27LA TRANSACTION.
§Ier.
SCÈNE D’ÉTUDE.
– Allons! voilà encore le vieux carrik qui monte ici!…
Ayant dit, le petit clerc de l’étude fit une boulette avec la mie du morceau de pain dans lequel il mordait, et la lança, par un vagistas, sur le chapeau d’un inconnu qui traversait la cour d’une maison située rue Vivienne, où demeurait Me Derville, avoué.
– Le patron vient de se coucher, il n’y est pour personne!… répondit le premier clerc en achevant l’addition d’un mémoire de frais.
– Quel tour pourrions-nous jouer à ce chinois-là?… dit à voix basse le troisième clerc, en s’arrêtant au milieu du plus faux raisonnement d’une requête dont il improvisait la minute, et qu’il écrivait en la dictant à trois néophytes venus de province, lesquels en faisaient les copies.
Il continua sa dictée:
… Mais, dans sa haute sagesse, S. M. Louis XVIII, en reprenant les rênes de son royaume, comprit…
(Qu’est-ce qu’il comprit?…)
…La haute mission de son règne, et répara toutes les infortunes de ses fidèles serviteurs, en leur restituant tous leurs biens non vendus, par la fameuse et loyale ordonnance rendue en…
– Attendez, dit-il aux trois clercs; cette scélérate de phrase a rempli la page…
– Eh bien!… reprit-il en mouillant le dos du cahier pour tourner la page la plus épaisse de son papier timbré; eh bien! quelle farce avez-vous trouvée?
– Il faut lui dire que le patron ne peut parler à ses cliens qu’entre deux et trois heures du matin… Nous verrons s’il viendra, le vieux malfaiteur!…
Tel fut l’avis du quatrième clerc.
Puis, le troisième clerc reprit la phrase commencée:
– Rendue en…. Y êtes-vous?….
– Oui!… crièrent les trois copistes.
Tout marchait à la fois, la requête, la causerie et la conspiration!….
– Rendue en… hein? quelle est la date de l’ordonnance? il faut mettre les points sur les i… Cela fait des pages.
– Juin 1814!… dit le premier clerc sans interrompre son travail.
Trois coups frappés à la porte de l’étude interrompirent la phrase de la requête prolixe; et six clercs bien endentés, aux yeux vifs et railleurs, aux têtes crépues, levèrent le nez vers la porte, après avoir tous crié brusquement d’une voix de chantre:
– Entrez!…
Le premier clerc seul resta la face ensevelie dans un monceau d’actes, nommés broutille en style de palais, et continua de dresser le mémoire de frais…
L’étude était une grande pièce ornée du poële classique dont tous les antres de la chicane sont garnis; les tuyaux traversaient diagonalement la chambre, et rejoignaient une cheminée condamnée, sur le marbre de laquelle il y avait divers morceaux de pain, des angles de fromage de Brie, des côtelettes de porc frais, des verres et des bouteilles, puis la tasse de chocolat du maître-clerc.
L’odeur de ces comestibles s’amalgamait si bien avec la puanteur du poële trop chauffé, avec la senteur particulière aux bureaux et aux paperasses, que le parfum d’un renard n’aurait pas pu dominer celui de l’étude. Le 28plancher était déjà couvert de boue et de neige apportées par les clercs.
Le saute-ruisseau mangeait en humant l’air frais de la cour par le vasistas, et se reposait debout à la manière des chevaux de coucous.
Près de la fenêtre se trouvait le secrétaire à cylindre du principal, auquel la petite table destinée au second clerc était adossée; mais celui-ci faisait le palais. Il était de huit à neuf heures du matin.
L’étude avait pour tout ornement ces grandes affiches jaunes, annonçant des saisies immobilières, ventes, etc., la gloire des études!… Les vitres de la croisée étant sales laissaient passer peu de jour; d’ailleurs, au mois de février il y a très-peu d’études, à Paris, où l’on puisse lire sans le secours d’une lampe; bref, dans celle-ci tout était sombre, noir, gras, et repoussait le plaideur. S’il n’y avait pas des sacristies humides où les prières se pèsent et se paient comme des épices, s’il n’y avait pas des magasins de revendeuses où flottent des guenilles, une étude d’avoué serait la plus horrible poésie de local, offerte par notre société. Les avoués n’ont pas voulu suivre les progrès d’élégance qui nous ont valu les inodores, et les études sont restées poudreuses comme de vieux confessionnaux et sales comme des boutiques de barbier; il est vrai qu’on y saigne et qu’on y confesse les plaideurs…
– Où est mon canif?
– Je déjeune!…
– Va te faire lanlaire!…. voilà un pâté sur la requête!…
Chît! messieurs…
Ces diverses exclamations partirent à la fois au moment où le plaideur à vieux carrik, ayant fermé la porte avec l’attention d’un homme malheureux, chercha quelques symptômes de politesse sur les visages inexorables et indifférens des six clercs. Accoutumé sans doute à juger les hommes, il s’adressa fort humblement au petit clerc, espérant que ce souffre-douleur aurait de la pitié.
– Monsieur, votre patron est-il visible?…
Le malicieux saute-ruisseau ne répondit au pauvre homme qu’en se donnant avec les doigts de sa main gauche de petits coups répétés sur l’oreille, comme pour lui dire:
– Je suis sourd!…
– Que souhaitez-vous, monsieur? demanda le quatrième clerc, en avalant une bouchée de pain avec laquelle on eût pu charger une pièce de quatre, en brandissant son couteau, en croisant ses jambes et tenant à la hauteur de l’œil le pied qui se trouvait en dessus.
– Je viens ici, monsieur, pour la cinquième fois… répondit le patient; je souhaite parler à Me Derville.
– Est-ce une affaire?…
– Oui, mais je ne puis l’expliquer qu’à monsieur…
– Le patron dort… Si vous désirez le consulter sur quelques difficultés, il ne travaille sérieusement qu’à minuit… Mais, si vous vouliez nous dire votre cause, nous pourrions, tout aussi bien que lui, vous….
Le pauvre plaideur resta impassible. Il se mit à regarder modestement autour de lui, comme un chien qui se glisse dans une cuisine en craignant les coups; mais les clercs, qui, par une grace de leur état, n’ont jamais peur des voleurs, ne soupçonnèrent point l’homme au carrik, et le laissèrent observer le local, où il cherchait un siége; car le vieillard était horriblement fatigué.
– Monsieur, dit-il, en ne trouvant ni chaise pour s’asseoir, ni visage amical pour se consoler, j’ai déjà eu l’honneur de vous prévenir que je ne pouvais dire mon affaire qu’à M. Derville… Je vais attendre son lever…
Le principal clerc, ayant fini son addition, et sentant l’odeur de son chocolat, quitta son fauteuil de canne, vint à la cheminée, toisa le vieil homme, regarda le carrik, fit une grimace indescriptible; et, pensant probablement que si on tordait le client on n’en tirerait pas un centime, il intervint par une parole brève:
– Ils vous disent la vérité, monsieur!.. Le patron ne travaille que pendant la nuit…. Si votre affaire est grave, je vous conseille de revenir à une heure du matin…
Le plaideur regarda stupidement le maître-clerc, et demeura pendant un moment immobile.
Habitués à tous les changemens de physionomie et aux singuliers caprices produits par l’indécision ou la rêverie qui caractérisent les gens processifs, les clercs continuèrent à manger, en faisant autant de bruit avec leurs mâchoires que des chevaux au râtelier, ne s’inquiétant plus du vieillard.
– Monsieur, je viendrai ce soir!… dit enfin celui-ci, voulant, avec cette tenacité particulière aux gens malheureux, prendre en défaut l’humanité. La seule épigramme permise à la misère est d’obliger la justice et la bienfaisance à des dénis injustes. Quand les malheureux ont convaincu la société de mensonge, ils croient mieux en Dieu!…
– En voilà un crâne!… dit le petit clerc sans attendre que le vieillard eût fermé la porte.
– Il a l’air d’un déterré! reprit le dernier clerc.
– C’est un colonel qui réclame un arriéré, dit le premier clerc…
– Non, c’est un ancien concierge, dit le troisième clerc.
– Parions qu’il est noble, s’écria le maître-clerc.
– Je parie qu’il a été portier, répliqua le troisième 29clercs. Il n’y a que les portiers capables d’avoir des carriks usés, huileux et déchiquetés par le bas comme l’est celui de ce vieux bonhomme! Vous n’avez donc vu ni ses bottes éculées qui prennent l’eau, ni sa cravatte qui lui sert de chemise… il a couché sous les ponts.
– Il pourrait être noble et avoir tiré le cordon, s’écria le quatrième clerc.
– Non, reprit le principal clerc au milieu des rires, je soutiens qu’il a été brasseur en 1789, et colonel sous la république.
– Ah! je parie le spectacle pour tout le monde qu’il n’a pas été soldat! dit le troisième clerc.
– Cela va! cria le principal.
– Monsieur! monsieur! cria le petit clerc en ouvrant la fenêtre.
– Que fais-tu, Simonin? demanda le troisième clerc.
– Je l’appelle pour lui demander s’il est colonel ou portier!… Il doit le savoir, lui.
Tous les clercs pouffèrent de rire.
Le pauvre vieillard remontait.
– Qu’allons-nous lui dire?… s’écria le troisième clerc.
– Laissez-moi faire! répondit le principal.
– Monsieur, dit-il au vieil incurable, au moment où celui-ci entra timidement en baissant les yeux, peut-être pour ne pas révéler sa faim en regardant avec trop d’avidité les comestibles; monsieur, voulez-vous avoir la complaisance de nous donner votre nom, afin que le patron sache si?…..
– Chabert!…
– Ce n’est pas le colonel mort à Eylau?… demanda un clerc qui n’avait encore rien dit, mais qui était jaloux d’ajouter une raillerie à toutes les autres.
– Si, monsieur, c’est lui-même!… répondit le bonhomme avec une simplicité antique.
Et il se retira.
– Chouit!… dégommé!… puff!… oh!… ah!… Bâoud!… Ah, le vieux!… C’est drôle!
Ce fut un torrent de cris, de rires et d’exclamations.
– À quel théâtre irons-nous?…
– À l’Opéra!… s’écria le principal.
– D’abord, reprit le troisième clerc, le théâtre n’a pas été désigné, je puis, si je veux vous mener à l’Ambigu-Comique; mais il n’est pas prouvé que ce vieux singe ne se soit pas moqué de nous….. En conscience, le colonel Chabert est mort, sa femme est mariée au comte Ferrand, conseiller d’état… Elle est cliente de l’étude!
– La cause est remise à demain!….. dit le premier clerc. À l’ouvrage, messieurs!… Sac à papier! l’on ne fait rien ici…
– Si c’eût été le colonel Chabert, est-ce qu’il n’aurait pas chaussé le bout de son pied dans le postérieur de ce farceur de Simonin quand il a fait le sourd?… dit le quatrième clerc, regardant cette observation comme plus concluante que celle du troisième clerc.
– Puisque rien n’est décidé, reprit le principal, convenons d’aller aux premières loges des Français voir Talma dans Néron. Simonin ira au parterre…
Là-dessus, le premier clerc s’assit à son bureau; chacun l’imita, et les plumes recommencèrent à crier sur le papier timbré…
Tels sont les plaisirs qui, plus tard, nous font dire en pensant à notre jeunesse: C’était le bon temps!…
§II.
LA RÉSURRÉCTION.
Vers une heure du matin, le susdit colonel Chabert vint frapper à la porte de Me Derville, lequel était avoué près le tribunal de 1re instance du département de la Seine. Le portier ayant répondu au solliciteur que Me Derville n’était pas rentré, le vieillard allégua un rendez-vous, monta chez ce célèbre légiste, qui, malgré sa jeunesse, passait pour une des plus fortes têtes qu’il y eût au palais; il sonna, et ne fut pas médiocrement étonné de trouver le premier clerc occupé à ranger, sur la table de la salle à manger, les dossiers des affaires qui venaient le lendemain, en ordre utile.
Le clerc, non moins étonné, salua le colonel, le pria de s’asseoir sur une chaise; ce que fit le plaideur.
– Ma foi, monsieur, j’ai cru que vous plaisantiez hier en m’indiquant une heure aussi matinale pour un rendez-vous, dit le vieillard avec une fausse gaieté, la gaieté d’un homme malheureux qui s’efforce de sourire.
– Les clercs plaisantaient et disaient vrai tout ensemble! reprit le principal en continuant son travail. Me Derville, soit par habitude, soit par manie, a choisi cette heure pour examiner ses causes, en résumer les moyens, en ordonner la conduite et en disposer les défenses. – Il semble que son intelligence prodigieuse ne se déploie qu’en ce moment. Il veut être seul, au sein d’un profond silence. Vous êtes, depuis six ans, le troisième exemple d’une consultation faite à cette heure nocturne; il désire que le secret soit gardé sur sa manière de travailler. – Après être rentré, il discutera chaque chose, lira tout, passera peut-être quatre ou cinq heures à sa besogne, puis il me sonnera et m’expliquera ses intentions. – Pendant le jour, il écoute ses cliens; le soir, il pense à ses procès au milieu du monde; il m’a dit avoir trouvé ses meilleures idées en causant et riant. – Voilà sa vie. – Elle est singulièrement active; aussi gagne-t-il beaucoup d’argent.
30Le vieillard resta silencieux, et sa figure bizarre avait pris une expression si dépourvue d’intelligence, que le clerc, surpris, ne s’en occupa plus après l’avoir regardé.
Quelques instans après, Me Derville rentra. Son maître-clerc ouvrit la porte, et se remit à achever un classement de pièces. Le jeune avoué, mis fort élégamment, et en costume de bal, demeura pendant un moment debout, stupéfait de voir dans le clair-obscur le singulier client qui l’attendait.
Le colonel Chabert était aussi parfaitement immobile que peut l’être une figure en cire du cabinet de Curtius; mais cette immobilité n’aurait peut-être pas été un sujet d’étonnement si elle n’eût pas complété le spectacle surnaturel que présentait l’ensemble du personnage. L’homme était sec et maigre; ses yeux, au lieu d’avoir de l’éclat ou de briller, paraissaient couverts d’une taie transparente; vous eussiez dit de la nacre sale, mais dont les reflets bleuâtres chatoyaient à la lueur des bougies. Le visage pâle, livide, et en lame de couteau, s’il est permis d’employer cette expression vulgaire, semblait mort. Le col était serré par une méchante cravate de soie noire; et l’ombre cachant le corps à partir de la ligne brune que décrivait ce haillon, un homme d’imagination aurait pu prendre cette vieille tête pour quelque silhouette due au hasard. C’était un tableau de Rembrandt sans cadre. Les bords du chapeau dont le front du vieillard était couvert projetaient un sillon noir sur le haut du visage; et cet effet, tout naturel, mais bizarre, faisait ressortir par la brusquerie des contrastes les rides blanches, les sinuosités froides, les sentimens décolorés de cette physionomie cadavéreuse. Enfin l’absence de tout mouvement dans le corps, de toute chaleur dans le regard, s’accordait avec une certaine expression de démence triste, avec les dégradans symptômes qui caractérisent l’idiot, répandus sur cette figure, pour en faire je ne sais quoi de funeste qui ne saurait trouver de nom dans les langages humains…
Mais pour un observateur, et surtout pour un avoué, il y avait de plus chez cet homme creusé, flétri, il y avait dans ce débris de vie, les signes d’une douleur profonde, les indices d’une misère qui avait usé l’ame de ce visage jadis beau, comme les gouttes d’eau tombées du ciel défigurent à la longue quelque marbre magnifique….. Un médecin, un auteur, un magistrat, eussent pressenti tout un drame à l’aspect de cette sublime horreur, dont le moindre mérite était de ressembler aux fantaisies impossibles, fantastiquement dessinées par les peintres, au bord de leurs pierres lithographiques, pendant qu’ils causent avec leurs amis….
En voyant l’avoué, le vieillard tressaillit par des mouvemens convulsifs semblables à ceux qui échappent aux poètes, quand un craquement vient les détourner d’une rêverie féconde, au milieu du silence et de la nuit. L’inconnu se découvrit promptement, et se leva pour saluer le jeune homme; mais sa perruque, étant probablement collée au cuir gras qui garnissait l’intérieur de son chapeau, y resta; et, sans le savoir, le colonel montra tout-à-coup un crâne horriblement mutilé. Une cicatrice transversale, formant une couture saillante, prenait sur l’occiput et venait mourir à l’œil droit….. Les boucles de la perruque dissimulaient cette ancienne blessure, par suite de laquelle la tête avait dû être profondément ouverte….
Ni l’avoué ni son clerc n’eurent envie de rire, tant ce crâne fendu était épouvantable à voir; vous eussiez dit un supplicié debout sans sa tête; car la première pensée que suggérait l’aspect de cette blessure était celle-ci: – Là-dessous, il n’y a plus d’intelligence!…
– Si ce n’est pas le colonel Chabert, c’est toujours un fier troupier!.. pensa le principal clerc.
– Monsieur, lui dit Me Derville, à qui ai-je l’honneur de parler…
– Au colonel Chabert… celui qui est mort à Eylau,.. répondit le vieillard.
En entendant cette singulière phrase, les deux hommes de chicane se jetèrent un regard qui signifiait: – C’est un fou…
– Monsieur, reprit le colonel, je désirerais ne confier le secret de ma situation qu’à vous…..
Une chose digne de remarque est l’intrépidité naturelle aux avoués. Soit habitude de recevoir un grand nombre de personnes, soit par un profond sentiment de la protection légale, soit confiance en leur ministère, ils entrent, comme les prêtres et les médecins, partout, sans rien craindre… C’est le courage civil.
Me Derville fit un signe à son clerc, et celui-ci disparut.
– Monsieur, reprit l’avoué, pendant le jour je ne compte jamais les instans; mais, au milieu de la nuit, les minutes me sont précieuses, soyez bref et concis; je vous demanderai moi-même les éclaircissemens sur les points qui me sembleront obscurs. Allez!…
Et le jeune homme, faisant rasseoir son singulier client, s’assit lui-même au bord de la table, en lisant les dossiers et prêtant tout à la fois son attention au discours du feu colonel; mais il quitta bientôt ses procédures.
– Monsieur, dit le défunt, vous savez peut-être que je commandais un régiment de cavalerie à Eylau. J’ai été pour beaucoup dans le succès de la célèbre charge que fit Murat. Ceci est un fait historique, malheureusement consigné pour moi dans les Victoires et Conquêtes; car ma mort y est rapportée en détail. Nous fendîmes en deux les trois lignes russes, qui se reformèrent, et nous fûmes obligés de les retraverser en sens contraire. Lorsque nous 31eûmes dispersé les Russes, et, au moment où nous revenions vers l’empereur, je rencontrai un gros de cavalerie ennemie. – Je me précipitai sur ces entêtés-là; mais deux officiers, deux vrais géans, m’attaquèrent à la fois et me partagèrent le crâne; je tombai de cheval; Murat voulut venir à mon secours; il me passa sur le corps lui et tout son monde, 3,000 hommes. Excusez du peu!…. Ma mort fut annoncée à l’empereur; par prudence, car il m’aimait un peu, le patron, il voulut savoir s’il n’y aurait pas quelque chance de sauver l’homme auquel il était redevable de cette vigoureuse attaque, et il envoya, pour me reconnaître et me rapporter aux ambulances, deux chirurgiens, en leur disant, peut-être négligemment: – "Allez donc voir si, par hasard, ce pauvre Chabert vit encore?… "
Mais, ces s….. chirurgiens, sachant que j’avais été foulé par les pieds des chevaux de deux régimens furieux, vinrent ou ne vinrent pas me tâter le pouls; ils dirent que j’étais bien mort, et l’acte de mon décès fut probablement dressé d’après les règles établies par la jurisprudence militaire…..
En entendant son client s’exprimer avec une lucidité parfaite, et raconter des faits au moins étranges, le jeune avoué posa son coude gauche sur la table, se mit la tête dans la main; et, regardant le colonel:
– Savez-vous, monsieur, dit-il, que je suis l’avoué de la comtesse Ferrand, veuve du colonel Chabert.
– Ma femme!… – Oui, monsieur. – Aussi, après cent démarches infructueuses chez des gens de loi qui m’ont tous pris pour un fou, je me suis déterminé à venir vous trouver… Je vous parlerai de mes malheurs plus tard… Laissez-moi vous établir les faits, et vous les expliquer comme je les ai conçus; car je suis obligé, par bien des circonstances qui ne doivent être connues que du père éternel, d’en présenter plusieurs comme des hypothèses.
– Probablement donc, monsieur, les blessures que j’ai reçues auront produit un tétanos ou m’auront mis dans une crise analogue à une maladie nommée catalepsie; car j’ai été dépouillé suivant l’usage, je suis resté nu comme un ver, et les gens chargés d’enterrer les morts m’ont enseveli….
– Permettez-moi de placer un détail que je n’ai pu connaître que postérieurement à l’événement qu’il faut bien appeler ma mort…..
– J’ai rencontré à Stuttgard un ancien maréchal-des-logis de mon régiment; ce cher homme, le seul qui ait voulu me reconnaître, et dont je vous parlerai tout-à-l’heure, m’a expliqué le phénomène de ma conservation, en me disant que j’étais tombé sous mon cheval. Mon cheval reçut un boulet dans le flanc au moment où les Russes me saignèrent…. La bête et le cavalier s’abattirent comme des capucins de cartes… Il paraît que je me serai renversé, soit à droite, soit à gauche, et que le corps du cheval m’aura couvert totalement.
Lorsque je revins à moi, monsieur, j’étais dans une position, dans une atmosphère, dont je ne vous donnerais pas une idée en vous en parlant jusqu’à demain. – L’air que je respirais était chaud et méphitique. – Je voulus me mouvoir et ne trouvai point d’espace….. En ouvrant les yeux je ne vis rien. La rareté de l’air fut le fait prédominant auquel je dus une idée saine: je compris que je n’avais pas d’air, j’allais mourir asphyxié. – Cette pensée m’ôta le sentiment d’une douleur inexprimable par laquelle j’avais été réveillé…. Mes oreilles tintèrent violemment; et j’entendis, ou crus entendre, car je ne veux rien affirmer, des gémissemens qui sortaient des entrailles du matelas de cadavres sur lequel je gisais….
Quoique la mémoire de ces momens soit bien ténébreuse, et que mes souvenirs soient confus; malgré les impressions de souffrances encore plus profondes que je devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je crois entendre ces soupirs étouffés… Mais il y a eu quelque chose de plus horrible que tout cela, c’est un silence que je n’ai jamais retrouvé… – Un point d’orgue fini, monsieur! – le vrai silence du tombeau….
Enfin, en levant les mains, en tâtant les morts, je reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain supérieur; alors je mesurai l’espace qui m’avait été laissé par un hasard dont j’ignorais la cause. – Il paraît, grâce à l’insouciance ou à la précipitation avec laquelle on nous avait jetés pêle-mêle, colonels et soldats, que deux morts s’étaient croisés au-dessus de moi de manière à décrire un angle semblable à celui de deux cartes mises l’une contre l’autre, par un enfant qui veut faire un château. – Je rencontrai, en furetant avec une promptitude indicible, car il ne fallait pas flaner, je fis donc la rencontre d’un bras qui heureusement ne tenait à rien, le digne bras d’un Hercule, un bon os auquel je dus mon salut. – Sans ce secours inespéré je périssais! – Mais avec une rage bien conditionnée, je me mis à tracasser les cadavres qui me séparaient de la couche de terre, sans doute jetée sur nous….. je dis nous comme s’il y eût eu des vivans…. J’y allai ferme, monsieur, et je ne sais pas encore comment j’ai pu parvenir à percer le dôme de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi; mais j’avais trois bras… et mon levier en jouant rude me livrait toujours un peu de l’air qui se trouvait entre les cadavres que je déplaçais… Aussi je ménageais mes aspirations…..
