inconscientes beautés exaltées en ce moment dans ce coin fortuné du monde!
Tandis que la voix de Carlotta s’éteignait dans l’éloignement, Gabriel fut tout étonné d’apercevoir une autre barque qui avait déjà passé Isola Bella, et se dirigeait de son côté. On entendait de temps en temps la résonance sourde des avirons choquant les parois de bois, et jusqu’à l’éperlement menu de l’eau quand la tranche plate se relevait à intervalles réguliers. Il reconnut bientôt le chapeau gris à larges bords du poète anglais, et n’eut que le temps de prendre ses dispositions pour que Mme Belvidera ne fût pas aperçue. Fort heureusement, le toit de coutil était resté tendu au-dessus de leurs têtes; il retira le bras de sous son précieux fardeau, et cacha le visage et les cheveux de la jeune femme sous un châle léger qu’elle avait apporté. Enfin, n’espérant pas qu’ils pussent se dissimuler l’un et l’autre, il la quitta afin d’aller lui même au-devant du danger et tâcher de l’écarter. Il craignait que le batelier ne parlât fort et ne réveillât Mme Belvidera qui eût poussé les hauts cris. Heureusement, le brave homme étant accoutumé à promener Lee absorbé dans ses pensées, ne parlait plus en face de lui. Il amarra sa barque, et se retira.
Gabriel dit à son ami
que l’on avait eu de l’inquiétude de son absence, et lui demanda s’il n’avait pas rencontré Carlotta sur le lac ou dans les îles.
Sans lui répondre, le poète restait debout, tourné du côté du lac.
– Écoutez, dit-il, le doux jasement des eaux avec le sable de la rive. Ne dirait-on pas que ce murmure est
fait pour faire comprendre le silence, dans la même mesure que notre pauvre langage contribue à nous rendre l’univers intelligible? Ah! quel poète a 82ordonné le rythme selon lequel chaque flot, comme un beau vers, vient faire tinter ici sa dernière syllabe? Et quel est le sens de ce poème? Il y a de ces chutes de flots qui sonnent parfois avec la clarté joyeuse d’une cymbale lointaine, d’autres au contraire sont presque insaisissables et ressemblent au soupir d’un enfant qui dort. Est-ce l’écho d’un jeune éclat de rire inoubliable qui aurait jailli autrefois ici, et dont tout le rivage eût été ému? Est-ce le souvenir d’une peine secrète confiée ici à l’ombre de la nuit?
Gabriel le trouvait bien sensible aux émotions humaines, contrairement à son ordinaire. L’Anglais prévint sa question:
– Toute la beauté du monde, ajouta-t-il, a sa source dans le sourire ou dans la douleur de l’homme, de même que ce lac est fait de la goutte d’eau qui sourd de la terre. Cependant je ne m’intéresse pas plus à tel homme joyeux ou souffrant, que je ne le fais à une goutte d’eau, tant que le sens de son rire ou de ses larmes n’a pas atteint la proportion de ce lac.
Dompierre l’eût écouté volontiers, mais il avait hâte qu’il s’éloignât, à cause de la présence de
Mme Belvidera. Lee n’était pas un homme à qui l’on pût dire: «Rentrez-vous? il est tard…» Le temps n’était pas divisé pour lui en une série de relais artificiels auxquels le besoin de régularité de nos organes et de nos fonctions sociales nous asservit communément. Il mangeait quand il avait faim et se reposait quand sa pensée ou son imagination était à bout. L’idée vint à son ami que cet être fantasque serait le seul à l’hôtel à ignorer le tourment tragique et comique à la fois que son absence avait causé, et qui, grâce à la popularité de Mme de Chandoyseau, avait distrait tout le monde. Lui en expliquer les péripéties serait peine perdue. Demain, soixante personnes auraient les 83yeux fixés sur lui, quand il paraîtrait à la table d’hôte, et il prendrait son repas dans la plus grande sérénité, sans s’apercevoir qu’il n’est pas seul à table. Une femme qui n’aura pas dormi de la nuit à cause de lui, aura des battements de cœur à sa vue, et il oubliera peut-être de s’excuser d’avoir fait faux bond la veille au déjeuner qu’il avait accepté. Gabriel ne put s’empêcher de sourire à cause de ce que ces divers contrastes avaient d’original. Lee l’aperçut.
– Ha! dit-il, voilà votre rire français: vous ressemblez encore à Voltaire, ce soir. Je vous verrai une autre fois. Adieu.
Il
remonta doucement la berge et gagna la route en prononçant à haute voix des vers.




84VII


Vers cinq heures de l’après-midi, Dompierre allant prendre un bain, vit émerger de l’eau une tête aux longs cheveux
gris plaqués et ruisselants contre des joués rasées. C’était celle du révérend Lovely. Le clergyman l’interpella aussitôt au milieu même de son essoufflement, et avec un accent tout à fait outrageux pour la langue française.
– Aoh! dit-il, je souis très satisfaite de vô trouver à côté de moâ, monsieur Dompierre; je aimé biaucoup le conversèchone. Voulez-vous caoser?
– Avec le plus grand plaisir, mon révérend; et malgré que l’eau me paraisse un milieu peu favorable à une conversation suivie…

– Christ enseigna dans
le barque, jusqu’au piou forte de la tempête. Il n’y a point de maôvaise endroite pour prêcher le parole de Dieu; mais il y a des endroites qui sont maôvaises pour le salut de nos âmes.
– Que voulez-vous dire? fit Gabriel
en prenant pied, et intrigué par le préambule du clergyman qui avait jusqu’alors manifesté pour lui tant d’indifférence qu’il était peut-être la seule personne à l’hôtel, à qui 85il n’eût pas passé subrepticement, en sortant de table, le petit «Testament» de poche, à reliure molle.
– Cette pays,
dit le clergyman, est maôvaise.
Allons donc, mon révérend, vous voulez rire! vous vous portez, je pense, aussi bien que moi, et tout le monde a bonne mine autour de nous. Est-ce que par hasard mistress Lovely?…
– Nô, il ne s’agit pas de
mistress Lovely, qui a le vieil âge et qui a fini d’être troublée. Mais tout le monde n’est pas ainsi, et véritablement, le climat de cette pays est maôvaise pour les âmes
– Mais il me semble, au contraire, que la beauté y abonde, et elle est, si je ne me trompe, un des attributs de Dieu?
– Nô, dit le clergyman
en sautillant dans l’eau, cette biauté ne vaut rien du toute véritablement, elle est perfide, et je pense qu’elle vient du Malin!…
Le jeune homme dissimula un besoin irrévérencieux de sourire, en faisant un plongeon, et revint se mettre à la disposition de son prédicant qui avait monté l’échelle et s’essuyait posément, assis sur le sable, au soleil.
– Le Malin? dit Gabriel.
– Je nommé ainsi, avec familiarité, le Démon
, monsieur Dompierre; véritablement il faut trembler quand il prend le figuioure aimèble!…
– Si vous voyez le Malin sous les choses aimables, je suis inquiet, en effet, pour plusieurs personnes et pour vous-même, mon révérend! Le Malin vous a touché, je vous en préviens, je le vois qui vous touche, puisque j’ai du plaisir en votre compagnie… Et, entre nous, je ne sais ce qui me retient de vous dire le nom de quelqu’un qui me confessa que votre présence lui était un objet de délectation

Le révérend Lovely
se releva vivement en achevant de s’habiller.
86– Il ne convient pas d’introduire la flatterie dans une sujet aussi pleine de gravité, jeune homme. La flatterie c’est l’ouvertioure par où le Démon il entre dans le home; et là, une fois assise, il est terrible.
– Brrr! fit Gabriel malgré lui, à la seule représentation des ravages que le Malin pouvait causer dans le home du
révérend Lovely.
– Mèriez-vous!
s’écria le bonhomme tandis qu’il passait son gilet. Il crut que Dompierre ne l’avait pas entendu, à cause des mouvements qu’il faisait dans l’eau, et reprit:
Mèriez vous! mèriez-vous avec une jeune miss de votre pays!
– Sans doute, sans doute!… mais je ne suis pas pressé.
Il avait rajusté sa redingote d’alpaga et il s’en alla en jetant encore la conclusion pratique qu’il avait promptement tirée de
:
– Mèriez-vous, monsieur Dompierre, mèriez
-vous!
Celui-ci demeura un peu perplexe en réfléchissant au sens de la conversation du clergyman. Lui conseillait-il le mariage à l’instigation de quelqu’un qui avait un intérêt à ce faire? Avait-il eu vent de sa liaison, et déplorait-il qu’il fût l’occasion d’un scandale? Ou bien enfin s’était-il tout simplement épanché lui-même en tâchant de fournir à autrui les moyens de ne pas tomber, à son âge, dans les tentations brûlantes dont il avait peut-être à souffrir? Les trois hypothèses étaient également plausibles.

En sortant de l’eau, Dompierre aperçut sur le sol un petit volume relié à l’anglaise. C’était le Nouveau Testament. Il le ramassa en souriant et, le soir, il le remit au révérend Lovely, sous le prétexte qu’il avait dû l’oublier.
– Nô! nô! dit le révérend, c’est à vous! Si vous 87avez trouvé cette livre, il est à vous…
Je souhaite, ajouta-t-il, que vous en fassiez le lectioure, car c’est une livre piou profitable encore en cette pays que partout ailleurs… Regâdez! voilà encore le miousic qui vient ici presque tous les soirs; eh bien! cette chose nous fait mal, croyez-moi, cette chose est maôvaise!
Une troupe
napolitaine, composée de quatre femmes et d’une dizaine d’hommes, préludaient en effet, devant l’hôtel, sur leurs violons et leurs mandolines, au concert quasi quotidien. Les personnes qui ne se lassaient pas de cette musique brûlante et de ces mouvements un peu bruyants, prenaient place dans le hall, autour de petites tables de marbre où l’on servait les glaces.
La troupe, après quelques chansons peu variées, se tria, et trois couples vinrent au milieu des assistants exécuter la tarentelle. Les hommes étaient tous beaux; une des femmes, blonde, assez grande, et à la fois souple et gauche
dans ses mouvements, avait un charme rude et puissant. Les couples tournaient dos à dos, se cherchant toujours du regard, maniant avec frénésie les castagnettes, et excités par les autres instruments, par les voix, et de temps à autre par les applaudissements du public. À la fin, les regards s’étant joints, ils demeuraient, la femme renversée en arrière, comme vaincue, l’homme penché sur elle, les yeux dans les yeux, flanc à flanc, les mains hautes tenant les castagnettes immobiles, semblant pâmés dans tout leur corps; la bouche seule et les prunelles ardentes se dévorant à la courte distance du souffle.
Le révérend Lovely, qui avait regardé le spectacle jusqu’à la fin, tourna soudain les talons et se dirigea
dans l’ombre du jardin, en levant les yeux au ciel. Mais la jolie fille qui avait eu le succès de la tarentelle et allait commencer le tour de l’assistance, une 88sébile à la main, courut à lui, et on le vit se retourner du côté de la lumière pour prendre de la monnaie dans son gousset. C’était le prix du scandale. Du moins fit-il ses efforts pour ne point recevoir le sourire troublant de la danseuse napolitaine.
Gabriel faisait remarquer la petite scène à
Mme Belvidera qui était assise auprès de lui, et tout en lui racontant les conseils impromptus que le révérend lui avait donnés au bain.
Prenez garde, dit-elle; il y a ici une jeune fille de vos compatriotes qui est tout à fait en âge d’épouser un homme comme vous. Vous ne lui déplaisez pas assurément; et, bien que vous déconcertiez un peu sa sœur aînée qui lui tient lieu de maman, vous n’avez pas de défauts assez saillants pour ne pas lui représenter un parti sortable. Il y aura ou il y a déjà peut-être un complot organisé contre… ou pour votre intéressante personne!…
Je n’aime pas ces plaisanteries-là!… Voyons! je vous parle en riant de la conversation énigmatique du bonhomme Lovely, à cause de ce qu’elle a d’imprévu et d’amusant; et vous me répondez de votre plus grand sérieux…
– Mais c’est sérieux, un jeune homme en présence d’une jeune fille! c’est une réunion tellement sérieuse que tout autour d’eux conspire à les rapprocher, les gens et les choses, les hasards fertiles; c’est une entente secrète, mystérieuse, une espèce de sourde volonté de la nature qui agite et met tout en branle dans le but de les unir!
– Pourquoi me dites-vous cela
? Vous savez bien qu’il m’est très désagréable de vous entendre parler de tout ce qui n’est pas vous, votre amour, et l’espoir de le prolonger, d’y consacrer toute ma vie. De plus, vous savez qu’il y a dans ce cas particulier quelque 89chose qui m’est tout spécialement désagréable, qui devrait vous interdire même de l’envisager comme réalisable; faut-il vous rappeler la circonstance de la grotte?…
Enfant! enfant! tout ça ne signifie rien, et cette circonstance est une chose qui pèse bien peu contre la détermination d’une femme. Qui sait? elle a pu même produire tout le contraire de ce que vous imaginez! Ah! comme vous nous connaissez peu!… Et vous me demandez pourquoi je vous parle de cela, moi? Mais peut-être bien parce que je ne peux pas plus faire autrement que les autres; peut-être parce que j’obéis aussi à cette force secrète, à la conspiration universelle en faveur du mariage? Peut-être est-il naturel aussi que je vous parle avant tout autre de cette éventualité, parce que je suis la personne qui la redoute le plus?…
– Tout cela m’agace au plus haut point. Je préfère rompre toute relation avec les Chandoyseau!
– Ce n’est pas moi qui vous ai poussé à les connaître, mon ami.
– Eh! pouvais-je prévoir la chute de cette jeune fille au milieu de nous? Ah! tenez! je fais le serment de ne plus nouer de relations avec aucune famille, avant d’avoir posé les questions suivantes: Avez-vous une ou plusieurs fille, sœur, cousine, amie ou connaissance à quelque degré célibataire et ayant atteint l’âge nubile ou sur le point d’y parvenir? – Non. – N’avez-vous en aucune de vos entournures ni veuve, ni divorcée? N’avez-vous personne qui soit en instance de divorce, voire même de séparation de corps? – Non. – Eh bien! topez là, je suis des vôtres

Les Napolitains ayant quitté le hall
, jouaient des airs de valses dont les sons adoucis arrivaient agréa90blement par les grandes baies ouvertes. Quelques Américaines et des Viennoises se balançaient avec élégance au bras de jeunes gens en smocking.
Mme de Chandoyseau, qui allait de groupe en groupe en parlant à tort et à travers, cogna familièrement de son face-à-main l’épaule de Gabriel, pendant qu’il causait avec Mme Belvidera, et elle lui dit, non sans une pointe de méchanceté:
– À qui donc ai-je entendu dire que monsieur Dompierre était un valseur émérite? En tous cas, le bruit en est venu jusqu’à ma petite sœur qui le sait!…
Et elle passa, caquetant déjà plus loin.
– C’est un peu fort! dit le jeune homme à Mme Belvidera, j’ai envie de me sauver.
– Il est trop tard! fit-elle en riant, vous voilà pris dans le piège. Il faut que vous valsiez avec Solweg!
– Pas avant d’avoir valsé avec vous.
– Non, non! ne faites pas cela, je vous en prie; il n’y a jusqu’à présent que les jeunes filles qui dansent: allez inviter la petite Solweg, c’est moi qui vous l’ordonne; et je ne vous plains pas tant!…
Solweg parut fort surprise quand il la salua en la priant de lui accorder cette valse. Elle eut un mouvement d’hésitation infiniment bref, et le regarda un instant, bien en face, de ses yeux bleus. Elle les rabaissa aussitôt et lui donna le bras sans mot dire. Il était résolu à interpréter tout ce qui la concernait dans le sens le plus défavorable, et la première phrase mentale par quoi se formula en lui son impression première, fut: «Eh bien! décidément, ma petite, tu n’as pas froid aux yeux!…» Il ne se souvenait pas avoir vu jamais deux yeux se poser si franchement en face des siens. «Voyez-vous ça! continua-t-il, avec cette fatuité dont les hommes se départissent rarement, en présence du plus maigre encouragement 91féminin, vous vous dites, mademoiselle, que je suis un fêtard ni trop décati, ni trop bête, et qui mélangerait volontiers au plaisir qu’il goûte avec une belle
maîtresse, celui d’un flirt un peu hardi avec une fraîche peau blonde!… Ah! ah!… Votre sœur songe à vous marier, vous n’y voyez pas d’inconvénient, quant à vous; mais vous n’avez pas tant d’exigence!… Attends un peu! ma petite!»
Ils avaient fait plusieurs tours de valse en silence. Il remarqua qu’elle était fort légère et dansait admirablement. Elle avait un parfum délicat. Son bras qu’il soutenait de la main, avait une forme exquise; et, comme elle était dégantée, la finesse de sa main le frappa particulièrement. «Mon vieux! fit-il à part lui, tu n’as jamais eu moins de veine que de te trouver éperdûment amoureux juste au moment où une petite caille aussi douillette te tombe dans le bec; quelle délicieuse aubaine tu vas rater là!»
– Comme vous semblez être aimée de madame votre sœur, mademoiselle! Et je suis sûr que vous êtes son amie, au moins autant! Je parierais que vous avez les mêmes goûts!
– …Mon Dieu! monsieur!…
À part lui: «Mon Dieu, monsieur! ça veut dire que tu t’en moques des goûts de ta sœur, comme ta sœur le fait elle-même, en son for intérieur! Tu ne sais pas plus qu’elle quels sont tes goûts, ni même si tu en as. Seulement tu le fais moins à la pose que ta godiche de sœur: tu ne tiens pas à avoir des goûts. Bon! bon! laissons ça!…»
– Madame de Chandoyseau nous a tous séduits ici, mademoiselle, c’est une femme de l’esprit le plus charmant, et vous devez avoir à Paris de délicieuses relations…
Elle le regarda avec une moue très jolie et très in92telligente au fond du bleu limpide de ses yeux, et sans répondre.
«Bien! bien! fit-il en lui-même, tu te dis que je te verse des banalités que tu trouves un peu longues pour un début! Tu aimes que ça ne traîne pas, toi; tu t’étonnes que je ne t’aie pas fait jusqu’à présent un compliment s’adressant directement à toi; ou bien que je ne t’aie pas pressé le bras dans ma main au lieu de lanterner dans les bêtises, comme un collégien. Eh bien! bernique, ma petite, tu peux te fouiller! je suis ici de corvée, moi, tu n’as pas l’air de t’en douter: on m’a commandé de valser avec toi, petite péronnelle, et je valse, et je valse, aïe donc! Je valse même pas mal, comme tu vois! ça n’est déjà pas si désagréable! il y en a qui s’en contenteraient!… Mais quant à faire l’aimable, le spirituel, ou bien quant à ouvrir le flirt, non, ma belle, non! rien de fait!… Ah! parce que tu m’as vu dans la grotte, parce que tu sais que je n’y vais pas par quatre chemins avec la belle Italienne, tu penses que je n’ai plus à me gêner avec toi: il y a presque une complicité, presque une connivence entre nous; et parce que tu me laisses voir que je te botte assez, tu te demandes pourquoi je n’y vais pas avec toi à la bonne franquette? Eh bien! non! non! Je continuerai d’être banal et décent: je te dirai des choses stupides et convenables; je ne presserai pas ton bras, malgré qu’il ne soit pas mal du tout, ça, je ne dis pas non!»
– Avouez, mademoiselle, que l’on vous avait trompée en vous disant que j’étais un valseur: mais je crois, en revanche, que je le deviendrais en dansant avec vous…
– Mais, monsieur, fit-elle simplement, personne ne m’a prévenue que vous fussiez un valseur… je m’en aperçois seulement…
93 Ah! ah! c’est donc un tour
?…
– Comment! monsieur, que dites-vous?
Il se demanda un moment s’il aurait la cruauté de lui confirmer qu’il ne l’avait invitée que sur la prière de sa sœur. Mais il se sentait en veine d’infamies; il en eût commis de pires à l’égard de cette enfant, si l’occasion lui en eût fourni. Son amour pour l’Italienne le rendait enragé comme une bête contre tout ce qui pouvait avoir en dehors d’elle le parfum d’une simple galanterie.
– Mais, mademoiselle, reprit-il, il n’y a qu’un moment, madame de Chandoyseau me remplit de confusion en m’avertissant que le bruit de cette réputation était parvenu jusqu’à vous, et qu’il ne tenait qu’à moi de le démentir. La modestie me commandait de ne pas hésiter…
Elle rougit, et son joli bras eut une petite secousse nerveuse. Il ressentit une mauvaise joie de se venger de la sottise de Mme de Chandoyseau en humiliant sa petite sœur à son occasion. De plus, il avait conscience, par sa façon de brutaliser Solweg, d’éloigner de son idylle toute cette famille et de détourner définitivement de lui ces yeux bleus au regard imperturbable qui portaient toujours l’image de la grotte d’Isola Bella.
Il reconduisit la jeune fille à sa place et revint à la sienne.
– Maintenant, dit-il à Mme Belvidera, ai-je gagné le droit de danser avec vous?
– Vous avez gagné le droit d’être mis au ban de notre société, car il est clair que vous avez maltraité cette jeune fille qui vient de s’asseoir le cœur gros, blessée évidemment en quelque chose de très intime, et qui ne pourra être consolée que par sa bête 94de sœur dont la première parole va la faire sangloter.
– Vous prêtez à tout le monde votre sensibilité, et vous êtes d’une générosité incompréhensible envers cette petite que vous ne connaissez pas plus que moi!…
– Avouez que vous avez été méchant avec elle… J’ai suivi tous ses mouvements et les vôtres: je ne vous ai jamais vu une aussi mauvaise figure.
– Mais non: j’ai été seulement aussi banal et aussi sot que possible. N’est-ce pas même généreux de ma part, car au moins elle ne s’illusionnera pas sur la valeur du «parti» que je représente?
– Taisez-vous, je vous déteste, allez-vous en!
– C’est à cause de vous que j’ai fait ce que vous me reprochez!
Il la regardait
assise nonchalamment dans une berceuse d’osier. Ses magnifiques cheveux noirs avaient, sous les lampes à incandescence, des reflets bleuâtres et moirés que le léger balancement de son corps faisait mouvoir le long des épaisses torsades ondulées. Elle le regardait de ses grands yeux sombres embellis par l’émotion que lui donnaient confusément sa réelle pitié pour la jeune fille et un sourd plaisir tout de même, de le sentir transformé, devenu cruel, incivil et méchant à cause de sa passion pour elle. Elle avait aussi une véritable colère contre lui. Et elle contraignait tout celadu bout des dents, avec un sourire immobile et feint, sous les regards de tout le monde. Ses beaux bras étaient demi-nus, et sa main, ornée d’une simple perle qu’elle levait jusqu’à la lèvre pour en dissimuler les contractions involontaires, ramenait constamment l’attention de son amant sur sa bouche dont la seule vue lui faisait trembler les jarrets.
95– Allez-vous-en, je ne veux plus vous voir! dit-elle.
– Si! si! fit-il en se penchant
pour la saluer, ce soir, à dix heures, près du bassin, dans le jardin des annexes…




96VIII


Gabriel, en allant attendre dix heures dans les jardins, tomba sur M. de Chandoyseau qui faisait l’éloge de sa femme au révérend Lovely.

Rien ne pouvait être à la fois plus comique et plus pitoyable.
Le pauvre clergyman était venu là sans doute dans le but d’éteindre par des cent pas multipliés, les secrètes ardeurs qu’il attribuait au climat et au lieu, et qui lui venaient évidemment des agaceries malignes et savantes dont l’abreuvait la Parisienne. Que de fois l’avait-on vu marcher sur ce gravier craquelant, le chapeau à la main, les tempes humides de sueur, les yeux un peu égarés et comme honteux quand un regard étranger les rencontrait, enfin marmottant du bout des lèvres les arides versets sacrés qui contenaient son remède et son salut! C’était à croire que le «Malin», selon son expression, était vraiment de la partie, puisque le malheureux, dans la fuite héroïque de la tentation, était rejoint précisément par le seul être au monde qui fût capable d’aviver sa plaie en lui parlant avec complaisance de Mme de Chandoyseau: M. de Chandoyseau.
Cet admirable mari n’y voyait point malice, et il 97était à cent lieues de penser que chacune de ses paroles tombait en l’esprit de son compagnon de promenade, comme les gouttelettes de la plus inflammable essence sur un brasier ardent. Il ne connaissait au monde que sa femme. Totalement étourdi par l’agitation perpétuelle qu’elle entretenait autour de lui; l’esprit anéanti par son incessant babillage qu’il n’appréciait et n’entendait même plus; toute initiative paralysée d’avance par les mille volontés de cette tête de linotte; il avait l’illusion qu’elle couvrait et éclipsait l’univers. Ayant donc rencontré le révérend Lovely, il lui confiait, avec une grande bonhomie, le seul souci qu’il eût, et qui se trouvait être par un hasard ni plus ni moins extraordinaire que les autres hasards, justement le seul souci du révérend Lovely.
La
simplicité naturelle du clergyman le préservant d’imaginer que Dompierre avait pu pénétrer le fond troublé de son âme, la présence du jeune homme ne causa pas d’embarras nouveau dans le colloque, et il fut même le plus gêné des trois, par l’incertitude où il était de devoir renchérir sur l’apologie de Mme de Chandoyseau, ou bien tenter de faire dévier la conversation. Quelle était la détermination la plus généreuse à prendre? il l’ignorait. Le révérend en était-il actuellement à la période de lutte cuisante où le pécheur se débat contre la tentation; ou bien touchait-il une de ces phases d’accalmie légère que Dieu accorde par une bienveillance excessive, où l’horrible du péché disparaît et où l’on en savoure, une seconde d’ivresse ou d’hébétude, l’apparence enchanteresse? Peut-être d’entendre parler de la séduisante Herminie lui était-il doux? Peut-être puisait-il une sécurité trompeuse à écouter ces éloges prononcés par un organe légitime, ce qui lui semblait une garantie de l’impossibilité d’accomplir le péché; 98car évidemment cette femme tant admirée de son mari lui rendait estime et amour, et ne distribuait au dehors, – fût-ce aux plus tendres privilégiés – que le trop plein d’une exubérante bonté.
Le révérend Lovely écoutait attentivement
son complaisant interlocuteur. Gabriel prit le parti d’en faire autant. Jamais le soupçon ne vint à l’idée de M. de Chandoyseau que le sujet qu’il traitait pût ne leur offrir qu’un intérêt médiocre. Il ne tarissait pas.
Dompierre
, en veine de méchanceté, crut devoir souligner son dire, de-ci de-là, par de légers signes d’acquiescement. Il poussait de temps à autre un petit bougonnement favorable. Il vit que le révérend lui en savait gré. Il insista, il parla même. Ce fut au tour du révérend d’adopter ses signes d’acquiescement et son bougonnement favorable. Le clergyman s’entraînait, s’échauffait, s’enhardissait. Bientôt il n’y tint plus et parla. M. de Chandoyseau, étonné, soudain se tut et se contenta d’écouter.
Ce fut une scène de passion bien touchante.
Ce pauvre révérend se lança tout d’abord dans des généralités à perte de vue. Il citait d’innombrables versets, et parlait de la Femme dont il esquissa le rôle sublime et l’importance sociale; puis la Pécheresse l’absorba et il rappela de célèbres paroles d’indulgence; enfin il ne se posséda plus, et chaque expression issue de ses lèvres avait trait, à ne pas s’y méprendre, à Mme de Chandoyseau. Il prononça son nom. Il vanta principalement son éloquence qu’il considérait comme un don divin; en second lieu, son intelligence qui était évidemment supérieure par son agilité et la grande foule d’objets qu’elle embrassait sans aucune difficulté ni lassitude; enfin sa grâce persuasive et insinuante, comparable à un parfum près duquel on ne peut point passer sans en être pénétré agréablement.
99Comme il se sentait emporté sur une pente irrésistible, il crut se modérer en ajoutant qu’il fallait se demander si l’excès dans la perfection ne contenait pas quelque chose de redoutable.
– Je le crois, en effet, dit M. de Chandoyseau, qui eût préféré, quant à lui, que sa femme eût «l’intelligence» moins vive et moins éparse, et lui laissât un peu de repos.
– N’est-ce pas, monsieur? reprit avec feu le clergyman interprétant la réflexion de M. de Chandoyseau dans son sens à lui, et s’imaginant que le pauvre mari pliait parfois sous le fardeau d’une trop tyrannique passion.
M. de Chandoyseau, qui n’entendait point subtilité,
ne contredisait pas, et continuait à son tour, en petits ronronnements inarticulés, le rôle d’approbateur que ses deux partenaires avaient tenu successivement.
Le révérend Lovely s’attendrit; la compassion afflua à son cœur excellent et troublé. Il prit la main de M. de Chandoyseau et la serra. Dans ce moment-là, il se tut. C’était alors, assurément, que le besoin de confesser sa flamme se faisait sentir le plus impérieusement; et le pauvre martyr se clouait la bouche pour ne pas avouer au mari d’Herminie qu’une même flèche fatale les avait frappés l’un et l’autre et qu’ils pouvaient marcher la main dans la main, portant aux épaules le poids douloureux et cher d’une précieuse croix. Les larmes lui mouillèrent la voix quand il la recouvra. M. de Chandoyseau ne comprenait pas un traître mot à la scène; il se pencha du côté de Dompierre:
– Dites donc! fit-il, mais qu’est-ce qu’il a, notre pasteur?
– Il est trop bon; c’est une espèce de saint homme, quoique protestant!…
100 Ah! çà! reprit-il, en élevant la voix, si nous fumions un cigare?…
– Volontiers! lança une voix qui leur fit à tous tourner la tête du côté du lac; et ils
reconnurent tout près d’eux Dante-Léonard-William Lee, qui revenait encore en barque d’une de ses expéditions mystérieuses.
– Ah! dit M. de Chandoyseau, voilà notre poète!
Il prononçait ce mot «poète» en mêlant, dans l’intonation, tout l’enthousiasme artificiel qu’il empruntait par condescendance au culte de sa femme pour les arts, et la secrète opposition de sa nature d’Angevin positif, contre ce qu’il eût nommé volontiers, s’il eût osé, des balivernes.
Le révérend Lovely jugeait qu’il était superflu d’écrire, attendu que la rédaction des livres saints était arrêtée. Le terme de poète lui rappelait la lyre de David
et les images des prophètes, et hors de là ne lui inspirait que de la pitié.
Quant à Dompierre, personne ne croyait à la sincérité de son amitié pour le poète, attendu que sa profession, à lui, consistait dans l’étude de la statistique
.
Dante-Léonard-William mit pied à terre, tandis que son batelier muet s’éloignait sur l’eau sombre, à grands coups d’avirons. Il était d’humeur alerte, ce soir
; il prit le cigare que M. de Chandoyseau lui offrait et s’excusa d’interrompre la conversation.
Mon Dieu! dit le révérend Lovely, nous parlions de mad…
– La femme, interrompit aussitôt Dante-Léonard-William
qui suivait certainement le cours de ses pensées, et ne se donnait pas la peine de le dévier, la femme n’est qu’illusion.
M. de Chandoyseau, accoutumé aux paradoxes, eut un sourire de complaisance.
101– Qu’illusion! interjeta le clergyman
; mais, monsieur, vous oubliez que la femme est mentionnée formellement dans l’Écriture…
– La femme n’est qu’illusion! poursuivit le poète anglais. J’entends la femme en tant que puissance séductrice. Car elle n’est en réalité ni aimable ni belle; elle est bornée dans son esprit, et, à plusieurs titres, disgracieuse en sa chair. Je m’abstiens d’insister sur les imperfections de son corps, qui n’ont d’égale que l’outrecuidante présomption de beauté qu’elle en tire. À force de voiler ses prétendus charmes, on
lui a persuadé et on nous a persuadé qu’elle en a. Les anciens, plus familiers que nous avec l’aspect du corps féminin, lui donnaient rarement la préférence. Le christianisme, pour éviter de pareilles déviations dans les choix, a fait de la femme un «porte-parure» en la couvrant à outrance de tissus et d’ornements propres jadis à attirer l’attention du menu peuple sur les idoles. Peut-être ne fut-ce pas assez, car c’est de peur qu’on ne se détournât d’elle qu’il incarna en elle le péché. Ruse sublime! ornement incomparable! et la plus merveilleuse trouvaille psychologique issue de la cervelle humaine! Brillante et dangereuse, la femme devenait un excitant des plus nobles facultés de l’homme: la bravoure et le goût du beau. Les verroteries nous fascinent; le péril nous exalte; et le culte moderne de la femme est fait de cette double exploitation de notre crédulité.
– Mais, monsieur, s’écria le révérend Lovely en se bouchant les oreilles, vous n’avez donc pas reçu le baptême, ni ouvert l’Écriture? Il y est dit…
– Je trouve notre poète très amusant, dit M. de Chandoyseau; je regrette seulement que ma femme ne soit pas là, car elle apprécie beaucoup la philosophie de monsieur.
102– Ne le regrettez pas, fit Dompierre, car devant
Madame de Chandoyseau, Lee ne saurait nous dire la forte déconvenue qu’il a certainement éprouvée ce soir dans quelque aventure galante;… et il va nous la dire. Entre nous, voyons! mon cher Lee…
Le poète ne les écoutait plus, et, jugeant avoir fait assez pour la politesse qu’il devait à M. de Chandoyseau en échange de son cigare, en le gratifiant de ce petit discours, il s’éloignait à longs pas, sans seulement souhaiter le bonsoir.
Son brusque passage au milieu de ces messieurs, et le retentissement de son étrange diatribe contre la femme leur laissait un malaise qui, toutefois, les avait sauvés
de celui où les eût plongés l’épanchement du clergyman amoureux.
– C’est un homme bien original, dit M. de Chandoyseau,
c’est un blasé!
– Tout au contraire, fit l’ami de l’Anglais, je ne serais pas étonné qu’il fût vierge…
– Est-ce possible? s’écria le révérend Lovely.
J’en ai connu bien d’autres! mais ce qui me porte à supposer que celui-ci l’est, c’est que je connais de lui des poèmes contenant, à l’égard de la femme, une passion si extraordinaire, si farouche, si éperdue, que je ne crois aucun homme ayant touché la femme, capable d’atteindre un tel délire…
– Je ne vous comprends pas bien, fit M. de Chandoyseau.
– C’est, en second lieu, que je ne vis jamais personne ayant en vue une femme déterminée, s’élever contre elle avec une plus criante injustice, un plus amer dégoût. À qui pensait-il
il n’y a qu’un instant? Je n’en sais rien; mais je puis vous affirmer qu’il avait en vue une ou plusieurs personnes dont il distinguait mentalement, mais très nettement, tel ou tel détail très 103réel avec lequel, grâce à l’habitude, un amant se familiarise et s’exalte aveuglément, tandis que le vierge répugne à sa seule représentation.
– L’Écriture Sainte, dit le révérend Lovely…
– Il est temps d’aller nous coucher, fit brusquement M. de Chandoyseau
, en approchant la lueur de son cigare du cadran de son chronomètre.
– En effet, dix heures vont sonner dans quelques minutes; bonne nuit, messieurs.

Gabriel remonta doucement du côté des annexes de l’hôtel, où le menu
bruit d’un jet d’eau l’attirait presque chaque soir à l’heure de ses rendez-vous avec Mme Belvidera. Le bassin se trouvait garanti par l’ombre épaisse des arbres verts et par le mur nu d’une petite chapelle où se célébraient, les dimanches, les offices du culte anglican. Un banc de bois demi-circulaire était placé au pied des arbres; aucun regard indiscret ne pouvait plonger en cet endroit; et la brise de nuit dans le feuillage, unie au murmure de l’eau, suffisait à couvrir leurs voix. Quand tout était assoupi, ils allaient plus loin, vers une tonnelle d’été plus meublée et mieux close; parfois ils voulaient se figurer que le jardin était à eux et ils passaient une partie de la nuit à en parcourir les allées, à humer les fleurs, les herbes et la terre endormie. Un vieux tronc d’olivier, dans un endroit désert, était assez grotesquement aménagé pour qu’on pût monter jusqu’au cœur de ses branches noueuses, par un escalier tournant; et l’on trouvait en haut une plate-forme, avec une table et des chaises. De là, la vue s’étendait au loin; et quand leurs nuits heureuses se prolongeaient jusqu’au petit jour, ils montaient dans le vieil olivier pour voir blanchir le lac au milieu des montagnes.
Il
attendit un temps toujours trop long, au pied des arbres verts: il voulait s’efforcer de la voir arriver de 104loin au travers du feuillage touffu, et, dans l’ombre, gauchement, il s’appliquait le visage contre les mille épingles noires des basses branches, et exécutait un vif mouvement de retrait, avec une grimace, en riant de sa sottise. Cependant il entendit son pas sur les feuilles que l’automne déjà répandait en abondance, et presque aussitôt elle fut près de lui.
Elle était
tout en blanc; la masse de ses cheveux et ses yeux seuls, se avec la nuit; mais sa silhouette pleine et légère, prenait sur le fond d’ombre, la vie et l’intensité particulières que donne le trait, le contour précis. Sa forme enivrante se livrait par l’effet d’un hasard. Il ne put s’empêcher de pousser une espèce de cri animal. Elle le gronda de son incorrigible brutalité du premier moment.
– Ah! lui dit-il, tu ne comprendras jamais ce que c’est que de te voir, de te voir venir! Tu ne sais pas comment tu es faite ni ce que contient
la sinuosité de ta taille
Combien de fois tu t’es piqué ce soir contre les petites pointes? dit-elle en riant.
– Une fois seulement.
– Ce n’est pas assez, il faut trois fois au moins; comme ça tu ne me verras plus si bien quand j’arriverai: tu ne me verras que petit à petit; ce sera plus doux et meilleur. Je saurai bien me mettre en retard!
– Tu ne sauras pas!
– Ça ne m’est jamais arrivé?
– Jamais.
– Alors, c’est que je
t’aime trop: ça ne peut pas durer.
– Tais-toi
, ma chérie, tais-toi!
Sa taille se ployait sur le bras du jeune homme. Cette ampleur, cette souplesse et ce poids adoré l’
étonnaient toujours en lui causant un si grand ravis105sement. Elle lui entoura le cou de ses beaux bras élevés dont les manches lâches retombaient jusqu’à l’épaule, et l’imperceptible et soyeux duvet de sa peau de brune se laissait lustrer par ses lèvres, comme le dos onduleux d’une chatte sous la main. Elle embaumait alors jusqu’à causer une soudaine et complète ivresse. Il la suppliait de ne pas lui donner sa bouche:
– Ce serait trop! non! ce serait trop!…
Elle se faisait un jeu de la lui imposer
.
Quand il eut la force de relever la tête, il lui parla d’un projet qu’il caressait depuis plusieurs jours, et qu’il voulait mettre à exécution dès le lendemain.
– Ne parlons pas de demain! dit-elle.
– Pourquoi?
pourquoi?
– Je ne sais pas. Mais,
toi-même, généralement, tu n’aimes pas à parler de l’avenir.
– Mais demain ce n’est pas l’avenir; demain, c’est là, tout près, nous y touchons! Voyons, est-ce que nous ne disons pas tous les jours à «demain», est-ce que nous ne combinons pas nos promenades pour le lendemain? Eh bien? Qu’est-ce que
ça signifie? Qu’est-ce qui te prend? Qu’as-tu?… Tu as reçu… il y a… des nouvelles?
… Non, mais non, il n’y a rien; je t’assure.
– Si!
tu as reçu une lettre ce soir; j’ai vu le portier te la remettre.
– Oui, c’est vrai
, mais je te jure, mon mio, il n’y a rien, non, rien de menaçant, d’imminent?… Comment dire? Non, non, il n’y a rien. Je ne sais en vérité pas pourquoi je t’ai dit de ne pas parler de demain.
Il était tombé sur le banc; il lui semblait que tout à coup son sang s’écoulât, ou que son cœur se fût arrêté. Il se sentait frappé subitement du plus grand malheur qui le pût atteindre; il comprenait d’un coup la violence de la passion qu’il éprouvait, la nécessité absolue 106de cette passion pour lui, le choc épouvantable, irrémédiable, au cas où ce lien si jeune encore, mais si vigoureux, viendrait à être brisé. Et il ne se pardonnait pas de n’avoir pas prévu que ce malheur pouvait arriver d’un moment à l’autre, devait arriver, inévitablement. Non, il était si fou qu’il n’y avait pas pensé.
– Votre mari arrive? dites, dites-moi
que votre mari arrive!
Elle eut un moment d’hésitation
à répondre, qu’il attribua à la difficulté qu’elle avait peut-être à mentir, mais qui pouvait provenir chez elle de la légère stupeur provoquée par ces mots: «Votre mari» que son amant n’avait jamais prononcés. Puis elle vint à lui avec toute sa tendresse accoutumée:
– Mais non! mio, puisque je t’affirme que non! puisque je t’affirme qu’il n’y a rien de nouveau, rien.
– Tu me le jures?
– Je te le jure!

– Sur quoi?
– Bête, va!
– Sur quoi? sur quoi?
– Sur ce que tu voudras…
– Sur…
– Sur?
– Sur la tête de ta fille!
– Sur la tête de ma fille! dit-elle en élevant la main.

Puis ses larmes jaillirent tout à coup à flots, et elle laissa tomber sa tête sur l’épaule de Gabriel. Il la dévorait de baisers, dans une ardeur affolée, dans une joie
de brute d’être délivré de la crainte de la perdre dès demain. Elle lui dit en pleurant qu’il était cruel. Il fallait qu’il fût plus que cruel, mais tout près de toucher à l’ignominie pour oser réclamer de cette malheureuse, à propos de lui, un serment sur la tête de 107sa fille qu’elle adorait, et qui était entre elle et son amour coupable, comme un perpétuel trouble, peut-être comme un vivant remords.
Il la supplia de lui pardonner; il
lui mordait la chair, les lèvres et les cheveux:
– Je t’aime! vois-tu! je t’aime
! comme un animal sauvage!
Elle essuya ses yeux, et se penchant doucement vers lui:
– Et ce projet pour demain?… dit-elle.




108IX


«Je viens, je viens, ma femme bien-aimée!» telle était la phrase qui se répétait, avec
une insistance pleine de tendresse, dans les lettres quotidiennes de M. Belvidera.
Le courrier du matin arrivait un peu avant midi. Le portier de l’hôtel faisait le tour des salons et du hall; de longues Américaines interrompaient leur balancement dans la rocking-chair pour recevoir d’énormes paquets de journaux ficelés et leur correspondance; des Italiennes qui tenaient leurs bras nus appliqués sur la surface fraîche des petites tables de marbre, lisaient aussi
à distance, en prononçant à haute voix quelques phrases d’un ton toujours trop élevé. Quand Mme Belvidera avait parcouru la lettre de son mari, et que la petite Luisa n’était pas là pour lui poser mille questions au sujet de son père, la jeune femme laissait aller sa tête contre le dossier de jonc souple et craquant, et les paupières baissées, la bouche grave, elle songeait, avec l’espoir secret que quelqu’un viendrait l’interrompre et l’empêcher de penser.
Elle se revoyait à l’âge qu’avait aujourd’hui sa fille, enlevée brusquement de Florence par la mort 109presque simultanée de son père et de sa mère, et emmenée à Naples par une tante.
Ce départ
avait mis le comble à la première peine de sa vie, car, après ses parents, l’être qu’elle aimait le mieux au monde était Andréa Belvidera, son compagnon d’enfance, quoique plus âgé qu’elle de six ou sept ans, auquel, tout en jouant, elle s’était promise pour plus tard. C’était un jeune homme sérieux et beau, que l’on comparait volontiers à Florence à ces adolescents superbes qui accompagnent les Médicis dans les fresques de Gozzoli au palais Riccardi ou à Pise. En quittant sa petite amie, il lui avait dit en lui baisant la main: «J’irai te chercher, en quelque endroit que tu te trouves Elle lui avait répondu simplement: «Je t’attendrai». Il était allé achever ses études à Heidelberg et à Paris; à son retour à Rome, il s’était fait attacher au cabinet d’un ministre; il avait publié plusieurs ouvrages de sociologie remarqués, et, élu député à vingt-sept ans, il était parti immédiatement pour Naples, demander la main de Luisa.
Luisa l’attendait, et ils s’étaient embrassés comme au jour de leur séparation. Leur bonheur avait été simple et vrai. Ils semblaient créés l’un pour l’autre, et ils n’avaient jamais pensé
que l’un à l’autre. Dans la société de Naples, de Rome, de Florence, on les citait comme le ménage le plus uni et le plus parfait. Leur adorable petite fille était la récompense bien due à une union si exemplaire. Aucune ombre n’avait passé sur leur félicité. Ils s’étaient séparés pour la première fois depuis six semaines.
Et Luisa était la maîtresse d’un étranger
qu’elle connaissait depuis quinze jours.
«Je viens! je viens! ma femme bien-aimée
disait la lettre.
110M.
Belvidera était maintenant à Florence. Il racontait avec bonne humeur à sa femme les péripéties de sa visite à ses électeurs courroucés parce qu’il s’occupait de sauver le peuple de Rome. Puis il donnait mille détails sur la maison, le jardin, les fruits, la vieille bonne préposée à la garde de la demeure de famille. C’était la maison où elle était née, où ils s’étaient connus, où ils avaient joué, enfants, où ils s’étaient promis pour la vie. Cette maison était située sur la pente de Fiesole, et les murs y étaient encore garnis de très anciennes peintures. Luisa revoyait par la pensée les jeunes seigneurs et les dames de couleurs passées qui l’avaient regardée grandir, impassibles, dans leur belle contenance, et qui étaient aussi pour elle des amis. M. Belvidera l’avertissait précisément qu’une de ces dames se détériorait et qu’une large croûte s’était détachée de sa chevelure blonde; un scorpion, attribut symbolique, avait quitté la main d’un jeune homme et on en avait trouvé sur le sol les débris réduits en poussière.
Ces petites choses avaient pour elle une
extraordinaire éloquence, et, comme personne n’était venu à son secours en interrompant sa rêverie, elle ouvrait de grands yeux égarés, et la réalité l’étonnait, la stupéfiait. Était-ce à elle qu’il écrivait, lui, sur ce ton simple et confiant? Était-ce à elle que l’on racontait ces petits détails? Jamais ces vieux murs, ces fresques, et les plus menus objets de la maison ou du jardin ne lui avaient paru si vénérables, si sacrés. Et que quelqu’un en prononçât seulement le nom devant elle, lui donnait la sensation, jamais ressentie encore, d’une profanation.
Mais elle rejetait vite cette impression pénible, car elle avait le goût de sa personne, et elle ne voulait pas, à tout prix, elle ne voulait pas que quelque 111chose, en elle, lui répugnât. Allons! effaçons le présent: il ne tient pas; il s’effritera de lui-même, il n’aura pas de durée! Retournons à cette chère maison calme et heureuse!
Ah! la jolie villa! Quelle paix, le long des chaudes journées! et quelles délices, le soir venu! On entend ronfler le tramway électrique de Fiesole; Andréa revient de la ville; elle le guette de la terrasse; elle l’aperçoit sur la plate-forme; il agite son mouchoir; sa tête aimée paraît au-dessus des murs garnis de roses; le train monte et décrit une courbe en ronflant plus fort; puis un arrêt, une grille ouverte et refermée: il est là; il lui apporte quelque surprise amoureuse et la franchise de ses baisers. On dîne, et l’on va, côte à côte, sur la terrasse, entre les cyprès noirs et les églantiers, voir tomber le soleil au delà de la grande plaine de Florence. Et c’est la petite Luisa qui, de sa chambre, les appelle pour leur adresser des «bonsoirs» de ses deux petites mains appuyées sur sa bouche…
«Tu peux venir, Andréa, va, tu peux venir me chercher, prononce-t-elle à demi-voix, nous retournerons là-bas ensemble, et je me pencherai encore sur ton épaule… Est-ce que tu crois que j’ai cessé de t’aimer?…
«Est-ce qu’il le croit?» mais pourquoi dit-elle cela? Mais non! il ne le croit pas; il n’en a pas la moindre idée: il ne doute pas; il dit seulement: «Je viens! je viens, ma femme bien-aimée…»
Ah! ça
! personne ne va donc l’interrompre! C’est un fait exprès: il ne passe ce matin sous le hall, que des figures étrangères, des gens arrivés d’hier. Et elle pense, elle pense, la malheureuse femme!
Cela devient pour elle une idée fixe, de poser sa tête sur l’épaule de son mari. C’est la seule chose qu’elle désire au monde. Elle ferait sa tête lourde; elle 112ne sourirait même pas; elle garderait sa figure sérieuse, en fermant les yeux; puis elle relèverait doucement les paupières: «A-t-il tourné la tête? Me voit il? Ne me voit-il pas?… Ah! il m’a vue!» Alors on rit de tout son cœur! et il lui dit en la baisant: «Chatte! Chatte!…»
Eh bien, mais, non! cela n’est pas possible; ça n’arrivera plus jamais! ah! ah! ah! C’est bien fini! mes amis! Comment voulez-vous que cela se produise jamais de nouveau?
On a beau faire; ce qui est ne s’effacera pas. Elle le sent bien, sous son front, là, dans un petit endroit où il lui semble que toute sa mémoire soit logée. C’est un point, une espèce de boule grosse comme une bille, et qui lui fait mal, qui pèse. Jamais cette boule ne roulera, ne se déplacera, ne partira. Dans cette boule quelque chose d’inouï est inscrit. C’est elle-même qui l’a inscrit; elle le sait, elle le reconnaît parfaitement. Oui, oui, elle l’a voulu, on ne lui a pas forcé la main. Après l’avoir inscrit, elle a ri, elle a chanté, elle a été heureuse. Cependant c’était sa condamnation. Et du diable! par exemple, si elle sait comment elle a pu faire cela!
Elle fronce les sourcils avec colère
, elle secoue la tête. Tout son cerveau s’ébranle; en un seul point quelque chose reste fixe, et on dirait que tout pivote autour: la bille.
Alors elle essaie de se réfugier dans son mal même. Elle ferme encore les yeux; elle se fait douillette; elle pense à mille petits frissons et à une espèce de volupté de vertige. C’est bien ce qu’elle a toujours ressenti de ce côté-là: c’est dans le vertige qu’elle a trouvé la raison de faire ce qu’elle ne comprend pas qu’elle ait fait. Tout d’un coup la tête vous tourne et on se jette; on pousse un cri. Ah! sacristi! c’est une drôle de chose tout de même!
113Est-ce que c’est de l’amour, cela? Comment voulez-vous demander à une femme si ce qu’elle éprouve est de l’amour, quand elle se précipite ainsi du haut du parapet? Est-ce qu’elle sait? Est-ce qu’elle réfléchit? Est-ce qu’elle étiquette ses sentiments? Plus tard, longtemps après, elle vous répondra; quand le temps aura passé et aplani le terrain, quand sa pauvre cervelle ne sera plus exposée à se pencher vers ces défaillances du sol qui appellent avec une insistance à vous rendre fou.
Que l’on songe, aussi qu’il est exceptionnel qu’une femme demeure à penser, envahie par une torpeur étrange, aussi longtemps que le fait Mme Belvidera, sans qu’un être humain, en passant, vienne s’emparer de son attention mobile. En vérité, si cela durait un peu plus, elle finirait peut-être par savoir si elle aime ou n’aime pas son amant!
Dieu merci,
voici quelqu’un.
Ah! c’est Solweg.
La jeune fille
s’avance dans une gracieuse toilette mauve qui s’allie à ravir au blond tendre de ses cheveux. Sa taille fine a la souplesse d’un jonc. La voir marcher vous fait sourire et vous donne frais. Elle est quelquefois joyeuse comme une enfant; quelqu’un lui a dit un jour qu’elle était plus jeune que la petite Luisa, son amie. D’autres fois une grande mélancolie affine toute la chair de son visage et répand une ombre trop large autour de ses yeux pareils à la goutte d’eau qui reflète le ciel pur. Mme Belvidera se sent soulevée, attirée vers elle; n’est-ce pas un secours que la Providence lui envoie? Ah! Dieu! embrasser cette jeune fille et parler d’enfantillages!
Elle a fait un mouvement vers
Solweg; elle a failli lui tendre les mains. Mais Solweg, en l’apercevant, a pris cette figure froide, immobile et sans saveur 114qu’elle lui a déjà remarquée si souvent depuis le jour du déjeuner à l’Isola Bella. Solweg ne lui parle qu’à l’occasion de la petite Luisa, qu’elle aime. Dans toute autre circonstance, ce n’est pas le ciel que reflètent les yeux de cette jeune fille, c’est la grotte, la maudite «Chambre de Vénus» où une image ineffaçable s’est fixée sur sa rétine.
Solweg passe et salue simplement Mme Belvidera.
Celle-ci comprend et se rejette sur le dossier de la chaise d’osier. Elle ne souffrirait pas davantage si on lui avait craché à la figure. Elle regarde s’éloigner Solweg et elle n’a même pas le droit de lui en vouloir et de la haïr. C’est elle qui a déposé dans les yeux de cette jeune fille l’ineffaçable image.
Un mouvement nerveux lui fait froisser la lettre qu’elle tient à la main. Puis elle répare inconsciemment d’un coup d’ongle les brisures du papier glacé, et elle lit sous son ongle: «Je viens, je viens, ma femme bien-aimée…»

– Ah! ma chère belle, que je suis heureuse de vous rencontrer! Venez un peu que je vous raconte!… vous ne vous imaginez pas quelle affaire!…
C’était Mme de Chandoyseau qui revenait, avec toutes les Anglaises de l’hôtel, du service protestant auquel elle assistait par galanterie envers le révérend Lovely qui avait fait aujourd’hui une allocution d’un caractère si inattendu que tout le monde en était sens dessus dessous.




115X


Dompierre venait de prendre ses dispositions pour la réussite
de son projet qui était de passer avec sa maîtresse toute une soirée dans la solitude d’Isola Madre quand cette île magnifique est débarrassée des visiteurs. Il aperçut le hall plus garni que de coutume; on semblait y causer avec animation, mais en chuchotements mystérieux. Mme Belvidera s’y trouvait et recevait avec une expression de physionomie très curieuse les confidences de Mme de Chandoyseau. Au moment où il allait entrer, elle se détacha du groupe et vint de son côté, en ouvrant son ombrelle, sous le prétexte d’aller sur la route voir arriver la diligence. Il crut qu’elle était anxieuse de savoir le résultat de ses combinaisons.
– Tout va bien, lui dit-il, et nous aurons deux barques pour cinq heures:
une pour vous, une pour moi; vous irez directement à l’Isola Madre, moi à l’Isola Bella, seulement je changerai d’idée à moitié chemin et vous retrouverai sur les rochers.
Elle ne pouvait s’empêcher de rire.
– Qu’est-ce qu’il y a donc ce matin? lui demanda-t-il;
ah! ça, vous n’écoutez même pas ce que je vous dis!
116– Ah! dit-elle, laissez-moi respirer et venez faire un tour sur la route. Je vous défie de deviner ce qu’il y a!… Donnez-vous votre langue au chat?

– Parbleu!
Vous avez vu tout ce remue-ménage sous le hall? Eh bien! dans le salon c’est la même chose, dans les corridors on chuchote avec le même entrain; par toutes les portes ouvertes j’ai entendu des rires étouffés…
– Au fait! je vous prie!
Qu’est-ce que tout ça signifie?
– Attendez donc! je suis venue vous
prévenir afin de vous éviter précisément de recevoir un choc trop violent, et afin que vous ne soyez pas étonné si vous apercevez que l’on vous lorgne un peu plus qu’à l’ordinaire, car l’histoire vous touche… presque, indirectement, mais presque tout de même…
– Je vous en supplie!…
– Voilà: non, il ne s’agit pas de vous, mais de votre ami le poète anglais.
– Il a fait quelque extravagance?
– Du tout! du tout! il n’a rien fait. Mais il paraîtrait que l’on sait de lui une… particularité très curieuse, en même temps qu’édifiante, à laquelle le révérend Lovely aurait fait allusion, ce matin, au prêche, dans la petite chapelle, là-bas, vous savez, tout en s’élevant avec véhémence contre le péché de la chair…
– Oh!
– Vous y êtes?
– Mais c’est moi-même qui, hier au soir, ai eu l’imprudence d’émettre devant le révérend une simple supposition touchant une
… particularité des mœurs de Lee; une supposition d’ailleurs, plutôt humoristique, une supposition d’après-dîner,… et voilà ce vieux…
117– Vous savez que le révérend Lovely est tout spécialement élevé depuis quelque temps contre le péché de la chair?

– Je
crois bien!
– Alors il a dû être fortement impressionné de cette… abstinence édifiante, chez «un homme du monde, jeune, riche,
presque célèbre etc.; tels sont les termes dont il s’est servi, paraît-il, pour le qualifier. Il n’a pas résisté au désir de le donner en exemple.
– Mais enfin, il eût bien pu le faire sans le désigner si clairement!
– Peut-être ne l’a-t-il pas désigné si clairement; je n’en sais rien: vous pensez bien que je n’étais pas au prêche; mais
Madame de Chandoyseau y était…
Madame de Chandoyseau!
– Elle ne pouvait pas perdre l’occasion d’entendre parler «son petit Lovely», ainsi qu’elle le nomme familièrement; elle va l’entendre tous les dimanches et lui fait, je crois, tourner la tête… Enfin, vous pensez que celle-là a compris à demi-mot et qu’elle était de taille à mettre les points sur les i, pour les personnes qui n’avaient pas compris tout à fait.
– Mais tout cela est grotesque, absurde!
– Que voulez-vous y faire?… Pourquoi vous amusez-vous à plaisanter, vous, le soir après dîner, avec des gens qui n’entendent pas la plaisanterie?
– Ce n’était pas à proprement parler une plaisanterie; c’était une opinion personnelle, formulée avec un
léger tour paradoxal. D’ailleurs cela n’entachait nullement la réputation de Lee, et ne pouvait prendre une teinte ridicule qu’en passant par l’organe de Madame de Chandoyseau. Eh bien! mais, et la belle passion de Madame de Chandoyseau pour Lee, comment l’accommoder avec cet entrain à le couvrir de dérision?
118– Elle ne l’aime plus, dit-elle; cette… particularité lui répugne.
– Ah! ah! ah! délicieux! Elle n’aimait que le faux-vierge
! Elle ne peut se passionner que pour le cabotinage; la sincérité lui paraît vulgaire!
– Avec ça, c’est un vrai potin dans tout l’hôtel. Votre pauvre ami ne va pas savoir où se nicher.
– Lee! vous n’y songez pas:
il ne s’apercevra de rien.
À peine Gabriel avait-il pénétré dans le hall, que Mme de Chandoyseau se précipitait à son encontre:
– Mais, enfin, vous, monsieur Dompierre, vous devez savoir le fin du fin de ces histoires-là!… Dites-nous ce qu’il y a de vrai; nous sommes anxieuses, nous palpitons!…
– Madame, dit-il, en passant en coup de vent, j’ignore absolument ce dont vous voulez parler. Excusez-moi: mon ami Lee m’a prié de l’aller prendre à l’heure du lunch…
Il trouva Lee dans sa chambre, fort éloigné de croire que tout l’hôtel était occupé de lui. Il se garda bien de l’en avertir, et le poète lui parla aussitôt d’un problème d’esthétique fort intéressant et dont traitaient plusieurs journaux d’art, à l’occasion du différend qui avait appelé le peintre Antonius Plaisant à Venise. Le sujet les échauffa tellement
qu’ils furent en retard pour le lunch. Il en résulta qu’ils eurent, Lee et lui, des physionomies si naturelles en se mettant à table, que la clientèle de Mme de Chandoyseau exerça sa malignité en pure perte. Lee continua à manger posément, avec appétit; et il parlait avec ce calme et cette heureuse abondance quetoujours un sujet pris à cœur.
Il s’agissait du rôle prépondérant ou non de la suggestion dans les arts. Il soutenait contre les objec119tions de son ami, qu’en plastique, comme en littérature, l’idée suggérée était essentielle et suffisante à constituer l’œuvre d’art, fût-elle exprimée par une image imparfaite ou un pauvre style. Matière à controverses éternelles.
Malgré tout, Gabriel se laissait gagner lui-même par l’intérêt médiocre qui agitait autour de lui les cervelles, et dont il avait lui-même fourni innocemment le thème. Les manières de Lee l’intriguaient; sa vie mystérieuse ne pouvait le laisser indifférent, et les contradictions qu’il affectait dans ses appréciations de la femme, le rendaient, tout comme Mme de Chandoyseau, il faut l’avouer, «anxieux et palpitant» de déchiffrer l’énigme.
Il s’avisa que leur thème même du rôle de la suggestion pourrait les conduire à un chapitre moins abstrait que celui de l’art pur, et, sous l’influence amollissante de l’après-midi, tout en prenant le café à l’ombre tournante du bâtiment de l’hôtel, Lee descendit facilement, à l’instigation de son compagnon, à parler de la femme:
– J’ai plus de raisons de l’admirer que vous, dit-il, puisque j’admets la valeur propre de la suggestion, c’est-à-dire de l’impression, de l’image ou de l’idée suggérée, tandis que vous ne concédez de qualité véritable qu’à l’objet offrant, en soi-même, l’apparence d’une perfection. La femme est essentiellement imparfaite, au moral comme au physique, ainsi que je vous le disais hier soir, tandis qu’elle est éminemment suggestive de nos impressions les plus savoureuses, de nos plus harmonieuses pensées, de nos représentations imaginaires les plus parfaites. Sa vue donne l’idée du bien comme du beau. Elle est exactement équivalente à ce tableau d’exécution fautive qui divise en ce moment nos maîtres peintres à Venise, 120et qui a cependant tant de sens et donne l’idée d’une si touchante beauté qu’il a rallié tous les sentiments populaires et ceux d’un très grand nombre d’artistes…
– Pardon! la femme est quelquefois un chef-d’œuvre accompli…
– Taisez-vous donc! vous parlez avec des yeux d’amoureux, c’est à ne pas s’y méprendre. Je vous vois nettement regarder en ce moment l’image physique et morale que votre amour vous crée de toutes pièces, mais qui ne correspond pas, qui ne peut pas correspondre à la réalité. Pardonnez-moi si je vous blesse…
– Faites donc, je vous en prie.
– Notez que vous avez cent fois raison de juger ainsi. Mais je vous ferai remarquer en même temps l’opposition inattendue qu’il y a entre un statisticien et un poète, dans leur façon d’envisager la réalité du monde. C’est vous, statisticien, qui transposez l’objet réel en obéissant instinctivement à l’ordre admirable et généreux de la nature; et c’est moi, le poète, qui, sorti de l’obéissance aux lois naturelles par l’abus de la réflexion et l’usage de la transposition artificielle, ne puis plus idéaliser spontanément l’objet, et n’y réussis qu’après un effort qui m’entraîne, par la force de l’élan, à la généralisation, à la transposition idéale, dans laquelle l’objet en question a perdu à peu près tous ses traits caractéristiques.
Je m’explique: je ne reçois pas au contact d’une femme ce coup de folie qui fait d’elle à vos yeux un objet de volupté, un objet à part de tous les autres, presque à part du jugement. Je ne peux pas perdre la tête! Comprenez-vous ce singulier genre d’infirmité? Je juge et apprécie
: dès lors il n’y a jamais de quoi s’enflammer, et je ne pourrais goûter de plaisir que par le secours d’une hallucination 121volontaire représentant une idéale image, laquelle voilerait complètement la personne enclose en mes bras. Telle est l’idéalisation artificielle, qui est mon lot; son désavantage est d’être consciente, de me laisser toujours très nettement apercevoir la nécessité de son emploi, par conséquent de m’imposer le sentiment de l’insuffisance de la femme telle qu’elle est, ce qui me rend mysogine en un sens, et d’autre part de me forcer à l’idéalisation à outrance, ce qui me permet de passer pour un poète de l’amour…
– Alors que vous ne pouvez pas l’éprouver!…
– Non! dit-il, je ne puis pas l’éprouver.
– En êtes-vous bien sûr?
– Je n’ai jamais pu l’éprouver.
En ce moment, sa figure prit une expression qui contrastait si violemment avec son ordinaire impassibilité, que Gabriel ne put retenir un mouvement de surprise. Son masque glabre, à la fois très osseux et charnu, accusa des traits qui n’étaient que ses traits habituels, bien entendu, mais qui se soulignaient, s’accentuaient, comme si, sur les lignes d’un visage dessiné au crayon, quelqu’un passait rapidement un épais tracé à l’encre noire. Une profonde douleur secrète semblait lui labourer toute la chair, rétractant, desséchant tout à coup ce qu’il y avait d’élément jeune en sa physionomie, n’y laissant émerger que les saillies du squelette et le feu très ardent, mais étonnant, presque inhumain du regard. C’était si tragique et si clair, que celui qui en était témoin en frissonna. Il n’osa l’interroger davantage. Lee restait là, sur le dernier mot qu’il avait prononcé, muet comme une statue, mais livrant malgré lui le secret de sa grande douleur. Elle le rongeait évidemment, mais il la savourait encore; il la magnifiait en lui-même: il savait que le seul palliatif pour un être de 122son espèce, était de s’enorgueillir de son mal. Son mal même, il l’idéalisait à outrance… Son mal était de ne pouvoir pas aimer.
Il payait la rançon de l’idéalisme; sa nature d’homme se révoltait par moments contre l’orgueil de son esprit: l’une, presque étouffée, se soulevait désespérément dans un effort dernier; l’autre, implanté en maître, la piétinait et la refoulait sans merci.
Généraliser, idéaliser; ne concevoir que l’essence et le type, le divin, la Beauté: besogne admirable qui place assurément certains créateurs au rang de demi-dieux. On oublie ordinairement que ces facultés héroïques ne se développent qu’au détriment des instincts fondamentaux, les plus simples de la nature humaine, lesquels ne se laissent arracher qu’au prix d’une espèce de martyre.
L’être réel et particulier: l’homme, la femme, n’existait plus pour Lee qu’en tant qu’infime et misérable cellule de l’être synthétique et superbe qu’il lui fallait imaginer, et dont la seule représentation hantait les désirs de sa chair et se prêtait volontiers aux vastes élans de son affectivité. Cependant sa nature d’homme, sur quoi s’étayent en définitive tous nos plus célestes échafaudages, se mourait faute de cette misère: aimer une femme!

L’ombre s’allongeait
autour d’eux; les hôtes des îles Borromées se faisaient plus nombreux autour des petites tables, et le jeu des cuillers contre la glace fondante et les parois des verres leur redonnait son habituelle musique argentine. Mme Belvidera s’assit non loin d’eux avec la petite Luisa, et fit comprendre d’un léger signe à son amant, qu’elle avait tout préparé pour leur fuite de cinq heures. Lee s’était levé et éloigné aussitôt, sans ajouter une parole à l’aveu bref qui lui était échappé. Il se dirigea du côté 123du lac, et, ayant repris son flegme, il alluma un cigare.
Toutes les personnes présentes le regardèrent descendre vers les jardins. La plupart inclinaient la tête un peu sur l’épaule. Dompierre se souvint d’avoir un jour vu Mme de Chandoyseau et sa suite l’admirer ainsi de loin, pour rien, parce qu’il était étrange, simplement. Aujourd’hui que son étrangeté prenait de la précision dans ces cervelles de moineaux, on se moquait de lui. «Il est vierge!» telle était la phrase creuse que prononçaient toutes les bouches. L’était-il dans le sens vulgaire où ces personnes l’entendaient? La question importait assez peu, depuis qu’était connue la triste virginité morale dont lui-même essayait de se faire gloire et dont il était accablé.
Le jeune homme resta
un assez long temps, volontairement isolé, dans la torpeur de la chaude après-midi. Comme chaque jour, quelques notes de piano tintaient, sous les doigts moites d’une femme, interrompues infailliblement par la prompte fatigue de ces heures lourdes. Le tonneau d’arrosage, dans les allées de gravier, promenait son ondée quotidienne. Gabriel regardait de loin la jeune femme qui se préparait pour lui à la plus voluptueuse des soirées, et chacun des mouvements de sa nuque ou de ses mains lui faisait frémir toute la chair.
Où donc allait le pauvre Lee,
à cette heure délicieuse et terrible? Partait-il déjà pour une de ses promenades solitaires où, dans la compagnie de son vieux batelier muet, il s’acharnait, jusqu’au cœur de la nuit, à tirer de la puissance de son rêve l’équivalent du simple plaisir humain qui lui était interdit? Ou bien, qui sait? peut-être cherchait-il l’amour? Peut-être épuisait-il son désespoir d’aimer, le long de ces belles rives peuplées de créatures si diverses? Allait-il 124à Baveno, à Pallanza, ou simplement le long des petites maisons des pêcheurs, en quête d’un regard capable de lui fournir ce coup de folie, cette idéalisation élémentaire à quoi nous devons le désir, le désir première fonction de la vie, et à défaut duquel nous prenons cet aspect de mort qui avait paru si effrayant, une minute, sur le visage de l’idéaliste?
L’heure
approchant, Gabriel vint se joindre au groupe dont faisait partie Mme Belvidera. Il voulait faciliter son départ, auquel toutes sortes d’obstacles pouvaient vraisemblablement s’opposer, et dont le moindre, à sa prévision, n’était pas celui de laisser sa petite fille.
Cette enfant méritait toute l’adoration dont elle était l’objet. Elle avait une intelligence précoce qui ne nuisait pas, ce qui est rare, à la grâce tout ingénue de ses manières. Elle était d’une tendresse excessive et ressemblait physiquement à sa mère, avec un penchant méditatif, une attitude réfléchie, qui donnait au velours sombre de ses yeux un dessous profond que sa mère n’avait pas.
– Alors tu seras sage, Luisa; et que feras-tu si maman rentre tard?
– Je penserai à toi.
– Mais non! mais non! il ne faut pas tout le temps penser à moi. Tu joueras, et tu iras te coucher.
– Je jouerai si tu veux, mais ça ne m’amusera pas.
– Pourquoi?
– Parce que je n’aime pas quand tu n’es pas là!
– Voyez-vous ça!
– C’est comme ça.
– Luisa! on ne parle pas ainsi à sa maman: on fait ce que l’on vous commande et on se tait.
– Je ferai, maman, tout ce que tu commanderas.
Et elle reprenait avec un petit air entendu et rési125gné un travail à l’aiguille dont elle s’acquittait à l’émerveillement de ces dames. Après un silence:
– Et s’il m’arrivait malheur pendant que tu ne seras pas là, maman? comme ça, il n’y aurait pas moyen de te prévenir? Il n’y a pas de télégraphe où tu vas?
– Voyez-vous, la petite coquine, dit madame Belvidera; elle veut savoir où je vais!… Mesdames, avez-vous vu une petite curieuse comparable à cette demoiselle?
– Mais c’est très délicat, c’est très gentil de sa part, dit Solweg. Il ne faut pas lui en tenir rigueur!…
– Tu sais bien, Luisa, que je vais voir Madame X… qui est en ce moment à Pallanza.
– Maman, tu ne me l’avais pas dit!
– Mademoiselle ma fille, je vous en demande pardon; dorénavant, je ne ferai rien sans vous prévenir!
Et après un silence, la petite reprenait avec une insistance très habile:
– Ça fait donc, maman, que s’il m’arrivait malheur, c’est chez mad….
– Ah! ça! mais tu es assommante avec ton malheur! En voilà des idées! Quel malheur veux-tu qu’il t’arrive? Et puis tout cela c’est de l’entêtement! mademoiselle n’est pas contente parce que je ne l’emmène pas, voilà! Tu sais bien que je ne veux pas que tu reviennes tard, en bateau… Enfin, assez, n’est-ce pas?
C’était la première fois que Gabriel la voyait parler un peu durement à Luisa. Il partageait toute la souffrance qu’elle en devait ressentir et l’aimait de faire cela à cause de lui. Mais il craignait la crise que cette contrainte pouvait amener et la réaction possible, l’abandon soudain du projet. Il fallait ruser avec une ténacité très dure contre l’extrême finesse de la fillette. La mère l’aimait à la folie, et il ne pouvait 126s’empêcher d’admirer et d’aimer cette enfant trop gracieuse et trop intelligente qui guerroyait contre lui avec des roueries de diplomate.
La petite avait renfoncé quelque temps une larme; puis, voyant qu’elle ne pouvait la contenir, elle s’était levée précipitamment, et était allée se jeter sur les genoux de Solweg, pour qui elle éprouvait une grande amitié.
Était-ce un élan naturel ou une dernière ruse, la plus forte, assurément: l’emploi de la provocation à la jalousie pour attendrir sa mère? L’effet fut infaillible. À peine l’enfant recevait-elle les caresses de Solweg que Mme Belvidera allait la prendre dans les bras de la jeune fille, la couvrait de baisers, et fondant elle-même en larmes
entraînait sa fille àhôtel.
– Et vous, monsieur Dompierre, dit à brûle-pourpoint Mme de Chandoyseau, vous ne faites pas de promenade aujourd’hui?
– Mon Dieu! madame, j’ai un assez grand mal de tête, et je pense que j’irai marcher sur la route, quand la chaleur sera un peu tombée.
Il était ému de la scène qui venait de se passer, et la question méchante de cette pie-grièche lui faisait légèrement trembler la voix. Il rencontra sans l’avoir cherché l’énigmatique regard de Solweg, qui était fixé sur lui au moment où il parlait.
Peindre ce qu’il y avait dans ces yeux est chose impossible. De l’anxiété, de la pitié, une sorte de douce remontrance, une exhortation involontaire, un chagrin réel, enfin, par-dessus tout, une complaisance, un fond de sympathie, simple, franc, éclatant d’évidence, qui luttait contre tout le reste, et semblait noyer tout le reste dans l’humidité limpide de ce regard bleu. Il avait eu bien des impressions, par le 127court moyen d’un geste, d’un regard, d’un seul clin d’œil; jamais il n’avait éprouvé dans un temps aussi court et par un moyen aussi simple, une émotion si intimement cuisante et si complexe. Le résultat, en lui, fut plutôt une sorte de colère contre cette jeune fille sérieuse, presque silencieuse au milieu du jacassement des femmes, et qui voyait dans ses faits et gestes, qui percevait clair comme le jour, en ce moment-ci, le double jeu de Mme Belvidera et le sien, qui lisait son mensonge sur ses lèvres, au moment où il le prononçait, qui avait lu le mensonge pénible de la jeune mère à sa fillette, et comprenait aussi nettement le merveilleux instinct de l’enfant luttant contre l’absence insolite de sa mère. Qu’est-ce qu’avait cette demoiselle à venir regarder dans ses affaires? Et sa sympathie par-dessus le marché! sa compatissante complaisance! sa gracieuse indulgence envers l’auteur responsable de cette tragi-comédie! qu’en avait-il faire en vérité? Il la trouvait énervante au suprême degré.
Il
s’en alla, en flânant, sur la route, afin de dépister tout au moins la surveillance de Mme de Chandoyseau, et prit une barque, fort loin de l’embarcadère de l’hôtel, désespéré d’ailleurs quant à la réussite de sa soirée à l’Isola Madre. Il eut un véritable étonnement, en faisant lentement le tour de cette île, après plusieurs crochets sur le lac, de découvrir la barque qui portait Mme Belvidera, amarrée déjà sur une petite plage naturelle… Il ne joua donc qu’incomplètement la surprise qui était nécessaire, à cause des bateliers, et entraîna la jeune femme hors de toute vue. Le bonheur de l’avoir là, à lui seul, dans cette île déserte à cette heure, et après en avoir désespéré, lui donnait une folie enfantine.
Luisa
s’extasia tout de suite sur la richesse du paysage, sur le nombre et la magnificence des arbres 128 les beaux tons de l’automne commençaient à répandre ces cuivres rouges et ces vieux ors qui donnent aux feuillages une saveur majestueuse.
– Mais, dit-elle,
je ne vois pas par où l’on pénètre dans votre île?…
– Chut! chut!… Savez-vous bien qu’il est tard et que l’entrée ordinaire nous est interdite: on ne doit pas entendre sonner la cloche des Borromées passé cinq heures du soir!
– Alors,
par où passons-nous?
– Par une
porte dérobée
Oh! mais c’est délicieux! Dites donc! mais il y a du danger à faire ça?
– Je le crois bien! figurez-vous
qu’il y a neuf jardiniers robustes établis dans ce grand palais rose que nous apercevons de Stresa et d’Isola Bella, et vous frémiriez si je vous faisais la description de l’arsenal de défense dont ces gaillards-là sont munis, afin de tenir à l’abri du vol leurs graines, leurs plantes rares et les innombrables oiseaux qui peuplent cette forêt…
– Brrr! fit-elle, tout en courant et sautant sur le rivage étroit que l’eau venait battre doucement. Sans compter, ajouta-t-elle, que
nous débarquons un peu comme des malfaiteurs!…
Et elle s’élançait la première à l’assaut de la forteresse fleurie.
– Attention! pas par là! tenez, voyez ici ces marches naturelles qui s’enfoncent sous les branches… Bon! c’est là notre brèche. En avant!
La petite porte était ouverte; ils n’eurent qu’à en franchir le pas en déchirant de longs fils d’araignées. Le chemin qui s’offrait à eux était d’
un romanesque achevé. D’énormes touffes de lierre pendaient à droite et à gauche, et leurs lourdes guirlandes se croisaient, 129çà et là, au-dessus de leurs têtes. Des vignes-vierges parasites enlaçaient avec des airs de paresse élégante le tronc des arbres, et, d’en haut, semblaient laisser pendre avec affectation leurs lianes de pourpre.
Pas un être
humain, pas un bruit, sinon celui des oiseaux que leur passage effarouchait.
– Oh! oh!
fit elle tout à coup, voilà le palais rose!
Et ce furent des exclamations
sans fin, à mesure qu’ils approchaient de ce grand bâtiment dont le dos uni et tendrement coloré communique tant d’agrément, de loin, à la grasse silhouette d’Isola Madre. Rien n’est plus joli que la façade qui donne sur les jardins intérieurs. L’entrée se trouve sous un portique surmonté d’une loggia ouverte où les pampres, les lierres et les églantiers serpentent en liberté au long des balustrades. De grosses touffes de fleurs emmêlées et lourdes se laissent tomber de l’appui des fenêtres et de la rampe de la loggia; et si ce lieu était habité par des fées, on croirait volontiers, à l’heure indécise du crépuscule, que ce sont les bras nonchalants de ces belles personnes endormies.
Les portes étaient closes, au moment de leur arrivée: c’était une paix, un silence complets. On osait
à peine marcher; on retenait son souffle. Les plantes innombrables commençaient d’exhaler leurs baumes dans l’air amolli du soir.
– Venez!
Il
la prit par le bras et la mena jusqu’à une fenêtre entr’ouverte du rez-de-chaussée. Elle se haussa sur la pointe des pieds, et regarda:
– Oh! oh! dit-elle, ça
c’est trop joli!
C’était une chambre ancienne,
avec un mobilier rustique du siècle passé. On y avait vue d’un côté sur le lac, de l’autre sur les jardins tropicaux de l’île. Une 130quantité de fleurs fraîchement coupées, étalées un peu partout dans de larges paniers, laissaient choir une à une, les gouttelettes du dernier arrosage.
– Voilà, dit-elle, l’endroit où je voudrais vivre!
– Il
est à vous!
Il avait gagné les bonnes grâces du chef des jardiniers qui, en lui faisant visiter la maison, lui avait expliqué que cette pièce était affectée au dépôt des fleurs cueillies chaque soir et que la belle Carlotta venait prendre, à la nuit, pour les vendre dans les hôtels et les villas, à Pallanza ou à Baveno. Pour son amour des fleurs, il avait donné au jeune homme toute permission de les venir respirer à son aise jusqu’au moment de leur enlèvement par la marchande des Borromées. C’était le plus délicieux rendez-vous d’amour.
Gabriel voulait
entrer tout de suite.
– Oh! non! fit-elle… promenons-nous au moins
!
Il lui
reprit le bras et lui dit ce torrent de choses qui viennent confusément à l’esprit et aux sens lorsque l’être longtemps contenu, tout à coup déborde, à l’abri des importuns et de l’ordinaire badinage.
Ils
marchaient au hasard des allées. Dans le désordre de leurs paroles, elle lui adressait subitement une question sur une plante exotique qu’elle remarquait au passage.
– Qu’est-ce que c’est
que ça? demandait-elle?
– Qu’est-ce que
ça peut bien vous faire? lui répondait-il en souriant.
– En effet!
Et elle riait, de son rire clair et magnifique, en renversant
un peu en arrière sa taille qu’il soutenait et portait avec enivrement.
Elle était toujours vêtue de ces toilettes claires qui enchantaient son amant. Et son grand chapeau de 131paille blanche
muni de dentelles retombantes faisait de toute sa personne la plus étonnante de ces fleurs extraordinaires aux noms inconnus, qui s’étalaient sur leur passage.
– Et vous, vous, qui êtes-vous? lui dit-il.
– Qu’est-ce que
ça peut bien vous faire?
– En effet!
puisque je t’aime!
En relevant les yeux, la grande beauté de la vue les éblouit. Deux trouées, l’une sous les branches d’un chêne à feuilles gigantesques, l’autre dans l’intervalle d’un massif de houx frisés et de camphriers, leur découvraient d’une part la corne méridionale du lac, et de l’autre la ville de Pallanza, blanche et charmante, assise au bord des eaux tièdes, comme une jolie fille paresseuse qui les attendrait à fraîchir avant de s’y baigner les pieds. Le soleil, à ce moment, passait de l’autre côté des montagnes; une brise infiniment légère fit glisser une ride à la surface de l’eau; des nuages chargés d’or s’élevèrent, et la pâleur de Pallanza s’anima jusqu’au rose d’une jeune chair. Les eaux elles-mêmes semblaient devenir molles comme du lait et en prenaient la teinte grasse et bleuâtre. La ligne des montagnes s’adoucit; toutes les choses se résolurent en un attendrissement général. C’était une heure si touchante et d’une beauté si communicative, qu’ils en furent presque suffoqués et prirent tout naturellement la direction de «leur» palais et de «leur» chambre fleurie.
Ils couraient, ils traversaient en sautant les plates-bandes et les tapis de gazon
. Elle s’arrêtait par moments, et portant la main à son cœur:
– J’ai chaud
aux joues, disait-elle, sens un peu!…
Les oiseaux
, se couchaient. Au milieu du ramage, on pouvait distinguer le cri des paons.
Gabriel et Luisa se retournèrent vivement à un 132bruit qui vint par une grande allée droite descendant jusqu’au lac par de longues marches plates et moussues.
– Voilà quelqu’un, dit-elle, j’ai peur!
– Folle! dit-il, ce sont les paons!
En effet
, une dizaine de paons remontaient gravement l’allée, comme une réunion d’imposants personnages.
Cependant,
on vit dans l’ombre tombante, une forme humaine qui se glissait le long des hauts buis taillés. L’individu cherchait évidemment à se dissimuler; ce ne pouvait être un des jardiniers.
– C’est quelque gamin qui vient prendre des oiseaux; il n’est pas dangereux pour nous, et c’est lui qui aura le plus peur en nous apercevant… Ah! dit Gabriel, en le reconnaissant tout à coup, c’est l’amoureux de la belle Carlotta!
– Comment!
c’est ce méchant vaurien qui est si jaloux et qui ne la quittait pas d’une semelle, l’autre jour, à l’Isola Bella?
– Pourquoi l’appelez-vous méchant?
Il aime cette fille; il est jaloux et violent; c’est bien naturel… J’espère toutefois que cet animal-là va nous laisser tranquilles!
Il parut gêné en les voyant et
prit immédiatement une contre-allée qui l’éloignait de sa direction première.
– À la bonne heure! s’écria Dompierre, en s’élançant
vers un lourd rideau de lierre pour pénétrer sous le portique où se trouvait l’entrée de la chambre. Il le tenait relevé d’une main, pour permettre à la jeune femme de pénétrer promptement dans leur refuge.
– Tiens! fit-il, le vent nous a fermé la porte!