Enfin je vis le jour…. mais à travers la neige, monsieur!!! En ce moment je m’aperçus que j’avais la tête ouverte; heureusement, les débris de ma tête, ceux des camarades et de mon cheval, que sais-je! m’avaient 32comme enduit d’un emplâtre naturel. – Quand mon crâne toucha la neige, je m’évanouis; cependant, la chaleur fit fondre autour de moi un petit rond par lequel je criai pendant deux heures, aussitôt que j’eus recouvré la parole. – Et lorsque je revins à moi, le soleil se levait… Je me haussais en faisant de mes pieds un ressort dont le point d’appui était sur les autres, qui avaient les reins solides…. D’ailleurs quand j’aurais eu du respect humain!… c’eût été de la niaiserie… Bref, monsieur, il n’y eut qu’une femme assez hardie pour venir voir ma tête qui n’avait guère poussé que comme un champignon… J’eus la douleur, si le mot peut rendre ma rage, de voir pendant long-temps, – oh! oui, long-temps, – ces s….. Allemands se sauver en entendant une voix et n’apercevant point d’homme. – Je fus donc dégagé, puis transporté par cette femme et son mari dans une barraque de bois…
Il paraît que j’eus une rechute de tétanos, passez-moi cette expression pour vous peindre un état dont je n’ai nulle idée, mais que j’ai jugé, sur les dires de mes hôtes, devoir être voisin de la catalepsie….
Je suis resté six mois entre la vie et la mort, ne parlant pas, ou déraisonnant quand je parlais….. Enfin mes hôtes me firent admettre à l’hôpital de Kreislaw.
Vous comprenez, monsieur, que j’étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère; en sorte que quand, dix mois après, je me souvins d’avoir été le colonel Chabert, et que, reprenant mes idées, je priai ma garde de me respecter, tous mes voisins se mirent à rire…
Cependant, le chirurgien, heureusement pour moi, avait répondu, par amour-propre, de ma guérison; et, lorsque je lui parlai d’une manière suivie de mon ancienne existence, il fit constater, dans les formes juridiques voulues par le droit du pays, la fosse d’où je m’étais extrait; le jour et l’heure où j’avais été trouvé par ma bienfaitrice et par son mari; le genre et la position exacte de mes blessures, ma taille, et joignit une description de ma personne à ces différens procès-verbaux…..
Eh bien! monsieur, je n’ai ni ces pièces importantes, ni la déclaration que j’ai faite chez un notaire de cette ville pour établir mon identité!
Depuis le jour où je fus chassé de Kreislaw par les événemens de la guerre, j’ai constamment erré comme un vagabond, mendiant mon pain, traité de fou lorsque je racontais mon aventure, et n’ayant pas un sou pour faire lever les actes qui peuvent appuyer mes prétentions… – Souvent, j’ai été arrêté par mes douleurs qui me retenaient malade et souffrant pendant des trimestres entiers dans de petites villes où l’on prodiguait des soins à l’homme agonisant, mais où l’on riait au nez de cet homme dès qu’il voulait être le colonel Chabert… Long-temps la fureur à laquelle j’étais en proie me nuisit et fut cause que l’on m’enferma comme fou à Stuttgard…. Jugez s’il n’y avait pas dans mon récit dix mille raisons d’enfermer un homme!
Après deux ans de détention que je fus obligé de subir, et après avoir entendu dire mille fois à mes gardiens:
– Voilà un pauvre homme qui croit être le colonel Chabert!…
Je fus convaincu de l’impossibilité de ma propre aventure…… je devins triste, résigné, tranquille; et, comme je ne voulais plus être le colonel Chabert afin de sortir de prison et de revoir la France!.. Oh! monsieur, revoir Paris!… c’était un délire…
À cette phrase inachevée le colonel Chabert tomba dans une rêverie profonde, dont Me Derville respecta les mystères….
– Monsieur, un beau jour, un jour de printemps, on me donna la clef des champs et dix thalers, sous prétexte que je parlais très-sensément sur toutes sortes de sujets et que je ne disais plus être le colonel Chabert. – Ma foi, à cette époque, et encore aujourd’hui, il y eut en effet des momens où mon nom me fut désagréable… Je voudrais n’être pas moi. Si ma maladie m’avait ôté tout souvenir de mon existence passée, j’aurais été heureux!.. Le sentiment de mes droits me tue…. J’eusse repris du service sous un nom quelconque, et qui sait si je ne serais pas devenu feld-maréchal?…
– Monsieur, dit l’avoué, vous me brouillez toutes mes idées!.. Je crois rêver en vous écoutant. De grâce, arrêtons-nous un moment….
– Vous êtes, dit le colonel d’un air mélancolique, la première personne qui m’ait écouté avec tant de patience.
–Vous n’ êtes pas tout-à-fait incrédule… Aucun homme de loi n’a voulu m’avancer dix napoléons afin de faire venir d’Allemagne les pièces nécessaires pour commencer mon procès….
– Quel procès? dit l’avoué qui avait oublié tout.
– Comment, monsieur, la comtesse Ferrand est ma femme, et possède trente mille livres de rente qui m’appartiennent!….. Quand je dis cela à des avoués, à des hommes de bon sens, et que je parle de plaider contre un acte de décès, un acte de mariage et des actes de naissance…. ils éclatent de rire….. J’ai été enterré sous des morts; mais, maintenant, je suis enterré sous des vivans, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre!.. Merci!..
– Monsieur, daignez poursuivre maintenant…. dit l’avoué.
– Daignez!… s’écria le malheureux vieillard en prenant la main du jeune homme… Voilà le premier mot…
Le colonel pleura… La reconnaissance étouffait sa voix.33
– Écoutez, monsieur, reprit l’avoué; j’ai gagné ce soir trois cents francs au jeu; – ainsi, je puis bien employer la moitié de cette somme au bonheur d’un homme.– Je ferai les poursuites et diligences nécessaires pour vous procurer les pièces dont vous me parlez. Jusqu’à leur arrivée, je vous remettrai cent sous par jour; si vous êtes le colonel Chabert, vous saurez pardonner la modicité du prêt à la défiance naturelle aux gens de loi…..
Mais poursuivez!…
Le prétendu colonel resta pendant un moment immobile et stupéfait. Son extrême malheur avait détruit sans doute ses croyances; et, s’il courait après son nom, après sa gloire, après lui-même, c’était pour obéir à ce sentiment inexplicable, en germe dans le cœur de tous les hommes et auquel nous devons les recherches des alchimistes, la passion de la gloire, les découvertes de l’astronomie, de la physique, de la chimie… À ses yeux, il n’était plus, lui, l’ego, qu’un objet secondaire, de même que la vanité, le plaisir du gain, deviennent plus chers au parieur que l’objet du pari….
Les paroles du jeune avoué furent donc comme un miracle pour cet homme rebuté pendant dix années par la création entière, par la femme, par la justice. Trouver chez un avoué ces dix pièces d’or qui lui avaient été refusées pendant si long-temps, par tant de personnes, de tant de manières!…. Le colonel ressemblait à cette dame qui, ayant eu la fièvre durant quinze années, se crut malade le jour où elle fut guérie…. Il y a des félicités auxquelles on ne croit plus!…. Elles arrivent, c’est la foudre, elles consument…
Aussi le pauvre homme, avait trop de reconnaissance pour en exprimer… Il eût paru froid aux gens superficiels; mais Derville devina toute une probité dans cette stupeur; un fripon aurait eu de la voix.
– Où en étais-je… dit le colonel avec la naïveté d’un enfant, ou d’un soldat, car il y a souvent de l’enfant dans le vrai soldat, et presque toujours du soldat chez l’enfant, surtout en France…
– À Stuttgard!… vous sortiez de prison… répondit l’avoué…
– Vous connaissez ma femme?… demanda le colonel.
– Oui, répliqua Derville en inclinant la tête…
– Comment est-elle?
– Toujours ravissante!…
Le vieillard fit un signe de main, et parut dévorer quelque secrète douleur avec cette résignation grave et solennelle qui caractérise les hommes éprouvés par le sang et par les feux des champs de bataille.
– Monsieur, dit-il avec une sorte de gaieté, car il respirait ce pauvre colonel, il sortait une seconde fois de la tombe, il venait de fondre encore une couche de neige, moins soluble que celle de la nature; et il aspirait l’air du ciel en quittant celui d’un cachot.
– Monsieur, dit-il, si j’avais été joli garçon, aucun de mes malheurs ne me serait arrivé. Les femmes croient les gens quand ils farcissent le discours de mots d’amour; et alors, elles trottent, elles vont, elles se mettent en quatre, elles intriguent, elles affirment les faits, elles font le diable; mais j’avais une face de requiem, j’étais vêtu comme Dieu fut vendu, je ressemblais plutôt à un Esquimau qu’à un homme; moi qui jadis passais pour le plus joli des muscadins en 1799! Moi le comte Chabert!…
DE BALZAC.
(La suite au prochain numéro.)
38LA TRANSACTION.
(SUITE.)
§ II.
LA RÉSURRECTION. (Suite.)
– Enfin, monsieur, dit le colonel Chabert en continuant, le jour même où, à Stuttgard, l’on me jeta sur le pavé comme un chien, je rencontrai le maréchal-des-logis dont je vous ai déjà parlé. Le camarade se nommait Boutin. Le pauvre diable et moi faisions la plus belle paire de rosses que j’aie jamais admirée. Je le vis à la promenade. Il mendiait. Si je le reconnus, il lui fut impossible de deviner qui j’étais… Nous allâmes ensemble dans un café borgne; et, lorsque je me nommai, la bouche de Boutin se fendit en éclats de rire comme un mortier qui crève… Sa gaieté, monsieur, me fit un mal affreux! Elle me révélait sans fard tous les changemens qui étaient survenus en moi!.. J’avais plutôt l’air d’être un marchand d’allumettes que d’être un comte de l’empire!… J’étais donc méconnaissable pour l’œil du plus humble et du plus reconnaissant de mes amis! J’avais sauvé la vie à Boutin; mais c’était une revanche: je la lui devais.
39Je ne vous dirai pas comment il me rendit ce service. La scène eut lieu en Italie, à Ravennes; et la maison où il m’empêcha d’être poignardé n’était pas une maison fort décente; mais alors, je n’étais pas colonel, j’étais simple cavalier comme Boutin. Heureusement cette histoire comportait des détails qui ne pouvaient être connus que de nous seuls; et, quand je les lui rappelai, son incrédulité diminua. Je lui contai les accidens de ma bizarre existence; et quoique mes yeux, ma voix, fussent, me dit-il, singulièrement altérés, que je n’eusse plus de cheveux, plus de dents, plus de sourcils, que je fusse blanc de poil comme un Albinos, il finit par retrouver son colonel dans le mendiant, après mille interrogations auxquelles je répondis victorieusement.
Alors il me raconta ses aventures. Elles n’étaient pas moins extraordinaires que les miennes. Il revenait des confins de la Chine, où il avait voulu pénétrer, après s’être échappé de la Sibérie. Il m’apprit tous les désastres de la campagne de Russie, et la récente abdication de Napoléon… Cette nouvelle est une des choses qui m’ont fait le plus de mal!…
Nous étions deux débris curieux, car nous avions bien autant roulé que les cailloux de la mer!
Enfin, étant plus ingambe que moi, Boutin se chargea d’aller à Paris le plus lestement possible, pour instruire ma femme de l’état dans lequel je me trouvais… J’écrivis à madame Chabert une lettre bien détaillée…. C’était la quatrième!… monsieur!…
Si j’avais eu des parens, tout cela ne serait peut-être pas arrivé; mais je suis un enfant d’hôpital, un soldat qui, pour patrimoine, n’avais que du courage; pour famille, tout le monde, la patrie, le bon Dieu.. Je me trompe!… j’avais un père…. – c’était l’empereur!…
Mais, après tout, les événemens politiques justifiaient le silence de ma femme!…
Boutin partit. Il était bienheureux, lui!.. Il avait deux ours blancs supérieurement dressés, qui le faisaient vivre; mais je ne pouvais pas l’accompagner… mes douleurs ne me laissaient pas faire de longues routes.
Je pleurai, monsieur, quand nous nous séparâmes, après avoir marché aussi long-temps que mon état put me le permettre en compagnie de ses ours et de lui.. Mais, à Carlsrue, j’eus un accès de névralgie à la tête, et je restai six semaines sur la paille, dans une auberge!…
Je ne finirais pas, monsieur, s’il fallait vous raconter tous les malheurs de ma vie de mendiant; les souffrances morales font, certes, pâlir les douleurs physiques, mais elles excitent moins de pitié…. Je me souviens d’avoir pleuré devant un hôtel de Strasbourg où j’avais jadis donné une fête, et où je n’obtins pas même un morceau de pain!…
Ayant déterminé strictement, de concert avec Boutin, l’itinéraire que je devais suivre, j’allais à chaque bureau de poste demander s’il y avait une lettre et de l’argent pour moi; mais je vins jusqu’à Paris sans avoir rien trouvé. Que de désespoirs j’ai dévorés!…
–Boutin sera mort!… me disais-je…
En effet, le pauvre diable avait succombé à Waterloo; je l’appris plus tard et par hasard… Sa mission auprès de ma femme fut sans doute infructueuse…
Enfin j’entrai à Paris en même temps que les cosaques… Je n’avais ni souliers aux pieds, ni argent dans ma poche; mes vêtemens étaient en lambeaux; et, la veille de mon arrivée, forcé de bivouaquer dans les bois de Claye, je fus repris de je ne sais quelle maladie en traversant le faubourg Saint-Martin… Je tombai presque évanoui, à la porte d’un marchand de fer…. Je me réveillai dans un lit à l’Hôtel-Dieu… Là, je restai pendant un mois assez heureux; je fus bientôt renvoyé. J’étais sans argent, mais bien portant, et sur le bon pavé de Paris… J’allai promptement rue du Mont-Blanc, où ma femme devait être logée dans un hôtel à moi; mais mon hôtel était démoli: des spéculateurs en avaient fait plusieurs maisons… Ne sachant pas que ma femme était mariée à M. Ferraud, je ne pouvais obtenir aucun renseignement. Enfin je me rendis chez un vieil avocat qui, jadis, était chargé de mes affaires; mais il avait cédé sa clientèle à un jeune homme. Celui-ci m’apprit, à mon grand étonnement, l’ouverture de ma succession, sa liquidation, le mariage de ma femme, la naissance de ses deux enfans; et quand je lui dis être le colonel Chabert, il se mit à rire si franchement que je le quittai, pensant à ma détention de Stuttgard; et ne voulant pas la recommencer à Charenton, je résolus d’agir avec prudence. Alors, monsieur, sachant où demeurait ma femme, je m’acheminai vers son hôtel, le cœur plein d’espoir…
– Eh bien! dit le colonel avec un mouvement de rage concentrée, je n’ai pas été reçu lorsque je me fis annoncer sous un nom d’emprunt, et je fus consigné à sa porte le jour où je voulus arriver jusqu’à elle en donnant le véritable!…
Je suis resté pendant des nuits entières, collé contre la borne de sa porte cochère, pour voir la comtesse rentrant du bal ou du spectacle, au matin…. Mon regard plongeait dans cette voiture qui passait devant mes yeux avec la rapidité de l’éclair, et je voyais à peine cette femme qui n’est plus à moi!…
– Oh! dès ce jour, j’ai vécu pour la vengeance!… cria le vieillard d’une voix sourde en se dressant tout à coup devant Me Derville!…. Elle sait que j’existe!….
40Elle a reçu de moi, depuis mon retour, deux lettres écrites par moi!…. Si elle ne m’aime plus; moi, je l’aime et je la déteste!… je la veux et je la maudis!… Elle n’a pas d’ame!… Elle me doit sa fortune, son bonheur!… Eh bien! elle ne m’a pas seulement fait parvenir cent sous par une main tierce…. Elle!…. Elle!…. Mais – patience!…
À ces mots, le vieux soldat retomba sur sa chaise, et redevint immobile…..
Maître Derville resta silencieux, occupé à contempler son client.
– L’affaire est grave!… dit-il enfin machinalement. Même en admettant l’authenticité des pièces qui doivent se trouver à Heilsberg1, il ne m’est pas prouvé que nous puissions triompher.
– Oh!… répondit froidement le colonel, en relevant la tête par un mouvement de fierté, si je succombe, je saurai mourir, mais….. en compagnie.
Là, le vieillard avait disparu. Les yeux du malheureux brillaient, rallumés aux feux du désir et de la vengeance…
– Il faudra peut-être transiger, dit l’avoué.
– Transiger!… répéta le colonel Chabert. Suis-je ou ne suis-je pas?…
– Monsieur, reprit l’avoué, vous suivrez, je l’espère, mes conseils.… Votre cause sera ma cause…. Vous vous apercevrez bientôt de l’intérêt que je prends à votre situation, presque sans exemple dans les fastes judiciaires….. En attendant, je vais vous donner un mot pour mon notaire; il vous remettra, sur votre quittance, cinquante francs tous les dix jours; car il ne serait pas convenable que vous vinssiez chercher ici des secours; si vous êtes le colonel Chabert, vous ne devez être à la merci de personne; je donnerai à ces avances la forme d’un prêt.
Cette dernière délicatesse arracha deux larmes au vieillard…..
M. Derville se leva brusquement et passa dans son cabinet. Il n’était peut-être pas de costume qu’un avoué parût s’émouvoir. Bientôt il revint avec une lettre non cachetée, et lorsque le colonel Chabert la tint entre ses doigts, il sentit une pièce d’or à travers le papier…
– Voulez-vous me désigner les actes, me donner le nom de la ville, du royaume…, dit l’avoué.
Le soldat dicta les renseignemens, vérifia l’orthographe des noms de lieu; puis, prenant son chapeau d’une main,
1 Dans le premier article, Kreislaw a été mis par inadvertance au lieu d’Heilsberg, et Ferrand pour Ferraud.
il regarda maître Derville, et, lui tendant l’autre main, une main calleuse, il lui dit d’une voix simple:
– Ma foi, monsieur, après celui qui m’apprit à écrire, et après l’empereur….. vous êtes l’homme auquel je devrai le plus… Vous êtes un brave…
L’avoué frappa dans la main du colonel, le reconduisit jusque sur l’escalier, et l’éclaira…
– Boucard!… dit Me Derville à son premier clerc, je viens d’entendre une histoire qui me coûtera peut-être vingt-cinq louis!… Si je suis volé, je ne regretterai pas mon argent… j’aurai vu le plus habile comédien de notre époque.
Quand le colonel se trouva dans la rue et devant un réverbère, il fit glisser la pièce de vingt francs que l’avoué lui avait donnée, et la regarda pendant un moment à la lumière.
Il revoyait de l’or pour la première fois depuis neuf ans!….
– Je vais donc fumer des cigares!.. se dit-il.
§ III.
LES DEUX VISITES.
Quatre mois environ après la consultation faite nuitamment par le colonel Chabert chez Me Derville, le notaire chargé de payer la demi-solde que l’avoué faisait à son client vint pour affaire dans l’étude de celui-ci, auquel il réclama six cents francs donnés au vieux militaire.
– Tu entretiens donc l’ancienne armée?.… lui dit en riant le notaire.
– Je te remercie, mon cher maître, répondit Derville, de me faire penser à cela.– Je n’ai que pour vingt-cinq louis de philantropie… J’ai peur d’être dupe de mon patriotisme….
Au moment où Derville achevait cette phrase, il vit sur son bureau les paquets que son maître clerc y avait mis; et, ses yeux furent frappés à l’aspect des timbres oblongs, carrés, triangulaires, rouges, bleus, apposés sur une lettre par les postes prussienne, autrichienne et bavaroise.
– Mais, dit-il en riant, voici le dénouement de la comédie….
Il saisit la lettre, l’ouvrit, mais elle était écrite en allemand.
– Boucard!… cria-t-il.
Le maître clerc parut….
– Allez vous-même, reprit Derville, faire traduire cette lettre et revenez promptement….
41Le notaire de Berlin auquel maître Derville s’était adressé lui annonçait que les actes dont il lui avait demandé les expéditions lui parviendraient quelques jours après cette lettre d’avis. – Toutes les pièces étaient parfaitement en règle, et revêtues de toutes les légalisations nécessaires. En outre, il lui mandait qu’il existait à Prussich-Eylau plusieurs témoins des faits, consacrés par le procès-verbal le plus important, et entre autres la femme à laquelle M. le comte Chabert devait la vie….
– Ceci devient sérieux!…. s’écria Derville. Puis regardant sur la première quittance donnée au notaire par le colonel l’adresse qu’il y avait indiquée, il résolut d’aller immédiatement lui annoncer l’arrivée des pièces….
Le comte Chabert demeurait rue d’Orléans-Saint-Marcel, où il habitait une de ces espèces de tanières qui se trouvent dans les faubourgs de Paris. – C’était une masure étroite, petite, bâtie jadis avec de vieux décombres. – Un nourrisseur l’occupait tout entière. La cour était remplie de fumier; des poules y coquetaient; il y avait deux toits à porc; les cochons vaguaient en liberté; des lapins enfermés y faisaient de nombreuses familles sous la protection d’un grillage rouillé.
L’aspect de cette cour, vue par une mauvaise porte à claire-voie, formait un de ces tableaux parisiens dont rien ne saurait donner une idée aux étrangers ou aux provinciaux. Il faut avoir soi-même bien étudié ces arbres grêles, ces vignes hautes qui cherchent de l’air comme des prisonniers assis sur leurs croisées grillées, avoir admiré ces grands vases de fer-blanc bossués, ce cheval pacifique dont la race ne se trouve que dans les faubourgs de Paris, ces loques trouées qui servent à essuyer les pots à crème, et qui sèchent au soleil…., puis ces gamins de faubourg nichés dans la paille, accrochés sur une porte comme des lierres, et la couleur des murailles lézardées, et les portes disloquées, pour comprendre parfaitement la poésie particulière à ces paysages parisiens; scènes curieuses qui s’opposent si brusquement au spectacle du luxe, aux débauches, aux scènes fantastiques des fabrications qui se cachent dans les rues sombres du Plâtre-Saint-Avoie, Ogniard, de Venise, etc.…
L’avoué trouva difficilement son client; car la maison était restée sous la protection de trois gamins insoucians. L’un, grimpé sur le faîte d’une charrette chargée de fourrage vert, jetait des pierres dans un tuyau de cheminée de la maison voisine, espérant qu’elles y feraient quelque dégât; l’autre tourmentait un cochon, et le troisième se roulait dans la paille au soleil, comme un animal en liberté.
Quand Me Derville leur demanda où demeurait M. Chabert, tous trois le regardèrent avec une stupidité spirituelle s’il est permis d’allier ces deux mots; mais ils ne répondirent pas…. Me Derville commença par réitérer poliment ses questions; mais l’air narquois des trois drôles l’ayant impatienté, il leur dit de ces injures plaisantes que les jeunes gens se croient le droit d’adresser aux enfans…
Les gamins rompirent le silence par un rire brutal; et la voix de Derville grossissant, le vieux colonel, qui l’entendit, sortit alors d’une petite chambre basse située entre la laiterie et les chambres habitées probablement par le nourrisseur et sa femme. Le soldat apparut sur le seuil de la porte avec un flegme militaire inexprimable. – Il avait à la bouche une de ces pipes noblement culottées (car telle est l’expression technique des fumeurs), une de ces humbles pipes de terre blanche nommées brûle-gueule…. Il lèva la visière d’une épouvantable casquette huileuse; et, apercevant l’avoué tout à coup, il marcha sur le fumier, vint à lui, en ôtant sa casquette, en montrant son crâne sans perruque; puis, d’une voix amicale, il cria aux gamins:
– Silence dans les rangs!….
Les enfans gardèrent un silence respectueux qui annonçait l’empire exercé sur eux par le vieux soldat.
– Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit?…. dit-il à Me Derville. – Allez le long du mur, il y a un chemin pavé…. s’écria-t-il en remarquant l’indécision de l’avoué, qui ne voulait pas se mouiller les pieds dans le fumier….
Alors, sautant de place en place, Derville arriva sur le seuil de la porte par où le colonel était sorti; mais le comte Chabert parut désagréablement affecté d’être obligé de recevoir son avoué dans cette chambre….
En effet, Derville n’y aperçut qu’une seule chaise. Le lit du colonel consistait en quelques bottes de paille, sur lesquelles la charité de son hôtesse avait étendu deux ou trois lambeaux de ces vieilles tapisseries, ramassées je ne sais où, dont se servent les laitières pour garnir les bancs de leurs charrettes.
Le plancher était tout simplement en terre battue jonchée de paille fraîche. Comme les murs salpêtrés, verdâtres, fendus, devaient répandre de l’humidité, la paroi contre laquelle couchait le colonel était tapissée par une natte de paille. Le fameux carrik pendait à un clou; deux mauvaises paires de bottes gisaient dans un coin: du reste, nul vestige de linge; mais sur la table vermoulue, les Bulletins de la Grande-Armée réimprimés par Plancher.
La physionomie du colonel était calme, sereine; l’espoir qu’il avait conçu depuis sa visite chez Me Derville, et qui paraissait l’avoir soutenu jusqu’alors, semblait 42avoir changé le caractère de ses traits. Il était moins vieux, moins cassé, mieux portant.
– La fumée de la pipe vous incommode-t-elle? dit-il, en tendant à son avoué la chaise à moitié dépaillée.
– Non, répondit celui-ci; mais, colonel, vous êtes horriblement mal ici!…
Cette phrase fut arrachée à Derville par deux réflexions tristes qui lui vinrent à l’esprit, réflexions dictées sans doute par la défiance naturelle aux avoués, et par la déplorable expérience que leur donne de bonne heure les combats moraux auxquels ils assistent.
– Voilà un homme qui aura certainement employé mon argent à satisfaire les trois vertus théologales des vieux troupiers, le jeu, le vin et les femmes!
– C’est vrai!… monsieur. Il n’y a pas de luxe ici!… C’est un bivouac tempéré…. mais ….
Ici le soldat lança un regard profond à l’homme de loi.
– Mais, reprit-il, je n’ai fait de tort à personne; je n’ai jamais repoussé personne!… et je dors tranquille!..
L’avoué songea qu’il y aurait peu de délicatesse à demander compte à son client des sommes qu’il lui avait avancées; et alors il lui dit:
– Vous n’avez donc pas voulu venir dans Paris?…. Vous y auriez vécu à bon marché, cependant; car il y a, au centre des ressources…..
– C’est encore vrai!... répondit le colonel; mais ces braves gens m’avaient recueilli, nourri depuis un an….. Le père de ces trois gamins est un vieux égyptien qui a vu les Pyramides2… Je n’ai pas encore fini d’apprendre à lire à ses marmots… Il y aurait eu de l’ingratitude à les quitter….
– Il aurait bien pu vous mieux loger, pour votre argent….
– Bah!.. dit le colonel, ses enfans couchent aussi sur la paille!… Lui et sa femme n’ont pas un trop bon lit…. Ils sont gênés, voyez-vous!… Ils ont pris un établissement au-dessus de leurs forces!… Mais si je recouvre ma fortune!… Enfin…. – Suffit!
– Colonel, je dois recevoir demain ou après vos actes d’Heilsberg, et j’ai d’excellentes nouvelles. Votre libératrice vit encore!…
– S…..argent!… Dire que je n’en ai pas!…
Et il jeta par terre sa pipe!… – Une pipe culottée!…
1 Les soldats appellent ceux qui survivent à l’expédition d’Égypte des égyptiens.
une pipe précieuse!… mais c’était par un geste si naturel! par un mouvement si généreux!
– Colonel, j’ai bien réfléchi votre affaire; et je crois une transaction plus sûre que le procès… Aussi vais-je voir aujourd’hui même madame la comtesse Ferraud. Cependant je n’ai pas voulu faire cette démarche sans vous en prévenir…
– Allons ensemble chez elle…
– Non, dit l’avoué, vous pourriez y perdre votre procès… Songez que le point de droit de votre cause est en dehors du code; il ne peut être jugé par les juges que comme jugent les jurés… C’est une question de conscience; vous aurez contre vous votre femme et son mari, deux personnes puissantes, qui pourront influencer les tribunaux. – Le procès a des élémens de durée: l’on discutera vos actes; il y aura dix ou douze questions préliminaires, qui, toutes, iront contradictoirement jusqu’à la cour suprême… Vous aurez le temps de vieillir. – Et comme il est fort douteux que les tribunaux vous accordent une provision, ce procès vous usera…
– Le malheur ne m’a pas détruit!… répondit le colonel…. Mais allez chez ma femme!… j’ai confiance en vous….
Là-dessus, le comte Chabert accompagna Me Derville jusqu’à la porte de la rue.
À peine l’avoué avait-il fait quelques pas pour aller rejoindre son cabriolet, qu’un homme en costume de nourrisseur l’accosta:
– Monsieur, vous êtes sans doute parent de M. Chabert… Je voudrais vous proposer une chose pour lui… Pour lors, nous l’avons donc ramassé, le pauvre cher homme, mourant de faim… Nous venions de m’établir, moi et ma femme, et nous avions acheté notre fonds, quoique nous fussions sans le sou; mais avec de l’économie, que je me disais, je paierai… J’ai fait donc des billets à mon vendeur, dont le dernier, de six cents francs, est échu il y a dix jours… Et quand j’ai retiré le colonel je lui ai dit que tout ce que nous pouvions faire c’était de lui donner du pain et du lait… Nous n’avions que cela….. nous autres… Pour lors, il nous dit qu’il serait riche un jour, et qu’il nous tiendrait compte de son logement et de sa nourriture… Vous lui avez, à ce qu’il paraît, avancé de l’argent sur sa fortune… pas vrai?… Eh bien! monsieur, il a su, par les voisins, que nous n’avions pas le premier sou de notre billet, et le vieux grognard, sans rien dire, a amassé ce que vous lui donniez, a guetté le billet, l’a payé et me l’a rendu. – Que ma femme et moi, sachant qu’il n’avait pas de tabac, ce pauvre vieux, et que c’est ce qui le prive le plus, nom, mille noms de 43noms de Dieu! nous en avons joliment bisqué!… Donc, je voudrais vous proposer de nous prêter, vu qu’il nous a dit que vous étiez un brave homme, une centaine d’écus sur notre établissement, afin que nous lui fassions faire des habits, meubler sa chambre; parce que, voyez-vous, l’ancien nous a endettés…. et vexés! Ce n’est pas deux méchantes tasses de crème et un morceau de pain, que nous lui donnions de bon cœur, entendez-vous….. ce n’est pas le loyer de sa chambre… qui valent six cents francs… Cela nous embête!… Aussi, foi d’honnête homme, aussi vrai que je m’appelle Louis Vergniaud, je m’engagerais plutôt que de ne pas vous rendre cet argent-là….
Derville regarda le nourrisseur, fit quelques pas en arrière pour revoir la maison, la cour, les fumiers, l’étable, les lapins, les enfans; et mille pensées lui passèrent par la tête.
– Te grises-tu quelquefois, mon vieux?…
– Ma foi, monsieur, par-ci, par-là… Il faut bien rire!…
– Hé bien, j’en suis bien aise!… Va, tu auras tes cent écus!… et plus même… Mais ce ne sera pas moi qui te les donnerai. Le colonel sera bien assez riche pour t’aider, et je ne veux pas lui en ôter le plaisir…
– Cela sera-t-il bientôt?…
– Mais oui…
– Ah! j’en suis joliment content pour lui!…
Et la figure tannée du nourrisseur sembla s’épanouir…
M. le comte Ferraud demeurait rue de Varennes, et habitait un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Germain. Simple maître des requêtes sous Napoléon, M. le comte Ferraud avait dû les bonnes grâces du maître au nom qu’il portait, et à son mérite qui était réel; mais sous la restauration sa fortune politique s’accrut très-rapidement.
Il avait suivi Louis XVIII à Gand. Au second retour, il était très-influent dans le conseil privé, dont il faisait partie, et semblait promis à la pairie ou au ministère. Du reste, n’ayant pas plus de trente-quatre ans, doué de formes agréables, bien fait, plein de grâce et d’élégance, il plaisait; et, lorsqu’il épousa la veuve du colonel Chabert, les coteries n’acceptèrent pas l’annonce de ce mariage comme une nouvelle. M. Ferraud n’était pas riche alors, mais il appartenait à une ancienne famille parlementaire, très-bien alliée; et l’ordonnance citée dans la longue phrase cléricale, par laquelle cette histoire commence, lui ayant rendu deux forêts, madame Ferraud se trouva par hasard avoir fait tout ensemble un mariage d’amour et de fortune.
La comtesse était jeune et belle, riche, aimable; mais gâtée par la louange, et surtout accoutumée à dominer. Elle jouait le rôle d’une femme à la mode, et vivait dans une atmosphère de luxe, de grandeurs et d’insouciance, où les fêtes, les concerts, les soins du monde lui faisaient une vie superficielle, exempte de réflexions, une vie de tourbillon. Elle aimait ses enfans par ton, par caprice; mais elle n’était pas mère; et si elle restait fidèle à son amant, devenu son mari, c’est que, par bonheur, il continuait à flatter son amour-propre. Il était joli homme; il avait le pouvoir; il était toujours amoureux; de plus, la vertu, la messe d’une heure à Saint-Thomas d’Aquin, étaient de mode. La comtesse ressemblait à beaucoup de Parisiennes, dont l’ame n’est pas entièrement exempte de bons sentimens; mais que leur éducation, la flatterie et la vie des salons, ont rendues moqueuses, frivoles, irréfléchies, volontaires, confiantes en leur beauté, dédaigneuses et avides de plaisirs…
Ainsi la femme du comte Chabert, riche par lui, se trouvait pour ainsi dire au faîte de la société, au sein du luxe, tandis que le malheureux vivait entre le fumier d’une cour, entre des bestiaux et un nourrisseur…
Cette réflexion eût été faite par un kamshadale; mais l’avoué la formula parisiennement en se disant:
– La morale de ceci est qu’une jolie femme ne voudra jamais reconnaître même son amant dans un homme en vieux carrik, en perruque et en bottes qui prennent l’eau.
Me Derville fut reçu par la comtesse dans une jolie salle à manger d’hiver, où elle déjeunait. Elle jouait avec un singe attaché par une chaîne à une espèce de petit poteau garni de bâtons en fer…
– Bonjour, monsieur Derville! dit-elle en continuant à faire prendre du café au singe.
Elle était divinement habillée avec une robe du matin; les boucles de ses cheveux, négligemment rattachés, s’échappaient de dessous un bonnet qui lui donnait un air mutin. Elle était élégante, et fraîche et rieuse: l’argent, le vermeil et la nacre étincelaient sur une jolie table: il y avait autour d’elle des fleurs rares plantées dans de beaux vases en porcelaine.
L’avoué sourit en contemplant ce tableau; mais son sourire était malicieux, mordant; expression des idées moitié philosophiques, moitié railleuses qui viennent à ces hommes placés pour voir vrai, pour connaître le fond des choses, malgré les mensonges sous lesquels chaque famille cache son existence. L’usurier, le médecin, l’avoué, sont, dans l’ordre social, les trois grands-prêtres de la Vérité.
– Madame, dit brusquement Derville, assez choqué 44du ton léger avec lequel la comtesse lui avait dit: – Bonjour, monsieur Derville; – madame, je viens causer avec vous d’une affaire extrêmement grave.
– J’en suis désespérée, mais M. Ferraud est absent…
– J’en suis enchanté, moi, madame; car il serait désespérant qu’il assistât à notre conférence… Écoutez, madame, un mot suffira pour vous rendre sérieuse: le comte Chabert existe…..
Elle partit d’un éclat de rire.
– Vous voulez me rendre sérieuse en me disant de telles bouffonneries!…
Mais la comtesse resta tout interdite en présence de l’avoué, domptée par l’étrange lucidité du regard fixe par lequel il l’interrogeait et semblait lire au fond de son ame.
– Madame, répondit-il avec une gravité froide et perçante, vous ignorez l’étendue des dangers qui vous menacent; et, d’abord, permettez-moi de vous dire que la certitude la plus ample, l’authenticité la plus irréfragable, attestent l’existence du comte Chabert. Vous perdrez votre procès si vous vous opposez à notre inscription en faux contre l’acte de son décès, et votre mariage sera certainement annulé… Mais là n’est pas pour vous la honte et le malheur! Vous teniez toute votre fortune du comte Chabert et vous ne l’aimiez pas; mais si vous y étiez obligée par les lois du mariage, les lois du cœur vous excusaient; cependant il sera prouvé qu’il vous a écrit bien avant l’expiration des délais exigés par le code entre la mort d’un premier époux et la célébration du mariage d’une femme avec un second….
– Cela est faux!… dit-elle, avec toute la violence d’une petite maîtresse. Je n’ai jamais reçu de lettre du comte Chabert, et si quelqu’un se dit être le colonel, c’est un intrigant, c’est quelque forçat libéré, comme Cogniard peut-être… Et, certes…
– Heureusement que nous sommes seuls, madame, et nous pouvons mentir à notre aise… Je vous dirai donc que la preuve de la remise de la première lettre existe, car elle contenait des valeurs…
– Oh! pour des valeurs, elle n’en….
La comtesse s’arrêta… Elle s’assit… Elle rougit, pâlit, se cacha la figure dans les mains; puis, secouant sa honte:
– Nous plaiderons, monsieur!… dit-elle avec un sang froid dont les femmes seules sont capables. Vous êtes l’avoué du prétendu Chabert…. faites-moi le plaisir alors de ne me parler que judiciairement…. Est-ce que le colonel peut revenir, monsieur?… Bonaparte m’a fait complimenter sur sa mort par un aide-de-camp; je touche encore aujourd’hui trois mille francs de pension accordée à sa veuve par les Chambres. J’ai mille fois raison de repousser tous les Chabert qui sont venus, comme je repousserai tous ceux qui viendront…. Et quand un faux Chabert m’aurait écrit? qu’est-ce que cela prouverait!….
– Que vous avez reçu des lettres… reprit l’avoué; que vous auriez dû ne pas vous marier aussi promptement que vous l’avez fait… Nous aurions plus d’un moyen de vous arracher de précieuses confidences, si nous plaidions; mais je veux vous éviter le scandale d’un procès si désagréable… Une transaction peut seule vous en sauver la honte… Vos enfans… adultérins… votre caractère… attaqué!… Vous aurez mis sciemment d’effroyables souffrances sur la tête de votre bienfaiteur…. Que ne dira pas le monde!… Les avocats ont bien de l’éloquence quand les causes sont éloquentes par elles-mêmes… – Il y a des plumes bien acérées qui savent écrire des mémoires cruels… Celui du colonel Chabert peut être un mémoire épouvantable!… et peut faire vouer votre nom à l’exécration publique… Il n’est plus au pouvoir de personne d’empêcher la justice d’être saisie du procès; les actes récognitifs sont à Paris… Voulez-vous savoir ma pensée, madame… Eh bien, en mon ame et conscience, il y a des malheureux morts en place de Grève, justement condamnés, moins coupables que vous ne l’êtes… Ils ont tué pour avoir du pain! vous avez enfanté neuf années de malheurs inouis, mille morts sur la tête de votre mari!… Sciemment!… – Oui, Madame. Il y a eu quatre lettres d’écrites!… Et vous avez vu Boutin!
La comtesse était anéantie!…
– Je ne sais si le colonel voudra transiger; mais il vous aime!…
À ce mot, la comtesse dressa la tête, et un éclair d’espérance brilla dans ses yeux; elle comptait peut-être spéculer sur la faiblesse, sur la tendresse que son premier mari avait pour elle….
– J’attendrai vos ordres, madame, pour savoir s’il faut vous signifier nos actes, ou si vous voulez être dans trois jours seule chez moi pour arrêter les bases d’une transaction…
Et Derville partit.
DE BALZAC.
(La fin au numéro prochain.)
51
LA TRANSACTION.
(SUITE1.)
§ IV.
L’HOSPICE DE LA VIEILLESSE
Huit jours après les deux visites que Me Derville avait faites, et par une belle matinée du mois de juin, les époux si singulièrement désunis par un hasard presque surnaturel partirent des deux points les plus opposés de Paris, pour venir se rencontrer dans l’étude de leur avoué commun.
1 Nous avions promis la fin; mais le désir que nous avons de varier la matière de chaque numéro nous a contraints de scinder la conclusion de cette histoire.
52Le colonel Chabert, grâces aux avances qui lui furent largement faites par Me Derville, était vêtu selon son rang, et arrivait voituré par un cabriolet fort propre. Fraîchement rasé, le chef couvert d’une perruque appropriée à sa physionomie, habillé de drap bleu, ayant des bottes neuves, du linge blanc, et portant à sa boutonnière une brochette d’or garnie de croix, le vieux soldat avait retrouvé ses anciennes habitudes d’élégance martiale. Il se tenait droit, sa figure paraissait rajeunie, et il ne ressemblait pas plus au Chabert en vieux carrik qu’un gros sou ne ressemble à une pièce de quarante francs nouvellement frappée.
À le voir, les passans eussent facilement reconnu en lui l’un de ces beaux débris de notre ancienne armée, un de ces hommes héroïques sur lesquels se reflète notre gloire nationale, et qui la représentent comme un éclat de glace illuminé par le soleil semble en réfléchir tous les rayons. Ces vieux soldats sont tout ensemble des tableaux et des livres.
Sa belle figure, grave et mystérieuse, paraissait être mieux nourrie, plus grasse, pour emprunter à la peinture une de ses expressions les plus pittoresques. Ses traits peignaient le bonheur avec toutes ses espérances; et quand il descendit de sa voiture pour monter chez Derville, il sauta légèrement comme aurait pu faire un jeune homme.
À peine le cabriolet le jetait-il à la porte de Derville, qu’un joli coupé tout armoirié arriva. – Madame la comtesse Ferraud sortit de cette voiture dans l’éclat d’une toilette simple, mais habilement calculée pour lui donner tous les avantages de sa taille fine; elle avait une jolie capotte doublée de rose qui encadrait parfaitement sa figure, en dissimulait les contours, et lui prêtait toutes les séductions de la jeunesse.
Il y avait quelque chose de dramatique et de comique tout à la fois dans cette rencontre; elle eût été plus pittoresque si le légitime époux avait été revêtu des livrées de la misère; mais ces deux rajeunissemens n’étaient pas non plus sans intérêt. Quelle scène au fond de cette noire étude!…
Les clercs virent d’abord passer le colonel, puis madame la comtesse Ferraud, et ces deux figures excitèrent d’interminables discussions, des paris, surtout.
Me Derville pria le colonel de rester dans sa chambre à coucher et garda la comtesse Ferraud près de lui.
– Madame, lui dit-il, ne sachant pas s’il vous serait agréable de voir M. le comte Chabert, je vous ai séparés….. Si cependant vous désiriez?…..
– Monsieur, c’est une attention dont je vous remercie…..
– Madame, j’ai préparé la minute d’un acte dont vous accorderez ou rejeterez les conditions; elles pourront être discutées par vous et monsieur votre mari, séance tenante: j’irai alternativement de vous à lui, pour vous présenter, à l’un et à l’autre, vos raisons respectives.
– Voyons, Monsieur, dit la comtesse en laissant échapper un geste d’impatience…
Derville lut.
«Le 8 mars, en l’étude de Me Derville, avoué, etc., sont comparus:
D’une part, le sieur Hyacinthe dit Chabert, né à Paris, le 1er juillet 1765, et baptisé dans l’hospice des Enfans-Trouvés, le 2 dudit mois, le lendemain de son exposition, etc.;
D’autre part, la dame Rose Chapotel, épouse en premières noces de M. le comte Chabert, ci-dessus nommé, née…»
– Passez, dit-elle, et laissons les préambules!…. Arrivons aux conditions.
– Madame, dit l’avoué, le préambule explique succinctement la position dans laquelle vous vous trouvez l’un et l’autre; puis, par l’article premier, vous reconnaissez que l’individu désigné dans les actes joints à la transaction, et minutieusement décrit, en présence de trois témoins, qui sont deux notaires et le nourrisseur chez lequel a demeuré votre mari, auxquels j’ai confié, sous le secret, votre affaire, et qui garderont le plus profond silence sur cet acte; vous reconnaissez, dis-je, dans le soussigné, dont l’état est établi par une espèce d’acte de notoriété, le comte Chabert, votre premier époux.
Par l’article second, le comte Chabert, dans l’intérêt de votre bonheur, s’engage à ne faire usage de cette reconnaissance que dans les cas prévus par l’acte lui-même…
– Et ces cas, dit Derville en faisant une sorte de parenthèse, ne sont autres que la non-exécution des clauses de cette convention secrète.
– De son côté, reprit-il, M. Chabert consent à ne jamais s’inscrire en faux contre son acte de décès, à ne point introduire d’instance pour obtenir cassation de votre second mariage, malgré sa nullité; nullité que vous reconnaissez en tant que de besoin, et il vous laisse en possession de l’état dont vous jouissez actuellement.
– Et quel est le prix de…. dit la comtesse étonnée.
– Par l’article trois, dit l’avoué en continuant avec un flegme imperturbable, vous vous engagez à constituer au nom d’Hyacinthe, seul nom légal du comte Chabert, une rente viagère de vingt-quatre mille francs, inscrite sur le grand-livre de la dette publique, mais dont le capital vous sera dévolu à sa mort…
53– Les revenans coûtent cher!… dit en riant la comtesse.
– Madame, votre fortune ne vient-elle pas?… demanda l’avoué.
– Allez, monsieur, allez, si telle est la transaction, et s’il m’est prouvé que l’individu dont vous plaidez la cause soit le comte Chabert, j’accepterai…
– Madame, il vous sera loisible de le reconnaître: car il met une dernière condition à son sacrifice…. condition….que…
Derville hésita.
– ….. À laquelle, reprit-il, je n’ai jamais pu le faire renoncer.
– Quelle est-elle?… demanda la comtesse, dont la curiosité fut fortement excitée.
– Il veut, madame, que pendant deux jours, pris l’un au commencement et l’autre au milieu du mois, et dans chaque mois de l’année, tous ses droits d’époux soient reconnus par vous….
– Quelle horreur! s’écria la comtesse en se levant.
– Madame, il prétendait jouir de six jours…. C’est moi qui…
– Assez! dit la comtesse, nous plaiderons!… Monsieur…
– Oui, nous plaiderons!… s’écria d’une voix sourde le colonel en ouvrant la porte et apparaissant tout-à-coup devant sa femme.