Il souleva le loquet en
se heurtant assez violemment contre la porte qu’il croyait devoir céder aussitôt. Elle était fermée intérieurement.
133– C’est un peu fort, par exemple!
– Allons-nous
en, je vous en prie, dit-elle; il y a peut-être quelqu’un, j’ai peur!…
Elle avait déjà repassé le
rideau de lierre, quand il entendit que l’on remuait dans la chambre. Il demanda:
– Qui est là?
Puis il prononça le nom du chef-jardinier. On ne bougea plus et ne dit mot. En l’entendant parler à quelqu’un,
Mme Belvidera s’était enfuie.
Il
alla la rejoindre sous un berceau de verdure où elle s’était réfugiée toute tremblante. Il la rassura contre un danger; mais il était furieux… Quels étaient les importuns qui étaient venus s’emparer de «leur» chambre?
– C’est quelqu’un qui a eu la même idée que vous, mon ami!
Ils ne purent s’empêcher de rire.
Au travers d’un groupe de bruyères arborescentes, ils apercevaient l’entrée du portique,
légèrement noyé dans l’ombre. Ils imaginaient l’agrément que les derniers feux du crépuscule devaient donner à cette chambre fleurie. Ils ne pouvaient détacher les yeux de cet endroit.
Ce sont peut-être les fées qui sont rentrées chez elles à cette heure-ci?
Et ils regardaient les
guirlandes lascives et parfumées qui débordaient des fenêtres et qu’ils avaient comparées aux bras des fées endormies. La maison était si jolie et le prestige de l’heure si favorable aux songes les plus chimériques, que cette gracieuse idée ne leur paraissait pas folle.
Comme il soupirait cependant, elle lui dit, à demi souriante:
– Après tout, peut-être votre ami le poète anglais a-t-il raison: pourquoi vouloir donner à l’amour, 134dont nous ne sommes seulement pas dignes de prononcer le nom, une forme
délimitée qui ne saurait que l’avilir?… Pourquoi ne pas user de toutes les choses du monde qu’à la manière d’un tremplin qui vous élance vers le ciel?
Il lui baisait les bras, et elle riait
de la tournure de sa pensée. Il n’osait pas lui dire ce qu’il savait de la douleur intime de l’original ascète. Il n’avait plus le courage de plaisanter ses manies, et il allait essayer de détourner le sens de la conversation, lorsqu’ils entendirent un peu de bruit du côté de leur portique, et virent une main qui soulevait le rideau de lierre. Mme Belvidera très émue serrait la main de Gabriel; il attendait lui-même avec anxiété. Le lierre fut écarté: une jolie tête parut, très reconnaissable, malgré la faible lumière; c’était la belle Carlotta.
– Ah! fit
-il tout bas, petite coquine de Carlotta! je gage que tu ne t’enfermes pas à double tour avec tes fleurs pour en tresser des guirlandes à la madone ou à ton saint patron!
– Attendez donc! dit
Mme Belvidera, je crois qu’il y a quelqu’un avec elle…
– Parbleu, je le crois bien! et comme ce n’est pas son amoureux officiel, je comprends la mauvaise mine que faisait celui-ci tout à l’heure, en longeant les buis.
– Ah! je donnerais je ne sais quoi pour savoir qui est avec elle!
– C’est quelqu’un que je ne plains pas, et qui a du goût assurément.
– Le fait est que cette fille est d’une beauté!…
Ha! ha! ha! s’écria-t-elle, prise tout à coup d’un fou rire si violent que Gabriel dut lui poser une main sur la bouche de peur qu’elle ne se découvrît; et elle lui indiquait le petit trou dans le feuillage: Regardez 135donc! regardez donc!… C’est… c’est votre ami Dante-Léonard-William Lee!
Il vit en effet Dante-Léonard-William Lee qui se faisait épingler à la boutonnière
, par la jolie fille, une magnifique fleur d’iris.
– Eh bien! dit
Mme Belvidera, vous avouerez que l’aventure n’est pas mauvaise: vous vous donnez la peine de préparer un joli nid, et c’est cet oiseau-là qui vient l’occuper à votre place. Un ascète!… ça ne vous fait pas rire?
– Je suis abasourdi.
– Dites donc! que pensez-vous de la…
particularité?
– Je pense que ce n’est pas celle-là qui le distingue du reste des hommes
, mais je l’en distinguerais volontiers pour le moment en lui coupant la gorge, à lui, à l’exclusion de tout autre!
– Ne plaisantez pas avec
ces choses-là! Figurez-vous que j’ai une peur que l’autre, le vilain jaloux, ne se livre à quelque démonstration désagréable! Il est là-bas: j’ai cru voir sa tête il n’y a qu’un instant, de l’autre côté des buis.
– Diable!
est-ce qu’il faudrait maintenant que je prévinsse Lee du danger qu’il court? Ce serait mettre le comble à la facétie! Voyez-vous que nous ne soyons restés à la porte de la chambre que pour veiller au salut de ce…
– Chut! voilà Lee qui descend par le petit chemin qui nous a amenés; il a sans doute une barque qui l’attend et il ne court aucun risque
, mais c’est pour cette pauvre fille que j’ai peur. Vous ne connaissez pas la violence de ces petits hommes-là, chez nous. Ce Paolo est très capable de la tuer…
Ils sortirent de leur cachette et crurent devoir aller
prévenir Carlotta de la présence de son fiancé, der136rière les buis. Elle ne fut nullement troublée en les reconnaissant. Ils lui demandèrent de leur vendre des fleurs, en lui signalant la présence du garçon tapi là-bas avec une mine peu rassurante. Elle comprit tout de suite, et se contenta de hausser les épaules.
– Vous n’avez donc pas peur?
Elle les regarda sans répondre. Toute sa figure exprimait
une sérénité parfaite. Ses yeux splendides semblaient illuminer sa jolie figure; elle avait le cou dégagé, et, une main posée tranquillement sur la hanche, elle paraissait défier l’univers, dans son inconscience. Sans doute, elle savait bien qu’elle n’aurait qu’à regarder le malheureux garçon pour voir tomber sa colère. Sa puissance était si évidente qu’ils ne gardèrent aucune inquiétude.
Par curiosité, tout au moins, ils voulurent la voir partir. Elle posa un des paniers de fleurs sur sa tête et en prit adroitement quatre autres qu’elle suspendit aux anses de ses bras. Ils descendirent derrière elle, dans son sillage embaumé. Sa barque était amarrée dans le voisinage,
et ils la quittèrent pour aller rejoindre les leurs demeurées plus loin.
Ils n’avaient pas fait cent pas que le bruit d’une altercation les
fit retourner, et ils distinguèrent une prise de corps assez violente qui avait lieu certainement entre la pauvre Carlotta et son soupirant jaloux… Gabriel s’élançait, quand il vit très nettement la Carlotta renverser l’homme sur le rivage, sauter dans sa barque et s’éloigner en un clin d’œil à grands coups d’avirons. Le garçon se releva; il ramassa une pierre et la lança dans la direction de Carlotta. On ne vit pas tomber la pierre dans l’eau; les deux amants tremblaient que la malheureuse ne fût atteinte. Le gars ramassa une autre pierre. Mais Carlotta éleva sa voix admirable et tranquille qui 137éveilla un écho au mur du palais et se répandit sur le lac paisible. Elle ne précipitait déjà plus sa course; elle ramait avec son impassibilité ordinaire, et il n’y avait pas trace d’une émotion particulière dans le charme étrange de son chant impudique et candide. L’homme ne lança pas la seconde pierre. Gabriel et Luisa furent bercés tout le temps du retour par le chant ininterrompu de celle qu’ils croyaient la maîtresse de Dante-Léonard-William Lee.




138XI


«Ne crois pas,
mon mio, que je t’aie menti, quand tu m’as fait jurer, l’autre nuit, tu sais bien… Non, non, à ce moment-là, je pouvais dire encore qu’il n’y avait rien; je t’assure que je n’avais qu’une appréhension. Hélas! dès hier matin, chéri, notre sort était fixé. Mon mari m’annonçait son arrivée pour aujourd’hui, pour ce matin même, pour tout à l’heure. Quand on te remettra ce billet, il sera là. Ne m’attends donc pas à l’heure de la promenade que nous devions faire ce matin.
J’aurais pu
t’avertir dès hier: mais à quoi bon? Je te dirai même que c’est parce que je sentais tout perdu, que j’ai accepté cette expédition d’Isola Madre, qui était d’une terrible imprudence; mais c’était le dernier jour où je t’avais, et j’aurais fait bien pis. Tu ne m’en voudras pas de ne t’avoir pas prévenu, dis?
Mio, j’ai passé la nuit à me demander si j’irais te dire de vive voix ce que je t’écris. J’étais partie, ce matin, vers quatre heures; je risquais tout, mais je t’aurais vu encore, là, bien; je t’aurais surpris dans ton sommeil
; j’aurais vu ta chambre… Mais je n’ai 139pas pu; ne me demande pas pourquoi; aie pitié de moi: je ne suis qu’une malheureuse femme.
Mais je te reverrai; il faudra bien que je te revoie. Surtout, ne t’en va pas!
Voilà huit heures, j’entends le bateau siffler; je ne suis plus à moi, mio, mais à toi tout de même et toujours.

LUISA.

Il n’y a pas de grands mots pour dire l’effondrement d’un homme qui, arrivé au faîte de la passion heureuse, en voit virer tout à coup le sens, et se trouve plongé dans l’incertitude complète du sort qui lui est réservé. Gabriel ignorait tout du mari de Mme Belvidera. Ils n’avaient jamais parlé de lui, chose assez étonnante même, le nom du tiers revenant à l’ordinaire se placer entre deux amants avec une sorte d’insistance fatale. Il supposait que ce silence chez elle était dû à une délicatesse qui n’était pas pour lui déplaire. Chez lui, il était le résultat d’une confiance absolue dans un bonheur qui le comblait parfaitement et qui écartait, comme de lui-même, toute idée qui l’eût pu ternir.
Il fut trop anéanti, à la suite du moment où un garçon d’hôtel vint lui remettre le
malheureux billet, pour se livrer au petit travail de cervelle qui s’impose en de pareilles occasions, et par lequel on veut savoir, au moyen de conjectures minutieuses, établies sur les faits les plus insignifiants, le caractère, la figure, les mœurs et jusqu’au petit nom de l’inconnu qui va se dresser soudain au beau milieu de votre route. Il retomba lourdement sur le lit d’où il s’élançait avec tant de joie pour courir à une promenade matinale, et il demeura dans une espèce de léthargie, jusqu’au moment où son ami Dante-Léonard-William 140vint le secouer pour l’accompagner au lunch.
La représentation de son malheur, jointe à l’
ensemble de souvenirs si récents et liés à l’image de cette figure glabre du poète anglais, produisit en lui un singulier mélange et lui donna à la fois envie de rire et de pleurer. Il revoyait cet homme en train de se faire épingler une fleur d’iris à la boutonnière, et il réentendait le rire étouffé de Mme Belvidera, derrière le massif de verdure.
– J’ai trouvé quelques vers que je vous dirai, fit le poète.
Comment
Mme Belvidera avait-elle pu rire si franchement, hier, alors qu’elle savait, elle, leur prochaine séparation? Comment ne s’était-elle pas montrée sensiblement autre durant cette journée, que les jours précédents? Était-elle donc indifférente à la rupture de leurs relations? Éprouvait-elle tout autre chose que de l’appréhension de l’arrivée de son mari? Tout autour du malheureux était interrogation; tout lui semblait enveloppé de mystère, et il avait, comme dans un cauchemar, l’angoisse de n’y pouvoir jamais rien démêler.
– Voici ces vers, dit Lee, qui commença aussitôt à les réciter.
– Ah! au diable! s’écria Gabriel en frappant violemment du pied le sol de sa chambre.
Lee était si sûr de lui, il avait une confiance si admirable dans la puissance de la poésie
, qu’il ne crut pas un instant que son ami eût pu, par ce signe d’impatience, s’adresser à lui. Un sot se fût fâché.
– Je vous demande pardon, mon ami, mon interjection ne s’adresse pas à vous; mais j’ai quelques ennuis…

Lee
continuait simplement à dire ses vers et ne s’interrompit point.
141Le cœur du jeune homme battait à se rompre, en
descendant. Il allait le voir; il allait les voir côte à côte. Lui, cet inconnu du premier aspect de qui tout son avenir semblait dépendre; elle, sa maîtresse bien-aimée, devenue depuis un mois sa chair même, désormais accolée perpétuellement sous ses yeux à cet être qu’il était possible qu’elle aimât.
Il avait la figure décomposée; sa
rage venait de ne pouvoir maîtriser son émotion. Il ne redoutait rien autant que de tomber sur les Chandoyseau. Les premières personnes qu’il rencontra furent l’odieuse Herminie et sa petite sœur Solweg.
– Ah! monsieur Dompierre,
je vous eusse cru malade de loin, mais je vois que vous n’êtes qu’ému par les belles choses que vous dit Monsieur Lee. Que vous êtes donc heureux de vivre si près de la poésie même… C’est ce que je disais encore, il n’y a qu’un instant, à Solweg, en parlant de vous: «Ton valseur, ma mignonne…»
Il saluait ces dames et tournait déjà la tête.
Elle le rattrapa avec un air de confidence:
– Avez-vous fait la connaissance
de monsieur le chevalier Belvidera?
– Le… chevalier?…
– Oui,
oui, parfaitement: le chevalier Belvidera. Un homme très bien. Voulez-vous que je vous présente?
– Merci,
madame! fit-il en se détournant résolument du côté de la salle à manger. Il rencontra par hasard le visage de Solweg, qui était aussi bouleversé que le sien. À cause de ce sort commun, et sans savoir ce qui, chez cette jeune fille, en pouvait être la cause, il la regarda avec moins de froideur que de coutume.
Cette Chandoyseau, dit-il en reprenant le bras de Lee, est à piétiner.
142– Oui
, dit Lee, mais ne que la dernière strophe alourdit un peu l’ensemble de la composition que l’on pourrait terminer sur le…
– Certainement! certainement! fit Gabriel en essayant de se boucher les oreilles et en maudissant l’univers entier.

Comme on est seul, grand Dieu! quand une douleur vous étreint!
M. et Mme Belvidera ne parurent pas au déjeuner. Dompierre en éprouva un soulagement d’abord, à la pensée que Luisa avait voulu lui épargner cette trop brusque rencontre, puis il trouva a cette circonstance mille motifs d’inquiétude.
L’air fut si lourd, l’après-midi, que plusieurs des pensionnaires, au lieu de gagner le hall trop
clair, ou l’ombre des jardins, se réfugièrent dans le salon aux volets fermés et où régnait, dans une obscurité presque complète, une fraîcheur relative.
Quelques
personnes s’assoupissaient dans les fauteuils, et on entendait le bruit sec du journal quittant leurs mains inertes et tombant.
On ne remuait qu’avec précaution; une jeune Anglaise ouvrait doucement la bibliothèque pour y choisir un volume dont elle avait peine à déchiffrer le titre; sur les tables, de grandes feuilles d’album glissaient entre des doigts indifférents.
Quand les yeux de Gabriel se furent faits à l’obscurité, il reconnut, sur une chaise de tapisserie placée à trois pas de lui, le chapeau de paille blanche, bordé de dentelle, de
Mme Belvidera. Son cœur sauta à la pensée qu’elle était là peut-être, et il osait à peine explorer la pièce. Presque aussitôt, il remarqua que le chapeau couvrait un chapeau d’homme, en feutre mou, dont le bord souple, couleur beige, dépassait de trois doigts la dentelle. C’était évidemment le chapeau 143de M. Belvidera. Il était tout naturel que ces deux chapeaux fussent unis là intimement, familièrement, sur une chaise où on les avait déposés en montant déjeuner, peut-être piqués l’un à l’autre de la même épingle. Les époux n’étaient pas là; certainement ils arriveraient ensemble; il les verrait en même temps apparaître dans le clair entre-bâillement de la porte, et ils approcheraient si près de lui qu’il devrait se lever pour saluer la jeune femme qui ne pourrait faire autrement que de lui présenter son mari. Il décida sur-le-champ de ne pas quitter sa place que l’on ne soit venu prendre les deux chapeaux.
Il entendait au milieu du silence le battement précipité de ses artères, car, malgré tous les efforts de sa volonté, il ne parvenait pas à maîtriser l’émotion que lui causait l’attente de la scène inévitable. Il souhaitait qu’elle fût prochaine et il l’attendait impatiemment dans l’endroit où il était le plus probable qu’elle eût la plus prompte occasion de se produire. Selon ses prévisions, le premier aspect de l’homme devait l’instruire sur les sentiments que sa femme éprouvait envers lui.
Il essayait en vain de se raisonner.
Puisqu’elle avait trompé son mari, il était évident qu’elle ne l’aimait pas. Sans doute! et telle est la conclusion du bon sens commun. Mais n’avait-il pas maintes fois observé les erreurs, – exceptionnelles à la vérité – de ces jugements instinctifs? Pourquoi ne lui avait-elle jamais parlé de lui? Pourquoi n’avait-elle pas obéi au mouvement si ordinaire qui porte la femme infidèle à flétrir, et si souvent à souiller avec un acharnement cruel, entre les bras de son amant, l’image importune de celui qu’elle trahit? Il se creusait la mémoire; il tournait et retournait le sens des paroles qu’elle avait prononcées en mille circonstances; il ne trouvait pas d’autre 144allusion vraisemblable que celle qu’elle avait eue, un matin, sur la terrasse d’Isola Bella, pendant une minute de songerie: «C’est la première fois, lui avait-elle dit, que la vue d’un beau paysage ne m’est pas gâtée par quelqu’un». Était-ce en vertu d’une logique bien rigoureuse qu’il pouvait soupçonner le chevalier Belvidera d’être celui qui gâtait la vue des beaux paysages? Assurément non. Et quand même c’eût été lui, il avait plusieurs moyens inégalement graves de produire ce résultat fâcheux. Était-ce par le fait de sa seule présence? alors il pouvait être détesté. Était-ce par un défaut de sensibilité, par un mot malheureux? une femme a tôt fait d’oublier ces peccadilles.
Aurait-elle pu
tromper son mari sans cesser de l’aimer? Telle était la question qu’il se posait, quand une voix connue, venant de l’autre extrémité du salon, lui fit relever les paupières, et il aperçut dans la pénombre de moins en moins épaisse, Mme de Chandoyseau assise, en une pose langoureuse, non loin du révérend Lovely. Solweg était au piano, dont elle caressait le clavier sans appuyer les doigts, en parcourant des yeux des partitions de musique.
Ses éternels témoins! La Chandoyseau et
Solweg seraient encore là quand Mme Belvidera et son mari viendraient prendre leurs chapeaux sur la 145chaise de tapisserie; elles le verraient se lever à l’approche de la jeune femme; elles entendraient les phrases de politesse banale qu’il échangerait avec l’homme qui lui arrachait le cœur; elles épieraient l’ébranlement de sa voix. L’une assisterait à l’entrevue avec la joie de sa méchanceté; l’autre, avec son irritante compassion?
Il voulut se lever
et fuir, éviter à tout prix ces deux femmes. La vue des chapeaux superposés sur la chaise de tapisserie le fascina de nouveau et il demeura fixé sur place. «Ils vont venir là! ils vont venir là, forcément», lui répétait une sorte de voix intérieure. Ailleurs il les manquerait peut-être; s’il remettait à ce soir, à demain, la rencontre, il n’aurait peut-être plus le courage de les voir côte à côte; il aurait peut-être fui définitivement. Il fallait les attendre là, en face de leurs deux chapeaux posés familièrement, presque amoureusement, l’un sur l’autre.
Le révérend Lovely était aussi fiévreux que Dompierre. Celui-ci entendait sa voix sourde, son accent
grotesque, que des hésitations, peut-être des réticences, entrecoupaient fréquemment. Ses gestes étaient désordonnés. Le «Malin», sous les apparences de la damnable Herminie, le faisait cruellement souffrir. Il s’agitait sur son siège, avec le malaise d’un débutant dans l’exercice de la galanterie; et il s’efforçait de couvrir son embarras par une volubilité que brisait malheureusement sa double inexpérience de la langue française et de la langue amoureuse. Mme de Chandoyseau, tantôt alanguie, improvisait une atmosphère troublante en agitant son éventail, levant son menton et offrant son cou et sa gorge à l’air agité; tantôt penchée d’un brusque élan du côté du pauvre pasteur, l’accablait de sa perfide séduction.
Mistress Lovely somnolait sur un magazine anglais, à quelque distance de son mari. Sa tête à cheveux gris, d’une insigne laideur, avait à intervalles réguliers une défaillance en avant qui faisait glisser ses lunettes à l’extrémité de son nez, et la réveillait à demi. Elle relevait la taille, rajustait ses lunettes, et redressait la revue dont elle semblait reprendre
assidûment la lecture. Mais l’édifice s’affaissait presque aussitôt et le sommeil impitoyable semblait jouer 146comme un enfant cruel avec cette tête disgracieuse.
Le salon s’était à peu près dépeuplé. Le révérend était à bout de paroles;
Mme de Chandoyseau flattait l’air mollement de son éventail quasi fermé; dans le silence, on entendit une grosse mouche se lever et faire une demi-douzaine de zigzags en bourdonnant. Puis, un mot inattendu, inouï, stupéfiant, fut prononcé presque à haute voix par le clergyman. Gabriel sursauta, mistress Lovely fut tout à coup debout, et Solweg, avec un à-propos admirable, toucha enfin le piano dont les notes harmonieuses couvrirent la confusion générale. Le révérend, dans un mouvement d’affolement, s’était oublié jusqu’à prononcer sur le ton le plus passionné le petit nom de Mme de Chandoyseau:
– Herminie!
Mistress Lovely, levée soudain, comme un spectre, empoigna son mari par le bras et l’entraîna dehors. Solweg n’interrompit pas la mélodie qu’avaient commencé d’égrener ses doigts agiles; sa sœur aînée n’eut pas un mouvement, et Dompierre renversa la tête en arrière sur le dossier de son fauteuil, dans l’attitude de la plus grande nonchalance, suivant des yeux, vers le plafond, les lignes brisées que décrivait la mouche bourdonnante.

Non pas par la porte que tout le monde prenait communément pour entrer au salon et en sortir, mais par une porte donnant dans la salle à manger et située juste derrière Gabriel Dompierre,
Mme Belvidera entra. Elle eut la surprise de trouver le jeune homme sur ses pas; poussa un petit «ah!» et dit aussitôt avec simplicité:
Mon Dieu! comme il fait sombre chez vous!
Son mari la suivait; elle se
retourna vers lui et dit:
147– Monsieur Dompierre, mon mari.
À cause de l’obscurité de la pièce, M. Belvidera ne devait apercevoir qu’imparfaitement
le Français, mais celui-ci distinguait jusqu’au moindre des traits du nouveau venu. Il reçut d’un seul coup toute l’impression que cet homme devait lui produire dans la suite. M. Belvidera avait un de ces caractères nets et délimités qu’il est inutile de se reprendre à deux fois pour connaître. Sans hésitation, il tendit la main en disant qu’il connaissait M. Dompierre, par les paroles élogieuses que M. de Chandoyseau, dont il venait de faire la connaissance, avait prononcées en sa faveur. Gabriel sentit la poignée de main forte, un peu dure, des natures toutes loyales et toutes droites, en même temps qu’il recevait son regard clair, pur, tranchant, qui lui valait un peu l’aspect militaire classique, dans sa meilleure acception: honnête et brave. Cet homme-là pouvait manquer de clairvoyance vis-à-vis des mille replis de la perversité humaine; mais il devait avoir la plus grande lucidité dans les questions même ardues où la malignité et la ruse n’avaient pas de prise. C’est ainsi qu’il n’avait pas soupçonné la «gaffe» que commettait M. de Chandoyseau – à l’instigation de sa femme bien entendu – en prononçant l’éloge du jeune homme, parce qu’il était incapable de voir les dessous déloyaux; mais c’est ainsi qu’il avait senti et apprécié sur-le-champ la bonne foi de M. de Chandoyseau et reversait instantanément sur son jeune compatriote la sympathie que M. de Chandoyseau avait très réellement pour lui.
M. Belvidera
était de taille assez haute; il portait une moustache forte et noire, ses cheveux commençaient à peine à grisonner; il était vêtu sans recherche, mais avec une sorte d’élégance naturelle provenant de la force et de la droiture de toute sa 148personne. Mme de Chandoyseau avait prononcé une fois en sa vie une opinion dépourvue d’arabesques superflues, en disant qu’il était «un homme très bien». C’était le caractère le plus propre à inspirer la plus prompte sympathie. Mme Belvidera, Mme de Chandoyseau et Solweg étaient autour du groupe et recevaient, chacune à leur manière, le contre-coup du drame muet qui se jouait en ce moment-ci par le fait de cette amitié naturelle insurmontable qui naissait et s’établissait, là, sous leurs yeux, entre deux hommes qu’un secret terrible pouvait faire s’égorger dans un instant.
Gabriel n’osait lever les yeux sur ces dames, à cause de l’assurance qu’il avait que le chevalier découvrirait son amour, dans le moment où il regarderait Luisa. Il était si éperdument épris et si malheureux que cet homme intelligent ne pouvait demeurer longtemps avant de discerner la sincérité de ses sentiments.
Sur un point, au moins, il était désormais rassuré: M. Belvidera ne pouvait pas soupçonner sa femme.
Fut-ce un mouvement généreux qui inspira à Solweg l’idée d’entraîner sa sœur? Ces dames s’éloignèrent et ils furent au moins allégés de ces témoins étrangers.
Quelle devait être la torture de la malheureuse Luisa! Gabriel ne lui devait-il pas, lui aussi, d’abréger cette scène en se retirant, quitte à froisser M. Belvidera? Il allait le faire et il cherchait un prétexte pour s’en aller, rompu, meurtri, désespéré de la tournure des choses, quand le chevalier, par une fatalité du sort ironique qui gouverne le monde, s’excusa d’être obligé de le quitter pour son courrier politique et lui dit gracieusement:
– Je vous laisse ma femme.
149Il n’eût pu être ridicule que si une sotte de l’espèce de la Chandoyseau se fût trouvée là au moment où il prononça ces mots. Tout le sublime du monde n’est devenu grotesque que
imbéciles. Cet homme évidemment incapable d’un mensonge, d’une dissimulation, d’un mouvement douteux, faisait simplement l’honneur à sa femme, non seulement de ne la pas soupçonner, mais de ne même pas prendre garde que quelqu’un pût la soupçonner.
Les deux amants restèrent sans pouvoir se regarder.
Après un long moment de silence et d’embarras, Luisa dit avec une impatience dans la voix:
– Ouvrez donc! on n’y voit pas ici!
Il
ouvrit les volets d’une des portes-fenêtres. Le jour éclatant entra, et la vue des verdures et des fleurs lui fit l’effet d’un réveil brusque à l’issue d’un mauvais rêve. Mais ce ne fut que pour lui donner plus vive la sensation de la réalité. Sans regarder encore Luisa, les yeux perdus dans l’admirable décor qui avait servi de cadre à leur amour, il lui dit:
– Je vais partir.
– Non! fit-elle avec assurance
.
«Non!» vous voulez donc que je reste là à souffrir sous vos yeux?…
Il se tourna vers elle à ce moment et la regarda. Elle
était demeurée debout contre la table du milieu, une de ses mains froissant la couverture d’une publication quelconque. Elle était vêtue d’une blouse de percale blanche avec un col d’homme et une cravate mauve; ses bras transparaissaient sous le tissu léger. Sa robe était d’un blanc tout uni, et il voyait l’extrémité de son petit soulier jaune s’agiter fébrilement. Il était assez près d’elle pour respirer l’odeur de délire que tout son corps répandait et dont il lui semblait qu’il ne pût pas plus se passer que d’air et de pain. Il 150fut envahi de la courbature générale qu’il avait ressentie dès les premiers jours à la vue de la «Sirène»; c’était un affaissement complet de sa personnalité, de son énergie, de sa conscience; il n’était plus qu’une chose fondue sous le rayonnement de cette séduction vivante.
Il
rencontra le regard de la jeune femme abaissé sur lui et d’abord incertain, mais qui, en plongeant dans ses yeux, prit une assurance, une sérénité soudaines. Elle lui dit avec un sourire fin:
– Je savais bien que vous ne partiriez pas!
Puis elle tourna vivement sur les talons et s’enfuit
.




151XII


La présence de M. Belvidera fut l’occasion d’une animation extraordinaire. Absorbé
l’année durant par les affaires politiques, par ses travaux de sociologie et par ses œuvres humanitaires, le député florentin, qui était en même temps ami de la bonne compagnie et des plaisirs, n’entendait pas rester inoccupé pendant les quelques semaines de loisir qu’il s’octroyait exceptionnellement.
Il excellait à organiser des parties qu’aucun autre n’eût osé mettre en train, à cause des dessous ténébreux qui minaient la petite société mais échappaient à cet esprit élevé et sain à qui la nature avait fait l’incomparable don de ne voir des choses d’ici-bas uniquement que ce qu’il est bel et bon de voir. Il ne s’attardait pas un instant à penser aux mille intrigues souterraines ordinaires à toute réunion, et qui ne pouvaient que le laisser parfaitement indifférent. Il pensait simplement au plaisir qu’il goûterait, sous un beau ciel et dans un lieu magnifique, entouré des êtres qu’il adorait et des amis, le plus nombreux possible, qu’il se faisait naturellement, à seulement se montrer, à ne dire qu’un de ces mots 152nets et nus, précis, justes et frappants, qui commandaient infailliblement la confiance absolue. Tous le suivaient, approuvaient sur-le-champ ses plans et combinaisons par le fait seul qu’il les avait lui-même exposés. Il n’y avait pas jusqu’à Dante-Léonard-William Lee, si rebelle à une influence humaine, que ce conquérant n’eût en partie soumis jusqu’à l’entraîner dans des promenades en caravane, contre quoi, en toute autre occasion, la nature du poète eût éprouvé la plus vive répugnance.
– Pourquoi donc vous plaît-il? demanda un jour Dompierre à l’Anglais.
– Ce n’est pas, dit celui-ci, que j’éprouve une amitié enthousiaste pour un homme aussi dépourvu du sens interprétatif du monde; mais c’est un homme qui est le monde même, en ce qu’il peut avoir de plus accompli dans sa nécessaire imperfection. Il ne prononce pas une parole qui ne soit – si vous me permettez d’emprunter une comparaison à la sensibilité – qui ne soit, non pas brûlante, mais chaude à la température normale de l’homme, c’est-à-dire qui ne me fournisse un exemplaire d’humanité toute pure, une mesure exacte de ce que l’homme, en général, ne dépasse pas; or vous ne vous imaginez pas combien cet appui ferme est utile à qui veut idéaliser sans être fou. Cet homme-là, continua-t-il, ne trouvera rien; n’inventera rien, parce que ces résultats supposent une opération de l’esprit qui lui est impossible: nier, ne fût-ce qu’un instant, le monde tel qu’il est; imaginer, ne fût-ce qu’un instant, un monde ordonné différemment; en un mot: dédaigner, détruire, puis créer, remplacer. Il gouvernera peut-être convenablement; il ne fera jamais une révolution salutaire. C’est ce qui fait qu’il ne choque personne, parce qu’il ne présente pas de nouveauté, et qu’il plaît à tous, 153parce qu’il est le meilleur type humain que chacun conçoive aisément sans prendre la peine d’imaginer.
– Mais, cependant, et son Œuvre du Transtévère, ne l’en avez-vous pas entendu parler?
– La belle affaire! Il soigne les malades! Des gens habitués de père en fils à vivre dans des quartiers ignobles, il les loge dans des maisons à cinq étages, avec eau, gaz, ascenseur, etc., dont les malheureux ne peuvent pas user: et il n’ose pas mettre le feu aux quartiers qu’il a dépeuplés, ce qui serait la seule besogne efficace! Ses Romains retourneront à leur taudis, où ils préfèrent avoir la fièvre et ne pas travailler. Il a ménagé la chèvre et le chou; il en sera officiellement récompensé, et les choses continueront à aller comme devant. Ce n’est pas là innover. Non, ceci coûte plus cher!…

C’était le matin, sur le pont du bateau à vapeur de Luino. M. Belvidera avait décidé tout le groupe de ses connaissances à faire une excursion au lac de Côme. On devait prendre le chemin de fer à Luino
, et après une halte à Lugano, au bord du petit lac intermédiaire qui sert de transition entre les deux grandes plaines d’eau enchanteresses du lac Majeur et du lac de Côme, on passerait quelques jours à Bellagio. Le temps était radieux; dès huit heures du matin, on s’abritait sous la grande toiture de toile, et les jeunes femmes amoureuses de l’eau, qui voulaient la voir friser en petits jets argentins le long de la coque blanche du bateau, ouvraient en se penchant leurs ombrelles multicolores.
Mme de Chandoyseau, enflammée instantanément pour le nouveau venu, confessait à Mme Belvidera elle-même, la passion qu’elle avait conçue pour son mari. Mistress Lovely favorisait en sourdine cette dernière lubie de la Parisienne, dans l’espoir de l’éloigner du 154trop faible clergyman. Celui-ci, tenu littéralement en laisse par sa femme vis-à-vis de sa galante amie, depuis son imprudence des jours derniers, s’efforçait à puiser une consolation dans la conversation de M. de Chandoyseau, dont il y avait toujours chance qu’Herminie fît les frais. Solweg était liée d’un attrait vraiment charmant avec la petite Luisa Belvidera; elles se quittaient rarement l’une et l’autre, et l’on ne pouvait s’empêcher d’admirer cette enfant brune et cette jeune fille aux cheveux d’or, assises côte à côte sur des pliants, ne faisant pas de bruit, et qui semblaient mettre en commun, sans se le dire, une sorte de mélancolie aux motifs secrets et délicats, dont il convenait sans doute de ne pas parler. Mme Belvidera, dont la grâce triomphante attirait les regards des hommes et des femmes, laissait par moments éclater son rire de déesse aux confidences folles de Mme de Chandoyseau. Toujours, invariablement, quand Gabriel la regardait et qu’il apercevait sa taille, sa nuque et sa figure animés par quelqu’un de ces mouvements familiers, dont la particularité est d’un effet si puissant sur le sens de l’amour, ses jambes ployaient: ils’agripper au premier objet venu; c’était comme une de ces lames sourdes, venues des profondeurs de la mer et dont la force, perpétuée jusque sur le rivage, vous jette un homme à bas.
Cependant, l’attention de tous était attirée par la présence, à bord, de la Carlotta, qui était montée à la station d’
Isola Bella. On s’était écrié; on avait battu des mains dès le moment qu’on l’avait aperçue debout sur l’embarcadère, et quoiqu’elle fût presque méconnaissable grâce à une toilette d’un luxe tout à fait extravagant. Elle avait une robe de soie noire et un boléro de la pourpre la plus éclatante entr’ouvert sur un jabot écossais où la jolie fille avait pris plaisir à 155trouver d’un coup toute la gamme des couleurs, fût-ce au prix d’un monstrueux assemblage. Elle portait au cou une chaîne et un bijou d’or. Un châle noir, à la mode du pays, était toutefois jeté sur cette richesse; mais elle avait hâte de le quitter. L’admiration fut au comble lorsqu’on la vit s’installer délibérément non pas à l’avant, mais au meilleur endroit des banquettes des premières, où elle s’assit et se croisa les bras, en répondant gentiment, d’un sourire aisé, aux bonjours et aux marques d’approbation des voyageurs. C’est alors qu’on s’aperçut qu’elle avait la tête garnie d’une résille de «vraie» dentelle, qu’elle écarta coquettement au-dessus de la naissance des cheveux dontétait agrémentée d’une rose rouge.
Sa grande beauté, avivée
de la pointe d’insolence de sa toilette et de sa contenance au milieu d’un monde élégant, était si remarquable, que nombre d’étrangers qui ne la connaissaient pas se levèrent et s’approchèrent avec des mines curieuses et béates.
– Ah
! ça, ma belle, s’écria Mme de Chandoyseau, tu as donc fait un héritage?
Carlotta, qui n’entendait pas le français, ne répondit mot. Quelqu’un lui ayant traduit l’étonnement de
Mme de Chandoyseau, elle se contenta de hausser l’épaule, avec la même indifférence dédaigneuse qu’elle avait eue lorsque Mme Belvidera et Dompierre l’avaient avertie des airs menaçants de son amoureux jaloux.
– Et où vas-tu comme cela? lui demanda-t-on.
Ça dépend, dit-elle, je n’en sais rien.
C’était dit sur un ton si nettement significatif de l’intention de n’être pas importunée, que personne n’osa insister
.
– Monsieur le statisticien, dit en souriant le chevalier Belvidera, gagne-t-on donc beaucoup d’argent 156dans le commerce des fleurs? Expliquez-moi ce qu’à Paris, par-exemple, une honnête fille…
– Heu! heu!… fit Dompierre, mon Dieu, cela dépend
comme dit Carlotta elle-même… Et il entama avec le plus grand sérieux, à cause de la présence de Lee qui devait s’y entendre mieux que lui dans l’occasion présente, une courte conférence sur le commerce des fleurs.
Il ne donnait à ses paroles que tout juste l’attention nécessaire à ne pas induire en erreur l’homme d’État, car
Mme Belvidera, qui était la seule personne avec lui, sans doute, à connaître la source des revenus de Carlotta, l’écoutait de loin en le regardant avec ces yeux étranges et terribles de la femme qui se réjouit d’un secret. Il parlait de la culture des lilas autour de Paris et de la prodigieuse consommation des roses; et il se sentait très intimement effrayé du sombre plaisir que prenaient ces yeux à la pensée qu’elle savait avec lui une chose que tous ignoraient autour d’eux, et qu’ils ne dévoileraient ni l’un ni l’autre, et dont ils pourraient effleurer tous les alentours, comme lui-même le faisait dans l’instant, sans laisser percevoir qu’il la sait, sans donner lieu à Lee lui-même de soupçonner qu’on a eu vent de son intrigue avec la marchande de fleurs. Il sentait que, pour une maladresse ou une simple imprudence commise en son présent discours, et touchant l’idylle de Lee et de Carlotta, il perdrait dans l’esprit de Luisa le bénéfice même du souvenir de la journée amoureuse d’Isola Madre, car toute son attention était portée, en ce moment-ci, sur la petite volupté de l’intégrité de ce mystère.
«Qui sait, pensait-il à part lui, si ce qu’elle garde de plus cher de nos six semaines d’amour, n’est pas
le léger orgueil qu’elle se fait d’avoir un secret à garder? N’est ce pas là la maigre consolation de bien des 157femmes, après qu’elles ont commis contre la société ou contre leur maître un acte de liberté? C’est ce secret-là qu’elles appellent remords; mais qui n’a surpris la tendresse émue de leurs lèvres, à prononcer ce joli mot?
Lee ne perdait pas un pouce de sa dignité; il
fumait tranquillement, regardant fuir les rives mêmes de l’île où il vivait chaque jour cette aventure étonnante, contradictoire avec le sens ordinaire de sa conversation. Au loin, sur la droite, avant d’aborder Pallanza, il avait regardé d’un œil sec la grille de la grande allée aux marches douces, enfoncées sous les arbres, à l’extrémité de laquelle était le palais rose contenant la chambre des fleurs! Et la Carlotta, qui risquait sa vie, chaque soir, à lui épingler des iris à la boutonnière, était là, à trois pas de lui, à son ordre évidemment, pour qu’il ne fût pas une soirée privé d’elle; et il lui semblait aussi étranger que le premier venu, lui accordant tout juste l’attention qu’il fallait pour qu’on ne remarquât pas qu’il ne lui en accordait aucune. En l’observant, au cours de ses pensées muettes, Dompierre avait, ce matin même encore, remarqué sur son visage, le passage rapide du masque douloureux qui l’avait frappé si vivement lorsqu’il lui avait fait l’aveu de l’impuissance de son cœur. Qu’éprouvait-il donc pour cette admirable fille, s’il n’était pas parvenu à l’aimer? Un attrait physique seulement? Mais au point de la combler d’or? Au point de ne pouvoir se séparer d’elle une nuit? Au point de la corrompre par des goûts de luxe qu’elle ne pourrait continuer de satisfaire lorsqu’il aurait changé de caprice? Au point enfin de la compromettre vis-à-vis de tout son village par ce voyage sans but avouable, qui aurait des témoins indiscrets et vaudrait à son retour, à la malheureuse, la perte de son fiancé et la honte? Ou 158bien ne trouvait-il, en vérité, dans la beauté de cette fille, que l’occasion des rêves infinis de poésie ou d’amour que réclamaient son esprit et ses sens exaltés? Produisait-elle, par la perfection de son corps et la simplicité de son âme, sur le cerveau du poète, un effet analogue à celui dont on avait été témoin sur la petite place d’Isola Bella, lorsque Carlotta vêtue de loques inspirait au crayon de l’Anglais ces gracieuses arabesques idéales qu’il avouait ne pouvoir point composer sans le concours d’un être réel? Cette supposition à peine vraisemblable, étant donné un homme ordinaire, ne paraissait pas du tout incompatible avec la figure que Dompierre se composait de Dante-Léonard-William; elle s’accordait beaucoup plus que toute autre avec le prix qu’il semblait mettre à ne se pas séparer de celle qui lui tenait lieu véritablement de muse. Carlotta lui était du même secours que le clavier ou la corde sonore au musicien. Peut-être alors demeurait-il chaste en sa présence! peut-être les deux amants de la chambre des fleurs au palais rose, en sortaient-ils vierges.
L’invraisemblable, l’inouï, l’impossible! Mais les situations les plus ordinaires de la vie quotidienne abondent en faits qui méritent ces épithètes extrêmes. La vie est un perpétuel sujet d’étonnement, un fourmillement de surprises, un déroulement de phénomènes exceptionnels, une apparence continue de miracles. Il n’y a pas une famille, pas un couple de personnes dont l’intimité soudain dévoilée ne soit propre à combler de stupeur le témoin le mieux prévenu et le plus clairvoyant. Qui donc, à voir notre petit monde réuni ce matin dans l’espace que peuvent occuper deux banquettes, sur le pont d’un bateau à vapeur, se fût douté des dessous abominablement machinés des figures égalisées par la politesse ou, si 159l’on aime mieux, par le mensonge? Et quoi de plus baroque que ce troupeau rongé par l’amour, par la rivalité, par la méchanceté, par de sourdes haines, et réuni côte à côte, docilement, pour une partie de plaisir en commun, à la voix du seul homme, parmi eux, qui n’eût rien à cacher, qui essayait de leur verser son insouciance et son bonheur, et qui se trouvait – à son insu – le plus intimement intéressé à leur agitation secrète, puisque sa vie entière pouvait être bouleversée par un mouvement de la lave souterraine qui les travaillait?
L’amitié entre M. Belvidera et Dompierre s’accentuait de jour en jour. Celui-ci
avait tenté loyalement de l’éviter tout d’abord, sans avoir eu le courage de la fuir. Ensuite, pris au charme d’un naturel aussi rare et d’une droiture si précieuse, il avait mis sa main dans la sienne avec un plaisir d’une saveur inconnue de lui jusqu’alors. Il en rougissait parfois, et M. Belvidera avait dû prendre son émotion pour l’élan de sa sympathie. En réalité, il goûtait, il savourait la plus noble nature d’homme qu’il eût rencontrée, et il avait simultanément la conscience de l’avoir souillée irréparablement. Il avait la conscience de la déchirer encore à l’heure qu’il était, de la déchiqueter en lambeaux avec l’acharnement de la bête fauve sur sa proie préférée. Il mordait à dents de loup dans cette beauté, dans cette franchise, dans cette grande vertu d’homme, et il secouait la tête en dépeçant les morceaux sanglants avec voracité. «Je t’aime, je t’estime, était-il tenté de lui dire, en lui donnant sa main; tu es l’ami que j’ai cherché toujours: une âme d’homme fière, solide, et sans détours. Appuie-toi, confie-toi; je m’appuierai, je me confierai moi-même; ah! comme j’en ai besoin! comme il me manquait un ami!… Ha! ha! je me confierai! sais-tu ce que j’aurai à confier à 160ton amitié? Ceci, écoute bien: cette femme vers qui vont tous les yeux comme vers la lumière, cet être admirable, le seul sans doute qui t’ait fait tressaillir, car tu es de ces hommes qui ne connaissent qu’une femme; celle qui a été ta fiancée, qui t’a donné toutes les pures délices avant de te fournir les voluptés de l’amour, ta femme, la mère de ton enfant adorée; sais-tu? voilà six semaines que je la tiens dans mes bras chaque nuit, qu’elle m’enivre de ses regards et de ses mots d’amour en face de tous les gens que tu vois là, que tu veux pour amis; oui, oui, tous le savent, jusqu’à cette jeune fille blonde qui sourit à ta fillette, mais oui! celle-là même nous a vus les bouches unies! Bien mieux! ta fille, ta fille qui n’a pas dix ans, dans la pénétration étonnante de son instinct, soupçonne sa mère de détourner d’elle et de toi son amour, et tu peux lui en voir sa jolie petite figure tout attristée, regarde!… Ah! comme je suis heureux d’avoir trouvé un ami!…»
L’Italien le cherchait, l’appelait à toute minute; à la moindre occasion, il avait besoin de lui. Gabriel lui-même n’éprouvait le désir de causer qu’avec lui, dès que les idées générales de Lee commençaient à le fatiguer. Et la secrète douleur que lui causait son approche, à cause de l’inévitable retour sur soi-même, lui devenait un excitant puissant qui participait de sa passion contrariée, de sa rage contrainte, de toute la fièvre qui le dévorait. Il se vautrait à corps perdu dans cette amitié, et, à mesure qu’elle s’affermissait, s’avivait de part et d’autre, il y puisait une sorte de cynisme, un goût violent d’en jouir et d’en abuser. Il était
tiré de l’espèce de paralysie que lui avait occasionné le premier contact avec le mari de sa maîtresse, de cette singulière prostration respectueuse en face de la noble dignité d’un homme. Trois jours de priva161tion de Luisa avaient suffi à lui bouleverser la raison, à lui exaspérer les nerfs et à faire triompher en lui toute la tourbe d’instincts cruels que contient l’amour. Son désir ardent et naturel d’avoir Luisa s’augmentait de l’envie frénétique d’arracher Luisa à son ami. Il s’était juré que la nuit ne se passerait pas qu’il n’ait accompli son dessein.
Après le déjeuner
à Lugano, au bord du petit lac encaissé dans les montagnes, le hasard de la promenade sous les arcades ombreuses de la ville l’ayant placé un moment seul à côté de Mme Belvidera, elle lui dit, à l’étourdie, ainsi qu’on fait pour rompre le silence:
– Eh bien! il paraît que l’on passe la nuit à Lugano?…
– Et que je la passe avec vous?… lui glissa-t-il effrontément, à voix basse.
Elle le regarda avec des yeux si étonnés qu’il fut sur le point de lui faire observer qu’après tout sa proposition n’avait rien
de si extraordinaire.
– Vous êtes fou! dit-elle.
– Il y a de quoi!…
– Vous savez bien que ce que vous me demandez est impossible.
– Je ne vous ai jamais demandé que l’impossible, et vous l’avez fait.
– Taisez-vous! taisez-vous! dit-elle.
– Pourquoi me taire? voici un des rares moments où nous sommes seuls. Je veux vous parler. Vous savez bien que je suis à la torture, que tout ce qui se passe m’est un supplice perpétuel, que j’ai une faim atroce de vous, Luisa, ma chérie, ma bien-aimée!…
– Chut! je vous en prie, on vient!…
– Non! non! je ne me tairai pas; entendez-vous? Je vous aime; je vous veux; je vous veux!
162– Mais taisez-vous donc! mon mari est sur nos talons!
– Ce soir, entendez-vous
, une heure avant le dîner; je vous attendrai dans ma chambre, au bout du corridor, nº 27!
Il lui dit ceci, très tranquillement, très à l’aise, en se penchant vers son visage, presque à la barbe de son mari qu’il
voyait derrière eux, les touchant presque; puis il retourna la tête en arrière du côté de M. Belvidera, et ajouta tout haut, en souriant et prenant la jeune femme par le bras avec familiarité:
– Courons! courons! Voici votre mari
qui nous surprend en flagrant délit de flirt!
M. Belvidera sourit simplement en se glissant entre eux
, pour les séparer, et leur prit le bras à l’un et à l’autre.
Gabriel
était heureux de son ignominie; il ne la trouvait pas assez forte; il aurait voulu quelque chose de plus abject. Mais il ne fallait pas désespérer; l’occasion s’en offrirait tôt ou tard.
Cependant,
le soir dans sa chambre, en prêtant l’oreille aux pas du corridor, à l’heure du rendez-vous fixé, il se demandait si Luisa n’allait pas le mépriser terriblement. «Je ne puis l’avoir, se disait-il, que moyennant des tours de force du genre de celui de cette après-midi, et par des audaces si basses, je m’aliène son estime; elle ne viendra pas. Je suis perdu.»
On ouvrit la porte sans frapper. C’était elle.
– Ah! ah! dit-elle, en se jetant dans ses bras, comme tu as du toupet!
– Pourquoi? comment? fit-il, car il
à rien; il oubliait tout, sous le coup de sa présence soudaine, de son baiser, de son corps appliqué 163à lui comme ces feuilles qu’un vent d’automne plaque vivement contre le tronc des arbres.
– Oh! oh! tantôt, tantôt!… dit-elle.
Elle se pendit à son cou
:
– Oh! oh! tu m’aimes donc tant
que ça, dis! tu m’aimes donc tant!…
Il lui dit avec franchise:
– Je tuerais qui tu voudrais, pour seulement t’avoir là, l’espace d’un quart d’heure.
– C’est bien vrai?
– C’est vrai.
Sais-tu que c’est abominable ce que tu as fait là!
Et elle
riait, riait, non plus de son rire de belle créature épanouie, mais avec une joie nerveuse quoique presque enfantine, où il y avait de la férocité.
Elle était vêtue d’un peignoir blanc, léger. Elle se relevait de la sieste; sa figure était reposée, ses beaux yeux noirs, ordinairement emplis de langueur, avaient une pointe inaccoutumée. Ses caresses furent si ardentes qu’il dut lui-même lui rappeler que l’heure s’écoulait, qu’on allait la chercher, s’inquiéter.
Mais sans cesse, elle revenait sur cette question:
– C’est bien vrai, bien vrai, que tu ferais des choses atroces pour moi, pour l’amour de moi?…
– Mais pourquoi me demandes-tu cela, ma chérie? voyons, j’espère bien n’avoir pas besoin de faire des choses trop atroces!

– Ah! dit-elle, vois-tu, c’est que
comme ça, je sens que tu m’aimes…
Dans l’entre-bâillement de la porte, elle ne cessait pas de le couvrir de baisers; il dut la pousser pour qu’elle s’éloignât pendant que le corridor était désert
, et qu’elle ne se compromît pas.
Enfin! enfin! il l’avait eue de nouveau, contre toutes ses craintes, contre toutes les raisons vraisemblables 164qu’il avait de se désespérer! Il
était ivre; il marchait de long en large par la chambre, de la porte d’entrée qu’elle avait touchée de sa main et effleurée de ses cheveux, à la fenêtre donnant sur le lac assombri prématurément par la prompte chute du soleil, derrière la montagne. «Je l’ai eue! je l’ai eue!» s’écriait-il. C’était comme s’il venait de l’obtenir pour la première fois, tant il avait cru puissante l’influence du retour de son mari. Elle était venue, à sa première supplication; elle l’aimait donc; elle continuerait à l’aimer. Elle l’aimait véritablement, puisque ses vilenies ne ralentissaient pas son amour, et qu’elle avait été touchée de son abaissement qui marquait son immense désir.
Il s’habilla
dans une joie folle et alla prendre Lee avant de descendre, bien déterminé à le convaincre de dîner avec tout le monde, à une même table, ainsi qu’il avait été convenu entre les membres de la caravane des «Îles Borromées».
– Non! dit Lee, je ne dînerai pas, je vais dehors.
Et il attira tout de suite son attention sur un journal anglais contenant, à propos d’une réédition de Shakespeare, un article qui l’indignait à cause des âneries qui y fourmillaient.
Gabriel comprit qu’il voulait se redonner du ton en allant retrouver Carlotta qu’il avait dû caser dans quelque autre hôtel, car on l’avait perdue de vue à l’arrivée. Le jeune homme venait de faire la remarque que toutes les fois qu’il avait lieu de soupçonner que Lee allait voir Carlotta, une accentuation soulignait sa coquetterie naturelle: il était rasé de frais; il portait une fleur; il avait une cravate nouvelle. Était-ce un indice de la nature de ses relations? Aimait-il, décidément, puisqu’il cherchait à plaire? À d’autres signes aperçus depuis quelque temps, tels que, par exemple, une 165plus grande facilité à quitter les hauteurs ordinaires de ses rêves pour descendre jusqu’à de modestes questions de personnalités, on l’eût pu encore supposer. Cependant, ce soir, apercevant l’espèce d’illumination que produisait sur la figure de Dompierre le plaisir de son amour renouvelé, le poète prit tout à coup son masque désespéré; tout son visage s’affaissa, fondit; il oubliait l’article du journal et il touchait avec fébrilité toutes sortes d’objets étalés sur la table et la cheminée, et dont il n’avait que faire. Il lança, après quelques minutes de silence, un «Vous êtes heureux!» où l’on sentait un homme jaloux.
– Sortons, dit-il, voulez-vous?
Il ouvrit la porte et fit passer son ami le premier. Mais celui-ci s’arrêta aussitôt, en faisant signe qu’il ne pouvait pas avancer.
– Attendez un instant, je vous en prie!
Le jeune homme venait d’entrevoir, dans l’ombre du corridor,
Mme de Chandoyseau poursuivie par le révérend Lovely. Le bonhomme lui marchait sur les talons, et elle n’avait pas trop de ses deux mains pour lui défendre de lui prendre la taille. Le fameux mot qui l’avait fait tressauter quelque jours auparavant dans le salon de l’hôtel des Îles Borromées, retentissait ici avec toute la sourde frénésie de la passion honteuse et débordante.
– Herminie! Herminie!
– Vous êtes fou!… entendez-vous? disait la jeune femme; mais vous ne voyez donc pas que ce que vous voulez est fou, archi fou!
Mais il tenait à la presser dans ses bras, il s’accrochait à elle avec une frénésie, un entêtement que rien n’eût interrompu.
Comme ils arrivaient dans la partie plus éclairée de la cage de l’escalier, Dompierre vit 166qu’il lui faisait une espèce de morsure à la nuque.
– Oh! fit-elle, par exemple! quel toupet!
Ce mot le frappa, il l’avait entendu moins d’une heure auparavant.
Et elle
gifla le vieillard d’un petit coup d’éventail où il y avait plus de complaisance que d’indignation:
– Vieux matou!
dit-elle en souriant.
Puis elle s’élança, très légère, en sautillant, comme une fillette, sur les marches de l’escalier
.
Lee, penché sur l’épaule de son ami, avait assisté à la scène.
– C’est grotesque! fit Gabriel.
Mais, je ne trouve pas! dit Lee; il n’y a de ridicule que ce qui échoue piteusement, et ce vieillard réussira.
– Vous croyez?
– C’est évident: la nature a donné aux vieux amants une force qui, à elle seule, compense toutes les disgrâces de l’âge…
– Laquelle donc?
– Mais le cynisme, parbleu! C’est la flèche la plus redoutable que tienne en son carquois le fils de Vénus… J’ai vu des femmes s’abandonner avec des cris d’extase, aux plus répugnants personnages, pour la seule raison que l’audace de ceux-ci les avait rompues, brisées, réduites, dans la proportion même de sa monstruosité.
– Taisez-vous! taisez-vous! vous m’épouvantez!
– Pourquoi? craignez-vous d’être obligé d’en arriver là un jour?… ha! ha! ha!
– Est-ce que ces horreurs-là sont possibles?… de la part de certaines femmes, oui; de celles qui sont dépourvues de sensibilité, de délicatesse…
– De la part de beaucoup…
167– Allons donc! on voit bien que vous ne savez pas ce que c’est que l’amour!
Dompierre comprit qu’il le blessait profondément, cruellement, dans sa plaie secrète. Lee se redressa pourtant, et, lui mettant la main sur l’épaule:
– N’interrogez jamais sur l’amour ceux qui aiment, si vous voulez obtenir un renseignement un peu fondé.
Il quitta Lee, convaincu qu’il commençait d’éprouver un peu l’amour, puisqu’il en parlait d’une façon si déraisonnable.

– Ah! fit M. de Chandoyseau
, quand Gabriel entra dans le petit salon communiquant avec la salle à manger, voilà Monsieur Dompierre. Herminie, nous allons nous mettre à table, puisque tout le monde nous délaisse…
– Comment? tout le monde nous délaisse?
– Dame! fit amèrement
Mme de Chandoyseau, vous voyez que notre nombre est assez réduit, et voilà plus d’un quart d’heure que l’on a donné le dernier coup de gong. Je ne parle pas de Monsieur et Madame Belvidera, qui, une fois dans leur chambre… n’en sortent qu’à la dernière extrémité; mais je viens d’apercevoir Monsieur Lee s’en aller tranquillement dans la rue, vous-même n’avez pas l’air pressé de nous tenir tête… Mistress Lovely, ajouta-t-elle, en souriant avec malice, tient sans doute son mari en pénitence; enfin…
– Mais
Mademoiselle Solweg?
– Solweg? Ah! ne m’en parlez pas;
c’est une petite sotte: elle boude!
– Oh!
comme c’est dommage de ne pas la voir ainsi, elle doit être bien gentille!
– Oui! oui!
bien gentille, ma foi; elle a les yeux rouges, les joues gonflées, elle est gentille, en effet!
Quoi! elle a pleuré?
Mme de Chandoyseau feignit d’hésiter un moment, 168puis, prenant le bras du jeune homme pour l’entraîner à la salle à manger, elle lui glissa tout bas en manière de confidence:
Figurez-vous, monsieur, que nous sommes très mécontents d’elle, en ce moment-ci; ne vient-elle pas de nous refuser coup sur coup deux partis magnifiques?
– C’est que c’est une affaire très grave! mademoiselle
votre sœur est bien jeune, il me semble
Bien jeune! elle a dix-sept ans sonnés. À seize ans, monsieur, je m’appelais déjà Madame de Chandoyseau; n’est-ce pas, Hector?
M. de Chandoyseau se rengorgea, dans un sentiment de fierté:
– Mais certainement, ma bonne amie!
– Sans compter, reprit Mme de Chandoyseau, que ces deux partis étaient, comme je le disais, des plus honorables.

– Il faut aussi tenir compte des goûts. L’âge de
Mademoiselle Solweg est celui des caprices; mieux vaut quelquefois le laisser passer, car il passe
– Des caprices!
Solweg avoir des caprices! Plût au ciel qu’elle en eût! elle nous égaierait davantage; elle apporterait l’agrément de la jeunesse au milieu de nos relations; elle serait curieuse, nous la promènerions, nous lui ferions voir le monde entier! Mais non, elle n’a goût à rien; la société lui déplaît; elle nous a déclaré qu’elle voulait vivre avec son frère, le peintre, qui est garçon; elle tiendra sa maison. Je vous demande si c’est une situation pour une jeune fille?… Et sachez, monsieur, que l’un des jeunes gens qui l’ont demandée est tout simplement le fils de…
Mme de Chandoyseau, qui tenait absolument à informer Dompierre de l’excellence des partis refusés par sa petite sœur, fut interrompue par celle-ci qui vint se 169mettre à table à côté d’eux. On voyait qu’elle s’était fortement épongé le visage pour effacer les traces de son chagrin. Cette circonstance avivait la pureté du bleu de ses yeux, et toute sa physionomie prenait, d’une façon très saillante, cette expression de naturel et de franchise que laissent les larmes qui ont coulé. Le rose de ses joues recomposait pour Gabriel la figure de jeune fille qui lui était apparue pour la première fois au travers du lierre de la grotte d’Isola Bella. Le tourment d’avoir scandalisé une âme innocente, qui le prenait et le quittait depuis lors, alternativement, selon qu’il se faisait de la sœur de Mme de Chandoyseau une idée favorable ou non, ce tourment qui avait fini par tomber dans l’absorbante exaltation de son amour pour Luisa, qui s’était même mué en une sorte de rage haineuse contre la complaisance témoignée par la pauvre jeune fille, le ressaisissait ce soir, à la suite des quelques paroles de la sœur aînée lui éclaircissantcaractère énigmatique de Solweg.
Solweg était-elle donc tellement dissemblable d’Herminie? N’avait-elle donc pas été élevée à la même école, formée par le même monde exécrable de snobs, de sots, de coureurs de premières représentations et de dernières esthétiques? Elle n
’avait goût à rien, disait sa sœur. Quelle merveille! À une époque où tous les goûts sont à la mode, quel n’est pas le prix d’une femme qui n’en a aucun! Elle avait, cependant, celui de vivre avec son frère, qu’il savait un homme d’un talent sobre et fort, ennemi des comédies et des intrigues. Ce choix ne dénotait-il pas la répugnance qu’éprouvait la jeune fille pour l’existence creuse et vide des Chandoyseau? et n’expliquait-il pas son double refus d’entrer dans un monde sans doute analogue? Serait-ce décidément cette jolie nature très 170simple qui avait été le témoin fortuit de l’aventure de la grotte? Il retrouvait ce soir le premier frisson que cette idée lui avait causé et il eût voulu essayer de racheter sa conduite envers cette enfant qui lui manifestait tant d’indulgence, qui était évidemment malheureuse, à cette heure, et que l’on torturait probablement depuis plusieurs jours, depuis le jour où il avait surpris son visage aussi défait que l’était le sien, à cause de ces deux godelureaux de brillant équipage, qu’elle venait d’évincer d’un petit «non» ferme et décidé. Mais il était tellement agacé du retard que mettaient à descendre M. et Mme Belvidera, l’inquiétude, la jalousie amoureuse l’envahissaient si tyranniquement, que tout mouvement généreux ne pouvait qu’avorter, étouffé au fond de lui aussitôt conçu. Par contre, la méchanceté, le désir de faire souffrir autour de soi, de voir d’autres angoisses, d’autres blessures pareilles aux siennes, l’aiguillonnaient encore à être désagréable pour tous et spécialement pour cette petite dont la chair tendre semblait si propice aux piqûres! Mais il fallait surtout joindre aux divers venins qui l’empoisonnaient, le dépit de s’être trompé sur le compte de Solweg, la honte de l’avoir traitée comme une pimbèche vicieuse, comme une Parisienne en quête de flirt. Pendant le dîner, des sons de valse venus du dehors, lui rappelaient l’unique fois où il avait été la prier de danser, et où son silence, sa stupidité affectée, et peut-être le reflet extérieur des ignobles pensées qui l’avaient traversé alors, avaient dû le faire prendre par elle en si grande pitié que de là certainement venait cette mine d’indulgence dont elle l’accompagnait depuis, avec une persistance fatigante.
Il fut aussi peu
gracieux que possible. La jeune fille avait le cœur gros et elle étouffait encore à grand’171peine de petits mouvements de sanglots qui lui donnaient un air enfantin. Il la défendit naturellement contre sa sœur qui lui faisait des remontrances un peu lourdes; mais il la défendit d’une manière si pointue que le bras qu’il lui tendait l’écorchait au lieu de la soutenir. Il n’avait en réalité aucune pitié; son amour-propre blessé lui tenait lieu de tout sentiment. Bientôt ses paroles aigres et ambiguës, les sermons monotones d’Herminie et l’énervement que versait la musique du dehors, produisirent sur la pauvre enfant un inévitable effet: elle porta tout à coup sa serviette à ses yeux et sortit précipitamment.
Mme de Chandoyseau haussa les épaules en prononçant tout bas:
– Petite sotte!
– Ça
passera, dit M. de Chandoyseau.
Dompierre
leur sourit à l’un et à l’autre avec un air d’acquiescement.
Vers la fin du repashasarda l’opinion que le voyage ne leur était guère favorable, en général, et qu’ils eussent aussi bien fait de demeurer tranquillement à l’hôtel des Îles Borromées, où la cuisine était meilleure et la vue plus belle assurément, «n’est-ce pas, Herminie?»
– Dame! fit amèrement Herminie, ce n’est pas moi qui ai organisé cette «partie»! et il me semble que les personnes qui l’ont mise en train devraient bien commencer par ne pas se dérober les premières…
– Quelles personnes? demanda M. de Chandoyseau qui ignorait complètement pourquoi il se trouvait à Lugano.
– Je m’entends! je m’entends! dit Herminie, les lèvres pincées, et faisant allusion à M. Belvidera qu’elle avait suivi dans l’espoir d’une intrigue qui paraissait complètement compromise. Mais, ajouta-t-elle, 172avec l’intention de piquer Gabriel dans sa jalousie contre le mari de Luisa, quand on a affaire à des amoureux, il ne faut compter sur rien!
– Qui est-ce qui est amoureux? demanda bonnement M. de Chandoyseau.
Dompierre fit semblant de n’avoir pas compris, lui non plus, l’allusion intentionnelle de Mme de Chandoyseau.
– Mais, dit-il, c’est, je pense, le révérend Lovely.
– Le fait est, ma bonne amie, qu’il ne cesse de me parler de toi!…
donc un peu si je ne devrais pas commencer à être jaloux!… Ha! ha! ha! acheva M. de Chandoyseau dans un rire bruyant.
– Ma foi! à votre place, je veillerais, non pas sur madame, bien entendu, mais sur le bonhomme, et cela par charité, car on sait que les passions allumées à cet âge…
– Mais, dit Mme de Chandoyseau, le révérend Lovely n’est pas si âgé!
– Certes! madame, c’est un homme admirablement conservé! Ce matin, sur le pont du bateau, ne nous sommes-nous pas amusés à faire le calcul absurde qu’il avait exactement les âges réunis de Dante-Léonard-William Lee et de Monsieur Belvidera!
Elle trépignait de dépit, à se voir réduite aux assiduités du vieillard, après avoir échoué successivement près des deux hommes que l’on venait de nommer. À l’éclair de ses petits yeux gris, il était visible qu’elle eût tué le jeune homme en ce moment, si cela eût été dans ses moyens. Elle fouillait dans la petite boîte de Pandore de son âme, afin d’y trouver le poison le plus apte à le faire tordre et hurler sous ses yeux.
Les circonstances la favorisèrent.
Ils se levaient de table quand elle aperçut M. et Mme Belvidera péné173trant dans la salle à manger par la porte située vis-à-vis d’elle.
– Tiens! dit
-elle, voilà notre ménage modèle! Je gage que s’ils sont en retard, c’est qu’ils se sont embrassés à chaque marche de l’escalier!…
Gabriel ne put contenir son émotion et pâlit. Mme Belvidera s’en aperçut; elle le prit à part pendant que son mari reconduisait les Chandoyseau jusqu’à l’entrée du salon.
– Qu’est-ce qu’elle vous a donc dit au moment où nous entrions?
– Ce qu’elle m’a dit?… mais rien, je vous assure; est-ce que je fais attention? vous savez bien que non!
– Inutile de dissimuler; je suis sûre, je sais qu’elle vous a dit quelque chose à propos de nous, au moment où nous sommes entrés, quelque chose de désagréable; pourquoi me le cacher?
– En effet, après tout, pourquoi ne pas vous le dire? Elle m’a dit que vous aviez dû vous embrasser, votre mari et vous, tout le long de l’escalier.
Elle eut une expression d’étonnement et d’indignation qui le surprit.
– Eh bien! fit M. Belvidera qui arrivait, qu’est-ce que Monsieur Dompierre te raconte de si extraordinaire?
Elle avait repris promptement sa présence d’esprit et jugé aussitôt qu’il n’y avait pas d’inconvénient à dire la vérité, et elle répéta, en souriant, le propos, en somme nullement offensant, de Mme de Chandoyseau, et que leur amicale familiarité l’autorisait à répéter.
M. Belvidera gronda gentiment sa femme de s’en être blessée, et, se tournant vers le jeune homme, il lui dit à l’oreille, en le tenant par l’épaule:
174– Le plus amusant, c’est que Madame de Chandoyseau a deviné juste!
Et il se mit à rire en le frappant sur l’épaule.
– Dites donc, mon ami, voulez-vous nous faire le plaisir de prendre votre café à côté de nous? vous pourrez fumer, ça n’incommode pas ma femme, et nous irons faire un tour après… Eh! que diable! il me semble qu’il y a un siècle que je ne vous ai vu! Hein?
– Mais certainement!… certainement! je ne puis rien avoir de plus agréable que de rester avec vous.
C’était vrai, car s’il se fût éloigné d’eux, ce soir, c’eût été pour les suivre, les épier de près ou de loin, par les fenêtres, par les portes entr’ouvertes, ou dans l’ombre des rues. Pourquoi? pour sursauter, pâlir, sentir ses jambes lui manquer, s’il croyait apercevoir leurs visages s’incliner ou seulement se rapprocher l’un de l’autre.




175XIII


– Ma chère
, disait Mme de Chandoyseau à Mme Belvidera, c’est tout simplement un scandale! Cette fille nous suit partout, avec sa toilette et son arrogance. Où descend-elle? on n’en sait rien; mais elle apparaît invariablement dès que nous prenons le chemin de fer ou le bateau, pour venir s’asseoir en face de nous à la meilleure place. Ce qui m’étonne, c’est de ne pas la trouver à notre table!
– Oh! fit
Mme Belvidera en riant.
Mais ça arrivera, du train dont vont les choses! Cette péronnelle-là a juré de nous humilier toutes avec ce que ces messieurs appellent sa beauté! On dira ce qu’on voudra, moi je la trouve assez vulgaire. Entre nous, elle manque de physionomie, notre marchande de fleurs!
– Peut-être bien, je
ne dis pas… Mais…
– Et avec
tout ça, on ne sait pas quel est le pacha qui la défraie et se fait ainsi accompagner d’elle dans un déplacement qui a de singulières coïncidences avec le nôtre, il le faut reconnaître. Pour moi, vous comprenez bien, ça me serait complètement indifférent, parce que je suis aussi sûre de mon mari que vous 176l’êtes du vôtre, ma chère amie, n’est-ce pas? Mais je m’en émeus à cause de nos jeunes filles… Enfin, ne trouvez-vous pas que c’est désagréable?
De ne pas connaître le pacha?
De ne pouvoir faire cesser le scandale! Toute la ville est témoin de ce désordre! Vous n’êtes pas sortie hier soir? tout Bellagio n’était occupé que de la Carlotta. Dans la rue, depuis l’hôtel d’Angleterre jusqu’au bout du quai, il n’était question que de la marchande de fleurs des îles Borromées ayant fait soudain fortune et la dissipant dans les boutiques de soieries, d’horlogerie, de bibelots en bois; oui, ma chère, jusque dans les magasins d’antiquités! Je n’invente pas: j’ai vu de mes yeux la demoiselle tripoter des verreries de Venise, des porcelaines de Saxe, et de vieilles chasubles! On s’écrasait devant la vitrine. Ce serait à mourir de rire si ce n’était pitoyable!
– Mon Dieu, que
vous êtes sévère!
Mais non! ma bonne amie; mais songez que tout le monde a vu cette fille en haillons à l’Isola Bella, il y a six semaines, au milieu d’une famille honnête, et que la voilà qui fait tapage aujourd’hui au milieu de nous, de notre groupe enfin, où l’on soupçonne à bon droit que se trouve le séducteur, duquel, à n’en pas douter, on prononce le nom
– On
prononce son nom? dit Mme Belvidera.
– Je ne l’ai pas entendu
, mais on le prononce. Ce n’est pas si difficile; comptons nos hommes: nous en avons trois mariés…
– Deux!
– Comment deux! Monsieur Belvidera,
Monsieur de Chandoyseau et le révérend Lovely… ça fait trois!
– Ha! ha! ha! j’oubliais le
révérend! Mais il ne compte pas, voyons!
– Admettons
que l’on ne parle ni de lui, ni de nos 177maris; restent deux garçons, dont l’un a l’air vraiment aussi inoffensif qu’il l’est en réalité, dit-on. Ce n’est donc pas Monsieur Lee que l’on soupçonnera
– Mais bien
Monsieur Dompierre, se hâta de prononcer Luisa pour éviter à Mme de Chandoyseau le plaisir de l’embarrasser en lui jetant ce nom à la figure, et d’épier l’effet que pourrait produire l’invention des relations du jeune homme avec la belle marchande de fleurs.
Et elle
ajouta dans son imprudente franchise:
– Monsieur Dompierre?
mais c’est absurde!
– Vous trouvez? pourquoi donc? il faudrait prouver que c’est absurde!… Pardon! je comprends votre générosité: vous voulez défendre ce jeune homme qui est notre ami; très bien! Je ne demanderais pas mieux que de m’associer à vous dans la circonstance. Monsieur Dompierre est un homme charmant, tout à fait charmant; il a tout à fait l’aspect d’un galant homme, et il l’est, je veux le croire. Mais enfin, quand il s’agit d’établir une responsabilité qui peut peser sur les nôtres, aujourd’hui ou demain, je crois qu’il faudrait faire abstraction de nos sympathies et ne plus craindre de montrer au besoin la dent dure.
– Mais pour accuser quelqu’un, encore faut-il avoir des présomptions…
– Je vous les ai fournies en éliminant ceux sur lesquels ces présomptions ne peuvent tomber.
– Dans tous les cas, je ne crois pas que Monsieur Dompierre ait une fortune à la répandre aux pieds d’une fille aussi largement que semble le faire la personne qui s’intéresse à la Carlotta…
– Ah! vous connaissez son état de fortune? Il vous a fait des confidences? Je ne suis pas si avancée! Il s’est montré toujours si réservé, si mystérieux, si cachottier…
178– Je ne parle pas d’après des confidences, mais d’après les apparences, d’après tout ce que le monde voit…
– Oh! ce que le monde voit! ce que le monde voit! le monde est si sot, si aveugle! Le monde ne voit rien!
– Que si! dit Mme Belvidera, car il se trouve toujours quelqu’un pour lui ouvrir les yeux et lui fournir plus de renseignements qu’il n’en veut…
Vous m’excusez, chère madame, voici précisément Monsieur Dompierre avec mon mari qui vient me prendre pour une petite promenade que nous avons comploté de faire tous les deux. Où çà? je ne vous le dis pas; tant pis! Je vous laisse avec… l’accusé. J’espère que vous saurez tirer de lui des éclaircissements sur le sujet qui vous intéresse et que cet entretien sera avantageux au rétablissement des bonnes mœurs…
– Monsieur Dompierre
, ajouta-t-elle en prenant le bras de son mari, je vous laisse avec Madame de Chandoyseau, qui a les choses les plus intéressantes à vous dire… en confidence! Adieu! adieu! fit-elle, avec un gracieux signe de la main.
Il était facile de voir que les deux femmes s’étaient piquées.
Le ton qu’employait Mme Belvidera était si opposé à son calme ordinaire que Dompierre pensa immédiatement qu’il y avait dû avoir de la part de Mme de Chandoyseau une attaque assez vive. Par contre, il trouva celle-ci en possession de tout le flegme qu’elle apportait jusqu’en l’exercice de ses perfidies. Ses petits yeux d’acier brillaient ainsi qu’en maintes occasions dont il avait été témoin précédemment. Peut-être venait-elle d’allumer la guerre; mais elle en avait alors longuement mûri le projet, elle en envisageait les conséquences avec une entière présence d’esprit.
179– Je suis doublement anxieux, fit-il en s’efforçant de sourire, d’apprendre une nouvelle intéressante, et un mystère qui serait brisé en ma faveur.