Il avait une main dans son gilet et l’autre étendue vers le parquet qu’il montrait par un geste énergique auquel le souvenir de son aventure donnait une horrible puissance. Il resta debout, immobile, sévère, implacable….
– C’est lui!… se dit en elle-même la comtesse.
– Madame! reprit le vieux soldat, je vous veux maintenant tout entière et sans partage!…
– Mais monsieur n’est pas le colonel Chabert!… s’écria la comtesse, en feignant la surprise.
– Ah!… dit le vieillard d’un ton profondément ironique… Voulez-vous des preuves?… Je vous ai vue pour la première fois chez le comte Gilbert! Vous étiez femme-de-chambre de madame…
La comtesse pâlit; et en la voyant pâlir sous son rouge, le vieux soldat, touché de la vive souffrance qu’il imposait à une femme jadis aimée avec ardeur, s’arrêta; mais, recevant de son épouse un regard horrible et venimeux comme celui d’un serpent, il reprit tout à coup:
– J’ai pu savoir cette circonstance , n’est-ce pas!… Eh bien! il faut vous donner une conviction forte! Si vous ne reconnaissez pas ma voix, vous aurez confiance en vous-même!… N’est-ce pas moi seul qui vous ai déshabituée de…
– De grâce, monsieur… dit la comtesse à l’avoué, trouvez bon que je quitte la place… Je ne suis pas venue pour entendre de semblables horreurs….
Elle se leva et sortit.
– Eh bien! colonel, reprit l’avoué, voilà donc comment vous menez les procès…
Derville s’élança dans l’étude; mais la comtesse n’y était déjà plus; elle avait trouvé des ailes, elle s’était comme envolée….. En revenant au colonel, il le trouva dans un violent accès de rage; il se promenait à grands pas…
– Une femme à laquelle j’ai donné un million… et qui me marchande!… qui m’a voulu pour mari… et qui m’a trahi!… Je la tuerai!…
– Eh bien, colonel!… n’avais-je pas raison en vous priant de ne pas venir… Je suis maintenant certain de votre identité. Quand vous vous êtes montré, elle a fait un mouvement dont la pensée n’était pas équivoque; mais vous avez perdu votre procès… Voilà une femme qui sait que vous êtes méconnaissable…
– Je la tuerai…
– Folie! vous serez pris et guillotiné comme un misérable; et peut-être manquerez-vous votre coup; ce qui serait impardonnable: on ne doit jamais manquer sa femme, quand on veut la tuer…. Il faut me laisser réparer vos sottises… Allez vous-en…
Le colonel, simple et bon, obéit à son jeune bienfaiteur et sortit en lui balbutiant des excuses.
Il descendait lentement les marches de l’escalier noir, perdu dans de sombres pensées, accablé peut-être par le coup qu’il venait de recevoir, pour lui le plus cruel, le plus profondément enfoncé dans son cœur, lorsqu’il entendit, en parvenant au dernier palier, le frôlement d’une robe, et sa femme apparut.
– Venez, monsieur, lui dit-elle, en lui prenant le bras par un mouvement semblable à ceux qui lui étaient familiers autrefois…
Ce geste, cette petite voix, l’accent de la comtesse, produisirent sur la rage concentrée qui bouillait dans l’ame du pauvre soldat l’effet d’une goutte d’eau froide introduite dans une chaudière pleine de vapeur… Toute sa colère tomba, il était stupéfait, et se laissa entraîner par sa femme jusqu’à la voiture.
– Eh bien! montez donc?… lui dit la comtesse, lorsque 54le valet eut achevé de déplier les feuilles du marchepied.
Et il se trouva comme par enchantement assis près de sa femme dans l’élégant coupé.
– Où va madame?.. demanda le valet.
– À Groslay! dit-elle.
Les chevaux partent et traversent Paris.
– Monsieur, dit la comtesse au colonel, d’un son de voix qui révélait une de ces émotions rares dans la vie, et dans lesquelles tout est agité en nous; alors, cœur, fibres, nerfs, physionomie, ame et corps, chaque pore tressaille; nous ne savons en quelles régions la vie est transportée; mais elle semble n’être plus en nous; elle en sort, elle jaillit. Ce tremblement réagit et se communique comme une contagion; il se transmet par la parole, par le regard, par l’accent de la voix, par le geste; il est dans l’air, il est magnétique; aussi le vieux soldat tressaillit en entendant ce seul mot, ce premier, ce terrible:
– Monsieur…
Mais aussi c’était tout à la fois un reproche, une prière, un pardon, une espérance, un désespoir, une interrogation, une réponse; ce mot comprenait tout, et il n’y avait au monde qu’une femme, capable de jeter tant d’éloquence, tant de sentimens dans un mot, une femme sans cœur!…
Le colonel eut mille remords de ses soupçons, de ses demandes, de sa colère, et baissa les yeux pour ne pas laisser deviner son trouble.
– Monsieur, reprit la comtesse, après une pause imperceptible, je vous ai reconnu!…
– Rosine!… dit le bon vieux soldat, voilà tout ce que je voulais pour oublier mes malheurs….
Il essuya deux grosses larmes qui roulèrent toutes chaudes sur les mains de sa femme; il les pressait avec tendresse…. une tendresse paternelle.
– Monsieur, reprit-elle, comment n’avez-vous pas deviné qu’il me coûtait horriblement de paraître devant un étranger dans une position aussi fausse; si j’ai à rougir de ma situation, que ce ne soit au moins qu’en famille; ce secret doit rester enseveli dans nos cœurs…. Vous m’absoudrez, j’espère, de mon indifférence apparente pour les malheurs d’un Chabert à l’existence duquel je ne devais pas croire….
– J’ai reçu vos lettres… dit-elle vivement, en prévoyant sur les traits de son mari l’objection qui s’y peignait; mais les avez-vous vues?… Elles me parvinrent treize mois après la bataille d’Eylau; elles étaient ouvertes, salies; et j’ai dû croire, après avoir obtenu la signature de Napoléon sur mon nouveau contrat de mariage, qu’un adroit intrigant voulait se jouer de moi… Pour ne pas troubler le repos de M. Ferraud, et ne pas altérer les liens de la famille, j’ai donc dû prendre des précautions contre un faux Chabert…. N’avais-je pas raison…. dites….
– Oui, tu as eu raison, c’est moi qui suis un sot, un animal, une bête, de n’avoir pas su mieux calculer les conséquences d’une situation semblable…. Mais où allons-nous?… dit le colonel en se voyant à la barrière de la Chapelle.
– À ma campagne, près de Groslay, dans la vallée de Montmorency…. Là, Monsieur, nous réfléchirons ensemble au parti que nous devons prendre…. Je connais mes devoirs… Je suis à vous en droit, si je ne vous appartiens plus en fait. – Mais voulez-vous que nous soyons la fable de tout Paris, de l’Europe… Quand vous aurez décidé de mon sort, j’accepterai votre arrêt; mais, jusque-là, et avant d’instruire le public de cette histoire romanesque, gardons notre dignité.
– Vous m’aimez encore, reprit-elle en jetant sur le colonel un regard triste et doux; moi, j’ai été autorisée à former d’autres liens…. Et pourquoi ne me confierai-je pas à la noblesse de votre caractère…. Je vous l’avouerai donc, j’aime M. Ferraud… Je ne vous dirai pas qu’il est jeune, qu’il me plaît; non, vieillard, peut-être l’aimerais-je encore, et je me suis crue en droit de l’aimer Je ne rougis pas de cet aveu devant vous; il vous offense, mais il ne vous déshonore point. – Je vous regarde en ce moment comme un père, comme un ami…. Une voix secrète ou votre bonté, qui m’est si bien connue, me dit que vous êtes assez généreux pour me pardonner de vous faire cette blessure…. Pourquoi serais-je fausse? Puis-je vous cacher un fait…. J’ose vous prendre pour juge et me remets à votre discrétion…. – Le hasard m’a laissée veuve, mais je n’étais pas mère…. et je le suis devenue….
Le colonel fit un signe de main à sa femme, pour lui imposer silence, et ils restèrent sans proférer un seul mot pendant une demi-lieue. Chabert croyait voir les deux petits enfans devant lui….
– Rosine!…
– Monsieur….
– Les morts ont bien tort de revenir!…
– Oh! monsieur, non, non! Ne me croyez pas ingrate; seulement, vous trouvez une amante, une mère, là où vous aviez laissé une épouse; mais s’il n’est plus en mon pouvoir de vous aimer, je sais tout ce que je vous dois et puis vous offrir toutes les affections d’une…
55– Rosine!… reprit le vieillard d’une voix douce, je n’ai plus aucun ressentiment…. Si je t’imposais de dures conditions, c’était pour venger mes malheurs méconnus…
La comtesse ayant fortement rougi, le vieillard admira la pudeur de sa femme, et fut heureux de reconnaître en elle les qualités par lesquelles il avait été séduit jadis.
– Nous oublierons tout…. ajouta-t-il avec un de ces sourires dont la grâce vient’ toujours des reflets d’une belle ame. – Je ne suis pas assez peu délicat pour exiger les semblans de l’amour chez une femme qui n’aime plus…. La colère m’a fait trouver des plaisirs de vengeance dans ce marché bizarre. Je voulais être un remords vivant dans votre bonheur, le salir, par une pensée, par une prostitution… Mais je ne l’aurais jamais exigé.
La comtesse lui lança un regard empreint d’une telle reconnaissance que le pauvre Chabert aurait voulu rentrer dans sa fosse d’Eylau.
Il y a des hommes dont l’ame est assez forte pour de tels dévouemens, tant ils sentent vivement le prix d’un regard, d’un mot, d’un sentiment, tant des choses si fugitives chez la plupart des gens les émeuvent pour toujours…. ames neuves et d’éternelle noblesse!
– Mon ami, nous parlerons de tout ceci plus tard et à cœur reposé… dit la comtesse.
La conversation prit un autre cours; et, quoiqu’ils revinssent souvent à leur situation bizarre, soit par des allusions, soit sérieusement, ils firent un charmant voyage, se rappelant les événemens de leur union passée et les choses de l’empire. La comtesse sut imprimer un charme doux à ces souvenirs, et répandit une teinte de mélancolie qui maintenait la gravité de cette scène. Elle faisait revivre l’amour sans exciter aucun désir, laissant entrevoir à son premier époux toutes les richesses morales qu’elle avait acquises, et qui dès lors, devaient en quelque sorte être sa part de bonheur.
Ils arrivèrent par un chemin de traverse à un grand parc situé dans la petite vallée qui sépare les hauteurs de Margency du joli village de Groslay. La comtesse possédait là une maison ravissante; et où, en arrivant, le colonel vit tous les apprêts que nécessitaient son séjour et celui de sa femme.
Le malheur augmente la défiance et la méchanceté chez les hommes méchans, comme il grandit la bonté des gens qui ont un cœur excellent; c’est une espèce de talisman dont la vertu consiste à corroborer notre constitution primitive; or l’infortune avait rendu le colonel encore plus secourable et meilleur qu’il n’était; il y avait des souffrances inconnues au secret desquelles il s’était initié. Cependant, malgré son peu de défiance, il ne put s’empêcher de dire à sa femme .
– Vous étiez donc bien sûre de m’emmener ici?….
– Oui, répondit-elle, si je trouvais mon Chabert dans le plaideur….
Et elle se mit à rire de si bonne grâce, que ce rire, en apparence vrai, dissipa les légers soupçons que le colonel se blâma intérieurement d’avoir conçus….
Pendant trois jours, la comtesse fut admirable près de son premier mari. Elle semblait vouloir effacer les souvenirs des souffrances qu’il avait endurées à force de soins, de gracieusetés, de douceur. Elle l’enchantait.
Le soir du troisième jour, elle était montée chez elle en laissant paraître sur son visage, malgré ses efforts, quelques traces d’inquiétude. En se mettant à son secrétaire, elle déposa le masque de gaieté qu’elle conservait devant le comte Chabert, comme une actrice qui, rentrant fatiguée dans sa loge après un cinquième acte pénible, tombe demi morte et laisse dans la salle une image d’elle-même à laquelle elle ne ressemble plus.
Elle prit une lettre commencée et l’acheva.
M. le comte Ferrand, ayant une fortune considérable à régir, s’était attaché comme secrétaire un ancien avoué ruiné, homme plus qu’habile et qui connaissait admirablement les ressources de la chicane; mais le rusé praticien avait assez bien compris sa position chez le comte, pour y être probe par spéculation. Il espérait parvenir à quelque place élevée par le crédit de son patron, dont il gérait admirablement bien la fortune. Sa conduite démentait tellement sa vie passée qu’il passait pour un homme calomnié; mais la comtesse, avec l’empire et la finesse dont toutes les femmes sont douées, peu ou prou, avait deviné son intendant et le surveillait adroitement.
Elle savait le manier, et en avait déjà tiré un très-bon parti pour sa fortune en suivant quelques-uns de ses conseils. – La lettre qu’elle écrivait lui était adressée. Elle le priait d’aller, en secret et en son nom, demander chez Me Derville communication des actes qui concernaient le colonel Chabert, et après en avoir pris lecture et les avoir copiées dans leurs dispositions les plus essentielles, de venir aussitôt la trouver à sa maison de Groslay.
À peine avait-elle achevé qu’elle entendit dans le corridor le bruit des pas du colonel, qui, tout inquiet, venait la voir.
– Hélas!… dit-elle à haute voix, je voudrais être morte!… Ma situation est intolérable….
– Eh bien! qu’avez-vous donc?… demanda le bonhomme.
– Rien!.. rien!.. dit-elle.
Puis elle se leva, laissa le comte et descendit pour recommander à sa femme de chambre d’aller à Paris, de re56mettre cette lettre elle-même à M. Delbecq, son intendant, et de la lui reprendre après qu’il l’aurait lue afin de la rapporter.
La femme de chambre partit et la comtesse alla s’asseoir sur un banc qui était assez en vue pour que le colonel la trouvât aussitôt qu’il voudrait venir lui parler…
Le comte Chabert la cherchait déjà; il accourut, et s’asseyant près d’elle sur le banc;
– Rosine, lui dit-il, vous avez quelque chagrin?..
Elle ne répondit pas.
La soirée était une de ces soirées magnifiques et calmes dont les secrètes harmonies répandent, au mois de juin, tant de suavité dans les couchers de soleil; l’air était pur, le silence profond; il y avait un peu de fraîcheur, et dans le lointain du parc les voix de quelques enfans ajoutaient une sorte de mélodie aux sublimités du paysage.
– Vous ne me répondez pas? demanda le colonel à sa femme.
– Mon mari… dit la comtesse.
Elle s’arrêta, fit un mouvement et lui demanda en rougissant:
– Comment dirai-je en parlant de M. Ferraud?…
– Nomme-le ton mari, ma pauvre enfant!…. répondit le colonel, avec un délicieux accent de bonté. – C’est le père de tes enfans…
Et le vieux soldat soupira.
– Eh bien! reprit-elle, M. Ferraud me demande ce que je suis venue faire ici…. S’il apprend que je m’y suis renfermée avec un inconnu, que lui dirai-je?…
– Écoutez, monsieur, reprit-elle, en prenant une attitude pleine de dignité, – décidez de mon sort, je suis résignée…
– Ma chère, dit le colonel en s’emparant des mains de sa femme, j’ai résolu de me sacrifier entièrement à votre bonheur…
– Cela est impossible!…. s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement convulsif. – Songez donc que vous devriez alors renoncer à vous-même et d’une manière authentique….
– Comment, dit le colonel, ma parole ne vous suffit-elle pas?…
En ce moment, cette scène eut quelque chose de solennel, et il y avait au fond de ces deux ames le drame le plus épouvantable que l’on puisse imaginer.
Le mot authentique était tombé sur le cœur du vieillard en y réveillant des défiances involontaires; et il jetait sur sa femme un regard noble et calme qui la fit rougir; elle baissa les yeux. Le colonel avait peur de se trouver obligé de la mépriser, tandis que la comtesse craignait d’avoir effarouché la sauvage pudeur, la probité sévère d’un homme dont elle connaissait le caractère généreux, les vertus primitives. – Ces idées étaient seulement en germe chez ces deux êtres, mais elles répandirent un nuage sur leur front.
La bonne harmonie fut cependant rétablie assez promptement entre eux. Un cri d’enfant retentit au loin.
– Jules, laissez votre sœur tranquille!… s’écria la comtesse.
– Quoi! vos enfans sont ici!… dit le colonel.
– Oui… je leur ai défendu de vous importuner.
Le vieux soldat comprit toute la délicatesse de ce procédé, de ce tact de femme, si gracieux, si pudique; et alors, il prit la main de la comtesse et la baisa.
– Qu’ils viennent donc!…
La petite fille accourait pour se plaindre de son frère.
– Maman!…
– Maman!…
– C’est lui qui….
– C’est elle!…
Les mains étaient étendues vers la mère, et les deux voix enfantines se mêlaient. Ce fut un tableau soudain et délicieux!
– Voilà des enfans déshonorés…. Ils ne le savent pas encore!… s’écria la comtesse en retenant ses larmes.
– C’est-y vous qui faites pleurer maman?… dit Jules en jetant un regard de colère au colonel.
– Taisez-vous, Jules!… s’écria la mère d’un air impérieux.
Les deux enfans restèrent debout et silencieux, examinant leur mère et l’étranger avec une curiosité qu’il est impossible d’exprimer par des paroles.
– Oui, s’écria le colonel comme s’il achevait une phrase mentalement commencée, je dois rentrer sous terre…. Je me le suis déjà dit…
– Eh bien! Puis-je accepter un tel sacrifice?… répondit la comtesse. Il y a des hommes qui sont morts pour sauver l’honneur de leur maîtresse; mais ils n’ont donné leur vie qu’une fois; et ici, vous donneriez votre vie tous les jours…. Non, non, cela est impossible…. S’il ne s’agissait que de votre existence, ce ne serait rien; mais signer que vous n’êtes pas le colonel Chabert?… Mais reconnaître que vous êtes un imposteur; votre honneur périrait, car il faudrait commettre un mensonge 57à toute heure du jour…. Songez donc…. Allez, je ne veux pas cela… Sans mes pauvres enfans, je me serais déjà enfuie avec vous au bout du monde….
– Mais, reprit Chabert, est-ce que je ne puis pas vivre ici, dans votre petit pavillon, comme un de vos parens. Je suis usé comme un canon de rebut, il ne me faut qu’un peu de tabac et le Constitutionnel….
La comtesse fondit en larmes.
DE BALZAC.
62LA TRANSACTION.
§ IV.
L’HOSPICE DE LA VIEILLESSE.
(FIN).
Il y eut entre la comtesse Ferraud et le colonel Chabert un combat de générosité dont le soldat sortit vainqueur.
Un soir, en voyant sa femme, ou mieux encore, en voyant une mère au milieu de ses enfans, séduit par les touchantes grâces d’un tableau de famille, au coin du feu, à la campagne, dans l’ombre et le silence, il prit la résolution de rester mort, et, ne s’effrayant plus de l’authenticité d’un acte, il demanda comment il fallait s’y prendre pour assurer irrévocablement le bonheur de cette famille.
– Faites comme vous voudrez! lui répondit la comtesse; mais je vous déclare que je ne me mêlerai en rien de cette affaire!… Je ne le dois pas.
Delbecq était arrivé depuis quelques jours; et, suivant les instructions verbales de la comtesse, l’intendant avait su gagner la confiance du vieux militaire. Le lendemain matin donc, le colonel Chabert partit avec l’ancien avoué pour Saint-Leu-Taverny, où Delbecq avait fait préparer chez le notaire un acte conçu en termes si crus, que le colonel sortit brusquement de l’étude, après en avoir entendu la lecture:
– Mille noms de tonnerre!… je suis un joli coco, après cela!… moi, passer pour un faussaire!… s’écria-t-il.
– Monsieur, lui dit Delbecq, je ne vous conseille pas de signer… À votre place, je tirerais au moins dix mille livres de rente de ce procès-là!… Madame les donnerait.
Le colonel, jetant un regard foudroyant au coquin émérite et emporté par mille sentimens contraires, s’enfuit avec toute la vigueur d’un jeune homme. Il était redevenu défiant; il s’indignait, se calmait; et, toujours courant, il entra dans le parc de Groslay par la brèche d’un mur tombé; puis il alla s’asseoir sous un kiosque d’où l’on découvrait le chemin de Saint-Leu.
Le hasard voulut qu’il vînt à pas lents vers le cabinet pratiqué dans la roche factice sur laquelle était bâti le kiosque; l’allée étant sablée avec cette espèce de terre 63jaunâtre par lequel on remplace le gravier de rivière, la comtesse, qui était assise dans le petit salon de cette espèce de pavillon, n’entendit pas le colonel. Rosine était là dans une grande anxiété. Le visage tourné vers l’allée qui menait à Saint-Leu, elle regardait sur la route, et se trouvait trop préoccupée de la réussite d’une affaire aussi capitale pour faire attention au léger bruit que fit son mari du côté opposé…. Le vieux soldat n’aperçut pas non plus sa femme au-dessus de lui dans le petit pavillon.
– Eh bien! monsieur Delbecq…. À-t-il signé?… demanda la comtesse à son intendant qu’elle vit seul dans le chemin, par-dessus la haie d’un saut de loup.
– Non, madame!… et je ne sais pas ce qu’il est devenu! – Mais le vieux cheval s’est bien cabré!…
Le colonel retrouva toute sa force pour franchir le saut de loup; et, en un clin-d’œil, fut devant le vieil avoué, auquel il appliqua la plus belle paire de soufflets qui jamais ait été reçue sur deux joues de procureur.
– Ajoute que les vieux chevaux savent ruer!… lui dit-il.
Mais, sa colère dissipée, il ne se sentit plus la force de sauter le fossé; il revint vers le kiosque, par la porte du parc, et monta dans le cabinet aérien dont les rosaces de verre offrait la vue de chacune des ravissantes perpectives de la vallée. La comtesse s’était assise sur une chaise, et gardait une contenance pleine de calme. Sa physionomie était impénétrable. Elle s’essuya les yeux comme si elle eût versé des pleurs, et joua par un geste distrait avec le long ruban rose qui servait de ceinture à une robe de percale…
Néanmoins, malgré son assurance, elle ne put s’empêcher de frissonner en voyant devant elle le vénérable et loyal soldat, debout, les bras croisés, la figure pâle, le front sévère.
– Madame!… dit-il après l’avoir regardée fixement pendant un moment, et l’avoir forcée à rougir, madame, je ne vous maudis pas… mais – je – vous – méprise!.. Maintenant, je remercie le hasard qui nous a désunis…. je ne sens pas même un désir de vengeance, car je ne vous aime plus… Je ne veux rien de vous… Vos enfans qui crient et jouent là-bas ne seront point déshonorés…. Vivez tranquille sur la foi de ma parole…. – Elle vaut mieux que le griffonnage de tous les notaires de Paris…. Je ne réclamerai jamais le nom que j’ai peut-être illustré. – Je ne suis plus qu’un pauvre diable nommé Hyacinthe, et qui ne demande qu’une place au soleil… Je vivrai de souvenirs… Adieu….
La comtesse se jeta aux pieds du colonel, et voulut le retenir en lui prenant les mains; mais il la repoussa avec dégoût, en lui disant:
– Laissez-moi!…
La comtesse fit un geste intraduisible en entendant le bruit des pas de son mari; mais avec la profonde perspicacité que donne une haute scélératesse ou le féroce égoïsme de l’amour, elle crut pouvoir vivre en paix sur la promesse de son mari.