– C’est une plaisanterie, dit
Mme de Chandoyseau.
– Quoi?
vous me mettez l’eau à la bouche, pour…
– Ha! ha! ha! le vilain curieux! curieux comme une femme! Fi! que j’aurais grand’honte!
– Ma confusion est sans bornes, mais je vous écoute, madame.

– Allons! vous êtes gentil. Je ne devrais rien vous dire, mais je vous parlerai en amie. Ah
! ça, dites-moi: vous êtes donc en froid avec Madame Belvidera?
– Je ne vous comprends pas,
fit-il, en comprimant un mouvement de stupeur.
Dame! si vous n’êtes pas en froid, pourquoi a-t-elle lancé à votre arrivée, la phrase que vous avez entendue?
– Je vous comprends
de moins en moins!
– Ah! vous n’êtes pas fin, aujourd’hui! J’espérais me faire entendre à demi-
mots; autrement, vous concevez, ce que je vous dis là cesse d’être élégant, cela devient indiscret…
– On m’a annoncé une confidence, madame. Donc, trêve de précautions oratoires; nous savons l’un comme l’autre, que la discrétion n’est pour rien ici.
– Ah! vous voyez bien que vous savez ce que parler veut dire! je vous retrouve là. Eh bien! vous n’avez pas encore compris?
– J’avoue…
– Remarquez
que c’est vous qui me faites parler! Vous ne m’en voudrez pas de jouer le rôle d’interprète dans une occasion où je ne devrais vous donner qu’un petit coup de coude amical, comme cela: pan, pan!… tout doucement; ce qui veut dire simplement: «Voyez donc, voyez donc!»
180– Mais quoi? quoi?
– Mais que
Madame Belvidera me priait de vous garder, – ce que je fais depuis cinq minutes, – parce que, sans doute, elle ne voulait pas de vous dans sa promenade…
– Quelle promenade?
– Comment! vous
ne savez pas? Et vous venez de causer une heure avec monsieur Belvidera! Eh bien! c’est que le mari a jugé à propos d’être à votre égard aussi discret que sa femme. Ah! cette fois-ci, c’est de la discrétion, ou je ne m’y connais pas… Par exemple, je coupe là ma confidence, moi, vous avez l’air de l’apprécier si peu! Je ne vous en dirai pas plus long. D’ailleurs, ajouta-t-elle, je crois que j’ai rempli mon rôle et je ne vous retiens plus. Vous pouvez vous retourner et aller vous promener à présent. Adieu! adieu! fit-elle, en imitant, avec une malignité visible, le geste qu’avait eu Mme Belvidera en la quittant.
Il se retourna ainsi qu’elle l’y avait invité
avec une intention évidente, et aperçut à une cinquantaine de mètres, au pied de l’extrémité de la terrasse, M. et Mme Belvidera s’éloignant dans une barque, dans la direction de Cadenabbia, sur l’autre rive du lac.
– Adieu! adieu! répétait derrière lui
Mme de Chandoyseau; car elle était restée seule sur le seuil de la porte de l’hôtel, pour jouir de sa figure à la vue de la barque qui semblait confirmer son amicale confidence.
Il se laissa tomber sur un banc, et eut un très court instant la sensation que toutes les choses tournaient autour de lui.
L’intention perfide de Mme de Chandoyseau était claire, mais, ignorant qu’il était de la conversation qu’elle avait eue précédemment avec Mme Belvidera, son insinuation avait un aspect assez véridique.
181Mme de Chandoyseau possédait, malgré sa sottise, cette sorte de pénétration à fleur de peau, mais très juste, qui est commune chez les femmes de Paris exercées à la médisance. De plus, sa malignité ne s’employait pas à la légère, et c’est ce qui la rendait redoutable. Elle mentait à peine; du moins, elle n’inventait que le vraisemblable; elle renseignait à propos. Il avait eu lieu de s’en apercevoir encore une fois, l’avant-veille, lorsqu’elle lui avait communiqué son heureuse intuition de l’occupation galante de M. et de Mme Belvidera, tout le long de l’escalier.
Avait-elle donc dit vrai de nouveau cette fois-ci? Ne s’était-il pas suffisamment torturé l’esprit, non seulement depuis sa première entrevue avec le mari de Luisa, mais surtout depuis l’affreuse soirée de Lugano où il avait acquis la certitude que les relations des deux époux étaient plus que cordiales? N’était-ce pas assez d’être assuré qu’il y avait entre eux un lien d’amour contre lequel il lui faudrait lutter s’il ne voulait pas perdre sa maîtresse?
Fallait-il que son sort fût descendu si bas que sa compagnie devînt une gêne pour la jeune femme et que celle-ci mît jusqu’à la Chandoyseau à contribution pour l’empêcher de la suivre dans les parties qu’elle organisait avec son nouvel amant, son mari?
«Je rêve! je rêve!» tentait-il de se dire, comme à l’instant le plus critique d’un cauchemar; «ce n’est pas possible; ce qu’on m’a mis là dans la tête est fou! voilà maintenant que je me prends à écouter les racontars d’une pie-borgne, d’une femme jalouse qui a évidemment juré de détruire mon bonheur!… Même l’autre jour dans la salle à manger de Lugano, ce qu’elle m’a dit n’avait pas le sens commun! Ils se sont embrassés tout le long de l’escalier! Ah! ah! ah! Après que j’avais eu Luisa, une heure durant, dans 182ma chambre, la même journée, plus tendre, plus caressante que jamais, exaltée comme jamais!… Non, ce serait trop ignoble; il y a des catins même qui ont l’attention d’éviter ces scènes si rapprochées. Si son mari m’a confirmé cette chose invraisemblable, c’est par une petite forfanterie bien naturelle. Sans doute, en quittant la chambre, il avait donné un baiser à sa jeune femme, parce qu’il était content de sa toilette, parce qu’il la trouvait très jolie… Cela se fait, cela ne signifie rien».

Cependant
ses yeux étaient fixés sur la barque qui se rapetissait en approchant de Cadenabbia. «Ils sont partis tous les deux, Mme de Chandoyseau était prévenue, et à moi on n’a rien dit. Il y a bien là une intention… Voyons! que diable! je raisonne; je ne suis pas halluciné: ils voulaient être seuls dans cette jolie petite barque qui s’en va là-bas. Ils voulaient être seuls sur la rive délicieuse de Cadenabbia; ils s’y assoiront sous les grands platanes, au bord de l’eau, dans des chaises d’osier frais. Et là, ils se secoueront les épaules, en se souriant, les yeux dans les yeux: «Quel plaisir de ne connaître personne ici! – Dînons-nous? – Pourquoi pas? – Et la petite Luisa que tu n’as pas amenée? – Elle dînera avec Solweg…» En effet, la petite Luisa est tranquille et reprend sa gaîté depuis le retour de son papa; il faut l’entendre répondre à qui s’informe près d’elle de sa mère: «Maman est avec papa!»
À ne plus les apercevoir côte à côte réunis comme des amants, son besoin d’espoir le ressaisissait. «Pourquoi? mais pourquoi est-elle venue l’autre jour à ma prière? pourquoi s’est-elle donnée encore à moi, si elle est reprise par l’amour de son mari? Pourquoi s’est-elle donnée avec plus de passion même qu’à l’ordinaire?…»
183La vue du révérend Lovely s’avançant à pas prudents du côté d’une tonnelle du jardin où
Mme de Chandoyseau s’était tenue toute la matinée, lui fournit, en même temps qu’une angoisse nouvelle, une réponse inattendue. Il se souvint de la singulière coïncidence de la réflexion de Mme de Chandoyseau accueillant le baiser du vieillard amoureux, et de celle que lui avait valu de la part de Luisa sa demande hardie de rendez-vous, au nez même de son mari. «Eh bien! vous en avez du toupet!» Toutes les deux avaient prononcé cette phrase sur le même ton, à la fois indignées et conquises, un peu méprisantes et heureuses. «Cet homme arrivera à ses fins, avait dit Lee, parce qu’il a la vertu qu’il faut: il est cynique». par son cynisme, que lui aussi aurait soulevé une dernière fois sa maîtresse, alors qu’elle se fût peut-être refusée à ses supplications? N’était-ce pas à ce piment inattendu qu’il était redevable de cette exaltation fiévreuse qui lui avait suggéré tant d’espoir pour la prolongation de son bonheur, à quoi il devait enfin les illusions grossières dont Mme de Chandoyseau avait pris à tâche de le tirer? Luisa serait-elle venue sans cette circonstance fortuite qui valait un ragoût nouveau à leur étreinte? Non, évidemment! Si elle aimait son mari comme un amant, il lui fallait aimer son amant autrement que son mari. Sans doute l’avait-elle trouvé ce jour-là un peu abject, et, dans son affolement, tiraillée entre les deux hommes, elle se vautrait à corps perdu dans cet amour qui empruntait à sa bassesse un caractère particulier de violence.
«Ah! ah! n’est-ce pas charmant, en vérité?
J’ai triomphé par les mêmes moyens exactement que ce vieux prédicant qui s’en va là-bas, reniflant l’air où il croit qu’Herminie respire!… Et il y a des malheureux qui s’enorgueillissent d’être aimés! 184Comme si l’amour de la femme allait naturellement à la beauté, à la bravoure, et même à la virilité! Ha! ha! l’on sait à quoi il va la plupart du temps, on l’apprend tous les jours à voir les gens écarquiller les yeux de stupéfaction, quand on leur nomme les véritables dons Juans: des hommes sans foi ni loi, des hommes tarés, des hommes repoussants par leurs difformités morales et leur laideur physique! Il y a dans l’amour un secret besoin de s’avilir!»
– Mon révérend! mon révérend! où allez-vous donc? Je suis sûr que vous cherchez
mistress Lovely?… Mais elle est là-haut à la fenêtre du deuxième, et semble jouer à cache-cache avec vous, derrière le rideau de vitrage!…
Le révérend Lovely se retourna vivement et aperçut en effet sa femme qui l’épiait sans relâche. Il eut un mouvement de confusion qu’il essaya aussitôt de dissimuler:
– Nô, nô! dit-il, je fais
le promenède.
– Ne trouvez-vous pas
qu’il fait un peu lourd?
Yes,
il fait un peu lourd.
– Aussi toutes ces dames sont rentrées.
– Aoh
! taoutes ces dèmes sont rentrées?
– Vous voyez; il n’y a personne dans le jardin. Madame de Chandoyseau vient de remonter il n’y a qu’un instant.
– Aoh! véritablement
, il est meilleur au dedans. Je vais rentrer. Good bye, monsieur Dompierre!
– À tout à l’heure, mon révérend!

Il n’était plus question de l’Évangile; on ne lui entendait plus citer un verset. On eût dit que le pauvre homme avait oublié Dieu. Du «Malin» lui-même, il ne soufflait mot, comme si celui-ci ne faisait sentir la vigueur de ses attaques que dans la période qui précède la chute, accordant une trêve hypocrite, un 185repos fallacieux, dès l’instant que le mal est accompli.
La vue du malheureux vieillard réduit par une passion sénile à mener l’existence d’un collégien, fuyant la surveillance, fouillant les chambres de l’hôtel, les allées du jardin, les berceaux d’ombrage où la femme qui le trouble a passé; tombé jusqu’au mensonge, à la dissimulation du moindre de ses pas; transformé au point d’oublier la pudeur et la Bible qui furent toute la préoccupation de sa vie, mit le comble à la tristesse de Gabriel
, en lui laissant une véritable nausée à la seule idée de l’amour.
Hélas! il le sentait en lui plus impérieux, plus maître qu’à aucun moment de son existence, et il en concevait un dégoût; il se débattait contre lui avec la rage que cause la répulsion profonde; il eût éprouvé du plaisir à dire à quelqu’un l’horreur que cette maladie lui causait, à traîner dans la boue tout ce qui pouvait avoir trait à une aussi misérable aberration; il voulait le cracher, son amour, le vomir dans quelque endroit bien immonde
.
Mais, dès
que, au lieu de penser à l’espèce de feu qui lui brûlait la poitrine et tous les membres, il revoyait l’image de la femme, la figure, le corps affolant, et les gestes de tendresse de celle qui lui causait ces désordres, il avait la sensation que le ciel et la terre se fondissent au dedans de lui, en quelque substance sans nom dans la langue humaine, et dont la saveur, même imaginaire, le rendait infailliblement ivre.
Il allait sortir, malgré la température accablante de la journée orageuse. Il voulait marcher, aller n’importe où, très loin, s’endormir par la fatigue, quand il se heurta, à la sortie de l’hôtel, à trois gamins portant sur leur tête des paniers de fleurs si admirables, qu’il se retourna malgré lui pour voir plus longtemps 186ces parterres ambulants, et eut la curiosité de savoir à qui de telles merveilles étaient destinées. N’osant interroger personne, il prit le parti de suivre tout simplement les porteurs.
Quelle ne fut pas sa stupéfaction, en les voyant frapper à la porte de l’appartement de Dante-Léonard-William! Il s’arrêta sur le palier, un peu honteux de son indiscrétion, mais intrigué
au plus haut point par la nouvelle fantaisie étrange de son ami l’Anglais.
«Heureux homme! fit-il à part
soi, au moins celui-là s’amuse! Pourquoi l’ai-je plaint tant de fois? Pourquoi l’ai-je cru digne de commisération sous le prétexte qu’il n’aime pas, parce qu’il ne peut pas aimer? Mais c’est l’être le plus fortuné du monde, puisqu’il ignore le tourment que je souffre!»
Il se hasarda à passer devant la porte encore entr’ouverte. Il
l’aperçut lui-même debout, contemplant ces fleurs nouvelles avec un plaisir qui lui faisait épanouir sa mobile physionomie. Le poète le vit et l’appela sans hésitation.
– Venez donc! venez donc! dit-il
, voici, dans ces paniers, la meilleure raison de croire en Dieu!
– Je vous avoue que je suis ces corbeilles depuis la porte de la rue. C’est d’un attrait irrésistible. Mais vous donnez une fête?…
– Je me donne une fête, dit-il, en effet; voulez-vous en
profiter?
– Non! je vous remercie; par ces temps-là, dit
-il, en montrant le ciel qui s’assombrissait, vous savez que je fais un triste convive…
– Oh! rassurez-vous! on ne danse pas chez moi et j’ai même négligé de faire monter des rafraîchissements…
– Mais je n’ai pas le cœur à causer; cela ne va pas; j’aurais besoin d’être seul…
187– Restez donc, je suis seul, et je n’ai pas envie de parler, dit Lee en fouillant dans de grands cartons à dessins.
On entendait un
léger bruit de soie froissée dans la seconde pièce, qu’une portière seulement séparait de celle où ces messieurs se trouvaient.
– Vous êtes seul? Mais… cette fête? ces fleurs? cela ne cache pas quelque fée?…
Bah! mais non: rien qu’une fleur, encore une fleur.
Et l’Anglais
soulevait la portière, en indiquant du doigt la fleur qu’il allait mêler à celles des trois corbeilles.
Gabriel poussa une exclamation.
– Chut!
C’est à peine si l’on pouvait reconnaître Carlotta dans l’apparition qui venait d’arracher au jeune homme un cri d’admiration. Elle s’avança au signe qui lui fut fait, sans avoir cependant levé les yeux. Elle n’eut pas plus l’air de reconnaître Dompierre qu’elle ne semblait s’apercevoir qu’il y eût là quelqu’un. Elle
marchait du même pas naturel, avec le même déhanchement simple qu’elle avait à l’Isola Bella. On eût dit qu’elle était chez elle, avec cette aisance de gestes particulière à tout être humain qui se sent à l’abri de tout regard. Pourtant, elle était complètement nue.
– Voyez, dit Lee avec un sentiment de fierté, ce que j’ai obtenu.
Gabriel ne put se retenir de sourire, parce que le poète disait cela du ton d’un horticulteur qui vous montre une espèce rare, résultat de longs et savants efforts appliqués à dompter la nature. Mais ici le phénomène était d’ordre contraire précisément; le dompteur avait obtenu, comme résultat, la nature.
Carlotta s’était aussitôt occupée des fleurs, et les 188avait disposées sur des meubles et des escabeaux, devant une baie vitrée donnant sur le lac. Puis, comme un joli animal qui a trouvé l’endroit convenable où se nicher, elle s’était étendue sur un tapis, au milieu des roses, des pivoines, des camélias et des tubéreuses.
Lee s’installa à son chevalet, et prit ses crayons.
– C’est un bien merveilleux modèle, dit Dompierre, mais est-ce que vous obtenez qu’elle pose?
Il doutait que cela fût possible, à la voir élever ses bras pour piquer une fleur dans sa chevelure, allonger puis reployer ses jambes, se tourner et se retourner tout entière.
– Poser? dit Lee, mais qu’entendez-vous par là? Elle pose admirablement, puisque chacun de ses moindres mouvements est digne d’être retenu. Le geste qui vaut d’être fixé n’a pas de durée; il est instantané, insaisissable, sauf à un œil attentif qui l’a pour ainsi dire pressenti, qui l’attend, qui le reconnaît au moment où il s’effectue.
La grande pénurie d’artistes originaux vient de ce que très peu d’hommes ont le don de happer au passage ce signe fugitif qui traduit un élément premier de la nature. Le noter seulement serait faire œuvre féconde, puisque c’est uniquement par de telles observations que la vitalité d’un art se maintient en un renouvellement continu. Pour moi, j’attache quelque valeur au fait d’en user à propos pour le transposer en ces sortes de symphonies plastiques…
Et il levait un regard indulgent sur les cartons empilés où ses compositions étaient enfermées avec soin. Déjà, sous sa main, naissaient des formes inspirées des attitudes variées de la superbe fille qui, à présent, s’étirait les bras et paraissait sur le point de s’endormir.
Et il mêlait
comme à l’esquisse qu’on l’avait vu 189exécuter à l’Isola Bella, des ondulations, des flexibilités florales aux courbes harmonieuses du corps de la Carlotta, aux serpentements de sa chevelure brune et épaisse qui, au hasard des mouvements instinctifs, caressait ou abandonnait son épaule et son sein. Cela ressemblait à la poésie de Lee, laquelle s’élevait à chaque instant avec une liberté complète, au delà de l’observation humaine, mais étant partie toujours du solide point d’appui de la vérité. Ses dessins étaient l’illustration naturelle de ses poèmes, et l’œil, en en parcourant les savants entrelacs, était-il sur le point d’être pris de vertige dans le labyrinthe des lianes incertaines, qu’il retombait, à intervalles mesurés, sur le dessin ferme d’un bras, d’une nuque, d’un dos, d’une gorge, stylisés à peine, de peur de perdre la chaleur et l’esprit qui animent les contours humains.
Carlotta avait fermé les paupières; le double arc de ses cils répandait de la gravité sur son visage; ses joues au teint doré pâlissaient
légèrement, et le dessin pur de sa lèvre donnait la moue divine de certains marbres antiques. Son souffle régulier soulevait et abaissait la sombre fleur de sa poitrine. Elle dormait.
– Voilà, dit Lee, le seul repos que l’on puisse exiger d’une femme sans lui faire violence et la dénaturer…
Ah! ajouta-t-il, vous vous étonnez de ce qu’une fille qui ne permet pas à un homme de lui chatouiller le menton sur le pas de sa porte, s’endorme ici, si aisément et si vite, nue comme une Ève, en face de deux messieurs?
– Oh! fit Gabriel, la pudeur est un peu comme ces fleurs, qui depuis vingt minutes ont déjà incliné la tête, et seront fanées dans deux heures… surtout quand l’orage s’en mêle!…
Le poète lut dans ses yeux la conviction où il était 190qu’il avait fait de Carlotta sa servante en faisant d’elle
Vous n’y êtes pas! dit-il. Le jaloux Paolo qui épousera cette fille, ou l’homme qui sera son amant ne la verront jamais dans l’état où elle est là, devant nous qui sommes des étrangers pour elle. Vous auriez de la peine à vous figurer jusqu’à quel point les instincts pudibonds sont développés chez ces pauvres gens pour qui c’est un péché grave que de laisser voir seulement son épaule. La plupart s’aiment, j’en suis certain, en conservant une entière chasteté des yeux. Si j’avais «débauché» la Carlotta – dans le sens où vous entendez ce mot, – elle ne cesserait de mêler l’idée du péché à celle du dévêtement de sa chair, et je n’aurais pu m’inspirer que des mouvements de la Vénus pudique…
– Alors, fit Gabriel, vraiment, vous n’avez pas?…
– Que vous êtes vulgaire! D’ailleurs, je crois que j’aurais eu toutes les peines du monde à obtenir, à ce propos-là, la moindre faveur de Carlotta, qui est «honnête» – dans le sens où vous entendez ce mot aussi, – jusqu’au scrupule, mieux que cela, comme vous allez voir, jusqu’à l’héroïsme!
– Oh! oh!
– Je vais vous en donner la preuve. Il y a une chose qui a sur cette fille un pouvoir extraordinaire, une puissance qui lui ferait, je m’en doute, tuer père et mère ou mettre le feu à son village…
– Allons donc!…
– Le meurtre est demeuré tout à fait dépourvu du caractère d’infamie, dans la cervelle de presque tous ces Italiens qui se sont conservés à l’abri des mélanges de races… Je considère que ce que j’ai obtenu est bien plus fort que si j’avais exigé d’elle un assassinat…
– Mais par quel moyen, voyons!
191– Par l’or! La vue de l’or la bouleverse, l’hypnotise, l’enivre. Elle saute, elle crie, elle devient folle; ou bien elle reste fanatisée, absorbée, silencieuse, dans une contemplation idolâtre devant la pièce d’or qu’on lui met dans la main. Vous verrez!… Eh bien! avec tout l’or du monde, je n’eusse pas obtenu de faire d’elle ma maîtresse, dans le cas où la fantaisie m’en eût pris. Elle eût été certainement à la torture si je lui eusse mis ce marché-là en main; elle eût été capable de se noyer de désespoir, mais elle n’eût pas été capable de se donner hormis en justes noces. C’est une espèce de terreur du prêtre, de l’enfer, peut-être aussi de l’opinion du village, je ne sais au juste…
Oui, continua-t-il, en lisant l’étonnement sur la figure de son ami, c’est ainsi, voilà tout. Or, moi, je voulais la voir dans toute la beauté que je soupçonnais sous ses nippes. Vous vous souvenez de la façon dont elle marchait, là-bas, sur la petite place de l’église?… Ah! Dieu! C’était la première fois que je comprenais la beauté d’un corps humain en mouvement, d’un corps humain allant et venant selon la destinée pure et simple de ses membres, n’est-ce pas? selon le désir du Créateur, eût-on dit! Certes, la première femme qui sortit de la main de Dieu dut marcher ainsi! Vous l’admiriez? Oui, oui, je sais que vous l’avez admirée. C’est bien, c’est très bien… Savez-vous comment je suis parvenu à la dévêtir?…
– À prix d’or, parbleu!
– En achetant à prix d’or, en effet, chaque pouce de sa chair; mais en déposant, à chaque fois, entre ses mains des cautions considérables qu’elle devait garder si j’attentais à sa vertu…
– Et vous ne lui avez pas fourni l’occasion de les garder?
– Elle n’eût pu les garder qu’une fois, n’est-ce 192pas? dans le cas où je lui en eusse «fourni l’occasion». Eh bien! comme elle les détient toujours en prévision d’une alerte imprévue, elle trouvera bien le moyen de ne pas me les restituer… sans que la violation de la convention, de ma part, lui en donne le droit… De la sorte, elle sera en possession de la caution… sans s’être démunie de l’objet cautionné!…
– Ha! ha! ha! bravo, Carlotta! Mais, dites donc, c’est une fille très entendue!
– Non! dit Lee, je vous assure qu’elle ne calcule point. Elle obéit seulement au plaisir qu’elle éprouve à se sentir dans la main de l’or qui est à elle. Encore ne le conserve-t-elle pas. Elle fait des dépenses inconsidérées. C’est une petite folle. Elle préfère un louis d’or plutôt que quarante francs en papier italien. Elle s’enferme dans sa chambre et joue toute seule avec ses louis; son désespoir est d’être obligée de les changer contre du papier pour aller dans les magasins. Je lui ai dit qu’en Angleterre elle pourrait payer avec de l’or, le faire tinter sur les comptoirs. Elle m’a demandé si l’on pouvait devenir Anglaise. «Oui, lui dis-je: épousez-moi.» – «Non, dit-elle, je suis promise à Paolo».
– Brave fille!
– Ainsi donc, en flattant sa manie, je l’ai persuadée que toutes les fois qu’elle est chez moi, elle ne doit pas me voir, elle doit se considérer comme étant chez elle, toute seule, n’ayant absolument rien à faire et gagnant tout de même beaucoup d’argent. Elle ne voit ni moi, ni aucune personne se trouvant avec moi, sans quoi notre traité est rompu. Je lui ai affirmé que je ne la voyais pas moi non plus, que je voulais seulement qu’elle fût là. Elle le croit presque et vient s’affermir de temps en temps dans cette opinion en regardant mes dessins où, effectivement, elle 193ne se reconnaît pas. Elle me prend pour un fou.
– Il y a de quoi! Mettez-vous à sa place!
– Et dire qu’il faut se livrer à de pareilles machinations pour s’offrir le luxe inouï, le luxe extravagant de voir une femme naturelle! mais, puisque telles sont les conditions de notre temps, je ne regrette pas le prix que cela me coûte. Il n’y a pas de trésor au monde, comparable à celui que je me suis offert!…
Et il continuait
de regarder avec un ravissement toujours nouveau, le corps endormi de Carlotta.
– Ne craignez-vous pas
que l’on ne vous accuse d’avoir détourné cette honnête fille? Vous savez que tout le monde la remarque, et que le bruit de sa fortune fait aller activement les langues?…
Dompierre s’aperçut, en prononçant ces mots, qu’il dépassait la limite des choses qui atteignaient le poète. Lee n’avait pris la peine d’abandonner un moment le domaine des idées générales, que pour lui mettre en valeur cet être particulier, qui était pour lui le point de départ de toutes sortes de spéculations esthétiques. Quant à lui faire craindre que l’opinion intervînt dans ses affaires, il n’y fallait pas songer. Le jeune homme fut convaincu que cette fille n’était même pas pour Lee une personnalité, et que, lorsqu’il aurait puisé dans sa beauté tout ce qu’elle pouvait contenir d’utilisable pour son plaisir et son œuvre, il la rejetterait, comme il jetterait ce soir les fleurs fanées des corbeilles. Supposer qu’il l’aimât! Il aimait le rayonnement, le monde de rêves dont elle était la cause. Elle l’aidait à s’aimer, soi, ses idées et ses songes. Devant ce chef-d’œuvre vivant, si favorable à son œuvre, si précieux pour son esprit, il restait encore dans son cœur et sa chair, l’homme vierge douloureusement stérile, et il ne faudrait pas s’étonner si on lui revoyait encore un de ces jours l’affreux masque de vieillesse prématurée 194que porte la créature humaine dont lan’a pas été l’amour d’une créature humaine.
Le ciel, qui s’assombrissait
progressivement, passa subitement au noir d’encre, et un coup de vent d’une extrême violence bouleversa l’atmosphère inerte et pesante qui oppressait depuis l’après-midi. Les battants ouverts de la baie vitrée frappèrent à grand bruit et les papiers de Lee, soulevés du chevalet, volèrent en tourbillonnant dans la pièce. Carlotta se réveilla en disant qu’elle avait froid, et, se sentant nue, dans l’hébétement du réveil, elle poussa des cris et se sauva dans la chambre voisine. Mais avant de prendre le soin de passer seulement une chemise, elle se ravisa et reparut la main tendue. Lee y laissa tomber une pièce d’or. Elle la lança en l’air, sauta, la manqua, se précipita à la recherche de la pièce qui roulait. Ses mouvements avaient la facilité et la grâce des jeunes chats. Mais elle se vit dans la glace et s’enfuit définitivement.
Un nuage
sombre et bas s’avançait avec une rapidité extraordinaire à la surface de l’eau, venant de la corne méridionale du lac de Côme. C’était une sorte de monstre parfaitement limité, soulevant les eaux à une cinquantaine de mètres devant lui, alors que le reste du lac était encore presque tranquille, sillonné seulement de quelques barques surprises par la rapidité de la bourrasque. Tout autour de Bellagio, on les voyait rentrer en grande hâte, les pauvres petites barques blanches; elles se précipitaient à grands coups de rames; pareilles un peu, toutes, à un vol d’oiseaux qu’un coup de fusil a fait lever. Au loin, vers les autres rives, sur Cadenabbia, sur Menaggio, elles se pressaient aussi, et, venant de toutes les directions vers un même centre, elles formaient de grands éventails qui diminuaient, s’apetissaient peu à peu, mais non 195pas assez vite, car on craignait que le monstre ne les prévînt et ne les balayât de sa route. En l’espace d’une minute à peine, la surface du lac fut plongée dans cette nuit épaisse, et tout disparut.
On avait eu à peine le temps de fermer les vitres. Une rafale terrible ébranla la maison; des feuilles d’arbres, des branches passaient avec la rapidité d’un train, dans une espèce de nuée poussiéreuse et épaisse qui répandait un froid glacial. Durant plusieurs secondes, le paysage fut complètement voilé. Puis l’atmosphère reprit un peu de transparence, et l’on put voir le lac soulevé, et suivre le désordre de chaque coup de vent.
– Avez-vous réfléchi, dit Lee, à ce qu’on entend sous le nom de hasards? Les hasards!
Cette dénomination d’une chose confuse et mystérieuse ne m’a jamais frappé les oreilles sans me causer un certain frisson d’épouvante. Je suis tenté de personnifier cette force qu’on dit aveugle, en quelque divinité qui contiendrait à un suprême degré les caractères du joueur. Oui, ne serait-ce pas un dieu qui joue, et qui triche? Il se plaît aux paris de nature paradoxale, et, comme il a la main prompte, il en use, sous cape, pour amener le jeu favorable. Il joue avec les événements humains; de là mille rencontres imprévues, mille chocs insensés… Pourquoi je vous dis cela? C’est ce nuage affreux qui m’y fait penser. Il est si noir, si laid, si brusque et si choquant par sa soudaineté, et d’apparence si impitoyable que j’y vois une assez bonne image de mon dieu Hasard. Tenez! regardez, je vous prie, ces petites embarcations qui commencent à réapparaître dans le sillage tumultueux du monstre. Qui sait si ce n’est pas pour elles, ou pour l’une d’elles, qu’il a exécuté cette brusque incursion sur un lac uni comme la surface d’un miroir, où 196pas un souffle d’air n’avait passé depuis le matin? Je vous dis qu’il a le goût des contrastes violents; il joue à cent contre un! Peut-être a-t-il fait chavirer la barque la plus heureuse, et le voilà parti à présent toucher son enjeu entre les mains de quelque formidable partenaire de son acabit et qui se moque des vies humaines comme je me moque de la mouche que j’écrase en ce moment entre le rideau et la vitre!
– Ne dites pas cela! ne
faites pas l’oiseau de mauvais augure, vous! Ces malheureux petits canots dansent d’une façon inquiétante… Ici, ils sont tous rentrés; mais et de Menaggio, regardez-les, il y en a à plus de cent mètres du bord. Et il y a des coups de vent terribles. Quelle secousse ils ont dû éprouver au passage du gros de la tempête! J’en vois deux ou trois qui semblent les uns contre les autres; est-ce que quelqu’un ne serait pas tombé à l’eau? Les malheureux! Mais ils ne peuvent pas tenir contre de pareilles rafales!… Est-ce que vous avez une longue-vue?
– Non! en
bas, dans le hall, il y en a une.
Gabriel descendit quatre à quatre. Une inquiétude venait de le saisir
, augmentée par l’angoisse naturelle que répandent ces jours d’orage. M. et Mme Belvidera n’étaient-ils pas dans une de ces barques? En admettant qu’ils fussent arrivés depuis longtemps à Cadenabbia, rien ne prouvait qu’ils n’eussent pas poursuivi leur promenade, ou bien qu’ils ne fussent pas déjà réembarqués pour le retour. Une espèce de suffocation avait failli lui couper le souffle à la seule représentation du danger couru par Luisa.
Il y avait au premier étage de l’hôtel, un hall vitré donnant sur le lac, comme la chambre de Dante-Léonard-William, mais sur une plus grande étendue.
197Les portes claquaient dans toute la maison, les domestiques couraient; des ordres, des appels en toutes les langues étaient échangés des corridors au hall, du hall aux salons et aux chambres; l’escalier et l’ascenseur étaient envahis par une foule de personnes rentrant du dehors, surprises par l’ouragan, portant sur leurs vêtements légers les traces de larges gouttes d’eau qui appliquaient la batiste blanche sur la chair des bras, en petites taches roses. Le vent, au dehors, continuait sa course effrénée, tordant les arbres du jardin, y renversant les tables et les chaises de fer. Au milieu de ce tohu-bohu, de ce vacarme, de ce mouvement inusité, quelques Anglaises, installées contre les vitres en face du paysage à l’aspect de déluge, avec leur boîte à couleurs et leur verre d’eau, continuaient, étrangères à toutes choses, l’aquarelle aux tons tendres commencée avant la tempête.
La longue-vue était aux mains de Solweg. Gabriel remarqua qu’elle la tenait exclusivement dirigée du côté de Cadenabbia. Sa figure exprimait une anxiété très visible. Il attendit qu’elle eût fini. Elle le reconnut et dit, avec une subite pointe de rose sur les joues:
– Ah! c’est vous, monsieur, tenez!
Et elle lui tendit la lunette.
– Je vous remercie, mademoiselle, mais je ne voudrais pas vous priver…
– Oh! monsieur, c’est affreux à voir, ces pauvres gens…
– Est-ce qu’on peut distinguer… suffisamment pour?… dit-il sans achever une phrase qui marquait trop son inquiétude particulière, et avant de mettre l’œil à l’objectif.
– Oh! on ne voit que confusément!… Cette longue-vue est bien mauvaise, n’est-ce pas, monsieur?
198– En effet!… mais je crois qu’il s’est passé quelque chose de fâcheux là-bas… Il y a deux barques qui semblent s’attarder à chercher… Je vois des hommes jeter les avirons comme s’ils les tendaient à quelqu’un qui fût tombé à l’eau.
– Ah! mon Dieu!
– Non! non! mademoiselle, rassurez-vous! dit-il aussitôt en s’apercevant que Solweg pâlissait, et qu’il était bien inutile d’informer cette jeune fille de l’accident dont il était témoin.
– Est-ce que ce n’est rien? Oh! dites! dites! n’est-ce pas, monsieur?
– Non, non, mademoiselle, je me suis trompé; les hommes ont repris les avirons et manœuvrent
: ils se dépêchent de rentrer… Est-ce que vous avez quelqu’un des vôtres de ce côté-là?
– Non! non! dit-elle vivement, mais… c’est… la petite Luisa qui ne sait pas que sa maman est allée à Cadenabbia, et elle sera étonnée si Monsieur et Madame Belvidera ne peuvent rentrer pour le dîner, ce qui est à craindre…
– En effet, car le bateau à vapeur profite aisément de ces occasions-là pour ne pas partir de Côme, et, en barque…
– Oh! monsieur! en barque, il n’y faut pas songer! il paraît que c’est le passage le plus mauvais du lac, quand il y a tempête; c’est l’endroit le plus étroit… ils feront mieux de rester là-bas.
– Il faudrait dire à la petite Luisa que sa maman vous a prévenue qu’elle ne rentrerait pas…
– Vraiment! alors, vous croyez bien qu’elle ne rentrera pas?
La pauvre Solweg, qui venait de témoigner elle-même cette crainte, s’effrayait des paroles qui ne faisaient que la confirmer. Elle n’avait exprimé cette 199pensée que dans l’espoir de la voir dissipée par la raison plus expérimentée d’un homme.
Était-ce une hallucination causée par son inquiétude, par son énervement, par ses ennuis, par cette heure noire où tout lui apparaissait lugubre? ou encore par les réflexions amères du poète au sujet des hasards? Gabriel croyait trouver une ressemblance avec M. Belvidera dans l’un des hommes du canot qui continuait, quoi qu’il en dît a Solweg, à tendre les avirons, à les enfoncer dans l’eau agitée, dans l’espoir d’y sentir s’accrocher quelqu’un. Son émotion lui brouillait la vue; cette lunette aussi était médiocre et les verres en étaient troublés; le verre de vitre au travers duquel on était obligé en outre de regarder, à cause de l’impossibilité d’ouvrir contre le vent, augmentait la confusion des images. Il frappait du pied, dans son impatience de voir, de distinguer un peu nettement un trait au moins. Il lui semblait bien que l’homme qu’il voyait avait des moustaches fortes et noires. Comment était vêtu aujourd’hui M. Belvidera? C’était un fait exprès! impossible de se remémorer aucune particularité de son costume. Et il avait passé une heure à causer avec lui avant son départ! Interroger la jeune fille à ce propos, c’était lui avouer le sujet actuel de son tourment et la frapper peut-être sans raison, car il se pouvait que l’angoisse l’aveuglât lui même.
Il quitta précipitamment la lunette
sans se retourner seulement du côté de Solweg. Il venait d’être saisi par une de ces idées frustes, insensées, soudaines, mais impérieuses, irrésistibles; une de ces idées peut-être spéciales aux êtres affaiblis, et qui peuvent leur faire accomplir les actes les plus en opposition avec leur naturel, extrêmes dans les deux sens: des forfaits ou des prodiges. Il voulait savoir, savoir tout de suite, 200savoir par le plus court moyen ce qui se passait là-bas. Si un malheur était arrivé, il voulait être le premier à en être informé; il préférait presque ce malheur à l’incertitude. Il fallait coûte que coûte qu’il se fît transporter à Cadenabbia. Le danger? Il ne s’était à aucun moment senti aussi insouciant de sa sécurité. Si Luisa, par hasard, était celle à qui il avait vu tendre dans l’eau les avirons, mieux valait pour lui la rejoindre au fond de ce lac! Si elle vivait, il lui semblait qu’il ressentirait dans la mort même, la dernière volupté qu’il lui fût possible d’éprouver désormais par elle, lorsque son corps lui serait présenté. Elle le verrait sans une émotion peut-être, sans une larme; elle le jugerait un débris méprisable depuis l’instant qu’il avait cessé d’être son plaisir. N’était-ce pas la plus complète façon de s’abîmer devant elle?
Il ne prit que le temps d’aller chercher dans sa chambre un chapeau
de feutre; il descendit, redonna un autre coup d’œil à la longue-vue, qui lui fit distinguer un attroupement sur le rivage de Cadenabbia. Ces gens étaient évidemment attirés par le drame qui venait de se jouer sous leurs yeux; mais tout secours était inutile, car les barques demeurées autour du lieu du sinistre avaient la plus grande peine à se tenir. Il traversa le jardin en courant et héla un batelier. Aucun ne répondit. La rive était déserte et tous les canots tirés très haut sur la pente sablonneuse. De grosses lames, pareilles à celles de la mer, venaient cependant les lécher, et les plus fortes, en les secouant, faisaient rendre un bruit sourd aux avirons déplacés par le choc.
– Ohé! ohé!…
Personne ne se montrait. La pluie pourtant avait cessé, et le vent avait moins de rage.
Il s’apprêtait à détacher lui-même une barque et à se 201risquer seul
. Il allait descendre, à l’extrémité du jardin, les marches qui conduisent à l’embarcadère de l’hôtel.
– Ohé! ohé!… vingt francs au premier qui me détache une barque!
À ce moment il entendit quelqu’un courir derrière lui, et, se retournant, il aperçut Solweg. Elle avait la figure blanche comme sa chemisette de percale dont la pureté de neige contrastait avec le paysage sombre et souillé par l’ouragan. Le vent avait bouleversé ses cheveux et lui ébouriffait les tempes de leur jolie poussière d’or. Il crut qu’elle avait quelque chose à lui dire, car elle courait vers lui et il était seul. Elle ouvrait la bouche, en effet, pour parler; mais il détourna aussitôt la tête vers trois bateliers qui se précipitaient
à son service. Il ne fit qu’un bond et fut dans la barque la plus rapprochée. Il prit un seul rameur et empoigna lui-même la seconde paire d’avirons, afin de ne penser à rien pendant la traversée.
– Mauvais temps! fit le batelier.
– Oui, oui, dépêchons-nous!
L’homme dodelina de la tête
et dit:
– La demoiselle avait raison, monsieur.
– La demoiselle? Quelle demoiselle?…
– Dame! quand on tient à quelqu’un!… Elle ne voulait pas laisser partir monsieur?
Gabriel releva la tête du côté de Solweg qu’il avait oubliée. Il la vit porter son mouchoir à ses yeux et s’enfuir en courant.
Quoi! était-il vrai que cette pauvre enfant l’aimait? Il revit sa figure éplorée, ses cheveux blonds en désordre, sa
pour lui dire un mot qu’il ne lui avait pas laissé le temps de prononcer.
Elle voulait lui dire: «Ne partez pas, je vous en supplie!» Mieux valait qu’il ne l’eût pas entendu, 202puisqu’il aurait eu la dureté de lui montrer qu’il méprisait sa supplication.
Puis, les efforts physiques qu’il était obligé de faire lui coupèrent toute réflexion.
Le vent avait de courts apaisements, mais des brusques retours si vifs, que les deux rameurs ne cessaient pas d’être tenus en haleine. Le batelier naturellement bavard se taisait, laissant de temps à autre échapper un juron où le nom de la Madone revenait avec insistance, dans une confusion complète de l’imprécation et de la prière. Gabriel ne se rendit aucun compte de la façon dont ils firent cette courte et brutale traversée. Un chapeau de femme ballotté à la surface de l’eau, qui le frappa, dans le temps qu’ils approchaient de Cadenabbia, lui rappela tout à coup ce qu’ils venaient faire là. Le souci de la lutte pour sa propre défense durant tout le trajet, lui avait fait négliger jusqu’au motif pour lequel il exposait sa vie.
Ce chapeau, en tout cas, n’était pas celui de Luisa. Cette seule constatation fit virer le sens de sa préoccupation, et il ne fut plus soutenu que par la perspective de l’immense plaisir qu’il aurait à apprendre que Luisa allait bien, et qu’elle était là, tranquille et belle, à regarder de loin la tempête.
– Monsieur, dit le batelier, c’est noir de monde.
Gabriel tourna la tête et retrouva l’affluence de gens qu’il avait découverts à la lorgnette.
– Il y a eu un malheur, dit l’homme en clignant de l’œil du côté du chapeau qui balançait déjà loin d’eux sa large paille élégante et ses fleurs fraîches.
Un grand nombre de personnes les entourèrent à leur arrivée. On avait suivi avec intérêt les péripéties de leur traversée.
Gabriel regarda tout autour de lui. Il n’avait qu’un but, apercevoir Luisa.
203Elle se frayait un passage, avec son mari, au travers des groupes, pour parvenir jusqu’à lui.
L’un et l’autre étaient
fort anxieux depuis qu’ils avaient reconnu Dompierre à la lorgnette, dans la barque.
– Qu’y a-
t-il? Qu’y a-t-il? s’écria Mme Belvidera; est-ce qu’il est arrivé quelque chose là-bas?
– Là-bas? fit-il.
Il était complètement hébété par le bonheur de la voir vivante, d’entendre sa voix. Il souriait; il aurait voulu lui sauter au cou, l’embrasser, lui dire seulement: «Toi! toi! C’est toi!…» Il ne comprenait même pas pourquoi elle avait pu s’inquiéter de ce qui se passait «là-bas», c’est-à-dire de ce qui aurait pu arriver à la petite Luisa.
– Là-bas? répétait-il, mais rien du tout, il n’y a rien!…
– Vraiment! vraiment! mais il dit vrai; il a l’air heureux comme s’il arrivait
d’une promenade d’agrément… Mais alors, s’il n’y a rien, qu’est-ce que vous venez faire ici par un temps pareil? Vous êtes fou!
– Ce que je viens faire?… Mais je ne sais pas… je ne sais pas!…
– Ne plaisantez pas tout haut, dit M. Belvidera, car tous ces gens seraient furieux; vous leur avez donné des émotions désagréables depuis une demi-heure; ils vous ont cru perdu; s’ils savaient que vous n’aviez pas de motifs sérieux pour vous exposer et un homme avec vous, vous comprenez qu’ils seraient en droit de vous faire un
accueil froid.
– Ah
! dit Gabriel, au diable! mais je suis bien heureux de vous trouver là!
Il respirait avec enthousiasme; il éprouvait une espèce d’ivresse après l’heure mauvaise qu’il venait de vivre. Il leur prenait les mains à tous les deux. Il 204se tenait à quatre pour ne pas faire une imprudence, ne pas dire franchement toute sa joie, ne pas dire pourquoi il était venu!
Venez! vous avez besoin de prendre quelque chose, dirent-ils.
Ils l’entraînèrent à l’intérieur. Une fois seuls, M. Belvidera lui mit la main sur l’épaule:
– Voyons! dit-il, sérieusement, où avez-vous la tête?… Est-ce une gageure?
C’était lui souffler le mot. Il ne l’eût pas trouvé. Puisqu’il fallait donner une raison à son escapade, autant valait celle-là qu’une autre.
– Une gageure! vous l’avez dit. C’est absurde, c’est fou; c’est peut-être criminel, tant que vous voudrez!
C’est une gageure!
M. et Mme Belvidera joignirent les mains:
– Enfant! enfant que vous êtes!
Et, l’imagination lui revenant tout en prenant coup sur coup plusieurs petits verres de marsala, il ne vit plus de raison de s’arrêter dans le chemin de mensonge où on l’avait innocemment introduit.
– Et, dit-il, vous ne devineriez pas la personne qui a tenu cette gageure contre moi?
Il cherchait encore, à part lui, la personne qu’il pourrait bien nommer.
– Oh! dit Mme Belvidera, je ne vois guère que Madame de Chandoyseau qui soit assez…
– Chut! fit-il, il suffit, madame; vous avez trouvé!… Mais, je vous en prie, ne lui infligez aucun blâme: elle a pris la chose en riant et je suis le seul coupable.
Un mouvement se produisit dans la salle où ils étaient et l’on aperçut, au milieu de plusieurs personnes qui le soutenaient, un jeune homme affreusement pâle, les vêtements désordonnés et mouillés, les che205veux trempés. On le poussait comme malgré lui, on l’emmenait.
– Ah! dit Mme Belvidera que Gabriel interrogeait des yeux, c’est abominable! Il vient de perdre sa jeune femme, une petite princesse hongroise; c’étaient de nouveaux mariés, arrivés ici ce matin. Elle a été enlevée de la barque par le premier coup de vent: elle riait, paraît-il, en se mirant dans l’eau calme… Cet ouragan est arrivé tout d’un coup, comme une bête lancée au galop.
– Vraiment! dit Gabriel. Puis il revit le chapeau de paille avec des fleurs, sur l’eau; c’était donc celui de la petite princesse hongroise; il pensa à la joie qu’il avait eue à reconnaître que ce n’était pas celui de Luisa. Le plaisir de la savoir saine et sauve, le
malgré lui.
– Ah! dit Mme Belvidera, tout cela ne vous fait rien, à vous! Tenez! vous ne ferez jamais qu’un vilain égoïste!




206XIV


La vie reprit avec l’apaisement de la nature. Le chapeau de paille fleuri avait été emporté au loin,
et le jeune veuf pleurait dans sa chambre solitaire. Dès avant la fin de la journée, les jardiniers avaient balayé les feuilles innombrables arrachées aux arbres, les branches cassées, et jusqu’aux dernières traces de l’ouragan. Dompierre avait voulu remonter dans sa barque pour rentrer à Bellagio, mais M. et Mme Belvidera avaient mis tant d’insistance à l’en empêcher, qu’il avait renvoyé son batelier, en le chargeant de prévenir qu’ils ne rentreraient tous que par le bateau de neuf heures.
Après le dîner, il se trouva un moment seul avec Luisa
. Ils étaient assis sur un même banc, sous les platanes magnifiques qui penchent jusque dans l’eau leurs basses branches. L’orage avait rafraîchi la température; on respirait un air léger imprégné de l’odeur humide des feuillages. Par égard pour la jeune morte, dont le corps roulé par les eaux mouvantes venait peut-être heurter ce soir cette rive habituée au bonheur, les musiciens faisaient trêve, et, dans le silence, on entendait à longs intervalles le 207choc des dernières gouttelettes d’eau dégringolant et se grossissant feuille à feuille, jusqu’à former la goutte énorme qui tombe à terre en claquant, ou, surprenant une nuque dégagée, arrache aux jeunes femmes un cri.
– Mon ami, dit Luisa, vous êtes trop imprudent; je veux vous gronder. Pourquoi vous exposer à inventer des histoires de gageure?
– Quoi? Vous…
– Oui, oui, sans doute, à la première impression, j’ai failli vous croire. D’abord j’ignorais que vous fussiez informé que nous étions à Cadenabbia; je me suis creusé la tête à me demander pour qui vous aviez pu faire la folie de cette traversée. Mais maintenant je suis sûre que vous me saviez ici, et je vous fais la générosité de penser que vous y êtes venu pour moi…
– Luisa!…
– Ne protestez pas! Je vous remercie de ce que vous avez fait; je m’en veux même de ne l’avoir pas compris tout de suite. Mais, aux yeux du monde, voyons, mon bon ami, c’est une façon de proclamer vos sentiments un peu haut… trop haut!
– Oh! fit-il, c’est vrai, pardonnez-moi.
Elle comprit, à sa façon laconique de lui demander pardon sans ajouter un mot de plus pour s’excuser, que sa remarque le blessait. En effet, elle ne l’avait pas accoutumé à la prudence excessive; elle en avait bien peu manifesté elle-même, alors qu’elle l’aimait! et ce rappel amical à la sagesse avait pour lui la plus douloureuse signification.
– Voyons! dit-elle, mon cher ami, vous devriez comprendre que la présence de mon mari m’oblige à des ménagements…
– Oui, oui! certes! je comprends!…
208– Ha! vous êtes comme un enfant qui ne veut pas entendre raison!
– Je suis comme un homme qui aime, qui aime à en perdre la raison.
Mio!
Ce nom doux qu’elle lui donnait aux meilleurs de leurs moments, lui fit l’effet du dernier cri d’un oiseau qu’on étouffe. Elle l’avait dit tout bas, oh! avec prudence, avec sagesse! lui seul pouvait l’avoir entendu. Il la regardait: son teint mat faisait une tache claire dans l’ombre, et il avait cru reconnaître le gracieux jeu des lèvres qu’elle avait autrefois, lorsqu’en le prononçant elle en baisait les deux syllabes sonores. La façon dont elle le disait aujourd’hui, c’était une concession au passé, un souvenir attendri, une complaisance en retour de l’activité
avait témoignée à cause d’elle et qui lui était, hélas! plus importune qu’agréable.
Mio! reprit-il lui-même sur un ton de triste ironie.
– Eh bien! fit-elle, qu’avez-vous?
– Un immense chagrin.
– Je vous répète que vous êtes un enfant.
– Hélas non!
– Mais que vous faut-il? qu’exigez-vous de moi?
– Oh! vos mots me cinglent la figure comme des coups de fouet! soyez moins dure, je vous en prie!… Je n’ai pas le droit «d’exiger». Et quant à la faveur que l’on obtient par ce procédé, faites-m’en grâce, dites!
Il y eut entre eux un moment de silence pesant.
Le lac encore agité amenait presque à leurs pieds ses petites lames clapotantes. Mille lumières étincelaient sur le rivage de Bellagio; de grands nuages déchirés couraient sous la lune. Luisa regardait fixement 209devant elle, au travers des feuilles éclaircies, cette belle nuit troublée qui annonçait la fin de la saison. Il était assis tout contre elle, sans la toucher; il la sentait, la respirait; et le moindre mouvement de ses cils lui faisait frissonner tout le corps. Son silence était pour lui un arrêt mortel. Elle ne sentait donc plus rien; elle ne trouvait pas un mot seulement qui pût atténuer la rudesse de ses dernières paroles!
Elle se leva:
– Il fait frais, dit-elle, nous pourrions entrer au salon en attendant le bateau.
Il se leva en même temps qu’elle. Il crut que la nuit l’écrasait. Il était accablé. Tout était-il fini?
Elle ajouta, sur un ton indifférent:
– J’irai vous trouver ce soir, chez vous en rentrant
.




210XV


Elle poussa la porte et entra avec son visage ordinaire. On eût dit qu’elle était sa maîtresse docile de chaque soir. Elle sourit et vint à lui en
lui tendant les lèvres. Il lui avait saisi les deux mains et la maintenait ainsi à une courte distance, voulant s’imposer à toute force de ne pas recevoir son baiser. Son désir naturel était de la battre, à cause de ce qu’il avait souffert par elle et à cause du mensonge évident de son attitude présente; mais encore davantage à cause du sentiment, éprouvé dès son entrée, qu’il serait vaincu par elle, dès qu’elle l’aurait résolu. Une sorte de haine avivée de dépit se mêlait en lui à la sourde rumeur de l’amour plus fort que tout, et qu’il sentait venir des profondeurs de son être, comme ces vagues lointaines dont on suit de l’oreille la course sûre, dans la nuit, et dont on peut fixer la limite de l’éclaboussure, à un doigt près, sur le sable.
– Bête!… dit-elle.
– Luisa! Luisa
! pouvez-vous bien me donner vos lèvres!
– Bête! répéta-t-elle, tenant toujours sa bouche tendue.
211«La battre! se disait-il
, c’est tout ce qu’il faudrait. La brutalité grossière, l’usage de la force physique, c’est la seule arme laissée à l’homme contre la puissance de la chair et la rouerie féminine. Quand je l’aurais là, à mes pieds, rompue, meurtrie, nous pourrions peut-être parler d’égal à égal.
– Ah ça! voyons, dit-elle, mio! es-tu fou? veux-tu m’embrasser?
«Parler!… lui parler! pensait-il, mais pourquoi? Grand Dieu! mais à quel propos? Je vais lui demander s’il est vrai qu’elle ment? Et je ferai cas de sa réponse! Ou bien je lui reprocherai de mentir. – «Pourquoi mens-tu? Mais réponds donc, petite misérable, pourquoi mens-tu?»

Elle était à
peu près complètement dévêtue; elle avait passé sur ses dessous un manteau de laine, avant de se coucher. Elle avait dû dire à son mari: «Je vais embrasser la petite Luisa». Et elle était venue là; son manteau quittait son épaule, et elle tendait les bras à son amant dans l’attitude d’une amoureuse. Cependant une heure auparavant elle l’avait brisé par sa contenance glaciale.
– Non! non! dit-il, en l’écartant, je ne peux pas vous embrasser!…
– Ah! fit-elle
avec un mouvement de surprise. Alors j’ai eu tort de venir… D’ailleurs, ce n’est pas vous qui m’en avez priée… ça m’apprendra! Je m’en vais.
– Ne t’en va pas
! Ne t’en va pas! Non, j’ai besoin de te voir, tu le sais bien! Tu sais bien que c’est moi qui t’ai suppliée de venir; si je ne te l’ai pas dit en propres termes, je t’en ai priée tout le temps, tout le temps! Ah! j’ai tant besoin de te voir, Luisa! Oui, comme c’est bête, je voudrais te parler!…
– Eh bien! parle, voyons, mio
!
212Malgré l’absurdité de toute explication, il éprouvait une sorte de nécessité de lui dire: «Tu ne m’aimes plus!» Il ne pouvait pas lui dire autre chose; il ne pouvait pas non plus ne pas le lui dire. C’était la grande affaire; c’était tout ce qu’il y avait entre eux. C’était peut-être ce qu’elle venait cueillir sur ses lèvres, ce qu’elle cherchait à provoquer par ses moyens détournés de femme. Il fallait que ces mots-là fussent prononcés pour en finir.
Ils lui brûlaient la bouche. Ils allaient donner lieu à des protestations, aux scènes attendrissantes, enfin aux aveux informulés, noyés dans les larmes de regret, mais qui n’en résultent pas moins d’une réfutation trouble, incertaine, et qui laissent, finalement, la situation aussi nette qu’un congé en bonne forme. Or cette situation franche, c’était évidemment ce qu’il voulait. On ne peut pas vouloir demeurer dans l’incertitude. Mais il était assez lâche pour frémir à la seule idée d’une solution irrévocable.
– Mais
parle donc! parle donc! dit-elle.
– Je ne peux pas!
– Alors dis quelque chose, dis n’importe quoi!
ça soulage!…
213«Dis n’importe quoi, ça soulage!» Elle dit cela avec une si sublime candeur, une sincérité si éclatante que l’émotion qu’en éprouva Gabriel lui fit fléchir les deux bras qui la tenaient écartée et que sa bouche lui toucha le visage. Il l’embrassa et lui soutint la tête sur son épaule, les yeux dans les yeux. Elle n’était pas étonnée de ce qu’elle avait dit; elle ne comprenait pas que ses quelques mots eussent pu bouleverser l’attitude du pauvre garçon. Elle ne savait pas qu’elle venait de lui dire plus que n’eût fait une longue confession péniblement arrachée par lambeaux.
«Dis n’importe quoi,
ça soulage!» C’est-à-dire: quand tu as un cas de conscience qui t’étouffe; quand tu ne sais plus où donner de la tête, ne cherche pas midi à quatorze heures. Ce qui est au-dessus de nos forces ne redescend pas se mettre à notre portée, n’est-ce pas? Eh bien! perds donc la tête, va! étourdis-toi, fais n’importe quoi, tout ce que tu feras te soulagera. Nous autres femmes, aurait-elle pu ajouter, nous ne savons pas, la plupart du temps, ce que nous faisons…»
Et lui qui allait la secouer, la rudoyer et lui corner à tue-tête la fameuse question de l’homme trahi: «Pourquoi mens-tu?»
Ah! il y a de quoi être fier, quand il s’est redressé pour demander cela! – «Pourquoi je mens, eût-elle pu lui répondre; mais je mens comme tu respires, comme tu tressailles devant ma chair, comme l’oiseau chante. Je mens parce que c’est la défense que la nature m’a donnée en adaptation au milieu où je dois vivre. Je ne sais pas si je mens. Je ne le sais pas plus que le poisson ne sait qu’il nage. Il vit en nageant, moi je vis en mentant. C’est vous qui êtes drôle de remarquer cela…»
– Sais-tu comment tu me regardes? dit-elle, la tête renversée sur son bras.
– Mais comme toujours, ma pauvre chérie…
– «Ma pauvre chérie!» c’est bien ça: tu me regardes comme un malheureux chien à qui l’on dit en lui flattant le museau: «Ah! si tu n’étais pas une bête, je causerais bien avec toi!…» Vous savez, ajouta-t-elle, que je n’aime pas ça. Si vous me prenez en pitié, je vous certifie que vous avez tort.
– Je ne vous prends pas en pitié, Luisa; j’ai seulement une sorte d’admiration attendrie, si vous voulez, pour ce que vous faites encore en ma faveur.
214– Mais, dit-elle, vous ne supposez pas, j’espère bien, que ce soit par charité que je le fais?
– Non; mais par un petit brin d’héroïsme…
– Il n’y a pas d’héroïsme à faire ce que l’on désire, ce qui vous plaît, ce que l’on veut, enfin!…
– Ah! si ce que vous désirez est aussi ce que vous voulez!…
– Ce n’est donc pas comme ça pour vous? Moi, je ne fais pas de différence.
– Mais, ma chérie, notre volonté, c’est la raison qui la gouverne, tandis que nos désirs sont commandés par une multitude d’instincts confus, quelquefois barbares et qui sont très souvent en contradiction absolue avec ce que notre intelligence déclare raisonnable.
– Oh! vous, messieurs, vous êtes très forts pour vous séparer comme cela, en deux ou trois morceaux; une de vos pièces fait ceci pendant que l’autre fait cela et qu’une troisième les regarde faire! C’est très joli. Moi, je me sens beaucoup plus simple et je sais très bien, par exemple, que je veux quelquefois, ah! mais, que je veux de toutes mes forces ce qui est déraisonnable… S’il m’arrive après de n’être pas contente, ça me regarde! C’est peut-être pour cela que j’éprouve plus de plaisir que vous, à faire ce que je fais… Dame! je ne suis pas là à regarder en arrière, pour voir si je m’applaudis ou non! Gros bête! dit-elle en l’embrassant, mon Dieu que vous êtes donc bête!…
Mais embrasse-moi donc!
Voilà. Telle était sa conclusion. Tout devait aboutir à ce résultat. Il fallait qu’il fût heureux de l’avoir là, entre ses bras, il fallait profiter du moment, ne pas être troublé par l’état d’esprit qui avait pu être le sien l’heure précédente ou qui serait
le sien l’heure d’après. Il fallait ne pas s’inquiéter non seulement de 215ce qui avait pu ou pourrait être son plaisir, mais la laisser pareillement se débattre avec les désagréments dont lui-même pouvait être la cause.
Or
, il savait qu’elle souffrait; c’était trop visible à l’affolement auquel elle se livrait depuis l’arrivée de son mari, à ce mouvement continu qu’elle dirigeait elle-même, tout en en attribuant l’initiative à M. Belvidera; à ce voyage comploté uniquement pour ne pas rester en place, – puisqu’elle avait voulu que Dompierre en fît partie, ce qui la laissait toujours entre son mari et son amant. – Elle souffrait parce qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer son mari, et parce qu’elle croyait aimer en même temps son amant. Celui-ci était certain qu’elle était toute à son mari quand il la possédait; et il était évident qu’elle se montait la tête pour se croire toute à son amant chaque fois qu’elle était dans ses bras. Mais la malheureuse devait avoir des transitions terribles, à cause de la sincérité même de ses sentiments contradictoires. De là ses tentations de fuite avec son mari, en évitant la présence de Gabriel; de là la lutte qui avait dû se livrer en elle sous les platanes de Cadenabbia, lorsqu’elle avait voulu tout de même être à lui, en récompense du grand tourment qu’il avait eu pour elle l’aimait trop pour accepter d’une part ces entrevues intermittentes, si passionnées qu’elles pussent être, mais arrachées toutes vives, pour ainsi dire, au foyer d’un amour rival; d’autre part ces déchirements d’une créature trop aimante, que son inclairvoyance, son inconscience de femme illusionnait sur la nature de ses sentiments. Il fallait à tout prix qu’une solution violente intervînt. Il fallait ou bien qu’une crise quelconque l’éclairât sur elle-même de façon qu’elle eût la cruauté de se refuser à lui, ou 216la force de le convaincre qu’il était le seul qu’elle aimât, ou bien que la rupture vînt de lui, ce qui n’était pas un parti plus dur à prendre que celui du suicide.
Ils étaient appuyés contre le lit. Elle avait perdu son manteau et il soutenait d’un bras sa taille. Ses doigts agités
par la fièvre se brûlaient au contact de la chemise légère. C’était la première fois qu’il ne se précipitait pas comme un fauve sur cette image vivante et ardente de ce que pouvait contenir pour lui la volupté terrestre. Il écartait le plus doucement possible ses caresses. Elle commençait à se moquer de lui. Il ne l’avait jamais autant aimée.
Luisa, lui dit-il, croyez-vous aux pressentiments?
– Oh! dit-elle, vous allez me faire peur!
– Non, je ne vous parlerai que de choses déjà accomplies.
– À la bonne heure!
– Mais il n’arrivera probablement jamais rien de pire que ce qui est arrivé; je ne sais pas pourquoi on tremble toujours devant la minute qui vient.
– Parce qu’on ne la connaît pas!
– Et le passé! le connaît-on davantage? Cependant c’est lui qui contient l’avenir.
Vous rappelez-vous, Luisa, une matinée d’Isola Bella?… C’était dans nos premiers jours. Vous aviez monté un peu vite les marches des terrasses et, tout en haut, vous êtes restée une longue minute pensive en face du paysage magnifique. Je vous regardais respirer, sous votre ombrelle; vos lèvres étaient entr’ouvertes, on apercevait un peu vos dents et votre poitrine se soulevait…
Il vit son regard se retirer de lui tout à coup et s’enfoncer dans le monde des images. Elle lui dit:
– Ne me rappelez pas cela!
– Ce fut à ce moment-là
, Luisa, que j’eus le pre217mier sentiment de crainte de l’avenir de notre amour, et j’eus une espèce de vision de nous deux, tels que nous sommes là, malheureux l’un par l’autre. Il ne m’était pas venu jusque-là à l’esprit qu’un homme avait dû tenir et tenait encore une grande place dans votre vie… Non, auparavant, je n’y avais pas pris garde! J’étais si complètement fou! Vous étiez si belle, si inattendue de moi, que je pouvais supposer que vous me tombiez du ciel, par le fait d’une faveur extraordinaire, inexplicable…
– Oh! dit-elle, c’est étrange; c’est à ce moment-là que vous y avez pensé?
– Ce n’est pas étrange, c’est un mot de vous qui provoqua alors chez moi cette idée.
– Et ce mot, quel était-il?
– Pourquoi vous le rappeler?
– Peu importe! dites! dites!…
– …Vous
fîtes la remarque obligeante pour moi, que, jusqu’alors, vous n’aviez jamais pu contempler un paysage sans être interrompue par quelqu’un…
– Et vous avez supposé!… s’écria-t-elle vivement; non! non! je vous affirme que ce n’était pas cela… D’ailleurs maintenant que vous le connaissez, vous devez comprendre s’il a jamais été capable de m’interrompre, surtout de placer une réflexion de mauvais aloi; vous savez combien tout ce qu’il dit est juste, est sobre, et vient à propos. Oh! je serais désolée que vous pussiez croire…
– Si je le croyais encore, je ne vous aurais pas fait allusion à cela. Je vous cite la réflexion que vous me fîtes sur
cette terrasse, tout simplement parce qu’elle fut pour moi le point de départ de toute une série d’interrogations, de curiosités, vous comprenez? au sujet de l’homme qui ne pouvait manquer d’avoir une part de vos pensées, chaque jour, presque à chaque heure.
218– Et dire que toute votre opinion sur lui a pu être échafaudée sur ce mot! Vous avez cru que j’étais la femme d’un imbécile, dites!
– Mais je ne dis pas cela!…
– Mon Dieu! mon Dieu! on ne devrait jamais rien laisser inexpliqué!…
Voulez-vous que je vous dise à quoi je pensais quand je vous ai dit cela sur la terrasse?… Oh! je revois tout comme si j’y étais encore. Vous étiez à côté de moi, tout près, les mains ballantes, et vous ne me regardiez pas tant que vous le dites; vous me regardiez de temps en temps par petits coups, mais ce que vous regardiez c’était le paysage, et si vous me regardiez, c’était parce que vous vouliez voir si je l’admirais… Oh! je vous connais! si je ne m’étais pas pâmée devant ce que vous trouviez magnifique, vous m’auriez prise pour une sotte… Alors je vous ai modulé cette phrase, savez-vous pourquoi? parce que je savais que ça ferait bien!… Attendez! attendez! et savez-vous ce qu’il y avait de vrai tout de même dans ce que vous avez cru? Eh bien! c’est que je pensais en effet à lui, à lui qui n’aurait jamais contemplé un paysage à côté de moi, parce qu’il ne voit que moi partout où il va. Comprenez-vous comment il m’eût interrompue? – Moi aussi, c’était la première fois que je pensais bien à lui depuis quelques jours…
– Et depuis cette fois-là, combien de fois avez-vous pensé à lui?
– Toutes les fois que je vous ai aimé le plus fort!
– Luisa! Luisa! comme vous l’aimez!
– Ça ne prouve rien!

– Luisa! Une nuit que nous étions montés sur la petite esplanade de notre olivier, dans le jardin de l’Hôtel des Îles
Borromées, j’ai senti que je vous perdais; vous vous en alliez de moi; je vous ai fait horreur un moment; qu’aviez-vous?
219Elle se passa la main sur le front.
Leur conversation, telle qu’ils n’en avaient jamais eue, commençait à lui causer une sorte de douleur dont l’expression sur son visage, était inconnue pour Gabriel. Il ne désirait plus de sa part que de nouvelles blessures à son amour-propre et à son amour. Il sentait que c’était le début, pour l’un comme pour l’autre, d’une torture enivrante qui ne ferait que s’exaspérer, et dont les conséquences lui échappaient.
– Vous tenez à le savoir? dit-elle.
– Oui
! oui!
– C’est absurde. Tant pis pour vous!… Il y avait dans le jardin d’une de mes tantes, sur le Pausilippe, un vieux chêne vert dans lequel on montait à peu près de la même façon, et où l’on avait la plus belle vue de Naples. Le soir de mes fiançailles avec
Monsieur Belvidera, on nous laissa nous promener tous les deux, et nous montâmes par enfantillage dans l’escalier ménagé au cœur de l’arbre. Ce fut là qu’il me donna son premier baiser, et à ce moment, il me sembla que le monde entier était changé pour moi. Quand je relevai les yeux, je ne reconnus rien de ce que j’apercevais, ni la mer, ni le Vésuve, ni la longue ville étalée à nos pieds, sauf lui qui me soutenait la taille et me regardait. Il effaçait tout; je ne voyais plus que lui… Oh! mon ami, pourquoi me faites-vous dire cela?
– Mais pourquoi, si souvent, m’avez-vous entraîné vous-même dans l’olivier?
– Est-ce que je sais?

– Vous vouliez vous faire souffrir à plaisir?
– Mais non! mais non! C’était plus fort que moi; je n’avais pas envie de souffrir, allez! D’ailleurs, je n’ai fait la grimace qu’une fois, vous l’avez remarqué…
– Et à propos de quoi?
– Parce que vous me disiez si exactement la même 220chose qu’il m’avait dite, que j’ai eu peur; je me suis retournée; j’ai cru qu’il était là.
– Mais vous êtes tombée dans mes bras un moment après, en pleurant. Et quand je vous ai parlé, vous vous êtes relevée brusquement, comme si le son de ma voix vous étonnait; peut-être ne saviez-vous plus que c’était dans mes bras que vous étiez?
– Oh! vous êtes dur!… Je ne savais rien, allez! j’étais folle!
Les larmes lui vinrent aux yeux tout à coup. Elle lui entourait le cou de ses bras. Et elle lui demandait: «Pardon! pardon!»

– Luisa, vous me trahissiez
tout le temps, même au milieu de vos meilleures caresses!…
– Qui
, dites-vous que je trahissais?
Il n’osa répéter que c’était lui qui se plaignait d’être trahi.
Ils se regardèrent tous les deux, ayant chacun dans les yeux cette flamme d’ironie amère qui jaillit souvent comme une étincelle, entre les amants, et où il y ade la cruauté ou même de la vilenie exécutée de complicité, avec un peu de pitié sur soi-même.
Il fit malgré lui un «ha!» avec l’air de rejeter quelque chose de nauséabond.
– Qu’est-ce que vous voulez? dit-elle, l’amour a un goût âpre, à ce qu’il paraît… Ça vous dégoûte?
Il admirait sa fermeté d’amante; elle ne faiblissait pas un instant, elle était imperturbable dans le maintien de son rôle écrasant. Ils remuaient à eux deux tout ce que leurs relations avaient pu contenir d’écœurant; elle était soulevée jusqu’aux larmes par la brûlure des souvenirs évoqués, et par le souvenir des plus cuisantes douleurs; elle abîmait, meurtrissait, traînait dans la boue son amant vis-à-vis de l’image vivante de sa passion légitime; elle lui enfonçait dans la chair 221avec une insistance de tortionnaire l’humiliation de cet autre amour jamais éclipsé par lui; et elle restait à côté de lui toute prête à poursuivre avec frénésie l’étrange association de leurs deux êtres exaspérés.

La pendule sonna
une demi-heure. Gabriel crut devoir lui rappeler que le temps passait.
– Il vous attend
? fit-il.
– Oui
, dit-elle.
– Mais, si je vous attendais, moi, je trépignerais, je m’impatienterais, je ne tiendrais pas en place!…
– Il fait de même
.
– Luisa! et vous allez passer comme cela toute chaude, dans son lit!
Cette idée, voyez-vous, est insupportable!
– Toute chaude! fit-elle
, sur un ton volontairement ambigu, ce n’est pas l’entretien que nous avons, je suppose, qui me vaudra cette qualité.
Et elle se laissa tomber tout d’une pièce, sur le dos, en travers du lit
.
«Elle aussi est cynique, fit Gabriel. Elle l’est avec sérénité; et elle apporte dans son cynisme une désinvolture qui est bien la plus étrange chose du monde, étant donné la femme qu’elle est, hors des heures de passion. Mais, grand Dieu! quel est donc le poison qui coule dans nos veines! Quelle est la drogue infernale que boivent aux lèvres l’un de l’autre les amants? Il y a là évidemment une possession, la possession d’un dieu farouche, enragé, cruel, sanguinaire, impitoyable et de qui les vues doivent être au moins sublimes, s’il faut une compensation à leur apparente absurdité! – Oh! je ne puis plus, je ne puis plus du tout supporter cela; c’est odieux! C’est d’autant plus odieux que j’aime davantage ce qui me révolte en elle et que je meurs d’embrasser les lèvres qui viennent de prononcer ces mots malheureux, malséants, presque 222dignes d’une… Ha! ha! ha! et tout à l’heure, elle va partir, et le supplice va recommencer de la jalousie, des représentations imaginaires de cet autre amour, peut-être aussi violent que celui qu’elle me donne, et où elle est plus heureuse, où elle est plus belle, où elle est sans amertume, sans l’atroce piment de la laideur de l’adultère! Non, je ne veux plus, je ne veux plus! Je vais la renvoyer; je partirai demain; j’oublierai tout cela ou je mourrai de l’affaire
; mais mieux vaut cette solution; mieux vaut n’importe quoi plutôt que de continuer la vie que nous menons là!»
Il avait préparé une phrase courte et nette à
lui dire en se penchant au-dessus d’elle, en la regardant en face, de façon qu’elle vît bien qu’il était résolu à lui dire cela. Après quoi, tout serait fini.
Quand il atteignit son visage
qui était tourné vers le plafond, sa langue fourcha; il dit tout autre chose que ce qu’il avait décidé:
– Luisa!
il vous attend;… cela ne vous fait donc rien?
Dans l’accent de sa voix, dans le sens de sa phrase irréfléchie, soudaine, et qui fut pour lui-même une surprise, toute sa lâcheté amoureuse était sensible, et réapparaissait l’espoir, le triste, le stupide, le satané espoir d’être aimé, d’être aimé, lui seul, ou décidément plus que l’autre.