Chabert disparut en effet, et pendant long-temps ni l’avoué Derville ni la comtesse ne surent ce qu’il était devenu. Le nourrisseur fit faillite et se mit cocher de cabriolet. Peut-être le colonel, se contentant de peu, s’adonna-t-il à quelque industrie du même genre; ou, semblable à une pierre lancée dans un gouffre, peut-être alla-t-il, de cascade en cascade, s’abîmer parmi cette boue de haillons qui foisonne à travers les rues de Paris…
Six mois après cet événement, Me Derville, n’entendant plus parler ni du colonel Chabert ni de madame la comtesse Ferraud, pensa qu’il était survenu sans doute entre eux une transaction, que, par vengeance, la comtesse avait fait dresser dans une autre étude. Alors un matin, il supputa la somme qu’il avait avancée audit Chabert, y ajouta le coût des actes venus d’Allemagne; et, ne sachant où était son client, il écrivit une lettre fort polie à madame la comtesse Ferraud, en la priant de réclamer à M. le comte Chabert le montant de ces avances.
Le lendemain même il reçut une lettre de son ancien confrère l’intendant du comte Ferraud, qui, avant d’aller se faire installer à B., en qualité de président du tribunal de première instance, lui écrivit ce mot désolant:
Monsieur,
Madame la comtesse Ferraud me charge de vous prévenir que votre client avait complètement abusé de votre confiance, et que l’individu qui disait être le comte Chabert a reconnu avoir induement pris de fausses qualités.
Agréez, etc.
DELBECQ.
– Il y a des cliens, qui sont, ma parole d’honneur, bêtes à manger du foin!… s’écria Derville. Soyez donc humain, généreux, philantrope et – avoué, pour vous faire enfoncer!… Voilà une affaire qui me coûte – nom d’un tonnerre – je ne sais combien!…
Un an après la réception de cette lettre, Derville cherchant au Palais un avocat dont il avait besoin, et le sachant à la police correctionnelle, entra à la sixième chambre au moment où le président condamnait le nommé Hyacinthe à deux mois de prison comme vagabond, et à être 64conduit au dépôt de mendicité de Saint-Denis, sentence qui, selon la jurisprudence des préfets de police, équivaut à une détention perpétuelle.
Au nom d’Hyacinthe, Derville regarda le délinquant assis entre deux gendarmes sur le banc des prévenus, et reconnut, dans la personne du condamné, son faux colonel Chabert.
Le vieux soldat était calme, immobile, presque distrait; mais malgré ses haillons, malgré la misère empreinte dans sa physionomie, elle déposait d’une noble fierté, et son regard avait une expression de stoïcisme qu’un magistrat n’aurait pas dû méconnaître; mais, là, les hommes deviennent des questions de droit ou de fait, comme aux yeux d’un statisticien ils ne sont plus que des unités.
Au moment où le soldat fut reconduit au greffe pour être emmené plus tard avec la fournée de vagabonds en train d’être jugée, Derville, usant du privilège des avoués, l’accompagna au greffe, et l’y contempla un moment parmi des mendians assez curieux. Cette salle offrait un de ces spectacles journaliers au Palais, mais que malheureusement ni les législateurs, ni les philantropes, ni les peintres, ni les écrivains ne viennent étudier. – Cette antichambre du greffe était, comme tous les laboratoires de chicane, une pièce obscure et puante, autour de laquelle il y avait des bancs de bois noircis par le séjour perpétuel des malheureux qui viennent du fond de toutes leurs misères à ce rendez-vous momentané, auquel pas un d’eux ne manque une fois dans sa vie…. Un poète vous dirait que le jour à honte d’éclairer ce terrible égout, par lequel passent tant d’infortunes!… Il n’y a pas une seule place où ne se soit assis quelque crime en germe, pas d’endroit où ne se soit rencontré quelque homme qui, désespéré par la légère flétrissure que la justice avait imprimée à sa première faute, n’ait commencé une existence au bout de laquelle se dressait la guillotine!… Tous ceux qui tombent sur le pavé de Paris rebondissent là!.. La justification des nombreux suicides est d’avance écrite sur ces murailles jaunâtres. – Cette antichambre est comme la préface soit de la Morgue, soit de la place de Grève…
En ce moment le colonel Chabert s’assit au milieu de ces hommes à faces énergiques, vêtus des horribles livrées de la misère, silencieux par intervalles, ou causant à voix basse, car il y avait trois gendarmes de faction qui se promenaient en faisant retentir leurs sabres sur le plancher…
– Me reconnaissez-vous?… dit Me Derville au vieux soldat en se plaçant devant lui.
– Oui, monsieur!… répondit Chabert en se levant.
– Si vous êtes un honnête homme, reprit Derville à voix basse, comment avez-vous pu rester mon débiteur?…
Le vieux soldat rougit comme aurait pu le faire une jeune fille accusée par sa mère d’un amour clandestin.
– Quoi! madame Ferraud ne vous a pas payé!…. s’écria-t-il à haute voix.
– Payé!… payé!… dit Derville. Elle m’a écrit que vous étiez un intrigant!…
Le colonel leva les yeux au plafond, comme pour en appeler au ciel, par un mouvement sublime d’horreur, de désespoir et d’imprécation.
– Monsieur, dit-il d’une voix calme à force d’altération, obtenez des gendarmes la faveur de me laisser entrer au greffe; je vais vous signer un mandat qui sera certainement acquitté….
Sur un mot dit par l’avoué au brigadier, il lui fut permis d’emmener son client dans le greffe. – Hyacinthe écrivit quelques lignes, cacheta la lettre et l’adressa à la comtesse Ferraud.
– Envoyez cela chez elle, dit le soldat, et vous serez soldé.
– Monsieur, reprit-il après un légère pause, croyez que si je ne vous ai pas témoigné la reconnaissance que je vous dois pour vos bons offices, elle n’en est pas moins là, – et il mit la main sur son cœur, – elle est là, pleine et entière; mais que peuvent les malheureux?…
– Comment, lui dit Derville, n’avez-vous pas stipulé quelque rente?…
– Ne me parlez pas de cela! répondit le vieux militaire. – Si vous saviez quel est mon mépris pour cette vie extérieure, à laquelle tiennent la plupart des hommes… Quand je pense que Napoléon est à Sainte-Hélène!… tandis que je roule à travers ce Paris, qu’il a fait si grand!… Je ne puis plus être soldat!… Voilà tout mon malheur… Enfin, ajouta-t-il en faisant un geste plein d’enfantillage, il vaut mieux avoir du luxe dans ses sentimens que sur ses habits…. – Je ne crains le mépris de personne.
Et le colonel alla se remettre sur son banc. Derville sortit. Quand il revint à son étude, il envoya son maître-clerc chez la comtesse Ferraud, qui, à la lecture de la lettre, fit immédiatement payer la somme due à Me Derville.
CONCLUSION.
En 1830, au milieu du mois de juillet, j’allais à Ris, en compagnie d’un ancien avoué. Lorsque nous parvînmes à l’avenue qui conduit de la grande route à Bicêtre, nous vîmes, sous un des ormes du chemin, un de ces 63vieux pauvres chenus et cassés qui ont obtenu le bâton de maréchal des mendians, en vivant à Bicêtre comme les vieilles femmes indigentes vivent à la Salpêtrière.
Ce malheureux, l’un des deux mille logés dans l’Hospice de la Vieillesse, était assis sur une borne et paraissait concentrer toute son intelligence dans une opération bien connue des invalides, et qui consiste à faire sécher au soleil le tabac de leurs mouchoirs, pour éviter de les blanchir, peut-être.
Ce vieillard avait une physionomie attachante. Il était vêtu de cette robe en drap rougeâtre que l’hospice accorde à ses hôtes, espèce de livrée horrible….
– Tenez, Derville…. dis-je à mon compagnon de voyage, voyez donc ce vieux…. Ne ressemble-t-il pas à ces bons hommes en chocolat que vendent les confiseurs.. Et cela vit!… Il est heureux, peut-être!…
Derville prit son lorgnon, regarda le pauvre, et après avoir laissé échapper un mouvement de surprise:
– Ce vieux là… dit-il, c’est tout un poème!…
Nous passâmes rapidement.
– As-tu rencontré quelquefois la comtesse Ferraud?.. reprit brusquement Derville.
– Oui, c’est une femme d’esprit et très-agréable…
– Ce vieux bicêtrien est son mari légitime! – Le comte Chabert, l’ancien colonel….. Elle l’a sans doute fait placer là….. Et il est dans cet hospice au lieu d’habiter un hôtel, uniquement pour avoir rappelé à la jolie comtesse Ferraud quelques défauts secrets, et son ancien état de femme de chambre!… Je me souviens encore du regard de tigre qu’elle lui a jeté en ce moment-là….
Ayant témoigné quelque étonnement à ce début, Derville me raconta l’histoire qui précède, mais avec une foule de détails et avec un talent de narration qui ne m’a pas été inutile.
Au retour, le lendemain, en jetant un coup d’œil sur Bicêtre, je proposai à Derville d’y aller voir le colonel Chabert.
Nous nous dirigeâmes donc par l’avenue; mais, à moitié chemin, nous trouvâmes le vieillard assis sur la souche d’un arbre abattu.
Ce malheureux tenait à la main un bâton et s’amusait à faire des raies sur le sable….. En le regardant attentivement, nous aperçûmes qu’il venait de déjeuner certainement autre part qu’à l’établissement.
– Bonjour, colonel Chabert!… lui dit Derville.
– Je me nomme Hyacinthe!… répondit le vieillard; je suis le numéro 164, septième salle…
Et il regarda Derville avec une anxiété peureuse, avec une crainte de vieillard et d’enfant.
– Vous allez voir le condamné à mort!… nous dit-il après un moment de silence. Il n’est pas marié…
– Pauvre homme!… dit Derville. Voulez-vous de l’argent pour acheter du tabac?…
Le colonel tendit avidemment la main avec toute la naïveté d’un gamin de Paris.
Nous lui donnâmes chacun une pièce de cent sous, et il nous remercia par un regard stupide, en disant:
– Braves troupiers!…
Il se mit au port d’armes, puis il feignit de nous coucher en joue, et cria en souriant:
– Feu!…
Et il décrivit avec sa canne une arabesque imaginaire.
– Le genre de sa blessure l’aura fait tomber en enfance, dit Derville.
– Lui, en enfance!… s’écria un vieux bicêtrien qui nous regardait. Ah! il y a des jours où il ne faut pas lui marcher sur le pied!… C’est un vieux malin plein de philosophie et d’imagination; mais aujourd’hui… – il a fait le lundi…. Monsieur, en 1818, il était déjà ici… Pour lors, un officier prussien, dont la calèche montait la côte de Villejuif, vint à passer à pied; et nous étions nous deux, Hyacinthe et moi, sur le bord de la route. Cet officier causait en marchant avec un autre, un Russe, ou quelque animal de la même espèce, lorsqu’en voyant l’ancien il dit: – Voilà un vieux voltigeur qui était à Rosbach!… – J’étais trop jeune pour y être, lui répondit-il; mais j’ai été assez vieux pour me trouver à Iéna!…
– Pour lors le Prussien a filé, sans faire d’autres questions.
– Quelle destinée!… m’écriai-je. Sorti de l’hospice des Enfans-Trouvés, il revient mourir à l’Hospice de la Vieillesse, après avoir, dans l’intervalle, aidé Napoléon à conquérir l’Égypte et l’Europe.
DE BALZAC.
§Ier.
SCÈNE D’ÉTUDE.
– Allons! voilà encore le vieux carrik qui monte ici!…
Ayant dit, le petit clerc de l’étude fit une boulette avec la mie du morceau de pain dans lequel il mordait, et la lança, par un vagistas, sur le chapeau d’un inconnu qui traversait la cour d’une maison située rue Vivienne, où demeurait Me Derville, avoué.
– Le patron vient de se coucher, il n’y est pour personne!… répondit le premier clerc en achevant l’addition d’un mémoire de frais.
– Quel tour pourrions-nous jouer à ce chinois-là?… dit à voix basse le troisième clerc, en s’arrêtant au milieu du plus faux raisonnement d’une requête dont il improvisait la minute, et qu’il écrivait en la dictant à trois néophytes venus de province, lesquels en faisaient les copies.
Il continua sa dictée:
… Mais, dans sa haute sagesse, S. M. Louis XVIII, en reprenant les rênes de son royaume, comprit…
(Qu’est-ce qu’il comprit?…)
…La haute mission de son règne, et répara toutes les infortunes de ses fidèles serviteurs, en leur restituant tous leurs biens non vendus, par la fameuse et loyale ordonnance rendue en…
– Attendez, dit-il aux trois clercs; cette scélérate de phrase a rempli la page…
– Eh bien!… reprit-il en mouillant le dos du cahier pour tourner la page la plus épaisse de son papier timbré; eh bien! quelle farce avez-vous trouvée?
– Il faut lui dire que le patron ne peut parler à ses cliens qu’entre deux et trois heures du matin… Nous verrons s’il viendra, le vieux malfaiteur!…
Tel fut l’avis du quatrième clerc.
Puis, le troisième clerc reprit la phrase commencée:
– Rendue en…. Y êtes-vous?….
– Oui!… crièrent les trois copistes.
Tout marchait à la fois, la requête, la causerie et la conspiration!….
– Rendue en… hein? quelle est la date de l’ordonnance? il faut mettre les points sur les i… Cela fait des pages.
– Juin 1814!… dit le premier clerc sans interrompre son travail.
Trois coups frappés à la porte de l’étude interrompirent la phrase de la requête prolixe; et six clercs bien endentés, aux yeux vifs et railleurs, aux têtes crépues, levèrent le nez vers la porte, après avoir tous crié brusquement d’une voix de chantre:
– Entrez!…
Le premier clerc seul resta la face ensevelie dans un monceau d’actes, nommés broutille en style de palais, et continua de dresser le mémoire de frais…
L’étude était une grande pièce ornée du poële classique dont tous les antres de la chicane sont garnis; les tuyaux traversaient diagonalement la chambre, et rejoignaient une cheminée condamnée, sur le marbre de laquelle il y avait divers morceaux de pain, des angles de fromage de Brie, des côtelettes de porc frais, des verres et des bouteilles, puis la tasse de chocolat du maître-clerc.
L’odeur de ces comestibles s’amalgamait si bien avec la puanteur du poële trop chauffé, avec la senteur particulière aux bureaux et aux paperasses, que le parfum d’un renard n’aurait pas pu dominer celui de l’étude. Le 28plancher était déjà couvert de boue et de neige apportées par les clercs.
Le saute-ruisseau mangeait en humant l’air frais de la cour par le vasistas, et se reposait debout à la manière des chevaux de coucous.
Près de la fenêtre se trouvait le secrétaire à cylindre du principal, auquel la petite table destinée au second clerc était adossée; mais celui-ci faisait le palais. Il était de huit à neuf heures du matin.
L’étude avait pour tout ornement ces grandes affiches jaunes, annonçant des saisies immobilières, ventes, etc., la gloire des études!… Les vitres de la croisée étant sales laissaient passer peu de jour; d’ailleurs, au mois de février il y a très-peu d’études, à Paris, où l’on puisse lire sans le secours d’une lampe; bref, dans celle-ci tout était sombre, noir, gras, et repoussait le plaideur. S’il n’y avait pas des sacristies humides où les prières se pèsent et se paient comme des épices, s’il n’y avait pas des magasins de revendeuses où flottent des guenilles, une étude d’avoué serait la plus horrible poésie de local, offerte par notre société. Les avoués n’ont pas voulu suivre les progrès d’élégance qui nous ont valu les inodores, et les études sont restées poudreuses comme de vieux confessionnaux et sales comme des boutiques de barbier; il est vrai qu’on y saigne et qu’on y confesse les plaideurs…
– Où est mon canif?
– Je déjeune!…
– Va te faire lanlaire!…. voilà un pâté sur la requête!…
Chît! messieurs…
Ces diverses exclamations partirent à la fois au moment où le plaideur à vieux carrik, ayant fermé la porte avec l’attention d’un homme malheureux, chercha quelques symptômes de politesse sur les visages inexorables et indifférens des six clercs. Accoutumé sans doute à juger les hommes, il s’adressa fort humblement au petit clerc, espérant que ce souffre-douleur aurait de la pitié.
– Monsieur, votre patron est-il visible?…
Le malicieux saute-ruisseau ne répondit au pauvre homme qu’en se donnant avec les doigts de sa main gauche de petits coups répétés sur l’oreille, comme pour lui dire:
– Je suis sourd!…
– Que souhaitez-vous, monsieur? demanda le quatrième clerc, en avalant une bouchée de pain avec laquelle on eût pu charger une pièce de quatre, en brandissant son couteau, en croisant ses jambes et tenant à la hauteur de l’œil le pied qui se trouvait en dessus.
– Je viens ici, monsieur, pour la cinquième fois… répondit le patient; je souhaite parler à Me Derville.
– Est-ce une affaire?…
– Oui, mais je ne puis l’expliquer qu’à monsieur…
– Le patron dort… Si vous désirez le consulter sur quelques difficultés, il ne travaille sérieusement qu’à minuit… Mais, si vous vouliez nous dire votre cause, nous pourrions, tout aussi bien que lui, vous….
Le pauvre plaideur resta impassible. Il se mit à regarder modestement autour de lui, comme un chien qui se glisse dans une cuisine en craignant les coups; mais les clercs, qui, par une grace de leur état, n’ont jamais peur des voleurs, ne soupçonnèrent point l’homme au carrik, et le laissèrent observer le local, où il cherchait un siége; car le vieillard était horriblement fatigué.
– Monsieur, dit-il, en ne trouvant ni chaise pour s’asseoir, ni visage amical pour se consoler, j’ai déjà eu l’honneur de vous prévenir que je ne pouvais dire mon affaire qu’à M. Derville… Je vais attendre son lever…
Le principal clerc, ayant fini son addition, et sentant l’odeur de son chocolat, quitta son fauteuil de canne, vint à la cheminée, toisa le vieil homme, regarda le carrik, fit une grimace indescriptible; et, pensant probablement que si on tordait le client on n’en tirerait pas un centime, il intervint par une parole brève:
– Ils vous disent la vérité, monsieur!.. Le patron ne travaille que pendant la nuit…. Si votre affaire est grave, je vous conseille de revenir à une heure du matin…
Le plaideur regarda stupidement le maître-clerc, et demeura pendant un moment immobile.
Habitués à tous les changemens de physionomie et aux singuliers caprices produits par l’indécision ou la rêverie qui caractérisent les gens processifs, les clercs continuèrent à manger, en faisant autant de bruit avec leurs mâchoires que des chevaux au râtelier, ne s’inquiétant plus du vieillard.
– Monsieur, je viendrai ce soir!… dit enfin celui-ci, voulant, avec cette tenacité particulière aux gens malheureux, prendre en défaut l’humanité. La seule épigramme permise à la misère est d’obliger la justice et la bienfaisance à des dénis injustes. Quand les malheureux ont convaincu la société de mensonge, ils croient mieux en Dieu!…
– En voilà un crâne!… dit le petit clerc sans attendre que le vieillard eût fermé la porte.
– Il a l’air d’un déterré! reprit le dernier clerc.
– C’est un colonel qui réclame un arriéré, dit le premier clerc…
– Non, c’est un ancien concierge, dit le troisième clerc.
– Parions qu’il est noble, s’écria le maître-clerc.
– Je parie qu’il a été portier, répliqua le troisième 29clercs. Il n’y a que les portiers capables d’avoir des carriks usés, huileux et déchiquetés par le bas comme l’est celui de ce vieux bonhomme! Vous n’avez donc vu ni ses bottes éculées qui prennent l’eau, ni sa cravatte qui lui sert de chemise… il a couché sous les ponts.
– Il pourrait être noble et avoir tiré le cordon, s’écria le quatrième clerc.
– Non, reprit le principal clerc au milieu des rires, je soutiens qu’il a été brasseur en 1789, et colonel sous la république.
– Ah! je parie le spectacle pour tout le monde qu’il n’a pas été soldat! dit le troisième clerc.
– Cela va! cria le principal.
– Monsieur! monsieur! cria le petit clerc en ouvrant la fenêtre.
– Que fais-tu, Simonin? demanda le troisième clerc.
– Je l’appelle pour lui demander s’il est colonel ou portier!… Il doit le savoir, lui.
Tous les clercs pouffèrent de rire.
Le pauvre vieillard remontait.
– Qu’allons-nous lui dire?… s’écria le troisième clerc.
– Laissez-moi faire! répondit le principal.
– Monsieur, dit-il au vieil incurable, au moment où celui-ci entra timidement en baissant les yeux, peut-être pour ne pas révéler sa faim en regardant avec trop d’avidité les comestibles; monsieur, voulez-vous avoir la complaisance de nous donner votre nom, afin que le patron sache si?…..
– Chabert!…
– Ce n’est pas le colonel mort à Eylau?… demanda un clerc qui n’avait encore rien dit, mais qui était jaloux d’ajouter une raillerie à toutes les autres.
– Si, monsieur, c’est lui-même!… répondit le bonhomme avec une simplicité antique.
Et il se retira.
– Chouit!… dégommé!… puff!… oh!… ah!… Bâoud!… Ah, le vieux!… C’est drôle!
Ce fut un torrent de cris, de rires et d’exclamations.
– À quel théâtre irons-nous?…
– À l’Opéra!… s’écria le principal.
– D’abord, reprit le troisième clerc, le théâtre n’a pas été désigné, je puis, si je veux vous mener à l’Ambigu-Comique; mais il n’est pas prouvé que ce vieux singe ne se soit pas moqué de nous….. En conscience, le colonel Chabert est mort, sa femme est mariée au comte Ferrand, conseiller d’état… Elle est cliente de l’étude!
– La cause est remise à demain!….. dit le premier clerc. À l’ouvrage, messieurs!… Sac à papier! l’on ne fait rien ici…
– Si c’eût été le colonel Chabert, est-ce qu’il n’aurait pas chaussé le bout de son pied dans le postérieur de ce farceur de Simonin quand il a fait le sourd?… dit le quatrième clerc, regardant cette observation comme plus concluante que celle du troisième clerc.
– Puisque rien n’est décidé, reprit le principal, convenons d’aller aux premières loges des Français voir Talma dans Néron. Simonin ira au parterre…
Là-dessus, le premier clerc s’assit à son bureau; chacun l’imita, et les plumes recommencèrent à crier sur le papier timbré…
Tels sont les plaisirs qui, plus tard, nous font dire en pensant à notre jeunesse: C’était le bon temps!…
§II.
LA RÉSURRÉCTION.
Vers une heure du matin, le susdit colonel Chabert vint frapper à la porte de Me Derville, lequel était avoué près le tribunal de 1re instance du département de la Seine. Le portier ayant répondu au solliciteur que Me Derville n’était pas rentré, le vieillard allégua un rendez-vous, monta chez ce célèbre légiste, qui, malgré sa jeunesse, passait pour une des plus fortes têtes qu’il y eût au palais; il sonna, et ne fut pas médiocrement étonné de trouver le premier clerc occupé à ranger, sur la table de la salle à manger, les dossiers des affaires qui venaient le lendemain, en ordre utile.
Le clerc, non moins étonné, salua le colonel, le pria de s’asseoir sur une chaise; ce que fit le plaideur.
– Ma foi, monsieur, j’ai cru que vous plaisantiez hier en m’indiquant une heure aussi matinale pour un rendez-vous, dit le vieillard avec une fausse gaieté, la gaieté d’un homme malheureux qui s’efforce de sourire.