– Il m’attend! dit-elle. Mais
, mon ami, vous ne pensez donc qu’à lui?… En effet, ajouta-t-elle, avec un raffinement de méchanceté qui n’est possible que dans de tels moments, en effet, vous êtes tellement son ami!
– Oh
! Luisa! dit Gabriel, suffoqué par la surprise et la colère, et en lui serrant un des poignets dans sa main.
Il
devait lui faire atrocement mal. Elle ne poussa pas une plainte.
223 Pouvez-vous me reprocher cela? lui dit-il; vous savez quelle insurmontable sympathie est née entre lui et moi dès la première heure, dès le premier instant… C’est vous qui auriez dû prévoir cela.
– Le prévoir, oui… C’est peut-être même parce que vous lui ressemblez un peu, parce que vous deviez avoir beaucoup à mettre en commun avec lui, que je vous ai aimé!…
– Alors, il fallait l’empêcher!
– Non!
– Pourquoi? pourquoi? dit-il en lui tordant les deux mains. Tu voulais donc que ce qui est arrivé arrivât? Ça te fait donc plaisir de me voir au supplice plusieurs fois le jour quand ma conscience se révolte au moment où je lui donne ma main, cependant du plus grand cœur que je l’aie jamais donnée à quelqu’un? Ça t’amuse donc de me voir grelotter d’amour pour toi dans le brasier même du grand amour dont il te couvre, dont tu te laisses couvrir avec tant de fierté et de bonheur… et de raison! hélas! car je t’admire moi-même d’être aimée de lui; je souhaiterais presque, par satisfaction d’amour-propre, que toute femme aimée de moi fût au moins distinguée par lui! Je l’aime presque autant que toi! Dis! c’est ça qui te plaît; c’est cette guerre à côté de toi, à cause de toi, qui te grise; c’est une espèce d’odeur de sang qui te monte à la tête; la guerre entre frères a quelque chose de toujours plus ignoble, c’est plus touchant pour vous autres femmes, et tu goûtes une
atroce volupté à ne pas savoir auquel des deux vont tes vœux!
– Laisse-moi! laisse-moi! dit-elle, tu me fais mal.
Elle était à bout et pleurait de douleur à cause des étaux dans lesquels ses mains étaient prises. Le reste de ses vêtements s’en était allé dans le désordre de la lutte, et était retenu à peine par une de ses jambes 224qu’elle agitait au bord du lit. Il était décidé à lui lâcher les mains de peur de voir son corps étendu. Mais elle lui avait saisi les siennes à son tour et, avec une adresse sans égale, ses mains couraient le long des bras du jeune homme sans lui faire de mal, elles, et ses bras lui entouraient les bras comme des serpents dont l’étreinte lente et habile doit vous étouffer irrémédiablement. Il ne comptait plus que sur la colère, sur quelque mot terrible.
– Mais si tu as voulu cela, lui dit-il, tu es infâme, tu es la dernière des dernières, ce que tu es n’a pas de nom: veux-tu que je te dise ce que tu es?…

Elle eut une sorte de rire sourd, et lui happa les lèvres, en étouffant le mot qu’il allait dire, dans un baiser où il sombra tout entier…




225XVI


Le retour aux îles Borromées avait été fixé au lendemain. Mais on apprit dès le matin que Solweg avait une indisposition qui l’obligeait à garder la chambre. Le groupe ne devait pas se désunir, et il fut convenu que l’on attendrait.
L’orage de la veille avait purifié l’atmosphère, et la matinée était radieuse. Gabriel descendit de bonne heure dans la ville où le public cosmopolite des hôtels se promenait en flânant devant les boutiques. Dans la petite rue à demi couverte par les arcades étroites, il croisa plusieurs personnes qui le dévisagèrent avec un intérêt dont il avait lieu de s’étonner. Il ne se rappelait point les avoir vues précédemment. Il crut sentir qu’aussitôt passées, elles se rapprochaient les unes des autres en chuchotant; et un «c’est lui, ma chère!» prononcé en bon français de Paris par l’une d’elles, le frappa aussi vivement qu’on le peut imaginer.
On le prenait sans doute, pensait-il, pour un personnage célèbre, et il cherchait mentalement, en se remémorant la liste des arrivées aux grands hôtels, quelle pouvait bien être la personnalité dont la ressemblance lui valait tant d’honneur. Dans plusieurs 226autres groupes, le même genre d’attention fut éveillé par son passage. Il commençait à envoyer son sosie à tous les diables, quand l’idée lui vint que les gens qu’il avait le désagrément d’intéresser pouvaient bien être tout simplement ceux qui avaient été témoins, la veille, de son escapade de Cadenabbia. Le «c’est lui!» s’appliquait à «l’homme à la gageure». Il oubliait que le bruit de ce prétexte stupide à son expédition aventureuse avait dû circuler de bouche en bouche dès aussitôt qu’il l’avait formulé dans le but de satisfaire la curiosité publique. Il devait passer à Bellagio pour un sportsman excentrique et désœuvré, et il se trouvait assurément là quelqu’un pour affirmer l’avoir vu sur la piste de Mollier en costume d’acrobate. Cette probable renommée le laissait sans orgueil.
Il aperçut vis-à-vis d’un magasin de soieries le boléro éclatant de Carlotta. Pauvre fille! Elle était en butte à un sentiment de curiosité plus violent que celui qui l’incommodait, lui, depuis cinq minutes. Tout le pays était occupé d’elle. On l’entourait, on la suivait; quand elle entrait dans un magasin, les badauds faisaient ombre devant la vitrine. Elle, grisée par son or, tenait tête à la sottise publique et marchait au milieu de ces imbéciles, n’obéissant qu’à son sourd instinct de luxe et de parure.
Dompierre s’approcha d’elle. En le reconnaissant, Carlotta se mit à rougir. Elle se rappelait qu’il l’avait vue hier dans la chambre de Lee, et cette pensée, au milieu de tout le monde, et lorsque sa pudeur n’était plus domptée par l’appât de l’or, la rendait toute honteuse. Elle fit un mouvement pour se détourner, mais il croyait au contraire lui être agréable en lui offrant son appui chevaleresque au nez de cent importuns qui étaient attachés à ses pas.
– Où allez-vous donc, Carlotta?
227Elle répondit, d’un ton un peu bourru:
– Je vais voir ma sœur, si on me laisse passer.
– Et où habite-t-elle, votre sœur?
– C’est la femme d’un jardinier à la villa Serbelloni.
– Voulez-vous que je vous aide à passer au milieu de tout ce monde?
– Ça m’est égal, dit-elle, comme vous voudrez!
Pendant qu’il parlait à la jolie fille, Gabriel vit passer le révérend Lovely qui se détourna comme pour ne pas le reconnaître, et avec la mine qu’il adoptait chaque fois que la morale était froissée. «Tiens! pensa-t-il, qu’est-ce qu’il prend à ce vieux fou?»
– Venez, dit-il à Carlotta, je vais vous frayer un chemin.
– Bravo! bravo! entendit-il à quelques pas de lui.
C’était M. de Chandoyseau qui tapait dans ses mains en faisant de petits yeux malins où se lisait une indulgente complicité.
– Bravo! bravo!… compliments! ajoutait-il, tout en pressant le pas, comme pour n’être pas rejoint par le jeune homme.
Carlotta se tourna vers Gabriel avec une figure moins impassible.
– Ils croient, dit-elle, que vous me faites des galanteries.
– Allons donc!
– Dame! dit-elle.
La curiosité augmentait évidemment depuis qu’il s’était approché de Carlotta. Il fut saisi d’un mouvement de colère contre cette babauderie stupide, et, empoignant la fille par le bras, il la poussa rapidement dans la première ruelle.
– On peut aller par là aux jardins Serbelloni, n’est-ce pas?
228– Bien sûr, dit-elle. Et elle marcha devant, nullement incommodée par la petite scène de la place.
– Carlotta, cela ne vous fait rien qu’on s’occupe tant de vous?
– Ah! bien! dit-elle, avec une pointe d’orgueil dans le regard, qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse?
– Est-ce que ça vous serait agréable, par hasard?
– Dame! quand je suis bien habillée!
Ils avancèrent en silence dans les magnifiques allées montantes des jardins Serbelloni. Carlotta cherchait de droite et de gauche, si elle n’apercevrait pas sa sœur. Gabriel se proposait de passer la matinée sous les sapins, à réfléchir à ses tristesses et aux projets virils qu’il avait arrêtés durant la nuit. Ils aperçurent le révérend Lovely qui, étant venu par un chemin moins compliqué, les avait devancés dans sa promenade matinale.
– Prenons donc une autre allée, dit Gabriel; notre vue va faire faire la grimace à ce monsieur.
– C’est un curé? dit Carlotta.
– Un curé anglais, oui, si vous voulez.
– Ne m’en parlez pas! dit-elle avec un air de répugnance.
– Pourquoi donc?
– On dit qu’ils sont mariés!
– Mais, Carlotta, pour un curé anglais, ça ne fait rien…
Il allait tâcher d’expliquer à l’Italienne que le révérend pouvait être un très honnête homme, quoique mari de mistress Lovely, lorsqu’il se heurta, à un coude de l’allée, avec M. et Mme Belvidera. Il expliqua par suite de quelles circonstances il se trouvait dans la compagnie de la Carlotta. Celle-ci continua son chemin sans saluer personne, selon ses 229habitudes de petit animal sauvage. Mme Belvidera prenait une figure décomposée à mesure
racontait ce qui lui était arrivé dans la rue et sur la place de Bellagio.
– Mon pauvre ami! s’écria-t-elle, vous ne savez pas; non, vous ne pouvez pas savoir quelles imprudences vous commettez!
Monsieur Belvidera, dit-elle à son mari, laissez-moi un instant parler à Monsieur Dompierre; il s’agit pour lui de quelque chose d’assez grave, et dont le bruit est venu jusqu’à moi: il faut que je l’avertisse…
M. Belvidera s’éloigna de quelques pas, et, ayant rejoint le clergyman qui revenait par une contre-allée, il le suivit en causant.
Le révérend marchait d’un pas fiévreux et semblait pressé déjà de rentrer à l’hôtel.
La jeune femme mit Gabriel au courant de la conversation qu’elle avait eue la veille avec Mme de Chandoyseau avant le départ pour Cadenabbia. Elle lui montra comment la Parisienne avait répandu le bruit qu’il était l’amant de la Carlotta. Celle-ci étant le point de mire de toute la population, et la source de sa fortune demeurant mystérieuse, le seul nom prononcé d’un protecteur de la fille avait suffi pour attirer sur lui l’attention générale. On se le montrait au doigt dans la rue.
– Comprenez-vous, dit-elle, le succès que vous avez eu quand vous lui avez adressé la parole sur la place? Vous avez causé un vrai scandale! Et les bravos de Monsieur de Chandoyseau, le premier averti de l’affaire, et le colporteur inconscient du potin?… et la mine effarouchée du révérend Lovely?… et les «c’est lui» des dames françaises de l’hôtel, avec qui Madame de Chandoyseau a eu vite fait connaissance? Eh bien, mon ami, vous voilà dans de beaux draps!
230– Après tout, dit Dompierre, je préfère qu’elle ait répandu ce bruit faux que tel autre dont vous eussiez pu souffrir, Luisa!…
– Oh! l’un n’empêchera pas l’autre, allez! chaque chose en son temps! Cela dépend de l’heure de ses intérêts; elle manœuvre en ce moment-ci avec une impétuosité et une hâte qui me font craindre toutes sortes de choses avant que cette saison ne soit terminée.
– Je ne vois pas bien son but.
– Pour l’instant, c’est de vous brouiller avec moi. Notre bonheur de quelques semaines, trop mal dissimulé, probablement, l’a exaspérée. Pourtant ce racontar me semble maladroit; il va à l’encontre des intentions que je la soupçonne de nourrir…
– Et qui sont?…
– Enfant que vous êtes! Mais d’ouvrir les yeux à mon mari! Il n’y a que ce point-là d’intéressant pour elle; c’est le plus sensible, celui où il y a le plus à faire souffrir!
– Croyez-vous que Monsieur Belvidera prêtera l’oreille à ce qu’elle dira?
– Mon ami, personne n’a jamais dit à mon mari ce qu’elle lui dira. Je ne sais donc quelle sera la contenance de mon mari.
– Mais enfin, et comme vous le faisiez remarquer, ce n’est pas ce chemin-là qu’elle semble prendre: le bruit d’une liaison avec Carlotta serait au contraire une sauvegarde contre celui de mes relations avec vous.
– Évidemment! évidemment! mais elle est habile; elle peut agir de biais et par les moyens les plus détournés; en tous cas son but, croyez-moi, ne peut être autre que celui que je vous ai dit.
– Ah! Luisa! il faut éviter cela à tout prix. Je ne 231peux pas tolérer que votre mari ait un soupçon contre vous!…
– Avez-vous un moyen de l’éviter?
– Je cherche… je cherche… Vous fuir?… m’en aller? Ce serait vous abandonner toute seule à la méchanceté de cette femme et elle insinuerait à votre mari des doutes que personne ne serait en état de dissiper… Il faut que je demeure affublé effrontément de la responsabilité de l’affaire Carlotta!
– Pauvre Carlotta!
Gabriel se souvint que Carlotta n’était pas la maîtresse de Lee, et que son honnêteté était irréprochable. Et de la façon dont tournaient les choses, au lieu de défendre la malheureuse contre une accusation injurieuse qui prenait les proportions d’un scandale public, il contribuerait à accréditer la calomnie. Il eut un moment d’hésitation; il fut sur le point de dire à sa maîtresse: «Non, ce moyen-là est impossible! Carlotta n’est pas ce que vous croyez; quand nous l’avons vue sortir de la chambre des fleurs à l’Isola Madre, elle n’avait pas reçu les baisers de l’Anglais; elle était son admirable et innocent modèle… Je dois au contraire la laver de la réputation qu’on lui a faite!» Il haussa les yeux sur Mme Belvidera qui le considérait, un peu anxieuse, mais s’accrochant déjà à ce moyen comme à une planche de salut provisoire; et dès lors il était prêt à souiller toute la candeur du monde pour sauver la femme qu’il aimait.
Il jeta un regard alentour; on ne voyait plus personne dans l’allée; il se pencha sur la bouche de la jeune femme et lui dit dans un baiser, tout en brandissant avec hilarité son chapeau et sa canne:
– Je suis l’amant de la Carlotta!
– Oh! fit Luisa, en souriant à demi, ce n’est pas bien, ce que nous faisons là!




232XVII


M. Belvidera ayant pris le bras du révérend Lovely ne pouvait être conduit ailleurs que dans les environs de Mme de Chandoyseau. Ces messieurs la trouvèrent en effet sous un petit bosquet tout proche de l’entrée de l’hôtel, du côté du jardin, et d’où elle pouvait voir et interpeller à sa guise les allants et les venants.
Elle manifesta une grande joie en voyant l’attitude amicale de M. Belvidera et de son grand et noble ami le clergyman. Elle avait, disait-elle, tant de plaisir à approcher les âmes loyales; il n’y en avait plus; ne riait-on pas de la probité même?
En réalité, elle envoyait le pauvre révérend par la ville, comme elle l’employait dans les salons de l’hôtel, pour qu’il lui rapportât les nouvelles et les potins. Le vieillard, grâce à son habit et à ses cheveux blancs, recevait les échos divers sans éveiller la méfiance, et sa docilité au rapport égalait celle d’une estafette ou d’un policier. Son attitude était d’un chien.
M. Belvidera, qui n’éprouvait aucune estime pour le caractère de Mme de Chandoyseau dont il percevait la médiocrité sans prendre la peine de pénétrer la perfidie, 233essaya de s’éloigner dès qu’il eut accompli sa politesse en demandant des nouvelles de mademoiselle Solweg.
– Monsieur Belvidera, dit-elle, je vous en prie, ne me quittez pas si tôt, et, puisque vous avez fait un tour en ville, dites-moi de quoi il retourne; je n’ai pas pu sortir à cause de ma sœurette, et vous savez que je suis une curieuse!…
– Mais, madame, je n’ai rien vu que d’ordinaire…
Yes, dit le révérend qui se hâtait d’accomplir sa mission avec le scrupule qu’il avait certainement apporté dans toutes les fonctions de son existence, yes, c’est toujours le même chose; et le scandale est devenu notre sport préféré. Ah! madame, Dieu nous expédiera le châtiment!
– Quoi? dit Mme de Chandoyseau sur un ton étonné, que voulez-vous dire? C’est toujours cette malheureuse fille?…
– Hélas! madame, elle est véritablement l’impiudence mériée au libertinage; et c’est la spécialité de la douleur pour notre petite amicale famille de voir cette jeune homme qui a le place à notre table, contribuer…
– Ciel! que voulez-vous dire? Un des nôtres! serait-ce vrai?… Je sais que le bruit en a couru; mais c’est impossible! Voyons, mon révérend, qu’avez-vous appris? avez-vous vu quelque chose?
– Si j’ai vu, madame! yes! cent personnes ont vu comme moi, ce matin, sur le place, cette jeune homme, en compagnie de la maôvaise girl qu’il a emmenée faire le promenède aux jardins Serbelloni!…
– Mon révérend! mon révérend! vous avez dû vous tromper: ce que vous dites là me suffoque, c’est invraisemblable!
Elle était effrayée elle-même de la consistance que 234le simple hasard d’une rencontre donnait à la calomnie qu’elle avait semée.
– Véritablement, dit le clergyman, je prends témoin Monsieur Belvidera lui-même qui promenait aux jardins Serbelloni et qui a pu ouvrir les yeux sur le pernicieux spectacle…
– J’ai vu, dit M. Belvidera, la Carlotta et Monsieur Dompierre, auxquels, paraît-il, on a fait sur la place un accueil assez singulier. Est-ce là ce dont vous voulez parler?
– Eh! monsieur, de quoi voulez-vous donc que l’on parle? Quand on pense que nos enfants, nos jeunes filles, votre fillette, monsieur, qui connaissent ce jeune homme et voient tous les jours cette fille nous insulter avec ses oripeaux tapageurs, sont témoins d’un tel dévergondage!… Monsieur Dompierre! Monsieur Dompierre! J’ai besoin qu’on me répète ce nom pour que je croie ce qui est. J’aurais certes soupçonné tout le monde avant lui!
– Mais, madame, dit M. Belvidera, Monsieur Dompierre est d’âge et de tournure à avoir de belles maîtresses! Je ne vois pas ce qui vous étonne…
– Monsieur, mon étonnement ne vient qu’après mon indignation; mais je vous dirai que c’est précisément parce que je tiens Monsieur Dompierre pour un jeune homme d’esprit élevé, délicat, plein d’agrément, et de mœurs comme de tournure élégantes, que je ne puis croire qu’il aille prendre ses maîtresses parmi les filles en guenilles et la populace malpropre couverte de vermine, où nous avons tous vu la Carlotta, il n’y a pas trois semaines.
– Madame, on dit qu’une perle fut trouvée un jour dans le fumier.
– Ce n’est certainement pas le cas! Cette fille est grossière et stupide, et elle n’a qu’une beauté vulgaire. 235En vérité, Monsieur Dompierre manifeste des goûts plus élevés, à moins qu’il ne soit un hypocrite achevé. Mais, monsieur, vous n’avez donc jamais regardé ce jeune homme-là en face? Vous n’avez pas vu la fièvre qui lui brûle les yeux, qui lui amaigrit les joues, qui secoue ses fines mains nerveuses! C’est un aristocrate dans toute la force du terme! C’est un garçon qui ne peut avoir qu’une de ces passions où l’esprit a autant de prise que les sens et le cœur! Ces hommes-là, se ruiner pour des filles! Allons donc! Tenez! si cela était, ce ne pourrait être que par dépit; mais alors faudrait-il qu’il eût par ailleurs quelque passion farouche! On ne fait des largesses à une va-nu-pieds comme la Carlotta, que sous les yeux de quelque grande dame qu’on prétend toucher par l’étalage de son désespoir!… Ah! monsieur, je m’étonne de ne pas vous voir défendre votre ami, car je sais que vous l’estimez fort. Croyez-moi, ce n’est pas un homme à aimer une fille… Mais, chut!… Le voilà qui vient avec votre femme!…
M. Belvidera comprit l’insinuation que cette langue de vipère s’efforçait de faire pénétrer en lui, sous le couvert de la générosité. Il
indigné, et rejoindre sa femme, quand le minutieux clergyman ajouta:
– Pourtant, madame, on dit que Monsieur Dompierre fit hier pour la Carlotta, une athlétique prouesse, une… comment appelez-vous le chose… cette chose où il risquait le vie pour une toute petite stioupidité… une gageure, c’est cela!
Le chevalier avait connu avant tout autre l’histoire de la gageure. Bien que fort désintéressé, à l’ordinaire, de tous les racontars et les on-dit, la question devenait attrayante pour lui, par suite de l’intérêt même qu’il portait à Gabriel Dompierre. Au lieu de 236se dégager du groupe de Mme de Chandoyseau et du clergyman, il fit signe à sa femme de ne pas les interrompre, et, se souvenant que Luisa l’avait prié de s’éloigner parce qu’elle avait à parler à M. Dompierre, il lui dit de loin, sur le ton d’une riposte amicale:
– Non! non! laissez-nous! je suis en confidence avec
le révérend Lovely!
– Puisque c’est ainsi, dit Mme de Chandoyseau à Mme Belvidera, voulez-vous faire à la pauvre Solweg le plaisir de monter la voir? Vous la rendrez bien heureuse; elle va mieux!
– Volontiers, fit Mme Belvidera.
Dompierre tourna sur ses talons.
Le révérend était tout heureux de voir que pour une fois, Mme de Chandoyseau buvait avec avidité ses paroles.
– On dit, poursuivit-il, que Monsieur Dompierre aurait monté dans le barque hier, au milieu de la tempête, et aurait fait le passage de Cadenabbia, au risque de se noyer.
– Et qui, dites-vous, aurait tenu la gageure contre lui? interrogea vivement M. Belvidera.
– C’est la pécheresse, Monsieur, n’en doutez pas, c’est la Carlotta!
M. Belvidera observait le visage de Mme de Chandoyseau, qui ne protesta que par un très vif étonnement. Elle était stupéfaite de la tournure que prenaient les choses; elle savait l’équipée de Dompierre à Cadenabbia, qu’elle avait causée elle-même en excitant la jalousie de l’amant de Mme Belvidera; mais elle ne s’attendait pas vraiment à l’interprétation qu’en donnait l’opinion publique. Tout contribuait à affermir l’idylle de Carlotta et de Dompierre, qu’elle avait elle-même répandue il n’y avait pas vingt-quatre heures.
237«Mais, faillit ajouter M. Belvidera, M. Dompierre m’avait affirmé que la gageure avait été tenue par vous-même, madame!»
Il se contint en pensant que si Dompierre eût dit vrai, en attribuant la responsabilité de cette gageure à Mme de Chandoyseau, celle-ci n’eût eu aucune bonne raison de ne pas la revendiquer. Étant donné son caractère, elle en eût au contraire tiré vanité. Il était plus que probable que Dompierre l’avait laissé accuser afin d’éviter de prononcer un autre nom. Il était très vraisemblable qu’il fût l’amant de la Carlotta et il n’était que décent de sa part de laisser sa liaison enveloppée de mystère.
Aussitôt édifié sur le sens de la petite contradiction que lui avait révélée le rapport du révérend Lovely, M. Belvidera se hâta de prendre congé de la Parisienne, en la félicitant d’avoir soutenu si chaleureusement la défense du jeune homme à qui il accordait, quant à lui, une estime très particulière, qu’il ne songeait pas d’ailleurs à lui retirer, dit-il, à cause de ses intrigues avec la jolie marchande de fleurs. Mais avant de la saluer, afin de ne conserver aucun doute sur la perfidie qu’elle avait apportée à lui signaler la noblesse des goûts de Dompierre, et afin de lui manifester en même temps qu’il n’avait pas été dupe de la générosité du plaidoyer qu’elle n’avait fait que pour éveiller ses soupçons de mari, il lui dit en affectant un ton candide:
– Je vais retrouver Monsieur Dompierre, madame; dois-je lui dire tout le bien que vous pensez de lui? croyez-vous qu’il me convienne de lui faire honte de ses amours vulgaires?…
Elle comprit qu’il avait eu l’oreille bonne, et qu’il la poussait à bout, à mots couverts, pour qu’elle lui parlât net. Puisqu’elle avait tant fait de risquer la partie, à quoi bon, se dit-elle, s’arrêter en chemin? 238Et, d’un ton familier, où elle mettait toute la complicité d’une confidence, et tout bas, en se penchant à son oreille:
– Je ne vous crois pas assez bête pour faire ça! dit-elle.
– Merci, madame, prononça-t-il, en la cinglant de son regard expressif d’Italien.
Mme de Chandoyseau pâlit, et, pour la première fois de sa vie, eut peur de ce qu’elle avait fait.




239XVIII


– Monsieur Dompierre! lança à haute voix M. Belvidera aussitôt qu’il eut quitté Mme de Chandoyseau.
Et dès qu’il l’eut rejoint:
– Mon cher ami, dit-il, je vais vous prier de me rendre un important service.
– Quoi! dit Dompierre qui, étant prêt à tout, s’efforçait de sourire, me voulez-vous pour témoin? Vous battriez-vous avec… le révérend?
– Si un homme se fût avisé de me dire ce qui vient de m’être dit, je ne me battrais pas avec lui, en ce moment-ci, du moins; je crois que je le tuerais, comme une bête!…
– Ah! fit froidement Dompierre.
– Monsieur Dompierre, poursuivit le chevalier, est-il vrai que vous avez l’intention de nous quitter? Ma femme m’en a touché un mot, mais…
– C’était mon intention, en effet.
– Voulez-vous me permettre d’insister pour que vous restiez encore quelque temps avec nous?
– Si c’est pour vous servir, je le ferai de grand cœur, mais je ne comprends pas, je l’avoue…
– Voici. Nous avons dans notre compagnie une 240personne qui s’est permis de me faire entendre que j’aurais sujet de surveiller ma femme. Vous êtes un jeune homme, et je ne sais si vous comprenez toute l’ignominie que contient un semblable avis jeté à la face de l’homme que je suis, et que vous voulez bien me faire l’honneur d’apprécier. Je ne sais quelle conception de la famille et de la dignité humaine ont ces espèces de marionnettes que vous méprisez autant que moi, m’avez-vous dit; toujours est-il que je ne suis pas d’humeur, moi, à laisser faire si bon marché de ce qui est mon culte, mon bonheur, mon ambition, l’espoir secret de chacun de mes efforts: la grandeur et la pureté de mon nom. Peut-être suis-je un homme d’un autre temps, mais, toute modestie à part, je plains les temps qui n’auront que des hommes faisant fi de ce qui constitue mon orgueil. C’est par mon orgueil que j’agis, c’est par lui que je suis capable d’accomplir des œuvres hardies, difficiles et utiles. Je ne me suis pas constitué une famille au hasard; je n’ai pas épousé la première venue. Je fais et je ferai constamment à ma femme l’honneur de ne pas soupçonner que quelqu’un puisse élever un doute sur son honorabilité. Et une misérable catin, – car cette femme s’est jetée à notre cou à tous, n’est-ce pas, monsieur? aussi bien au vôtre qu’au mien, et elle crève de dépit et de jalousie, – est venue me souffler que je ferais bien d’ouvrir les yeux! En vérité, je ne sais pas comment je ne l’ai pas écrasée! Vous devinez, monsieur, que vous n’échappez pas à être mêlé à cette turpitude… Je vous sais gré de ne même pas protester de votre innocence. Je vous prie donc, au nom de l’amitié qui nous a liés spontanément, sinon par un sentiment de générosité envers une femme qui peut souffrir à cause de vous, je vous prie donc de ne pas nous fuir, ce qui donne241rait une apparence de vérité à la calomnie, mais de demeurer près de nous, plus intimement uni à nous que jamais, et ceci, sous mes yeux, sous la garantie de mon amitié qui est telle en réalité et que je saurai manifester telle, que personne ne vous puisse croire, ma femme ni vous, capables de la trahir.
Vous êtes un galant homme: je ne vous demande même pas si vous acceptez.
M. Belvidera tendit la main au jeune homme, devant Mme de Chandoyseau, qui assistait de loin à ce colloque. Dompierre, muet et glacé comme une statue de marbre, se laissa serrer la main. Enfin, il fit effort pour desserrer les dents et dit:
– Je suis à vous.
– Merci, fit M. Belvidera; et il ajouta en souriant:
– Et puis, vous savez je ne veux pas vous imposer une pénitence: toutes les fois que vous aurez mieux à faire, – ce qui ne peut manquer de vous arriver, – vous pourrez vous échapper sans demander la permission…
Gabriel saisit l’allusion à l’intrigue de Carlotta. Il l’avait oubliée, dans le saisissement que lui avait causé le discours de M. Belvidera. Sans doute celui-ci y ajoutait foi. Peut-être était-ce grâce à cette conviction qu’il ne le soupçonnait pas même d’avoir une passion inavouée par sa femme. Il fallait donc commettre cette autre infamie, contribuer à accuser une pauvre fille innocente. Il sourit, de l’air de quelqu’un qui a compris et qui acquiesce.
La petite Luisa déboucha en courant dans le jardin, où se trouvaient ces messieurs. Elle avait les deux mains sur les yeux et faillit tomber à plusieurs reprises avant de venir se réfugier en fondant en larmes dans les bras de son père.
242– Luisa! voyons! eh bien! qu’est-ce qui nous est arrivé?
Dès qu’on la tint et la caressa, ses sanglots redoublèrent. Enfin, quand elle put parler:
– On m’a dit de m’en aller! dit-elle.
– Qui est-ce qui t’a dit de t’en aller?
– Maman et Solweg m’ont dit d’aller jouer.
– Mais, si on t’a dit d’aller jouer, il n’y a pas de quoi pleurer!
– Oh! dit-elle, je sais bien ce que ça veut dire. C’est très désagréable; ça m’arrive toutes les fois qu’on veut parler sérieusement. Je ne suis pas assez grande.
– Mais, petite Luisa, à mesure que tu seras plus grande, tes désagréments le seront aussi!
– Je le sais bien, puisque Solweg, qui est une grande jeune fille, pleure plus que moi. On est malheureux tant qu’on n’est pas marié. Mais au moins, quand on est grande, on n’est plus vexée…
– Luisa, est-ce que ta maman va bientôt descendre?
– Puisque je t’ai dit qu’elle dit des choses sérieuses avec Solweg; il doit y en avoir pour longtemps.
– Mais non, petite Luisa, c’est ce qu’on a le plus tôt fait de dire.
– Tenez! dit l’enfant, on les voit d’ici, elles n’ont pas l’air d’avoir fini!
Ces messieurs levèrent les yeux et aperçurent en effet, à une fenêtre du second étage, la tête de Mme Belvidera
semblait parler avec une grande animation. On ne voyait pas Solweg. Les persiennes étaient ouvertes; un vase de fleurs avait été déposé sur l’appui de la fenêtre, sans doute de peur d’incommoder la malade.
M. Belvidera mit ses mains en cornet sur sa bouche et adressa à sa femme un appel familier.
243Elle tourna la tête vivement, et en même temps on vit se hausser la figure blonde de Solweg. Ses yeux étaient rougis, et la petite Luisa avait raison de dire que la grande jeune fille pleurait plus qu’elle.
– Elle pleure de chagrin, dit M. Belvidera, d’être la sœur de Madame de Chandoyseau. C’est une petite qu’il faut plaindre. Dites donc, ajouta-t-il, en se retournant vers Dompierre, tout ce monde-là m’ennuie énormément aujourd’hui; voulez-vous que nous allions déjeuner à Menaggio, là-bas en face? nous y passerons tranquillement l’après-midi. Je vais dire à ma femme de se préparer dès qu’elle aura essuyé les larmes de Mademoiselle Solweg…
Ce qu’il proposait à Dompierre, c’était le premier acte de son nouveau supplice; c’était le rapprochement, la liaison plus intime que jamais des deux amants sous l’étreinte plus que jamais amicale du mari, étreinte d’une amitié telle, avait-il dit, «que personne ne vous puisse croire, ma femme ni vous, capables de la trahir». Le jeune homme ne pouvait s’y soustraire; il contraignit un involontaire mouvement de retrait, presque de supplication, de demande de grâce. Mais
venait d’être si rudement secoué par l’événement de la matinée que souffrir à vif tout le long du jour lui semblait préférable au désespoir languide qu’il eût traîné dans la solitude.
– Très volontiers! très volontiers! dit-il.




244XIX


Sur l’invitation de Mme de Chandoyseau, Mme Belvidera était montée chez Solweg. La jeune fille était étendue sur une chaise longue, près de la fenêtre entr’ouverte, et sa petite tête, fine et jolie, dans ses frisons d’or, était appuyée sur sa main. Elle la releva vivement dès qu’elle eut reconnu la voix de l’Italienne et se dressa sur sa chaise.
– Vous, madame! dit-elle.
Elle était aussi étonnée de la démarche de Mme Belvidera que celle-ci même était émue de l’accomplir. Malgré toute la sympathie que Solweg lui avait inspirée dès le premier jour, Luisa se tenait vis-à-vis d’elle sur une réserve que nécessitait la malheureuse circonstance de la grotte. Ah! combien de fois n’avait-elle pas eu l’envie de lui sauter au cou, de l’embrasser de tout son cœur à cause de ce qu’elle sentait de douleur intime dans cette tendre petite âme, blessée, elle le voyait bien, d’une manière terrible, et condamnée au silence, au reploiement sur soi-même, par la vulgarité de son entourage, et presque au désespoir par son amour secret.
Toute sa tendresse pour Solweg était mêlée de pitié: 245elle savait que Gabriel ne l’aimait pas! Si elle avait eu la moindre raison d’être jalouse, elle l’aurait détestée sans doute! Mais elle avait le beau rôle. C’est pourquoi elle s’était accoutumée à tant s’attendrir sur elle. Cependant, Solweg, elle, ne devait-elle pas la haïr? C’est à peine si Mme Belvidera osait l’approcher; elles n’avaient jamais échangé que des paroles de politesse. Mais elle avait un grand plaisir à sentir entre elle et la jeune fille le lien innocent de la petite Luisa. Il lui semblait que la petite Luisa lui versait de sa tendresse, et que, par la petite Luisa, elle recevait d’elle un peu d’amitié… Enfin que de choses muettes et tendues entre ces deux femmes!
Pourquoi Mme de Chandoyseau avait-elle prié Luisa d’aller voir Solweg ce matin? Il est probable que Solweg avait demandé des nouvelles de sa rivale, ce qui était une façon d’avoir de celles de Gabriel, et que le nom de Mme Belvidera revenant à la mémoire de Mme de Chandoyseau, elle avait pensé que sa «sœurette» aurait plaisir à la voir. Luisa ne pouvait plus s’arrêter en chemin, et, d’ailleurs, elle éprouvait, à voir Solweg seule une bonne fois, et en cette franchise que donne la maladie, une attraction qui l’emportait…
Elle fut un peu décontenancée par la surprise que Solweg témoigna à la voir. Son «vous, madame!» la glaçait. Mais elle remarqua dans les yeux de la jeune fille toute une tempête soudaine, un bouleversement.
Solweg en l’apercevant avait reçu comme un petit coup de bâton à la nuque, et elle avait senti sa cervelle trembler; quelque chose lui était passé par tout le corps, elle avait eu, le temps de deux secondes, comme une taie sur les yeux, et puis elle s’était raidie, en disant: «Voyons! voyons!» Pauvre petite! C’était encore une de ces épreuves qu’elle s’apprêtait à renfoncer, après combien d’autres, au-dedans d’elle-246même, dans ce coffret fermé du cœur des jeunes filles qui n’ont ni mère, ni confidente.
Luisa s’arrêta un instant. Solweg dut voir dans ses yeux pourtant ce qu’elle avait de bonté, et elle se fit accueillante:
– Oh! comme vous êtes aimable, dit-elle, de venir vous informer de moi.
Mme Belvidera lui demanda comment elle se trouvait.
– J’ai une grande faiblesse; je ne suis pas plus forte qu’un poulet; mais je ne souffre plus comme cette nuit…
– Qu’aviez-vous donc?
– Oh! j’étais comme si on m’avait battue, rouée de coups… Ça ne m’est jamais arrivé d’être battue et rouée de coups, ni à vous, madame, n’est-ce pas? ajouta-t-elle en souriant, mais on se figure quelquefois ce que ça doit être.
Luisa n’osait lui demander ce qui s’était passé, ce qui avait pu lui causer cela. Solweg dit d’elle-même:
– Je pense que c’est l’orage. Je suis un peu nerveuse. C’
l’orage.
– Qu’a dit le médecin?
– Oh! les médecins!
– Quoi! petite sceptique, vous ne croyez pas aux médecins?
– Je ne suis pas sceptique, dit-elle, et la preuve, c’est que je suis de l’avis de mon frère le peintre, qui ne croit qu’aux devins.
– Aux devins!
– Vous voyez bien, c’est vous qui êtes sceptique et non pas moi! Mon frère, qui ne croit qu’aux grâces innées, aux talents spontanés, croit qu’il y a un certain nombre d’hommes qui ont reçu du ciel le don particulier de voir clairement nos maux et leurs causes profondes. Ce serait une science qui ne s’apprendrait 247point. Ceux qui la possèdent seraient les héritiers des devins des contes; il se trouverait par hasard de ces devins-là parmi les médecins, comme il y en a ailleurs, ce qui fait que tous les médecins ne sont pas mauvais. Encore arrive-t-il que ceux qui savent ce que vous avez, ne sont pas toujours capables d’y trouver remède.
– Avez-vous vu de ces devins?
– Non.
– Et pourquoi y croyez-vous?
– Parce que je connais des gens qui en ont vu. On dit que ce sont des hommes qui aiment ardemment leurs semblables. Toute leur vertu viendrait de cet amour. L’amour rend aveugle; oui, en ce sens qu’il vous rend agréable jusqu’aux défauts, c’est-à-dire qu’il supprime la distinction entre les vices et les qualités, ce qui, en vous enlevant toute répugnance, vous permet d’être bien plus attentif aux mille petits ressorts mystérieux des hommes. Il paraît que ce qu’on appelle les «prévenances» qui n’ont lieu qu’entre les gens qui s’aiment, ne sont autre chose que des tas de petites divinations de ce genre. Mon frère prétend que sans cet amour, les hommes ne sont rien qui vaille, pas plus en art qu’en science. Les savants, les grands inventeurs comme les artistes, ce sont des devins, qui à force d’aimer la nature et les hommes, finissent par surprendre leurs secrets…
– Mademoiselle Solweg, si les devins sont des gens qui vous aiment beaucoup, je suis sûre maintenant que vous avez rencontré de ces devins!
– Oh! dit-elle, avec un sourire amer, en tous cas, ils ne l’étaient pas pour moi; puisque personne ne m’a jamais aimée.
– Personne!
– Non; maman est morte en me mettant au monde; 248j’ai été élevée par une grand’mère qui avait une peur affreuse de ma sœur que vous connaissez et qui nous préférait à toutes les deux, notre frère. On ne faisait pas attention à moi.
– Mais votre frère, qui est un grand esprit, à ce que tout le monde dit…
– Mon frère m’aime bien, mais il n’aime que sa peinture. Et puis, ajouta-t-elle, on n’a que ce qu’on mérite, et je ne suis pas si intéressante!
! par exemple; et je sais, pour ma part, quelqu’un qui s’intéresse à vous!
– Ah! fit-elle avec surprise, et tout d’un coup suspendue aux lèvres de Luisa, comme si elle attendait une nouvelle inespérée.
– Oh! fit l’Italienne, il ne s’agit que de moi!
Solweg dissimula vite la petite déception
. Quelle jeunesse et quel candide amour! elle avait espéré un instant que la maîtresse de Gabriel pût, elle, venir lui dire: «Il s’intéresse à vous!» Quelle gracieuse folie! Mme Belvidera comprit son mouvement et en fut touchée. Mais Solweg avait repris immédiatement la distance qu’il y avait entre elle et la jeune femme.
– Vous! dit-elle, avec un léger accent de doute qu’elle s’efforçait d’adoucir.
C’était au tour de Luisa d’avoir la grande émotion et de trembler, et d’être embarrassée. Elle n’avait pas réfléchi d’avance à la façon dont les choses tourneraient. Elle sentit alors qu’étant données les circonstances et les dispositions où elle était vis-à-vis de cette petite, il fallait en venir à une effusion complète, et que cela n’était possible qu’en faisant allusion à la terrible aventure, qu’en s’accusant, s’humiliant devant elle, en lui demandant pardon du tableau dont elle 249avait offusqué ses yeux de jeune fille. Ah! ce n’est rien de se confesser à un prêtre; ce n’est rien du tout! Mais de faire seulement allusion, devant une enfant, à la chose qu’elle connaît, qu’elle a vue!… Et pourtant, c’était depuis longtemps pour elle un désir secret, un désir immense, insurmontable. Elle savait qu’elle le satisferait un jour. Quand et comment? Elle ne l’avait même pas cherché. Mais elle savait bien que cela viendrait et qu’elle se débarrasserait de ce poids-là.
Elle hésitait, elle ne bougeait pas; Solweg vit bien son trouble, mais elle devait avoir de la peine à le croire sincère. Elle ne savait que dire.
– Vous! répéta-t-elle.
Mme Belvidera s’approcha d’elle et mit un genou sur un petit tabouret près de la chaise longue.
– Oh! mademoiselle, vous avez toutes les raisons d’être étonnée, et vous en avez même de me trouver impudente à venir ainsi vous affirmer une amitié que vous… dédaignez peut-être…
– Mais non, madame! dit Solweg avec politesse, je vous assure…
– Oh! laissez-moi vous parler, je vous en prie! je n’ai jamais pu le faire jusqu’à présent; je n’ai jamais osé, après ce qui s’est passé, après… ce que vous savez!… Mais j’en mourais d’envie. Je vous ai aimée tout de suite; je vous ai aimée pour vous, pour votre personne qui me plaisait, pour ce besoin d’affection dont votre jolie nature semblait privée, pour la tendresse que vous avez témoignée à ma fille, pour le silence forcé qu’il y avait entre nous… enfin, enfin, pour le… trouble, pour le scandale, que j’ai pu causer à vos yeux, à votre jeunesse, à votre cœur, mademoiselle…
Elle pleurait, il lui semblait que les mots qu’elle prononçait lui étaient arrachés avec des tenailles, et 250cela lui causait une douleur affreuse en même temps qu’un soulagement inouï. Solweg lui avait tendu les mains; elle les lui embrassait.
– Sentez-vous combien j’avais envie que vous me pardonniez ce qu’un hasard m’avait fait commettre contre vous?… contre vous! oui! certes! ne dites pas non! je sais trop bien comment le cœur se développe et grandit, et, en une seconde, j’ai peut-être ajouté, ce jour-là, dix années aux vôtres…
Solweg était un peu interdite, mais les derniers mots la frappèrent particulièrement:
– Dix années! prononça-t-elle à demi-voix.
Et Mme Belvidera vit dans la grande et profonde douleur du regard de la pauvre enfant qu’il était vrai, hélas! qu’elle l’avait vieillie dans cette proportion.
En effet, ce que les jeunes filles imaginent n’est rien en comparaison de la réalité; et la beauté, la sincérité, l’élan de l
, de ce baiser interrompu sous la grotte, lui avait été une secousse extraordinaire. Quelle révélation, quel exemple, et quel attrait! Dès ce moment-là, probablement, la figure du jeune homme avait fait sur elle une impression définitive. Il était si beau, si épris, et si charmant! C’est sous ses traits que l’amour apparaissait à cette enfant. La tendresse éperdue dont le bras de Gabriel enlaçait Luisa, et la folie de toute l’attitude de la belle Italienne, suspendue à ses lèvres: que l’on songe à cette impression toute de grâce, d’élégance, d’enchantement, sur une jeune fille ardente et délicate, et de tout temps sevrée de caresses! Dira-t-on que c’est précisément parce qu’elle était témoin de l’amour du jeune homme pour une femme, qu’elle ne pouvait pas concevoir d’amour pour lui? Mais elle avait appris tout de suite que Gabriel 251n’enlaçait sous cette grotte que sa maîtresse, et Solweg était une petite bourgeoise qui savait très bien que les hommes comme celui-ci font bon marché de leurs liaisons irrégulières et que finalement, le beau rôle est à celles qu’ils épousent. Pourquoi n’aurait-elle pas pensé pouvoir un jour être dans ses bras? Et puis, est-ce qu’on réfléchit à tout cela? Est-ce qu’on pense? Il était l’homme qu’elle devait aimer, et elle l’aimait.
– Mademoiselle, dit Luisa, en prenant les mains de Solweg, je n’ai pas l’espoir d’effacer de votre esprit ce qu’une aussi malheureuse circonstance y a gravé; je ne vous demande ni votre pardon, ni même votre indulgence; considérez-moi comme une femme très coupable. Je vous supplie seulement de ne vous souvenir que de la misère à laquelle ce que j’ai fait m’a réduite, là, telle que vous me voyez, a vos pieds… Puisque l’expérience s’est offerte à vous, et que vos yeux sont assez clairvoyants pour avoir deviné ce qu’a engendré de tristesse le moment d’heureuse apparence dont vous avez été témoin, ne conservez que de la compassion pour de pareils désordres: ils sont les plus pitoyables de tous les maux, car ceux qui en souffrent n’ont pas la ressource de les maudire et de les secouer avec dégoût, mais s’enchaînent eux-mêmes à leur instrument de torture et l’adorent…
Ces derniers mots la touchèrent plus que toute l’humiliation qu’elle comprenait mal. Mais, là, Mme Belvidera effleurait la question brûlante pour la jeune fille: la persistance de son amour. Solweg ne disait rien, mais ses paupières battaient, et on voyait poindre ses larmes. C’était bien en pure perte que Luisa s’efforçait de lui inspirer de la répugnance pour sa conduite; ce que Solweg maudissait, c’était Luisa, mais parce que Luisa occupait la place que Solweg eût voulu tenir. 252Quand Luisa lui parlait de ses souffrances, la pauvre petite brillait d’envie de les endurer, car elles lui semblaient douces au prix des siennes.
Mme Belvidera n’avait pas pour but de l’attendrir sur son compte: elle la savait trop éprise pour penser un seul instant qu’elle pût l’envisager, malgré tout l’étalage de ses infortunes, autrement que comme une rivale heureuse. Elle s’était seulement exécutée; elle avait fait ce qu’elle croyait nécessaire; son amende honorable lui semblait suffisante et elle était même un peu blessée, dans son amour-propre, à voir Solweg indifférente à une démarche dont elle pouvait ne pas sentir toute l’importance, mais qui avait été, de toute évidence, très dure à remplir. Mais, au moins, elle avait espéré que la jeune fille lui en saurait gré et lui permettrait, à la suite de cela, de l’entendre, elle, à son tour, et de tenter de la soulager. Elle espérait faire accepter l’amitié qu’elle proposait de si grand cœur, et que, tout en restant muette sur le sujet qui les unissait en les séparant, Solweg semblerait lui dire, dans un baiser et avec quelques larmes: «Je comprends, allez! que vous l’aimiez, puisque c’est lui
– Solweg, dit Mme Belvidera, la meilleure raison que j’ai de vous aimer, c’est que je sens que vous n’êtes pas heureuse!…
La figure de Solweg avait de petits tressaillements nerveux; ses yeux clignotaient et rougissaient, mais elle fit un effort et prit un air étonné:
– Pas heureuse? Mais si, madame, je vous assure que je suis très heureuse.
Luisa la regarda en souriant de ce mouvement d’amour-propre
se dérida pas.
– Avec un cœur comme le vôtre, mademoiselle, est-ce qu’il est possible d’être heureuse?
253Solweg tenait à la main un petit mouchoir, dont elle serrait un des coins entre ses dents, en tirant dessus. Elle contraignait avec peine les sanglots qui lui montaient à la gorge. Luisa vit qu’elle comprenait le bonheur qu’il y aurait pour elle à se confier. Solweg était touchée de l’accent très sincère que l’Italienne mettait à la provoquer, de sa réelle bonté, enfin de la nouveauté qu’il y avait pour elle à trouver quelqu’un qui soupçonnât ses trésors cachés de tendresse.
était peut-être le seul être au monde qui lui eût donné cette émotion, qui l’eût amenée jusqu’au bord de l’épanchement, cette grande et incomparable volupté de l’adolescence. Mais il fallait que cet être-là fût la femme qu’elle avait vue dans les bras de Gabriel, par conséquent le seul être au monde qu’il lui fût impossible, radicalement impossible d’aimer. Elle se débattait, elle était aux abois. Luisa crut un moment qu’elle allait s’abandonner, que toute son énergie se rompait. Solweg étouffait, mais pas une larme n’avait encore mouillé sa paupière. Cette lutte acharnée contre elle-même découvrait assez la haine sourde qu’elle vouait à la maîtresse de Dompierre. Elle ne voulait même pas pleurer devant elle. Celle-ci finissait par manquer de générosité et commençait maintenant à avoir une espèce de plaisir à la voir souffrir si cruellement à cause de Gabriel. Elle prenait la posture inhumaine du vainqueur. Ah! elle s’était humiliée en vain! elle était tombée à genoux aux pieds de cette petite! elle avait fait pour elle le plus violent effort sur soi-même qu’elle eût accompli de sa vie! Et l’autre l’avait laissée par terre, elle avait semblé trouver qu’elle était bien là, qu’elle ne valait pas mieux! Elle n’avait pas eu un mouvement de pitié, si non pour son rôle d’amoureuse, au moins pour son émoi présent, pour les 254égards qu’elle avait vis-à-vis d’une délicatesse de jeune fille! Mais non! pardieu! Luisa était aimée de l’homme que Solweg aimait! Ah! tant pis! on allait bien voirheureuse? fit Luisa avec insistance.
Solweg ne pouvait plus parler; il était visible qu’elle n’articulerait pas un mot sans que tout débordât.
Elle fit un effort extraordinaire, en se redressant sur la chaise, et, mordant son mouchoir:
– Oui, dit-elle, très heureuse!
Mais c’était tout ce qu’elle pouvait. Les digues cédèrent; un flot de larmes jaillit; elle fut secouée pendant plusieurs minutes d’une succession de sanglots ininterrompus.
Mme Belvidera ne désirait pas autre chose.
Elle la croyait rendue. Après cela, l’animosité de Solweg devait tomber, et Luisa goûterait la double satisfaction de voir s’entr’ouvrir ce cœur et de le dorloter, de le soigner. C’était à la fois pour elle une petite vengeance de femme et un goût très franc de faire du bien à cette enfant.
Dès qu’il y eut un peu de répit, Luisa s’approcha d’elle, et, sans dire mot, sans trop réfléchir à ce qu’elle faisait, mais de cet élan instinctif qui vous porte à caresser les enfants qui pleurent, elle fit un mouvement pour l’embrasser.
– Non! non! dit Solweg, avec une fermeté qui épouvanta la jeune femme, non, madame! ce n’est pas possible!
Si Mme Belvidera espérait un aveu de sa part, elle n’en attendait certainement pas d’aussi net. C’était clair, il n’y avait pas de façon plus tranchante de se poser en rivale. Aucune autre raison ne pouvait plus l’empêcher d’accepter son baiser; après ce que Luisa 255venait de faire, dans toute autre situation, eût-elle été une fille, qu’elle eût mérité qu’on l’embrassât! Mais Solweg avait si solidement pris son parti qu’elle le proclamait crûment, au milieu même de la plus complète défaillance physique.




256XX


Dès la première occasion Luisa raconta à son amant la scène qui s’était passée entre elle et Solweg. C’était le soir, à Menaggio, pendant que M. Belvidera était allé commander une barque pour la traversée.
Dompierre avait laissé parler Mme Belvidera sans l’interrompre; mais il froissait et mordait sa moustache, et une de ses jambes croisée sur l’autre s’agitait avec un mouvement d’impatience et de colère.
Quand la jeune femme s’arrêta et le regarda longuement en semblant implorer son opinion sur ce qu’elle venait de lui raconter, il lui dit froidement:
– Il faut que vous soyez folle, pour avoir fait cela!
– Ah! mon cher, dit-elle, laissez-moi. Je ne regrette rien de ce que j’ai fait, je l’ai fait malgré moi; je ne pouvais pas l’éviter…
– Oh! aller vous mettre à genoux, vous humilier devant une enfant sous le prétexte qu’un hasard, que sa propre curiosité, après tout, ont fait qu’elle vous a vue suspendue à mon cou! L’attitude que vous avez prise vis-à-vis d’elle me révolte; vraiment, je ne vous comprends pas!
– Je suis heureuse de ce que j’ai fait. Je ne pouvais 257plus continuer de vivre à côté de cette jeune fille dans les conditions où je me trouvais: nous sommes plus rapprochées chaque jour; à Stresa, je l’évitais encore; mais ici…
– Je ne pense pas que ce rapprochement soit de longue durée, car il faut vous avertir que votre mari a une raison de ne pas resserrer son intimité avec la famille de Chandoyseau.
– Laquelle?
– Ce que vous redoutiez est accompli déjà: Madame de Chandoyseau a parlé.
– Comment! mais quand ça? ce matin? mais alors que signifie cette promenade à nous trois organisée aussitôt après un coup pareil?… Mon mari n’a pas cru!…
Gabriel affirmait seulement par signes. Elle n’attendait même pas ses paroles:
– Ah! dit-elle, je comprends! je devine ce que vous a dit mon mari: il ne nous a soupçonnés ni l’un ni l’autre; il nous manifeste une confiance plus vive que jamais. Je reconnais bien là son caractère!
Il y eut un moment de silence.
– Et vous vous étonnez, dit-elle, que je m’humilie, que je me jette aux pieds d’une jeune fille! Moi, la femme d’un homme comme celui-là, et qui le trahis, et qui traîne son nom, son honneur, dans la bave des marchandes de cancans et des portières!… Mais je devrais me rouler par terre n’importe où, demander pardon aux pierres même à qui je dois faire honte… Ah! mon Dieu! mon Dieu! ayez pitié de moi!… Voyez, dit-elle, je n’entends plus sa voix, il nous a laissés, sûr de moi et de vous; il nous laisserait la nuit là, s’il croyait m’être agréable, et il ne douterait pas un seul instant que sa femme, que la mère de son enfant, ne soit digne de lui!… Mais qu’est-ce que vous m’avez donc fait, vous? Quel homme êtes-vous donc 258pour avoir fait de moi ce que je suis à présent, et que je ne vous maudisse pas et ne vous crache pas à la figure? Ah! mon ami, voyez-vous! il faut nous séparer! Ce que nous faisons là est hideux!
– Nous ne pouvons pas nous séparer: votre mari veut que l’éclat de son amitié pour moi étouffe les soupçons qui ont pu naître… Ne vous dois-je pas au moins à vous, de me soumettre à ce désir?
– Mais c’est épouvantable! c’est inouï! C’est vrai, ce que vous dites là? Mais non, voyons! avouez que vous vous moquez de moi, que vous mentez, avouez donc que vous êtes fou!
Elle se tordait les mains. L’agitation de la journée et l’annonce de cette nouvelle calamité lui donnaient la fièvre. Gabriel s’efforçait de l’empêcher de parler tout haut, car elle s’oubliait complètement, et si l’obscurité épaisse était favorable à dissimuler ses mouvements, le silence de la nuit pouvait la trahir. Il lui mettait les mains sur la bouche, il la suppliait de se calmer.
– Je suis perdue, dit-elle, à quoi bon prendre des ménagements désormais? Je n’oserai plus me retrouver en face de mon mari. J’aime mieux qu’il me voie et qu’il m’entende! Ne vaut-il pas mieux qu’il sache la vérité? Lui! lui! l’honneur, la probité, la noblesse mêmes! le tromper, lui mentir ignoblement, goujatement!… Pouah! je me fais horreur! j’ai peur de moi!
Elle reprit sa respiration, puis elle dit:
– Mais je ne vous aime pas! je sens que je ne vous aime pas! Qu’est-ce que vous m’avez donc fait?
Ce mot, d’un seul coup, le rendit ivre de douleur. Tout son être bondit. Il abaissa ses mains qu’il lui tenait appliquées sur la bouche, jusqu’à son cou dont la moiteur douce le fit frémir; et il lui serrait le cou comme s’il allait l’étrangler.
259Elle suffoqua, rappelée à elle-même par cette brutalité.
– Ah! ah! dit-elle, en retrouvant le souffle, j’ai eu peur! Est-ce que vous avez voulu me tuer? Oh! dites-le, dites-le! Ce ne serait pas mal, vous auriez raison; c’est tout ce que je vaux, et vous me rendriez un fier service! Moi, voyez-vous, je n’aurai pas le courage de me tuer moi-même! J’ai tant peur de la douleur! vous savez, d’une simple égratignure! Je suis si douillette! J’aimais tant être bien!… Ah! c’est parce que j’ai dit que je ne vous aimais pas!…
L’extrême émotion la faisait passer de la colère et de l’indignation à une subite douceur, à une sorte d’attendrissement sur sa propre personne, presque à des minauderies de chatte. Elle avait alors une réelle crainte de la mort, et tous ses sentiments, si confus, si divers, se représentaient en foule et presque simultanément. Elle était tour à tour emportée, abîmée par le remords, amollie par sa naturelle bonté, affolée par les mystérieux désirs de sa chair.
Elle le regardait; il avait lâché prise; il attendait fébrilement ce qu’elle oserait dire. Leurs yeux brillaient comme des lucioles dans la nuit.
– Voyez-vous, dit-elle après une hésitation, comme si
ce qu’elle avait d’essentiel à dire, il faut que vous épousiez cette petite! Oh! ne vous occupez pas de la famille! Est-ce que tout, dans le monde, ne vous montre pas le vulgaire lié au sublime? Elle est la femme qui vous convient, croyez-moi; elle est délicate et fière, et elle vous aime éperdûment… et puis elle m’a piétinée, piétinée, comprenez-vous? C’est de cela que vous vous souviendrez et c’est cela qui l’élèvera dans votre esprit au-dessus de la malheureuse loque que j’étais. Vous vous souviendrez de l’attitude que j’ai tenue à ses pieds et qui vous a tant 260déplu; alors vous rougirez de m’avoir seulement touchée! Vous ferez bien: entendez-vous? car je me suis donnée à vous et je ne vous aimais pas: non, non, je ne vous aimais pas! C’est lui, lui, que j’ai aimé et que je n’ai jamais cessé d’aimer. Hors de lui, mon Dieu! mon Dieu! dites-moi quel infernal plaisir est-ce que j’ai donc aimé!
– Tu mens! tu mens!… Oh! je te tuerais, pour oser dire cela!
– Mais non! je ne mens pas. Je n’ai jamais vu clair en moi, voilà tout. Mais je veux que tu sois heureux: je te dis qui t’aime; je te fais voir comment on t’aime. Tu dois bien comprendre que je ne t’ai pas aimé, que je n’ai été qu’une folle, moi; quelque chose m’a fait tourner la tête…
– Quelque chose?…
– Mais oui, je ne sais quoi! Ce n’est pas moi qui suis tombée dans tes bras; il y a une espèce de folie qui est passée sur nous, qui m’a jetée par terre, qui a fait de moi cette loque que je te dis…
– Luisa! Luisa!
– Oh! ne prends pas cette voix-là! tu sais bien que c’est quand tu m’appelais comme cela!… Oh! mon Dieu, prenez pitié des misérables choses que nous sommes!
Il la tenait serrée dans ses bras, et toute la taille libre de la jeune femme devait en sentir la ceinture de muscles. Elle était forcée de voir ces yeux d’eau bleue qui l’avaient tant de fois affolée et les deux brisures lumineuses de la moustache dorée dont le chatouillement avait fait jaillir, tant de nuits, dans les jardins, son beau rire éperlé!
Elle était absolument anéantie; elle ne savait plus ce qu’elle faisait ni ce qu’elle disait.
– Va-t’en! va-t’en! lui jetait-elle, tu me fais une peur affreuse. Je ne t’aime pas!
261– Tu ne m’aimes pas! tu ne m’aimes pas! disait-il en lui imposant ses baisers sur les yeux et sur les lèvres et en étreignant son corps de toutes ses forces décuplées par l’horreur et le désespoir; tu ne m’aimes pas, mais moi je t’adore; mais moi je me précipite dans la honte, dans l’ignominie la plus dégoûtante, parce que je t’aime, parce que je n’aime que toi. Je t’aime! je t’aime! sous les yeux de Dieu qui devrait nous faire mourir; sous les yeux de l’homme dont je souille l’amitié, dont j’empeste toute la vie, que je trahis comme un lâche, comme un chien! Ah! je t’aime!
Elle se débattait encore sous sa caresse victorieuse, et tout en répondant à ses baisers.
On entendit dans une barque l’appel de M. Belvidera qui les invitait à partir.




262XXI



À l’heure où la
Reine Marguerite avait apporté aux îles Borromées Dante-Léonard-William Lee, son ami Gabriel Dompierre et la mystérieuse «Sirène», le même bateau ramenait aujourd’hui à Stresa le groupe agité des personnes que sept à huit semaines de villégiature avaient formé autour de ces trois premiers passagers.
On était à la fin d’octobre; l’automne autour des lacs italiens étale à cette époque sa luxuriante magnificence
, mais les journées déjà courtes devaient priver les voyageurs de la vue des jardins qui descendent en terrasses au flanc des collines, pareils à de gigantesques escaliers que les vignes-vierges et les pampres teintent d’or, de rouille et de sang. Dès Luino, le point de départ, presque à l’extrémité septentrionale du lac, le vapeur avait allumé ses feux et filait en pleine nuit.
Les graves événements survenus pendant le séjour au lac de Côme laissaient peser un malaise qui alourdissait les conversations. Mme de Chandoyseau elle-même, comme si elle eût été touchée par quelque révélation inattendue, ou bien terrorisée par les con263séquences de son bavardage, gardait, à côté de Solweg à peine rétablie, une figure chagrine et chiffonnée. Dompierretraînaient la chaîne de leur liaison sous les yeux de M. Belvidera. Le malheureux Lovely se ravalait chaque jour aux fonctions les plus méprisables, et sa pauvre femme s’effaçait avec une résignation chrétienne. La petite Luisa était au désespoir de sentir une gêne nouvelle entre sa mère et son amie.
Deux êtres seuls étaient étrangers à toutes ces misères et conservaient leur sérénité: Dante-Léonard-William qui n’était préoccupé que d’achever un poème composé à Bellagio, et M. de Chandoyseau qui, ne soupçonnant rien au drame qui se jouait autour de lui, parlait à tort et à travers, aux uns et aux autres, non sans commettre, bien entendu, nombre de ces «gaffes» monumentales qui sont l’apanage des gens pourvus d’un aussi heureux naturel.
Quant à Carlotta, un changement profond s’était produit dans sa contenance, et grâce auquel, ce soir, au lieu de se trouver sur le banc des premières avec sa toilette arrogante, elle était assise modestement à l’avant, enveloppée dans son châle noir.
Par suite du prolongement du séjour de Lee à Bellagio, il s’était trouvé que la pauvre fille dépassait la durée de l’absence autorisée par sa famille sous le prétexte d’aller voir sa sœur à la villa Serbelloni, ce qui compromettait le commerce des fleurs, et devait inspirer de terribles inquiétudes à Paolo. De plus, le bruit de ses dépenses extraordinaires et de son succès de curiosité au lac de Côme, était promptement parvenu, comme on le pense, jusqu’à l’Isola Bella, et une lettre menaçante de sa mère, apostillée violemment de la main de son fiancé, lui avait intimé le matin même l’ordre de regagner immédiatement la maison. 264Carlotta avait donc jugé à propos de mettre un terme à son éclat, et elle avait si peu paru, durant le trajet du retour, que plusieurs personnes ne l’avaient pas aperçue.
Aussi ce
fut une surprise pour beaucoup, lorsque, dans le temps que la Reine-Marguerite s’approchait de Laveno, le point extrême du commerce floral de Carlotta, on entendit soudain sa voix s’élever, de l’avant du bateau. Comme un oiseau heureux de revoir l’arbre où son nid s’abrite, la belle fille, malgré ses préoccupations, chantait, parce qu’elle se retrouvait sur l’eau et dans l’endroit où chaque soir elle conduisait sa barque et ses fleurs.
Elle chanta comme à l’ordinaire, la même chanson étrange, éclatante et douloureuse, aux paroles de mort et d’amour, et dont l’accent était tantôt celui de l’innocence, et tantôt celui d’une impudeur effrénée.
Tout le monde frissonna. Ce chant, si beau par lui-même, était tellement inattendu, et produisait, dans la nuit, et par cette fuite du bateau au milieu du lac sombre, un effet si puissant, qu’il n’y eut personne qui ne se tût pour écouter. Beaucoup se précipitèrent pour tâcher de distinguer la figure de celle qui chantait.
Gabriel et Luisa se regardèrent
, et ils furent secoués, jusqu’au plus profond de leur chair. Il semblait que ce ne fût que d’aujourd’hui qu’ils comprenaient l’extraordinaire vertu de ce rythme et de cette mélodie qui était la première chose qui les eût émus l’un en face de l’autre, le soir même de leur arrivée, lors de la rencontre de la barque fleurie. Ils l’écoutaient ce soir avec colère, avec terreur, et avec une cruelle volupté. Ce n’était plus pour eux la voix d’une fille quelconque, ni telle chanson plus ou moins harmonieuse et touchante, mais c’était l’expression sensible de toutes les choses de ce pays et de ce ciel, coalisées 265en vue d’une fascination des créatures, dont le but secret nous échappe. Est-ce que cette Carlotta, toute beauté et tout inconscience, n’était pas l’image merveilleuse du mystérieux génie qui gouvernait ici?
Quand le bateau stoppa à Laveno, Carlotta ne s’était pas interrompue. Les gens du port, accoutumés à cette musique, cherchaient sa barque et sa cargaison. Comme on ne l’avait pas entendue depuis plusieurs jours, on se pressait aux abords de l’embarcadère, et beaucoup applaudissaient à cet heureux retour de la marchande de fleurs. Combien de femmes, combien d’amants, combien de ces rêveurs solitaires que l’on voit promener sur ces rives leur spleen ou leur chagrin, avaient manqué ces jours derniers de cette jolie chanson du soir! Combien d’âmes animait et charmait, sans
s’en douter, la belle enfant des îles, le gracieux génie ignorant de soi-même, et qui ne croyait répandre pour un peu d’or, que des fleurs et d’innocentes paroles! Les bravos gagnaient, s’élargissaient; on accourait de toutes parts, et lorsque le bateau vira en frôlant les jardins des villas emplies d’ombre, des voix d’enfants claires et joyeuses, et des voix plus mâles et émues, venues de tout un monde invisible, prolongèrent les acclamations. Enfin l’on quitta la rive pour gagner Pallanza en traversant la lac en sa largeur, et Carlotta ne chanta plus que pour la Reine-Marguerite.
– Il faut convenir, dit
Mme de Chandoyseau, que cette fille a un organe admirable, et, quand elle se tient à sa place, on peut l’applaudir.
– Même lorsqu’elle se tient à sa place, prononça amèrement le révérend Lovely, cette
fille fait du mal… Cette miousique, en vérité, fait du mal.
Plusieurs personnes sourirent. Dompierre se souvint qu’il n’avait pu s’empêcher d’en faire autant, quand le clergyman, prenant son bain, il y avait de cela quel266ques semaines, lui avait dit: «Ce pays-ci est mauvais». À voir ce soir le malheureux vieillard, et lui-même, et
le triste accablement de son entourage, il ne jugeait plus que ces paroles de puritain fussent si ridicules.
Cependant il eût voulu prendre la défense de Carlotta, qui n’était mauvaise que dans le sens où l’on peut dire que l’est la nature avec son soleil et avec ses nuits, avec le bruit de ses sources, l’odeur de ses moissons et le goût de ses fruits; mais il s’aperçut qu’on l’épiait à cause du bruit de ses relations avec la marchande des Borromées, et que M. Belvidera lui-même, si ce n’eût été sa discrétion naturelle, l’eût certainement félicité d’avoir choisi une maîtresse qui possédait une telle séduction
.
D’ailleurs tous étaient sous le charme. Des femmes voulaient embrasser la chanteuse, et on envoyait des fillettes lui demander son nom. La traversée fut trop courte.
– D’où est-elle? où va-t-elle? interrogeait-on de tous
côtés.
On fut rassuré quand on sut qu’elle allait jusqu’à l’
Isola Bella. On lui jetait de la monnaie qu’elle ramassait avec son avidité ordinaire; et son humeur ayant profité de cet encouragement qui était le plus puissant sur elle, elle donnait toute sa voix, elle enflait son chant avec une frénésie vraiment nouvelle. Qu’éprouvait-elle en plus de la joie d’augmenter son trésor? Commençait-elle à comprendre l’espèce de royauté qu’elle exerçait sur ce lac et ces îles? Était-elle grisée ce soir par l’enchantement même qu’elle avait répandu autour d’elle? À un moment, elle mit un tel accent sauvage, une telle saveur fauve dans la passion que traduisait son refrain monotone, que nombre de personnes, et des hommes même, furent ébranlés 267jusqu’à cette petite angoisse courte qui vous loge une larme au coin de la paupière, et vous laisse hésitants, gênés, gauches, presque honteux d’avoir été touchés si à vif.
Alors elle se tut, et aucune insistance ne fut capable de la faire reprendre sa chanson. Elle était tapie sous son châle, et se cachait la figure. Des hommes du bateau voulurent la découvrir, et ils lui tiraient son châle en riant. Mais elle leur lança des mots crus, qui leur firent comprendre qu’elle ne plaisantait pas.
À la station de Pallanza, un homme qui se tenait sur le quai demanda à haute voix si Carlotta n’était pas à bord.
– Carlotta! par la Madone! je crois bien qu’elle est à bord!
– Carlotta! cria l’homme.
Et ceux qui le connaissaient reconnurent le timbre du farouche Paolo.
– Carlotta! reprirent les hommes du bord, réponds donc, c’est ton promis!
Carlotta restait immobile sous l’abri de son châle noir, et ne soufflait pas. Elle grelottait, comme si elle eût été prise de froid tout à coup. Ce n’était pourtant pas sa coutume d’avoir peur.
– Vas-tu répondre? cria le promis dont l’humeur ne semblait pas complaisante.
Et il
s’élança, en bondissant, sur la passerelle qu’on était sur le point de retirer. Le capitaine allait commander de l’avant:
– Arrêtez! arrêtez! il y a encore un voyageur à descendre.
Le bateau crachait de grands jets de vapeur. Tous les passagers,
uniquement préoccupés de la Carlotta, étaient anxieux de la scène qui allait se passer entre le fiancé colère et brutal et la belle fille qui s’aplatis268sait en tremblant, à la façon des animaux qui pressentent un malheur.
Carlotta! hurlait Paolo; vas-tu bouger! j’ai là une barque qui t’attend et ta mère est avec moi; nous allons passer directement à l’Isola Madre, pour les fleurs!…
– Non! fit Carlotta qui se décida à desserrer les dents; je vais jusqu’à l’Isola Bella.
– Ah! tu vas jusqu’à l’Isola Bella! Ah! chienne! ah! coureuse! je vais te faire voir, moi, si tu iras comme ça à ta fantaisie!… Ah! tu ne veux pas quitter ta société! Mais pourquoi aussi est-ce que tu ne te fais pas enlever tout à fait par tes étrangers, dis! dis!…
Le malheureux prononçait ce mot d’«étrangers», forestieri, avec toute la haine et tout le mépris dont il était capable; il leur crachait à la figure à tous, dans l’impossibilité où il était d’atteindre celui qui détournait sa fiancée.
Laissez-la, laissez-la! lui disait-on, qu’est-ce que ça vous fait? elle descendra plus loin, à l’Isola Bella.
Mais il était furieux; il n’entendait rien; il culbutait tout le monde
. Dans sa sourde jalousie, il croyait que les matelots la retenaient pour lui «faire des galanteries». Il se jeta sur Carlotta et, l’empoignant à bras le corps, ce bout d’homme plus petit qu’elle l’emporta en un tour de main jusque sur le quai. Elle se débattait et hurlait. Personne de ceux qui savaient le caractère de Carlotta, son dédain ordinaire envers les menaces, ne comprenait cette frayeur subite à suivre Paolo et sa mère venus au-devant d’elle, pour la transporter en barque à l’Isola Madre.
Les roues du vapeur battirent à grand bruit et étouffèrent les cris de la malheureuse Carlotta. Tout le monde demeura péniblement ému de cette 269brusque séparation. Le bateau s’était déjà éloigné de Pallanza, quand un des hommes de la Reine-Marguerite fit remarquer du doigt la petite barque filant vers l’
Isola Madre, et que l’on distinguait assez nettement, grâce aux feux de l’embarcadère. On se pressa sur l’arrière et l’on ne pouvait s’empêcher de demeurer les yeux fixés sur ce petit point noir, avec un regret, peut-être une inquiétude, une indéfinissable mélancolie.




270XXII


Dans la nuit, Gabriel, qui ne pouvait dormir, ouvrit sa fenêtre, et, ayant tiré une chaise sur le balcon, il s’y installa et respira l’air frais que la grande quantité des arbres verts imprégnait d’un parfum un peu âpre. En se penchant, il s’aperçut que la fenêtre de Lee n’était pas fermée, et qu’il y avait de la lumière dans sa chambre. Le poète, ayant entendu le mouvement de son voisin, parut. Les balcons se touchaient et, de l’un à l’autre, on pouvait causer facilement.
– Vous travaillez?
– Oui, dit Lee, je mets la dernière main à un ouvrage où j’espère avoir enfin montré un homme!
– Un homme?
– Oh! je ne parle pas de l’homme tel que le conçoivent vos romanciers et généralement toute votre littérature. Pour vous autres, vous avez créé une figure d’homme, lorsque vous êtes assuré que quelques poignées de crétins, de filous ou de pieds-plats de vos contemporains s’y reconnaîtront comme en un miroir. J’ai conçu, moi, un homme,
dans le recueillement de mes veilles; grâce aux mille expériences que la réalité m’a fournies, sans doute, mais grâce aussi à l’instinct 271du beau que Dieu mit en moi et que toute ma vie fut employée à éclairer, à développer, à magnifier enfin. Si je ne mets pas au jour, par le moyen de l’art, une figure différente de celle que j’eusse pu produire plus simplement, en m’accouplant avec une maritorne, je ne vois pas la raison de me priver du farniente ou des plaisirs d’un viveur. J’espère donc vous faire voir un être doué de toutes les qualités nécessaires à la viabilité, mais qui se hausse au-dessus de la conception de beauté que vous vous faites communément.
Diable!
– Je veux un héros.
– Ça n’est pas original.
– Dites plutôt que l’on a rendu banale la figure du héros en n’incarnant sous cette dénomination que le type soumis jusqu’à l’abnégation de sa personne aux conditions tragiques que nous imposent la nature et la société, les deux marâtres.
Vous glorifiez sans lassitude le soldat et l’amant. Laissons le soldat, pour ne pas froisser votre susceptibilité de Français; vous êtes une nation condamnée à être militaire ou à n’être pas, et il serait malséant à moi de vous attaquer sur ce triste point. Mais l’exaltation perpétuelle de l’amant est une honte pour une littérature. Je sais bien que jamais vous n’obtiendrez que l’humanité se défasse d’une forte et secrète complaisance envers toutes les choses de l’amour. Elle sera donc également indulgente aux acteurs de l’amour quels qu’ils soient. Il n’en est pas moins vrai que l’artiste, le poète dont la mission est de donner des exemples de beauté, rien que de beauté, devra s’abstenir de nous exhiber le spectacle de la passion amoureuse, c’est-à-dire le cas où l’homme se ravale à plaisir au niveau de la bête, devient inintelligent, obtus, fermé à l’univers entier, prêt à toutes les bassesses, à toutes les trahisons, 272aux crimes les plus dégradants, dans le seul but de se vautrer sur une créature, de se perdre, de s’anéantir, soi, sa personnalité, son avenir, dans un être dont la séduction se fane dans le temps même qu’elle vous fait pâmer!… Ne m’objectez pas que j’exagère, que ce n’est pas cela; qu’il y a un amour plein de charme, de grâce et de poésie: Roméo, Juliette, les balcons, les romances, la musique, les fleurs… C’est le piège de la nature! qui ne sait de quoi il retourne?
Partout où l’amour atteint la passion, il y a démence, rage, cruauté, lâcheté, mensonge, infamie et meurtre. Tout amour qui cesse d’être une bleuette, n’est autre chose que l’épanouissement de nos plus bas instincts et l’obstruction de nos facultés. Certes, mon héros ne sera ni cet homme vil ni cette brute, mais bien celui qui, se détournant de votre idole d’Éros adorée par les siècles, aura le front de lui cracher à la face et de lui vomir son dégoût!…
– Je vois, dit Dompierre, que votre sujet vous possède… autant que le pourrait faire le sentiment de l’amour, et il vous rend cruel comme un amoureux!…
– En effet, je suis amoureux de mon sujet
, et vous voyez que cela seul me rend méchant, puisque je ne tiens pas compte de vos sentiments qui pourraient être blessés à juste titre. Excusez-moi donc, je vous prie. Mais, que serait-ce, si j’aimais une femme?…
– Nous verrons bien ce que ce sera!
– Comment! vous le verrez bien?…
– Je dis que cela ne peut manquer de vous arriver, et j’aurais plaisir à en être témoin… ce qui…
– Mon ami, interrompit l’Anglais, vous ne savez pas ce que vous dites!
– Je sais que votre orgueil est immense, et, s’il vous répugne de servir la nature et la société, il vous répugnerait davantage de vous abaisser jusqu’aux pieds 273d’une créature humaine. Mais l’amour
entre chez nous comme un voleur, et l’on est déjà à genoux avant d’avoir eu le temps de crier: au voleur!
– Cela équivaut à dire qu’il se peut faire que je devienne fou; mais dans ce cas comme dans l’autre, je considère que ma personnalité est morte. Aussi comprenez-vous que je me défende contre cet état mental avec l’intrépidité que l’on met a défendre sa vie!
– Défendez-vous bien! dit Dompierre, en se retirant du balcon. Je vous souhaite bonne chance!
Il passa un veston et descendit. La conversation de l’Anglais lui était presque intolérable, ces temps-ci.
La rage du poète contre la passion de l’amour semblait croître depuis le voyage de Bellagio, et elle s’exerçait à tout propos avec une telle violence que Gabriel se demandait si cette haine philosophique ne provenait pas d’une sorte de dépit ou d’un combat acharné contre l’ennemi lui-même qui menacerait d’enlever la place. L’exaltation de la manie moralisatrice du clergyman ne s’était-elle pas produite précisément dans une pareille circonstance?
Gabriel
poussa avec précaution la petite porte extérieure du bâtiment des dépendances, dont il gardait toujours une clef en prévision de ses sorties nocturnes; et il se trouva dans le jardin. Le jet d’eau, comme au temps de nuits plus heureuses, égrenait toujours ses fines perles dans le bassin, et c’était le seul bruit. Les chênes-verts tachaient l’ombre de leur masse opaque; et le malheureux amant distingua les pointes aiguës et noires du bouquet de cyprès où il avait tant de fois tendu les bras à sa maîtresse. Le parfum de la nuit était aussi le même. Toutes les choses qu’il apercevait avivaient l’affreuse plaie de son cœur. La fenêtre de Lee était 274la seule qui fût éclairée, et il regarda d’en bas le poète, allant et venant dans sa chambre, se passant la main dans les cheveux, rejetant brusquement la tête en arrière, enfin en proie à la grande surexcitation de l’œuvre orgueilleuse dans laquelle il espérait noyer la sourde poussée de ses appétits naturels. On le voyait venir parfois jusqu’au balcon, et là, en face de la splendide nature endormie, il semblait prendre un singulier plaisir à la défier et à arracher dans une lutte monstrueusement inégale, sa cervelle et sa chair à l’universel enchantement.
– Grand bien lui fasse, soupirait à part lui Gabriel, et tant mieux s’il y échappe!…
Il alla machinalement s’asseoir sur le petit banc de bois, au pied des cyprès, d’où il avait coutume d’épier l’arrivée de Luisa, de discerner sa silhouette claire dans l’obscurité, et de bondir à son approche. Il y sentit l’irrémédiable fin de cette vie de rêve. Le silence accentué par le menu bruit des gouttelettes d’eau tombant dans la vasque, ce silence qu’il avait tant aimé parce qu’il savait quel pas chéri l’allait rompre en faisant
crier le gravier des allées ou les feuilles de l’automne, lui donna cette fois-ci, l’impression d’un désert mortel, d’un abandon général des êtres et des choses. Il eut presque peur et regarda à droite et à gauche, d’un mouvement d’enfance qu’il se rappelait avoir exécuté étant petit, quand on le faisait monter, le soir, dans l’escalier obscur. Tout aussi puérile était la réflexion qui le ranima: «Si elle venait! se disait-il, s’il lui prenait l’idée de redescendre ici; même pas pour moi, puisque nous ne nous y sommes pas donné rendez-vous, mais par l’entraînement de l’habitude ou par cette complaisance que l’on a parfois pour des souvenirs qui veulent revivre! Si elle venait!…»
275Hélas! si elle venait
! ce serait encore entre eux une de ces scènes terribles où ils s’invectivaient désormais comme des ennemis acharnés, où ils ne mettaient plus en commun que leur horreur d’eux-mêmes, où il n’était plus question que de l’ignominie de leur conduite. Que Lee avait donc raison! – et c’était pour cela qu’il était exaspérant! – que leur amour était laid! Dans quelle fange ils se vautraient! Elle ne cessait de lui avouer qu’elle ne l’aimait pas; et elle tombait dans ses bras avec cette sorte de frénésie que, seul, peut donner le mépris de soi-même ou l’abandon de soi, tête perdue, dans l’abîme. Ils n’avaient plus de caresses; ils se faisaient mal, se battaient, s’écorchaient. Lui seul essayait de ramener la douceur entre eux, mais à la première expression tendre, elle le coupait brutalement: «Pourquoi me dis-tu ça? je ne t’aime pas! tu sais bien que je ne t’aime pas!» – «Mais alors, que fais-tu là?» – «Ce que je fais? mais je me perds; j’achève de me perdre; je ne suis pas tout à fait assez perdue! ah! ah! ah! il me demande ce que je fais là!»
Et c’était cela qu’il attendait,
c’était cette ivresse sanglante qu’il espérait encore en se piquant la figure et les mains contre les aiguilles des arbres verts! Car il était là, encore, la tête dans le feuillage, à s’avancer, puis à se retirer précipitamment, en faisant tout bas: «holà!» lorsque la douleur était trop vive. Il se souvenait de la voix de Luisa: «Combien de fois t’es-tu piqué?» – «Trois fois!» – «Ce n’est pas assez! ce n’est pas assez!… la prochaine fois, il faudra!…»
Là, les jambes lui manquèrent; il s’assit.
De tous les souvenirs de l’amour, le plus atroce est celui du son de la voix. «Mio! mon Mio!» Ses oreilles s’emplissaient de ce chant incomparable: «Mio! mon Mio!» Puis il se releva précipitamment; il avait cru 276entendre réellement; il fit un pas dans l’allée. Personne! Le désert, plus vide, plus immense que jamais. Le bruit du jet d’eau l’impatientait; il eût voulu trouver la clef pour arrêter ce murmure infatigable, lié dans sa mémoire à une autre musique, et qui contribuait à la lui rendre trop vive.
Il continua de marcher dans le jardin. Là-bas,
dans le fond, était le petit kiosque meublé que la nuit lui cachait. Mais, plus près, il apercevait les branches plusieurs fois tordues sur elles-mêmes du vieil olivier dans lequel on montait jusqu’à une petite plate-forme, pour découvrir le lac. «C’est là, pensait Gabriel, qu’une nuit elle oublia que c’était dans mes bras qu’elle était et qu’elle fut presque épouvantée quand je lui parlai tout à coup! Elle revoyait la figure de son mari dans un jardin du Pausilippe!…» Et lui qui défaillait à l’idée que la chair qu’il baisait était pâmée par lui, pour lui! Quelle misère! quelle source de turpitudes que l’amour! Il contient le mensonge et la trahison à ce point, que l’on s’y trahit l’un l’autre jusque dans l’étreinte!
À vingt-huit ans seulement, il avait la révélation de cela.
Jusque-là, il n’avait jamais souffert par l’amour, ou, du moins, dans la douleur sentimentale de la vingtième année, il n’avait souffert que pour bénir la chère cause de son mal, et l’amour qui le faisait pleurer demeurait quand même pour lui un joli dieu, au visage sublime et plus beau que toutes les choses de la terre. Eh! parbleu! c’était ainsi que le voyait en ce moment-ci Solweg, cette petite fille qui s’était mise à s’éprendre de lui. Ah! il eût eu beau jeu, celui qui se fût avisé d’aller médire de l’amour vis-à-vis de cette enfant qui en souffrait affreusement, pourtant, ainsi qu’on n’en pouvait douter. Gabriel ne la plaignait pas. Que n’eût-il pas donné pour être affecté 277de la même façon qu’elle, pour être fier de son sentiment, pour se sentir anobli par sa propre douleur!
Mais il pensait que celle qu’il adorait, lui, s’était roulée, couverte de honte, aux pieds de cette jeune fille, et que cette jeune fille ne l’avait pas relevée et l’avait souffletée de son mépris. C’était bien dans cette attitude des deux femmes, que lui apparaissait la différence des deux sortes d’amour. Et celui des deux qui le touchait, qui était le sien, ce n’était pas celui qui se dressait la tête haute, dédaigneux et superbe, mais celui qui se courbait en rougissant, qui s’humiliait, s’abîmait, et s’enivrait de son infamie.
Cependant, il essayait de se convaincre que Luisa avait eu tort de s’abaisser, de ne pas comprendre que sa passion, à elle aussi, avait sa grandeur et sa beauté. Sa grandeur et sa beauté! Mais elle confessait ne pas même éprouver l’amour; et elle n’était en proie qu’à une sorte de folie luxurieuse que la nouveauté, le goût du fruit défendu, la mollesse du climat lui avait répandue dans la chair! Et elle déshonorait bassement l’homme qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer dans son cœur! Sa grandeur et sa beauté!… Non, non, il fallait en prendre son parti: leur amour était une misérable vilenie.
Mais tant pis! mille fois tant pis! c’est à cet amour-là qu’il était tout prêt à consacrer jusqu’au dernier lambeau de sa chair. Il était entraîné par une cavale furieuse, par une bête infernale qui galopait à l’aveugle dans un pays d’horreur; tout son corps sautait, sursautait à la croupe de l’animal de cauchemar; ses membres étaient meurtris, arrachés; ils s’accrochaient aux cailloux, aux épines; mais c’était cela qu’il lui fallait, rien autre que cela. Que lui parlez-vous de bonheur, de suavité, de beauté! Mais, 278il se moque de ces choses! Ce qu’il aime, c’est de parcourir les chemins derrière sa cavale, et de pouvoir, en se retournant, voir le sol que son passage a rendu pareil à celui d’une boucherie et d’un abattoir. En vérité il faut être naïf pour venir parler de bonheur à un amant: c’est la torture qu’il recherche.

Gabriel monta par le petit escalier tournant, jusqu’au cœur du vieil arbre où il avait tenu dans ses bras le corps de Luisa. «Elle était là, pensait-il,
une fois assis sur la petite plate-forme; je sentais sur mes genoux son poids bien-aimé; le parfum de sa gorge et de ses cheveux m’environnait; un de ses bras, – son bras, mon Dieu! puis-je revoir cette image sans mourir! – était sorti complètement du peignoir, et l’obscurité m’empêchant de le voir, je le parcourais lentement des lèvres, depuis la grâce vivante du poignet jusqu’au délire mortel que contient la rondeur de l’épaule. Je lui dis: «Luisa, il n’est pas possible que je survive au délice que vous me donnez!» Elle se releva brusquement: «Ah! c’est vous!»
Et il eût donné encore son âme, son éternité, pour goûter à nouveau le supplice raffiné de cette petite scène.

La nuit s’avançait; le lac et les montagnes commençaient à blanchir. Il pensa: «Ce serait le moment de nous en aller
si elle était là!» Et il se leva et partit, comme s’il la suivait.
Il prenait des précautions pour ne pas faire de bruit en marchant sur le sable. Il se souvint d’un cri qu’elle avait poussé, un matin qu’ils rentraient côte à côte, en appuyant le pied sur un limaçon dont la coque avait craqué. Quelques oiseaux lui avaient répondu et les massifs s’étaient éveillés autour d’eux.

279Gabriel remarqua que Dante-Léonard-William était encore à son balcon. Il avait éteint sa lampe
et ne travaillait plus. Il était debout et regardait fixement au loin. Sans doute voyait-il l’aube répandre à flots son lait matinal sur les collines et sur les eaux? Peut-être acceptait-il enfin la dangereuse invitation que ce dernier matin d’octobre répétait, une fois suprême!




280XXIII


La multitude des connaissances que Mme de Chandoyseau s’était faite à l’Hôtel des Îles-Borromées fêta son retour. Elle fut entourée dès la première matinée; on lui demanda mille détails sur ses impressions au lac de Côme. Tout le monde fut ému de l’indisposition de Mlle Solweg, et les questions au sujet de cette chère enfant qui n’était pas encore complètement remise, ne tarissaient pas.
– Ah! mesdames, disait Mme de Chandoyseau, savez-vous quel fardeau délicat c’est d’avoir à soi une jeune fille! Car il faut bien que je sois sa maman! C’est un âge qui exige tant de soins, tant de minutieux ménagements, tant de subtiles prévisions, dirai-je même, car il faut voir pour elle, étudier à la fois son entourage et sa vie intérieure. Prévoir et deviner, n’est-ce pas l’art d’une mère?
On la complimentait; on admirait son tact et son intelligence. Qui donc prétendait que les femmes ne sauraient mener de front les préoccupations intellectuelles et les soins de la famille? Et il se trouvait des gens pour vous faire entendre, en haussant les épaules, que les femmes à la mode ne sauraient s’embarrasser 281des soins de la maternité? Mais il n’y avait qu’à écouter parler cinq minutes cette petite Parisienne-là, pour se convaincre qu’elle apportait une égale perspicacité dans les choses de l’esprit et dans celles du cœur. Tout particulièrement dans ses rapports avec sa «sœurette», elle avait une façon de prononcer seulement son nom, qui faisait que chacun en était attendri.
À la vérité, voici quels étaient exactement à l’heure actuelle les rapports de Mme de Chandoyseau et de sa «sœurette».
Solweg, pressée ces jours derniers par de nouvelles demandes en mariage, avait avoué tout net à sa sœur qu’elle n’avait pas plus de répugnance pour celui-ci que pour celui-là, mais qu’elle était résolue une fois pour toutes à ne plus répondre à ce propos, parce qu’elle ne voulait pas se marier.
– Mais tu aimes donc quelqu’un? s’était écriée Mme de Chandoyseau étonnée.
Solweg avait répondu simplement:
– Oui.
Quant à savoir qui Solweg aimait, ce ne fut pas long dès lors à découvrir.
Mme de Chandoyseau demeura atterrée. D’abord parce que rien au monde ne pouvait la vexer davantage que de n’avoir pas soupçonné la secrète passion de la jeune fille. En second lieu parce qu’elle comprit la sottise colossale qu’elle avait commise en s’acharnant à détruire la réputation du jeune homme, qui, à tout bien considérer, eût été un parti excellent pour Solweg. Tel avait été son «art de prévoir et de deviner».
Sans doute, elle avait songé à Dompierre pour Solweg dès la première semaine, comme cela fût arrivé au premier venu qui voit en présence un jeune homme et une jeune fille; elle les avait même fait danser en282semble.
même pas su s’employer à vaincre la réserve du jeune homme, ce qui eût été de la bonne diplomatie; et, au fond, la guerre qu’elle lui avait déclarée venait plutôt de la jalousie qu’elle avait elle-même pour sa maîtresse que de la froideur qu’il avait manifestée pour Solweg.
Devant l’impossibilité de réparer ce qu’elle avait fait, elle avait tenté de détourner Solweg de son idée.
– Mais, ma pauvre enfant, tu ne sais pas, il faut te dire… Ce jeune homme a une conduite scandaleuse: il a une maîtresse…
– Je le sais.
– Ah! Eh bien! tu connais toi-même cette Carlotta?
– Ce n’est pas Carlotta.
– Comment! Mais alors tu sais tout! Ah! mon Dieu!
Elle s’était enfuie, de peur d’entendre dire à Solweg qu’elle savait bien plus encore, qu’elle savait qui contribuait à éloigner Dompierre chaque jour davantage, qu’elle savait même à qui elle devrait de ne pouvoir jamais l’épouser probablement.
Mme de Chandoyseau était aux abois, et ne savait à quel saint se vouer. À qui demander conseil? Son mari ne comprenait pas; et elle reconnut à ce moment-là, que parmi les innombrables personnes qui lui prodiguaient leur admiration et leur attachement, il ne s’en trouvait pas une qui fût son amie. À qui, d’ailleurs, eût-elle pu confier un cas comme le sien?
Elle aperçut le clergyman et lui fit signe.
– Mon révérend! mon révérend!
Le bonhomme se précipita, trop heureux qu’elle le désirât. Comme il allait ouvrir la bouche pour lui adresser quelque compliment:
– Chut! fit-elle, j’ai quelque chose à vous dire.
283Il espérait toujours qu’elle prononcerait le mot définitif, celui que le malheureux attendait avec une angélique patience et qui devait mettre un terme à son stage humiliant d’amoureux.
– Vous avez quelque chose à me dire? répéta-t-il en tremblant.
– Oui, dit-elle, quelque chose de très grave. Mais je voudrais être bien à l’aise et vous entretenir seule à seul.
– Seule à seul! dit-il. All right! madame, il y a un moyen, venez!…
– Non! non! pas si loin, fit-elle, en comprenant l’heureuse angoisse qu’avait éprouvée le vieillard. Non, non, entrons, si vous voulez bien, au salon; il n’y a personne.
Elle le prit par le bras et l’entraîna:
– Mon révérend, je suis la plus misérable des femmes!
– Pas encore! fit le naïf soupirant.
– Si, si! dit-elle, sans saisir la bévue; je vous dis que je suis la plus misérable des femmes. Voulez-vous savoir ce que j’ai fait?
– Ma chère amie! s’écria-t-il en ouvrant des yeux pleins d’anxiété.
– Vous allez comprendre tout de suite: ma petite sœur aime quelqu’un…
– Il faut la mèrier!
– Justement. Mais j’ai rendu ce mariage impossible: Solweg aime Monsieur Gabriel Dompierre.
Le révérend fit la grimace.
– Monsieur Dompierre n’est pas ce que vous croyez, mon révérend. C’est moi qui l’ai chargé du scandale de l’affaire Carlotta!
– Vous!
– Moi, dit-elle. Me trouvez-vous toujours jolie, 284après ça? Trouvez-vous que je suis encore «parfumée comme la rose de Jéricho»?…
Le clergyman levait les bras au ciel. Il dit:
– Le Seigneur aime le paovre pécheur, madame, et je ne suis que le plus humble serviteur du Seigneur.
– Je vous remercie de votre indulgence, dit Mme de Chandoyseau. Mais songez cependant que je vous ai employé dans toutes ces histoires; que, sous le prétexte de signaler l’horreur du scandale, je vous l’ai fait colporter; que tout le monde qui eût douté de ma parole a cru à la vôtre, à cause de votre âge et de votre caractère!…
– Christ ait pitié de nous!
Le pauvre homme était tombé sur une chaise, et sa confusion était au comble. Il était épouvanté de l’aveuglement que la «concupiscence» avait répandu sur ses yeux et de la grandeur du mal où sa malheureuse passion l’avait entraîné. Quoi! c’était lui qui avait été l’instrument des papotages d’une ville entière, et grâce auxquels un jeune homme était calomnié et l’honneur d’une jeune fille traîné dans la boue! Dieu avait retiré la vue à son serviteur indigne, afin qu’il s’avançât davantage dans la voie de la déchéance que la luxure lui avait ouverte!
Mais Mme de Chandoyseau ne l’avait pas fait venir là pour contempler l’immensité du péché. Elle voulait qu’il lui donnât un avis, qu’il essayât de réparer ce qu’il avait – d’ailleurs innocemment – contribué à répandre.
– Que faire? dit-elle.
Le vieillard se redressa.
– Madame, si le mal est grand, dit-il, du moins en ignore-t-on la source. Monsieur Dompierre peut ne pas savoir que vous avez été son ennemie souterraine; dès lors, rien ne l’empêche de s’allier avec votre famille…
285– Rien! Mais, mon bon monsieur Lovely, vous ne voyez donc pas plus loin que le bout de votre nez: Monsieur Dompierre a une liaison, une vraie, celle-là…
– Eh bien! fit le clergyman.
– Eh bien! cette liaison, je l’ai découverte au mari, entendez-vous bien? Je ne sais trop ce qu’en pense celui-ci; il affecte depuis lors d’être mieux que jamais avec l’amant de sa femme; mais j’ai idée qu’il cache son jeu et qu’un de ces jours ces deux hommes-là vont se couper la gorge!
– Dieu tout-puissant!
– Vous voyez que Monsieur Dompierre est encore loin d’épouser ma petite sœur!… Ah! ah! dit-elle, je suis bien malheureuse, plaignez-moi, monsieur Lovely!
Elle avait pris les mains du vieillard; elle les baisait, dans son besoin de trouver un appui, et elle pleurait très sincèrement.
– Voyez-vous, disait-elle, j’aime beaucoup ma petite sœur, je ne suis ni une mauvaise ni une malhonnête femme, monsieur Lovely. Non, non
croire cela. J’ai été coquette, je sais bien… Oh! si, si, j’ai été très coquette avec vous, c’est très vilain, ça a pu vous donner de fâcheuses idées sur mon compte, mais ça n’aurait pas été plus loin, croyez-le bien, je n’aurais pas permis; je suis honnête et très fidèle à mon mari!…
Elle disait vrai, dans son réel affolement. Son étourderie naturelle lui faisait oublier qu’elle achevait de martyriser le malheureux vieillard, tout en essayant de se rehausser dans son esprit. Elle était une femme très honnête, elle n’avait jamais trompé
aimait beaucoup sa petite sœur; mais elle faisait cent fois pis que si elle eût été méchante et malhonnête.
Le désespoir verdissait la figure du révérend Lovely. En l’espace d’une minute, il perdait jusqu’à ce dernier 286espoir du péché qui était son seul soutien, dans son grand désarroi moral. Ainsi donc, il n’assouvirait pas les pauvres désirs accumulés durant une longue vie de probité et de vertu; ce serait en vain qu’il aurait secoué ces temps-ci les remontrances de sa conscience et causé la détresse de sa digne femme! On s’était joué de lui comme d’un pantin, pendant qu’il exposait, lui, brave homme, toute l’honorabilité de sa vie, et sa part de ciel, que sa foi lui montrait compromise. Et, du même coup, on lui montrait, qu’il était beaucoup plus coupable qu’il ne l’eût cru, car il avait trempé dans les plus honteuses calomnies. Ne devait-il pas se révolter et souffleter cette poupée, cet article de bazar de Paris qui était la cause d’un tel désordre?
Il leva sur elle ses yeux où la passion tardive avait fait surnager une grande tendresse enfantine curieusement mêlée à une affreuse servilité.
– Oh! je sais, dit-il, que vous êtes une femme excellente; c’est moi qui ai été le coupable, et je vous en demande pardon…
– Mais, que faut-il faire? dit Mme de Chandoyseau qui n’avait que cette idée en tête.
Il lui dit, avec son accent comique qui donnait une étrange saveur à ses paroles sérieuses, qu’il revendiquerait lui-même la responsabilité de tout ce qui s’était fait. Il emploierait tout ce qui lui restait de forces à arracher la calomnie jusqu’en ses racines; il avouerait qu’il s’était trompé: on attribuerait l’éclat donné à ces faux bruits à son excès de zèle… N’était-ce pas vraisemblable de la part d’un «pasteur protestant»? dit-il en s’efforçant de sourire. Et ceux qui seraient tentés de croire que Mme de Chandoyseau avait été pour quelque chose dans ces affaires, apprendraient par lui-même qu’elle avait été abusée par l’influence d’un vieillard…
287– Oh! oh! dit-elle, mon révérend, vous ne ferez pas cela; je ne le souffrirai pas.
– Je le ferai.
– Mais vous êtes un saint!
– Je n’aurai point de mérite, dit-il, en relevant encore une fois sur elle ses yeux souffrants où l’on sentait le cruel plaisir qu’il éprouverait à se sacrifier pour elle.
– Oh! dit Mme de Chandoyseau, vous savez que je n’accepterais jamais ça, s’il ne s’agissait que de moi; mais il s’agit de sauver une jeune fille.
– Dieu nous aidant, nous la sauverons, madame, dit le révérend Lovely en se retirant avec la contenance d’un chrétien qui marche à la mort.
Elle le regarda un instant s’éloigner, puis, étant passée dans le hall, elle y oublia tout, au milieu du babillage de ses nombreuses amies qui l’appelaient: «l’idéale petite maman».




288XXIV


Mille occasions se présentaient, ainsi que le veut l’étonnante ironie du monde, pour créer une cohésion artificielle au groupe désuni par les péripéties du voyage au lac de Côme. C’est ainsi que Mme de Chandoyseau et M.
Belvidera, qui n’avaient vu ni l’un ni l’autre l’Isola Madre, ayant exprimé chacun séparément leur intention d’y faire une excursion, on apprit pendant le déjeuner que les barques avaient été retenues de part et d’autre pour l’après-midi.
Dans ces circonstances, il se trouve toujours un M. de Chandoyseau pour s’écrier:
– Quel heureux hasard! nous ferons route ensemble.
Dompierre avait voulu se soustraire à cette promenade; mais on savait que lui seul pouvait avoir de ses amis les jardiniers l’autorisation de rester dans l’île après le coucher du soleil, et c’eût été bien peu aimable à lui de refuser son précieux concours. On emportait une collation et des rafraîchissements. C’était une très jolie partie de plaisir. Qu’est-ce qu’il y a de plus agréable qu’un pique-nique entre amis?
C’était une de ces journées radieuses où l’automne 289semble semer ses trésors à profusion, jeter la chaleur et la lumière à pleines mains, comme s’il vous disait: «Allez, allez! c’est la fin, je donne tout; nous n’avons plus d’économies à faire; nous mourons demain!»
Gabriel courbait les épaules sous la pesanteur
voluptueuse des arbres où il avait passé à l’époque heureuse de son amour, au bras de Luisa. Le palais rose, les balustrades fleuries, les lianes encombrantes des allées, le parfum des plantes exotiques, et la présence encore de celle qui lui avait divinisé tout cela, mais aujourd’hui suspendue au bras d’un autre, lui versaient un enivrement qui s’accentuait pas à pas. Il fouettait de sa canne la tige des plantes, et il se redressait parfois, tout en marchant, comme s’il eût senti que sa taille ou ses membres ployaient.
Mme
de Chandoyseau s’exclama en passant devant la fenêtre de la chambre des fleurs. Il y en avait une quantité en pots, et quelques-unes, déjà cueillies et humectées d’eau fraîche, étaient disposées sur les paniers et faisaient avec le mobilier rustique le plus gracieux effet.
Mme Belvidera et Dompierre étaient demeurés en arrière.
– Venez donc! venez donc! leur dit-on; il faut absolument voir cela, c’est délicieux!
– Ah! dirent-ils
, et ils s’avancèrent jusqu’à l’appui de la fenêtre, pendant qu’on se retirait pour leur faire place.
Ils durent se pencher, explorer la pièce du regard.
Gabriel murmura:
– Je veux vous avoir là, une dernière fois, quand la nuit tombera, là!
Elle ne lui répondit pas et s’
exclama comme tout le monde:
– C’est délicieux! c’est délicieux!
290On goûta sur l’herbe, à l’endroit précisément où les deux amants avaient été le plus touchés par la beauté du paysage. C’était au milieu de camphriers, d’arbres à thé, de houx frisés et de chênes
verts. Un vieux cèdre étalait au-dessus d’eux, comme une main rigide, sa branche plate, gigantesque. On voyait Pallanza toute blanche, au travers d’une fenêtre de feuillage. À cinq heures, la grille de la grande entrée fut fermée et le bruit de fer en cet endroit charmant.
Ainsi, dit la petite Luisa, nous sommes tout seuls dans l’île à présent?
– Tout seuls, avec les jardiniers.
On battit des mains, ce fut un
vrai bonheur pour tout le monde de profiter d’un avantage exceptionnel.
À l’heure du coucher des oiseaux, l’air fut déchiré
d’un grand vacarme, et l’on vit passer les paons qui rentraient.
Puis vint la promenade à la nuit tombante que hâte l’ombre des arbres séculaires. Dans le demi-jour, on marchait sur la couche profonde des feuilles sèches. Elles étaient en si grande abondance dans certaines allées que les pieds
enfonçaient très avant et sentaient les arrière-couches déjà fermentées. Une odeur fauve s’en dégageait. À la moindre brise venue du lac, les feuilles tombaient en neige d’or voletante qui s’attachait aux chapeaux des femmes, ou se plaquait sur les corsages et jusque sur les joues en donnant la sensation d’un baiser froid, furtif et faisant presque peur. Mais, çà et là, une grande trouée s’ouvrait dans le ciel rouge du couchant, et la braise ardente des feuillages frappée par cet incendie réchauffait soudain, ranimait, faisait rire quelqu’un sans qu’il sût pourquoi.
On joua à cache-cache. On se perdit.
291Gabriel se trouva vis-à-vis de Luisa au hasard du jeu. C’était dans la proximité du palais. Il
l’empoigna par la main sans lui rien dire et l’entraîna. Ils parcoururent toute une allée sans prononcer une parole. L’ombre était déjà partout épaisse. Il souleva le lierre, poussa la porte de la chambre des fleurs sans rencontrer de résistance. Ils n’entendaient l’un et l’autre que leurs souffles très émus, et au loin, dans le parc immense, les longs cris du jeu. Gabriel verrouilla la porte sans quitter la main de Luisa:
– Ah! je t’ai! dit-il, en la baisant comme une bête vorace.
Elle était hébétée, folle, absente. Elle ne songea qu’à dire:
– Prends garde! je suis pleine de feuilles.
Mais il mordait
à même le corsage les feuilles rouillées et humides, au petit goût fadasse et corrompu de chose morte.
Ils roulèrent parmi les fleurs dont ils entendaient
craquer les tigelles écrasées et dont la saveur forte était incommodante. Les feuilles qu’elle avait dans les cheveux exaspéraient Luisa; elles lui retombaient sur la figure; elle croyait que c’étaient des bêtes; elle voulait qu’on fît de la lumière.
– Oh! oh! disait
-elle, c’est fini! c’est fini! Il faudra bien que je m’arrache à tout cela… Nous allons partir!… Oh! quelle misère! quelle honte!
On entendit à nouveau les cris et les appels lointains des joueurs.
– On nous croit perdus,
dit Gabriel avec une espèce d’ironie féroce.
Taisdit-elle; tu me fais horreur; nous sommes bien perdus en effet!
– Ah! donne! donne!
faisait-il de sa voix de passionné éperdu, en lui écrasant la gorge de ses baisers, 292comme il écrasait les fleurs. Et tout le corps de la malheureuse se cabrait par l’effet d’une volupté infernale, pendant qu’elle couvrait son amant d’injures et criait qu’elle avait des bêtes plein le cou.
– Tu vois, tu vois!
répétait-il, dans son ivresse, il y a tout de même un Dieu qui nous protège, puisque je t’ai encore ce soir, puisque je t’ai là, dans cette chambre qui nous attend depuis des semaines, dans cette chambre que j’avais fait aménager pour nous, où je m’étais juré de t’avoir… Tu vois, nous y sommes chez nous! Comme nous sommes bien là pour nous damner! ajouta-t-il avec un rire nerveux. Ah! je t’aurai encore, je t’aurai encore ici!…
– Non,
tu ne m’auras plus! je me sauverai!
– Mais si! vois donc comme c’est fait exprès: on dirait que tout le monde s’est entendu pour nous laisser ici… Lee n’est pas là aujourd’hui, et jusqu’à la Carlotta qui devrait venir chercher ses fleurs à cette heure-ci et qui ne vient pas!…
– Mais elle viendra
; elle va venir. Allons-nous en!
– Reste encore! attends que je devienne fou: je me jetterai par cette fenêtre et tu seras débarrassée de moi!
– Voilà encore des feuilles! dit-elle, impatientée, en retirant les choses humides
et gluantes de sa chevelure. Ah! cet automne effrayant, tout rouge, et tout pourri en dessous, as-tu vu, ce soir, comme ça nous ressemble?… Écoute! écoute!
Des cris plus vifs et plus prolongés venaient du dehors.
– Allons-nous
en! allons-nous-en!
Gabriel lui-même s’était relevé à cause de la vigueur du cri que l’on venait d’entendre.
– J’ai peur! dit Luisa
, ne me quitte pas… où es-tu?
293Il avait ouvert la fenêtre et prêtait l’oreille.
Ça ne vient pas du parc, dit-il; il y a quelqu’un qui a appelé sur la grève… Peut-être sont-ils déjà descendus aux barques et ils nous appellent pour partir.
– Donne-moi la main, dis! ne me laisse pas!
Ils tremblèrent tous les deux simultanément, les mains unies. Un cri
terrible venait de jaillir comme une fusée éclatante dans le silence du soir.
– N’aie pas peur, dit Gabriel, on ne nous appelle pas, mais viens, viens!
Et il l’entraîna à demi morte d’effroi.




294XXV


Ils tombèrent
presqu’aussitôt au milieu des jardiniers qui se précipitaient du coté du sentier qui conduit à la porte dérobée par où les deux amants avaient pénétré un jour dans l’Isola Madre.
– Qu’est-ce qu’il y a?
Mais les hommes bondissaient sans répondre. Une de leurs femmes, le poing sur la hanche et hochant la tête, dit:
– Oh! c’est Paolo. Il en veut à Carlotta. Il l’a peut-être bien tuée à l’heure qu’il est.
Gabriel ne put se tenir et s’élança à la suite des jardiniers en disant à Luisa de l’attendre; il lui apporterait immédiatement des nouvelles.
Arrivé à la petite porte dissimulée sous les lianes fleuries, la petite porte des contes de fées, il rencontra un groupe de trois jardiniers contenant à grand’peine Paolo qui gesticulait et hurlait.
– Votre ceinture, signore, s’il vous plaît! dirent-ils; nous n’avons pas de quoi le tenir!…
Gabriel défit
la ceinture que les hommes avaient remarquée sous son veston blanc, et on lia les mains au forcené.
295– À la bonne heure! dit Gabriel, comme
ça!…
– Oh! signore, malheureusement c’est trop tard!
– Comment! c’est trop tard?…
Les trois hommes regardèrent tous dans la même direction, et, avec un geste résigné des bras:
– Ça y est!
– Grand Dieu! il l’a tuée!
On voyait à une cinquantaine de mètres les lueurs vacillantes des lanternes que quelques-uns des hommes avaient songé à apporter; et on distinguait
tout autour des gens courbés ou à genoux.
Le jeune homme ne fit qu’un saut. On l’accueillit par le même mot simple et tragique:
– Ça y est!
Quelqu’un ajouta:
– Ça devait arriver.
Carlotta était couchée sur le sable. Ses cheveux avaient été défaits dans une lutte corps à corps où elle avait dû se défendre désespérément; une blessure à la tempe rougissait cette toison noire magnifique, presque à l’endroit où elle avait coutume d’y piquer des roses
pourpre; sa bouche était entr’ouverte; on apercevait l’arc d’ivoire de ses dents. On avait déchiré son corsage dans l’espoir qu’elle respirât encore, et sa pure poitrine de déesse et de vierge demeurait immobile comme un marbre. On la recouvrit. Sa figure gardait, comme aux jours de son court bonheur, la sérénité puérile ou divine des chefs-d’œuvre antiques. Avec sa lèvre relevée et ses bras demi-nus écartés en croix, elle n’était pas différente de ce qu’elle était dans sa barque, lorsqu’élargissant les bras pour saisir les avirons, elle commençait de chanter.
Les amis arrivèrent, ayant cessé le jeu en entendant les cris.
Mme Belvidera s’était jointe à eux; et les 296femmes des jardiniers étaient également descendues.
Tons vinrent grossir le groupe des hommes muets penchés sur le cadavre de la marchande de fleurs. Il se fit un
léger remuement. De petites réflexions étaient étouffées dans les gorges crispées par le saisissement. Cela faisait des espèces de gloussements, émouvant langage d’une terreur unanime.
Puis
les femmes de l’île s’agenouillèrent une à une. Une vieille qui était courbée en deux prononça ces seuls mots:
– Sa mère! sa pauvre mère! qu’est-ce qu’elle va dire?
Alors toutes les femmes se mirent à pleurer.
Un de ces hommes
rudes, en contemplant l’admirable morte, brandit le poing avec indignation:
– Quel malheur! dit-il.
Tous
comprirent l’épouvantable injustice des choses. L’extraordinaire beauté de la jeune morte les touchait jusqu’au plus profond de leurs instincts, et ils sentaient qu’elle était faite pour charmer les regards et enchanter le monde. Ils ne pouvaient relever les yeux de sur elle, tant la beauté qu’elle gardait dans la mort avait de puissance. Ils étaient tous en colère. Peu à peu ils firent comme les femmes et se mirent à genoux, gagnés par l’attendrissement. Tout le monde resta longtemps, dans une stupéfaction religieuse, en face de ce grand outrage du ciel, qu’il fallait accepter.
Puis les étrangers
remontèrent dans les barques, et les jardiniers emportèrent le corps de Carlotta.
Le retour à Stresa fut lugubre. Personne n’osait parler. Outre l’émotion que causait l’affreux événement, plusieurs avaient de graves raisons d’être bouleversés par la disparition soudaine de la marchande de fleurs. Mme de Chandoyseau était fort gênée à cause de ce qu’elle avait dit à maintes reprises de défavorable 297à la réputation de Carlotta, et elle avait un véritable remords de ce qu’elle avait répandu en sourdine. Les âmes petites et basses sont toujours effrayées devant la mort. La situation de
n’était guère moins embarrassée. Il se trouvait entre Mme Belvidera qu’il n’avait pas détrompée depuis le jour où elle avait puisé à l’Isola Madre la conviction que Carlotta était la maîtresse de Lee, et M. Belvidera qui le croyait l’amant de la pauvre fille. Que dire? Que faire? Laisser planer cette double erreur lui paraissait odieux. Mais avouer à Luisa que Carlotta était la plus honnête fille du monde, c’était lui avouer la lâcheté qu’il avait commise en acceptant la réputation d’être son amant, dans le but de détourner les soupçons de M. Belvidera. D’autre part, dire à M. Belvidera: «Je n’étais pas l’amant de Carlotta», c’était rouvrir précisément à de possibles soupçons une porte qu’il avait coûté si cher de fermer. Vis-à-vis de cette morte, cependant, le goût de la vérité semblait l’emporter sur toutes les autres considérations. Un immense besoin de franchise montait au cœur de tous. Nettoyer, laver à grande eau toutes ces misères! Ah! quel soulagement et quel désir! Le couteau de Paolo, en tranchant la vie de Carlotta, n’ouvrait-il pas une phase tragique; ne laissait-il pas dans l’air une surexcitation, n’ébranlait-il pas les nerfs des uns et des autres, ne donnait-il pas le signal d’en finir?
On croisa dans l’ombre une barque où l’on reconnut Dante-Léonard-William. Il avait son chapeau rabattu sur les yeux; un manteau à grand col relevé l’enveloppait. Il allait probablement au
devant de Carlotta pour une de ces promenades nocturnes qui étaient toujours demeurées mystérieuses. Peut-être se contentait-il en ces entrevues de s’asseoir à côté d’elle et de dire des vers en regardant dans ses yeux la couleur 298bleue des montagnes? Peut-être suivait-il sa barque dans le sillage embaumé des fleurs? Alors, ce soir, il allait mettre pied dans le sable rougi du sang de sa jolie muse; il l’attendrait sur la grève; il l’appellerait doucement en disant plus haut certains vers auxquels l’oreille de la pauvre enfant était sensible! Dompierre, qui connaissait par cœur ces vers, tremblait à la pensée que la voix du poète les prononcerait ce soir sans éveiller l’écho charmant de la chanson accoutumée; il les entendait par avance retentir et s’éteindre en vain sur cette grève d’Isola Madre, désormais muette et sans parfum.
Lee ne répondit pas au mouvement que sa vue avait provoqué dans la barque. Il ne voulait pas être reconnu.
Quelqu’un dit:
– Ne
faudrait-il pas le prévenir de ce qui est arrivé?
Dompierre hésita un
instant, puis se ressouvenant de l’acharnement que l’Anglais avait toujours mis à se montrer insensible à tout malheur particulier et à vilipender les émotions de l’amour, il pensa qu’il ne serait pas dommage que celui qu’il soupçonnait de commencer à avoir le cœur touché, reçût:
– Laissons-le donc, dit-il, que voulez-vous que
ça lui fasse!
La barque du poète continua de filer dans l’ombre vers l’
Isola Madre.




299XXVI


La mort de Carlotta
révolutionna l’Hôtel des Îles-Borromées. Tout le monde la connaissait, lui achetait des fleurs chaque jour, et avait coutume d’aller l’entendre, le soir, soit dans les jardins, soit sur le lac. Sa beauté était proverbiale, et Mme de Chandoyseau l’avait agrémentée d’une légende qui ne contribuait qu’à piquer davantage la curiosité. Les regards étaient dirigés sur Gabriel Dompierre qui souffrait cruellement, condamné à ne paraître ni trop affecté ni indifférent, et condamné cependant à s’entretenir comme le premier venu, d’un sujet dont l’actualité brûlante absorbait tous les esprits.
On se porta, après le dîner,
dans les jardins, du côté du lac. Beaucoup avaient l’intention de se faire conduire jusqu’à l’endroit où le crime avait été commis, et ceux-ci ne cessaient d’interroger Dompierre sur le lieu précis où le corps était resté étendu. «À quel signe le reconnaître, monsieur? y avait-il des traces?…» Quelques-uns affectaient de ne pas l’interrogerété l’un des premiers témoins de l’assassinat. C’étaient les personnes discrètes, et qui voulaient épargner le pauvre jeune homme.
300Quant à ceux
qui n’allaient point à l’Isola Madre, ils éprouvaient un instinctif besoin de contempler au moins de loin la figure désormais sinistre de l’île qui contenait cette nuit le corps inanimé de la Carlotta.
L’allée qui longeait
le bord de l’eau, en face de l’Isola Madre, se trouva garnie d’une foule compacte. On avait fait apporter des sièges en quantité, et tous les pensionnaires de l’hôtel étaient là, animés de l’étrange curiosité que donne le voisinage de la mort.
Le révérend Lovely était en proie à une agitation inaccoutumée. Il allait et venait; s’introduisait dans un groupe comme s’il allait prendre la parole; ouvrait la bouche, puis la refermait, et partait, pour recommencer le même inquiétant manège. Quelques jeunes femmes se le montraient du doigt, et un éclat de rire léger fusait tout à coup au milieu de la pesante contenance générale.
– Qu’est-ce qu’a donc notre révérend?
– Personne ne le sait!… On dit qu’il n’aimait pas la Carlotta.
– Alors c’est de la joie?…
– Non, non! il paraît au contraire très peiné!
– Vieil hypocrite!
– Oh! je vous assure que ce n’est pas un mauvais homme!
– Est-ce qu’on sait jamais, avec ces mines-là!
– N’est-il pas amoureux de Mme de…
– Chut! la voici: elle fait une drôle de tête elle aussi, on dirait qu’elle a perdu quelqu’un de sa famille.
– Quand on pense que sa petite sœur était là-bas, et qu’elle a vu le cadavre! Pourvu qu’elle ne soit pas retombée malade!…
– Chère petite!
301– Oh! celle-là, c’est un ange!

Le ciel était pur,
rempli d’étoiles; l’air était calme et doux. Malgré le murmure des voix, le grand silence du lac était sensible, et la certitude qu’aucun chant ne s’élèverait ce soir de là-bas, du côté de la grosse masse enténébrée de l’île mère, répandait une angoisse, étreignait la gorge de tous ceux que cette musique avait émus.
Assis en face de
Mme Belvidera, Gabriel Dompierre, accablé, tournait la tête tantôt du côté de la jeune femme et tantôt vers cette grande plaine immobile où s’était mirée la période la plus tumultueuse de sa vie. Ni l’un ni l’autre des deux amants n’osaient parler. Mais tous deux comprenaient le sens du mystère que la nature impitoyable semblait avoir représenté devant eux et pour eux. Car l’illusion de la vie est telle que la plupart des événements et des choses y paraissent vraisemblablement organisés pour ou contre chacun de nous.
Ils se rappelaient cette voix entendue sur le lac, dès la première soirée de leur séjour, cet attrait irrésistible qui les avait placés côte à côte dans une même barque, à la poursuite de la séduction flottante qu’avait été la jolie marchande de fleurs. Et, chaque soir, la chanson ardente et naïve avait été une invitation nouvelle à l’amour. Cette mélodie les avait été chercher, les avait attirés, fascinés, jusqu’à ce qu’elle les berçât aux bras l’un de l’autre dans la barque amarrée sur le sable, aux environs des lauriers
-roses. Quelle volonté cachée, quel caprice inconnu avait prémédité et exigé leurs baisers, leurs extases et jusqu’à leur douleur présente?
Et la figure de Carlotta grandissait dans leur esprit. Certaines paroles de Lee leur revenaient à la mémoire, et ils ne souriaient plus du poète qui avait salué en 302cette fille des Borromées
, le génie du lac et des îles. Qu’est-ce exactement que la réalité, dans le monde? À quel point précis se différencie-t-elle du rêve?
Maintenant, il avait disparu, le joli dieu
des îles et du lac. Jamais plus aucune de ces rives ne recevrait l’image de sa beauté, ni ses fleurs, ni ses chansons! Le vent sévère de l’arrière-automne allait disperser les mille parcelles desséchées des ombrages que son charme avait pénétrés. Tout allait se faner, se dénuder et mourir; tout ce pays serait prochainement dépeuplé. Les îles Borromées étaient sans âme.
Tout à coup, il y eut un mouvement dans les groupes, et l’on entendit s’élever la voix du révérend Lovely. Ce fut une surprise si grande, et ce qu’il se mit à dire était si extraordinaire que chacun se demanda si l’on devait rire ou si l’on assistait à une de ces scènes telles que la foi religieuse ou la passion élevée jusqu’à la démence peuvent seules en provoquer.
Le révérend parla de la jeune morte sur le ton qu’il eût employé au prêche du dimanche, quand il prenait texte d’un fait divers quelconque pour en tirer une morale pratique. Puis il passa rapidement aux bruits qui avaient couru sur le compte de la pauvre fille, sur de prétendues liaisons scandaleuses, dont nombre de personnes avaient pu être incommodées.
On s’approchait; on se poussait le coude. Plusieurs trouvaient l’allusion un peu violente. En vérité, c’était manquer de tact. Mme Belvidera, que ses intimes émotions étouffaient, faillit se trouver mal à ce surcroît d’épreuves pour le malheureux jeune homme qu’elle plaignait. Dompierre était devenu pâle de colère.
Mais soudain l’anxiété générale vira, à la plus inattendue des révélations.
303Le révérend affirmait, du ton et du geste de la plus forte conviction, que les bruits qui avaient couru étaient faux, que Carlotta était honnête, et qu’elle était morte vierge sous les coups d’un fiancé soupçonneux induit lui-même en erreur par suite de misérables calomnies qui avaient trompé tout le monde.
«Ah! ça, pensaient Mme Belvidera et Dompierre, est-ce qu’il va accuser publiquement Mme de Chandoyseau!» Ils n’osaient la chercher des yeux, de peur de voir son trouble. Eux-mêmes avaient pitié d’elle.
«Qu’est-ce qu’il peut savoir de tout cela?» se demandaient la plupart des auditeurs du clergyman.
Il dit tout de suite ce qu’il en savait. La sueur lui perlait au front. Il avait une figure d’illuminé. Ses yeux prenaient un feu inaccoutumé. Toute sa personne, si remarquable habituellement par son aspect de placidité, semblait contractée par un effort extrême. Et, – ce qui contrastait avec la tristesse du sujet et le mal qu’il paraissait prendre à le développer, – il y avait une espèce de joie, quelque chose de comparable au plaisir d’un homme ivre, dans l’expression de sa physionomie et dans le timbre de sa voix.
Ce qu’il en savait? Mais c’était bien simple, dit-il; c’était lui-même qui était l’auteur de ces calomnies!
Tout l’auditoire frémit; il y eut des «oh!», des «ah!», et des chuchotements, et des exclamations, et des protestations à haute voix.
Il répéta: «C’est moi! c’est moi! c’est moi!»
Il était étranglé, littéralement. Il porta même la main à sa gorge comme pour élargir le garrot qui lui rompait le souffle. Mais les mots passèrent; on les entendit bien: «C’est moi! c’est moi! c’est moi!» Et aussitôt qu’ils furent passés, le martyr sourit. Il ne voulut pas regarder celle pour qui il avait l’ineffable bonheur de souffrir; mais il ferma les yeux; il la vit au dedans de 304lui, et il pensa aussi sans doute qu’à ce moment-là, Dieu, qui a pitié des pauvres créatures, lui pardonnait sa passion.
Quand il releva les paupières, il était radieux. Il expliqua avec aisance comment la chose invraisemblable s’était produite, comment le démon s’était emparé de lui, et l’avait porté à salir la réputation d’une enfant. Ce qu’il avait fait était immonde, disait-il. Jamais le pécheur n’était descendu si bas dans la turpitude. Il n’y avait pas d’excuse à sa faute (en disant cela, il pensait à ses désirs adultères), il l’avait commise pleine et entière, telle qu’il la confessait à la face de tous. Par là, il avait déshonoré sa vie, souillé son habit, répandu l’opprobre jusque sur les siens. Il s’accusait et gonflait sa misère. Une étrange volupté l’enivrait. Il avait de la peine à finir de s’abîmer. Songez que c’était la seule façon qui lui restât d’éprouver du plaisir par l’amour!
– Il est fou! c’est évident! telle fut l’opinion de tous.
Mme de Chandoyseau ne savait où se mettre. Ce n’était pas cela qu’elle avait attendu de son clergyman. Elle avait compté sur une intervention discrète, sur un aveu habilement adressé à Dompierre ou à quelqu’un, en particulier. Ce vieil imbécile embrouillait les choses sans profit, et il se perdait lui-même inutilement. C’était une amère dérision.
– Il est fou! il est fou! chuchotait-on de toutes parts.
Quelques-uns cependant prenaient le parti de l’admirer.
– C’est crâne, tout de même, ce qu’il a fait là, en avouant ça!
– Mais ce n’est pas lui qui a inventé les histoires de la Carlotta!
305– Eh bien! alors, c’est encore mieux! Il s’est sacrifié pour quelqu’un!
– Ah! pour un sacrifice, ça c’en est un, par exemple!
– Mais d’abord, ces histoires-là sont-elles inventées par quelqu’un?
– Vous les croyez fondées?
– Je n’en sais rien.
– Ni moi non plus.
Un certain nombre de personnes serrèrent la main du vieillard quand il eut fini de parler. Il eût été moins étonné de les voir ramasser des pierres et le lapider. Ce cas échéant eût prolongé son douloureux ravissement. Mais les forces lui manquèrent, à la suite d’un si violent ébranlement, et ses jambes fléchirent.
Mistress Lovely était demeurée à côté de lui, impassible. Peut-être son mari l’avait-il avertie de ce qu’il ferait ce soir
que cet acte était chrétien, et l’approuvait. Elle se baissa, sans émotion, et le secourut à l’aide de sels et d’eaux de Cologne qu’elle portait sans cesse, afin d’être prête à soulager ses semblables. On l’aida, et l’on transporta le révérend.
Dans le tumulte, très
peu s’aperçurent de la barque de Lee, qui aborda aux marches situées près de l’endroit où se trouvaient M. et Mme Belvidera et Dompierre. Avec son grand chapeau et son manteau romantique, le poète traversa la foule comme une ombre. Il marchait à grands pas et d’une allure précipitée.
Une curiosité invincible fit lever Gabriel. Il avait hâte de savoir l’impression de l’accident sur cette étrange cervelle. Machinalement,
M. et Mme Belvidera se levèrent avec lui et le suivirent. Ils portaient le poids des événements, et parlaient peu. Ils se prome306nèrent de long en large dans le jardin des annexes, où Gabriel les avait entraînés; ils firent le tour du jet d’eau au perpétuel murmure. Le jeune homme leva la tête malgré lui: on allumait la lumière dans la chambre de Lee. Il brûlait de regarder, de tâcher de surprendre la figure de l’Anglais, de savoir… Mais ce moyen était par trop indiscret; de plus, il n’était pas seul; il essaya d’entraîner ses compagnons. Mais tout à coup, il leur dit, sans pouvoir se maîtriser:
– Regardez!
Ils levèrent la
tête dans la direction de la lumière. Lee était assis, la figure en plein dans la clarté de la lampe; il venait de se mettre à sa table de travail, simplement, mais ses mains étaient inertes, tombées devant lui, et, pour la première fois de sa vie, des larmes coulaient le long de ses joues.
M. Belvidera était stupéfait. Son étonnement augmenta en remarquant que Dompierre éprouvait une véritable joie à lui répéter:

– Regardez! regardez!
Dompierre raconta ce qu’il savait des relations de Lee et de la marchande de fleurs.
– C’était donc lui! s’écria M. Belvidera.
Il n’était pas son amant, dit Dompierre, et vous voyez, il vient seulement de s’apercevoir qu’il l’aimait.
Le malheureux!
– Il souffre de son orgueil abattu; mais que n’a-t-il pas souffert avant de pouvoir pleurer comme cela!
– Oui, dit
Mme Belvidera, cela se voyait sur sa figure. Maintenant il sera moins laid.
Ils restaient tous les trois immobiles et très émus devant ce baptême de la douleur d’amour qui achevait de faire d’un poète un homme.




307XXVII


On vit une dernière fois la figure de Carlotta, environnée de tout ce que la saison pouvait encore fournir de fleurs. La petite blessure de la tempe était invisible, et le repos de la mort idéalisait à peine ses traits qui avaient toujours été beaux et tranquilles.
Quand la bière
où ce corps charmant était couché à demi découvert, parut sous le portail de la petite chapelle d’Isola Madre, un saisissement parcourut l’assistance, composée de personnes innombrables massées dans le parterre étroit, juchées sur l’appui des fenêtres, sur les escaliers, sur la terrasse supérieure, et répandues fort loin dans les jardins. Ce peuple des îles et des lacs d’Italie, presque païen encore, avait un mouvement de révolte de ce qu’on lui ravît une si grande beauté.
Mais tout disparut promptement, et les gens trop éloignés, qui n’avaient pas entendu le bruit sourd de la chute du cercueil dans la terre et qui se haussaient sur la pointe des pieds, n’aperçurent plus que les fleurs que chacun jetait et qui se superposaient en une sorte de montagne
croûlante et sans cesse surélevée.
Après quoi, des centaines de barques s’éloignèrent
308d’Isola Madre dans toutes les directions. De petites lames dures agitaient le lac et toutes ces coques de noix vacillaient. La crainte du danger détourna les esprits de la tristesse de ce que l’on venait de voir et de tout ce que l’on sentait irrévocablement passé. En mettant le pied à terre, Mme Belvidera s’approcha de son amant et lui dit:
– Adieu, mon ami; nous partons.
Le malheureux s’attendait à tout. Cependant, il porta la main à la gorge, comme s’il se sentait étouffer.
Ne prenez pas cette figure-là, je vous en prie! dit-elle. Je vous ai prévenu pour éviter que mon mari vous annonçât la nouvelle le premier. Ah! de grâce! ne lui faites pas cette figure-là!…
– Bien! bien!… J’aurai le sourire sur les lèvres!
– Je ne vous demande pas cela… Mon Dieu! que vous êtes nerveux! Je vous supplie seulement de vous tenir, de… l’épargner!…
– … De l’épargner?…
– Oui. Oh! j’ai peur, si vous saviez, j’ai une peur de ce dernier moment!…
– Ah!
– Dame! mon cher ami, vous ne vous voyez pas! mais il y a des fois où vous tremblez en lui donnant la main!
– Ah!
– Ça vous fâche que je vous dise ça?
– Non, non! Oh! je ne songe pas à me fâcher!
– Enfin, vous ne voulez pas faire le malheur de toute ma vie?
– Non, non! je ne veux pas faire votre malheur; soyez tranquille: je ne tremblerai pas en lui donnant la main!… Mais, ajouta-t-il, les yeux à l’envers, quand partez-vous
?
309– Tantôt, après déjeuner.
– Tantôt! fit-il atterré
;… alors… c’est fini!
– Allons! dit-elle, soyez raisonnable!
Dompierre monta chez lui. Il ne se sentait pas le cœur de déjeuner.
La résignation et les paroles blessantes de sa maîtresse n’entamaient pas son amour et ne faisaient qu’exaspérer sa douleur. Les dernières semaines de sa liaison avaient été un enfer; cependant il eût souhaité qu’elles durassent indéfiniment.
Il entendit Lee, qui demeurait enfermé dans sa chambre depuis la mort de Carlotta. Autre drame, terrible et muet peut-être pour toujours. Il s’accouda à la fenêtre et attendit que l’omnibus de l’hôtel
fît crier le gravier des allées en venant s’ouvrir devant la porte du hall et ensevelir à jamais pour lui, dans sa boîte noire brillante, aux grosses lettres d’or, Luisa!
Luisa emportée, disparue! dans un instant! dans l’instant qui vient!…
Ces minutes d’exaspération ne sont pas assez longues. Et pourtant il lui a semblé que le temps du déjeuner n’en finissait pas. Mais qu’il voudrait donc demeurer là des jours, dans l’attente d’un moment
où Luisa paraîtrait, oh! même de loin, là-bas, au tournant d’une allée. Il écoute le petit bruit incessant du jet d’eau; il n’a pas la force de tourner la tête du côté du massif des cyprès.
C’est fait. Il vient d’apercevoir la lourde voiture. Un cri retentit. Il a reconnu sa voix. C’est elle qui appelle la fillette
:
– Luisa!
Ce cri se prolonge et se perd dans les jardins. Il voit de loin l’enfant qui court, les cheveux au vent.
Il descend. M. Belvidera vient à lui, les mains tendues; il s’excuse de partir si rapidement; il est rappelé par dépêche.
310– Je vous rends votre liberté, monsieur, dit-il; la gratitude que je vous dois pour avoir prolongé votre séjour à cause de nous, n’est pas de celles qui s’oublient; je vous garderai, cher monsieur, une infinie reconnaissance et une vive amitié. J’espère que…
– Mais ça a été un plaisir pour moi, dit Dompierre.
Il ne trouve drôle ni ce que lui dit le mari de Luisa, ni la tragique banalité des
phrases de politesse qu’il lui répond. Il paraît pâle, même sous la couche de bronze de sa peau; tout le ton de sa figure semble s’être mis à l’unisson de ses yeux bleus et de sa moustache claire. Dans le mouvement du départ, il espère que son trouble ne sera pas remarqué. Mais il a observé sa main. Il l’a posée dans la main du mari; elle ne tremblait pas. Cet honnête homme s’en ira avec sa belle illusion. Le bonheur de Luisa ne sera pas compromis. Si elle avait vu sa main, cette fois-ci, elle eût été contente.
La voilà
qui descend, avec des paquets, des ombrelles, des plaids. Elle demande à Mme de Chandoyseau si son chapeau n’est pas posé de travers. Elle a oublié un gant; elle fait remonter la femme de chambre. Elle appelle la petite Luisa que tout le monde embrasse.
– Nous ne sommes pas en retard, au moins?
L’omnibus est là, béant. Les malles sont posées sur l’impériale en lourd échafaudage; on a retiré la petite échelle accrochée à la tringle de fer, et un homme
tient ouverte la porte de la voiture. M. Belvidera gratifie les portiers, les maîtres d’hôtel, les valets de chambre, les garçons de table et les faquins.
– Allons
! allons!
Mme Belvidera, qui n’a pas eu seulement le temps de serrer la main de tout le monde, se tourne vers Dompierre, et, avec un sourire très bon, très aimable:
– Adieu, monsieur, dit-elle.
311Il s’incline et prend la main qu’elle lui donne
, sans oser la serrer.
– Adieu, madame.
M. et Mme Belvidera et l’enfant sont installés, avec deux étrangers, dans ce grand coffre anonyme, dans ce corbillard commun, dans cet impassible instrument de séparations, qui a fait répandre plus de larmes qu’aucune voiture de deuil. Un employé galonné en ferme la portière à grand bruit, et soulève sa casquette. Alors, de l’intérieur, ce sont des sourires et des signes de main. Le fouet du cocher a claqué. Le véhicule s’ébranle, et dans le temps de trois secondes, il a tourné sur la route et disparu.
Et on entend l’appel mélancolique, le long sifflet du bateau qui approche de l’embarcadère.




312XXVIII


Ceux qui restaient allèrent se promener. À part quelques connaissances assez indifférentes, il n’y avait plus autour de Dompierre que les Chandoyseau et
Solweg. Le révérend Lovely et sa femme étaient partis à la suite de l’affreuse scène du bord du lac, et Lee était là-haut tout seul.
On ne craignait plus le soleil; le lent tonneau d’arrosage avait interrompu sa promenade des beaux jours de torpeur, et les pluies fréquentes lavaient les allées.
Gabriel sentait approcher
la minute du chagrin qui déborde, éclate et se répand comme un fleuve qui a crevé ses digues. C’était une sourde rumeur grossissante qui semblait lui monter de la poitrine à la gorge, et qui se portait aussi sur la vue qu’elle brouillait peu à peu. Car le fait lui-même n’est presque rien en comparaison de son retentissement: l’adieu, l’omnibus et la dernière ligne du profil qui disparaît au tournant de la route, c’est à présent que cela pénètre et opère son ravage!
Il était tenté de fuir. Il avait eu plusieurs bonds en avant; il avait préparé le mot de congé: «Vous permettez?…» ou: «Pardon!…» Mais sa nature de 313voluptueux se rebellait inconsciemment contre le vide épouvantant qu’il allait éprouver dans la solitude. Et il restait par lâcheté dans la compagnie d’un homme nul et de ces femmes dont il sentait que l’une au moins était pleine de tendresse pour lui.
Parler de n’importe quoi; s’impatienter même de la vanité de l’heure qu’il allait passer là, c’était toujours reculer le moment de la redoutable explosion. Et il restait.
M. de Chandoyseau soutenait le bras de Solweg, dont la santé avait été de nouveau éprouvée par la vue du cadavre de Carlotta. On parlait d’Antonius, le peintre, qui revenait enfin de Venise, et devait prendre sa famille à Stresa pour retourner à Paris. En passant sous les épais massifs d’arbres verts tout ébranlés encore de l’organe de Luisa, Gabriel entendait la voix fine, fraîche, mesurée et précise de cette jeune fille qui parlait avec justesse, redressait avec application les erreurs de son beau-frère et de sa sœur, et sauvait, à elle seule, par son tact, la situation périlleuse que constituait leur réunion fortuite. Car Gabriel ne parlait plus guère depuis quelque temps à Mme de Chandoyseau, et il fallait son extrême misère présente pour qu’il se trouvât seul dans leur groupe. Mais cette superposition d’organes ne lui était pas désagréable, parce qu’il sentait que le second s’exerçait uniquement pour lui. C’était pour lui, et pour éviter que sa sœur ne l’éloignât par quelque maladresse, que Solweg, qui s’épuisait à seulement marcher, se donnait la peine de tenir la conversation. Et il avait dans son dénuement moral, un besoin éperdu que l’on s’occupât de lui.
De temps en temps Solweg devait s’asseoir. Mais elle sentait que l’atmosphère douloureuse qui régnait, réclamait le mouvement, et elle reprenait le bras de . Celui-ci s’étant absenté un moment pour chercher les mantilles de ces dames, à cause du vent qui fraîchissait, Gabriel offrit son bras à Solweg et l’on marcha quelque temps sans rien dire. L’émotion de la pauvre enfant était au comble. Son amour étant né malheureux et s’étant développé dans l’amertume, elle éprouvait toute la joie possible aux femmes destinées à souffrir, en s’apercevant que pour la première fois sa tendresse ne répugnait pas au jeune homme et qu’il se laissait soigner avec complaisance.
Un hasard fit qu’elle voulut se reposer sur le banc demi-circulaire qu’enclosait le massif des cyprès. Elle ignorait assurément que cet endroit rappelât des souvenirs brûlants à Gabriel. Il la retint du bras, par l’effet d’un mouvement involontaire. Il ne pouvait pas s’asseoir là, il ne pouvait pas! c’était plus fort que lui. Elle ne comprenait pas et insistait doucement; ils avaient marché beaucoup et les jambes venaient à lui manquer. Elle se tourna vers lui, et vit sa figure:
– Ah! fit-elle.
Ce fut une petite exclamation de surprise et de désespoir, si tendre que sa sœur elle-même ne l’entendit pas. Cependant les yeux de Solweg rougirent. Elle n’insista pas; elle se refit elle-même des jambes par un effort de volonté: elle fut même moins lourde à son bras, et ils allèrent plus loin.
Il avait saisi tout ce qui s’était passé. Mais cette douleur à côté de lui ne pouvait que faire déborder la sienne, et les larmes lui montèrent aux yeux. Il se contint, d’un mouvement violent, et elles ne firent que perler. Mais ils s’étaient vus pleurer l’un et l’autre, et leurs deux infortunes, cependant si contradictoires, les rapprochaient
.




315XXIX


À la suite d’une
nuit affreuse, Gabriel se hasarda à frapper à la porte de Lee. Les deux hommes se serrèrent la main en silence. Puis, ils parlèrent de choses absolument insignifiantes ou du moins si étrangères à leur véritable préoccupation, que leur conversation trébuchait à chaque pas et tombait.
– Il est temps de partir, dit Dompierre.
– Oui.
– Quand?
– Quand vous voudrez.
Ce soir.
– Voulez-vous vous charger de prévenir à l’hôtel?

Gabriel descendit et donna des ordres au bureau. Ensuite, il regarda successivement sa montre, une horloge, une autre horloge et puis sa montre encore, dans l’espoir de trouver le temps plus avancé qu’il ne l’avait cru tout d’abord. Les pensionnaires étaient clairsemés, les corridors reprenaient le calme des mortes-saisons; à chaque passage du bateau l’hôtel se dépeuplait davantage.
Une pluie fine bruinait au dehors; il resta quelques minutes contre la vitre d’une porte-fenêtre, en face 316de l’immense tristesse qui avait envahi le paysage. Le lac était à demi voilé, les îles invisibles. Gabriel noyait sa pensée dans le deuil de la nature; et le vent qui chassait la pluie en nuages grisâtres rasant la surface de l’eau, semblait promener sur cette désolation les formes mêmes de sa
mélancolie.
Il ouvrit
machinalement la porte du salon de lecture et eut un mouvement de surprise en y trouvant Solweg. Il avait tant souffert depuis la veille que le souvenir de la scène muette qui s’était passée entre la jeune fille et lui, lui avait échappé. Il avait oublié jusqu’à cette vivante tendresse dont le contact lui avait été cependant comme un pansement frais sur une blessure. Il l’éprouva de nouveau en recevant le premier regard qu’elle lui donna.
– Ah! fit-il, mademoiselle, comment allez-vous?

Elle était assise, dans le jour de la fenêtre. La chair délicate de son visage, les alentours extrêmement sensibles de ses yeux manifestèrent une émotion vive
en même temps qu’une rapide et ferme résolution. Cette petite tête solide et volontaire avait jugé d’un coup qu’elle pouvait, par un seul mot, donner une consistance inespérée au lien encore lâche et fragile qui l’unissait au jeune homme. Elle ramassa tout son courage, et le regardant avec toute l’admirable franchise de ses yeux qui n’étaient plus d’une enfant malheureuse, mais d’une femme qui a conscience de sa force, elle répondit simplement à la question qu’il lui adressait sur sa santé:
– Et vous?
Elle assista vaillamment à l’effet de la surprise qu’il éprouvait. Par cette interrogation, elle jetait bas tout masque conventionnel, toute retenue de timidité; elle s’emparait pour pénétrer en lui des armes que le hasard des circonstances lui avait fournies contre le 317secret de son intrigue; elle faisait flèche, une bonne fois, enfin, des mille perspicacités inavouées et toujours contenues, dont elle avait entouré les relations
homme qu’elle aimait.
C’était courir un risque considérable. Elle connaissait, pour en avoir été trop molestée, l’irritabilité excessive de Gabriel vis-à-vis de tout ce qui approchait du sujet de sa passion. Elle pouvait lui déplaire et le blesser violemment, irrévocablement. Mais le temps pressait; elle flairait un départ prochain, peut-être furtif; si elle n’agissait pas sur-le-champ, elle le perdait peut-être à jamais.
Au fond, son instinct de femme la rassurait puissamment contre toutes ces incertitudes: elle était certaine que, par-dessus tout, il avait besoin d’être plaint.
Et, en effet, la sensibilité du pauvre garçon était si à vif en un point, qu’elle se trouvait annihilée en tous les autres. Ce fut à peine s’il remarqua l’importance extraordinaire de ces deux mots «et vous?» que le regard expressif de Solweg appliquait, sans aucun doute possible, à sa santé morale. Il ne songea pas à se dire: «Comment! c’est une jeune fille qui vient me faire allusion à ce dont je ne puis parler à personne au monde! C’est elle que j’ai dédaignée, tarabustée, blessée à propos de mon amour, qui vient me dire: «Eh bien! mon ami, et votre cœur?» C’est là
l’aboutissement d’un long drame silencieux de deux mois et qu’une petite pointe enfin termine, une petite pointe qui me pénètre et dont je ne prévois ni la direction, ni l’arrêt dans les profondeurs de mon être!…» Il ne pensa qu’à la douceur de ces yeux compatissants qui pourtant l’avaient tant de fois irrité! Il en recevait la caresse avec une gratitude visible sur sa figure ravagée. Ah! la petite Solweg 318était désormais tranquille: il la remerciait simplement, sans lui dire un mot, mais de toute l’éloquence de ses traits bouleversés, de toute son attitude épuisée, fléchissante, et de sa main, enfin, dont il osait presser la fine main tremblante que lui avait tendue la gracieuse sœur de charité.
Ils restèrent ainsi quelques secondes qui leur parurent longues, les mains unies, et sans parler.
Cet instant imprévu était définitif pour l’un et pour l’autre. Solweg en pressentait toutes les conséquences futures avec un ravissement intime, et lui, avec une surprise hébétée, un ahurissement naïf, une sorte d’accablement ni heureux, ni pénible, tel qu’en éprouvent la plupart des hommes en se laissant plier à la logique des choses qui a remplacé chez les modernes l’antique Destin.
Que dire? Il y a des moments où les mots ont trop de sens, où le moindre chuchotement a des résonances de fanfare.
Ils refoulaient tout ce qui leur montait aux lèvres. Il voulait dire: «Mais non! pauvre petite, c’est impossible! vous sentez bien que je ne vous aimerai pas!…» Elle voulait lui dire: «Je vous aime! je vous aime! et je serai si heureuse en continuant de souffrir par vous!…» Pourquoi ne lui avouait-il pas: «Je suis un lâche: j’ai aimé, j’aime encore et j’aimerai sans doute toujours une femme que vous avez tenue sous vos pieds, et je ne vous prendrai, vous, que parce que vous êtes la seule qui puissiez soigner convenablement ma douleur…» Elle lui aurait évidemment répondu: «Je vous aime! Nous autres femmes, nous aimons les lâches comme les héros, quand nous aimons.»
Ils se taisaient.

Par contenance, ils tournèrent la tête
du côté de la vitre que la pluie battait. On n’apercevait que les 319feuilles ruisselantes des fusains et des lauriers-cerise et les grands glaives tordus et flamboyants des aloès sur quoi l’eau glissait comme sur une peau grasse.
– Quel temps!
– Quel temps!
– Est-ce que vous partez
? demanda-t-elle.
– Oui,
ce soir.
Elle eut un frémissement imperceptible:
Nous, seulement demain, dit-elle. Mon frère nous attendra à Milan.
– Ah!… Et vous rentrez à Paris?
– Avec mon frère, oui.
– Avec votre frère?… et monsieur et madame de Chandoyseau?
– Oh! ils vont à Rome, à Naples, je ne sais où! Mais je vais habiter chez mon frère…
– Jusqu’au retour de votre sœur?
– Non, définitivement.
– Ah!

Ils regardèrent encore tomber la pluie.

Elle releva doucement, tendrement, ses yeux vers lui:
– Pourquoi partez-vous ce soir? dit-elle.
Il hésita un peu, puis il lui sourit, pour la première fois. Elle était toute remuée, haletante et suspendue à ses lèvres:
– Je ne partirai que demain, dit-il en se retirant.





320XXX


Sous la pluie persistante, Gabriel Dompierre et Dante-Léonard-William Lee,
M. et Mme de Chandoyseau et Solweg quittèrent Stresa par le bateau du matin. Installés à l’arrière, sous l’abri de toile qui couvrait le pont, tous donnaient un dernier coup d’œil à cette anse privilégiée du lac Majeur qui contient Pallanza, Baveno, Stresa et les trois îles.
Le poète s’était installé à l’écart, enfermé dans le mutisme qu’il n’avait pas rompu depuis la mort de Carlotta.
Mme de Chandoyseau, qui ignorait la secrète entente de Gabriel et de sa sœur, et qui croyait avoir fait le malheur de celle-ci, ne savait plus à qui adresser la parole.
M. de Chandoyseau, mettant la tristesse générale sur le compte du mauvais temps, hasarda cette réflexion:
– Que diable! il ne faut pas nous plaindre, nous avons passé là une bien belle saison.
Personne ne souffla.
– Mademoiselle Solweg, dit
Dompierre en s’approchant de la jeune fille, j’espère que vous me ferez le plaisir de me présenter à monsieur votre frère?…
321Elle sourit sous sa capeline imperméable dont la chaleur lui rosait les joues:
– Bien volontiers, dit-elle, mais il faut que je vous prévienne de ne pas m’appeler Solweg devant lui, cela le met en colère!
– Pourquoi donc?
– Je ne m’appelle pas Solweg. C’est ma sœur qui a tenu à me baptiser ainsi depuis trois ans… Figurez-vous que je m’appelle Marie-Rose.
– À la bonne heure!
– Oui, mais c’était un peu simplet, vous comprenez, pour ma sœur!…
Elle éprouvait un véritable bonheur de se voir enfin débarrassée du malentendu et de l’affublement ridicule que Mme de Chandoyseau avait répandu sur toute sa personne; elle était pleine d’espoir, elle se croyait heureuse, et sa figure animée prenait une grâce nouvelle.
Dompierre, en effet, continuait à lui parler avec complaisance. Mais elle s’aperçut que ses yeux étaient ailleurs encore. Il
regardait fuir les rives d’où le poète avait vu émerger une trop réelle sirène; il s’appliquait à percer le brouillard; il s’acharnait à distinguer une dernière fois tel et tel lieu, à ressusciter tel souvenir dont la saveur lui versait un suprême enivrement. Elle reprit, près de lui, son attitude de patience et d’attente.
La pluie s’épaississait, le bateau filait
; toute cette baie de volupté disparaissait dans une grisaille impénétrable; on tourna, et ce n’était plus la peine même de regarder. Gabriel eut une oppression comme si l’air venait à lui manquer; ses narines battaient; sa bouche était entr’ouverte en quête d’un souffle épuisé: il avait senti expirer le parfum des îles Borromées.


FIN
3LE PARFUM
DES ÎLES BORROMÉES




5I


La Reine-Marguerite, beau vapeur blanc du lac Majeur, alluma ses feux en quittant Pallanza, et s’engagea dans l’anse magnifique qui contient les îles Borromées. La chaleur ayant été accablante, les passagers se félicitaient de ressentir la première fraîcheur du soir. Les uns prenaient plaisir à discerner, sur la gauche, les contours opulents de l’Isola Madre, l’Île Mère, tachant l’ombre de sa grosse masse obscure; les autres, à regarder naître au long des contours capricieux du lac
les mille lumières des embarcadères, des hôtels et des villas. Mais un charme très spécial, et nouveau pour la plupart d’entre eux, venu du lac que la nuit flattait, ou bien des rives fleuries de lauriers-roses, enveloppait et pénétrait jusqu’aux natures les plus insensibles.
À ce moment, le poète anglais Dante
-Léonard-William Lee monta vivement l’escalier de la passerelle, et, se dirigeant avec un empressement inaccoutumé vers un grand jeune homme à longue moustache blonde qui semblait fort absorbé par le spectacle de la nuit, il lui dit du ton le plus sérieux:
6– Mon cher ami, une Sirène vient, sous mes yeux, d’abandonner l’humide séjour de ces eaux pour prendre place à notre bord, et il vous est loisible de la voir, comme je l’ai vue, sur le banc des premières. Sa beauté est remarquable.
Gabriel Dompierre sourit à l’étrange communication qui lui était faite. Il avait eu lieu déjà plusieurs fois
de se méfier des affirmations du poète, car il savait son pouvoir visionnaire développé à l’excès. Mais, ce soir-là, soit que le paysage fût par trop assombri pour le retenir sur la passerelle, soit que l’heure délicieuse rendît possibles les miracles, il quitta sa place et descendit avec Dante-Léonard-William, s’assurer de la présence d’une Sirène à bord de la Reine-Marguerite.
Ils virent une jeune femme assise au milieu d’un nombreux bagage, en compagnie d’une fillette de sept à huit ans, et d’une femme de chambre.
À cause de la mauvaise lumière, on n’apercevait de son visage, à travers la voilette et au-dessous d’une touffe épaisse de cheveux noirs, que la ligne fine et fière d’un nez droit. Elle se sentit observée et leva les yeux, franchement, mais pour les rabaisser avec prestesse sur la fillette dont elle caressa les boucles brunes et redressa le chapeau.
Les deux amis s’éloignèrent par discrétion; mais cette courte entrevue avait suffi pour que Gabriel Dompierre ne doutât pas que le poète n’eût eu toutes
bonnes raisons de voir en cette femme évidemment belle une divinité du lac. En effet, Dante-Léonard-William idéalisait en même temps qu’il voyait.
L’heure et le lieu, d’ailleurs, étaient favorables aux enchantements. L’air était tendre
, et tiède au point que certains souffles espacés, en frôlant soudain les nuques, inquiétaient, faisaient retourner la tête, donnaient à quelques-uns l’illusion d’une caresse humaine. Des femmes qui avaient mis de légers châles et des foulards à l’approche du soir, les enlevaient, se dégageaient le cou, du mouvement onduleux et câlin des chattes, enfin tendaient aux baisers aériens leurs joues, leurs lèvres peut-être.
À l’approche de la station de Baveno, l’odeur pesante des lauriers
fut heurtée comme une nuée réelle avant que l’on ne pût apercevoir, à la lueur des feux, leurs grosses fleurs qui font pencher les branches. Le bateau stoppa. Aussitôt apparurent, derrière l’écran troué et frissonnant des feuillages, d’innombrables gens élégants, nonchalants, allongés sur des sièges de jonc, assis, prenant des rafraîchissements, ou se mêlant ici et là en des allées et venues paresseuses. La sourde rumeur de la causerie d’après dîner était relevée de musique et de chants. Tout à coup, tranchant sur la quiétude générale, un mouvement vif: une jeune fille passe, svelte, et lance un mot anglais; un bras nu est levé; des cheveux blonds scintillent… Mais le bateau s’ébranle à grand bruit de roues; il semble que l’on quitte un lieu de féerie; les regards demeurent fixés sur l’ombre magique des arbres piqués de points lumineux que l’on peut confondre déjà avec les étoiles naissantes.
Les cloches du soir commençaient à tinter; d’une rive à l’autre,
les campaniles échangeaient gracieusement leurs angéliques salutations. La clochette du bateau, à l’annonce des stations, couvrait le concert lointain de son battement plus viril et que renforçait la voix du matelot prêt à jeter le câble d’abordage. Rien d’émouvant, dans la nuit, comme l’éclat soudain de ces syllabes sonores évoquant des endroits renommés par leur beauté. Un Italien fin et joli, à qui souriaient toutes les filles en cheveux assises à l’avant, lança, d’un timbre admirable, le nom d’Isola Bella. Et on eût dit qu’il avait la conscience de la merveille de marbre, de fleurs, de fruits, de soleil et d’artifice dont il évoquait l’image, avec une sorte d’impudeur triomphante. «Isola Bella!» répéta-t-il, faisant frissonner certains voyageurs en quête de volupté.
Cependant
Gabriel Dompierre demeurait attaché à la figure de la «Sirène», et semblait épier un mouvement qui lui 7fît distinguer plus nettement ses traits. Lorsque la cloche annonça la station de Stresa, où il descendait avec son ami, il eut la satisfaction de voir la jeune femme se lever et donner des ordres à la domestique au sujet des bagages. Stresa n’ayant qu’un grand hôtel, à moins que la «Sirène» ne fût logée dans quelque villa particulière, il avait donc chance de pouvoir la retrouver.
Dans le tumulte du débarquement, il la vit un instant debout sous la lumière crue d’un bec de gaz. Il ne put maîtriser un vif mouvement, et poussa du côté de son compagnon cette exclamation naïve:
– C’est elle!
L’Anglais, que les questions de personnalité ne touchaient point, ne manifesta même pas d’un signe qu’il prenait part à l’émotion subite du jeune homme. Cette femme lui avait paru belle, et il l’avait divinisée aussitôt dans son esprit: il n’eût pas fait un pas pour savoir son nom.
8Mais Gabriel, sans douter un
instant que quelqu’un pût être insensible à la découverte qui le remuait si profondément, empoignait le bras de Dante-Léonard-William, et le renseignait avec une abondance superflue:
Vous ne le croyez pas? Je vous affirme que c’est elle. Telle que je l’ai vue là tout à l’heure, elle était, il y a un an, debout contre la balustrade des jardins du Pincio, le regard suspendu au-dessus de Rome, hors du monde, comme il arrive aux femmes lorsqu’elles écoutent la musique qui leur plaît. Je l’ai vue là, trois matins. Le second, je montais au Pincio pour le plaisir de la voir; le troisième c’était déjà pour souffrir de sa vue, car elle avait fait sur moi une impression extraordinaire, ineffaçable…
– Je reprends moi-même la suite,
dit l’Anglais, sans perdre un pouce de sa gravité. – Cette jeune femme paraissait attendre; et vous trembliez déjà de connaître l’homme qui avait le bonheur d’être le mari ou l’amant. Mais elle quittait les jardins, au moment où sonnait midi à la villa Médicis. Le troisième jour, comme vous vous prépariez à la suivre afin de savoir au moins qui elle était, vous étiez cloué sur place par l’arrivée de l’heureux mortel attendu. Il avait une silhouette élégante
– Vous vous moquez de moi!
– Non pas! Je veux vous prouver seulement que je me suis acquitté convenablement du rôle que vous étiez en droit d’exiger de moi, en qualité de compagnon de voyage: je vous ai écouté.

Les bagages de ces messieurs étant chargés
, l’omnibus s’ébranla. Gabriel Dompierre, assis vis-à-vis de Lee, revoyait, malgré toutes les préoccupations de l’arrivée, ce triste matin auquel l’Anglais faisait allusion, avec la cruauté de son orgueilleux égoïsme: la longue et vaine attente de l’inconnue, la recherche maladroite au Corso et à la villa Borghèse, dans tous les endroits mondains de la ville, et les quinze matinées suivantes passées là-haut, sur cette même terrasse garnie de nourrices, de fillettes avec leurs gouvernantes, et de jeunes séminaristes oisifs, en costumes multicolores… Et pour le moment, il croyait encore l’avoir perdue. Elle avait disparu dans l’encombrement du quai mal éclairé, dans l’affluence des inutiles badauds, dans la mêlée bruyante des facchini et des employés galonnés d’hôtels.
La quantité des voyageurs dans ces splendides journées de septembre valut aux deux nouveaux arrivés d’être logés dans une dépendance de l’Hôtel des Îles-Borromées, située au fond du jardin. Là, on leur donna deux chambres petites 9et propres ayant chacune un balcon sur des pelouses où un jet d’eau égrenait avec monotonie son chapelet de perles dans une vasque. On leur assura que la vue était belle, quoiqu’ils n’en pussent rien distinguer actuellement si ce n’était un rideau d’arbres plus noirs que la nuit, et, entre les pointes de cyprès, une ligne horizontale, un fil d’argent tendu pour quelque acrobate nocturne: un rayon lumineux sur le lac. Des églantiers devaient ramper le long de la muraille, car un parfum de roses montait jusque dans les appartements.
Ils étaient assis depuis quelques minutes à la table d’hôte et achevaient avec indifférence un potage aux pâtes nationales, en compagnie d’une vingtaine de personnes que l’heure d’arrivée des bateaux réunissait à ce souper attardé, quand la porte du salon fut ouverte, avec une ostentation tout italienne, par un domestique en habit
, qui se courba au passage d’une jeune femme et d’une enfant. L’apparition fut si charmante, qu’il se fit un silence général suivi presque aussitôt de légers chuchotements qui coururent d’un bout de la table à l’autre. 10Enfin, le mot de «beauté» en quatre ou cinq langues fut prononcé.
Cet hommage général et spontané accrut l’émotion qu’éprouvait Gabriel à se retrouver tout à coup en présence de l’inconnue du Pincio
. Il pâlit, et l’une de ses mains froissa la serviette comme s’il l’eût voulu déchirer, pendant que l’autre errait sur la nappe, touchant le pain, la fourchette, le verre.
Accoutumée à l’
infaillible effet de sa beauté, la nouvelle venue s’avança très aise au milieu des discrètes exclamations. La fillette, seule, parut les remarquer, et, se tournant vers sa mère, elle lui sourit avec intelligence.
La petite était presque plus belle que sa mère. Celle-ci, malgré l’heure avancée, avait fait un peu de toilette. Un point de Venise ancien agrémentait son corsage autour du cou dégagé, et se relevait aux bords de la manche courte, à la hauteur du coude, laissant libre l’avant-bras de forme pleine et pure. De magnifiques cheveux noirs, moirés, abondants, largement ondulés et relevés sur un front droit, un peu court, enveloppaient de leur ombre épaisse le beau ton d’ivoire de son teint. Elle parlait en italien avec la fillette et employait parfois des expressions et même des phrases françaises prononcées sans aucun accent.
L’Anglais, que la vue de la «Sirène» n’empêchait point de faire honneur au repas, se penchait vers Gabriel, et, sans souci d’augmenter son trouble, il lui dit tout bas, avec une pointe de méchanceté:
– Il ne faudrait retenir de la table d’hôte, qui est à la fois la pire chose du monde et la plus exquise, que ces moments délicats où, dans l’atmosphère d’une soirée d’été, on peut admirer vis-à-vis de soi une inconnue, et prolonger à plaisir, mais non pas indéfiniment, le temps qui précède la minute où il devient inévitable d’engager la conversation. On ignore ce qui jaillira de ce premier choc; les regards interrogent et sondent; l’imagination hardie et libre construit ses faciles châteaux: le premier mot prononcé peut en couronner le faîte, comme il peut faire écrouler tout l’échafaudage; le moment, l’unique moment favorable approche
, on le sent venir; il y aura un instant où il sera passé: tout sera gagné ou perdu; parler auparavant serait trop de hâte; ne parler qu’après serait maladresse; il ne faut pas avoir l’air d’un timide, mais encore moins d’un fat; l’air empressé est détestable, mais marquer de la négligence ne vous serait pas pardonné; n’oubliez pas que la gaucherie d’un seul mot peut vous compromettre à jamais, et qu’en revanche une expression heureuse peut vous tenir lieu d’une cour assidue…
Ce jeu impertinent, qui peignait trop bien l’état d’esprit du malheureux jeune homme, l’exaspérait en avivant les causes de son hésitation
. Pour répondre au poète, qui semblait décidément nourrir contre l’amour une sorte de ressentiment farouche, il affecta un ton dégagé et gouailleur fort éloigné de sa pensée.
Lee
voulait évidemment user de tous les moyens pour le retenir dans l’obscur chemin d’une intrigue dont le seul aspect de la future héroïne faisait pressentir le danger. Il changea de ton:
– Mon ami, dit-il, il arrive qu’en face de l’amour qui va naître, la nature de l’homme s’arrête subitement, pareille au cheval qui flaire la mort. Elle hésite d’abord; puis se retourne avec horreur; elle se cabre et bondit en arrière…
À ce moment, il est temps encore de fuir…
Mais Gabriel l’interrompit, pour adresser la parole à la jeune femme.