– Les clercs plaisantaient et disaient vrai tout ensemble! reprit le principal en continuant son travail. Me Derville, soit par habitude, soit par manie, a choisi cette heure pour examiner ses causes, en résumer les moyens, en ordonner la conduite et en disposer les défenses. – Il semble que son intelligence prodigieuse ne se déploie qu’en ce moment. Il veut être seul, au sein d’un profond silence. Vous êtes, depuis six ans, le troisième exemple d’une consultation faite à cette heure nocturne; il désire que le secret soit gardé sur sa manière de travailler. – Après être rentré, il discutera chaque chose, lira tout, passera peut-être quatre ou cinq heures à sa besogne, puis il me sonnera et m’expliquera ses intentions. – Pendant le jour, il écoute ses cliens; le soir, il pense à ses procès au milieu du monde; il m’a dit avoir trouvé ses meilleures idées en causant et riant. – Voilà sa vie. – Elle est singulièrement active; aussi gagne-t-il beaucoup d’argent.
30Le vieillard resta silencieux, et sa figure bizarre avait pris une expression si dépourvue d’intelligence, que le clerc, surpris, ne s’en occupa plus après l’avoir regardé.
Quelques instans après, Me Derville rentra. Son maître-clerc ouvrit la porte, et se remit à achever un classement de pièces. Le jeune avoué, mis fort élégamment, et en costume de bal, demeura pendant un moment debout, stupéfait de voir dans le clair-obscur le singulier client qui l’attendait.
Le colonel Chabert était aussi parfaitement immobile que peut l’être une figure en cire du cabinet de Curtius; mais cette immobilité n’aurait peut-être pas été un sujet d’étonnement si elle n’eût pas complété le spectacle surnaturel que présentait l’ensemble du personnage. L’homme était sec et maigre; ses yeux, au lieu d’avoir de l’éclat ou de briller, paraissaient couverts d’une taie transparente; vous eussiez dit de la nacre sale, mais dont les reflets bleuâtres chatoyaient à la lueur des bougies. Le visage pâle, livide, et en lame de couteau, s’il est permis d’employer cette expression vulgaire, semblait mort. Le col était serré par une méchante cravate de soie noire; et l’ombre cachant le corps à partir de la ligne brune que décrivait ce haillon, un homme d’imagination aurait pu prendre cette vieille tête pour quelque silhouette due au hasard. C’était un tableau de Rembrandt sans cadre. Les bords du chapeau dont le front du vieillard était couvert projetaient un sillon noir sur le haut du visage; et cet effet, tout naturel, mais bizarre, faisait ressortir par la brusquerie des contrastes les rides blanches, les sinuosités froides, les sentimens décolorés de cette physionomie cadavéreuse. Enfin l’absence de tout mouvement dans le corps, de toute chaleur dans le regard, s’accordait avec une certaine expression de démence triste, avec les dégradans symptômes qui caractérisent l’idiot, répandus sur cette figure, pour en faire je ne sais quoi de funeste qui ne saurait trouver de nom dans les langages humains…
Mais pour un observateur, et surtout pour un avoué, il y avait de plus chez cet homme creusé, flétri, il y avait dans ce débris de vie, les signes d’une douleur profonde, les indices d’une misère qui avait usé l’ame de ce visage jadis beau, comme les gouttes d’eau tombées du ciel défigurent à la longue quelque marbre magnifique….. Un médecin, un auteur, un magistrat, eussent pressenti tout un drame à l’aspect de cette sublime horreur, dont le moindre mérite était de ressembler aux fantaisies impossibles, fantastiquement dessinées par les peintres, au bord de leurs pierres lithographiques, pendant qu’ils causent avec leurs amis….
En voyant l’avoué, le vieillard tressaillit par des mouvemens convulsifs semblables à ceux qui échappent aux poètes, quand un craquement vient les détourner d’une rêverie féconde, au milieu du silence et de la nuit. L’inconnu se découvrit promptement, et se leva pour saluer le jeune homme; mais sa perruque, étant probablement collée au cuir gras qui garnissait l’intérieur de son chapeau, y resta; et, sans le savoir, le colonel montra tout-à-coup un crâne horriblement mutilé. Une cicatrice transversale, formant une couture saillante, prenait sur l’occiput et venait mourir à l’œil droit….. Les boucles de la perruque dissimulaient cette ancienne blessure, par suite de laquelle la tête avait dû être profondément ouverte….
Ni l’avoué ni son clerc n’eurent envie de rire, tant ce crâne fendu était épouvantable à voir; vous eussiez dit un supplicié debout sans sa tête; car la première pensée que suggérait l’aspect de cette blessure était celle-ci: – Là-dessous, il n’y a plus d’intelligence!…
– Si ce n’est pas le colonel Chabert, c’est toujours un fier troupier!.. pensa le principal clerc.
– Monsieur, lui dit Me Derville, à qui ai-je l’honneur de parler…
– Au colonel Chabert… celui qui est mort à Eylau,.. répondit le vieillard.
En entendant cette singulière phrase, les deux hommes de chicane se jetèrent un regard qui signifiait: – C’est un fou…
– Monsieur, reprit le colonel, je désirerais ne confier le secret de ma situation qu’à vous…..
Une chose digne de remarque est l’intrépidité naturelle aux avoués. Soit habitude de recevoir un grand nombre de personnes, soit par un profond sentiment de la protection légale, soit confiance en leur ministère, ils entrent, comme les prêtres et les médecins, partout, sans rien craindre… C’est le courage civil.
Me Derville fit un signe à son clerc, et celui-ci disparut.
– Monsieur, reprit l’avoué, pendant le jour je ne compte jamais les instans; mais, au milieu de la nuit, les minutes me sont précieuses, soyez bref et concis; je vous demanderai moi-même les éclaircissemens sur les points qui me sembleront obscurs. Allez!…
Et le jeune homme, faisant rasseoir son singulier client, s’assit lui-même au bord de la table, en lisant les dossiers et prêtant tout à la fois son attention au discours du feu colonel; mais il quitta bientôt ses procédures.
– Monsieur, dit le défunt, vous savez peut-être que je commandais un régiment de cavalerie à Eylau. J’ai été pour beaucoup dans le succès de la célèbre charge que fit Murat. Ceci est un fait historique, malheureusement consigné pour moi dans les Victoires et Conquêtes; car ma mort y est rapportée en détail. Nous fendîmes en deux les trois lignes russes, qui se reformèrent, et nous fûmes obligés de les retraverser en sens contraire. Lorsque nous 31eûmes dispersé les Russes, et, au moment où nous revenions vers l’empereur, je rencontrai un gros de cavalerie ennemie. – Je me précipitai sur ces entêtés-là; mais deux officiers, deux vrais géans, m’attaquèrent à la fois et me partagèrent le crâne; je tombai de cheval; Murat voulut venir à mon secours; il me passa sur le corps lui et tout son monde, 3,000 hommes. Excusez du peu!…. Ma mort fut annoncée à l’empereur; par prudence, car il m’aimait un peu, le patron, il voulut savoir s’il n’y aurait pas quelque chance de sauver l’homme auquel il était redevable de cette vigoureuse attaque, et il envoya, pour me reconnaître et me rapporter aux ambulances, deux chirurgiens, en leur disant, peut-être négligemment: – "Allez donc voir si, par hasard, ce pauvre Chabert vit encore?… "
Mais, ces s….. chirurgiens, sachant que j’avais été foulé par les pieds des chevaux de deux régimens furieux, vinrent ou ne vinrent pas me tâter le pouls; ils dirent que j’étais bien mort, et l’acte de mon décès fut probablement dressé d’après les règles établies par la jurisprudence militaire…..
En entendant son client s’exprimer avec une lucidité parfaite, et raconter des faits au moins étranges, le jeune avoué posa son coude gauche sur la table, se mit la tête dans la main; et, regardant le colonel:
– Savez-vous, monsieur, dit-il, que je suis l’avoué de la comtesse Ferrand, veuve du colonel Chabert.
– Ma femme!… – Oui, monsieur. – Aussi, après cent démarches infructueuses chez des gens de loi qui m’ont tous pris pour un fou, je me suis déterminé à venir vous trouver… Je vous parlerai de mes malheurs plus tard… Laissez-moi vous établir les faits, et vous les expliquer comme je les ai conçus; car je suis obligé, par bien des circonstances qui ne doivent être connues que du père éternel, d’en présenter plusieurs comme des hypothèses.
– Probablement donc, monsieur, les blessures que j’ai reçues auront produit un tétanos ou m’auront mis dans une crise analogue à une maladie nommée catalepsie; car j’ai été dépouillé suivant l’usage, je suis resté nu comme un ver, et les gens chargés d’enterrer les morts m’ont enseveli….
– Permettez-moi de placer un détail que je n’ai pu connaître que postérieurement à l’événement qu’il faut bien appeler ma mort…..
– J’ai rencontré à Stuttgard un ancien maréchal-des-logis de mon régiment; ce cher homme, le seul qui ait voulu me reconnaître, et dont je vous parlerai tout-à-l’heure, m’a expliqué le phénomène de ma conservation, en me disant que j’étais tombé sous mon cheval. Mon cheval reçut un boulet dans le flanc au moment où les Russes me saignèrent…. La bête et le cavalier s’abattirent comme des capucins de cartes… Il paraît que je me serai renversé, soit à droite, soit à gauche, et que le corps du cheval m’aura couvert totalement.
Lorsque je revins à moi, monsieur, j’étais dans une position, dans une atmosphère, dont je ne vous donnerais pas une idée en vous en parlant jusqu’à demain. – L’air que je respirais était chaud et méphitique. – Je voulus me mouvoir et ne trouvai point d’espace….. En ouvrant les yeux je ne vis rien. La rareté de l’air fut le fait prédominant auquel je dus une idée saine: je compris que je n’avais pas d’air, j’allais mourir asphyxié. – Cette pensée m’ôta le sentiment d’une douleur inexprimable par laquelle j’avais été réveillé…. Mes oreilles tintèrent violemment; et j’entendis, ou crus entendre, car je ne veux rien affirmer, des gémissemens qui sortaient des entrailles du matelas de cadavres sur lequel je gisais….
Quoique la mémoire de ces momens soit bien ténébreuse, et que mes souvenirs soient confus; malgré les impressions de souffrances encore plus profondes que je devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je crois entendre ces soupirs étouffés… Mais il y a eu quelque chose de plus horrible que tout cela, c’est un silence que je n’ai jamais retrouvé… – Un point d’orgue fini, monsieur! – le vrai silence du tombeau….
Enfin, en levant les mains, en tâtant les morts, je reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain supérieur; alors je mesurai l’espace qui m’avait été laissé par un hasard dont j’ignorais la cause. – Il paraît, grâce à l’insouciance ou à la précipitation avec laquelle on nous avait jetés pêle-mêle, colonels et soldats, que deux morts s’étaient croisés au-dessus de moi de manière à décrire un angle semblable à celui de deux cartes mises l’une contre l’autre, par un enfant qui veut faire un château. – Je rencontrai, en furetant avec une promptitude indicible, car il ne fallait pas flaner, je fis donc la rencontre d’un bras qui heureusement ne tenait à rien, le digne bras d’un Hercule, un bon os auquel je dus mon salut. – Sans ce secours inespéré je périssais! – Mais avec une rage bien conditionnée, je me mis à tracasser les cadavres qui me séparaient de la couche de terre, sans doute jetée sur nous….. je dis nous comme s’il y eût eu des vivans…. J’y allai ferme, monsieur, et je ne sais pas encore comment j’ai pu parvenir à percer le dôme de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi; mais j’avais trois bras… et mon levier en jouant rude me livrait toujours un peu de l’air qui se trouvait entre les cadavres que je déplaçais… Aussi je ménageais mes aspirations…..
Enfin je vis le jour…. mais à travers la neige, monsieur!!! En ce moment je m’aperçus que j’avais la tête ouverte; heureusement, les débris de ma tête, ceux des camarades et de mon cheval, que sais-je! m’avaient 32comme enduit d’un emplâtre naturel. – Quand mon crâne toucha la neige, je m’évanouis; cependant, la chaleur fit fondre autour de moi un petit rond par lequel je criai pendant deux heures, aussitôt que j’eus recouvré la parole. – Et lorsque je revins à moi, le soleil se levait… Je me haussais en faisant de mes pieds un ressort dont le point d’appui était sur les autres, qui avaient les reins solides…. D’ailleurs quand j’aurais eu du respect humain!… c’eût été de la niaiserie… Bref, monsieur, il n’y eut qu’une femme assez hardie pour venir voir ma tête qui n’avait guère poussé que comme un champignon… J’eus la douleur, si le mot peut rendre ma rage, de voir pendant long-temps, – oh! oui, long-temps, – ces s….. Allemands se sauver en entendant une voix et n’apercevant point d’homme. – Je fus donc dégagé, puis transporté par cette femme et son mari dans une barraque de bois…
Il paraît que j’eus une rechute de tétanos, passez-moi cette expression pour vous peindre un état dont je n’ai nulle idée, mais que j’ai jugé, sur les dires de mes hôtes, devoir être voisin de la catalepsie….
Je suis resté six mois entre la vie et la mort, ne parlant pas, ou déraisonnant quand je parlais….. Enfin mes hôtes me firent admettre à l’hôpital de Kreislaw.
Vous comprenez, monsieur, que j’étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère; en sorte que quand, dix mois après, je me souvins d’avoir été le colonel Chabert, et que, reprenant mes idées, je priai ma garde de me respecter, tous mes voisins se mirent à rire…
Cependant, le chirurgien, heureusement pour moi, avait répondu, par amour-propre, de ma guérison; et, lorsque je lui parlai d’une manière suivie de mon ancienne existence, il fit constater, dans les formes juridiques voulues par le droit du pays, la fosse d’où je m’étais extrait; le jour et l’heure où j’avais été trouvé par ma bienfaitrice et par son mari; le genre et la position exacte de mes blessures, ma taille, et joignit une description de ma personne à ces différens procès-verbaux…..
Eh bien! monsieur, je n’ai ni ces pièces importantes, ni la déclaration que j’ai faite chez un notaire de cette ville pour établir mon identité!
Depuis le jour où je fus chassé de Kreislaw par les événemens de la guerre, j’ai constamment erré comme un vagabond, mendiant mon pain, traité de fou lorsque je racontais mon aventure, et n’ayant pas un sou pour faire lever les actes qui peuvent appuyer mes prétentions… – Souvent, j’ai été arrêté par mes douleurs qui me retenaient malade et souffrant pendant des trimestres entiers dans de petites villes où l’on prodiguait des soins à l’homme agonisant, mais où l’on riait au nez de cet homme dès qu’il voulait être le colonel Chabert… Long-temps la fureur à laquelle j’étais en proie me nuisit et fut cause que l’on m’enferma comme fou à Stuttgard…. Jugez s’il n’y avait pas dans mon récit dix mille raisons d’enfermer un homme!
Après deux ans de détention que je fus obligé de subir, et après avoir entendu dire mille fois à mes gardiens:
– Voilà un pauvre homme qui croit être le colonel Chabert!…
Je fus convaincu de l’impossibilité de ma propre aventure…… je devins triste, résigné, tranquille; et, comme je ne voulais plus être le colonel Chabert afin de sortir de prison et de revoir la France!.. Oh! monsieur, revoir Paris!… c’était un délire…
À cette phrase inachevée le colonel Chabert tomba dans une rêverie profonde, dont Me Derville respecta les mystères….
– Monsieur, un beau jour, un jour de printemps, on me donna la clef des champs et dix thalers, sous prétexte que je parlais très-sensément sur toutes sortes de sujets et que je ne disais plus être le colonel Chabert. – Ma foi, à cette époque, et encore aujourd’hui, il y eut en effet des momens où mon nom me fut désagréable… Je voudrais n’être pas moi. Si ma maladie m’avait ôté tout souvenir de mon existence passée, j’aurais été heureux!.. Le sentiment de mes droits me tue…. J’eusse repris du service sous un nom quelconque, et qui sait si je ne serais pas devenu feld-maréchal?…
– Monsieur, dit l’avoué, vous me brouillez toutes mes idées!.. Je crois rêver en vous écoutant. De grâce, arrêtons-nous un moment….
– Vous êtes, dit le colonel d’un air mélancolique, la première personne qui m’ait écouté avec tant de patience.
–Vous n’ êtes pas tout-à-fait incrédule… Aucun homme de loi n’a voulu m’avancer dix napoléons afin de faire venir d’Allemagne les pièces nécessaires pour commencer mon procès….
– Quel procès? dit l’avoué qui avait oublié tout.
– Comment, monsieur, la comtesse Ferrand est ma femme, et possède trente mille livres de rente qui m’appartiennent!….. Quand je dis cela à des avoués, à des hommes de bon sens, et que je parle de plaider contre un acte de décès, un acte de mariage et des actes de naissance…. ils éclatent de rire….. J’ai été enterré sous des morts; mais, maintenant, je suis enterré sous des vivans, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre!.. Merci!..
– Monsieur, daignez poursuivre maintenant…. dit l’avoué.
– Daignez!… s’écria le malheureux vieillard en prenant la main du jeune homme… Voilà le premier mot…
Le colonel pleura… La reconnaissance étouffait sa voix.33
– Écoutez, monsieur, reprit l’avoué; j’ai gagné ce soir trois cents francs au jeu; – ainsi, je puis bien employer la moitié de cette somme au bonheur d’un homme.– Je ferai les poursuites et diligences nécessaires pour vous procurer les pièces dont vous me parlez. Jusqu’à leur arrivée, je vous remettrai cent sous par jour; si vous êtes le colonel Chabert, vous saurez pardonner la modicité du prêt à la défiance naturelle aux gens de loi…..
Mais poursuivez!…
Le prétendu colonel resta pendant un moment immobile et stupéfait. Son extrême malheur avait détruit sans doute ses croyances; et, s’il courait après son nom, après sa gloire, après lui-même, c’était pour obéir à ce sentiment inexplicable, en germe dans le cœur de tous les hommes et auquel nous devons les recherches des alchimistes, la passion de la gloire, les découvertes de l’astronomie, de la physique, de la chimie… À ses yeux, il n’était plus, lui, l’ego, qu’un objet secondaire, de même que la vanité, le plaisir du gain, deviennent plus chers au parieur que l’objet du pari….
Les paroles du jeune avoué furent donc comme un miracle pour cet homme rebuté pendant dix années par la création entière, par la femme, par la justice. Trouver chez un avoué ces dix pièces d’or qui lui avaient été refusées pendant si long-temps, par tant de personnes, de tant de manières!…. Le colonel ressemblait à cette dame qui, ayant eu la fièvre durant quinze années, se crut malade le jour où elle fut guérie…. Il y a des félicités auxquelles on ne croit plus!…. Elles arrivent, c’est la foudre, elles consument…
Aussi le pauvre homme, avait trop de reconnaissance pour en exprimer… Il eût paru froid aux gens superficiels; mais Derville devina toute une probité dans cette stupeur; un fripon aurait eu de la voix.
– Où en étais-je… dit le colonel avec la naïveté d’un enfant, ou d’un soldat, car il y a souvent de l’enfant dans le vrai soldat, et presque toujours du soldat chez l’enfant, surtout en France…
– À Stuttgard!… vous sortiez de prison… répondit l’avoué…
– Vous connaissez ma femme?… demanda le colonel.
– Oui, répliqua Derville en inclinant la tête…
– Comment est-elle?
– Toujours ravissante!…
Le vieillard fit un signe de main, et parut dévorer quelque secrète douleur avec cette résignation grave et solennelle qui caractérise les hommes éprouvés par le sang et par les feux des champs de bataille.
– Monsieur, dit-il avec une sorte de gaieté, car il respirait ce pauvre colonel, il sortait une seconde fois de la tombe, il venait de fondre encore une couche de neige, moins soluble que celle de la nature; et il aspirait l’air du ciel en quittant celui d’un cachot.
– Monsieur, dit-il, si j’avais été joli garçon, aucun de mes malheurs ne me serait arrivé. Les femmes croient les gens quand ils farcissent le discours de mots d’amour; et alors, elles trottent, elles vont, elles se mettent en quatre, elles intriguent, elles affirment les faits, elles font le diable; mais j’avais une face de requiem, j’étais vêtu comme Dieu fut vendu, je ressemblais plutôt à un Esquimau qu’à un homme; moi qui jadis passais pour le plus joli des muscadins en 1799! Moi le comte Chabert!…
DE BALZAC.
(La suite au prochain numéro.)
38LA TRANSACTION.
(SUITE.)
§ II.
LA RÉSURRECTION. (Suite.)
– Enfin, monsieur, dit le colonel Chabert en continuant, le jour même où, à Stuttgard, l’on me jeta sur le pavé comme un chien, je rencontrai le maréchal-des-logis dont je vous ai déjà parlé. Le camarade se nommait Boutin. Le pauvre diable et moi faisions la plus belle paire de rosses que j’aie jamais admirée. Je le vis à la promenade. Il mendiait. Si je le reconnus, il lui fut impossible de deviner qui j’étais… Nous allâmes ensemble dans un café borgne; et, lorsque je me nommai, la bouche de Boutin se fendit en éclats de rire comme un mortier qui crève… Sa gaieté, monsieur, me fit un mal affreux! Elle me révélait sans fard tous les changemens qui étaient survenus en moi!.. J’avais plutôt l’air d’être un marchand d’allumettes que d’être un comte de l’empire!… J’étais donc méconnaissable pour l’œil du plus humble et du plus reconnaissant de mes amis! J’avais sauvé la vie à Boutin; mais c’était une revanche: je la lui devais.
39Je ne vous dirai pas comment il me rendit ce service. La scène eut lieu en Italie, à Ravennes; et la maison où il m’empêcha d’être poignardé n’était pas une maison fort décente; mais alors, je n’étais pas colonel, j’étais simple cavalier comme Boutin. Heureusement cette histoire comportait des détails qui ne pouvaient être connus que de nous seuls; et, quand je les lui rappelai, son incrédulité diminua. Je lui contai les accidens de ma bizarre existence; et quoique mes yeux, ma voix, fussent, me dit-il, singulièrement altérés, que je n’eusse plus de cheveux, plus de dents, plus de sourcils, que je fusse blanc de poil comme un Albinos, il finit par retrouver son colonel dans le mendiant, après mille interrogations auxquelles je répondis victorieusement.
Alors il me raconta ses aventures. Elles n’étaient pas moins extraordinaires que les miennes. Il revenait des confins de la Chine, où il avait voulu pénétrer, après s’être échappé de la Sibérie. Il m’apprit tous les désastres de la campagne de Russie, et la récente abdication de Napoléon… Cette nouvelle est une des choses qui m’ont fait le plus de mal!…
Nous étions deux débris curieux, car nous avions bien autant roulé que les cailloux de la mer!
Enfin, étant plus ingambe que moi, Boutin se chargea d’aller à Paris le plus lestement possible, pour instruire ma femme de l’état dans lequel je me trouvais… J’écrivis à madame Chabert une lettre bien détaillée…. C’était la quatrième!… monsieur!…
Si j’avais eu des parens, tout cela ne serait peut-être pas arrivé; mais je suis un enfant d’hôpital, un soldat qui, pour patrimoine, n’avais que du courage; pour famille, tout le monde, la patrie, le bon Dieu.. Je me trompe!… j’avais un père…. – c’était l’empereur!…
Mais, après tout, les événemens politiques justifiaient le silence de ma femme!…
Boutin partit. Il était bienheureux, lui!.. Il avait deux ours blancs supérieurement dressés, qui le faisaient vivre; mais je ne pouvais pas l’accompagner… mes douleurs ne me laissaient pas faire de longues routes.
Je pleurai, monsieur, quand nous nous séparâmes, après avoir marché aussi long-temps que mon état put me le permettre en compagnie de ses ours et de lui.. Mais, à Carlsrue, j’eus un accès de névralgie à la tête, et je restai six semaines sur la paille, dans une auberge!…
Je ne finirais pas, monsieur, s’il fallait vous raconter tous les malheurs de ma vie de mendiant; les souffrances morales font, certes, pâlir les douleurs physiques, mais elles excitent moins de pitié…. Je me souviens d’avoir pleuré devant un hôtel de Strasbourg où j’avais jadis donné une fête, et où je n’obtins pas même un morceau de pain!…
Ayant déterminé strictement, de concert avec Boutin, l’itinéraire que je devais suivre, j’allais à chaque bureau de poste demander s’il y avait une lettre et de l’argent pour moi; mais je vins jusqu’à Paris sans avoir rien trouvé. Que de désespoirs j’ai dévorés!…
–Boutin sera mort!… me disais-je…
En effet, le pauvre diable avait succombé à Waterloo; je l’appris plus tard et par hasard… Sa mission auprès de ma femme fut sans doute infructueuse…
Enfin j’entrai à Paris en même temps que les cosaques… Je n’avais ni souliers aux pieds, ni argent dans ma poche; mes vêtemens étaient en lambeaux; et, la veille de mon arrivée, forcé de bivouaquer dans les bois de Claye, je fus repris de je ne sais quelle maladie en traversant le faubourg Saint-Martin… Je tombai presque évanoui, à la porte d’un marchand de fer…. Je me réveillai dans un lit à l’Hôtel-Dieu… Là, je restai pendant un mois assez heureux; je fus bientôt renvoyé. J’étais sans argent, mais bien portant, et sur le bon pavé de Paris… J’allai promptement rue du Mont-Blanc, où ma femme devait être logée dans un hôtel à moi; mais mon hôtel était démoli: des spéculateurs en avaient fait plusieurs maisons… Ne sachant pas que ma femme était mariée à M. Ferraud, je ne pouvais obtenir aucun renseignement. Enfin je me rendis chez un vieil avocat qui, jadis, était chargé de mes affaires; mais il avait cédé sa clientèle à un jeune homme. Celui-ci m’apprit, à mon grand étonnement, l’ouverture de ma succession, sa liquidation, le mariage de ma femme, la naissance de ses deux enfans; et quand je lui dis être le colonel Chabert, il se mit à rire si franchement que je le quittai, pensant à ma détention de Stuttgard; et ne voulant pas la recommencer à Charenton, je résolus d’agir avec prudence. Alors, monsieur, sachant où demeurait ma femme, je m’acheminai vers son hôtel, le cœur plein d’espoir…
– Eh bien! dit le colonel avec un mouvement de rage concentrée, je n’ai pas été reçu lorsque je me fis annoncer sous un nom d’emprunt, et je fus consigné à sa porte le jour où je voulus arriver jusqu’à elle en donnant le véritable!…
Je suis resté pendant des nuits entières, collé contre la borne de sa porte cochère, pour voir la comtesse rentrant du bal ou du spectacle, au matin…. Mon regard plongeait dans cette voiture qui passait devant mes yeux avec la rapidité de l’éclair, et je voyais à peine cette femme qui n’est plus à moi!…
– Oh! dès ce jour, j’ai vécu pour la vengeance!… cria le vieillard d’une voix sourde en se dressant tout à coup devant Me Derville!…. Elle sait que j’existe!….
40Elle a reçu de moi, depuis mon retour, deux lettres écrites par moi!…. Si elle ne m’aime plus; moi, je l’aime et je la déteste!… je la veux et je la maudis!… Elle n’a pas d’ame!… Elle me doit sa fortune, son bonheur!… Eh bien! elle ne m’a pas seulement fait parvenir cent sous par une main tierce…. Elle!…. Elle!…. Mais – patience!…
À ces mots, le vieux soldat retomba sur sa chaise, et redevint immobile…..
Maître Derville resta silencieux, occupé à contempler son client.
– L’affaire est grave!… dit-il enfin machinalement. Même en admettant l’authenticité des pièces qui doivent se trouver à Heilsberg1, il ne m’est pas prouvé que nous puissions triompher.
– Oh!… répondit froidement le colonel, en relevant la tête par un mouvement de fierté, si je succombe, je saurai mourir, mais….. en compagnie.
Là, le vieillard avait disparu. Les yeux du malheureux brillaient, rallumés aux feux du désir et de la vengeance…
– Il faudra peut-être transiger, dit l’avoué.
– Transiger!… répéta le colonel Chabert. Suis-je ou ne suis-je pas?…
– Monsieur, reprit l’avoué, vous suivrez, je l’espère, mes conseils.… Votre cause sera ma cause…. Vous vous apercevrez bientôt de l’intérêt que je prends à votre situation, presque sans exemple dans les fastes judiciaires….. En attendant, je vais vous donner un mot pour mon notaire; il vous remettra, sur votre quittance, cinquante francs tous les dix jours; car il ne serait pas convenable que vous vinssiez chercher ici des secours; si vous êtes le colonel Chabert, vous ne devez être à la merci de personne; je donnerai à ces avances la forme d’un prêt.
Cette dernière délicatesse arracha deux larmes au vieillard…..
M. Derville se leva brusquement et passa dans son cabinet. Il n’était peut-être pas de costume qu’un avoué parût s’émouvoir. Bientôt il revint avec une lettre non cachetée, et lorsque le colonel Chabert la tint entre ses doigts, il sentit une pièce d’or à travers le papier…
– Voulez-vous me désigner les actes, me donner le nom de la ville, du royaume…, dit l’avoué.
Le soldat dicta les renseignemens, vérifia l’orthographe des noms de lieu; puis, prenant son chapeau d’une main,
1 Dans le premier article, Kreislaw a été mis par inadvertance au lieu d’Heilsberg, et Ferrand pour Ferraud.
il regarda maître Derville, et, lui tendant l’autre main, une main calleuse, il lui dit d’une voix simple:
– Ma foi, monsieur, après celui qui m’apprit à écrire, et après l’empereur….. vous êtes l’homme auquel je devrai le plus… Vous êtes un brave…
L’avoué frappa dans la main du colonel, le reconduisit jusque sur l’escalier, et l’éclaira…
– Boucard!… dit Me Derville à son premier clerc, je viens d’entendre une histoire qui me coûtera peut-être vingt-cinq louis!… Si je suis volé, je ne regretterai pas mon argent… j’aurai vu le plus habile comédien de notre époque.
Quand le colonel se trouva dans la rue et devant un réverbère, il fit glisser la pièce de vingt francs que l’avoué lui avait donnée, et la regarda pendant un moment à la lumière.
Il revoyait de l’or pour la première fois depuis neuf ans!….
– Je vais donc fumer des cigares!.. se dit-il.
§ III.
LES DEUX VISITES.
Quatre mois environ après la consultation faite nuitamment par le colonel Chabert chez Me Derville, le notaire chargé de payer la demi-solde que l’avoué faisait à son client vint pour affaire dans l’étude de celui-ci, auquel il réclama six cents francs donnés au vieux militaire.
– Tu entretiens donc l’ancienne armée?.… lui dit en riant le notaire.
– Je te remercie, mon cher maître, répondit Derville, de me faire penser à cela.– Je n’ai que pour vingt-cinq louis de philantropie… J’ai peur d’être dupe de mon patriotisme….
Au moment où Derville achevait cette phrase, il vit sur son bureau les paquets que son maître clerc y avait mis; et, ses yeux furent frappés à l’aspect des timbres oblongs, carrés, triangulaires, rouges, bleus, apposés sur une lettre par les postes prussienne, autrichienne et bavaroise.
– Mais, dit-il en riant, voici le dénouement de la comédie….
Il saisit la lettre, l’ouvrit, mais elle était écrite en allemand.
– Boucard!… cria-t-il.
Le maître clerc parut….
– Allez vous-même, reprit Derville, faire traduire cette lettre et revenez promptement….
41Le notaire de Berlin auquel maître Derville s’était adressé lui annonçait que les actes dont il lui avait demandé les expéditions lui parviendraient quelques jours après cette lettre d’avis. – Toutes les pièces étaient parfaitement en règle, et revêtues de toutes les légalisations nécessaires. En outre, il lui mandait qu’il existait à Prussich-Eylau plusieurs témoins des faits, consacrés par le procès-verbal le plus important, et entre autres la femme à laquelle M. le comte Chabert devait la vie….
– Ceci devient sérieux!…. s’écria Derville. Puis regardant sur la première quittance donnée au notaire par le colonel l’adresse qu’il y avait indiquée, il résolut d’aller immédiatement lui annoncer l’arrivée des pièces….
Le comte Chabert demeurait rue d’Orléans-Saint-Marcel, où il habitait une de ces espèces de tanières qui se trouvent dans les faubourgs de Paris. – C’était une masure étroite, petite, bâtie jadis avec de vieux décombres. – Un nourrisseur l’occupait tout entière. La cour était remplie de fumier; des poules y coquetaient; il y avait deux toits à porc; les cochons vaguaient en liberté; des lapins enfermés y faisaient de nombreuses familles sous la protection d’un grillage rouillé.
L’aspect de cette cour, vue par une mauvaise porte à claire-voie, formait un de ces tableaux parisiens dont rien ne saurait donner une idée aux étrangers ou aux provinciaux. Il faut avoir soi-même bien étudié ces arbres grêles, ces vignes hautes qui cherchent de l’air comme des prisonniers assis sur leurs croisées grillées, avoir admiré ces grands vases de fer-blanc bossués, ce cheval pacifique dont la race ne se trouve que dans les faubourgs de Paris, ces loques trouées qui servent à essuyer les pots à crème, et qui sèchent au soleil…., puis ces gamins de faubourg nichés dans la paille, accrochés sur une porte comme des lierres, et la couleur des murailles lézardées, et les portes disloquées, pour comprendre parfaitement la poésie particulière à ces paysages parisiens; scènes curieuses qui s’opposent si brusquement au spectacle du luxe, aux débauches, aux scènes fantastiques des fabrications qui se cachent dans les rues sombres du Plâtre-Saint-Avoie, Ogniard, de Venise, etc.…
L’avoué trouva difficilement son client; car la maison était restée sous la protection de trois gamins insoucians. L’un, grimpé sur le faîte d’une charrette chargée de fourrage vert, jetait des pierres dans un tuyau de cheminée de la maison voisine, espérant qu’elles y feraient quelque dégât; l’autre tourmentait un cochon, et le troisième se roulait dans la paille au soleil, comme un animal en liberté.
Quand Me Derville leur demanda où demeurait M. Chabert, tous trois le regardèrent avec une stupidité spirituelle s’il est permis d’allier ces deux mots; mais ils ne répondirent pas…. Me Derville commença par réitérer poliment ses questions; mais l’air narquois des trois drôles l’ayant impatienté, il leur dit de ces injures plaisantes que les jeunes gens se croient le droit d’adresser aux enfans…
Les gamins rompirent le silence par un rire brutal; et la voix de Derville grossissant, le vieux colonel, qui l’entendit, sortit alors d’une petite chambre basse située entre la laiterie et les chambres habitées probablement par le nourrisseur et sa femme. Le soldat apparut sur le seuil de la porte avec un flegme militaire inexprimable. – Il avait à la bouche une de ces pipes noblement culottées (car telle est l’expression technique des fumeurs), une de ces humbles pipes de terre blanche nommées brûle-gueule…. Il lèva la visière d’une épouvantable casquette huileuse; et, apercevant l’avoué tout à coup, il marcha sur le fumier, vint à lui, en ôtant sa casquette, en montrant son crâne sans perruque; puis, d’une voix amicale, il cria aux gamins:
– Silence dans les rangs!….
Les enfans gardèrent un silence respectueux qui annonçait l’empire exercé sur eux par le vieux soldat.
– Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit?…. dit-il à Me Derville. – Allez le long du mur, il y a un chemin pavé…. s’écria-t-il en remarquant l’indécision de l’avoué, qui ne voulait pas se mouiller les pieds dans le fumier….
Alors, sautant de place en place, Derville arriva sur le seuil de la porte par où le colonel était sorti; mais le comte Chabert parut désagréablement affecté d’être obligé de recevoir son avoué dans cette chambre….
En effet, Derville n’y aperçut qu’une seule chaise. Le lit du colonel consistait en quelques bottes de paille, sur lesquelles la charité de son hôtesse avait étendu deux ou trois lambeaux de ces vieilles tapisseries, ramassées je ne sais où, dont se servent les laitières pour garnir les bancs de leurs charrettes.
Le plancher était tout simplement en terre battue jonchée de paille fraîche. Comme les murs salpêtrés, verdâtres, fendus, devaient répandre de l’humidité, la paroi contre laquelle couchait le colonel était tapissée par une natte de paille. Le fameux carrik pendait à un clou; deux mauvaises paires de bottes gisaient dans un coin: du reste, nul vestige de linge; mais sur la table vermoulue, les Bulletins de la Grande-Armée réimprimés par Plancher.
La physionomie du colonel était calme, sereine; l’espoir qu’il avait conçu depuis sa visite chez Me Derville, et qui paraissait l’avoir soutenu jusqu’alors, semblait 42avoir changé le caractère de ses traits. Il était moins vieux, moins cassé, mieux portant.
– La fumée de la pipe vous incommode-t-elle? dit-il, en tendant à son avoué la chaise à moitié dépaillée.
– Non, répondit celui-ci; mais, colonel, vous êtes horriblement mal ici!…
Cette phrase fut arrachée à Derville par deux réflexions tristes qui lui vinrent à l’esprit, réflexions dictées sans doute par la défiance naturelle aux avoués, et par la déplorable expérience que leur donne de bonne heure les combats moraux auxquels ils assistent.
– Voilà un homme qui aura certainement employé mon argent à satisfaire les trois vertus théologales des vieux troupiers, le jeu, le vin et les femmes!
– C’est vrai!… monsieur. Il n’y a pas de luxe ici!… C’est un bivouac tempéré…. mais ….
Ici le soldat lança un regard profond à l’homme de loi.
– Mais, reprit-il, je n’ai fait de tort à personne; je n’ai jamais repoussé personne!… et je dors tranquille!..
L’avoué songea qu’il y aurait peu de délicatesse à demander compte à son client des sommes qu’il lui avait avancées; et alors il lui dit:
– Vous n’avez donc pas voulu venir dans Paris?…. Vous y auriez vécu à bon marché, cependant; car il y a, au centre des ressources…..
– C’est encore vrai!... répondit le colonel; mais ces braves gens m’avaient recueilli, nourri depuis un an….. Le père de ces trois gamins est un vieux égyptien qui a vu les Pyramides2… Je n’ai pas encore fini d’apprendre à lire à ses marmots… Il y aurait eu de l’ingratitude à les quitter….
– Il aurait bien pu vous mieux loger, pour votre argent….
– Bah!.. dit le colonel, ses enfans couchent aussi sur la paille!… Lui et sa femme n’ont pas un trop bon lit…. Ils sont gênés, voyez-vous!… Ils ont pris un établissement au-dessus de leurs forces!… Mais si je recouvre ma fortune!… Enfin…. – Suffit!
– Colonel, je dois recevoir demain ou après vos actes d’Heilsberg, et j’ai d’excellentes nouvelles. Votre libératrice vit encore!…
– S…..argent!… Dire que je n’en ai pas!…
Et il jeta par terre sa pipe!… – Une pipe culottée!…
1 Les soldats appellent ceux qui survivent à l’expédition d’Égypte des égyptiens.
une pipe précieuse!… mais c’était par un geste si naturel! par un mouvement si généreux!
– Colonel, j’ai bien réfléchi votre affaire; et je crois une transaction plus sûre que le procès… Aussi vais-je voir aujourd’hui même madame la comtesse Ferraud. Cependant je n’ai pas voulu faire cette démarche sans vous en prévenir…
– Allons ensemble chez elle…
– Non, dit l’avoué, vous pourriez y perdre votre procès… Songez que le point de droit de votre cause est en dehors du code; il ne peut être jugé par les juges que comme jugent les jurés… C’est une question de conscience; vous aurez contre vous votre femme et son mari, deux personnes puissantes, qui pourront influencer les tribunaux. – Le procès a des élémens de durée: l’on discutera vos actes; il y aura dix ou douze questions préliminaires, qui, toutes, iront contradictoirement jusqu’à la cour suprême… Vous aurez le temps de vieillir. – Et comme il est fort douteux que les tribunaux vous accordent une provision, ce procès vous usera…
– Le malheur ne m’a pas détruit!… répondit le colonel…. Mais allez chez ma femme!… j’ai confiance en vous….
Là-dessus, le comte Chabert accompagna Me Derville jusqu’à la porte de la rue.
À peine l’avoué avait-il fait quelques pas pour aller rejoindre son cabriolet, qu’un homme en costume de nourrisseur l’accosta:
– Monsieur, vous êtes sans doute parent de M. Chabert… Je voudrais vous proposer une chose pour lui… Pour lors, nous l’avons donc ramassé, le pauvre cher homme, mourant de faim… Nous venions de m’établir, moi et ma femme, et nous avions acheté notre fonds, quoique nous fussions sans le sou; mais avec de l’économie, que je me disais, je paierai… J’ai fait donc des billets à mon vendeur, dont le dernier, de six cents francs, est échu il y a dix jours… Et quand j’ai retiré le colonel je lui ai dit que tout ce que nous pouvions faire c’était de lui donner du pain et du lait… Nous n’avions que cela….. nous autres… Pour lors, il nous dit qu’il serait riche un jour, et qu’il nous tiendrait compte de son logement et de sa nourriture… Vous lui avez, à ce qu’il paraît, avancé de l’argent sur sa fortune… pas vrai?… Eh bien! monsieur, il a su, par les voisins, que nous n’avions pas le premier sou de notre billet, et le vieux grognard, sans rien dire, a amassé ce que vous lui donniez, a guetté le billet, l’a payé et me l’a rendu. – Que ma femme et moi, sachant qu’il n’avait pas de tabac, ce pauvre vieux, et que c’est ce qui le prive le plus, nom, mille noms de 43noms de Dieu! nous en avons joliment bisqué!… Donc, je voudrais vous proposer de nous prêter, vu qu’il nous a dit que vous étiez un brave homme, une centaine d’écus sur notre établissement, afin que nous lui fassions faire des habits, meubler sa chambre; parce que, voyez-vous, l’ancien nous a endettés…. et vexés! Ce n’est pas deux méchantes tasses de crème et un morceau de pain, que nous lui donnions de bon cœur, entendez-vous….. ce n’est pas le loyer de sa chambre… qui valent six cents francs… Cela nous embête!… Aussi, foi d’honnête homme, aussi vrai que je m’appelle Louis Vergniaud, je m’engagerais plutôt que de ne pas vous rendre cet argent-là….
Derville regarda le nourrisseur, fit quelques pas en arrière pour revoir la maison, la cour, les fumiers, l’étable, les lapins, les enfans; et mille pensées lui passèrent par la tête.
– Te grises-tu quelquefois, mon vieux?…
– Ma foi, monsieur, par-ci, par-là… Il faut bien rire!…
– Hé bien, j’en suis bien aise!… Va, tu auras tes cent écus!… et plus même… Mais ce ne sera pas moi qui te les donnerai. Le colonel sera bien assez riche pour t’aider, et je ne veux pas lui en ôter le plaisir…
– Cela sera-t-il bientôt?…
– Mais oui…
– Ah! j’en suis joliment content pour lui!…
Et la figure tannée du nourrisseur sembla s’épanouir…
M. le comte Ferraud demeurait rue de Varennes, et habitait un des plus beaux hôtels du faubourg Saint-Germain. Simple maître des requêtes sous Napoléon, M. le comte Ferraud avait dû les bonnes grâces du maître au nom qu’il portait, et à son mérite qui était réel; mais sous la restauration sa fortune politique s’accrut très-rapidement.
Il avait suivi Louis XVIII à Gand. Au second retour, il était très-influent dans le conseil privé, dont il faisait partie, et semblait promis à la pairie ou au ministère. Du reste, n’ayant pas plus de trente-quatre ans, doué de formes agréables, bien fait, plein de grâce et d’élégance, il plaisait; et, lorsqu’il épousa la veuve du colonel Chabert, les coteries n’acceptèrent pas l’annonce de ce mariage comme une nouvelle. M. Ferraud n’était pas riche alors, mais il appartenait à une ancienne famille parlementaire, très-bien alliée; et l’ordonnance citée dans la longue phrase cléricale, par laquelle cette histoire commence, lui ayant rendu deux forêts, madame Ferraud se trouva par hasard avoir fait tout ensemble un mariage d’amour et de fortune.
La comtesse était jeune et belle, riche, aimable; mais gâtée par la louange, et surtout accoutumée à dominer. Elle jouait le rôle d’une femme à la mode, et vivait dans une atmosphère de luxe, de grandeurs et d’insouciance, où les fêtes, les concerts, les soins du monde lui faisaient une vie superficielle, exempte de réflexions, une vie de tourbillon. Elle aimait ses enfans par ton, par caprice; mais elle n’était pas mère; et si elle restait fidèle à son amant, devenu son mari, c’est que, par bonheur, il continuait à flatter son amour-propre. Il était joli homme; il avait le pouvoir; il était toujours amoureux; de plus, la vertu, la messe d’une heure à Saint-Thomas d’Aquin, étaient de mode. La comtesse ressemblait à beaucoup de Parisiennes, dont l’ame n’est pas entièrement exempte de bons sentimens; mais que leur éducation, la flatterie et la vie des salons, ont rendues moqueuses, frivoles, irréfléchies, volontaires, confiantes en leur beauté, dédaigneuses et avides de plaisirs…
Ainsi la femme du comte Chabert, riche par lui, se trouvait pour ainsi dire au faîte de la société, au sein du luxe, tandis que le malheureux vivait entre le fumier d’une cour, entre des bestiaux et un nourrisseur…
Cette réflexion eût été faite par un kamshadale; mais l’avoué la formula parisiennement en se disant:
– La morale de ceci est qu’une jolie femme ne voudra jamais reconnaître même son amant dans un homme en vieux carrik, en perruque et en bottes qui prennent l’eau.
Me Derville fut reçu par la comtesse dans une jolie salle à manger d’hiver, où elle déjeunait. Elle jouait avec un singe attaché par une chaîne à une espèce de petit poteau garni de bâtons en fer…
– Bonjour, monsieur Derville! dit-elle en continuant à faire prendre du café au singe.
Elle était divinement habillée avec une robe du matin; les boucles de ses cheveux, négligemment rattachés, s’échappaient de dessous un bonnet qui lui donnait un air mutin. Elle était élégante, et fraîche et rieuse: l’argent, le vermeil et la nacre étincelaient sur une jolie table: il y avait autour d’elle des fleurs rares plantées dans de beaux vases en porcelaine.
L’avoué sourit en contemplant ce tableau; mais son sourire était malicieux, mordant; expression des idées moitié philosophiques, moitié railleuses qui viennent à ces hommes placés pour voir vrai, pour connaître le fond des choses, malgré les mensonges sous lesquels chaque famille cache son existence. L’usurier, le médecin, l’avoué, sont, dans l’ordre social, les trois grands-prêtres de la Vérité.
– Madame, dit brusquement Derville, assez choqué 44du ton léger avec lequel la comtesse lui avait dit: – Bonjour, monsieur Derville; – madame, je viens causer avec vous d’une affaire extrêmement grave.