II


– À présent, dit Lee en allumant son cigare, que vous savez qu’elle s’appelle
madame Belvidera, que son mari est un député florentin qui peut venir la rejoindre d’un jour à l’autre et interrompre toute idylle en sa fleur, que c’est une femme non dépourvue d’intelligence et même d’esprit, un de ces êtres à qui le 11ciel et la terre sourient et dont le tranquille bonheur a l’étonnante vertu de faire épanouir les gens et les choses autour d’eux, – vous voilà bien avancé, n’est-ce pas? On dirait que vous avez déjà commencé de nous flétrir tout cela, car je vous vois aussi fier que si vous veniez de gagner une bataille!
– Mais!…
– Je vous tiens pour vulgaire!

– Mon ami, prêcheriez
-vous l’abstention de l’amour?
– Il y aura toujours un assez grand nombre de gens à donner à l’amour ce caractère d’accouplement qui vaut aux races fortes de penser à leur avenir avec sérénité.
Mais je ne vois de supérieur qu’un certain culte intérieur et souvent secret, qu’une âme noble voue à une forme admirable ou à quelque être d’élite dont la perfection l’enchanta. C’est en silence qu’on adore. C’est à distance qu’on aime Dieu. Toute parole, comme toute communion sous des espèces quelconques, apporte un élément de sensualité néfaste à ce sentiment spécial et sans nom à quoi sont dus les plus vifs ravissements de l’homme.
– Mon cher ami, avez-vous jamais aimé?
Ils furent interrompus par un chant qui venait d’une barque filant au loin sur le lac paisible, et dont le charme musical était tel que l’on ne pouvait continuer de parler.
Les deux amis étaient parvenus à l’extrémité des jardins qui descendent jusqu’au bord de l’eau. Le ciel était brillant d’étoiles, et la lune, cachée encore derrière le cône d’une des montagnes de Luino, blanchissait une partie du lac. Ils s’assirent sur une sorte de petit promontoire avancé dont les eaux battaient doucement le pied, et se laissèrent aller, l’un avec son instinct poétique, l’autre avec ses dispositions amoureuses, au seul plaisir d’entendre cette voix par qui toute la tranquillité du soir et du paysage s’exaltait.
C’était une voix de femme pure et fraîche, avec des intonations d’enfant, parfois, et tout à coup des accents de passion si chaleureux que les auditeurs en étaient soulevés et haletants. Gabriel Dompierre se sentait une irrésistible envie de distinguer la chanteuse. Mais l’embarcation semblait grosse à peine comme une noix
; elle entra promptement dans l’ombre que formait la montagne, et s’y évanouit.
12Lorsque le silence retomba, et qu’il n’y eut plus de sensible que les petits soupirs étouffés des vaguelettes mourantes au choc du sable ou des barques amarrées, le jeune homme se pencha vers des bateliers qui somnolaient en attendant l’heure des promenades en barque, au lever de la lune.
– Qui donc chante là-bas? demanda-t-il.
Mais Dante-Léonard-William sourit, et, levant les épaules avant que les bateliers ne se fussent décidés à répondre:
– Vous en êtes encore là! dit-il, et parce qu’une harmonie vous ravit, vous voulez qu’en réalité quelqu’un chante, et, de plus, savoir le nom de ce quelqu’un. C’est la même manie, toujours, d’atteindre et d’envelopper un objet déterminé. Vous faites à tout propos le geste de l’enfant qui étend la main pour saisir tout ce qu’il voit: son hochet ou la lune! En effet, l’homme naît positiviste; l’enfant n’admet pas que quelque chose demeure inexpliqué. Ce n’est qu’en grandissant qu’il conçoit l’inexplicable, et accepte l’existence du mystère…
Pendant que le poète parlait, un des bateliers répondait à Gabriel:
– Celle qui chante,
signore, c’est la Carlotta, d’Isola Bella, la marchande de fleurs.
– Carlotta! répéta Dompierre.

Des cris d’enfant couvrirent la voix du batelier, et Gabriel n’avait pas eu le temps de se retourner qu’il recevait dans les jambes, lancée à toute force, la gracieuse fillette de
madame Belvidera.
– Luisa! Luisa! criait la
maman.
– Mademoiselle Luisa, bien vous a pris de venir buter contre moi, car autrement, vous seriez, à l’heure qu’il est, dans ce beau lac qui ravit volontiers à leurs mamans les jeunes filles imprudentes!…
La mère entendit
ces mots, et, comprenant, au premier aspect de l’endroit, le danger qu’avait couru la petite Luisa, elle remercia le jeune Français avec chaleur d’avoir joué si heureusement le rôle de balustrade. Elle voulut se pencher elle-même sur l’eau, à l’endroit où l’enfant se fût précipitée dans sa course échevelée, et ne put se retenir de pousser un cri. Elle s’anima par suite de sa peur rétrospective, gronda la fillette, puis l’embrassa.
Le chant reprit dans le lointain, juste au moment où la lune, se levant au-dessus des montagnes de Luino, découvrait d’un coup la magnificence du lac Majeur sous le ciel clair. La branche septentrionale s’allongeait en face, dans un infini comparable à celui de la mer; tous les monts bleuâtres découvrirent leur pur dessin, et l’anse des Borromées montra ses trois îles: Isola Madre, Isola Bella,
matrones opulentes, et derrière celle-ci, la modeste île des Pêcheurs, leur fille pauvre.
La fillette battit des mains à cette féerie soudain découverte comme par le lever d’un rideau, et sa mère jeta cette exclamation
ardente et presque goulue par laquelle les bouches italiennes semblent mordre à même l’objet admiré:
Che bellezza!
– Quelle beauté!

Le chant s’enflait à mesure que s’élargissait la lumière. Certaines paroles en devenaient nettement distinctes, et lorsque la voix
chantait, comme finale de refrain, ce mot amore dont le sens est amour, et dont la consonance pour nos oreilles françaises évoque en même temps l’idée de mort, – beau et sombre mélange! – on eût juré que la chanteuse était tout près, là, quoique invisible.
«Qui sait? pensait Dompierre en souriant à demi, peut-être mon poète a-t-il raison, et il est possible qu’il n’y ait point de chanteuse là-bas dans une barque, à l’ombre de la montagne, et que nos âmes elles-mêmes soient rendues harmonieuses en face de la splendeur de la nuit!»
Cependant
madame Belvidera éprouva le désir même qu’il avait eu:
– Oh! qui chante ainsi? demanda-t-elle.
Il lui dit ce qu’il avait appris de Carlotta, d’Isola Bella.
Bientôt, la barque étant sortie de l’ombre, on put la discerner 14à quelque deux cents mètres de la rive… La chanteuse y était seule, et elle manœuvrait les avirons avec force et en cadence régulière. Parfois, elle suspendait tout mouvement et se laissait glisser sur l’eau unie.
– Où va-t-elle ainsi, le soir, en chantant? demanda-t-on au
bâtelier.
– Signore, elle porte les fleurs des îles à Pallanza et à Baveno. Pour le moment, elle vient de faire sa provision à l’Isola Madre pour la vente du matin.
– Ainsi! s’écria
madame Belvidera, la barque que nous apercevons est en ce moment-ci remplie de fleurs!… Oh! comme je voudrais voir cette fille!
Gabriel, qui brûlait de nouer connaissance
avec la jeune femme, proposa hardiment une excursion en commun. Grâce à l’étiquette facile des réunions cosmopolites, tout le monde fut promptement d’accord, Dante-Léonard-William lui-même qui, malgré les réflexions chagrines prodiguées à son galant compagnon, fermait promptement les yeux à toutes les contingences humaines, pourvu qu’on favorisât ses rêves par des spectacles attrayants. Cinq minutes après, ils voguaient à la rencontre de la Carlotta, d’Isola Bella.
Quand ils ne furent plus qu’à une courte distance, le parfum des fleurs leur arriva en une
véritable nuée épaisse qu’ils traversèrent, puis retrouvèrent à plusieurs reprises, comme si elle serpentait à la surface des eaux.
– Doucement! doucement! faisaient-ils au batelier, tant il y avait de plaisir à prolonger l’approche de la barque odoriférante.
Carlotta s’était tue, et, comprenant que l’on se dirigeait vers elle, elle laissait, elle aussi, flotter mollement les rames. On vit
, à la lueur de la lune, sa figure régulière et ses beaux yeux qui paraissaient teintés par le bleu pâle des montagnes lointaines et regardaient fixement les étrangers. Elle avait le cou libre et les bras nus. À l’avant comme à l’arrière, les roses, les lourdes branches de lauriers fleuris, les camélias, les tubéreuses couvraient l’embarcation. C’était une rencontre si étonnante, si étrange, qu’ils abordèrent tous cette jolie fille presque avec respect, et eurent une certaine gêne à lui adresser la parole, comme à la présence soudaine d’un génie ou d’une fée dans un rêve.
Pourtant, ils lui firent quelques questions sur son beau métier de marchande de fleurs des Borromées. Elle leur dit de sa voix musicale le plaisir qu’elle avait à ces courses nocturnes sur le lac
.
– Et vous allez, comme cela, toujours seule?
Elle répondit simplement:
– Je chante!
Ils voulaient acheter toutes les fleurs. Carlotta fit des difficultés à cause de la vente du lendemain qu’elle ne pouvait manquer.
– Qu’est-ce qui vous arriverait, Carlotta, si vous manquiez votre vente?
– Je serais battue.
– Par qui donc?
– Par Paolo
!
– Paolo, dit le batelier, c’est son promis; c’est lui qui a
le commerce des fleurs. Il ne la battrait pas; il l’aime trop.
– Pourquoi
prétend-elle qu’il la battrait?
– Oh! fit l’homme en dodelinant de la tête,
c’est parole de femme!…
Carlotta
défendait sa magnifique cargaison.
– Combien d’argent tirerez-vous de tout cela, Carlotta?
– Vingt
lire, signore, répondit-elle avec aplomb.
Ce nouveau mensonge enchanta tout le monde
: elle triplait, au moins, la valeur de sa journée.
Dante-Léonard-William, qui avait jusque-là gardé le silence et que la rencontre nocturne semblait profondément émouvoir, s’agita tout à coup, et, tirant de sa poche trois petits billets de vingt
lire chacun, il se pencha hors de la barque et les mit dans la main de Carlotta.
– Prends ceci, dit-il, non pour tes fleurs dont je ne me soucie pas, mais pour m’avoir si parfaitement donné l’image 15de la nuit sereine
et charmante, semeuse de songes et de mensonges!…
Puis, quelques strophes vinrent à sa mémoire, et il entremêlait, non sans à-propos, de ses propres vers à des lambeaux superbes de Pétrarque, de Shelley et de Byron. Madame Belvidera, qui était sensible au charme de la poésie anglaise, le félicita des belles choses qu’il disait. Il lui répondit en vers, continuant d’affecter de ne pouvoir la considérer comme une réalité vivante et de ne la tenir que pour la «Sirène» apparue à la chute du jour sur le pont de la Reine-Marguerite.
La jeune femme souriait de cette originale et gracieuse manie. Mais cette idéalisation n’était en
discordance ni avec la beauté de la Florentine, ni avec le romanesque de la promenade improvisée, de la rencontre de la barque de fleurs et de la majesté grandiose du paysage sous la nuit. Carlotta avait passé à leur bord toute la flore des Borromées en échange des billets du poète. Ils lui dirent adieu et revinrent à Stresa au milieu de ce parterre odorant.
Quand Gabriel toucha la main que
madame Belvidera lui tendait, en lui disant au revoir avec une intonation déjà presque familière, il doutait lui aussi de la réalité. «Est-il vrai que je lui ai parlé, se demandait-il, que j’ai tenu sa main dans la mienne?»




III


L’après-midi, quand le soleil a tourné de l’autre côté du grand bâtiment de l’Hôtel des Îles-Borromées qui forme ainsi un vaste écran contre la chaleur torride, les pensionnaires avides d’air quittent leurs chambres et viennent, autour de petites tables, prendre avec nonchalance des rafraîchissements.
Madame Belvidera, avant d’avoir achevé sa toilette, regardait par la jalousie entre-bâillée de sa fenêtre, ce monde venu de tous les points de l’Europe et de l’Amérique, jouir, quelques semaines ou quelques jours, du plaisir de ces rives de lacs dont la séduction ardente est incomparable à l’automne. Elle était prise déjà, depuis cinq ou six jours, par la magie du paysage et du climat, et, habituée à la spirituelle gravité du pays florentin ou aux jeux sévères de la lumière et de l’ombre romaines, elle s’abandonnait avec 16délices à la douceur nouvelle qui semblait s’élever de l’immense nappe d’eau avec les vapeurs du matin et du soir.
Tout en boutonnant
la blouse de batiste qui faisait la toilette ordinaire de presque toutes les femmes sous le ciel embrasé de septembre, elle laissait errer ses yeux sur les figures nouvelles ou déjà connues des buveurs. Un clergyman anglais et sa femme, qui étaient ses voisins de table et avec qui, cependant, elle n’avait pas encore échangé un mot, l’amusaient par leur seul aspect. Le bonhomme, petit, sec, serré dans une redingote d’alpaga qui ne s’ouvrait que pour laisser paraître le bord étroit d’un col blanc, donnait de toute sa personne l’impression de la vertu revêche. Sa femme, impeccable, et sans cesse attachée à ses pas, était d’une parfaite laideur. Madame Belvidera ne put retenir un sourire en les apercevant tous les deux, rigides et muets à la petite table où ils savouraient un café glacé. La physionomie de Dante-Léonard-William l’intriguait beaucoup. Elle avait été charmée de l’imagination du poète, de ses beaux vers et de son excentricité; le souvenir de la marchande de fleurs sur le lac où l’Anglais s’était montré si original, lui laissait un reste d’émotion étrange. On disait que la belle Carlotta avait fait tourner la tête au poète… Qu’était-ce que cet homme? Un être grotesque? ou supérieur, comme le prétendait son ami? Et son ami? son ami, qui était-il, et que pensait-elle de lui?
À l’ombre de l’hôtel, les conversations se traînaient assez pauvrement. On n’entendait guère que le bruit monotone de la cuiller et de la glace choquant les parois des verres. À un piano éloigné, quelqu’un, d’un doigt languide,
frappait trois notes, et l’on commençait une sérénade, aussitôt interrompue. Une torpeur générale paralysait les mouvements.
Au fond des jardins, le tonneau d’arrosage faisait sa
lente promenade, et l’on 17percevait le crépitement du gravier sous les roues, que semblait éteindre à mesure l’ondée semi-circulaire. Vers le nord, les montagnes avaient disparu sous la brume de chaleur; le lac semblait sans bornes, et de petites voiles blanches donnaient l’illusion de la mer.
Gabriel évitait de parler de sa passion au poète ennemi de l’amour; mais tous les détours qu’il prenait pour
dérober sa préoccupation devaient la mettre en évidence.
Un bruit de voix
venu de la route sur laquelle ouvrait la grille du jardin, agita tout le monde. Une bande de gamins courait à toutes jambes en criant: «La Regina! la Regina!…»
D’un bond
on fut debout; on se précipita vers la grille. Les persiennes de l’hôtel claquèrent; cinquante têtes parurent aux fenêtres: des hommes réveillés de la sieste en sursaut, et des femmes portant la main à leur cou, rajustant leur corsage ouvert.
– La Reine! la Reine!
Dans un simple landau à deux chevaux et au milieu d’un nuage de poussière où se perdaient les épais cheveux blancs de la duchesse de Gênes, on vit,
dans le temps d’un clin d’œil, la très belle figure de S. M. la Reine Marguerite. Toutes les dames présentes firent la révérence. On resta figé.
Le bruit d’une seconde voiture suivant celle de la Reine, à une très courte distance, sollicita l’attention et l’on se pressait à nouveau vers la grille, quand la calèche tourna brusquement, et, en pénétrant dans le jardin de l’hôtel, faillit écraser Dante-Léonard-William, souvent distrait.
Il en descendit un monsieur et une dame embarrassés l’un et l’autre
d’un fatras de menus colis, et vêtus avec cette élégance inconfortable. C’étaient des voyageurs français.
– Mon Dieu! mon Dieu! fit une voix aigrelette
, nous avons manqué d’écraser un monsieur… Où est-il? où est-il? Hector, je vous en prie, demandez tout de suite comment il va!
La nouvelle arrivée était une femme de petite taille, encore jeune et
de physionomie chiffonnée.
Le mari qui répondait au nom d’Hector montrait un souci beaucoup plus vif de ses bagages et de la possibilité d’avoir une chambre sur le lac, que de la santé du monsieur écrasé ou non.
M. Dompierre se hâta, en qualité de compatriote de la jeune femme, de la rassurer sur le sort de son ami l’Anglais qu’il lui montra du doigt, debout, sain et sauf, et saluant flegmatiquement de sa petite calotte britannique.
Lee et Gabriel s’en allèrent à l’ombre de jeunes arbres, de l’autre côté de la route, dans la partie du jardin qui descend jusqu’au bord du lac. Le soir tombait et un assez grand nombre de 18pensionnaires secouaient leur torpeur en faisant aussi les cent pas. Les deux amis se croisaient à intervalles réguliers avec le groupe de femmes où se trouvait madame Belvidera. Ces rencontres prévues remuaient tous les sens de Gabriel. Il affectait d’abord de ne pas la regarder, au moins chaque fois, mais bientôt il n’y tenait plus et relevait les yeux sur elle. Il la voyait venir, le visage illuminé par les reflets rougeâtres de l’ombrelle, et ses grands yeux aux cils baissés. Et, comme lui, elle les relevait doucement, progressivement, à son approche.
Voulait-elle le regarder? Non sans doute; car,
elle avait parfois, à ces rencontres, un mouvement d’impatience, brusque détour de tête ou éclat de rire venu sans doute à propos dans la conversation. Cependant ses paupières se soulevaient.
Comme il en était arrivé à s’imposer la puérile discrétion de ne la regarder qu’une fois sur deux rencontres, le jeu compris par elle, à la longue, les faisait sourire à demi tous les deux. Avec ce sourire, peu à peu, ils se familiarisèrent. À la fin, prenant leurs aises, ils se regardaient sans sourire.
Lorsque
le détour de certaine allée 19permettait à Dompierre de voir la jeune femme de dos et d’embrasser des yeux sa taille splendide, ses belles hanches, et l’ampleur svelte et heureuse de toute sa personne, quelque chose de mystérieux, de puissant, lui causait des fléchissements dans la voix et des abattements soudains dans les muscles des jambes et des bras.
Il s’efforçait
de parler lorsqu’elle venait à leur rencontre. Il se taisait, laissait tomber sa phrase, quand la jeune femme était passée. Dante-Léonard-William admettait le flux et le reflux de cette humeur, occupé au dedans de lui à jouer avec ses chimères.
Dompierre lui demanda à brûle-pourpoint s’il n’avait pas revu Carlotta. Le bruit s’était
répandu que le poète la poursuivait et la joignait dans les îles. Mais Lee se remit aussitôt à chevaucher l’idée que lui avaient inspirée sur le lac les charmants mensonges de la marchande de fleurs. Évidemment Carlotta n’avait été pour lui qu’un objet évocateur.
– Le mensonge est d’origine divine, dit-il avec bonne humeur. Dieu en fournit aux hôtes du paradis terrestre le premier exemple, en leur disant que le mal existait, alors qu’il ne pouvait pas exister encore, car on n’imagine pas le mal hors de l’homme, et Adam était encore
demi-dieu. Le Créateur voulait qu’il usât du mensonge pour son agrément, et sans nul doute il souhaitait qu’il inventât la poésie. Supposez que notre premier père eût saisi le sens de la divine facétie, quelles sornettes admirables il eût contées à sa femme Ève! quelle source de plaisirs toujours nouveaux, quel aliment fourni par l’imagination du mâle si elle eût su être mensongère!… Mais non! ce sot en laissa l’initiative à la femme, dont la duperie médiocre continue depuis lors à alimenter le monde. Croyez que si Dieu châtia si cruellement notre premier père, c’est pour avoir manqué d’esprit.
Le soleil était descendu
derrière la montagne; un prompt crépuscule répandait ses parures sur le lac et sur les monts lointains. Le poète et son ami furent témoins d’un de ces spectacles charmants où la nature qui pressent la chute prochaine de la lumière, ne contient plus sa délicatesse. La surface de la terre et de l’eau y prit un aspect si fragile que l’on eût retenu son souffle de peur de froisser un si tendre épiderme; une faible brise irisait les eaux; une main invisible y sema des lilas; une autre effeuillait des roses sur la verdure des hauteurs; tout s’alanguit, s’exténua avec des dégradations lentes et exquises.
– Ah! fit l’idéaliste, on se laisserait aller; on suivrait cette lumière en son évanouissement; c’est la plus gracieuse invitation à la mort!…
Gabriel entendit derrière lui le rire
clair de madame Belvidera, et, se retournant, il aperçut d’un même coup la resplendissante beauté de l’Italienne et de l’Isola Madre, au loin, la plus grasse, la plus opulente des îles, avec sa végétation surexcitée et son palais couleur de chair, qui flamboyait, par la grâce d’un dernier rayon, de toute la magnificence des couleurs de l’automne.




IV


Monsieur et madame Hector de Chandoyseau, arrivés derrière le carrosse de la Reine, et dont chacun répéta le nom tout frais inscrit sur le tableau des pensionnaires, furent aussitôt populaires par le fait du hasard qui avait marqué leur entrée à l’Hôtel des Îles-Borromées.
Ils prirent place, au dîner, à une petite table située dans l’embrasure d’une fenêtre d’où la vue
peut se perdre jusqu’à la corne extrême du lac. La diffusion de l’ombre rendait ce paysage plus beau; certaines personnes, pour le mieux voir, se haussaient parfois sur leurs sièges. Dans les instants de silence qui courent parfois d’une extrémité à l’autre de la table d’hôte, comme si un courant d’air chassait le son des voix, on entendait résonner sans interruption le timbre argentin de madame de Chandoyseau.
21Son mari l’
écoutait avec affabilité. Il avait le front chauve, les joues grasses, la moustache courte relevée au fer, le cou fort, le buste trapu; son aspect général était celui de la prospérité. Il admirait sa femme.
Au sortir de table, madame de Chandoyseau, avant d’avoir gagné le hall vitré, s’était laissé ramasser son éventail par le clergyman, et elle était tombée en une si vive extase devant la beauté de la petite Luisa Belvidera, qu’elle obtenait de la maman la permission d’embrasser la fillette et présentait l’une à l’autre la famille anglaise et l’italienne qui n’avaient point songé jusqu’alors à se réunir. Elle ne se tint plus quand l’Anglais qu’elle avait failli écraser tantôt passa avec son ami; elle s’adressa à Dante-Léonard-William et lui parla immédiatement de son pays, par une attention de l’esprit casanier des Français qui croient que tout homme rêve à son clocher. Lee déclara qu’il ne connaissait que l’Abyssinie…
Madame Belvidera crut devoir avertir madame de Chandoyseau que le monsieur était un original.
Lee s’étant retiré, chacun fit son éloge. On demanda à Dompierre toutes sortes de renseignements sur lui.
– C’est un grand homme, dit
-il simplement.
La sobriété de cette expression exalta l’enthousiasme tout préparé en faveur de cet être qui ne parlait presque point et était à peine poli. Tout le monde se retourna pour le regarder s’éloigner du côté du lac.

Madame
Belvidera, qui passait sa main dans la chevelure de sa fille, se tourna vers Dompierre.
Sa figure reprit subitement ce calme sérieux
qui faisait frémir Gabriel. Elle baissa les yeux, puis les releva doucement; il crut qu’elle allait lui redonner, comme à leurs rencontres dans les jardins, la caresse de son regard. Mais elle arrêta à temps la lente ascension de ses paupières, et se rapprocha en souriant de madame de Chandoyseau.
Celle-ci rappela aussitôt Dompierre d’un petit signe familier, et dans le voisinage de la Parisienne, les deux jeunes gens furent
plus à l’aise. Cette petite folle répandait autour d’elle une atmosphère légère, où l’un et l’autre comprirent qu’ils auraient besoin de se réfugier souvent.
On entendit tout à coup un chant qui semblait venir du lac.
– Ah! fit
madame Belvidera, c’est la belle Carlotta!
Et elle raconta
, avec son enthousiasme chaud encore, l’épisode nocturne sur le lac.
Eh bien! fit madame de Chandoyseau, allons au bord de l’eau, entendre la belle Carlotta!
M. de Chandoyseau acquiesça de la tête
.
– Hector, donnez-moi le bras…

Madame
Belvidera accepta celui de Gabriel, et ils descendirent vers le lac.
Le chant de Carlotta reprit au loin et leur causa un tressaillement involontaire.




23V


Un matin, étant descendu dans les jardins
, Gabriel vit s’éloigner vers Isola Bella une barque portant les couleurs françaises et il y reconnut, sous le toit de coutil blanc qui l’abritait du soleil, madame Belvidera. Il héla aussitôt un batelier connu de lui et fit hisser à l’arrière de l’embarcation les couleurs italiennes.
Enfantillage
amoureux!
À son arrivée au petit port d’
Isola Bella, il rencontra la jeune femme attardée aux environs du débarcadère et l’alla saluer.
J’ai bien envie, dit-elle, de visiter Isola Bella; mais les touristes et les guides, quelle engeance!…
– Qui
vous a dit, fit le jeune homme, en souriant, que j’avais eu la précaution de faire demander au comte Borromée la permission de me promener dans ses domaines à loisir?… et de plus que j’avais précisément ce matin la carte du comte dans mon portefeuille?
Oh!… ne plaisantez pas!
– Tenez
, fit-il en lui tendant la carte. Prenez ce talisman, il vous suffira de le présenter au chef-jardinier qui vous laissera aller en paix… Et je ferai comme lui, madame, ajouta-t-il en s’inclinant, puisque telle est votre répugnance pour les cicerones.
– Non, dit-elle, il paraît qu’il y a beaucoup d’escaliers et de pentes: vous m’offrirez le bras!
Et elle lança son
beau rire clair. L’éclat en fit retourner la tête à plusieurs hommes du port qui demeurèrent les yeux fixés sur elle.
Gabriel ne pouvait
quitter de vue son visage.
– Oh! disait-elle
, il ne faut pas me regarder comme cela!…
Et
il était affolé par sa lèvre entr’ouverte sur la rangée des dents pures. Il se demandait: «Comment ferai-je pour ne pas lui tomber sur la bouche?…»
Et il prononçait à demi-voix
, à part lui: «Je t’aime! je t’aime!»
– Quel pays! quel temps! quelle beauté! dit-elle enfin en lui
arrachant son regard qu’elle promena tout autour d’elle, sur le port garni de petites barques aux couleurs vives, sur le lac lumineux, sur les montagnes lointaines dont les cimes bleues se perdaient dans l’azur.
– Je suis folle!

– Et moi
!
– Dieu est trop bon, la terre
est trop belle…
– Chut!
– Taisons-nous, vous avez raison.
Ils prirent le chemin du palais
par où l’on gagne les jardins.
Il s’effaçait pour
que la jeune femme passât sous les portes chargées outre mesure de vignes-vierges, de lierres entrelacés et d’une puissante chevelure de lianes aux floraisons inconnues. Parfois il devait lui tendre la main en la précédant, pour écarter les végétations encombrantes. Il lui arrivait aussi de la laisser faire quelques pas en avant, parce que ce qu’il avait voulu lui dire au moment où elle passait contre lui, il ne l’osait pas dire. Au reste, qu’a-t-on à dire dès que l’on aime? Mais la beauté, l’ampleur et la souplesse de sa taille l’accablaient de désir. Elle était grande et développée, mais assez mince encore de ceinture et d’attaches; ses gestes avaient de la lenteur et de l’aisance; son visage était calme et heureux; il semblait que ses yeux eussent la faculté d’adoucir les gens et les choses; elle répandait un bonheur autour d’elle.
Infatigable, elle
escaladait terrasses et terrasses superposées; et son ombrelle, qu’on voyait monter si légère, était-ce l’air matinal ou une main humaine qui la soulevait?…
On
s’arrêtait tout à coup.
– Dieu que ça sent bon!
Monsieur Dompierre, dites-moi ce qui sent si bon!…
Ils passaient sous
des magnolias en fleurs, et des massifs de roses les entouraient; mais, pour lui, il marchait dans son sillage et croyait ne respirer qu’elle.
– Qu’est-ce que ça sent? répétait-il
.
– Dites! dites! fit-elle en lui cognant
24gentiment l’épaule, du bout de son ombrelle qu’elle avait fermée pour passer sous les branches basses.
Elle le vit pâlir
. Et tout à coup, elle se pencha vers lui, et lui tendit ses lèvres, toute sa bouche.
Après
seulement, elle songea à regarder si personne ne les voyait, et rougit.
Ils montaient en silence les marches de marbre de la dernière terrasse. Elle ramassa
une feuille gigantesque de quelque plante tropicale, et s’en servit avec grâce comme d’un éventail. Elle s’arrêta, un peu essoufflée, à la fin:
– Pas une âme dans les jardins, ce matin; nous sommes seuls, nous sommes bien
!
Il se rapprocha d’elle; ils n’en finissaient pas de gravir ces escaliers.
Arrivés sur la grande plate-forme aux dalles de marbre qui domine l’île entière et est comme le faîte d’un colossal reposoir, ils s’accoudèrent à une balustrade regardant le lac. Le soleil ardent l’
immobilisait tout entier, et les villages avaient l’air d’être couchés, sur les rives, comme des bêtes bienheureuses. En face d’eux, Stresa perdu dans la brume de chaleur, mais dont on distinguait le drapeau du débarcadère, souvenir de leur arrivée et de l’angoisse qu’avait causée au jeune homme celle qu’il appelait la «Sirène». Puis venaient, le long de la route, la série des jardins: les jardins de la duchesse de Gênes, et ceux de l’hôtel, témoins de leurs aveux. Vers la gauche, l’Isola Madre, la mère du groupe des Borromées, gorgée de végétation, paraissait dormir, repue, derrière son grand palais rose peuplé de jardiniers. Quelques voiles blanches filaient au loin.
Après une minute de songerie muette en face d’une des plus belles vues du monde,
madame Belvidera dit:
– Mon ami
!…
Elle hésita un peu, avant d’ajouter:
J’ai vu beaucoup de belles choses et de beaux paysages; voici, je crois, la première fois que rien ne me les gâte!…
Gabriel pensa qu’elle faisait peut-être allusion à son mari, de qui ils n’avaient jamais parlé. Qui était-il? Comment était-il? Pensait-elle à lui en ce moment, ou à quelque propos fâcheux qu’il aurait eu en face des lieux qu’ils avaient visités ensemble? La comparaison qui s’établissait alors dans son esprit, si favorable qu’elle parût être à l’amant, troubla son bonheur. Il vit qu’elle-même avait un pli au front, qu’elle effaça presque aussitôt pour se replonger dans la rêverie en regardant au loin. Mais elle semblait ne plus rien voir. À quoi, à qui pensait-elle? Il commençait d’en souffrir, quand elle se rapprocha de Gabriel et lui saisit la main appuyée sur la balustrade brûlante, en desserrant les lèvres du geste particulier qu’elle avait pour appeler le baiser.
Il étreignit sa main, et il s’approchait de sa bouche. Un bruit les fit retourner brusquement du côté de la terrasse peuplée d’innombrables statues et
d’obélisques en marbre rose.
Une faible brise venait de détacher de l’arbre deux oranges, et les fruits, ayant rebondi sur la paroi des caisses, roulaient jusqu’à leurs pieds.
Elle poussa un cri de surprise
, et rit d’avoir eu peur pour si peu. Au même instant, les célèbres colombes des Borromées s’élevèrent; elles passèrent en tournoyant au-dessus de leurs têtes, firent ainsi plusieurs fois le tour de l’île; puis leur troupe élégante alla s’abattre sur la toiture du palais qu’elle parut couvrir d’une épaisse cendre bleue.
Il se pencha au-dessus de la balustrade, d’où la vue surplombe les
terrasses.
– Voilà, dit-il, la cause de l’émoi des colombes; c’est l’heure où les premiers visiteurs vont leur jeter du grain dans la grande cour du palais, et j’aperçois la première troupe de nos trouble-fête qui s’avance là-bas sous la conduite d’un jardinier.
– Ils vont venir là?
– Certainement, c’est d’ici qu’on leur fait voir le profil de Napoléon couché sur la montagne…
– Où ça? où ça? fit-elle.
– Ah! ah! vous aussi, dit-il, en riant de ce genre de curiosité.

25Et il lui fit voir le profil de Napoléon. Elle se haussait sur le bout des pieds. Tout en riant, il la trouvait adorable.
– Je suis enfant, dites?
– Mais non: femme, simplement.
– Ah! trop! trop! dit-elle avec un gros soupir et l’embrassant avant de se mettre à courir pour éviter la troupe des touristes.
– Où allez-vous?… mais vous allez tomber sur eux tout juste par là!…
– Par où faut-il aller alors?
– Venez, venez de ce côté!
Ils descendirent quatre à quatre des marches et des marches; d’autres oranges 26tombaient
et leur roulaient sur les talons.
– Ne riez donc pas
tant! mais ne riez donc pas ainsi; vous allez vous couper le souffle!
La chaleur et la course
animaient la peau de ses joues. Par le simple caprice de fuir les touristes, elle se faisait une peur de les rencontrer et, à chaque tournant d’allée, poussait des cris d’affolement. De grands lézards fuyaient derrière les espaliers. Elle écrasait du pied les extrémités débordantes de lourdes plantes grasses. Les colombes avaient repris leur vol tournant et semblaient jouer comme eux.
– Les voilà! criait
madame Belvidera.
– Qui? les touristes?
– Non, les colombes!
Et elle était tout heureuse de lui avoir
communiqué sa peur; car il en arrivait à partager la crainte de tomber dans cette agglomération compacte de malheureux réunis autour d’un guide qui leur récite durant une heure le catalogue complet de l’horticulture. Il s’arrêta en face d’une portière de lierre qui devait fermer l’entrée d’une grotte, et fit signe à la jeune femme de venir se réfugier là-dessous. Il souleva l’énorme rideau végétal, et ils se trouvèrent dans l’obscurité.
– Oh
! oh! comme il fait noir!
Alors, il la saisit dans ses bras. Il lui baisait confusément les cheveux, le cou et le visage, et ses lèvres ivres lui happaient la gorge dont la forme était sensible au travers de la chemisette légère. L’odeur de sa peau moite se mêlait assez bizarrement à un relent de terreau
déposé dans la grotte, et à la saveur âpre du lierre et du buis.
– Écoute, écoute! fit-elle, oh! cette fois-ci ce sont eux… Nous allons les voir passer à travers le
lierre!
27– Ah! mais… ah! mais… il ne faudrait pas tout de même qu’ils s’avisassent d’entrer ici!
– Il ne manquerait que cela! par exemple!
– Mais cela serait très possible!
– Oh! que j’ai peur! que j’ai peur!
Elle allait se blottir au fond de la grotte. Elle renversa des outils de jardinage dont l’acier se choquant fit du bruit, et elle vint plus morte que vive se jeter au cou de Gabriel.
Fort heureusement, un éclat de rire général, parti du groupe des touristes, avait couvert le bruit malencontreux. Le guide répéta en italien le plaisant propos qui avait valu cette forte hilarité de la part d’une dizaine d’Allemands qui étaient là. Il expliquait que cette grotte portait le nom de «chambre de Vénus» et que la tradition voulait que le manteau de feuillage y fût poussé naturellement
et pour protéger la pudeur.
Ce disant, le guide
secouait le manteau de lierre de la façon la plus inquiétante pour les amants. Pendant une de ces soudaines irruptions de lumière que produisait le balancement, Gabriel faillit pousser lui-même une exclamation: il venait d’apercevoir, derrière le groupe des Teutons, monsieur et madame de Chandoyseau! Si par malheur une tige de lierre se rompait, madame Belvidera était compromise, et aux yeux de cette pie-borgne de Parisienne qui tenait à sa merci tout l’Hôtel des Îles-Borromées.
Il avoua son inquiétude à la jeune femme. Elle-même reconnut leurs bons amis les Chandoyseau par la fenêtre intermittente dont le jardinier les gratifiait trop abondamment.
– Mais, dit-elle, ils ont avec eux une jeune fille que je n’ai pas aperçue encore à l’hôtel?
– Allons donc! Madame de Chandoyseau connaîtrait quelqu’un dont elle ne nous aurait pas entretenus?
– Mon ami, cette jeune fille, qui est fort bien, entre parenthèses, donne le bras à
madame de Chandoyseau. Ah! Dieu soit loué; les voilà qui s’en vont! dit-elle en embrassant son amant, avec toute la joie d’être sauvée.
– Mais non! mais non! fit-il vivement
, cette jeune fille est encore là… tenez! tenez! la voici… ah! saprelotte!…
À peine avait-il eu le temps d’écarter madame Belvidera, que la jeune fille, demeurée en arrière, soulevait le rideau de lierre et passait dans la déchirure lumineuse sa tête blonde qui parut jolie, environnée, à contre-jour, d’un nimbe de cheveux légers et rebelles. Il leur sembla qu’elle rougissait. Les avait-elle vus? Enfin elle s’enfuit et ils entendirent la voix de madame de Chandoyseau qui appelait:
– Ghislaine!… Ghislaine!…
eh bien! que fais-tu là-bas?
Ils se regardèrent
en prononçant l’un et l’autre à la fois le nom de «Ghislaine».
Ghislaine? dit madame Belvidera, qu’est-ce que c’est que ça?
28
Un nom tout simple!… Cette jeune fille est certainement la filleule de madame de Chandoyseau!
– Vous êtes
méchant!…
Pourquoi? Vous savez, comme moi, que madame de Chandoyseau a horreur de la simplicité. Cette jeune fille doit lui ressembler.
– Écoutez! en
tout cas, elle semble bien gentille!… Pourvu qu’elle soit discrète!
Gageons que madame de Chandoyseau est édifiée à l’heure qu’il est sur notre séjour dans cette grotte!…
– Oh!…

– Et
que c’est la femme la plus heureuse du monde!…
– Après moi!
s’écria madame Belvidera, voulant montrer par là que rien ne pouvait entamer son bonheur.
– Merci,
chérie!… chérie!…
– C’est égal, ajouta-t-il,
quelle dent aura contre nous notre bonne amie de Chandoyseau! Ses bons soins nous auront été superflus: elle eût tant voulu nous jeter dans les bras l’un de l’autre… Quant à nous, il faut sortir de la «chambre de Vénus», voici l’heure du déjeuner. Retournons-nous à Stresa?
– Je n’en ai guère envie, et vous? Ne peut-on pas déjeuner dans l’île?
– Mais si!
– Quel bonheur! dit-elle en se courbant pour passer sous le
lierre.
Et
dans la joie de recouvrer la lumière, de revoir le paysage resplendissant dans la chaleur de midi, elle se mit à sauter avec l’insouciance admirable que donne la santé et la beauté plus fortes que tout.
Par exemple, dit Gabriel, nous risquons de tomber au beau milieu de nos connaissances, car elles pourraient bien avoir eu la même idée que nous!
– Tant pis! tant pis!
nous dirons la vérité. Ne nous sommes-nous pas rencontrés ce matin par hasard?
Il remarqua que, pour la première fois, elle
allait laisser déjeuner la petite Luisa seule avec la femme de chambre; en amant égoïste, il en fut secrètement heureux.
Ils descendirent ensemble jusqu’au village qui environne la petite église et le port d’Isola Bella
.
En arrivant sur la place, ils aperçurent un groupe assez compact de personnes entourant un objet de curiosité qui ne pouvait être qu’un blessé ou un peintre. Ils firent comme tout le monde, et, se haussant sur la pointe
des pieds, reconnurent Dante-Léonard-William Lee qui peignait, sur une large feuille de papier teinté, des figures aux formes étranges.
Il avait toutes les peines à contenir la foule des indigènes et des touristes qui
l’environnaient d’un cercle complet et lui obstruaient la vue de son modèle.
– C’est bizarre, fit
madame Belvidera, il a l’air de s’inspirer de quelque chose qui serait placé là-bas, près de l’église, et il fait des sortes d’arabesques qui n’ont ni queue ni tête.
– Ce n’est pas cela qui m’étonne, dit Gabriel, mais je suis curieux de voir où il puise son inspiration…
À ce moment,
quelques badauds écartés, on reconnut la Carlotta qui faisait les cent pas devant les marches de l’église. Elle avait ses cheveux bruns, noués négligemment sur la nuque; ses beaux bras hâlés étaient nus; on sentait sa gorge pleine et libre sous un corsage de pauvresse à demi boutonné; et elle marchait en se balançant sur des hanches saillantes et paresseuses.
À cette heure-là, elle était marchande d’éventails et de paniers de paille dans une petite
baraque de bois, et les rares acheteurs lui laissaient le loisir de bavarder, de rire et de s’étirer au soleil.
Cinq ou six femmes étant venues s’asseoir sur
le pas de l’église, Carlotta, probablement narguée par elles, se campa debout, les poings aux hanches et tenant tête aux commères. Sa silhouette, sans pose, était presque trop proche des dessins de l’école romaine; cette belle fille, dans son attitude familière, fournissait le type du plus parfait académisme: on eût cru voir un Raphaël. Vue de près, elle avait le nez, le front et la moue 29divine des Aphrodites antiques; ses yeux avaient le gris, le mauve, le lilas mouvant des perles; l’arc si pur, si parfaitement conforme à la convention classique, de sa lèvre, vous laissait stupéfait.
Une enfant passa, qui portait sur la tête un bassin de cuivre
plein d’eau. Les femmes l’arrêtèrent; elles trempèrent l’une après l’autre un verre dans l’eau fraîche, et elles en avalèrent le contenu d’un trait. Carlotta but, s’étira les bras, les tint un moment élevés et les reposa nonchalamment sur les hanches.
Quelqu’un l’ayant fait éclater de rire pendant qu’elle buvait un second verre, l’eau se répandit sur sa robe. Elle la retroussa d’un geste prompt, et l’épingla très haut, montrant ses jambes, mais sans la moindre hésitation, sans vulgarité, sans arrière-pensée: avec la plus naturelle impudeur.
Des hommes du port, des bateliers,
semblaient attirés par elle; quelques-uns la voulaient lutiner; elle se défendait en riant et leur allongeait des soufflets retentissants et lourds. Mais l’un des hommes, un gars fort et trapu, avec un regard sournois, étant survenu, se posta derrière elle, sans lui adresser la parole. Et dès lors personne n’osa plus la toucher.
Lee prononçait à demi-voix des exclamations. Tout à coup, il se leva, et l’on crut
que, dans l’exaltation de son enthousiasme, il allait embrasser cette jolie fille. Mais sa dignité britannique ou bien une sorte de timidité qu’il avait, interrompit son élan, et, ayant joint Carlotta, il dit simplement qu’il voulait boire un verre d’eau. Carlotta se disposait à rincer le verre.
– Non, non!
dit-il, je veux boire après vous!
Le
sombre gars se dressa tout à coup comme s’il voulait s’opposer à toute tentative de galanterie.
– Paolo! dit-elle, en lui donnant un soufflet vigoureux qui ne fit rire que les étrangers.

Puis elle porta le verre d’eau à ses lèvres, et le tendit au poète. Dante-Léonard-William but pieusement.
– Bravo! bravissimo!
cria de loin une voix connue.
Madame de Chandoyseau arrivait au milieu du groupe des touristes allemands, et flanquée de son mari et de la blonde Ghislaine.
Enthousiasmée
par le geste du poète, elle dit qu’elle voulait boire après lui.
M. de Chandoyseau, en s’épongeant le front, essayait de la retenir.
Mais, mon ami, criait-elle, je vous affirme que cet homme-là est exquis: il ne fait rien comme tout le monde!
30Cependant,
déjà elle oubliait de boire, et elle se précipitait sur les dessins.
Elle faillit se pâmer dès qu’elle les aperçut. Elle les tenait à la main, les tournait, les retournait
en tous sens, et poussait de petits gloussements de béatitude. Lee s’approcha et s’aperçut qu’elle les regardait à l’envers; il les lui redressa bénévolement dans la main:
– Non, non: dans ce sens-ci
, madame!
Madame
Belvidera toucha le coude de Gabriel Dompierre; ils sourirent. Mais peu de gens goûtèrent, au bout de la langue, le sel de la petite scène. Il faut dire qu’à la vérité, l’on ne savait trop par où prendre ces images. C’étaient des entrelacs gracieux formés de lianes végétales se métamorphosant peu à peu, adoptant ici et là des rudiments de formes humaines, et s’épanouissant à la fin en corps graciles de femmes ou d’adolescents. Cela était encore assez vague, esquissé à peine, et voilé à dessein. Madame de Chandoyseau n’y avait certainement vu que du noir et du blanc.
Les
louanges naissaient prodigieusement de ses lèvres, comme les petits drapeaux de la main d’un prestidigitateur. On était étonné qu’après ce qu’elle avait dit, il y eût encore à dire. Elle trouvait, et nouveau et plus fort. Le motif principal de son exaltation était qu’un homme pût tirer de telles arabesques de sa pure imagination.
Lee, qui parlait peu, fut froissé d’une opinion tout à fait contraire à son esthétique; il riposta vivement:

– Je vous demande bien pardon
, madame! je ne suis par moi-même qu’un instrument fort incapable, et je ne pourrais pas tracer un seul de ces traits sans mademoiselle Carlotta, admirable créature, que je tâche de voir là-bas à travers cette muraille humaine. C’est sa beauté qui a tout le mérite.
Madame de Chandoyseau se mordit les lèvres pour n’avoir pas trouvé cela.
Elle
manquait une occasion excellente d’accrocher l’attention du peintre-poète que les compliments les plus outranciers laissaient indifférent. Elle se tut, eut une mine déconfite, et aperçut opportunément madame Belvidera et Dompierre. Leur présence lui offrait un trop heureux secours; elle les prit au lasso qu’elle semblait jeter sans cesse autour d’elle.
Simultanément, elle hélait
son mari et Ghislaine qui s’en étaient allés tranquillement s’asseoir contre une barque de pêche échouée sur le rivage, à l’ombre grêle d’un acacia.
– Comment, vous ne savez pas? dit elle, mais en effet, vous ne pouvez pas savoir:
Ghislaine est arrivée ce matin par le bateau de sept heures!… on a frappé à ma porte; je rêvais j’ai cru que le feu était à l’hôtel. Hector ronflait dans la chambre voisine. Je lui crie: «Hector, levez-vous!» Ah bien, ouiche! Je me lève donc moi-même; je vais ouvrir. Qui est-ce qui tombe dans mes bras? Ghislaine!
– Ghislaine
?…
Vous ne savez pas? Comment je ne vous ai pas parlé de ma sœurette, de ma petite sœur Ghislaine?
Et elle continua de bavarder pendant que M. de Chandoyseau s’avançait doucement avec sa
petite belle-sœur. On la présenta successivement à madame Belvidera et à Dompierre qui parurent plus embarrassés qu’elle. Les avait-elle vus, sous le rideau de lierre? Si elle les avait vus, elle les reconnaissait assurément. Qui était-elle? Une jeune fille niaise? Une évaporée comme sa sœur aînée? Serait-elle discrète? L’éviter serait difficile; mieux valait se la conquérir.
Madame
Belvidera et Dompierre ne refusèrent pas l’invitation à déjeuner que leur adressait madame de Chandoyseau.
La jeune femme dit à son ami:
– Ma foi!
cette petite a une figure charmante.
– Ah çà
, mais, fit Dompierre, d’où est-ce qu’elle est tombée, cette Ghislaine? Elle vient de Paris, toute seule, comme un jeune homme, une fille émancipée?
Vous n’avez donc pas entendu madame de Chandoyseau nous conter l’épisode de l’arrivée de sa sœur?
31– J’avoue que
j’ai de la peine à percevoir quoi que ce soit au langage de madame de Chandoyseau!…
– C’est
parfois dommage! Madame de Chandoyseau nous a dit que son frère, le peintre, vous savez? Barthelomme, de l’Institut?…
– Comment,
Barthelomme, de l’Institut, est le frère de madame de Chandoyseau?
– Mais, mon ami, vous tombez de la lune!
Madame de Chandoyseau, nous a parlé maintes fois de son illustre frère. Enfin, Barthelomme chez qui Ghislaine était demeurée à Paris, pendant le voyage de sa sœur, ayant été appelé à Venise, comme arbitre, pour une question de médaille à décerner dans je ne sais quel concours de peinture, et sachant que les Chandoyseau étaient pour plusieurs semaines au lac Majeur, a amené sa petite sœur jusqu’à Milan, d’où il l’a expédiée à Stresa ce matin, en compagnie de la femme de chambre de madame de Chandoyseau qui était restée au service de Ghislaine. Est-ce clair?
Madame de Chandoyseau frappant dans 32ses mains, leur criait du haut de la petite terrasse de la trattoriales tables étaient disposées pour le déjeuner:
Voulez-vous bien vous dépêcher; le risotto vous attend, et venez voir un peu les jolies fiasquettes de chianti! Quand on pense qu’à l’hôtel on nous le sert dans des bouteilles ordinaires! il faut se plaindre; nous nous plaindrons, n’est-ce pas, vous? il faut rédiger une pétition; je la ferai apostiller par mon ami le révérend Lovely…
– Le révérend?…
– Lovely; Lo-ve-ly! Vous savez bien, le clergyman, mon clergyman. Figurez-vous, ma chère, dit-elle en se penchant à l’oreille de
madame Belvidera, figurez-vous qu’il me fait la cour!…
– Oh!
– Comme j’ai l’honneur de vous le dire!
– Mais! et
Mrs. Lovely?…
Mrs. Lovely n’y voit que du feu; Mrs. Lovely m’adore, positivement! C’est une femme d’une simplicité sublime… Je vous raconterai quelque chose à ce propos…
Racontez!
– Non, non, une autre fois… j’ai peur que
Ghislaine ne m’entende…
Racontez! racontez!
– Eh bien! figurez-vous que mistress Lovely vint avec moi hier à l’église catholique, pour m’accompagner simplement, bien entendu. Or il y a dans cette église un petit tableau de la primitive école lombarde que l’on nous indiqua comme une curiosité. C’est un Adam et Ève; oh! mais peint avec une conscience, un scrupule des détails, une minutie, une exactitude, enfin tel que l’on en est
tout ébaubi, c’est moi qui vous le garantis. Mrs. Lovely pinça les lèvres; je crus qu’elle était choquée et qu’elle allait entamer une violente diatribe contre ces pauvres catholiques un peu grossiers dans leurs images. En effet, elle me dit en haussant les épaules: «Ces gens-là sont stupides, very stioupid: Adam et Ève n’avaient pas de nombril!»
J’en suis restée moi-même
baba: si je m’attendais à la trouver courroucée, ce n’était pas pour une inexactitude!
Vous nous ferez connaître Mrs. Lovely?
– Comment donc!

– C’est la première fois que vous voyez l’Italie, mademoiselle? demanda Dompierre à la jeune fille
.
Oui, monsieur! fit-elle.
Il voulait s’efforcer de la faire parler, à cause de l’ardent désir qu’il avait de savoir qui elle était. Il épiait sur sa figure
le plus léger signe. Lui était-il antipathique? quelle impression avait-elle aussi de madame Belvidera? Elle les avait vus évidemment l’un et l’autre, dans la grotte; ses grands yeux bleus conservaient l’image que lui et sa maîtresse avaient formée lorsqu’il soutenait d’une main la taille de l’Italienne, et que, de l’autre, il éloignait ses lèvres. Quelle sorte de tumulte cette image produisait-elle dans son jeune cerveau? Il allait jusqu’à chercher son regard. Il le rencontra deux ou trois fois durant le déjeuner. Sa calme limpidité le désappointa.
On
avait achevé les hors-d’œuvre, quand madame de Chandoyseau s’aperçut que le poète anglais qu’elle avait invité aussi n’était pas là, et elle fut tout à coup au désespoir, se leva, courut à la caisse, envoya chercher «il signore Inglese». Dans le flot de paroles dont elle avait abreuvé ses hôtes, au début du repas, l’objet de sa prétendue passion s’était ainsi englouti. Elle avait oublié qu’il déjeunait avec elle.
«Tout doit passer
aussi légèrement, se dit Gabriel, dans les cervelles de cette famille-là. La petite sœur, comme la grande, n’a pas quatre minutes la même image à l’esprit




33VI


Dante-Léonard-William ne reparut pas de la journée. Il avait tant d’excentricité qu’on tolérait de lui jusqu’à l’impolitesse. Il avait d’ailleurs de fréquentes absences enveloppées de mystère. Son ami ne s’en inquiétait pas et n’osait point l’interroger. De tout autre on eût pu soupçonner qu’il cachait une intrigue; mais de lui, c’était bien improbable. Outre que Gabriel ne lui avait jamais connu aucune liaison, il le croyait tout à fait incapable d’en soutenir une. Une femme n’eût pas manqué de l’importuner rapidement. Rien n’avait accès chez lui, que les idées générales.
Madame de Chandoyseau qui avait oublié le poète durant une partie du déjeuner à l’auberge d’Isola Bella, l’avait fait chercher vainement sur la place de l’église, vainement dans les jardins, vainement dans le palais. Elle ne vécut, de l’après-midi, que dans l’attente de son poète. Elle envoya le révérend Lovely à l’Isola Madre, et le serviable clergyman se priva de son bain accoutumé de cinq heures, pour lui rendre le service de retrouver son poète; mais il revint de l’Isola Madre sans poète. Le dîner faillit être tragique. Madame de Chandoyseau ne contenait pas son impatience; elle se levait de table afin de voir si le poète n’apparaissait pas dans la magnificence du crépuscule, et elle demandait aux garçons d’hôtel s’il n’y avait rien de nouveau; elle se fâchait avec Ghislaine qui se moquait d’elle, et elle ne prêtait aucune attention aux paroles rassurantes du patient et tranquille Hector.
Dante-Léonard-William
n’avait pas reparu.
Gabriel quitta le groupe
que présidait madame de Chandoyseau. Il marcha quelque temps sur la route qui longe le lac, et alla s’étendre sur les coussins d’une barque amarrée sur la grève. La lune se levait tard; le lac était dans l’ombre; on n’entendait pas un bruit.
34Il éprouvait à la fois le besoin et la peur de se ressaisir soi-même dans un moment de solitude. Depuis
trois semaines qu’il vivait au bord de ce lac, il n’était pas sorti de l’extravagance du rêve. Les conceptions les plus fantastiques de son ami le poète anglais ne lui causaient plus d’étonnement, et, pendant la minute de conscience que lui laissait par hasard son absorbante occupation amoureuse, il n’était pas certain de n’être pas devenu quelque personnage d’un des contes de fées que celui-ci improvisait parfois avec un rare bonheur.
L’air extrêmement doux qui souffla quand il fut installé dans la barque immobile, prolongea le large frisson
du lac jusqu’à ses épaules. Il reconnut l’odeur lourde des lauriers fleuris; et, en tournant la tête, il aperçut un massif de ces arbustes dont les branches chargées laissaient pendre jusque dans l’eau leurs gros paquets de fleurs charnues. Il ne put retenir un léger mouvement, comparable à celui que l’on fait sous le coup de la surprise d’un baiser sur la nuque. Puis il sourit de son enfantillage. C’était la troisième fois qu’il ressentait l’impression un peu étrange, mais vive et troublante, du charme de ces rives du lac prenant soudain comme une personnalité et un corps, et vous frôlant d’une trop réelle caresse. Il faut avoir passé ici ces jours torrides de l’été finissant et ces molles et épaisses soirées, pour croire que l’on se puisse ainsi laisser duper par la brise tiède et odorante qui passe lentement et semble s’attarder avec une insistance humaine autour de votre visage.
La première fois
qu’il avait eu cette impression, c’était lors de son arrivée sur la Reine-Marguerite, dans l’instant où la cloche annonçait la station de Baveno et où il partageait son attention entre l’admiration de la «Sirène» nouvellement apparue, et le spectacle des mille lumières trouant le feuillage des jardins. C’était au moment où cette impression se renouvelait pour lui, et dans une barque pareille à celle où il était dans ce moment-ci, un soir de ciel couvert et d’obscurité pesante, que la même «Sirène» était tombée dans ses bras.
Cela était arrivé après
une guerre acharnée, pendant laquelle il n’avait pas laissé une minute de répit à la malheureuse femme qu’il avait sentie perdue tout d’abord, mais qui se défendait, en s’accrochant à tout, avec l’intrépidité d’un être qui se noie. Elle avait eu des crises d’amour fiévreux pour sa fille. Que de journées passées à bouder dans sa chambre! Mais pouvait-elle, dans sa chambre, ne pas aller jusqu’à la persienne close où elle apercevait, par les jours étroits des lamelles, la figure bronzée, coupée par la lumière de la barbe blonde, et les yeux clairs du jeune homme, qui imploraient si passionnément? Alors, et par compassion, croyait-elle, elle ne se dérobait pas au charme de cette parole discrète, voilée, mais tremblante d’un feu si beau, si sincère! Encore cela eût-il été sans danger peut-être, mais tout, voyons! ne s’en mêlait-il pas? l’air, le pays, les parfums, la musique, l’eau, les barques, les promenades! c’était un philtre qu’on buvait, un enchantement qu’on subissait, une ivresse latente, générale, que le vol bourdonnant d’une mouche, la vue d’une fleur, ou quelques notes d’une chanson rendaient contagieuse.
Lui
et elle étaient venus sur ce rivage en riant. Elle s’efforçait d’aimer l’esprit, l’humeur plaisante, et lui-même se faisait plus léger qu’il n’était, comme les poltrons chantent la nuit dans les bois.
Ils avaient fui, ce soir-là, le monde artificiel qui bourdonnait comme un essaim de guêpes autour de leur amour tacitement avoué, et ils se trouvaient en face l’un de l’autre comme deux ennemis, et faisant profession de douter réciproquement d’un penchant dont ils étaient très sûrs. Ils avaient comploté des yeux cette sortie; ils s’étaient dit des yeux: «Je vous aime!»
Leurs cœurs avaient bondi simultanément en se retrouvant dans l’ombre, loin du cercle des étrangers; mais ils avaient à peine osé se toucher la main; les mots pressés qui leur 35étaient venus à l’un comme à l’autre, étaient des mots qu’ils eussent pu fort bien dire en la présence des gens qu’ils s’étaient donné beaucoup de mal à quitter.
Dans un endroit où la route
touche presque le bord du lac, ils avaient aperçu cette barque isolée sur le sable. Elle lui disait: «Rentrons, je vous prie!» Il lui dit: «Vous êtes lasse, asseyons-nous…» L’installation dans la barque encore fut le prétexte à quelques facéties. Ils riaient, batifolaient, lorsque souffla la tiède brise presque palpable qui vous présente sous les narines, comme une houppe chloroformée, le baume épais des lauriers fleuris. Ils se penchèrent l’un vers l’autre, et de toute la soirée n’eurent plus envie de rire.
Il aimait à se figurer que cette brise contenait toute la vertu de l’admirable paysage, et il lui gardait, comme à une
influente amie, une reconnaissance sans bornes.
Depuis lors, c’était
la folie, la débauche, l’oubli de tout ou l’exaltation de tout dans la chair. Pour lui, une telle passion, bien naturelle à son âge, était décuplée par l’idée du hasard providentiel qui l’avait réuni, avec les apparences d’une attention toute particulière, à une étrangère remarquée et convoitée plusieurs années auparavant. Et, bien qu’il eût sans cesse présente à la mémoire cette rencontre aux jardins du Pincio, il n’interrogeait pas sa récente maîtresse sur les circonstances de ce passé.
Il y a des pays, des atmosphères où la sensation du présent est si forte qu’elle absorbe momentanément tout le temps écoulé et tout l’avenir. Luisa, parfois, par analogie, devant un pan de muraille, ou au son d’une cloche à une église lointaine, évoquait, les yeux fermés, des souvenirs. Elle parlait à son amant d’une rue à Rome, ou bien d’une allée de son jardin à Florence. Il se hâtait de baiser ses lèvres, et l’on a si vite fait, d’ordinaire, de ramener une femme à la minute présente, qu’il ne doutait pas qu’aussitôt elle ne fût de nouveau toute à lui.
Le premier retour à la réalité des choses, il n’avait été fourni à Gabriel que ce matin même par la tête blonde d’une jeune fille apparue sous le rideau de lierre. Le pur éclat de ces yeux illuminant la pénombre du visage à contre-jour!… le nimbe d’or de ces cheveux!… témoins ou non de son étreinte passionnée!…
Tout à coup, deux fraîches mains de femme se posèrent sur les yeux du jeune homme
.
– N’ayez pas peur,
c’est moi!…
Il se retourna, dans la barque, pour attirer et embrasser
sa maîtresse.
Ah! dit-elle, mon ami, je suis harassée; je n’en puis plus. Pourtant je vous ai vu vous diriger de ce côté et j’étais curieuse de savoir si vous viendriez là dans cette barque… dans notre barque; et je suis heureuse, heureuse que vous y soyez venu!
Il la serrait dans ses bras en la couvrant de baisers. Elle pencha la tête sur son épaule, tout épuisée de la fatigue de ces heureuses journées; il sentit que son front était brûlant.
– Luisa,
rentrons!
– Non! non! dit-elle, il fait bon là!… sentez-vous?
La soirée s’avançait, la lune montait derrière la montagne éloignée, et les petites brises espacées fraîchissaient.
– Comme on respire! mio, dit-elle, comme on est bien!
Il arrangea les coussins sous son corps. C’était un grand plaisir de
soulever ce corps chéri, de le reposer sur la moleskine froide, et de le savoir plus à l’aise. Elle nouait au cou du jeune homme ses jolies mains fines, un peu grasses; il lui enlaçait les reins, et la déposait sur le divan improvisé.
– Là! là! es-tu bien?
– Oh! bien! bien! mon mio!
Elle ne l’appelait que mio quand ils étaient seuls; et elle redoublait quelquefois ce gracieux terme de possession en ajoutant le mot français à l’italien: «mon mio!» Toutes les fois qu’elle prononçait ce mot-là, elle fermait les yeux, comme si elle l’allait chercher 36au dedans d’elle et très loin, et quand elle l’avait dit doucement, de ses lèvres tendues qui semblaient
, en le prononçant, se baiser elles-mêmes par deux fois, elle entr’ouvrait la bouche pour recevoir le baiser que sa belle tendresse avait mérité.
– Maintenant, veux-tu que je mette à l’eau notre barque? je vais prendre les avirons, et nous irons au-devant de la lune qui vient là
bas?
– La lune? où ça? mais je ne la vois pas…
– Soulève-toi sur mon bras… tiens! regarde sa grande corne rouge qui sort de la montagne. Mais tu m’embrasses et tu ne regardes rien!
– Ah! mio, que je suis donc fatiguée; pourquoi es-tu venu si loin? Je voulais te voir ce soir encore une fois; mais je dormais déjà
au milieu de ces dames On a fait de la musique; la petite Ghislaine a chanté, très bien, tu sais… Elle est charmante, cette petite
Pourquoi me parler encore de cette petite? L’indiscrète, qui est venue nous 37troubler dans la grotte! Je lui en veux, moi!
– C’est elle qui pourrait vous garder rancune pour lui avoir offert un spectacle un peu vif
. Mais elle ne vous en veut pas, elle: je crois que vous lui plaisez.
– Voyez-vous ça!…

– Ne riez pas!
Je ne dis pas que cette enfant cherche à se pendre à votre cou; mais vous êtes du genre d’homme qui lui est sympathique, et quoi que vous fassiez, elle vous sera indulgente. Toutes les femmes sont ainsi faites: il y a un type d’homme qui les intéresse à première vue, sans provoquer nécessairement d’autre sentiment, et pour lequel elles auront toujours une secrète complaisance.
– Et vous avez découvert cette complaisance en ma faveur chez mademoiselle
Ghislaine?…
– Elle s’est informée de vous, et a demandé ce que vous faisiez.
– Si ce n’est que ça!
– Attendez donc! Elle a été fort étonnée que vous fussiez statisticien.
– Que veut-elle donc que je sois?
– Je ne sais pas, mais elle a été étonnée, tout à fait étonnée.
Sa sœur lui ayant demandé ce qu’il y avait d’extraordinaire à ce que vous vous occupiez d’économie politique, elle a dit: «Je ne l’aurais pas cru; voilà tout!»
– Luisa, voyons! pourquoi me
raconter cela?
– Pourquoi? pourquoi?… mais
c’est peut-être parce que j’ai un certain plaisir à savoir que vous plaisez; c’est peut-être parce que je suis un peu jalouse…
– Luisa! Luisa
! où as-tu la tête, ma chérie?…
Elle le
serra avec une tendresse désespérée dans ses bras: inquiétude exaltée des premiers temps de l’amour, où l’on croit que tout conspire à vous arracher votre trésor nouveau.
– Mon mio! mon mio! répétait-elle.
Il
voulait des termes qui la pussent promptement rassurer. Il s’exténuait à trouver quelque chose de fort, de simple, de sincère.
Elle avait la tête
renversée sur le bras de son amant; ses yeux regardaient le ciel; ses cheveux relevés par une caresse découvraient son petit front obstiné, qu’une idée semblait tourmenter.
– Luisa
, à quoi pensez-vous?
– Je pense, dit-elle, à cette grande
corne de la lune dont tu m’as parlé: où est-elle?
Et quand elle eut dit
ces mots tranquilles, ses paupières tombèrent; elle s’endormait.

***

Il la baisa doucement, et en souriant de la surprise que la gracieuse mobilité de sa cervelle de femme venait de lui causer; puis il la berça dans ses bras, comme une enfant. Il l’adorait.
La lumière
de la lune, comme un corps de ballet qui descend la scène d’un pas rythmé, envahissait doucement la surface du lac. La beauté du silence agrandissait le paysage. Les rives lointaines semblaient naître, une à une, ou s’éveiller pour une fête. Sous une noire calotte d’ombre, les marbres d’Isola Bella blanchirent tout à coup, et derrière le bouquet touffu d’Isola Madre, la ville de Pallanza fut doublée par le miroir des eaux.
Comme
chaque soir, le chant de Carlotta s’éleva, et sa barque fleurie, presque imperceptible oiseau nageur, raya la glace pure du lac. Carlotta répétait la même chanson d’impudeur candide, fougueuse et dolente, ardente jusqu’à la frénésie et tout à coup apaisée, attendrie et mourante. Dans le concert de toutes les choses nocturnes, cette voix simple prenait l’importance d’une parole échappée tout à coup de la terre et de la nuit mêmes échangeant leur extase ou louant le dieu que de telles heures révèlent. Un violent frisson parcourut le corps de Gabriel. Son mouvement faillit éveiller la jeune femme. Elle entr’ouvrit la bouche et fit: «Ah!» Reconnaissait-elle dans son sommeil la chanson de la marchande de fleurs qui l’avait tant charmée? Peut-être vibrait-elle, beauté elle-même, à l’unisson 38avec toutes les inconscientes beautés de ce coin fortuné du monde!
Lorsque la voix de Carlotta s’éteignit, Gabriel remarqua qu’une autre barque avait doublé l’Isola Bella, venait vers lui en droite ligne. On entendait à intervalles égaux le choc assourdi des avirons et parfois même, tant la nuit était calme, jusqu’au fin bruit de perles de l’eau qui s’égoutte des palettes. Il reconnut bientôt la silhouette du poète anglais dans la barque, et n’eut que le temps de prendre ses dispositions pour que madame Belvidera ne fût pas aperçue. Il cacha le visage et les cheveux de la jeune femme sous un châle léger qu’elle avait apporté, et, n’espérant pas qu’ils pussent se dissimuler l’un et l’autre, il alla lui-même au-devant de son ami afin de l’écarter. Heureusement le batelier, accoutumé à promener cet homme étrange, restait muet en face de lui; il attira sa barque 39sur la grève et disparut sans avoir éveillé madame Belvidera.
Gabriel dit à son ami
l’inquiétude qu’avait causée son absence, et lui demanda s’il n’avait pas rencontré Carlotta dans les îles.
Sans lui répondre, le poète restait debout, tourné du côté du lac.
– Écoutez, dit-il, le doux jasement des eaux avec le sable de la rive. Ne dirait-on pas que ce murmure est
composé pour faire comprendre le silence, dans la même mesure que notre pauvre langage contribue à nous rendre l’univers intelligible? Ah! quel poète a ordonné le rythme selon lequel chaque flot, comme un beau vers, vient faire tinter ici sa dernière syllabe? Et quel est le sens de ce poème? Il y a de ces chutes de flots qui sonnent parfois avec la clarté joyeuse d’une cymbale lointaine, d’autres au contraire sont presque insaisissables et ressemblent au soupir d’un enfant qui dort. Est-ce l’écho d’un jeune éclat de rire inoubliable qui aurait jailli autrefois ici, et dont tout le rivage eût été ému? Est-ce le souvenir d’une peine secrète confiée ici à l’ombre de la nuit?
Gabriel le trouvait bien sensible aux émotions humaines, contrairement à son ordinaire. L’Anglais prévint sa question:
– Toute la beauté du monde, ajouta-t-il, a sa source dans le sourire ou dans la douleur de l’homme, de même que ce lac est fait de la goutte d’eau qui sourd de la terre. Cependant je ne m’intéresse pas plus à tel homme joyeux ou souffrant, que je ne le fais à une goutte d’eau, tant que le sens de son rire ou de ses larmes n’a pas atteint la proportion de ce lac.
Dompierre l’eût écouté volontiers, mais il avait hâte qu’il s’éloignât, à cause de la présence de
madame Belvidera. Lee n’était pas un homme à qui l’on pût dire: «Rentrez-vous? il est tard…» Le temps n’était pas divisé pour lui en une série de relais artificiels auxquels le besoin de régularité de nos organes nous asservit communément. Il mangeait quand il avait faim et se reposait quand sa pensée ou son imagination étaient à bout. L’idée vint à son ami, que cet être fantasque serait seul, à l’hôtel, à ignorer le tourment tragi-comique que son absence avait valu à madame de Chandoyseau. Lui en conter les péripéties serait peine perdue. Demain, soixante personnes auraient les yeux fixés sur lui, quand il 40paraîtrait à la table d’hôte, et il prendrait son repas sans s’apercevoir qu’il n’est pas seul à table. Gabriel Dompierre lui serra la main. Le poète remonta doucement la berge et gagna la route en scandant à haute voix des vers.




VII


Vers cinq heures de l’après-midi, Dompierre allant prendre un bain, vit émerger de l’eau une tête aux longs cheveux
plaqués et ruisselants contre un visage glabre. C’était la tête du révérend Lovely. Le clergyman l’interpella aussitôt et avec un accent tout à fait outrageux pour la langue française:
– Christ enseigna dans
la barque, jusqu’au plus fort de la tempête. Il n’y a point de maôvaise endroit pour prêcher le parole de Dieu; mais il y a des endroits qui sont maôvaises pour le salut de l’âme.
– Que voulez-vous dire? fit Gabriel
.
– Cette pays,
reprit le clergyman, est maôvaise.
Est-ce que par hasard Mrs. Lovely?…
– Nô, il ne s’agit pas de
Mrs. Lovely, qui a le vieil âge et qui a fini d’être troublée. Mais tout le monde n’est pas ainsi, et véritablement, le climat de cette pays est maôvaise
– Mais il me semble, au contraire, que la beauté y abonde, et elle est, si je ne me trompe, un des attributs de Dieu?
– Nô, dit le clergyman
, cette biauté ne vaut rien du tout, elle est perfide, et je pense qu’elle vient du Malin!…
– Le Malin?
– Je nommé ainsi, avec familiarité, le Démon
; véritablement le Démon!
Le révérend Lovely
, à ces mots, grimpa à l’échelle marine, et alla posément s’habiller.
Tout à coup, et comme il allait s’éloigner, ayant achevé sa toilette, le révérend s’écria:
– Mariez-vous!
Il crut que Dompierre ne l’avait pas entendu, à cause des mouvements qu’il faisait dans l’eau, et reprit:
Mariez vous! Mariez-vous!
En sortant de l’eau, Dompierre aperçut sur le sol un petit volume relié à l’anglaise. C’était le Nouveau Testament. Il le ramassa en souriant et, le soir, il le remit au révérend Lovely, sous le prétexte qu’il avait dû l’oublier.
– Nô! nô! dit le révérend, c’est à vous! Si vous avez trouvé cette livre, il est à vous…
c’est un livre plus profitable encore en cette pays que partout ailleurs… Écoutez! voilà encore la miousique! tous les soirs la miousique: cette chose est maôvaise!

***

Une troupe
dite napolitaine préludaient en effet, devant l’hôtel, sur les violons et 41les mandolines, au concert quotidien. Les pensionnaires prenaient place dans le hall, autour de petites tables de marbre où l’on servait les glaces.
La troupe, après quelques chansons peu variées, se tria, et trois couples vinrent au milieu des assistants exécuter la tarentelle. Les hommes étaient tous beaux; une des femmes, blonde, assez grande, et à la fois souple et gauche
en ses mouvements, avait un charme rude et puissant. Les couples pivotaient dos à dos, se cherchant du regard, faisant claquer avec frénésie les castagnettes, et excités par les instruments, par les voix gutturales ou criardes et aussi par les applaudissements du public. À la fin, les regards s’étant joints, le couple demeurait, la femme renversée en arrière, comme vaincue, l’homme penché sur elle, les yeux dans les yeux, son flanc à son flanc, les mains hautes brandissant les castagnettes épuisées, l’un et l’autre semblant pâmés dans tout leur corps; la bouche et les prunelles ardentes se dévorant à la courte distance du souffle.
Le révérend Lovely, qui avait regardé le spectacle jusqu’à la fin, tourna soudain les talons et se dirigea
vers le jardin, en levant les yeux au ciel. Mais la jolie fille qui avait eu le succès de la tarentelle et allait commencer le tour de l’assistance, une sébile à la main, courut à lui; et on le vit se retourner du côté de la lumière pour prendre de la monnaie dans son gousset. Du moins fit-il ses efforts pour ne point recevoir le sourire troublant de la danseuse napolitaine.
Gabriel faisait remarquer la petite scène à
madame Belvidera et il lui raconta les conseils impromptus que le révérend lui avait donnés au bain.
Il y a ici, dit-elle, une jeune fille de vos compatriotes qui est tout à fait en âge d’épouser un homme comme vous… Qui sait si un complot n’est pas déjà organisé!…
Voyons! je vous parle en riant de la conversation du bonhomme Lovely, et vous me répondez de votre plus grand sérieux…
– Mais c’est sérieux, un jeune homme en présence d’une jeune fille! c’est une réunion tellement sérieuse que tout autour d’eux conspire à les rapprocher, les gens et les choses, les hasards fertiles; c’est une entente secrète, mystérieuse, une espèce de sourde volonté de la nature qui agite et met tout en branle dans le but de les unir!
– Pourquoi me dites-vous cela
, vous?…
Mais peut-être parce que je ne peux pas plus faire autrement que les autres; peut-être parce que j’obéis aussi à cette force secrète, à la conspiration universelle en faveur du mariage? Peut-être est-il naturel aussi que je vous parle avant tout autre de cette éventualité, parce que je suis la seule personne qui la redoute?
Les Napolitains ayant quitté le hall
; 42jouaient des airs de valses dont les sons adoucis arrivaient agréablement par les grandes baies ouvertes. Quelques Américaines et des Viennoises se balançaient au bras de jeunes gens en smocking.
Gabriel regardait sa maîtresse assise nonchalamment dans une berceuse d’osier. Ses magnifiques cheveux noirs avaient, sous les lampes à incandescence, des reflets bleuâtres et moirés que la légère oscillation de son corps faisait mouvoir le long des épais bandeaux ondulés. Elle le regardait de ses yeux sombres embellis par la contrainte qu’elle s’imposait au milieu du monde. Ses bras étaient demi-nus, et sa main, ornée d’une simple perle qu’elle levait jusqu’à la lèvre pour en dissimuler les contractions involontaires, ramenait constamment l’attention de son amant sur sa bouche dont la seule vue lui faisait trembler les jarrets.
Il se pencha pour la saluer:
– À
ce soir, dit-il, à dix heures, près du bassin, dans le jardin des annexes…




VIII


Gabriel, en allant attendre dix heures dans les jardins, tomba sur M. de Chandoyseau qui faisait l’éloge de sa femme au révérend Lovely.

43Le pauvre clergyman était venu là sans doute dans le but d’éteindre par la marche les secrètes ardeurs qu’il attribuait au climat et au lieu, et qui lui venaient évidemment des agaceries malignes et savantes dont l’abreuvait madame de Chandoyseau. Que de fois l’avait-on vu faire les cent pas sur ce gravier crépitant, le chapeau à la main, les tempes moites, les yeux un peu égarés, quasi honteux, enfin marmottant du bout des lèvres les arides versets de la Bible qui contenaient son remède et son salut! C’était à croire que le «Malin» – pour employer l’expression qu’il aimait – était vraiment de la partie, puisque l’infortuné pécheur, fuyant la tentation, était rejoint précisément par le seul être qui fût capable de lui parler avec complaisance et avec enthousiasme de madame de Chandoyseau: monsieur de Chandoyseau.
Étourdi par l’agitation effrénée que sa femme entretenait autour d’elle; fasciné par les ressources intarissables de son babilllage, M. de Chandoyseau tenait sa femme pour un être exceptionnel et supérieur. Ayant donc rencontré le révérend Lovely, il avait mis la conversation avec une ineffable bonhomie, sur l’objet qui se trouvait captiver immodérément le révérend Lovely.
La
présence du jeune homme n’apporta pas plus d’embarras au colloque, et ce fut lui le plus gêné des trois: devait-il renchérir sur l’apologie de madame de Chandoyseau ou bien tenter d’éteindre le feu qui dévorait le clergyman? Quelle était la détermination la plus généreuse? il l’ignorait. Peut-être, après tout, d’entendre parler de madame de Chandoyseau était-il doux à présent au vieillard? Peut-être puisait-il une sécurité trompeuse à écouter ces éloges prononcés par un organe légitime, ce qui lui semblait une garantie contre l’accomplissement du péché?
Le révérend Lovely écoutait attentivement
M. de Chandoyseau. Gabriel prit le parti de l’imiter. M. de Chandoyseau parlait, parlait.
Dompierre
crut devoir souligner son dire, de-ci de-là, par de légers traits d’acquiescement. Il vit que le révérend lui en savait gré. Il insista, il parla même. Ce fut au tour du révérend d’adopter ses signes d’approbation. Petit à petit, le clergyman s’entraîna, s’échauffa, s’enhardit. Bientôt il n’y tint plus et prit lui-même la parole. M. de Chandoyseau, si fortement secondé, se tut et écouta à son tour.
Ce fut une scène de passion bien touchante.
Le pauvre révérend se lança tout d’abord dans des généralités très vagues. Il citait force textes, et parlait de la Femme en prophète; il esquissa son rôle 44sublime; il resserra peu à peu son discours, descendit au particulier; enfin il ne se posséda plus, et chaque expression issue de ses lèvres avait trait, à ne pas s’y méprendre, à madame de Chandoyseau. Il dit son nom, son petit nom même: Herminie. Il vanta son éloquence qu’il considérait comme un don divin; en second lieu, son intelligence qui était insigne par son agilité et son amplitude; en troisième lieu sa grâce persuasive, comparable à un parfum près duquel on ne peut point passer sans en être pénétré agréablement.
M. de Chandoyseau ne contredisait pas, et continuait par de légers murmures mais confus, le rôle d’approbateur que ses deux partenaires avaient tenu successivement.
Soudain, ces messieurs reconnurent tout près d’eux Dante-Léonard-William Lee, qui revenait encore en barque d’une de ses expéditions mystérieuses.
– Ah! dit M. de Chandoyseau, voilà notre poète!
Il prononçait ce mot «poète» en mêlant, dans l’intonation, tout l’enthousiasme artificiel qu’il empruntait par condescendance au culte de sa femme pour les arts, et la secrète opposition de sa nature d’Angevin positif, contre ce qu’il eût nommé volontiers, s’il eût osé, des balivernes.
Le révérend Lovely jugeait qu’il était superflu d’écrire, attendu que la rédaction des livres saints était arrêtée. Le terme de poète lui rappelait la lyre de David
, mais hors de là, ne lui inspirait que dédain.
Dante-Léonard-William mit pied à terre, tandis que son batelier muet s’éloignait sur l’eau sombre, à grands coups d’avirons. Il était d’humeur alerte, ce soir
: il prit le cigare que M. de Chandoyseau lui offrait et s’excusa d’interrompre la conversation.
Nous parlions, dit le révérend Lovely, de madame…
– La femme, interrompit aussitôt Dante-Léonard-William
, n’est qu’illusion.
M. de Chandoyseau, accoutumé aux paradoxes, eut un sourire de complaisance.
– Qu’illusion! interjeta le clergyman
, mais, monsieur, vous oubliez que la femme est mentionnée formellement dans l’Écriture…
– La femme n’est qu’illusion! poursuivit le poète anglais. J’entends la femme en tant que puissance séductrice. Car elle n’est en réalité ni aimable ni belle; elle est bornée dans son esprit, et, à plusieurs titres, disgracieuse en sa chair. Je m’abstiens d’insister sur les imperfections de son corps, qui n’ont d’égale que l’outrecuidante présomption de beauté qu’elle en tire. À force de voiler ses prétendus charmes, on
l’a persuadée et on nous a persuadés qu’elle en a. Les anciens, plus familiers que nous avec l’aspect du corps féminin, lui donnaient rarement la préférence. Le christianisme, pour éviter de pareilles déviations dans les choix, a fait de la femme un «porte-parure» en la couvrant à outrance de tissus et d’ornements propres jadis à attirer l’attention du menu peuple sur les idoles. Peut-être ne fut-ce pas assez, car c’est de peur qu’on ne se détournât d’elle qu’il incarna en elle le péché. Ruse sublime! ornement incomparable! et la plus merveilleuse trouvaille psychologique issue de la cervelle humaine! Brillante et dangereuse, la femme devenait un excitant des plus nobles facultés de l’homme: la bravoure et le goût du beau. Les verroteries nous fascinent; le péril nous exalte; et le culte moderne de la femme est fait de cette double exploitation de notre crédulité.
– Mais, monsieur, s’écria le révérend Lovely en se bouchant les oreilles, vous n’avez donc pas reçu le baptême, ni ouvert l’Écriture? Il y est dit…
– Je trouve notre poète très amusant, dit M. de Chandoyseau; je regrette seulement que ma femme ne soit pas là, car elle apprécie beaucoup la philosophie de monsieur.
– Ne le regrettez pas, fit Dompierre, car devant
madame de Chandoyseau, Lee ne saurait nous dire la forte déconvenue 45qu’il a certainement éprouvée ce soir dans quelque aventure galante…; et il va nous la dire. Entre nous, voyons! mon cher Lee…
Le poète ne les écoutait plus, et, jugeant avoir fait assez pour la politesse qu’il devait à M. de Chandoyseau en échange de son cigare, en le gratifiant de ce petit discours, il s’éloignait à longs pas, sans seulement souhaiter le bonsoir.
Son brusque passage au milieu de ces messieurs, et le retentissement de son étrange diatribe contre la femme leur laissait un malaise qui, toutefois, les avait sauvés
des épanchements du clergyman.
– C’est un homme bien original, dit M. de Chandoyseau,
un blasé!
– Tout au contraire, fit l’ami de l’Anglais, je ne serais pas étonné qu’il fût vierge…
– Est-ce possible? s’écria le révérend Lovely.
Ce qui me porte à le supposer, c’est que je connais de lui des poèmes contenant, à l’égard de la femme, une passion si extraordinaire, si farouche, si éperdue, que je ne crois aucun homme ayant touché la femme, capable d’atteindre un tel délire…
– Je ne vous comprends pas bien, fit M. de Chandoyseau.
46– C’est, en second lieu, que je ne vis jamais personne ayant en vue une femme déterminée, s’élever contre elle avec une plus criante injustice, un plus amer dégoût. À qui pensait-il
, il n’y a qu’un instant? Je n’en sais rien; mais je puis vous affirmer qu’il avait en vue une ou plusieurs personnes dont il distinguait mentalement, mais très nettement, tel ou tel détail réel avec lequel, grâce à l’habitude, un amant se familiarise et s’exalte aveuglément, tandis que le vierge répugne à sa seule représentation.
– L’Écriture Sainte, dit le révérend Lovely…
– Il est temps d’aller nous coucher, fit brusquement M. de Chandoyseau
.

***

Gabriel remonta doucement du côté des annexes de l’hôtel, où le menu
bavardage d’un jet d’eau l’attirait presque chaque soir à l’heure de ses rendez-vous avec madame Belvidera. Le bassin se trouvait garanti par l’ombre épaisse des cyprès et des chênes et par le flanc d’une petite chapelle où se célébraient, les dimanches, les offices du culte anglican. Un banc de bois ancien et fruste formait, au pied des cyprès, un hémicycle abandonné, grave et beau, triste et charmant, où aucun regard ne pouvait pénétrer, et que la brise de nuit dans les feuillages, la chute de l’eau dans la vasque et les caprices de l’ombre achevaient d’enchanter. Là, quand tout était assoupi dans l’hôtel, ils s’asseyaient, s’étreignaient, puis s’en allaient plus loin, vers une tonnelle d’été mieux close; parfois ils voulaient se figurer que le jardin était à eux et ils passaient une partie de la nuit à en parcourir les allées, à respirer les fleurs, les herbes et la terre endormie. Un vieux tronc d’olivier, dans un endroit désert, était assez grotesquement aménagé pour qu’on pût monter jusqu’au cœur de ses branches noueuses, par un escalier tournant; et l’on trouvait en haut une plate-forme, avec une table et des chaises. De là, la vue s’étendait au loin; et quand leurs nuits heureuses se prolongeaient jusqu’au petit jour, ils montaient dans le vieil olivier pour voir blanchir le lac au milieu des montagnes.
Gabriel
attendit, un temps toujours trop long, dans l’hémicycle solitaire; il voulait s’efforcer de la voir arriver de loin au travers du noir feuillage et, dans l’ombre, gauchement, il appliquait le visage contre les mille épingles des basses branches, et se piquait. Il riait de son enfantillage et de sa douleur. Cependant il entendit son pas sur les feuilles sèches que l’automne déjà répandait, et presque aussitôt elle fut près de lui.
Elle était
vêtue de blanc; la masse de sa chevelure et ses yeux se mêlaient à la nuit; le reste avait l’inquiétant attrait d’une vision intangible et légère; mais à dix pas, son poids, sa chair, sa réalité bien-aimée se livraient. L’amant sentait au cœur un coup violent. Puis l’odeur de la femme, qui la précédait un peu, le suffoquait de plaisir. Il faisait un pas; il se jetait sur sa bouche, laissant affluer là toute la voracité brutale du premier moment, tandis que sa main, au contraire, avec délicatesse, se laissait simplement emplir par un des seins, libre sous la batiste fine.
– Ah! lui dit-il, tu ne comprendras jamais ce que c’est que de te voir, de te voir venir! Tu ne sais pas comment tu es faite ni ce que contient
ton corps qui vient à moi!
Je t’aime trop! disait-elle.
– C’est que cela
ne peut pas durer!
– Tais-toi
! tais-toi!
Sa taille se ployait sur le bras du jeune homme. Cette ampleur, cette souplesse et ce poids adoré l’
enivraient. Elle lui entoura le cou de ses beaux bras élevés dont les manches lâches retombaient jusqu’à l’épaule, et l’imperceptible et soyeux duvet de sa peau de brune se laissait lustrer par ses lèvres. Il aimait ses bras à pleurer de plaisir pour les embrasser seulement du regard. S’il les baisait à partir du poignet, il croyait 47mourir avant d’avoir atteint l’épaule. Elle lui abandonnait tout à coup le double retrait odorant, puis le grondait parce qu’il ne pouvait contenir une sorte de cri animal dont le lieu si calme et si grave semblait un moment tout troublé.
– Tais
-toi! tais-toi! on va venir!…
– Mais ton parfum! disait-il, attire plus qu’aucun bruit… Tu ne t’aperçois pas que tu embaumes!…
Cris et parfums étaient portés très haut dans l’air tranquille, par la noire clôture des cyprès aux pointes aiguës
.
Quand il eut la force de relever la tête, il lui parla d’un projet qu’il caressait depuis plusieurs jours, et qu’il voulait mettre à exécution dès le lendemain.
– Ne parlons pas de demain! dit-elle.
– Pourquoi?

– Je ne sais pas. Mais,
vous-même, généralement, vous n’aimez pas à parler de l’avenir.
– Mais demain ce n’est pas l’avenir; demain, c’est là, tout près, nous y touchons! Voyons, est-ce que nous ne disons pas tous les jours à «demain», 48est-ce que nous ne combinons pas nos promenades pour le lendemain? Eh bien? Qu’est-ce que
cela signifie? Qu’est-ce qui vous prend? Qu’avez-vous?… Vous avez reçu… il y a… des nouvelles?
…Non, mais non, il n’y a rien; je vous assure.
– Si!
vous avez reçu une lettre ce soir; j’ai vu le portier vous la remettre.
– Oui, c’est vrai
; mais je te jure, mio, qu’il n’y a rien, non, rien de menaçant, d’imminent?… Comment dire? Enfin, il n’y a rien. Je ne sais en vérité pas pourquoi je t’ai dit de ne pas parler de demain.
Il se sentit frappé subitement du plus grand malheur qui le pût atteindre; il comprenait, d’un coup, la violence de sa passion, la nécessité absolue de cette passion pour lui, le choc irrémédiable, au cas où ce lien si jeune encore, mais si vigoureux, viendrait à être brisé. Et il ne se pardonnait pas de n’avoir pas prévu que ce malheur pouvait, et devrait inévitablement, le terrasser d’un moment à l’autre. Non, il était ivre à tel point qu’il n’avait pas pensé à cela!
49 Votre mari arrive? dites, dites-moi
, votre mari arrive!
Elle eut un moment d’hésitation
qu’il attribua à la recherche d’un mensonge, mais qui pouvait provenir chez elle de la légère stupeur provoquée par ces mots: «Votre mari» que son amant n’avait encore jamais prononcés. Puis elle vint à lui avec toute sa tendresse accoutumée:
– Mais non! mio, puisque je t’affirme que non! puisque je t’affirme qu’il n’y a rien de nouveau, rien.
– Tu me le jures?
– Je te le jure!

Puis ses larmes jaillirent tout à coup à flots, et elle laissa tomber sa tête sur l’épaule de Gabriel. Il la dévorait de baisers, dans une ardeur affolée, dans une joie
puérile d’être délivré du danger de la perdre, au moins demain. Elle lui dit en pleurant qu’il était cruel.
Il
lui mordait la chair, les lèvres et les cheveux:
– Je t’aime! vois-tu! je t’aime
!
Elle essuya ses yeux, et se penchant doucement vers lui:
– Et ce projet pour demain?… dit-elle.




IX


«Je viens, je viens, ma femme bien-aimée!» telle était la phrase qui se répétait, avec
insistance et tendresse, dans la lettre du chevalier Belvidera.
Le courrier du matin arrivait un peu avant midi. Le portier de l’hôtel faisait le tour des salons et du hall; de longues Américaines interrompaient leur balancement dans la rocking-chair pour recevoir d’énormes paquets de journaux ficelés et leur correspondance; des Italiennes qui tenaient leurs bras nus appliqués sur la surface fraîche des petites tables de marbre, lisaient aussi
leur courrier, en se communiquant à haute voix quelques phrases sur un ton toujours trop élevé. Quand madame Belvidera avait parcouru une lettre de son mari, si la petite Luisa n’était pas là pour lui poser mille questions au sujet de son père, elle laissait aller sa tête contre le dossier de jonc et, les paupières baissées, la bouche sérieuse, elle songeait avec l’espoir secret que quelqu’un viendrait l’interrompre et l’empêcher de penser.
Elle se revoyait à l’âge qu’avait aujourd’hui sa fille, enlevée brusquement de Florence par la mort presque simultanée de son père et de sa mère, et emmenée à Naples par une tante.
Ce départ
mettait le comble à la première peine de sa vie, car, après ses parents, l’être qu’elle aimait le mieux au monde était Andréa Belvidera, son compagnon d’enfance, quoique plus âgé qu’elle de six ou sept ans, auquel, tout en jouant, elle s’était promise pour plus tard. C’était un jeune homme sérieux et beau, que l’on comparait volontiers à Florence à ces adolescents superbes qui accompagnent les Médicis dans les fresques de Gozzoli au palais Riccardi ou à Pise. En quittant sa petite amie, il lui avait dit en lui baisant la main: «J’irai te chercher, en quelque endroit que tu te trouves». Elle lui avait répondu simplement: «Je t’attendrai». Il était allé achever ses études à Heidelberg et à Paris; à son retour à Rome, il s’était fait attacher au cabinet d’un ministre; il avait publié plusieurs ouvrages de sociologie remarqués, et, élu député à vingt-sept ans, il était parti immédiatement pour Naples, demander la main de Luisa.
Luisa l’attendait, et ils s’étaient embrassés comme au jour de leur séparation. Leur bonheur avait été simple et vrai. Ils semblaient créés l’un pour l’autre, et ils n’avaient jamais pensé
l’un qu’à l’autre. Dans la société de Naples, de Rome, de Florence, on les citait comme le ménage le plus uni et le plus parfait. Aucune ombre n’avait passé sur leur félicité. Ils s’étaient séparés pour la première fois depuis six semaines.
50Et Luisa était la maîtresse d’un étranger
.
«Je viens! je viens! ma femme bien-aimée
», disait la lettre.
Le chevalier
Belvidera était maintenant à Florence. Il racontait avec bonne humeur à sa femme les péripéties de sa visite à ses électeurs. Puis il donnait mille détails sur la maison, le jardin, les fruits, la famille. C’était la maison où elle était née, où ils s’étaient connus, où ils avaient joué, enfants, où ils s’étaient promis pour la vie. Cette maison était située sur la pente de Fiesole, et les murs y étaient encore garnis de très anciennes peintures. Luisa revoyait par la pensée les jeunes seigneurs et les dames de couleurs passées qui l’avaient regardée grandir, impassibles, dans leur belle contenance, et qui étaient aussi pour elle des amis. M. Belvidera l’avertissait précisément qu’une de ces dames se détériorait et qu’une large croûte s’était détachée de sa chevelure blonde; un scorpion, attribut symbolique, avait quitté la main d’un jeune homme, et on en avait trouvé sur le sol les débris réduits en poussière.
Ces petites choses avaient pour elle une
insinuante éloquence, et, comme personne n’était venu à son secours en interrompant sa rêverie, elle ouvrait de grands yeux égarés, et la réalité la stupéfiait. Était-ce à elle qu’il écrivait, lui, sur ce ton simple et confiant? Était-ce à elle que l’on racontait ces petits détails? Jamais ces vieux murs, ces fresques, et les plus menus objets de la maison ou du jardin ne lui avaient paru si vénérables, si sacrés.
Ah! la jolie villa! Quelle paix, le long des chaudes journées! et quelles délices, le soir venu! On entend ronfler le tram51way électrique de Fiesole; Andréa revient de la ville; elle le guette de la terrasse; elle l’aperçoit sur la plate-forme; il agite son mouchoir; sa tête aimée paraît au-dessus des murs garnis de roses; le train monte et décrit une courbe en ronflant plus fort; puis un arrêt, une grille ouverte et refermée: il est là; il lui apporte quelque surprise amoureuse et la franchise de ses baisers. On dîne, et l’on va, côte à côte, sous la loggia, voir tomber entre les sveltes pyramides des cyprès, le soleil tout au fond de la grande plaine de Florence. Et c’est la petite Luisa qui, de sa chambre, les appelle pour leur adresser des «bonsoirs» de ses deux petites mains appuyées sur sa bouche…
Ah çà! personne ne va donc l’interrompre! C’est un fait exprès: il ne passe ce matin sous le hall que des figures étrangères, des gens arrivés d’hier. Et elle pense, elle pense, la malheureuse femme!
On a beau faire; ce qui est ne cesse jamais tout à fait d’être. Elle le sent bien, sous son front, là, dans un petit endroit où il lui semble que toute sa mémoire est logée. C’est un point, une petite bille, une balle de plomb, et qui pèse. Jamais cette bille ne se déplacera.
Elle fronce les sourcils avec colère
; elle secoue la tête. Tout son cerveau s’ébranle; en un seul point quelque chose reste fixe, et on dirait que tout pivote autour: la bille.
Elle ferme encore les yeux; elle pense à mille petits frissons, à la volupté du vertige. Tout d’un coup la tête vous tourne et on se jette; on pousse un cri. Mais c’est fait!
Enfin!
voici quelqu’un.
C’est Ghislaine.
La jeune fille
a une gracieuse toilette mauve qui s’allie avec bonheur au blond tendre de ses cheveux. Sa taille fine a la souplesse d’un jonc que l’air fait ployer. La voir marcher vous donne de la fraîcheur. Elle est quelquefois joyeuse comme une enfant; quelqu’un lui a dit un jour qu’elle était plus jeune que la petite Luisa, son amie. D’autres fois un chagrin se devine en elle, c’en est l’ombre qui court en cercle autour de ses yeux purs. Madame Belvidera se sent soulevée, attirée vers elle. Ah! Dieu! embrasser cette jeune fille et parler d’enfantillages!
Elle a fait un mouvement vers
Ghislaine; elle a failli lui tendre les mains. Mais Ghislaine passe, elle est passée!…
– Ah! ma chère belle, que je suis heureuse de vous rencontrer! Venez un peu que je vous raconte!… vous ne vous imaginez pas quelle affaire!…
C’était madame de Chandoyseau qui revenait, avec les Anglaises de l’hôtel, du service protestant auquel elle assistait par galanterie envers le révérend Lovely. Le clergyman avait fait aujourd’hui une allocution d’un caractère si inattendu que tout le monde en était sens dessus dessous.




52X


Dompierre venait de prendre ses dispositions pour la réussite
du projet qui était de passer avec sa maîtresse toute une soirée dans la solitude d’Isola Madre, quand cette île magnifique est débarrassée des visiteurs. Il aperçut le hall plus garni que de coutume; on semblait y causer avec animation, mais en chuchotements mystérieux. Madame Belvidera s’y trouvait et recevait les confidences de madame de Chandoyseau. Au moment où il allait entrer, elle se détacha du groupe et vint vers lui, en ouvrant son ombrelle, sous le prétexte d’aller sur la route voir arriver la diligence. Il crut qu’elle était anxieuse de savoir le résultat de ses combinaisons.
– Tout va bien, lui dit-il, et nous aurons deux barques pour cinq heures:
vous irez directement à l’Isola Madre, moi à l’Isola Bella, seulement je changerai d’idée à moitié chemin et vous retrouverai sur les rochers.
Elle ne pouvait s’empêcher de rire.
– Qu’est-ce qu’il y a donc ce matin? lui demanda-t-il;
vous n’écoutez même pas ce que je vous dis!
– Ah! dit-elle, laissez-moi respirer et venez faire un tour sur la route. Je vous défie de deviner ce qu’il y a!… Donnez-vous votre langue au chat?
Vous avez vu tout ce remue-ménage sous le hall? Eh bien! dans le salon, dans les corridors, on chuchote avec le même entrain; par toutes les portes ouvertes j’ai entendu des rires étouffés…
– Au fait! je vous prie!

– Attendez donc! je suis venue vous
avertir afin de vous éviter précisément de recevoir un choc trop violent, et afin que vous ne soyez pas étonné si vous apercevez qu’on vous lorgne un peu plus qu’à l’ordinaire, car l’histoire vous touche… presque, indirectement, mais presque
– Je vous en supplie!…
– Voilà: non, il ne s’agit pas de vous, mais de votre ami le poète anglais.
– Il a fait quelque extravagance?
– Du tout! du tout! il n’a rien fait. Mais il paraîtrait que l’on sait de lui une… particularité très curieuse, en même temps qu’édifiante, à laquelle le révérend Lovely aurait fait allusion, ce matin, au prêche, dans la petite chapelle, là-bas, vous savez, tout en s’élevant avec véhémence contre le péché de la chair…
– Oh!
– Vous y êtes?
53– Mais c’est moi-même qui, hier au soir, ai eu l’imprudence d’émettre devant le révérend une simple supposition touchant une
bizarrerie des mœurs de Lee; une supposition d’ailleurs, plutôt humoristique, une supposition d’après-dîner…, et voilà ce vieux…
– Vous savez que le révérend Lovely est tout spécialement élevé depuis quelque temps contre le péché de la chair?

– Je
le crois bien!
– Alors il a dû être fortement impressionné de cette… abstinence édifiante, chez «un homme du monde, jeune, riche,
et célèbre», etc.; tels sont les termes dont il s’est servi, paraît-il, pour le qualifier. Il n’a pas résisté au désir de le donner en exemple.
– Mais enfin, il eût bien pu le faire sans le désigner si clairement!
– Peut-être ne l’a-t-il pas désigné si clairement; je n’en sais rien: vous pensez bien que je n’étais pas au prêche; mais
madame de Chandoyseau y était…
Ah! Madame de Chandoyseau! je ne m’étonne plus!…
– Elle ne pouvait pas perdre l’occasion d’entendre parler «son petit Lovely», ainsi qu’elle le nomme familièrement; elle va l’entendre tous les dimanches et lui fait, je crois, tourner la tête… Enfin, vous pensez que celle-là a compris à demi-mot et qu’elle était de taille à mettre les points sur les i, pour les personnes qui n’avaient pas compris tout à fait.
– Mais tout cela est grotesque, absurde!
– Que voulez-vous y faire?… Pourquoi vous amusez-vous à plaisanter, vous, le soir après dîner, avec des gens qui n’entendent pas la plaisanterie?
– Ce n’était pas à proprement parler une plaisanterie; c’était une opinion personnelle, formulée avec un
tour paradoxal. D’ailleurs cela n’entachait nullement la réputation de Lee, et ne pouvait prendre une teinte ridicule qu’en passant par l’organe de madame de Chandoyseau. Eh bien! mais, et la belle passion de madame de Chandoyseau pour Lee, comment l’accommoder avec cet entrain à le couvrir de dérision?
– Elle ne l’aime plus, dit-elle; cette… particularité lui répugne.
– Ah! ah! ah! délicieux! Elle n’aimait que le faux-vierge
; la vérité lui paraît vulgaire!
– Avec ça, c’est un vrai potin dans tout l’hôtel. Votre pauvre ami ne va pas savoir où se nicher.
– Lee! vous n’y songez pas:
il n’en aura pas le soupçon!

***

L’ombre s’allongeait
devant l’Hôtel des Îles-Borromées; les pensionnaires étaient nombreux autour des tables de jardin; et le jeu des cuillers contre la glace fondante et les parois des verres donnait son habituel concert argentin. Madame Belvidera s’assit et fit comprendre d’un signe à son amant qu’elle avait tout préparé pour leur fuite de cinq heures. Dante-Léonard-William, lui, s’était levé, et il s’éloignait en se dirigeant vers le lac. On le vit allumer un cigare.
La plupart des personnes présentes le regardèrent traverser la route; et elles inclinaient la tête un peu sur l’épaule avec un sentiment d’intérêt vif et de compassion. Dompierre se souvint d’avoir un jour vu madame de Chandoyseau et sa suite admirer ainsi de loin le même homme, et cela parce qu’il était différent des autres, simplement. Aujourd’hui que son étrangeté assez vague se précisait nettement on se moquait de lui.
Il n’avait, disait-on, approché aucune femme!
Gabriel demeura
un assez long moment abandonné à la torpeur de l’après-midi. Comme chaque jour, quelques notes de piano tintaient, presque aussitôt évanouies sous les doigts alanguis d’une femme; nul mouvement n’ayant de durée pendant ces trop pesantes heures. Le tonneau d’arrosage, sur le gravier des allées, traînait son ondée rafraîchissante. Gabriel regardait de loin la jeune femme qui lui 54préparait une soirée d’enchantement et la vue de la nuque, ou des bras, de la gorge ou des genoux de madame Belvidera, sous la légère toile, lui faisait frémir toute la chair.
Où donc allait le pauvre Lee,
à cette heure exquise et redoutable? Partait-il déjà pour une de ses promenades solitaires où, dans la compagnie de son batelier muet, il s’acharnait, jusqu’au cœur de la nuit, à tirer de la puissance de son rêve l’équivalent du simple plaisir humain qu’il semblait dédaigner si fort? Ou bien, qui sait? peut-être cherchait-il l’amour? Peut-être épuisait-il son désespoir de ne pas aimer, le long de ces belles rives peuplées de femmes venues de tous les lieux du monde? Allait-il à Baveno, à Pallanza, ou simplement le long des petites maisons des pêcheurs, en quête d’un regard capable de lui fournir le désir d’aimer?
L’heure
convenue approchant, Gabriel s’en alla, en flânant, sur la route, et prit une barque, loin de l’embarcadère de l’hôtel. En faisant lentement le tour de l’Isola Madre, après plusieurs crochets sur le lac, il découvrit la barque qui portait madame Belvidera, amarrée déjà sur une petite plage naturelle, et entraîna la jeune femme hors de toute vue. Le bonheur de l’avoir là, à lui seul, dans cette île à cette heure déserte, lui communiquait une exubérance d’enfant.
Luisa
était émerveillée par la richesse du paysage, par le pullulement des essences d’arbres où l’automne commençaient à répandre sur les feuillages ses beaux tons de cuivre et d’or.
– Mais, dit-elle,
par où pénètre-t-on dans votre île?…
– Chut! chut!… Savez-vous bien qu’il est tard et que l’entrée ordinaire nous est interdite: on ne doit pas entendre sonner la cloche des Borromées passé cinq heures du soir!
– Alors,
alors?…
– Alors!… escalade… assaut… ou la
porte dérobée!
Enfin! le conte de fées! Et il y a du danger?
– Je le crois bien! figurez-vous
neuf jardiniers, robustes gaillards, établis dans ce palais couleur d’abricot que nous apercevons de Stresa et d’Isola Bella, et armés! Ah! c’est qu’il s’agit de tenir à l’abri du vol leurs graines, leurs plantes rares et les innombrables oiseaux qui peuplent l’île!
– Et
nous débarquons, ma foi, un peu comme des malfaiteurs!…
Elle s’élançait la première à l’assaut de la forteresse fleurie.
– Attention! pas par là! tenez, voyez ici ces marches naturelles qui s’enfoncent sous les branches… Bon! c’est là notre brèche. En avant!
55La petite porte était ouverte; ils n’eurent qu’à en franchir le pas en déchirant de longs fils d’araignées. Le chemin qui s’offrait à eux était d’
une douce et grasse lithographie romantique. D’énormes touffes de lierre pendaient de droite et de gauche sur les murailles calcinées, de lourdes guirlandes se croisaient au-dessus des têtes. Des vignes-vierges parasites enlaçaient avec des airs de serpents paresseux le tronc des arbres, et, de la cime, avec affectation, laissaient pendre leurs languettes de pourpre fatiguées.
Point d’être
humain, pas un bruit.
– Oh! oh!
voilà le palais d’abricot!…
Et ce furent des exclamations
à mesure 56que l’on approchait de ce grand bâtiment dont le dos, coloré de loin, intrigue comme une chair vivante au milieu du feuillage: sorte de palais mystérieusement clos au milieu de cette île réputée un Eden! Rien d’agréable et de joli comme la façade sur les jardins. L’entrée s’en dissimule sous un portique surmonté d’une loggia ouverte où les pampres, les lierres et les rosiers grimpants inondent les balustrades; et leurs lourds emmêlements, par-dessus portes et fenêtres, se laissent choir comme d’opulentes et magnifiques défroques. Qui donc a revêtu ces oripeaux cette nuit? Quel bal paré a été donné ici? Quels hôtes y sont encore endormis? Des fées! des fées! C’est un palais de conte!
Quand les amants arrivèrent là, l’île était engourdie dans la paix
du crépuscule. Ils osaient à peine marcher; ils retenaient leur souffle. Les plantes exhalaient alors un tel parfum qu’on se fût cru au milieu de femmes dansant un ballet invisible.
– Venez!
Il
lui caressa le bras et la mena jusqu’à une fenêtre entr’ouverte au rez-de-chaussée. Elle se haussa sur la pointe des pieds, et regarda:
– Oh! oh! dit-elle, ça
, c’est trop joli, cela!
C’était une chambre ancienne,
aux murs garnis de boiseries rococo, avec un lit dans l’ombre d’une alcôve et un mobilier rustique et vieillot. On y avait vue d’un côté sur le lac, de l’autre sur les jardins tropicaux de l’île. Des fleurs fraîchement coupées, étalées un peu partout dans de larges paniers, pleuraient, sur les dalles, les gouttelettes du dernier arrosage.
Elle chantonna, à mi-voix:
C’est que je voudrais vivre
– L
’endroit est à vous!
Gabriel avait gagné les bonnes grâces du chef des jardiniers qui, en lui faisant visiter la maison, lui avait appris que cette pièce servait au dépôt des fleurs cueillies chaque soir, et que la belle Carlotta venait prendre, à la nuit, pour les vendre à Pallanza, à Baveno, à Stresa, dans les villas et les hôtels. Touché par la passion que le jeune homme témoignait pour les fleurs, et par sa générosité, il lui avait donné toute permission de venir contempler les paniers, à son aise, jusqu’au moment de leur enlèvement par la marchande des Borromées. C’était le plus inattendu, le plus galant rendez-vous d’amour.
Gabriel voulait
entrer.
– Oh! non! fit-elle… promenons-nous au moins
pendant qu’il fait jour encore!… Tout est si beau!… si beau!…
Il
reprit amoureusement son bras, et, glissant la main sous la manche large et légère, il le parcourait du bout de ses doigts fins et de la paume délicate. La fraîcheur de la peau, trop exquise, lui faisait, par instants, souhaiter les lèvres; alors ils s’arrêtaient, confondus.
Ils
échangeaient des paroles désordonnées… Elle lui adressait subitement une question sur une plante exotique qu’elle remarquait au passage.
– Qu’est-ce que c’est
? demandait-elle.
– Qu’est-ce que
cela peut bien vous faire? lui répondait-il en souriant.
– En effet!
Et elle riait, de son rire clair et magnifique, en renversant
en arrière sa taille qu’il soutenait et portait avec enivrement.
Elle était toujours vêtue de ces toilettes claires qui enchantaient son amant. Et son grand chapeau de paille blanche
voilé de gazes et de dentelles faisait de toute sa personne la plus étonnante de ces fleurs aux noms inconnus, qui s’étalaient sur leur passage.
– Et vous, vous, qui êtes-vous? lui dit-il.
– Qu’est-ce que
cela peut bien vous faire?
– En effet!
Je t’aime!
Et comme ils relevaient les yeux, une beauté nouvelle encore les éblouit. Deux trouées, l’une dessinée par le bras musculeux d’un chêne géant, l’autre déchiquetée par le feuillage des camphriers et des houx, leur découvraient et la corne 57méridionale du lac, et Pallanza, la ville blanche assise au bord des eaux, comme une jolie fille paresseuse qui attendrait qu’elles fraîchissent avant de s’y baigner les pieds. Le soleil, à ce moment, derrière les montagnes, faisait sa chute prématurée; une brise courut sur le lac, sans pénétrer jusqu’à l’intérieur de l’île; des nuages chargés d’or s’élevèrent très haut, et Pallanza, animée tout à coup, prit le ton d’une rose thé ou d’une chair de blonde. Les eaux semblaient devenir molles et épaisses comme du lait et elles en adoptaient la teinte bleuâtre. La crête des montagnes tomba soudain; elle fondait; toutes les choses se résolurent en un gris de perle universel. L’heure avait des caresses trop douces. Gabriel dit:
– Allons «chez nous»; rentrons!
Mais elle n’avait plus la force de faire un mouvement. Ils s’assirent sur un banc. La brise enfin parvint jusqu’à eux; elle passa, comme une enfant qui court, dans l’allée. La jeune femme s’en emplit, s’en gonfla la poitrine. Lui, brusquement, lui découvrit la gorge et la baisa. Il balbutiait:
– Toute la
beauté! toutes les fleurs! toute l’île enchantée!
Puis il pleura; ils pleurèrent tous deux, 58confondant admiration et amour
. Enfin, ils se relevèrent pour gagner leur chambre fleurie.
C’était elle, à présent, la plus prompte. Elle courait, elle traversait les pelouses, elle sautait par-dessus les bordures
. Elle s’arrêtait pour porter la main à son cœur, et sa bouche entr’ouverte aspirait et soufflait l’air enivrant.
– J’ai chaud
!… disait-elle.
Les oiseaux
se couchaient. Au-dessus de leur bruit d’émeute on discernait le cri étranglé des paons.
Par une majestueuse allée rectiligne descendant jusqu’au lac en de longues marches basses et velues, une dizaine de paons, importants dignitaires, remontaient. Les deux amants s’arrêtèrent pour les regarder, tant cette procession d’oiseaux hautains, en une allée monumentale, aux dernières lueurs du crépuscule, était étrange et féerique.
Cependant,
dans l’ombre tombante, une forme humaine se glissait le long des hauts buis taillés. Quelqu’un évidemment cherchait à se dissimuler; ce ne pouvait être un des jardiniers.
Luisa frissonna, s’arrêta; elle avait peur.
– C’est quelque gamin qui vient prendre des oiseaux, dit Gabriel; il n’est pas dangereux pour nous, et c’est lui qui, en nous apercevant, va avoir une venette!… Ah! tiens!… mais… c’est l’amoureux de la belle Carlotta!
– Comment!
ce gars sournois, de mauvais œil, qui ne la quittait pas d’une semelle, à l’Isola Bella?
Il aime cette fille; il est violent; c’est bien naturel…
L’homme
prit immédiatement une contre-allée et disparut.
Gabriel s’élança
vers un lourd voile végétal qui obstruait à demi le portique où s’ouvrait la chambre des fleurs. Il le tenait relevé d’une main, pour permettre à la jeune femme de pénétrer dans leur refuge.
Il souleva le loquet en
heurtant la porte. Elle était verrouillée de l’intérieur.
– C’est un peu fort, par exemple!
– Allons-nous
-en, je vous en prie! dit Luisa; il y a quelqu’un, j’ai peur!…
Elle avait déjà repassé le
portique, quand il entendit que l’on remuait dans la chambre. Il demanda:
– Qui est là?
Puis il prononça le nom du chef-jardinier. On ne bougea plus et ne dit mot. En l’entendant parler à quelqu’un,
madame Belvidera s’était enfuie.
Il
l’alla rejoindre sous un berceau de verdure où elle s’était réfugiée, tremblante. Il la rassura; mais il était furieux… Quels importuns étaient venus s’emparer de «sa» chambre?
– C’est quelqu’un qui a eu la même idée que vous, mon ami!
Ils ne purent s’empêcher de rire.
Au travers d’un groupe de bruyères arborescentes, ils apercevaient l’entrée du portique,
petite voûte obscure, dans l’ombre déjà environnante. Ils imaginaient l’agrément que les derniers reflets du ciel sur le lac devaient donner à cette chambre fleurie. Ils ne pouvaient détourner les yeux de cet endroit.
Ne serait-ce pas les fées qui sont rentrées chez elles?
Et ils regardaient les
lourdes guirlandes lascives et parfumées, débordant des fenêtres: lambrequins somptueux du lit de la Belle au Bois-Dormant. Que la maison était jolie! que l’heure était favorable aux chimères!
Comme il soupirait cependant, elle lui dit, à demi souriante:
– Après tout, peut-être votre ami le poète anglais a-t-il raison: pourquoi vouloir donner à l’amour, dont nous ne sommes seulement pas dignes de prononcer le nom, une forme
charnelle qui ne saurait que l’avilir?…
Il lui baisait les bras, et elle riait
. Un peu de bruit vint du côté du portique; une main souleva le rideau de verdure. Madame Belvidera émue serrait la main de Gabriel; il attendait lui-même et non sans quelque anxiété. Le rideau fut écarté: une jolie tête parut, reconnaissable malgré le faible jour: c’était la belle Carlotta.
59– Ah! fit
Gabriel, coquine de Carlotta!
– Attendez donc! dit
madame Belvidera, je crois qu’il y a quelqu’un avec elle…
– Parbleu, je le crois bien! et comme ce n’est pas son amoureux officiel, je comprends la mauvaise mine que faisait celui-ci tout à l’heure, en longeant les buis.
– Ah! je donnerais je ne sais quoi pour savoir qui est avec elle!
– C’est quelqu’un que je ne plains pas, et qui a du goût assurément.
– Le fait est que cette fille est d’une beauté!…
Ah! ah! ah! s’écria-t-elle, prise tout à coup d’un rire fou, si violent que Gabriel dut lui poser une main sur la bouche de peur qu’elle ne se découvrît; et elle lui indiquait un petit trou dans le feuillage:
Regardez donc! regardez donc!… C’est… c’est votre ami Dante-Léonard-William Lee!
Il vit en effet Dante-Léonard-William Lee qui se faisait épingler à la boutonnière
une magnifique fleur d’iris.
– Eh bien! dit
madame Belvidera, vous avouerez que l’aventure n’est pas mauvaise: vous vous donnez la peine de préparer un joli nid, et c’est cet oiseau-là qui vient l’occuper à votre place. Un ascète!… cela ne vous fait pas rire?
– Je suis abasourdi.
– Dites donc! que pensez-vous de 60la…
«particularité» qui a fait prêcher le révérend et jaser tout l’hôtel?
– Je pense que ce n’est pas celle-là qui le distingue du reste des hommes
; mais je couperais volontiers la gorge à ce monstre hypocrite!
– Ne plaisantez pas avec
les couteaux dans ce pays-ci!… Tenez! je pense à l’autre, à ce jaloux qui rôdait là… J’ai cru voir sa tête il n’y a qu’un instant, de l’autre côté des buis.
– Diable!
me faudrait-il maintenant prévenir Lee du danger qu’il court? C’est le comble à la facétie! Voyez-vous que nous ne soyons restés à la porte de la chambre que pour veiller au salut de ce…
– Chut! voilà Lee qui descend par le petit chemin qui nous a amenés; il a sans doute une barque qui l’attend et il ne court aucun risque
; mais c’est pour cette pauvre fille que j’ai peur. Vous ne connaissez pas la violence de ces petits hommes-là, chez nous. Ce Paolo est très capable de la tuer…
Ils sortirent de leur cachette et crurent devoir aller
avertir Carlotta de la présence de son fiancé, derrière les buis. Elle ne fut point troublée en les reconnaissant. Ils lui signalèrent le garçon tapi là-bas avec une mine peu rassurante. Elle comprit très bien et se contenta de hausser les épaules.
– Vous n’avez donc pas peur?
Elle les regarda sans répondre. Toute sa figure exprimait
la sérénité. Ses yeux splendides avaient la beauté tranquille du lac nocturne; elle avait le cou dégagé, et, une main posée tranquillement sur la hanche, elle semblait défier l’univers. Sans doute savait-elle qu’elle n’aurait qu’à regarder le malheureux garçon pour voir tomber sa colère. Sa puissance était si évidente qu’ils ne gardèrent aucune inquiétude.
Par curiosité, tout au moins, ils voulurent la voir partir. Elle posa un des paniers de fleurs sur sa tête et en prit adroitement quatre autres qu’elle suspendit aux anses de ses bras. Ils descendirent derrière elle, dans son sillage embaumé. Sa barque était amarrée dans le voisinage,
ils allèrent rejoindre les leurs.
Ils n’avaient pas fait cent pas que le bruit d’une altercation les
arrêta. Gabriel s’élançait, quand il vit très nettement la Carlotta renverser l’homme sur le rivage, sauter dans sa barque et s’éloigner à grands coups d’avirons. Le garçon se releva; il ramassa une pierre et la lança dans la direction de Carlotta. On ne vit pas tomber la pierre dans l’eau; les deux amants tremblaient que la malheureuse ne fût atteinte. Le gars ramassa une autre pierre. Mais Carlotta éleva sa voix admirable et tranquille qui éveilla un écho au mur du palais et se répandit sur le lac paisible. Elle ne précipitait déjà plus sa course; elle ramait avec son impassibilité ordinaire, et il n’y avait pas trace d’une émotion particulière dans le rythme de son chant impudique et candide.
L’homme ne lança pas la seconde pierre.
Gabriel et Luisa furent bercés tout le temps du retour par son chant ininterrompu.




XI


«Ne crois pas,
mio, que je t’aie menti, quand tu m’as fait jurer, l’autre nuit, tu sais bien… Non, non, à ce moment-là, je pouvais dire encore qu’il n’y avait rien; je t’assure que je n’avais qu’une appréhension. Hélas! dès hier matin, chéri, notre sort était fixé. Mon mari m’annonçait son arrivée pour aujourd’hui, pour ce matin même, pour tout à l’heure. Quand on te remettra ce billet, il sera là. Ne m’attends donc pas à l’heure de la promenade que nous devions faire ce matin.
J’aurais pu
te prévenir dès hier: mais à quoi bon? Je te dirai même que c’est parce que je sentais tout perdu, que j’ai accepté cette expédition d’Isola Madre, qui était d’une grave imprudence; mais c’était le dernier jour où je t’avais, et j’aurais fait bien pis. 61Tu ne m’en voudras pas de ne t’avoir pas prévenu, dis?
Mio, j’ai passé la nuit à me demander si j’irais te dire de vive voix ce que je t’écris. J’étais partie, ce matin, vers quatre heures; je risquais tout, mais je t’aurais vu encore, là, bien; je t’aurais surpris dans ton sommeil
Mais je n’ai pas pu; ne me demande pas pourquoi; aie pitié de moi: je ne suis qu’une malheureuse femme.
Mais je te reverrai; il faudra bien que je te revoie. Surtout, ne t’en va pas!
Voilà huit heures, j’entends le bateau siffler; je ne suis plus à moi, mio, mais à toi tout de même et toujours.


LUISA.

Gabriel ignorait tout du mari de madame Belvidera. Ils n’avaient jamais parlé de lui. Il attribuait ce silence chez elle à une délicatesse qui n’était pas pour lui déplaire; chez lui, il était le résultat d’une confiance absolue dans un bonheur qui le comblait et qui écartait, comme de lui-même, toute idée qui l’eût pu ternir.
Il fut trop anéanti, à la suite du moment où un garçon d’hôtel vint lui remettre le
maudit billet, pour se livrer au travail mental par lequel, en de pareilles occasions, on veut savoir, au moyen de conjectures minutieuses, établies sur les faits les plus insignifiants, le caractère, la figure, les mœurs et jusqu’au petit nom de l’inconnu qui va se dresser soudain au beau milieu de votre route. Il retomba sur le lit d’où il s’élançait avec tant de joie pour courir à une promenade matinale, et il demeura dans une hébétude jusqu’au moment où son ami Dante-Léonard-William vint le prendre pour le lunch.
La représentation de son malheur, jointe à l’
image de ce glabre misogyne, lui donna à la fois envie de rire et de pleurer. Il revoyait ce contempteur de 62l’amour en train de se faire épingler une fleur d’iris à la boutonnière, et il réentendait le rire étouffé de madame Belvidera, derrière le massif de verdure.
– J’ai trouvé quelques vers que je vous dirai, fit le poète.
Comment
madame Belvidera avait-elle pu rire si franchement, hier, alors qu’elle savait, elle, leur prochaine séparation? Était-elle indifférente à la rupture de leurs amours? L’arrivée de son mari, quelle impression lui causait-elle donc?
– Voici ces vers, dit Lee, qui commença aussitôt à les réciter.
– Ah! au diable! s’écria Gabriel en frappant violemment du pied le sol de sa chambre.
Lee était si sûr de lui, il avait une confiance si admirable dans la puissance de la poésie
qu’il ne crut pas un instant que son ami eût pu, par ce signe d’impatience, s’adresser à lui. Un sot se fût fâché.
Lee
continua simplement à dire ses vers.
En
descendant, Gabriel pensait qu’il allait voir le mari; qu’il allait voir le mari et la femme côte à côte. Le mari, cet inconnu du premier aspect de qui tout avenir semblait dépendre; la femme, sa maîtresse à lui, depuis un mois sa chair même!
Sa
rage venait de ne pouvoir maîtriser son émoi. Par surcroît, il lui fallut tomber sur les Chandoyseau.
– Ah! monsieur Dompierre,
que vous êtes donc heureux de vivre si près de la poésie même… C’est ce que je disais encore, il n’y a qu’un instant, à Ghislaine, en parlant de vous.
Il saluait ces dames et tournait déjà la tête.
Madame de Chandoyseau le rattrapa avec un air de confidence:
– Avez-vous fait la connaissance
du chevalier Belvidera?
– Le… chevalier?…
– Oui,
le chevalier Belvidera. Un homme très bien. Voulez-vous que je vous présente?
– Merci,
fit-il en se détournant résolument du côté de la salle à manger.
Il rencontra par hasard le visage de Ghislaine, qui était aussi bouleversé que le sien. À cause de ce sort commun, et sans savoir ce qui, chez cette jeune fille, en pouvait être la cause, il la regarda avec moins de froideur que de coutume.
Ne trouvez-vous pas, dit Lee, que la dernière strophe alourdit un peu l’ensemble de la composition, que l’on pourrait terminer sur le…
Comme on est seul, grand Dieu! quand une douleur vous étreint!
Monsieur et madame Belvidera ne parurent pas au déjeuner. Dompierre en éprouva un soulagement d’abord, à la pensée que Luisa avait voulu lui épargner cette trop brusque rencontre, puis il trouva a cette circonstance mille motifs d’inquiétude.
L’air fut si lourd, l’après-midi, que plusieurs des pensionnaires, au lieu de gagner le hall trop
lumineux, ou les jardins brûlants, se réfugièrent dans le salon aux volets fermés, où l’on goûtait dans une demi-obscurité une relative fraîcheur.
Quelques
-uns s’assoupissaient dans les fauteuils, et le journal tombait de leurs mains.
On ne remuait qu’avec précaution; une jeune Anglaise ouvrait doucement la bibliothèque pour y choisir un volume dont elle avait peine à déchiffrer le titre; sur les tables, de grandes feuilles d’album glissaient entre des doigts indifférents.
Quand les yeux de Gabriel se furent faits à l’obscurité, il reconnut, sur une chaise de tapisserie placée à trois pas de lui, le chapeau de paille blanche, bordé de dentelle, de
madame Belvidera. Elle était là peut-être! Et il osait à peine explorer la pièce. Presque aussitôt, il remarqua que le chapeau couvrait un chapeau d’homme, en feutre mou, dont le bord souple, de couleur beige, dépassait de trois doigts la dentelle. C’était le chapeau du chevalier Belvidera!
Il était naturel que ces deux chapeaux fussent unis là intimement, familièrement, sur une chaise où on les avait déposés en montant déjeuner, peut-être piqués l’un à l’autre de la même épingle! Les époux n’étaient pas là; certainement 63ils arriveraient ensemble; il les verrait en même temps apparaître dans le clair entre-bâillement de la porte; ils approcheraient, ne distingueraient personne dans la pénombre; et c’est lui qui devrait saluer la jeune femme, se faire reconnaître, se faire présenter au mari! Il décida qu’il ne quitterait pas sa place que l’on ne fût venu prendre les deux chapeaux.
Selon ses prévisions, le premier aspect de l’homme devait signifier clairement s’il était oui ou non aimé de sa femme.
Puisqu’elle avait accepté un amant, il était assez probable qu’elle n’avait pas de grande passion pour son mari! Mais pourquoi ne lui avait-elle jamais parlé de lui? Pourquoi n’avait-elle pas obéi au mouvement si ordinaire qui porte la femme infidèle à flétrir, et si souvent avec un injustice cruelle, entre les bras de son amant, l’image importune de celui qu’elle trahit? Il tournait et retournait le sens des paroles qu’elle avait prononcées en mille circonstances; il ne trouvait pas d’autre allusion vraisemblable au mari, que celle qu’elle avait eue, un matin, sur la terrasse d’Isola Bella, pendant une minute de songerie: «C’est la première fois, lui avait-elle dit, que la vue d’un beau paysage ne m’est pas gâtée par quelqu’un». Était-ce en vertu d’une logique bien rigoureuse qu’il pouvait soupçonner le chevalier Belvidera d’être celui qui gâtait la vue des beaux paysages? Et quand c’eût été lui! Était-ce par le fait de sa seule présence? alors, certes, il pouvait être détesté. Était-ce par un défaut de sensibilité, par un mot malheureux? une femme a tôt fait d’oublier ces peccadilles!
Aurait-elle pu
accueillir un amant sans cesser d’aimer son mari? Telle était la question qu’il se posait, quand une voix connue, venant de l’autre extrémité du salon, lui fit relever les paupières, et il aperçut, dans la pénombre de moins en moins épaisse, madame de Chandoyseau assise, en une pose langoureuse, non loin du révérend Lovely. Ghislaine était au piano, dont elle caressait le clavier sans appuyer les doigts, en parcourant des yeux des partitions de musique.
Ses éternels témoins! La Chandoyseau et
Ghislaine seraient encore là quand madame Belvidera et son mari viendraient prendre leurs chapeaux sur la chaise de tapisserie; elles le verraient se lever à l’approche de la jeune femme; elles entendraient les phrases de politesse banale qu’il échangerait avec l’homme qui lui broyait le cœur; elles mesuraient l’ébranlement de sa voix. L’une assisterait à l’entrevue avec sa malignité de pie borgne; l’autre, avec son irritante complaisance!
Il voulut se lever
, éviter à tout prix ces deux femmes. La vue des chapeaux superposés sur la chaise de tapisserie le fascina de nouveau, et il demeura sur place. «Ils vont venir là! ils vont venir là Ailleurs ne les manquerait-il pas? S’il remettait à ce soir, à demain, la 64rencontre, peut-être n’aurait-il plus le courage de les supporter côte à côte; peut-être aurait-il fui! Il fallait les attendre là, en face de leurs deux chapeaux posés familièrement, presque amoureusement, l’un sur l’autre.
Le révérend Lovely était aussi fiévreux que Dompierre. Celui-ci entendait sa voix sourde, son accent
ridicule, que des hésitations, peut-être des réticences, entrecoupaient fréquemment. Ses gestes étaient désordonnés. Le «Malin», sous les apparences de la damnable Herminie, le faisait cruellement souffrir. Il s’agitait sur son siège, avec le malaise d’un débutant dans l’exercice de la galanterie; et il s’efforçait de couvrir son embarras par une volubilité que brisait malheureusement sa double inexpérience de la langue française et de la langue amoureuse. Madame de Chandoyseau, tantôt alanguie, improvisait une atmosphère troublante en agitant son éventail, levant son menton et offrant son cou et sa gorge à l’air agité; tantôt penchée d’un brusque élan du côté du pauvre pasteur, l’accablait de sa perfide séduction.
Mistress Lovely somnolait sur un magazine anglais, à quelque distance de son mari. Sa tête à cheveux gris, d’une insigne laideur, avait à intervalles réguliers une défaillance en avant qui faisait glisser ses lunettes à l’extrémité de son nez, et la réveillait à demi. Elle relevait la taille, rajustait ses lunettes, et redressait la revue dont elle semblait reprendre
assidument la lecture. Mais l’édifice s’affaissait presque aussitôt et le sommeil impitoyable semblait jouer comme un enfant cruel avec cette tête disgracieuse.
Le salon s’était à peu près dépeuplé. Le révérend était à bout de paroles;
madame de Chandoyseau flattait l’air mollement de son éventail quasi ferme. Dans le silence, on entendit une grosse mouche se lever et faire une demi-douzaine de zigzags en bourdonnant.
Non pas par la porte que tout le monde prenait communément pour entrer au salon et en sortir, mais par une porte donnant dans la salle à manger et située juste derrière Gabriel Dompierre,
madame Belvidera entra. Elle eut la surprise de trouver le jeune homme sur ses pas, poussa un petit «ah!» et dit aussitôt avec simplicité:
Qu’il fait sombre chez vous!
Son mari la suivait; elle se
retourne vers lui et dit:
– Monsieur Dompierre, mon mari.
À cause de l’obscurité de la pièce, M. Belvidera 65ne devait apercevoir qu’imparfaitement
Gabriel, mais celui-ci distinguait tous les traits du nouveau venu. Il reçut d’un seul coup l’impression que cet homme devait lui produire dans la suite. M. Belvidera avait un de ces caractères nets et délimités qu’il est inutile de se reprendre à deux fois pour connaître. Il avait une nature loyale et droite, un regard clair, tranchant, pur.
Il
était de taille assez haute pour un Italien; il portait une moustache forte et noire, ses cheveux grisonnaient à peine. Il était vêtu sans recherche, mais avec une certaine élégance naturelle.
C’était le caractère le plus propre à inspirer une prompte sympathie.
Sur un point, au moins, Gabriel était désormais rassuré: M. Belvidera ne pouvait pas soupçonner sa femme.
Quelqu’un ouvrit les volets d’une des portes-fenêtres. Le jour éclatant entra: les verdures, les fleurs, l’admirable décor qui avait servi de cadre à l’amour de Gabriel et de Luisa.
Luisa et Gabriel causaient, en ce moment, avec le chevalier Belvidera. Ils étaient condamnés à lui décrire les charmes de ce pays de rêve
.
Isola Bella: les terrasses superposées, les oranges qui roulent sur le sol, les grottes, les colombes…
– Et là? faisait le chevalier.
– Là, Isola Madre. Oh! un paradis terrestre!…
On se soulagea en parlant de la belle Carlotta.
Pendant que l’on causait, madame Belvidera
était demeurée debout contre la table du milieu, une de ses mains froissant la couverture d’une publication quelconque. Elle était vêtue d’une blouse de percale blanche avec un col d’homme et une cravate mauve; ses bras transparaissaient sous le tissu léger. Gabriel voyait s’agiter la pointe de son petit soulier de cuir jaune, et il était assez près d’elle pour respirer l’odeur que tout son corps répandait. Il fut «envahi» comme au premier jour où il avait aperçu cette femme.
Il
ne songeait plus à partir.




XII


La présence de M. Belvidera fut l’occasion d’une animation extraordinaire. Absorbé
durant l’année par les affaires politiques, par ses travaux de sociologie et par ses œuvres humanitaires, le député florentin, qui était en même temps ami de la bonne compagnie et des plaisirs, n’entendait pas rester inoccupé pendant les quelques semaines de loisir qu’il s’octroyait exceptionnellement.
C’était le matin, sur le pont du bateau à vapeur de Luino. M. Belvidera avait décidé tout le groupe de ses connaissances à faire une excursion au lac de Côme. On devait prendre le chemin de fer à Luino
et après une halte à Lugano, au bord du petit lac intermédiaire qui sert de transition entre les deux grandes plaines d’eau enchanteresses du lac Majeur et du lac de Côme, on passerait quelques jours à Bellagio. Le temps était radieux; dès huit heures du matin, on s’abritait sous la grande toiture de toile, et les jeunes femmes amoureuses de l’eau, ouvraient en se penchant leurs ombrelles multicolores.
Madame de Chandoyseau, enflammée instantanément pour le nouveau venu, confessait à madame Belvidera elle-même la passion qu’elle avait conçue pour son mari. Mrs. Lovely favorisait en sourdine cette dernière lubie de la Parisienne, dans l’espoir de l’éloigner du révérend Lovely. Celui-ci, tenu un peu en laisse par sa femme, s’efforçait de puiser une consolation dans la conversation de M. de Chandoyseau, dont il y avait toujours chance qu’Herminie fît les frais. Ghislaine était liée d’un attrait vraiment charmant avec la petite Luisa Belvidera; elles se quittaient rarement l’une l’autre, et l’on ne pouvait s’empêcher d’admirer cette enfant brune et cette jeune fille aux cheveux d’or, assises côte à côte sur des pliants, ne faisant pas de bruit, et qui semblaient mettre en commun, sans se le dire, une sorte de mélancolie aux motifs secrets et délicats. Madame Belvidera, dont la grâce 66triomphante attirait les regards des hommes et des femmes, laissait par moments éclater son rire de déesse aux confidences folles de madame de Chandoyseau. Toujours, invariablement, quand Gabriel la regardait et qu’il apercevait sa taille, sa nuque, sa gorge, ses bras, ou sa figure animée par quelqu’un de ces mouvements familiers dont la particularité est d’un effet si puissant sur le sens de l’amour, ses jambes ployaient; c’était comme une de ces lames sourdes, venues 67des profondeurs de la mer et dont la force, perpétuée jusque sur le rivage, vous jette un homme à bas.
Cependant, l’attention de tous était attirée par la présence, à bord, de la Carlotta, qui était montée à la station d’
Isola Bella. On s’était écrié; on avait battu des mains en l’apercevant sur l’embarcadère, et quoiqu’elle fût presque méconnaissable grâce à une toilette d’un luxe extravagant. L’admiration fut au comble lorsqu’on la vit s’installer délibérément non pas à l’avant, mais au meilleur endroit des premières, où elle s’assit et se croisa les bras, en répondant gentiment, d’un sourire aisé, aux bonjours et aux marques d’approbation des voyageurs. C’est alors qu’on remarqua qu’elle avait la tête garnie d’une résille de fort belle dentelle, au cou une chaîne d’or et un fort beau bijou, et, dans l’ombre épaisse de ses cheveux, une rose rouge.
Sa grande beauté, avivée
par l’insolence de sa tenue, était si remarquable, que nombre d’étrangers qui ne la connaissaient pas se levèrent et s’approchèrent avec des mines béates.
– Ah
çà! ma belle, s’écria madame de Chandoyseau, tu as donc fait un héritage?
Carlotta, qui n’entendait pas le français, ne répondit mot. Quelqu’un lui ayant traduit l’étonnement de
madame de Chandoyseau, elle se contenta de hausser l’épaule, avec la même indifférence dédaigneuse qu’elle avait eue lorsque madame Belvidera et Dompierre l’avaient avertie des airs menaçants de son amoureux jaloux.
– Et où vas-tu comme cela? lui demanda-t-on.
À l’aventure! dit-elle.
– Monsieur le statisticien, dit en souriant le chevalier Belvidera, gagne-t-on donc beaucoup d’argent dans le commerce des fleurs? Expliquez-moi ce qu’à Paris, par-exemple, une honnête fille…
– Heu! heu!… fit Dompierre, mon Dieu, cela dépend
, comme dit Carlotta elle-même… Et il entama avec le plus grand sérieux, à cause de la présence de Lee qui devait s’y entendre mieux que lui dans l’occasion présente, une courte conférence sur le commerce des fleurs.
Il ne donnait à ses paroles que tout juste l’attention nécessaire à ne pas induire en erreur l’homme d’État, car
madame Belvidera, qui était la seule personne avec lui, sans doute, à connaître la source des revenus de Carlotta, l’écoutait de loin en le regardant avec ces yeux étranges et terribles de la femme qui se réjouit d’un secret. Il parlait de la culture des lilas autour de Paris et de la prodigieuse consommation des roses; et il se sentait très intimement effrayé du sombre plaisir que prenaient sa maîtresse à savoir avec lui une chose que tous ignoraient. Il sentait que, pour une maladresse ou une simple imprudence commise en son présent discours, et touchant l’idylle de Lee et de Carlotta, il perdait dans l’esprit de 68Luisa le bénéfice même du souvenir de la journée amoureuse à l’Isola Madre, car toute l’attention de la jeune femme était portée sur la petite volupté qu’elle éprouvait à conserver son intégrité à ce mystère.
«Qui sait, pensait-il à part lui, si ce qu’elle garde de plus cher de nos six semaines d’amour, n’est pas
l’orgueil qu’elle se fait d’avoir un secret. N’est ce pas là la maigre consolation de bien des femmes, après qu’elles ont commis contre leur maître un acte de révolte?»
Lee
fumait tranquillement, regardant fuir les rives mêmes de l’île où il vivait chaque jour l’aventure étonnante. Au loin, sur la droite, avant d’aborder Pallanza, il avait regardé d’un œil sec la grille de la grande allée aux marches douces, enfoncées sous les arbres, à l’extrémité de laquelle était le palais contenant la chambre des fleurs! Et la Carlotta, qui risquait sa vie, chaque soir, à lui épingler des iris à la boutonnière, était là, à trois pas de lui, à son ordre évidemment, pour qu’il ne fût pas une soirée privé d’elle; et il lui semblait aussi étranger que le premier venu. Trouvait-il, dans la beauté de cette fille, l’occasion des rêves infinis de poésie que réclamait son esprit exalté? Produisait-elle, par la perfection de son corps et la simplicité de son âme, sur le cerveau du poète, un effet analogue à celui dont il avait été témoin sur la petite place d’Isola Bella, lorsque Carlotta vêtue de loques inspirait au crayon de l’Anglais ces gracieuses arabesques idéales qu’il avouait ne pouvoir point composer sans le secours d’un être réel?
Dompierre
avait tenté loyalement, tout d’abord, d’éviter M. Belvidera. Ensuite, il avait mis sa main dans la sienne avec un plaisir d’une saveur inconnue de lui jusqu’alors. Il en rougissait. En réalité, il goûtait en cet homme une des plus nobles natures qu’il eût rencontrées, et il avait simultanément conscience de la trahir. Il la déchirait, la déchiquetait; il mordait à dents de loup dans cette beauté, dans cette franchise, dans cette vertu, et il secouait la tête en dépeçant les lambeaux sanglants avec voracité. «Je t’estime, était-il tenté de lui dire, en lui tendant la main; tu es l’ami que j’aurais cherché toujours. Appuie-toi, confie-toi; je m’appuierai, je me confierai moi-même; ah! comme j’en ai besoin! comme il me manquait un ami!… Ah! ah! sais-tu ce que j’aurai à confier à ton amitié? Ceci, écoute bien: cette femme vers qui vont tous les yeux comme vers la lumière, cet être admirable, le seul sans doute qui t’ait fait tressaillir, car tu es de ces hommes qui ne connaissent qu’une femme, – celle qui a été ta fiancée, qui t’a donné toutes les pures délices avant de te fournir les voluptés de l’amour, ta femme, la mère de ton enfant, eh bien! voilà six semaines que je la tiens dans mes bras chaque nuit, qu’elle m’enivre de ses regards et de ses mots d’amour en face de tous les gens que tu vois là; oui, oui, tous le savent, jusqu’à cette jeune fille blonde qui sourit à ta fillette, mais oui! celle-là même nous a vus les bouches unies! Bien mieux! ta fille, ta fille qui n’a pas dix ans, dans la pénétration étonnante de son instinct, soupçonne sa mère de détourner d’elle et de toi son amour, et tu peux lui en voir sa jolie petite figure tout attristée, regarde!… Ah! comme je suis heureux d’avoir trouvé un ami!…»
L’Italien le cherchait, l’appelait à toute minute; à la moindre occasion, il avait besoin de lui. Gabriel lui-même n’éprouvait le désir de causer qu’avec lui, dès que les idées générales de Lee commençaient à le fatiguer. Et la secrète douleur que lui causait son approche, à cause de l’inévitable retour sur soi-même, lui devenait un excitant puissant qui participait de sa passion contrariée, de sa rage contrainte, de toute la fièvre qui le dévorait. Il se vautrait à corps perdu dans cette amitié, et, à mesure qu’elle s’affermissait, s’avivait de part et d’autre, il y puisait une sorte de cynisme, un goût violent d’en jouir et d’en abuser. Il était
guéri de l’espèce de paralysie que lui avait valu le premier contact avec le mari de sa maîtresse, de cette singulière 69prostration respectueuse en face de la dignité d’un homme. Trois jours de privation de Luisa avaient suffi à lui bouleverser la raison, à lui exaspérer les nerfs et à faire triompher en lui toute la tourbe d’instincts cruels que contient l’amour. Son désir ardent d’avoir Luisa s’augmentait de l’envie frénétique d’arracher Luisa à son mari. Il s’était juré que la nuit ne se passerait pas qu’il n’eût accompli son dessein.
Après le déjeuner
de Lugano, au bord du petit lac encaissé dans les montagnes, le hasard de la promenade sous les arcades ombreuses de la ville l’ayant placé un moment seul à côté de madame 70Belvidera, elle lui dit, à l’étourdie, ainsi qu’on fait pour rompre le silence:
– Eh bien! il paraît que l’on passe la nuit à Lugano?…
– Et que je la passe avec vous?… lui glissa-t-il effrontément, à voix basse.
Elle le regarda avec des yeux si étonnés qu’il fut sur le point de lui faire observer qu’après tout sa proposition n’avait rien
d’extraordinaire.
– Vous êtes fou! dit-elle.
– Il y a de quoi!…
– Vous savez bien que ce que vous me demandez est impossible.
– Je ne vous ai jamais demandé que l’impossible, et vous l’avez fait.
– Taisez-vous! taisez-vous! dit-elle.
– Pourquoi me taire? voici un des rares moments où nous sommes seuls. Je veux vous parler. Vous savez bien que je suis à la torture, que tout ce qui se passe m’est un supplice perpétuel, que j’ai une faim atroce de vous, Luisa, ma chérie, ma bien-aimée!…
– Chut! je vous en prie, on vient!…
– Non! non! je ne me tairai pas; entendez-vous? Je vous aime; je vous veux; je vous veux!
– Mais taisez-vous donc! mon mari est sur nos talons!
– Ce soir, entendez-vous
? une heure avant le dîner; je vous attendrai dans ma chambre, au bout du corridor, nº 27.
Il lui dit ceci, très tranquillement, très à l’aise, en se penchant vers son visage, presque à la barbe de son mari qu’il
sentait derrière eux, les touchant presque; puis il retourna la tête en arrière du côté de M. Belvidera, et ajouta tout haut, en souriant:
– Courons! courons! Voici votre mari
!…
M. Belvidera sourit simplement en se glissant entre eux
.
Gabriel
éprouvait une sorte de joie amère et nauséabonde; et il se demandait comment l’amour qu’on s’accoutume à tenir pour si beau, peut si promptement vous faire toucher l’indélicatesse, la fourberie, l’abjection.
Et
le soir, dans sa chambre, en prêtant l’oreille aux pas du corridor, à l’heure du rendez-vous, il se demandait si Luisa n’allait pas le mépriser jusqu’au dégoût. «Elle ne viendra pas, se disait-il. Je suis perdu!»
On ouvrit la porte sans frapper. C’était elle.
Elle se jeta dans ses bras.
Déjà, instantanément,
il oubliait tout, sous le coup de cette présence soudaine, de ce baiser, de ce corps appliqué à lui comme ces feuilles qu’un vent d’automne plaque contre le tronc des arbres.
– Oh! oh! tantôt, tantôt!… dit-elle.
Elle se pendit à son cou
, confuse pour lui et pour elle-même:
– Oh! oh! tu m’aimes donc tant
! tu m’aimes donc tant!…
Il lui dit avec franchise:
– Je tuerais qui tu voudrais, pour 71seulement t’avoir là, l’espace d’un quart d’heure.
– C’est bien vrai?
– C’est vrai.
C’est abominable!
Et elle
rit.
Elle était vêtue d’un peignoir blanc, léger. Elle se relevait de la sieste; sa figure était reposée, ses beaux yeux noirs, ordinairement emplis de langueur, avaient une pointe inaccoutumée. Ses caresses furent si ardentes qu’il dut lui-même lui rappeler que l’heure s’écoulait, qu’on allait la chercher, s’inquiéter.

– Ah! dit-elle, vois-tu, c’est que
je sens que tu m’aimes…
Dans l’entre-bâillement de la porte, elle ne cessait pas de le couvrir de baisers; il dut la pousser pour qu’elle s’éloignât pendant que le corridor était désert
.
Quant à lui, il
était ivre; il marchait de long en large par la chambre, de la porte d’entrée qu’elle avait touchée de sa main et effleurée de ses cheveux, à la fenêtre donnant sur le lac assombri prématurément par la prompte chute du soleil. «Je l’ai eue! je l’ai eue!» s’écriait-il. C’était comme s’il venait de l’obtenir pour la première fois, tant il avait cru puissante l’influence du retour de son mari. Elle était venue, à sa première supplication; elle l’aimait donc; elle continuerait de l’aimer. Elle l’aimait puisqu’elle avait été touchée favorablement de sa bassesse même!
Il s’habilla
, tout entier à une folle joie, et alla prendre Lee avant de descendre.
– Non! dit Lee, je ne dînerai pas, je vais dehors.
Gabriel comprit qu’il voulait retrouver Carlotta dans quelque autre hôtel. Toutes les fois que Lee allait voir Carlotta, il était rasé de frais, il portait une fleur, il avait une cravate nouvelle. Cependant, ce soir, le poète prit tout à coup son masque désespéré; tout son visage s’affaissa, fondit; il touchait toutes sortes d’objets étalés sur la table et la cheminée, et dont il n’avait que faire. Il lança, après quelques minutes de silence, un «Vous êtes heureux!» où l’on sentait un homme jaloux.
– Sortons, dit-il, voulez-vous?
Il ouvrit la porte et fit passer son ami le premier. Mais celui-ci s’arrêta aussitôt, en faisant signe qu’il ne pouvait pas avancer.
– Attendez un instant, je vous en prie!
Le jeune homme venait d’entrevoir, dans l’ombre du corridor,
madame de Chandoyseau poursuivie par le révérend Lovely. Le bonhomme lui marchait sur les talons, et elle n’avait pas trop de ses deux mains pour lui défendre de lui prendre la taille. Et le pasteur disait:
– Herminie! Herminie!
Comme ils arrivaient dans la partie plus éclairée de la cage de l’escalier, Dompierre vit qu’il lui baisait la nuque.
Herminie gifla le vieillard d’un coup d’éventail:
– Vieux matou!
dit-elle.
Lee, penché sur l’épaule de son ami, avait assisté à la scène.
– C’est grotesque! fit Gabriel.
Peuh! dit Lee; il n’y a de ridicule que ce qui échoue; ce vieillard réussira.

***

– Ah! fit M. de Chandoyseau
quand Gabriel entra dans le petit salon communiquant avec la salle à manger, voilà monsieur Dompierre. Herminie, nous allons nous mettre à table, puisque tout le monde nous délaisse…
– Comment? tout le monde nous délaisse?
– Dame! fit amèrement
madame de Chandoyseau, vous voyez que notre nombre est assez réduit, et voilà plus d’un quart d’heure que l’on a donné le dernier coup de gong. Je ne parle pas de monsieur et de madame Belvidera, qui, une fois dans leur chambre… n’en sortent qu’à la dernière extrémité; mais je viens d’apercevoir monsieur Lee s’en aller tranquillement dans la rue, vous-même n’avez pas l’air pressé de nous tenir tête… Mrs. Lovely, ajouta-t-elle, en souriant avec malice, tient sans doute son mari en pénitence; enfin…
72– Mais
mademoiselle Ghislaine?
– Ghislaine? Ah!
c’est une petite sotte: elle boude!
– Oh!
qu’elle doit être gentille!
– Oui! oui!
gentille, ma foi; elle a les yeux rouges, les joues gonflées; gentille, en effet!
Elle a pleuré?
Madame de Chandoyseau feignit d’hésiter un moment, puis, prenant le bras du jeune homme pour l’entraîner à la salle à manger, elle lui glissa tout bas en manière de confidence:
Ne vient-elle pas de nous refuser coup 73sur coup deux partis magnifiques?
– Mademoiselle
votre sœur est bien jeune
Elle a dix-sept ans sonnés!…
– Il faut aussi tenir compte des goûts. L’âge de
mademoiselle Ghislaine est celui des caprices
– Des caprices!
… Ghislaine!… Elle n’a de goût à rien; le monde lui déplaît; elle nous a déclaré qu’elle voulait vivre avec son frère, le peintre, qui est garçon; elle tiendra sa maison. Je vous demande si c’est une situation pour une jeune fille?… Et sachez, monsieur, que l’un des jeunes gens qui l’ont demandée est tout simplement le fils de…
Madame de Chandoyseau, qui tenait absolument à informer Dompierre de l’excellence des partis refusés par sa petite sœur, fut interrompue par celle-ci qui vint se mettre à table à côté d’eux. Elle avait fait de son mieux pour effacer les traces de son chagrin. Mais les larmes répandues avivaient la pureté du bleu de ses yeux, et une sorte d’animation douloureuse des traits et de la chair recomposait pour Gabriel la figure de jeune fille qui lui était apparue pour la première fois sous le lierre d’Isola Bella. L’énigme qui à ce propos l’intriguait, qui l’avait éloigné de la jeune fille souvent, parfois aussi le nouait à ce visage simple et charmant, témoin peut-être de son baiser dans la grotte. Ghislaine aussi le regardait avec une si franche sympathie, qu’il était tenté de se rapprocher d’elle quand il se sentait malheureux. Mais le retard de monsieur et de madame Belvidera l’irritait à tel point qu’il fut ce soir fort mal gracieux. La jeune fille étouffait encore à grand’peine des restes de sanglots. Tout à coup elle porta la serviette à ses yeux et dut sortir.
74– Cela
passera, dit M. de Chandoyseau.
Dompierre
sourit avec un air d’acquiescement.
Ils se levaient de table quand on aperçut monsieur et madame Belvidera.
– Tiens! dit
madame de Chandoyseau, voilà notre ménage modèle! ils se sont encore embrassés à chaque marche de l’escalier!…




XIII


– Ma chère
amie, disait madame de Chandoyseau à madame Belvidera, c’est tout simplement un scandale! Cette fille nous suit partout, avec sa toilette et son arrogance. Où descend-elle? Nul ne le sait; mais elle apparaît invariablement dès que nous prenons le chemin de fer ou le bateau, pour venir s’asseoir en face de nous à la meilleure place. Ce qui m’étonne, c’est de ne pas la rencontrer à notre table!
– Oh! fit
madame Belvidera en riant.
Cela arrivera, du train dont vont les choses! On dira ce qu’on voudra, moi je trouve cette péronnelle assez vulgaire, voyons?… entre nous, la marchande de fleurs!
– Je
ne dis pas… Mais…
– Et avec
cela, quel est, s’il vous plaît, le pacha qui la défraie dans un déplacement qui a avec le nôtre de singulières coïncidences? Moi, vous comprenez bien, je suis aussi sûre de mon mari que vous l’êtes du vôtre, ma chère amie; et de tout cela je me moque. Mais nos jeunes filles peuvent imaginer… Enfin, il y a quelque chose d’agaçant
À ignorer qui est le pacha?
À se sentir désarmé devant ce désordre! Toute la ville en est agitée! Vous n’êtes pas sortie hier soir? Bellagio n’était occupé que de la Carlotta. Dans la rue, depuis l’hôtel d’Angleterre jusqu’au bout du quai, il n’était question que de la marchande de fleurs des îles Borromées ayant fait soudain fortune et la dissipant dans les boutiques de soieries, d’horlogerie, de bibelots en bois; ma chère, jusque dans les magasins d’antiquités! Je n’invente pas; j’ai vu de mes yeux la demoiselle tripoter des verreries de Venise, des porcelaines tendres, et de vieilles chasubles! On s’écrasait devant la vitrine. Ce serait à mourir de rire si ce n’était pitoyable!
– Que
vous êtes sévère!
Ma bonne amie, songez que tout le monde a vu cette fille en haillons à l’Isola Bella, il y a six semaines, et que la voilà qui fait tapage aujourd’hui au milieu de nous, où l’on soupçonne à bon droit que se trouve le séducteur… N’a-t-on pas déjà prononcé son nom?
– On
a prononcé son nom?
– Je ne l’ai pas entendu
. Mais enfin, comptons nos hommes: nous en avons trois mariés…
– Deux!
– Comment deux! Monsieur Belvidera,
monsieur de Chandoyseau et le révérend Lovely…
– Le
révérend?… Mais il ne compte pas, voyons!
– Admettons
! Restent deux garçons, dont l’un a l’air vraiment aussi inoffensif qu’il l’est en réalité, dit-on. Ce n’est donc pas l’Anglais que l’on soupçonne
– Mais bien
monsieur Dompierre! se hâta d’achever Luisa pour éviter à madame de Chandoyseau le plaisir de l’embarrasser en lui jetant ce nom à la figure.
Elle
ajouta:
– Monsieur Dompierre?
Eh bien, nous lui ferons payer cela!…
Et elle éclata de rire.
Vous m’excusez, chère madame, ajouta-t-elle, voici monsieur Dompierre avec mon mari qui vient me prendre pour une petite promenade que nous avons comploté de faire à nous deux. Je vous laisse avec… l’accusé. J’espère que vous saurez tirer de lui des éclaircissements sur le sujet qui vous intéresse et que cet entretien sera avantageux au rétablissement des bonnes mœurs…
– Monsieur Dompierre
! dit-elle en prenant le bras de son mari, je vous abandonne avec madame de Chandoyseau, qui a des 75choses à vous dire… Adieu! adieu! fit-elle, avec un gracieux signe de la main.
Il était facile de voir que les deux femmes s’étaient piquées.
Dompierre pensa immédiatement qu’il y avait dû avoir de la part de madame de Chandoyseau une attaque assez vive. Ses petits yeux d’acier brillaient ainsi qu’en maintes occasions dont il avait été témoin précédemment. Peut-être venait-elle d’allumer la guerre?
– C’est une plaisanterie, dit
madame de Chandoyseau.
– Quoi?
on me met l’eau à la bouche!…
– Allons! vous êtes gentil. Je ne devrais rien vous dire, mais je vous parlerai en amie. Ah
çà! dites-moi: vous êtes donc en froid avec madame Belvidera?
– Je ne vous comprends pas,
fit-il.
Si vous n’êtes pas en froid, pourquoi a-t-elle pris tant de soin de vous laisser en ma compagnie?
– Je vous comprends
un peu moins!
– Ah! vous n’êtes pas fin, aujourd’hui! J’espérais me faire entendre à demi-
mot; remarquez que c’est vous qui me poussez dans mes retranchements!… Vous ne m’en voudrez pas de jouer le rôle d’interprète dans une occasion où je ne devrais vous donner qu’un petit coup de coude amical, comme cela: pan, pan!… tout doucement; ce qui veut dire: «Voyez donc, voyez donc!»
– Mais quoi? quoi?
– Mais que
madame Belvidera me priait de vous garder, – ce que je fais depuis cinq minutes, – parce que, sans doute, elle ne voulait pas de vous dans sa promenade…
– Quelle promenade?
– Comment! vous
n’êtes pas averti?… Et vous venez de causer une heure avec monsieur Belvidera! Eh bien! c’est que le mari a jugé à propos d’être à votre égard aussi discret que la femme. Par exemple, je coupe là ma confidence, moi: vous avez l’air de l’apprécier si peu! Je ne vous en dirai pas plus. D’ailleurs, ajouta-t-elle, je crois que j’ai rempli mon rôle et je ne vous retiens pas. Vous pouvez vous retourner et aller vous promener à présent. Adieu! adieu! fit-elle, en imitant, avec une malignité visible, le geste qu’avait eu madame Belvidera en la quittant.
Il se retourna ainsi qu’elle l’y avait invité
et aperçut à quelque cent mètres monsieur et madame Belvidera s’éloignant en barque, dans la direction de Cadenabbia, sur l’autre rive.
– Adieu! adieu! répétait derrière lui
madame de Chandoyseau.
Fallait-il que le sort l’eût fait tomber si bas que sa compagnie devînt une gêne pour sa maîtresse, et que celle-ci employât la Chandoyseau à le retenir lorsqu’elle organisait une partie avec son nouvel amant, son mari!
76Cependant
les yeux de Gabriel étaient fixés sur la barque qui se rapetissait en approchant de Cadenabbia. «Ils sont partis tous les deux, madame de Chandoyseau était prévenue, et à moi on n’a rien dit. Il y a bien là une intention… Voyons! que diable! je raisonne; je ne suis pas halluciné: ils voulaient être seuls dans cette barque qui s’en va là-bas! Ils voulaient être seuls sur la rive délicieuse de Cadenabbia: ils s’y assoiront sous les grands platanes, au bord de l’eau, dans des chaises d’osier frais. Et là, ils se souriront, les yeux dans les yeux: «Quel plaisir de ne connaître personne ici! – Dînons-nous? – Pourquoi pas? – Et la petite Luisa que tu n’as pas amenée? – Elle dînera avec Ghislaine…» En effet, la petite Luisa est tranquille et reprend sa gaieté depuis le retour de son papa; il faut l’entendre répondre à qui s’informe près d’elle de sa mère: «Maman est avec papa!»
Mais, à ne plus les apercevoir côte à côte réunis comme des amants, son besoin d’espoir le ressaisissait. «Pourquoi? mais pourquoi est-elle venue l’autre jour à ma prière? pourquoi s’est-elle donnée encore à moi, si elle est reprise par l’amour de son mari? Pourquoi s’est-elle donnée avec plus de passion même qu’à l’ordinaire?…»
La vue du révérend Lovely s’avançant à pas prudents du côté d’une tonnelle du jardin où
madame de Chandoyseau s’était tenue toute la matinée, lui fournit une distraction.
– Mon révérend! mon révérend! où allez-vous donc? Je suis sûr que vous cherchez
Mrs. Lovely?… Mais elle est là-haut à la fenêtre du deuxième, et semble jouer à cache-cache avec vous, derrière le rideau de vitrage!…
Le révérend Lovely se retourna vivement et aperçut en effet sa femme qui l’épiait sans relâche. Il eut un mouvement de confusion qu’il essaya aussitôt de dissimuler:
– Nô, nô! dit-il, je fais
la promenade.
– Ne trouvez-vous pas
le temps un peu lourd?
Yes,
un peu lourd, en vérité.
– Aussi toutes ces dames sont rentrées.
– Aoh
?… en effet, il est meilleur au dedans. Je vais!…
Il n’était plus question de l’Évangile; on ne lui entendait plus citer un verset. On eût dit que le pauvre homme avait oublié Dieu. Du «Malin» lui-même, il ne soufflait mot, comme si celui-ci ne faisait sentir la vigueur de ses attaques que dans la période qui précède la chute, accordant une trêve hypocrite, un repos fallacieux, dès l’instant que le mal est accompli.
La vue du malheureux vieillard réduit par une passion sénile à mener l’existence d’un collégien, fuyant la surveillance, fouillant les chambres de l’hôtel, les allées du jardin, les berceaux d’ombrage où la femme qui le trouble a passé; tombé jusqu’au mensonge, à la dissimulation du moindre de ses pas; transformé au point d’oublier la pudeur et la Bible qui furent toute la préoccupation de sa vie, mit le comble à la tristesse de Gabriel
.
Mais, dès
qu’il revoyait l’image de la femme, la figure, le corps affolant, et les gestes de tendresse, le ciel et la terre se confondaient au dedans de lui, en quelque substance sans nom dans la langue humaine, et dont la saveur, même imaginaire, le rendait ivre.

***

Malgré
la température accablante de la journée orageuse, il voulait marcher, aller n’importe où, très loin, s’endormir par la fatigue, quand il se heurta, à la sortie de l’hôtel, à trois gamins portant sur leur tête des paniers de fleurs si admirables, qu’il se retourna malgré lui pour voir plus longtemps ces parterres ambulants, et eut la curiosité de savoir à qui de telles merveilles étaient destinées. N’osant interroger personne, il prit le parti de suivre tout simplement les porteurs.
Quelle ne fut pas sa stupéfaction, en les voyant frapper à la porte de l’appartement de Dante-Léonard-William! Il s’arrêta sur le palier, un peu honteux de son indiscrétion, mais intrigué
par la nouvelle fantaisie étrange de son ami l’Anglais.
77«Heureux homme! fit-il à part
lui, au moins celui-là s’amuse! Pourquoi l’ai-je plaint tant de fois? Pourquoi l’ai-je cru digne de commisération sous le prétexte qu’il n’aime pas, parce qu’il ne peut pas aimer? Mais c’est l’être le plus fortuné du monde, puisqu’il ignore le tourment que je souffre!»
Il se hasarda à passer devant la porte encore entr’ouverte. Il
aperçut Lee, debout, contemplant ces fleurs nouvelles avec un plaisir qui faisait épanouir sa mobile physionomie. Le poète le vit aussi et l’appela:
– Venez donc! venez donc! dit-il
.
– Je vous avoue que je suis ces corbeilles depuis la porte de la rue. C’est d’un attrait irrésistible. Mais vous donnez une fête?…
– Je me donne une fête, dit-il, en effet; voulez-vous en
être?
– Non! je vous remercie; par ces temps-là, dit
Gabriel, en montrant le ciel qui s’assombrissait, vous savez que je fais un hôte détestable…
– Oh! rassurez-vous! on ne danse pas chez moi et j’ai même négligé de faire monter des rafraîchissements…
– Mais je n’ai pas le cœur à causer; cela ne va pas; j’aurais besoin d’être seul…
– Restez donc, je suis seul, et je n’ai pas envie de parler, dit Lee en fouillant dans de grands cartons à dessins.
On entendait un
bruit de soie froissée dans la seconde pièce.
– Vous êtes seul? Mais… cette fête? ces fleurs? cela ne cache pas quelque fée?…
Non: une fleur, encore.
Et l’Anglais
entr’ouvrait la porte, en indiquant du doigt la fleur qu’il allait mêler à celles des trois corbeilles.
78Gabriel poussa une exclamation.
– Chut!
C’est à peine si l’on pouvait reconnaître Carlotta dans l’apparition qui venait d’arracher au jeune homme un cri d’admiration. Elle s’avança au signe qui lui fut fait, sans avoir cependant levé les yeux. Elle n’eut pas plus l’air de reconnaître Dompierre qu’elle ne semblait s’apercevoir qu’il y eût là quelqu’un. Elle
marcha du même pas naturel, avec le même déhanchement simple qu’elle avait à l’Isola Bella. On eût dit qu’elle était chez elle, avec cette aisance de gestes particulière à l’être humain qui se sent à l’abri de tout regard. Pourtant, elle était complètement nue.
– Voyez, dit Lee avec un sentiment de fierté, ce que j’ai obtenu.
Gabriel ne put se retenir de sourire, parce que le poète disait cela du ton d’un horticulteur qui vous montre une espèce rare, résultat de longs et savants efforts appliqués à dompter la nature. Mais ici le phénomène était 79d’ordre contraire précisément; le dompteur avait obtenu, comme résultat, la nature.
Carlotta s’était aussitôt occupée des fleurs, et les avait disposées sur des meubles et des escabeaux, devant une baie vitrée donnant sur le lac. Puis, comme un joli animal qui a trouvé l’endroit convenable où se nicher, elle s’était étendue sur un tapis, au milieu des roses, des pivoines, des camélias et des tubéreuses.
Lee s’installa à son chevalet, et prit ses crayons.
– C’est un bien merveilleux modèle, dit Dompierre, mais est-ce que vous obtenez qu’elle pose?
Il doutait que cela fût possible, à la voir élever ses bras pour piquer une fleur dans sa chevelure, allonger puis reployer ses jambes, se tourner et se retourner tout entière.
– Poser? dit Lee, mais qu’entendez-vous par là? Elle pose admirablement, puisque chacun de ses moindres mouvements est digne d’être retenu. Le geste qui vaut d’être fixé n’a pas de durée; il est instantané, insaisissable, sauf à un œil attentif qui l’a pour ainsi dire pressenti, qui l’attend, qui le reconnaît au moment où il s’effectue.
Très peu d’hommes ont le don de happer au passage ce signe fugitif. Le noter seulement serait faire œuvre féconde. Pour moi, je me contente de le transposer en ces sortes de symphonies plastiques…
80Il levait un regard indulgent sur les cartons où ses compositions étaient enfermées avec soin. Déjà, sous sa main, naissaient des formes inspirées des attitudes de la superbe fille qui, à présent, s’étirait les bras et paraissait sur le point de s’endormir.
Et il mêlait
, comme à l’esquisse qu’on l’avait vu exécuter à l’Isola Bella, des ondulations, des flexibilités florales aux courbes harmonieuses du corps de la Carlotta, aux serpentements de sa chevelure brune et épaisse qui, au hasard des mouvements instinctifs, caressait ou abandonnait son épaule et son sein. Cela ressemblait à la poésie de Lee, qui s’élevait à chaque instant avec une liberté hardie, mais ayant quitté le sol humain d’un coup de talon ferme et qui ne s’oublie pas.
Carlotta avait fermé les paupières; le double arc de ses cils répandait de la gravité sur son visage; ses joues au teint doré pâlissaient
, et le dessin pur de sa lèvre donnait la moue divine de certains marbres antiques. Son souffle régulier soulevait et abaissait la sombre fleur de sa poitrine. Elle dormait.
– Voilà, dit Lee, le seul repos que l’on puisse exiger d’une femme sans lui faire violence et la dénaturer…

Ils continuaient
de regarder avec ravissement le corps de Carlotta endormie.
– Ne craignez-vous pas
, dit Dompierre, que l’on vous accuse d’avoir détourné cette honnête fille? Vous savez qu’on la remarque, et que le bruit de sa fortune fait aller les langues?…
Il s’aperçut, en prononçant ces mots, qu’il dépassait la limite des choses qui atteignaient le poète. La Carlotta était pour Lee le point de départ de toutes sortes de spéculations esthétiques. Quant à faire craindre au poète que l’opinion pût intervenir dans ses affaires, il n’y fallait pas songer. Le jeune homme fut convaincu que cette fille n’était même pas pour Lee une personne humaine, et que, lorsqu’il aurait puisé dans sa beauté tout ce qu’elle pouvait contenir d’utilisable pour son plaisir et son œuvre, il la rejetterait, comme il jetterait ce soir les fleurs fanées des corbeilles. Supposer qu’il l’aimât! Il aimait le rayonnement, le monde de rêves dont elle était le germe. Elle l’aidait à s’aimer, soi, ses idées et ses songes. Devant ce chef-d’œuvre vivant, si favorable à ses ouvrages, il restait encore, dans son cœur et sa chair, l’homme douloureusement solitaire.
Le ciel, qui s’assombrissait
peu à peu, passa subitement au noir d’encre, et un coup de vent brutal bouleversa l’atmosphère. Les battants ouverts de la baie vitrée frappèrent à grand fracas, et les papiers, soulevés, volèrent en tourbillonnant dans la pièce. Carlotta s’éveilla en disant qu’elle avait froid, et, se sentant nue, dans l’hébétement du réveil, elle invoqua la madone, tous les saints, poussa des cris et se sauva.
Un nuage
violacé et bas s’avançait comme un escadron à la surface de l’eau, vomi par la corne méridionale du lac de Côme. C’était un monstre soulevant les eaux effrayées, à une centaine de mètres devant lui, alors qu’ailleurs le lac était 81calme encore, sillonné seulement de quelques barques surprises par la soudaine bourrasque. On les voyait rentrer en grande hâte, les pauvres petites barques blanches, à grands coups d’avirons. Au loin, vers les rives opposées, sur Cadenabbia, sur Menaggio, elles se pressaient aussi, et, venant de toutes les directions vers un même centre, elles formaient de grands éventails diminuant, se consumant peu à peu, comme dans la main d’un prestidigitateur. En l’espace de quelques minutes, à peine, la surface du lac fut plongée dans la nuit. Tout disparut.
Une rafale ébranla l’hôtel. Des feuilles, des fleurs, des branches volaient dans une nuée rapide et poussiéreuse qui répandait un froid glacial. Le monstre passait. Derrière lui, l’atmosphère recouvra sa transparence, et l’on put voir le lac soulevé en tempête.
– Avez-vous réfléchi, dit Lee, à ce qu’on entend sous le nom de hasards? Les hasards!
chose confuse et mystérieuse qui m’a toujours causé un frisson d’épouvante! Le hasard: un dieu qui joue! Il joue avec les événements humains; mille rencontres imprévues, mille chocs insensés… Regardez, je vous prie, ces petites embarcations qui commencent à réapparaître dans le sillage tumultueux du cyclone… Pas un souffle d’air n’avait passé depuis le matin… Un dieu qui aurait le goût des contrastes violents… La divine fantaisie, que de faire chavirer la barque la plus tranquille, la plus heureuse, et de ne pas se soucier plus d’une vie humaine que je n’ai cure de la mouche que voilà, écrasée entre le rideau et la vitre!
– Lee! vous êtes exécrable. Ne
faites pas l’oiseau de mauvais augure! Ces malheureux canots ne tiennent pas sur le lac démonté. Regardez-les à plus de deux cents mètres du bord. Et là-bas, du côté de Cadenabbia!… Les malheureux! Est-ce que vous avez une jumelle?
– En
bas, dans le hall, il y a une longue-vue.
Gabriel descendit quatre à quatre. Une inquiétude venait de le saisir
. Monsieur et madame Belvidera n’étaient-ils pas dans une de ces barques? En admettant qu’ils fussent arrivés depuis longtemps à Cadenabbia, ils pouvaient avoir poursuivi leur promenade, ou bien s’être déjà réembarqués pour le retour.
Les portes claquaient dans tout l’hôtel; les domestiques couraient; des ordres, des appels en toutes les langues étaient échangés, des corridors au hall, du hall aux salons et aux chambres; l’escalier et l’ascenseur étaient envahis par une foule de personnes rentrant du dehors, surprises par l’ouragan, portant sur leurs vêtements 82légers les traces de larges gouttes d’eau qui appliquaient la batiste blanche sur la chair des bras, en taches roses. Le vent tordait les arbres du jardin, renversait les tables et les chaises de fer. Au milieu de ce vacarme, de ce tohu-bohu, de cet enfer, quelques Anglaises, installées contre les vitres, en face d’un paysage de déluge, avec leur boîte à couleurs et leur verre d’eau, continuaient l’aquarelle aux tons tendres commencée avant la tempête.
Était-ce une hallucination causée par son inquiétude, par ses ennuis, par cette heure noire où tout lui apparaissait lugubre? ou encore par les imaginations du poète? Gabriel, fixant la longue-vue sur Cadenabbia, croyait trouver une ressemblance avec M. Belvidera dans l’homme d’un des canots qui continuait à tendre les avirons, à les enfoncer dans l’eau agitée, comme dans l’espoir d’y sentir s’accrocher quelqu’un. Son émotion lui brouillait la vue; cette lunette aussi était médiocre. Il lui semblait bien que l’homme qu’il voyait avait des moustaches fortes et noires. Comment était vêtu aujourd’hui M. Belvidera? impossible de se remémorer aucune particularité de son costume. Et il avait passé une heure à causer avec lui avant son départ!
Il quitta précipitamment la lunette
. Il voulait savoir, savoir tout de suite, savoir par le plus court moyen ce qui se passait là-bas. Il fallait coûte que coûte qu’il se fît transporter à Cadenabbia.
Il ne prit que le temps d’aller chercher dans sa chambre un chapeau
; donna un autre coup d’œil à la longue-vue, qui lui fit distinguer un attroupement sur le rivage de Cadenabbia. Ces gens étaient évidemment attirés par le drame qui venait de se jouer sous leurs yeux; mais tout secours était inutile, car les barques demeurées autour du lieu du sinistre avaient la plus grande peine à se tenir. Il traversa le jardin en courant et héla un batelier. Aucun ne répondit. La rive était déserte et tous les canots tirés très haut sur la pente sablonneuse. De grosses lames, pareilles à celles de la mer, venaient cependant les lécher, et les plus fortes, en les secouant, faisaient rendre un bruit sourd aux avirons déplacés par le choc.
– Ohé! ohé!…
Personne ne se montrait. La pluie pourtant avait cessé, et le vent avait moins de rage.
Il s’apprêtait à détacher lui-même une barque et à se risquer seul
, quand un batelier se précipita à son service. Il ne fit qu’un bond et fut dans la barque la plus rapprochée. Il empoigna lui-même la seconde paire d’avirons, afin de ne penser à rien pendant la traversée.
– Mauvais temps! fit le batelier.
– Oui, oui, dépêchons-nous!
L’homme dodelina de la tête
.
Le vent avait de courts apaisements mais des brusques retours si vifs, que les deux rameurs ne cessaient d’être tenus en haleine. Le batelier laissait de temps à autre échapper un juron où le nom de la Madone revenait avec insistance, dans une confusion complète de l’imprécation et de la prière. Gabriel ne se rendit aucun compte de la façon dont ils firent cette courte et brutale traversée. Un chapeau de femme ballotté à la surface de l’eau, qui frappa son attention alors qu’ils approchaient de Cadenabbia, lui rappela tout à coup ce qu’ils venaient faire là. Le souci de la lutte pour sa propre défense durant tout le trajet, lui avait fait négliger jusqu’au motif pour lequel il exposait sa vie.
Ce chapeau, en tout cas, n’était pas celui de Luisa. Cette seule constatation fit virer le sens de sa préoccupation, et il ne fut plus soutenu que par la perspective de l’immense plaisir qu’il aurait à apprendre que Luisa allait bien, et qu’elle était là, tranquille et belle, à regarder de loin la tempête.
– Monsieur, dit le batelier, c’est noir de monde.
Un grand nombre de personnes les entourèrent à leur arrivée. On avait suivi les péripéties de leur traversée.
Gabriel regarda tout autour de lui. Il n’avait qu’un but, apercevoir Luisa.
Elle se frayait un passage, avec son mari, au travers des groupes, pour parvenir jusqu’à lui.
83L’un et l’autre étaient
anxieux depuis qu’ils avaient reconnu Dompierre à la lorgnette, dans la barque.
– Qu’y a-
t-il? qu’y a-t-il? s’écria madame Belvidera; est-ce qu’il est arrivé quelque chose là-bas?
– Là-bas? fit-il.
Il était complètement hébété par le bonheur de la voir vivante, d’entendre sa voix. Il souriait; il aurait voulu lui sauter au cou, l’embrasser, lui dire seulement: «Toi! toi! C’est toi!…» Il ne comprenait même pas pourquoi elle avait pu s’inquiéter de ce qui se passait «là-bas», c’est-à-dire de ce qui aurait pu arriver à la petite Luisa.
– Là-bas? répétait-il, mais rien du tout, il n’y a rien!…
– Vraiment! vraiment! mais il dit vrai; il a l’air heureux comme s’il arrivait
de la promenade Mais alors, qu’est-ce que vous venez faire ici par un temps pareil?
– Ce que je viens faire?… Mais je ne sais pas… je ne sais pas!…
– Ne plaisantez pas tout haut, dit M. Belvidera, car tous ces gens seraient furieux; vous leur avez donné des émotions désagréables depuis une demi-heure; ils vous ont cru perdu; s’ils savaient que vous n’aviez pas de motifs sérieux pour vous exposer et un homme avec vous, vous comprenez qu’ils seraient en droit de vous faire un
froid accueil.
– Ah
! dit Gabriel, au diable! mais je suis bien heureux de vous trouver là!
Il respirait avec enthousiasme; il éprouvait une espèce d’ivresse après l’heure mauvaise qu’il venait de vivre. Il leur prenait les mains à tous les deux. Il se tenait à quatre pour ne pas faire une imprudence, ne pas dire franchement toute sa joie, ne pas dire pourquoi il était venu!
Vous avez besoin de prendre quelque chose, dirent-ils.
Ils l’entraînèrent à l’intérieur. Une fois seuls, M. Belvidera lui mit la main sur l’épaule:
– Voyons! dit-il, sérieusement, où avez-vous la tête?… Est-ce une gageure?
C’était lui souffler le mot. Il ne l’eût pas trouvé. Puisqu’il fallait donner une raison à son escapade, autant valait celle-là qu’une autre.
– Une gageure! vous l’avez dit. C’est absurde, c’est fou; c’est peut-être criminel, tant que vous voudrez!
Une gageure!
Monsieur et madame Belvidera joignirent les mains:
– Enfant! enfant que vous êtes!

***


La vie reprit avec l’apaisement de la nature. Le chapeau de paille fleuri avait été emporté au loin,
et dès avant la fin de la journée, les jardiniers avaient balayé les feuilles arrachées, les branches brisées, et jusqu’aux dernières traces de l’ouragan.
Dompierre, après le dîner, accompagna monsieur et madame Belvidera sur la terrasse. Ils étaient assis sur un même banc, sous les platanes magnifiques qui penchent jusque dans l’eau leurs basses branches. L’orage avait rafraîchi la température; on respirait un air léger im84prégné de l’odeur humide des feuillages. Dans le silence, on entendait à longs intervalles le choc des dernières gouttelettes d’eau dégringolant et se grossissant de feuille en feuille, jusqu’à former la goutte énorme qui tombe à terre en claquant, ou, surprenant une nuque dégagée, arrache aux jeunes femmes un cri.
Le lac encore agité amenait presque à leurs pieds ses petites lames clapotantes. Mille lumières étincelaient sur le rivage de Bellagio; de grands nuages déchirés couraient sous la lune. Tous trois regardaient fixement devant eux, au travers des feuilles éclaircies, cette belle nuit troublée qui annonçait la fin de la saison.
Dompierre,
tout contre Luisa, respirait dans le vent son odeur, son souffle, et quand il tournait la tête pour regarder la tache claire que son teint pâle dessinait dans l’ombre, reconnaître seulement sa bouche lui faisait frissonner tout le corps.
Jamais
, d’ailleurs, il n’avait senti une si grande tristesse.




XIV


Elle poussa la porte et entra avec son visage ordinaire. On eût dit qu’elle était sa maîtresse docile de chaque soir. Elle sourit et vint à lui en
tendant les lèvres. Il lui avait saisi les deux mains et la maintenait ainsi à une courte distance, voulant s’imposer à toute force de ne pas recevoir son baiser.
– Bête!… dit-elle.
– Luisa! Luisa
!
– Bête! répéta-t-elle, tenant toujours sa bouche tendue.
«La battre! se disait-il
.
Elle était à
peine vêtue; elle avait passé sur ses dessous un manteau de laine, avant de se coucher. Elle avait dû dire à son mari: «Je vais embrasser la petite Luisa». Et elle était venue là; son manteau quittait son épaule et elle tendait les bras à son amant dans l’attitude d’une amoureuse. Cependant une heure auparavant elle l’avait brisé par sa contenance si lointaine, si étrangère!
– Non! non! dit-il, en l’écartant, je ne peux pas vous embrasser!…
– Ah! fit-elle
. Je m’en vais.
– Ne t’en va pas
!
Malgré l’absurdité de toute explication, il éprouvait une sorte de nécessité de lui dire: «Tu ne m’aimes plus!» Il ne pouvait pas lui dire autre chose; il ne pouvait pas non plus ne pas le lui dire. C’était la grande affaire; c’était tout ce qu’il y avait entre eux. C’était peut-être ce qu’elle venait cueillir sur ses lèvres, ce qu’elle cherchait à provoquer par ses moyens détournés de femme. Il fallait que ces mots-là fussent prononcés pour en finir.

– Mais
parle donc! dit-elle.
– Je ne peux pas!
– Alors dis quelque chose, dis n’importe quoi!
cela soulage!…
Elle dit cela avec une si sublime candeur, une sincérité si éclatante que Gabriel l’embrassa et lui soutint la tête sur son épaule. Elle n’était pas étonnée de ce qu’elle avait dit; elle ne comprenait pas que ces quelques mots eussent pu toucher le pauvre garçon. Elle ne savait pas qu’elle venait de lui dire plus que n’eût fait une longue confession péniblement arrachée par lambeaux.
«Dis n’importe quoi,
cela soulage!» C’est-à-dire: quand tu as un cas de conscience qui t’étouffe; quand tu ne sais plus où donner de la tête, ne cherche pas midi à quatorze heures. Ce qui est au-dessus de nos forces ne redescend pas se mettre à notre portée, n’est-ce pas? Eh bien! perds donc la tête, va! étourdis-toi, fais n’importe quoi, tout ce que tu feras te sera favorable. Nous autres femmes, nous ne savons pas, la plupart du temps, ce que nous faisons…»
Et lui qui allait la secouer, la rudoyer et lui corner à tue-tête la fameuse question de l’homme trahi: «Pourquoi mens-tu?»

Mais embrasse-moi donc!
Voilà. Telle était sa conclusion. Tout devait aboutir à ce résultat. Il fallait qu’il fût heureux de l’avoir là, entre ses bras, il fallait profiter du moment, ne pas être troublé par l’état d’esprit qui avait pu 85être le sien l’heure précédente ou qui serait
tantôt le sien.
Pourtant
, il savait qu’elle souffrait; c’était trop visible à l’affolement auquel elle se livrait depuis l’arrivée de son mari; à ce mouvement sans répit qu’elle dirigeait elle-même, bien qu’elle en attribuât l’initiative à M. Belvidera; à ce voyage comploté uniquement pour ne pas demeurer en place, – puisqu’elle avait voulu que Dompierre en fît partie, ce qui la laissait toujours entre son mari et son amant. – Elle souffrait parce qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer son mari, et parce qu’elle croyait en même temps aimer son amant. Celui-ci était certain qu’elle était toute 86à son mari quand il la possédait; et il était évident qu’elle se montait la tête pour se croire toute à son amant chaque fois qu’elle était dans ses bras. Mais la malheureuse devait avoir des transitions atroces entre ses sentiments contradictoires. De là ses tentatives de fuite avec son mari seul; de là son peu de honte à revenir parfois se livrer à son amant.
Il fallait à tout prix qu’une solution intervînt.
Ils étaient appuyés contre le lit. Elle avait perdu son manteau et il soutenait d’un bras sa taille. Ses doigts agités
se brûlaient au contact du linge sur la chair brûlante. C’était la première fois qu’il ne se précipitait pas comme un fauve sur ce corps qui contenait pour lui toute la volupté. Il écartait le plus doucement possible ses caresses. Elle commençait à se moquer de lui. Il ne l’avait jamais autant aimée.
Vous rappelez-vous, Luisa, une matinée d’Isola Bella?… C’était un de nos premiers jours. Vous aviez monté un peu vite les marches des terrasses et, tout en haut, vous êtes restée une longue minute pensive en face du paysage magnifique. Je vous regardais respirer, sous votre ombrelle; vos lèvres étaient entr’ouvertes, on apercevait un peu vos dents, et votre poitrine se soulevait…
Il vit son regard se retirer de lui tout à coup et s’enfoncer dans le monde des images. Elle lui dit:
– Ne me rappelez pas cela!
– Ce fut à ce moment-là
que j’eus le premier sentiment de crainte pour l’avenir de notre amour. Il ne m’était pas venu jusque-là à l’esprit qu’un homme avait dû tenir et tenait encore une grande place dans votre vie… Vous fîtes la remarque, obligeante pour moi, que, jusqu’alors, vous n’aviez jamais pu contempler un paysage sans être interrompue par quelqu’un…
Elle comprit qu’il voulait la faire parler de son mari; elle para cette attaque:
Voulez-vous que je vous dise à quoi je pensais quand je vous ai dit cela sur la terrasse?… Oh! je revois tout comme si j’y étais encore. Vous étiez à côté de moi, accoudé à la balustrade, et vous ne me regardiez pas tant que vous le dites; vous me regardiez de temps en temps par petits coups, mais ce que vous regardiez c’était le paysage, et si vous me regardiez, c’était parce que vous vouliez voir si je l’admirais… Oh! je vous connais! si je ne m’étais pas pâmée devant ce que vous trouviez magnifique, vous m’auriez prise pour une sotte… Alors je vous ai modulé cette phrase, savez-vous pourquoi? parce que je savais que cela ferait bien!…
– Luisa! Une nuit que nous étions montés sur la petite esplanade de notre olivier, dans le jardin de l’Hôtel des Îles
-Borromées, j’ai senti que je vous perdais; vous vous en alliez de moi; je vous ai fait horreur un moment; qu’aviez-vous?
Elle se passa la main sur le front.
Il ne désirait plus que de nouvelles blessures à son amour-propre et à son amour. Il voulait qu’elle le torturât en lui parlant de son mari.
– Vous tenez à le savoir? dit-elle.
– Oui
!
– C’est absurde. Tant pis pour vous!… Il y avait dans le jardin d’une de mes tantes, sur le Pausilippe, un vieux chêne vert dans lequel on montait à peu près de la même façon, et où l’on avait la plus belle vue de Naples. Le soir de mes fiançailles avec
monsieur Belvidera, on nous laissa nous promener tous les deux, et nous montâmes par enfantillage dans l’escalier ménagé au cœur de l’arbre. Ce fut là qu’il me donna son premier baiser, et à ce moment, il me sembla que le monde entier était changé pour moi. Quand je relevai les yeux, je ne reconnus rien de ce que j’apercevais, ni la mer, ni le Vésuve, ni la longue ville étalée à nos pieds, sauf lui qui me soutenait la taille et me regardait. Il effaçait tout; je ne voyais plus que lui…
– Mais pourquoi, si souvent, m’avez-vous entraîné vous-même dans l’olivier?
– Est-ce que je sais?

– Luisa, vous me trahissiez
au milieu de vos meilleures caresses!…
– Qui
dites-vous que je trahissais?
Il n’osa répéter que c’était lui qui se plaignait d’être trahi.

87La pendule sonna
. Gabriel dit:
– Il vous attend
!
– Oui
.
– Luisa! et vous allez passer comme cela toute chaude, dans son lit!

– Toute chaude! fit-elle
, ce n’est pas l’entretien que nous avons, je suppose, qui me vaudra cette qualité.
Et elle se laissa tomber tout d’une pièce, sur le dos, en travers du lit
, ses beaux bras relevés et noués sous la nuque. Il détournait la tête pour ne pas voir la chair de ces bras, ni cette gorge, ni ce ventre, ni ces belles jambes adorées; mais le parfum de tout ce corps montait, l’environnait, l’étourdissait.
Il
ne pensait plus; sa volonté était tombée; l’enivrement devint tel que les jarrets lui tremblaient.
Il avait préparé une phrase courte et nette à
dire, à cette femme, les yeux dans les yeux, tout à coup, sans avoir revu ni son bras ni son sein. Après quoi, tout serait fini.
Quand il atteignit son visage
, il dit tout autre chose que ce qu’il avait décidé; il répétait stupidement:
– Il vous attend!…
il vous attend!…
– Il m’attend! dit-elle. Mais
, vous ne pensez donc qu’à lui?… En effet, ajouta-t-elle, vous êtes tellement son ami!
– Oh
! dit Gabriel, suffoqué par la surprise et la colère.
Il
ne pouvait plus entendre de mot plus cruel et plus irréparable; et il en cherchait en vain un plus atroce à dire, lui, et qui pût incendier jusqu’au souvenir de leur passion.
Elle eut une sorte de rire sourd, et lui happa les lèvres, en étouffant le mot qu’il allait dire, dans un baiser où il sombra tout entier…




XV


À l’heure où la
Reine-Marguerite avait apporté aux îles Borromées Dante-Léonard-William Lee, son ami Gabriel Dompierre et la mystérieuse «Sirène», le même bateau ramenait aujourd’hui à Stresa le groupe de personnes que sept ou huit semaines de villégiature avaient formé autour de ces trois premiers passagers.
On était à la fin d’octobre; l’automne autour des lacs italiens étale à cette époque sa luxuriante magnificence
; mais les journées déjà courtes devaient priver les voyageurs de la vue des jardins qui descendent en terrasses au flanc des collines, pareils à de gigantesques escaliers que les vignes-vierges et les pampres teintent d’or, de rouille et de sang. Dès Luino, le point de départ, presque à l’extrémité septentrionale du lac, le vapeur avait allumé ses feux et filait en pleine nuit.
Ce fut une surprise lorsque, aux approches de Laveno, on entendit une voix de femme s’élever, de l’avant du bateau. Comme un oiseau heureux de revoir l’arbre où son nid s’abrite, Carlotta chantait, parce qu’elle se retrouvait sur l’eau et dans l’endroit où chaque soir elle avait coutume de conduire sa barque et ses fleurs.
Elle chanta comme à l’ordinaire, la même chanson étrange, éclatante et douloureuse, aux paroles de mort et d’amour, et dont l’accent était tantôt celui de l’innocence, et tantôt celui d’une impudeur effrénée.
Ce chant, si beau par lui-même, était tellement inattendu, et produisait, dans la nuit, et par cette fuite du bateau au milieu du lac sombre, un effet si puissant, qu’il n’y eut personne qui ne se tût pour écouter. Beaucoup s’avançaient afin de discerner la figure de celle qui chantait.
Gabriel et Luisa se regardèrent
. Il semblait que ce n’était que d’aujourd’hui qu’ils comprenaient la force secrète de ce rythme et de cette mélodie, qui était la première chose qui les eût émus le soir même de leur arrivée, lors de la rencontre avec la barque fleurie. Ils l’écoutaient ce soir avec colère, avec terreur, et avec un triste plaisir. Ce n’était plus pour eux la voix d’une fille quelconque, ni telle chanson plus ou moins harmonieuse et touchante, mais c’était l’expression 88sensible, de toutes les choses de ce pays et de ce ciel, coalisées en vue d’une fascination des créatures, dont le but secret nous échappe. Est-ce que cette Carlotta, toute beauté et tout inconscience, n’était pas l’image merveilleuse du mystérieux génie qui gouvernait ici?
Quand le bateau stoppa à Laveno, Carlotta ne s’était pas interrompue. Les gens du port, accoutumés à cette musique, cherchaient sa barque et sa cargaison. Comme on ne l’avait pas entendue depuis plusieurs jours, on se pressait aux abords de l’embarcadère, et beaucoup applaudissaient à cet heureux retour de la marchande de fleurs. Combien de femmes, combien d’amants, combien de ces rêveurs solitaires que l’on voit promener sur ces rives leur spleen ou leur chagrin, avaient manqué ces jours derniers de cette jolie chanson du soir! Combien d’âmes animait et charmait, sans
qu’elle s’en doutât, la belle enfant des îles qui ne croyait répandre pour un peu d’or que des fleurs et d’innocentes paroles! Les bravos gagnaient, s’élargissaient; on accourait de toutes parts, et lorsque le bateau vira en frôlant les jardins des villas emplies d’ombre, des voix d’enfants claires et joyeuses, et des voix plus mâles et émues, venues de tout un monde invisible, prolongèrent les acclamations. Enfin l’on quitta la rive pour gagner Pallanza en traversant la lac en sa largeur, et Carlotta ne chanta plus que pour la Reine-Marguerite.
89– Il faut convenir, dit
madame de Chandoyseau, que cette fille a un organe admirable!
– Cette
fille fait du mal, opina le révérend Lovely.
Plusieurs personnes sourirent. Dompierre se souvint qu’il n’avait pu s’empêcher d’en faire autant, quand le clergyman, prenant son bain, il y avait de cela quelques semaines, lui avait dit: «Ce pays-ci est mauvais». À voir ce soir le malheureux vieillard, et lui-même, et
l’accablement de leur entourage, il ne jugeait plus que ces paroles de puritain fussent tout à fait ridicules.
D’ailleurs tous étaient sous le charme. Des femmes voulaient embrasser la chanteuse, et on envoyait des fillettes lui demander son nom. La traversée fut trop courte.
– D’où est-elle? où va-t-elle? interrogeait-on de tous
les côtés.
On fut rassuré quand on sut qu’elle allait jusqu’à l’
Isola Bella. On lui jetait de la monnaie qu’elle ramassait avec son avidité ordinaire; et son humeur ayant profité de cet encouragement, le plus puissant pour elle, elle donnait toute sa voix, elle enflait son chant avec une frénésie nouvelle. Qu’éprouvait-elle, outre la joie d’augmenter son trésor? Commençait-elle à comprendre l’espèce de royauté qu’elle exerçait sur ce lac et ces îles? Était-elle grisée ce soir par l’enchantement même qu’elle avait répandu autour d’elle? À un moment, elle mit un tel accent sauvage, dans la passion que traduisait son refrain, que nombre de personnes, et des hommes même, furent ébranlés jusqu’à cette courte angoisse courte qui vous loge une larme au coin de la paupière, et vous laisse hésitants, gênés, gauches, presque honteux d’avoir été touchés si à vif.
Alors elle se tut, et aucune insistance ne fut capable de la faire reprendre sa chanson. Elle était tapie sous son châle, et se cachait la figure. Des hommes du bateau voulurent la découvrir, et ils lui tiraient son châle en riant. Mais elle leur lança des mots crus, qui leur firent comprendre qu’elle ne plaisantait pas.
À la station de Pallanza, un homme qui se tenait sur le quai demanda à haute voix si Carlotta n’était pas à bord.
– Carlotta! par la Madone! je crois bien qu’elle est à bord!
– Carlotta! cria l’homme.

Et ceux qui le connaissaient reconnurent le timbre du farouche Paolo.
– Carlotta! reprirent les hommes du bord, réponds donc, c’est ton promis!
Carlotta restait immobile sous l’abri de son châle noir, et ne soufflait pas. Elle grelottait, comme si elle eût été prise de froid tout à coup. Ce n’était pourtant pas sa coutume d’avoir peur.
Le promis s’élança, en bondissant, sur la passerelle qu’on était sur le point de retirer. Le capitaine allait commander de l’avant.
90– Arrêtez! arrêtez! il y a encore un voyageur à descendre.
Le bateau crachait de grands jets de vapeur. Tous les passagers,
préoccupés de la Carlotta, étaient anxieux de la scène qui allait se passer entre le fiancé colère et brutal et la belle fille qui s’aplatissait en tremblant, à la façon des animaux qui pressentent un malheur.
Laissez-la, laissez-la! lui disait-on, qu’est-ce que ça vous fait? elle descendra plus loin, à l’Isola Bella.
Mais il était furieux; il n’entendait rien; il culbutait tout le monde
. Il se jeta sur Carlotta et, l’empoignant à bras le corps, ce bout d’homme plus petit qu’elle l’emporta jusque sur le quai. Elle se débattait et hurlait. Personne de ceux qui savaient le caractère de Carlotta, son dédain ordinaire envers les menaces, ne comprenait cette frayeur subite à suivre Paolo venu au-devant d’elle, pour la transporter en barque à l’Isola Madre.
Les roues du vapeur battirent à grand bruit et étouffèrent les cris de la malheureuse Carlotta. Tout le monde demeura péniblement ému de cette brusque séparation. Le bateau s’était déjà éloigné de Pallanza, quand un des hommes de la Reine-Marguerite fit remarquer du doigt la petite barque filant vers l’
Isola Madre et que l’on distinguait assez nettement, grâce aux feux de l’embarcadère. On se pressa sur l’arrière et l’on ne pouvait s’empêcher de demeurer les yeux fixés sur ce petit point noir, avec un regret, peut-être une inquiétude, une indéfinissable mélancolie.




XVI


Dans la nuit, Gabriel, qui ne pouvait dormir, ouvrit sa fenêtre, et, ayant tiré une chaise sur le balcon, il s’y installa et respira l’air frais que la grande quantité des arbres verts imprégnait d’un parfum un peu âpre. En se penchant, il s’aperçut que la fenêtre de Lee n’était pas fermée, et qu’il y avait de la lumière dans sa chambre. Le poète, ayant entendu le mouvement de son voisin, parut. Les balcons se touchaient et, de l’un à l’autre, on pouvait causer facilement.
– Vous travaillez?
– Oui, dit Lee, je mets la dernière main à un ouvrage où j’espère avoir enfin montré un homme!
– Un homme?
– Oh! je ne parle pas de l’homme tel que le conçoivent vos romanciers et généralement toute votre littérature. Pour vous autres, vous avez créé une figure d’homme, lorsque vous êtes assuré 91que quelques poignées de crétins, de filous ou de pieds-plats de vos contemporains s’y reconnaîtront comme en un miroir. J’ai conçu, moi, un homme,
grâce à l’instinct du beau que Dieu mit en moi et que toute ma vie fut employée à éclairer, à développer, à magnifier, enfin. Si je ne mets pas au jour, par le moyen de l’art, une figure différente de celle que j’eusse pu produire plus simplement en m’accouplant avec une maritorne, je ne vois pas la raison de me priver du farniente ou des plaisirs d’un viveur. J’espère donc vous faire voir un être qui se hausse au-dessus de la conception de l’humanité que vous vous faites communément.
Ah!
Vous glorifiez sans lassitude l’amant! Mais l’exaltation perpétuelle de l’amant est une honte pour une littérature. Je sais bien que jamais vous n’obtiendrez que l’humanité se défasse d’une forte et secrète complaisance envers toutes les choses de l’amour. Elle sera donc également indulgente aux acteurs de l’amour quels qu’ils soient. Il n’en est pas moins vrai que l’artiste, le poète, dont la mission est de donner des exemples de beauté, devra s’abstenir de nous exhiber le spectacle de la passion amoureuse, c’est-à-dire le cas où l’homme se ravale à plaisir au niveau de la bête, devient inintelligent, obtus, fermé à l’univers entier, prêt à toutes les bassesses, à toutes les trahisons, aux crimes les plus dégradants, dans le seul but de se vautrer sur une créature, de se perdre, de s’anéantir, soi, sa personnalité, son avenir, dans un être dont la séduction se fane dans le temps même qu’elle vous fait pâmer!… Ne m’objectez pas que j’exagère, que ce n’est pas cela; qu’il y a un amour plein de charme, de grâce et de poésie: Roméo, Juliette, les balcons, les romances, la musique, les fleurs… C’est le piège de la nature! qui ne sait de quoi il retourne? Partout où l’amour atteint la passion, il y a démence, rage, cruauté, lâcheté, mensonge, infamie et meurtre. Tout amour, qui cesse d’être une bleuette, aboutit à l’épanouissement de nos plus bas instincts!… Certes, mon héros sera celui qui, se détournant de votre idole d’Éros adorée par les siècles, aura le front de lui cracher à la face et de lui vomir son dégoût!…
– Je vois, dit Dompierre, que votre sujet vous possède… autant que le pourrait faire le sentiment de l’amour, et il vous rend cruel comme un amoureux!…
– En effet, je suis amoureux de mon sujet
!
– L’amour
entre chez nous comme un voleur, et l’on est déjà à genoux avant d’avoir eu le temps de crier: au voleur!
La rage du poète contre la passion de l’amour semblait croître depuis le voyage de Bellagio, et elle s’exerçait à tout propos avec une telle violence, que Gabriel se demandait si cette haine philosophique ne provenait pas d’une sorte de dépit ou d’un combat acharné contre l’ennemi lui-même qui menacerait d’enlever la place.
Gabriel
quitta l’Anglais et poussa avec précaution la petite porte extérieure du bâtiment des dépendances, dont il gardait toujours une clef en prévision de ses sorties nocturnes; et il se trouva dans le jardin.
Le jet d’eau, comme au temps de nuits plus heureuses, égrenait toujours ses fines perles dans le bassin, et c’était le seul bruit. Les chênes-verts tachaient l’ombre de leur masse opaque; et le malheureux amant distingua les pointes aiguës et noires du bouquet de cyprès où il avait tant de fois tendu les bras à sa maîtresse.
Le parfum de la nuit était aussi le même. Toutes les choses qu’il apercevait avivaient l’affreuse plaie de son cœur.
La fenêtre de Lee était la seule qui fût éclairée, et il regarda d’en bas le poète, allant et venant dans sa chambre, se passant la main dans les cheveux, rejetant brusquement la tête en arrière, enfin en proie à la grande surexcitation de l’œuvre orgueilleuse dans laquelle il espérait noyer la sourde poussée de ses appétits naturels. On le voyait venir parfois jusqu’au balcon, et là, en face de la splendide nature endormie, il semblait prendre un singulier plaisir à la défier et à arracher, 92dans une lutte monstrueusement inégale, sa cervelle et sa chair à l’universel enchantement.
– Grand bien lui fasse, soupirait à part lui Gabriel, et tant mieux s’il y échappe!…
Il alla machinalement s’asseoir sur le petit banc de bois, au pied des cyprès, d’où il avait coutume d’épier l’arrivée de Luisa, de discerner sa silhouette claire dans l’obscurité, et de bondir à son approche. Il y sentit l’irrémédiable fin de cette vie de rêve. Le silence accentué par le menu bruit des gouttelettes d’eau tombant dans la vasque, ce silence qu’il avait tant aimé parce qu’il savait quel pas chéri l’allait rompre en faisant
crépiter le gravier des allées ou les feuilles de l’automne, lui donna cette fois-ci l’impression d’un désert mortel, d’un abandon général des êtres et des choses. Il eut presque peur et regarda à droite et à gauche, d’un mouvement d’enfance qu’il se rappelait avoir exécuté étant petit, quand on le faisait monter, le soir, dans l’escalier obscur. Tout aussi puérile était la réflexion qui le ranima: «Si elle venait! se disait-il, s’il lui prenait l’idée de redescendre ici; même pas pour moi, puisque nous ne nous y sommes pas donné rendez-vous, mais par l’entraînement de l’habitude ou par cette complaisance que l’on a parfois pour des souvenirs qui veulent revivre! Si elle venait!…»
Hélas! si elle venait
, ce serait encore entre eux une de ces scènes intolérables où ils se traitaient en ennemis acharnés. Ils n’avaient plus de caresses; ils se faisaient mal, se battaient, s’écorchaient.
Et c’était cela qu’il attendait,
en se piquant la figure et les mains contre les aiguilles des sapins!
Il se souvenait de la voix de Luisa!
De tous les souvenirs de l’amour, le plus atroce est celui du son de la voix. 93«Mio! mon Mio!» Ses oreilles s’emplissaient de ce chant incomparable: «Mio! mon Mio!» Puis il se releva précipitamment; il avait cru entendre; il fit un pas dans l’allée. Personne! Le désert, plus vide, plus immense que jamais. Le bruit du jet d’eau l’impatientait; il eût voulu trouver la clef pour arrêter ce murmure infatigable, lié dans sa mémoire à une autre musique, et qui contribuait à la lui rendre obsédante.
Il continua de marcher dans le jardin. Là-bas,
tout au fond, était le petit kiosque meublé, que la nuit lui cachait. Mais, plus près, il apercevait les branches plusieurs fois tordues sur elles-mêmes du vieil olivier dans lequel on montait jusqu’à une petite plate-forme, pour découvrir le lac. «C’est là, pensait Gabriel, qu’une nuit elle oublia que c’était dans mes bras qu’elle était, et qu’elle fut presque épouvantée quand je lui parlai tout à coup! Elle revoyait la figure de son mari dans un jardin du Pausilippe!…»
Jusque-là, il n’avait jamais souffert par l’amour, ou, du moins, dans la douleur sentimentale de la vingtième année, il n’avait souffert que pour bénir la chère cause de son mal, et l’amour qui le faisait pleurer demeurait quand même pour lui un joli dieu, au visage aimable et plus beau que toutes les choses de la terre. Eh! parbleu! c’était ainsi que le voyait en ce moment-ci Ghislaine, cette petite fille qui s’était mise à s’éprendre de lui. Ah! il eût eu beau jeu, celui qui se fût avisé d’aller médire de l’amour vis-à-vis de cette enfant qui en souffrait pourtant! Gabriel ne la plaignait pas. Que n’eût-il pas donné pour être affecté de la même façon qu’elle, pour être fier de son sentiment, pour se sentir ennobli de sa propre douleur!
Gabriel monta par le petit escalier tournant, jusqu’au cœur du vieil arbre où il avait tenu dans ses bras le corps de Luisa. «Elle était là, pensait-il,
je sentais sur mes genoux son poids bien-aimé; le parfum de sa gorge et de ses cheveux m’environnait; un de ses bras, – son bras, mon Dieu! puis-je revoir cette image sans mourir! – était sorti complètement du peignoir, et l’obscurité m’empêchant de le voir, je le parcourais lentement des lèvres, depuis la grâce vivante du poignet jusqu’au délire mortel que contient la rondeur de l’épaule. Je lui dis: «Luisa, il n’est pas possible que je survive au délice que vous me donnez!»
La nuit s’avançait; le lac et les montagnes commençaient à blanchir. Il pensa: «Ce serait le moment de nous en aller
, si elle était là!» Et il se leva et partit, comme s’il la suivait.
Il prenait des précautions pour ne pas faire de bruit en marchant sur le sable. Il se souvint d’un cri qu’elle avait poussé, un matin qu’ils rentraient côte à côte, en appuyant le pied sur un limaçon dont la coque avait craqué. Quelques oiseaux lui avaient répondu et les massifs s’étaient éveillés autour d’eux.


Gabriel remarqua que Dante-Léonard-William était encore à son balcon. Il avait éteint sa lampe
. Il était debout et regardait au loin. Sans doute voyait-il l’aube répandre à flots son lait matinal sur les collines et sur les eaux!… Peut-être acceptait-il enfin la dangereuse invitation que ce dernier matin d’octobre répétait, une fois suprême!




XVII


Madame de Chandoyseau et monsieur Belvidera, qui n’avaient vu ni l’un ni l’autre l’Isola Madre, ayant exprimé chacun séparément leur intention d’y faire une excursion, on apprit pendant le déjeuner que les barques avaient été retenues de part et d’autre pour l’après-midi.
Dans ces circonstances, il se trouve toujours un M. de Chandoyseau pour s’écrier:
– Quel heureux hasard! nous ferons route ensemble.
Dompierre avait voulu se soustraire à cette promenade; mais on savait que lui 94seul pouvait avoir de ses amis les jardiniers l’autorisation de rester dans l’île après le coucher du soleil, et c’eût été bien peu aimable à lui de refuser son précieux concours. On emportait une collation et des rafraîchissements. C’était une très jolie partie de plaisir. Qu’est-ce qu’il y a de plus agréable qu’un pique-nique entre amis?
C’était une de ces journées radieuses où l’automne semble semer ses trésors à profusion, jeter la chaleur et la lumière à pleines mains, comme s’il vous disait: «Allez, allez! c’est la fin, je donne tout; nous n’avons plus d’économies à faire; nous mourons demain!»
Gabriel courbait les épaules sous la pesanteur
des arbres où il avait passé à l’époque heureuse de son amour, au bras de Luisa. Le palais couleur d’abricot, les balustrades fleuries, les lianes encombrantes des allées, le parfum des plantes exotiques, et la présence encore de celle qui lui avait divinisé tout cela, mais aujourd’hui suspendue au bras d’un autre, lui versaient un enivrement qui s’accentuait pas à pas. Il fouettait de sa canne la tige des plantes, et il se redressait parfois, tout en marchant, comme s’il eût senti que sa taille ou ses membres fléchissaient.
Madame
de Chandoyseau s’exclama en passant devant la fenêtre de la chambre des fleurs. Il y en avait une quantité en pots, et quelques-unes, déjà cueillies et humectées d’eau fraîche, étaient disposées sur les paniers et faisaient avec le mobilier rustique le plus gracieux effet.
Madame Belvidera et Dompierre étaient demeurés en arrière.
– Venez donc! venez donc! leur dit-on; il faut absolument voir cela, c’est délicieux!
– Ah! dirent-ils
.
Et
ils s’avancèrent jusqu’à l’appui de la fenêtre, pendant qu’on se retirait pour leur faire place.
Ils durent se pencher, explorer la pièce du regard.
Gabriel murmura:
– Je veux vous avoir là, une dernière fois, quand la nuit tombera, là!
Elle ne lui répondit pas et s’
écria comme tout le monde:
– C’est délicieux! c’est délicieux!
On goûta sur l’herbe, à l’endroit précisément où les deux amants avaient été le plus touchés par la beauté du paysage. C’était au milieu de camphriers, d’arbres à thé, de houx frisés et de chênes
-verts. Un vieux cèdre étalait au-dessus d’eux, comme l’implacable main de la destinée, sa branche plate, gigantesque. On voyait Pallanza toute blanche, au travers d’une fenêtre de feuillage. À cinq heures, la grille de la grande entrée fut fermée et le bruit de fer en retentit.
À présent, nous sommes absolument tout seuls dans l’île?…
– Tout seuls, avec les jardiniers.
On battit des mains, ce fut un
bonheur pour tous de profiter d’un avantage exceptionnel.
À l’heure du coucher des oiseaux, l’air fut déchiré
par un grand vacarme, et l’on vit passer les paons qui rentraient.
Puis vint la promenade à la nuit tombante que hâte l’ombre des arbres séculaires. Dans le demi-jour, on marchait sur la couche profonde des feuilles sèches. Elles étaient en si grande abondance dans certaines allées que les pieds
s’enfonçaient très avant et sentaient les arrière-couches déjà fermentées. Une odeur de fermentation s’en dégageait. À la moindre brise venue du lac, les feuilles tombaient en neige d’or voletante qui s’attachait aux chapeaux des femmes, ou se plaquait sur les poitrines et les visages, en furtifs et inquiétants baisers de lèvres froides. Mais, çà et là, une grande trouée s’ouvrait sur le couchant coloré encore, et la braise des feuillages ranimée par les restes de l’incendie céleste, réchauffait soudain, faisait rire quelqu’un sans qu’il sût pourquoi.
On joua à cache-cache. On se perdit.
Gabriel se trouva vis-à-vis de Luisa au hasard du jeu. C’était dans la proximité du palais. Il
empoigna la jeune femme par la main sans lui rien dire et l’entraîna. Ils parcoururent toute une allée sans prononcer une parole. L’ombre était 95déjà partout assez épaisse. Il souleva le lierre, poussa la porte de la chambre des fleurs sans rencontrer de résistance. Ils n’entendaient l’un et l’autre que leurs souffles très émus, et au loin, dans le parc les longs cris du jeu. Gabriel verrouilla la porte sans quitter la main de Luisa:
96– Ah! je t’ai! dit-il, en la baisant comme une bête vorace.
Elle était hébétée, folle, absente. Elle ne songea qu’à dire:
– Prends garde! je suis pleine de feuilles.
Mais il mordait
, avec le corsage, les feuilles rouillées au goût corrompu de chose morte.
Ils roulèrent parmi les fleurs dont ils entendaient
se rompre les tiges sous leur poids.
– Oh! oh! disait
Luisa, c’est fini! c’est fini! Il est temps de s’arracher à tout cela.
On entendit à nouveau les cris et les appels lointains des joueurs.
– On nous croit perdus,
dit Gabriel.
Perdus, en effet! répétait-elle.
– Ah! donne! donne!
criait-il, en lui écrasant la gorge de ses baisers.
Et tout le corps de la malheureuse se cabrait.
– Tu vois, tu vois!
criait-il, il y a tout de même un Dieu qui nous protège, puisque je t’ai encore ce soir, puisque je t’ai là, dans cette chambre qui nous attend depuis des semaines, dans cette chambre que j’avais fait aménager pour nous, où je m’étais juré de t’avoir… Tu vois, nous y sommes chez nous! Ah! je t’aurai encore, je t’aurai encore ici!…
– Non,
je me sauverai!
– Mais si! vois donc comme c’est fait exprès: on dirait que tout le monde s’est entendu pour nous laisser ici… Lee n’est pas là aujourd’hui, et jusqu’à la Carlotta qui devrait venir chercher ses fleurs à cette heure-ci et qui ne vient pas!…
– Mais elle viendra
: elle va venir. Allons-nous-en!
– Reste encore! attends que je devienne fou: je me jetterai par cette fenêtre et tu seras débarrassée de moi!
– Voilà encore des feuilles! dit-elle, impatientée, en retirant les choses humides
de sa chevelure. Ah! cet automne effrayant, tout rouge, et pourri en dessous, as-tu vu, ce soir? Écoute! écoute!
Des cris plus vifs et plus prolongés venaient du dehors.
– Allons-nous
-en! allons-nous-en!
Gabriel lui-même s’était relevé à cause de la vigueur du cri que l’on venait d’entendre.
– J’ai peur! dit Luisa
.
Il avait ouvert la fenêtre et prêtait l’oreille.
Cela ne vient pas du parc, dit-il; il y a quelqu’un qui a appelé sur la grève… Peut-être sont-ils déjà descendus aux barques et ils nous appellent pour partir.
– Donne-moi la main, dis! ne me laisse pas!
Ils tremblèrent tous les deux simultanément, les mains unies. Un cri
horrible venait de jaillir dans le silence du soir.
97– N’aie pas peur, dit Gabriel, on ne nous appelle pas, mais viens, viens!
Et il l’entraîna à demi morte d’effroi.




XVIII


Ils tombèrent
presque aussitôt au milieu des jardiniers qui se précipitaient du côté du sentier qui conduit à la porte dérobée par où les deux amants avaient pénétré un jour dans l’Isola Madre.
– Qu’est-ce qu’il y a?
Mais les hommes bondissaient sans répondre. Une de leurs femmes, le poing sur la hanche et hochant la tête, dit:
– Oh! c’est Paolo. Il en veut à Carlotta. Il l’a peut-être bien tuée à l’heure qu’il est.
Gabriel ne put se tenir et s’élança à la suite des jardiniers en disant à Luisa de l’attendre; il lui apporterait immédiatement des nouvelles.
Arrivé à la petite porte dissimulée sous les lianes fleuries, la petite porte des contes de fées, il rencontra un groupe de trois jardiniers contenant à grand’peine Paolo qui gesticulait et hurlait.
– Votre ceinture, signore, s’il vous plaît! dirent-ils; nous n’avons pas de quoi le tenir!…
98Gabriel défit
sa ceinture, et on lia les mains au forcené.
– À la bonne heure! dit Gabriel, comme
cela!…
– Oh! signore, malheureusement c’est trop tard!
– Comment! c’est trop tard?…
Les trois hommes regardèrent tous dans la même direction, et, avec un geste résigné des bras:
– Ça y est!
– Grand Dieu! il l’a tuée!
On voyait à une cinquantaine de mètres les lueurs vacillantes des lanternes que quelques-uns des hommes avaient songé à apporter; et on distinguait
, tout autour, des gens courbés ou à genoux.
Le jeune homme ne fit qu’un saut. On l’accueillit par le même mot simple et tragique:
– Ça y est!
Quelqu’un ajouta:
– Ça devait arriver.
Carlotta était couchée sur le sable. Ses cheveux avaient été défaits dans une lutte corps à corps où elle avait dû se défendre désespérément; une blessure à la tempe rougissait cette toison noire magnifique, presque à l’endroit où elle avait coutume d’y piquer des roses
; sa bouche était entr’ouverte; on apercevait l’arc d’ivoire de ses dents. On avait déchiré son corsage dans l’espoir qu’elle respirât encore, et sa pure poitrine de déesse demeurait immobile comme un marbre. On la recouvrit. Sa figure gardait, comme aux jours de son court bonheur, la sérénité puérile ou divine des chefs-d’œuvre antiques. Avec sa lèvre relevée et ses bras demi-nus écartés en croix, elle n’était pas différente de ce qu’elle était dans sa barque lorsque, élargissant les bras pour saisir les avirons, elle commençait de chanter.
Les amis arrivèrent, ayant cessé le jeu en entendant les cris.
Madame Belvidera s’était jointe à eux; et les femmes des jardiniers étaient également descendues.
Tons vinrent grossir le groupe des hommes muets penchés sur le cadavre de la marchande de fleurs. Il se fit un
remuement. De courtes réflexions étaient étouffées dans les gorges crispées. Cela faisait des espèces de gloussements, émouvant langage de terreur.
Puis
les femmes de l’île s’agenouillèrent une à une. Une vieille qui était courbée en deux se lamentait:
– Sa mère! sa pauvre mère! qu’est-ce qu’elle va dire?
Alors toutes les femmes se mirent à pleurer.
Un de ces hommes
, rudes, en contemplant l’admirable morte, brandit le poing avec indignation:
– Quel malheur! dit-il.
Tous
sentirent l’injustice des choses. L’extraordinaire beauté de la jeune morte les touchait jusqu’au plus profond de leurs instincts, et ils sentaient qu’elle était faite pour charmer les regards et enchanter le monde. Ils ne pouvaient relever les yeux, tant la beauté qu’elle gardait dans la mort avait de puissance. Ils étaient tous en colère. Peu à peu ils firent comme les femmes, se mirent à genoux, demeurèrent longtemps ainsi, dans une sorte de stupéfaction religieuse, en face de cet outrage du ciel, qu’il fallait accepter.
Puis les étrangers
s’éloignèrent, à l’heure du dîner.
On croisa dans l’ombre une barque où l’on reconnut Dante-Léonard-William. Il avait son chapeau rabattu sur les yeux; un manteau à grand col relevé l’enveloppait. Il allait probablement au
-devant de Carlotta pour une de ces promenades nocturnes qui étaient toujours demeurées mystérieuses. Peut-être se contentait-il, en ces entrevues, de s’asseoir à côté d’elle, et de dire des vers en regardant dans ses yeux la couleur bleue des montagnes? Peut-être suivait-il sa barque dans le sillage embaumé des fleurs? Alors, ce soir, il allait mettre le pied dans le sable rougi du sang de sa jolie muse; il l’attendrait sur la grève; il l’appellerait doucement en disant plus haut certains vers auxquels l’oreille de la pauvre enfant était sensible! Dompierre, qui connaissait par cœur ces vers, tremblait à la pensée 99que la voix du poète les prononcerait ce soir sans éveiller l’écho charmant de la chanson accoutumée; il les entendait par avance retentir et s’éteindre en vain sur cette grève d’Isola Madre, désormais muette et défleurie.
Lee ne répondit pas au mouvement que sa vue avait provoqué dans la barque. Il ne voulait pas être reconnu.
Quelqu’un dit:
– Ne
conviendrait-il pas de l’avertir?
Dompierre hésita un
moment; puis, se ressouvenant du dédain de l’Anglais pour tout malheur particulier et pour les émotions de l’amour:
– Laissons-le donc, dit-il, que voulez-vous que
cela lui fasse!
La barque du poète continua de filer dans l’ombre vers l’
Isola Madre.




XIX


La mort de Carlotta
bouleversa l’Hôtel des Îles-Borromées. Chacun la connaissait, lui achetait des fleurs, et avait coutume d’aller l’en100tendre, le soir, dans les jardins ou sur le lac. Sa beauté était proverbiale.
On se porta, après le dîner,
sur le bord du lac. Beaucoup avaient l’intention de se faire conduire jusqu’à l’endroit où le crime avait été commis.
Ceux
qui n’allaient point à l’Isola Madre éprouvaient un instinctif besoin de contempler au moins de loin la figure désormais sinistre de l’île qui contenait cette nuit le corps inanimé de la Carlotta.
L’allée qui longeait
l’eau, en face de l’île, se trouva garnie d’une foule nombreuse. On avait fait apporter des sièges, et tous les pensionnaires de l’hôtel étaient là, animés de l’étrange curiosité que donne le voisinage de la mort.
Le ciel était pur,
l’air calme et doux. Malgré le murmure des voix, le grand silence du lac était sensible, et chacun avait la certitude qu’aucun chant ne s’élèverait ce soir de là-bas, du côté de la grosse masse enténébrée de l’île mère!
Assis en face de
madame Belvidera, Gabriel Dompierre, accablé, tournait la tête tantôt vers la jeune femme et tantôt vers cette grande plaine immobile où s’était mirée une période si émue de sa vie. Ni l’un ni l’autre des deux amants n’osait parler. Mais tous deux comprenaient le sens du mystère que la nature impitoyable semblait avoir représenté devant eux et pour eux. Car l’illusion de la vie est telle que la plupart des événements et des choses y paraissent vraisemblablement organisés pour ou contre chacun de nous.
Ils se rappelaient cette voix entendue sur le lac, dès la première soirée de leur séjour, cet attrait irrésistible qui les avait placés côte à côte dans une même barque, à la poursuite de la séduction flottante qu’avait été la jolie marchande de fleurs. Et, chaque soir, la chanson ardente et naïve avait été une invitation nouvelle à l’amour. Cette mélodie les avait été chercher, les avait attirés, fascinés, jusqu’à ce qu’elle les berçât aux bras l’un de l’autre dans la barque amarrée sur le sable, aux environs des lauriers
roses. Quelle volonté cachée, quel caprice inconnu avait prémédité et exigé leurs baisers, leurs extases et jusqu’à leur douleur présente?
Et la figure de Carlotta grandissait dans leur esprit. Certaines paroles de Lee leur revenaient à la mémoire, et ils ne souriaient plus du poète qui avait salué en cette fille des Borromées
le génie du lac et des îles. Qu’est-ce exactement que 101la réalité, dans le monde? À quel point précis se différencie-t-elle du rêve?
Maintenant, il avait disparu, le joli dieu
du lac et des îles. Jamais plus aucune de ces rives ne recevrait l’image de sa beauté, ni ses fleurs, ni ses chansons! Le vent sévère de l’arrière-automne allait disperser les mille parcelles desséchées des ombrages que son charme avait pénétrés. Tout allait se faner, se dénuder et mourir; tout ce pays serait prochainement dépeuplé. Les îles Borromées étaient sans âme.
Très peu s’aperçurent de la barque de Lee, qui aborda aux marches situées près de l’endroit où se trouvaient monsieur et madame Belvidera et Dompierre. Avec son grand chapeau et son manteau romantique, le poète traversa la foule comme une ombre. Il marchait à grands pas et d’une allure précipitée.
Une curiosité invincible fit lever Gabriel. Il avait hâte de savoir l’impression de l’accident sur cette étrange cervelle. Machinalement,
monsieur et madame Belvidera se levèrent avec lui et le suivirent. Ils portaient le poids des événements, et parlaient peu. Ils se promenèrent de long en large dans le jardin des annexes, où Gabriel les avait entraînés; ils firent le tour du jet d’eau au perpétuel murmure. Le jeune homme leva la tête: on allumait la lumière dans la chambre de Lee. Gabriel allait surprendre la figure 102de l’Anglais, savoir!… Mais le moyen était par trop indiscret; il essaya d’entraîner ses compagnons. Mais tout à coup, il leur dit, sans pouvoir se maîtriser:
– Regardez!
Ils levèrent la
tête. Lee était assis, la figure en plein dans la clarté de la lampe; il venait de se mettre à sa table de travail, simplement, mais ses mains étaient inertes, tombées devant lui, et, pour la première fois, de sa vie d’homme, peut-être, des larmes coulaient le long de ses joues glabres.
– Regardez! regardez!
Dompierre raconta ce qu’il savait des relations de Lee et de la marchande de fleurs.
– C’était donc lui! s’écria M. Belvidera.
Le malheureux!
– Il souffre de son orgueil abattu; mais que n’a-t-il pas souffert avant de pouvoir pleurer comme cela!
– Oui, dit
madame Belvidera, cela se voyait sur sa figure. Maintenant il sera moins laid.
Ils restaient tous les trois immobiles et très émus devant ce baptême de la douleur d’amour qui achevait de faire d’un poète un homme.




XX


On vit une dernière fois la figure de Carlotta, environnée de tout ce que la saison pouvait encore fournir de fleurs. La petite blessure de la tempe était invisible, et le repos de la mort idéalisait à peine ses traits qui avaient toujours été beaux et tranquilles.
Quand la bière
, où ce corps charmant était couché à demi découvert, parut sous le portail de la petite chapelle d’Isola Madre, un frisson parcourut l’assistance composée de personnes innombrables massées dans le parterre étroit, juchées sur l’appui des fenêtres, sur les escaliers, sur la terrasse supérieure, et répandues fort loin dans les jardins. Ce peuple des îles et des lacs d’Italie, presque païen encore, avait un mouvement de révolte de ce qu’on lui ravît une si grande beauté.
Mais tout disparut promptement, et les gens trop éloignés, qui n’avaient pas entendu le bruit sourd de la chute du cercueil dans la terre et qui se haussaient sur la pointe des pieds, n’aperçurent plus que les fleurs que chacun jetait et qui se superposaient en une sorte de montagne
croulante et sans cesse surélevée.
Après quoi, des centaines de barques s’éloignèrent
de l’île dans toutes les directions. De petites lames dures agitaient le lac, et toutes ces coques de noix vacillaient. La crainte du danger détourna les esprits de la tristesse de ce que l’on venait de voir et de tout ce que l’on sentait d’irrévocablement révolu. En mettant le pied à terre, madame Belvidera s’approcha de son amant et lui dit:
– Adieu, mon ami; nous partons.
Il s’attendait à tout. Cependant, il porta la main à la gorge, comme s’il se sentait étouffer.
Quand?
– Tantôt, après déjeuner.
– Tantôt! fit-il atterré
… alors… c’est fini!
– Allons! dit-elle, soyez raisonnable!
Dompierre monta chez lui. Il ne se sentait pas le cœur de déjeuner.
Les dernières semaines de sa liaison avaient été douloureuses; cependant il eût souhaité qu’elles durassent longtemps.
Il entendit Lee, qui demeurait enfermé dans sa chambre depuis la mort de Carlotta. Autre drame, terrible et muet peut-être pour toujours. Il s’accouda à la fenêtre et attendit que l’omnibus de l’hôtel
vînt s’ouvrir devant la porte du hall et ensevelir à jamais pour lui, dans son coffre aux lettres dorées, Luisa!
Luisa emportée, disparue! dans un instant! dans l’instant qui vient!…
Ces minutes d’exaspération ne sont pas assez longues. Et pourtant il lui a semblé que le temps du déjeuner n’en finissait pas. Mais qu’il voudrait donc demeurer là des jours, dans l’attente d’un moment
ou Luisa paraîtrait, oh! même de loin, là-103bas, au tournant d’une allée! Il écoute le bruit incessant du jet d’eau; il n’a pas la force de tourner la tête du côté du massif des cyprès.
C’est fait. Il vient d’apercevoir la lourde voiture. Un cri retentit. Il a reconnu sa voix. C’est elle qui appelle la fillette
.
– Luisa!
Son appel se prolonge et se perd dans les jardins. Il voit de loin l’enfant qui court, les cheveux au vent.
Il descend. M. Belvidera vient à lui, les mains tendues; il s’excuse de partir si rapidement; il est rappelé par dépêche.
Gabriel lui répond par quelques phrases de politesse.
Voilà madame Belvidera
qui descend, avec des paquets, des ombrelles, des plaids. Elle demande à madame de Chandoyseau si son chapeau n’est pas posé de travers. Elle a oublié un gant; elle fait remonter la femme de chambre. Elle appelle la petite Luisa que tout le monde embrasse.
– Nous ne sommes pas en retard, au moins?
L’omnibus est là, béant. Les malles sont posées sur l’impériale en lourd échafaudage; on a retiré la petite échelle accrochée à la tringle de fer, et un homme
est debout à la portière de la voiture. M. Belvidera distribue les derniers pourboires.
– Allons
! allons!
Madame Belvidera, qui n’a pas eu seulement le temps de serrer la main de tout le monde, se tourne vers Dompierre, et, avec un sourire très bon, très aimable:
– Adieu, monsieur, dit-elle.
Il s’incline et prend la main qu’elle lui donne
.
– Adieu, madame.
C’est aussi simple que cela.
Monsieur, madame
Belvidera et l’enfant sont installés, avec deux étrangers, dans l’omnibus. Le portier galonné en ferme la portière à grand bruit, et soulève sa casquette. Alors, de l’intérieur, ce sont des sourires et des signes de main. Le fouet du cocher a claqué. Le véhicule s’ébranle, et dans le temps de quatre secondes, il a tourné sur la route et disparu.
Et on entend l’appel mélancolique, le long sifflet du bateau qui approche de l’embarcadère.




XXI


Ceux qui restaient allèrent se promener. À part quelques connaissances assez indifférentes, il n’y avait plus autour de Dompierre que les Chandoyseau et
Ghislaine. Le révérend Lovely et sa femme étaient partis, et Lee était là-haut tout seul.
On ne craignait plus le soleil; le lent tonneau d’arrosage avait interrompu sa promenade des beaux jours de torpeur, et les pluies fréquentes lavaient les allées.
Gabriel sentait approcher
le chagrin qui déborde, éclate et se répand comme un fleuve qui a crevé ses digues. C’était une sourde rumeur grossissante qui semblait lui monter de la poitrine à la gorge, et qui se portait aussi sur la vue qu’elle brouillait peu à peu. Car le fait lui-même n’est presque rien en comparaison de son retentissement: l’adieu, l’omnibus et la dernière ligne du profil qui disparaît au tournant de la route, c’est à présent que cela pénètre et opère son ravage!
Il était tenté de fuir. Il avait eu plusieurs bonds en avant; il avait préparé le mot de congé: «Vous permettez?…» ou: «Pardon!…» Mais sa nature de voluptueux se rebellait inconsciemment contre le vide épouvantant qu’il allait éprouver dans la solitude. Et il restait par lâcheté dans la compagnie d’un homme nul et de ces femmes dont il sentait que l’une au moins était pleine de tendresse pour lui.
Parler de n’importe quoi; s’impatienter 105même de la vanité de l’heure qu’il allait passer là, c’était toujours reculer le moment de la redoutable explosion. Et il restait.
En passant sous les épais massifs d’arbres verts tout ébranlés encore de l’organe de Luisa, Gabriel entendait la voix fine, fraîche, mesurée et précise de la jeune fille qui parlait avec justesse, redressait avec application les erreurs de son beau-frère et de sa sœur. Il fallait son extrême misère présente pour qu’il se trouvât seul dans ce groupe. Mais il sentait que c’était pour lui que Ghislaine se donnait la peine de parler. Et il avait dans son dénuement un besoin éperdu que l’on s’occupât de lui.
L’émotion de la pauvre enfant était au comble. Son amour étant né malheureux, elle éprouvait toute la joie possible aux femmes destinées à souffrir, en s’apercevant que pour la première fois sa tendresse ne répugnait pas au jeune homme.




XXII


À la suite d’une
pénible nuit, Gabriel se hasarda à frapper à la porte de Lee. Les deux hommes se serrèrent la main. Puis ils causèrent comme à l’ordinaire, mais leur conversation trébuchait à chaque pas et tombait.
– Il est temps de partir, dit Dompierre.
– Oui.
– Quand?
– Quand vous voudrez.
Demain.
Gabriel descendit et donna des ordres au bureau. Ensuite, il regarda successivement sa montre, une horloge, une autre horloge et puis sa montre encore, dans l’espoir de trouver le temps plus avancé qu’il ne l’avait cru tout d’abord. Les pensionnaires étaient clairsemés, les corridors reprenaient le calme des mortes-saisons; à chaque passage du bateau l’hôtel se dépeuplait davantage.
Une pluie fine bruinait au dehors; il resta quelques minutes contre la vitre d’une porte-fenêtre, en face de l’immense tristesse qui avait envahi le paysage. Le lac était à demi voilé, les îles invisibles. Gabriel noyait sa pensée dans le deuil de la nature; et le vent qui chassait la pluie en nuages grisâtres rasant la surface de l’eau, semblait promener sur cette désolation les formes mêmes de sa
douleur.
Il ouvrit
la porte du salon de lecture et trouva là Ghislaine. Il avait tant souffert depuis la veille qu’il avait oublié cette vivante tendresse dont le contact 106lui avait été cependant comme un frais pansement sur sa blessure.
Elle était assise, dans le jour de la fenêtre. La chair délicate de son visage, les alentours extrêmement sensibles de ses yeux manifestèrent une émotion vive
. Cette rencontre, ces derniers instants, c’était pour elle l’aboutissement d’un long drame silencieux de deux mois.
Mais, que dire?
Ils refoulaient tout ce qui leur montait aux lèvres. Il voulait dire: «Mais non! pauvre petite, c’est impossible! vous sentez bien que je ne vous aimerai pas!…» Elle voulait lui dire: «Je vous aime! je vous aime! et je serai si heureuse en continuant de souffrir par vous!…»
Par contenance, ils tournèrent la tête
107vers la vitre que la pluie battait. On n’apercevait que les feuilles ruisselantes des fusains et des lauriers-cerises et les grands glaives tordus et flamboyants des aloès sur lesquels l’eau glissait comme sur une peau grasse.
108– Quel temps!
– Quel temps!
– Est-ce que vous partez
bientôt?
– Oui,
demain.
Elle eut un frémissement imperceptible:
Comme nous! dit-elle.
Ils regardèrent encore tomber la pluie.





XXIII


Sous la pluie persistante, Gabriel Dompierre et Dante-Léonard-William Lee,
monsieur et madame de Chandoyseau et Ghislaine quittèrent Stresa par le bateau du matin. Installés à l’arrière, sous l’abri de toile qui couvrait le pont, tous donnaient un dernier coup d’œil à cette anse privilégiée du lac Majeur qui contient Pallanza, Baveno, Stresa et les trois îles.
M. de Chandoyseau hasarda cette réflexion:
– Que diable! il ne faut pas nous plaindre, nous avons passé là une bien belle saison.
Dompierre regardait fuir les rives d’où le poète avait vu émerger une trop réelle sirène; il s’appliquait à percer le brouillard; il s’acharnait à distinguer une dernière fois tel et tel lieu, à ressusciter tel souvenir dont la saveur lui versait un suprême enivrement.
La pluie s’épaississait, le bateau filait
, toute cette baie de volupté disparaissait dans une grisaille impénétrable; on tourne et ce n’était plus la peine même de regarder. Gabriel eut une oppression comme si l’air venait à lui manquer; ses narines battaient; sa bouche était entr’ouverte en quête d’un souffle épuisé, il avait senti expirer le parfum des îles Borromées.
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