– J’en suis désespérée, mais M. Ferraud est absent…
– J’en suis enchanté, moi, madame; car il serait désespérant qu’il assistât à notre conférence… Écoutez, madame, un mot suffira pour vous rendre sérieuse: le comte Chabert existe…..
Elle partit d’un éclat de rire.
– Vous voulez me rendre sérieuse en me disant de telles bouffonneries!…
Mais la comtesse resta tout interdite en présence de l’avoué, domptée par l’étrange lucidité du regard fixe par lequel il l’interrogeait et semblait lire au fond de son ame.
– Madame, répondit-il avec une gravité froide et perçante, vous ignorez l’étendue des dangers qui vous menacent; et, d’abord, permettez-moi de vous dire que la certitude la plus ample, l’authenticité la plus irréfragable, attestent l’existence du comte Chabert. Vous perdrez votre procès si vous vous opposez à notre inscription en faux contre l’acte de son décès, et votre mariage sera certainement annulé… Mais là n’est pas pour vous la honte et le malheur! Vous teniez toute votre fortune du comte Chabert et vous ne l’aimiez pas; mais si vous y étiez obligée par les lois du mariage, les lois du cœur vous excusaient; cependant il sera prouvé qu’il vous a écrit bien avant l’expiration des délais exigés par le code entre la mort d’un premier époux et la célébration du mariage d’une femme avec un second….
– Cela est faux!… dit-elle, avec toute la violence d’une petite maîtresse. Je n’ai jamais reçu de lettre du comte Chabert, et si quelqu’un se dit être le colonel, c’est un intrigant, c’est quelque forçat libéré, comme Cogniard peut-être… Et, certes…
– Heureusement que nous sommes seuls, madame, et nous pouvons mentir à notre aise… Je vous dirai donc que la preuve de la remise de la première lettre existe, car elle contenait des valeurs…
– Oh! pour des valeurs, elle n’en….
La comtesse s’arrêta… Elle s’assit… Elle rougit, pâlit, se cacha la figure dans les mains; puis, secouant sa honte:
– Nous plaiderons, monsieur!… dit-elle avec un sang froid dont les femmes seules sont capables. Vous êtes l’avoué du prétendu Chabert…. faites-moi le plaisir alors de ne me parler que judiciairement…. Est-ce que le colonel peut revenir, monsieur?… Bonaparte m’a fait complimenter sur sa mort par un aide-de-camp; je touche encore aujourd’hui trois mille francs de pension accordée à sa veuve par les Chambres. J’ai mille fois raison de repousser tous les Chabert qui sont venus, comme je repousserai tous ceux qui viendront…. Et quand un faux Chabert m’aurait écrit? qu’est-ce que cela prouverait!….
– Que vous avez reçu des lettres… reprit l’avoué; que vous auriez dû ne pas vous marier aussi promptement que vous l’avez fait… Nous aurions plus d’un moyen de vous arracher de précieuses confidences, si nous plaidions; mais je veux vous éviter le scandale d’un procès si désagréable… Une transaction peut seule vous en sauver la honte… Vos enfans… adultérins… votre caractère… attaqué!… Vous aurez mis sciemment d’effroyables souffrances sur la tête de votre bienfaiteur…. Que ne dira pas le monde!… Les avocats ont bien de l’éloquence quand les causes sont éloquentes par elles-mêmes… – Il y a des plumes bien acérées qui savent écrire des mémoires cruels… Celui du colonel Chabert peut être un mémoire épouvantable!… et peut faire vouer votre nom à l’exécration publique… Il n’est plus au pouvoir de personne d’empêcher la justice d’être saisie du procès; les actes récognitifs sont à Paris… Voulez-vous savoir ma pensée, madame… Eh bien, en mon ame et conscience, il y a des malheureux morts en place de Grève, justement condamnés, moins coupables que vous ne l’êtes… Ils ont tué pour avoir du pain! vous avez enfanté neuf années de malheurs inouis, mille morts sur la tête de votre mari!… Sciemment!… – Oui, Madame. Il y a eu quatre lettres d’écrites!… Et vous avez vu Boutin!
La comtesse était anéantie!…
– Je ne sais si le colonel voudra transiger; mais il vous aime!…
À ce mot, la comtesse dressa la tête, et un éclair d’espérance brilla dans ses yeux; elle comptait peut-être spéculer sur la faiblesse, sur la tendresse que son premier mari avait pour elle….
– J’attendrai vos ordres, madame, pour savoir s’il faut vous signifier nos actes, ou si vous voulez être dans trois jours seule chez moi pour arrêter les bases d’une transaction…
Et Derville partit.
DE BALZAC.
(La fin au numéro prochain.)
51
LA TRANSACTION.
(SUITE1.)
§ IV.
L’HOSPICE DE LA VIEILLESSE
Huit jours après les deux visites que Me Derville avait faites, et par une belle matinée du mois de juin, les époux si singulièrement désunis par un hasard presque surnaturel partirent des deux points les plus opposés de Paris, pour venir se rencontrer dans l’étude de leur avoué commun.
1 Nous avions promis la fin; mais le désir que nous avons de varier la matière de chaque numéro nous a contraints de scinder la conclusion de cette histoire.
52Le colonel
À le voir, les passans eussent facilement reconnu en lui l’un de ces beaux débris de notre ancienne armée, un de ces hommes héroïques sur lesquels se reflète notre gloire nationale, et qui la représentent comme un éclat de glace illuminé par le soleil semble en réfléchir tous les rayons. Ces vieux soldats sont tout ensemble des tableaux et des livres.
Sa belle figure, grave et mystérieuse, paraissait être mieux nourrie, plus grasse, pour emprunter à la peinture une de ses expressions les plus pittoresques. Ses traits peignaient le bonheur avec toutes ses espérances; et quand il descendit de sa voiture pour monter chez Derville, il sauta légèrement comme aurait pu faire un jeune homme.
À peine le cabriolet le jetait-il à la porte de Derville, qu’un joli coupé tout armoirié arriva. – Madame la comtesse Ferraud sortit de cette voiture dans l’éclat d’une toilette simple, mais habilement calculée pour lui donner tous les avantages de sa taille fine; elle avait une jolie capotte doublée de rose qui encadrait parfaitement sa figure, en dissimulait les contours, et lui prêtait toutes les séductions de la jeunesse.
Il y avait quelque chose de dramatique et de comique tout à la fois dans cette rencontre; elle eût été plus pittoresque si le légitime époux avait été revêtu des livrées de la misère; mais ces deux rajeunissemens n’étaient pas non plus sans intérêt. Quelle scène au fond de cette noire étude!…
Les clercs virent d’abord passer le colonel, puis madame la comtesse Ferraud, et ces deux figures excitèrent d’interminables discussions, des paris, surtout.
Me Derville pria le colonel de rester dans sa chambre à coucher et garda la comtesse Ferraud près de lui.
– Madame, lui dit-il, ne sachant pas s’il vous serait agréable de voir M. le comte Chabert, je vous ai séparés….. Si cependant vous désiriez?…..
– Monsieur, c’est une attention dont je vous remercie…..
– Madame, j’ai préparé la minute d’un acte dont vous accorderez ou rejeterez les conditions; elles pourront être discutées par vous et monsieur votre mari, séance tenante: j’irai alternativement de vous à lui, pour vous présenter, à l’un et à l’autre, vos raisons respectives.
– Voyons, Monsieur, dit la comtesse en laissant échapper un geste d’impatience…
Derville lut.
«Le 8 mars, en l’étude de Me Derville, avoué, etc., sont comparus:
D’une part, le sieur Hyacinthe dit Chabert, né à Paris, le 1er juillet 1765, et baptisé dans l’hospice des Enfans-Trouvés, le 2 dudit mois, le lendemain de son exposition, etc.;
D’autre part, la dame Rose Chapotel, épouse en premières noces de M. le comte Chabert, ci-dessus nommé, née…»
– Passez, dit-elle, et laissons les préambules!…. Arrivons aux conditions.
– Madame, dit l’avoué, le préambule explique succinctement la position dans laquelle vous vous trouvez l’un et l’autre; puis, par l’article premier, vous reconnaissez que l’individu désigné dans les actes joints à la transaction, et minutieusement décrit, en présence de trois témoins, qui sont deux notaires et le nourrisseur chez lequel a demeuré votre mari, auxquels j’ai confié, sous le secret, votre affaire, et qui garderont le plus profond silence sur cet acte; vous reconnaissez, dis-je, dans le soussigné, dont l’état est établi par une espèce d’acte de notoriété, le comte Chabert, votre premier époux.
Par l’article second, le comte Chabert, dans l’intérêt de votre bonheur, s’engage à ne faire usage de cette reconnaissance que dans les cas prévus par l’acte lui-même…
– Et ces cas, dit Derville en faisant une sorte de parenthèse, ne sont autres que la non-exécution des clauses de cette convention secrète.
– De son côté, reprit-il, M. Chabert consent à ne jamais s’inscrire en faux contre son acte de décès, à ne point introduire d’instance pour obtenir cassation de votre second mariage, malgré sa nullité; nullité que vous reconnaissez en tant que de besoin, et il vous laisse en possession de l’état dont vous jouissez actuellement.
– Et quel est le prix de…. dit la comtesse étonnée.
– Par l’article trois, dit l’avoué en continuant avec un flegme imperturbable, vous vous engagez à constituer au nom d’Hyacinthe, seul nom légal du comte Chabert, une rente viagère de vingt-quatre mille francs, inscrite sur le grand-livre de la dette publique, mais dont le capital vous sera dévolu à sa mort…
53– Les revenans coûtent cher!… dit en riant la comtesse.
– Madame, votre fortune ne vient-elle pas?… demanda l’avoué.
– Allez, monsieur, allez, si telle est la transaction, et s’il m’est prouvé que l’individu dont vous plaidez la cause soit le comte Chabert, j’accepterai…
– Madame, il vous sera loisible de le reconnaître: car il met une dernière condition à son sacrifice…. condition….que…
Derville hésita.
– ….. À laquelle, reprit-il, je n’ai jamais pu le faire renoncer.
– Quelle est-elle?… demanda la comtesse, dont la curiosité fut fortement excitée.
– Il veut, madame, que pendant deux jours, pris l’un au commencement et l’autre au milieu du mois, et dans chaque mois de l’année, tous ses droits d’époux soient reconnus par vous….
– Quelle horreur! s’écria la comtesse en se levant.
– Madame, il prétendait jouir de six jours…. C’est moi qui…
– Assez! dit la comtesse, nous plaiderons!… Monsieur…
– Oui, nous plaiderons!… s’écria d’une voix sourde le colonel en ouvrant la porte et apparaissant tout-à-coup devant sa femme.
Il avait une main dans son gilet et l’autre étendue vers le parquet qu’il montrait par un geste énergique auquel le souvenir de son aventure donnait une horrible puissance. Il resta debout, immobile, sévère, implacable….
– C’est lui!… se dit en elle-même la comtesse.
– Madame! reprit le vieux soldat, je vous veux maintenant tout entière et sans partage!…
– Mais monsieur n’est pas le colonel Chabert!… s’écria la comtesse, en feignant la surprise.
– Ah!… dit le vieillard d’un ton profondément ironique… Voulez-vous des preuves?… Je vous ai vue pour la première fois chez le comte Gilbert! Vous étiez femme-de-chambre de madame…
La comtesse pâlit; et en la voyant pâlir sous son rouge, le vieux soldat, touché de la vive souffrance qu’il imposait à une femme jadis aimée avec ardeur, s’arrêta; mais, recevant de son épouse un regard horrible et venimeux comme celui d’un serpent, il reprit tout à coup:
– J’ai pu savoir cette circonstance , n’est-ce pas!… Eh bien! il faut vous donner une conviction forte! Si vous ne reconnaissez pas ma voix, vous aurez confiance en vous-même!… N’est-ce pas moi seul qui vous ai déshabituée de…
– De grâce, monsieur… dit la comtesse à l’avoué, trouvez bon que je quitte la place… Je ne suis pas venue pour entendre de semblables horreurs….
Elle se leva et sortit.
– Eh bien! colonel, reprit l’avoué, voilà donc comment vous menez les procès…
Derville s’élança dans l’étude; mais la comtesse n’y était déjà plus; elle avait trouvé des ailes, elle s’était comme envolée….. En revenant au colonel, il le trouva dans un violent accès de rage; il se promenait à grands pas…
– Une femme à laquelle j’ai donné un million… et qui me marchande!… qui m’a voulu pour mari… et qui m’a trahi!… Je la tuerai!…
– Eh bien, colonel!… n’avais-je pas raison en vous priant de ne pas venir… Je suis maintenant certain de votre identité. Quand vous vous êtes montré, elle a fait un mouvement dont la pensée n’était pas équivoque; mais vous avez perdu votre procès… Voilà une femme qui sait que vous êtes méconnaissable…
– Je la tuerai…
– Folie! vous serez pris et guillotiné comme un misérable; et peut-être manquerez-vous votre coup; ce qui serait impardonnable: on ne doit jamais manquer sa femme, quand on veut la tuer…. Il faut me laisser réparer vos sottises… Allez vous-en…
Le colonel, simple et bon, obéit à son jeune bienfaiteur et sortit en lui balbutiant des excuses.
Il descendait lentement les marches de l’escalier noir, perdu dans de sombres pensées, accablé peut-être par le coup qu’il venait de recevoir, pour lui le plus cruel, le plus profondément enfoncé dans son cœur, lorsqu’il entendit, en parvenant au dernier palier, le frôlement d’une robe, et sa femme apparut.
– Venez, monsieur, lui dit-elle, en lui prenant le bras par un mouvement semblable à ceux qui lui étaient familiers autrefois…
Ce geste, cette petite voix, l’accent de la comtesse, produisirent sur la rage concentrée qui bouillait dans l’ame du pauvre soldat l’effet d’une goutte d’eau froide introduite dans une chaudière pleine de vapeur… Toute sa colère tomba, il était stupéfait, et se laissa entraîner par sa femme jusqu’à la voiture.
– Eh bien! montez donc?… lui dit la comtesse, lorsque 54le valet eut achevé de déplier les feuilles du marchepied.
Et il se trouva comme par enchantement assis près de sa femme dans l’élégant coupé.
– Où va madame?.. demanda le valet.
– À Groslay! dit-elle.
Les chevaux partent et traversent Paris.
– Monsieur, dit la comtesse au colonel, d’un son de voix qui révélait une de ces émotions rares dans la vie, et dans lesquelles tout est agité en nous; alors, cœur, fibres, nerfs, physionomie, ame et corps, chaque pore tressaille; nous ne savons en quelles régions la vie est transportée; mais elle semble n’être plus en nous; elle en sort, elle jaillit. Ce tremblement réagit et se communique comme une contagion; il se transmet par la parole, par le regard, par l’accent de la voix, par le geste; il est dans l’air, il est magnétique; aussi le vieux soldat tressaillit en entendant ce seul mot, ce premier, ce terrible:
– Monsieur…
Mais aussi c’était tout à la fois un reproche, une prière, un pardon, une espérance, un désespoir, une interrogation, une réponse; ce mot comprenait tout, et il n’y avait au monde qu’une femme, capable de jeter tant d’éloquence, tant de sentimens dans un mot, une femme sans cœur!…
Le colonel eut mille remords de ses soupçons, de ses demandes, de sa colère, et baissa les yeux pour ne pas laisser deviner son trouble.
– Monsieur, reprit la comtesse, après une pause imperceptible, je vous ai reconnu!…
– Rosine!… dit le bon vieux soldat, voilà tout ce que je voulais pour oublier mes malheurs….
Il essuya deux grosses larmes qui roulèrent toutes chaudes sur les mains de sa femme; il les pressait avec tendresse…. une tendresse paternelle.
– Monsieur, reprit-elle, comment n’avez-vous pas deviné qu’il me coûtait horriblement de paraître devant un étranger dans une position aussi fausse; si j’ai à rougir de ma situation, que ce ne soit au moins qu’en famille; ce secret doit rester enseveli dans nos cœurs…. Vous m’absoudrez, j’espère, de mon indifférence apparente pour les malheurs d’un Chabert à l’existence duquel je ne devais pas croire….
– J’ai reçu vos lettres… dit-elle vivement, en prévoyant sur les traits de son mari l’objection qui s’y peignait; mais les avez-vous vues?… Elles me parvinrent treize mois après la bataille d’Eylau; elles étaient ouvertes, salies; et j’ai dû croire, après avoir obtenu la signature de Napoléon sur mon nouveau contrat de mariage, qu’un adroit intrigant voulait se jouer de moi… Pour ne pas troubler le repos de M. Ferraud, et ne pas altérer les liens de la famille, j’ai donc dû prendre des précautions contre un faux Chabert…. N’avais-je pas raison…. dites….
– Oui, tu as eu raison, c’est moi qui suis un sot, un animal, une bête, de n’avoir pas su mieux calculer les conséquences d’une situation semblable…. Mais où allons-nous?… dit le colonel en se voyant à la barrière de la Chapelle.
– À ma campagne, près de Groslay, dans la vallée de Montmorency…. Là, Monsieur, nous réfléchirons ensemble au parti que nous devons prendre…. Je connais mes devoirs… Je suis à vous en droit, si je ne vous appartiens plus en fait. – Mais voulez-vous que nous soyons la fable de tout Paris, de l’Europe… Quand vous aurez décidé de mon sort, j’accepterai votre arrêt; mais, jusque-là, et avant d’instruire le public de cette histoire romanesque, gardons notre dignité.
– Vous m’aimez encore, reprit-elle en jetant sur le colonel un regard triste et doux; moi, j’ai été autorisée à former d’autres liens…. Et pourquoi ne me confierai-je pas à la noblesse de votre caractère…. Je vous l’avouerai donc, j’aime M. Ferraud… Je ne vous dirai pas qu’il est jeune, qu’il me plaît; non, vieillard, peut-être l’aimerais-je encore, et je me suis crue en droit de l’aimer Je ne rougis pas de cet aveu devant vous; il vous offense, mais il ne vous déshonore point. – Je vous regarde en ce moment comme un père, comme un ami…. Une voix secrète ou votre bonté, qui m’est si bien connue, me dit que vous êtes assez généreux pour me pardonner de vous faire cette blessure…. Pourquoi serais-je fausse? Puis-je vous cacher un fait…. J’ose vous prendre pour juge et me remets à votre discrétion…. – Le hasard m’a laissée veuve, mais je n’étais pas mère…. et je le suis devenue….
Le colonel fit un signe de main à sa femme, pour lui imposer silence, et ils restèrent sans proférer un seul mot pendant une demi-lieue. Chabert croyait voir les deux petits enfans devant lui….
– Rosine!…
– Monsieur….
– Les morts ont bien tort de revenir!…
– Oh! monsieur, non, non! Ne me croyez pas ingrate; seulement, vous trouvez une amante, une mère, là où vous aviez laissé une épouse; mais s’il n’est plus en mon pouvoir de vous aimer, je sais tout ce que je vous dois et puis vous offrir toutes les affections d’une…
55– Rosine!… reprit le vieillard d’une voix douce, je n’ai plus aucun ressentiment…. Si je t’imposais de dures conditions, c’était pour venger mes malheurs méconnus…
La comtesse ayant fortement rougi, le vieillard admira la pudeur de sa femme, et fut heureux de reconnaître en elle les qualités par lesquelles il avait été séduit jadis.
– Nous oublierons tout…. ajouta-t-il avec un de ces sourires dont la grâce vient’ toujours des reflets d’une belle ame. – Je ne suis pas assez peu délicat pour exiger les semblans de l’amour chez une femme qui n’aime plus…. La colère m’a fait trouver des plaisirs de vengeance dans ce marché bizarre. Je voulais être un remords vivant dans votre bonheur, le salir, par une pensée, par une prostitution… Mais je ne l’aurais jamais exigé.
La comtesse lui lança un regard empreint d’une telle reconnaissance que le pauvre Chabert aurait voulu rentrer dans sa fosse d’Eylau.
Il y a des hommes dont l’ame est assez forte pour de tels dévouemens, tant ils sentent vivement le prix d’un regard, d’un mot, d’un sentiment, tant des choses si fugitives chez la plupart des gens les émeuvent pour toujours…. ames neuves et d’éternelle noblesse!
– Mon ami, nous parlerons de tout ceci plus tard et à cœur reposé… dit la comtesse.
La conversation prit un autre cours; et, quoiqu’ils revinssent souvent à leur situation bizarre, soit par des allusions, soit sérieusement, ils firent un charmant voyage, se rappelant les événemens de leur union passée et les choses de l’empire. La comtesse sut imprimer un charme doux à ces souvenirs, et répandit une teinte de mélancolie qui maintenait la gravité de cette scène. Elle faisait revivre l’amour sans exciter aucun désir, laissant entrevoir à son premier époux toutes les richesses morales qu’elle avait acquises, et qui dès lors, devaient en quelque sorte être sa part de bonheur.
Ils arrivèrent par un chemin de traverse à un grand parc situé dans la petite vallée qui sépare les hauteurs de Margency du joli village de Groslay. La comtesse possédait là une maison ravissante; et où, en arrivant, le colonel vit tous les apprêts que nécessitaient son séjour et celui de sa femme.
Le malheur augmente la défiance et la méchanceté chez les hommes méchans, comme il grandit la bonté des gens qui ont un cœur excellent; c’est une espèce de talisman dont la vertu consiste à corroborer notre constitution primitive; or l’infortune avait rendu le colonel encore plus secourable et meilleur qu’il n’était; il y avait des souffrances inconnues au secret desquelles il s’était initié. Cependant, malgré son peu de défiance, il ne put s’empêcher de dire à sa femme .
– Vous étiez donc bien sûre de m’emmener ici?….
– Oui, répondit-elle, si je trouvais mon Chabert dans le plaideur….
Et elle se mit à rire de si bonne grâce, que ce rire, en apparence vrai, dissipa les légers soupçons que le colonel se blâma intérieurement d’avoir conçus….
Pendant trois jours, la comtesse fut admirable près de son premier mari. Elle semblait vouloir effacer les souvenirs des souffrances qu’il avait endurées à force de soins, de gracieusetés, de douceur. Elle l’enchantait.
Le soir du troisième jour, elle était montée chez elle en laissant paraître sur son visage, malgré ses efforts, quelques traces d’inquiétude. En se mettant à son secrétaire, elle déposa le masque de gaieté qu’elle conservait devant le comte Chabert, comme une actrice qui, rentrant fatiguée dans sa loge après un cinquième acte pénible, tombe demi morte et laisse dans la salle une image d’elle-même à laquelle elle ne ressemble plus.
Elle prit une lettre commencée et l’acheva.
M. le comte Ferrand, ayant une fortune considérable à régir, s’était attaché comme secrétaire un ancien avoué ruiné, homme plus qu’habile et qui connaissait admirablement les ressources de la chicane; mais le rusé praticien avait assez bien compris sa position chez le comte, pour y être probe par spéculation. Il espérait parvenir à quelque place élevée par le crédit de son patron, dont il gérait admirablement bien la fortune. Sa conduite démentait tellement sa vie passée qu’il passait pour un homme calomnié; mais la comtesse, avec l’empire et la finesse dont toutes les femmes sont douées, peu ou prou, avait deviné son intendant et le surveillait adroitement.
Elle savait le manier, et en avait déjà tiré un très-bon parti pour sa fortune en suivant quelques-uns de ses conseils. – La lettre qu’elle écrivait lui était adressée. Elle le priait d’aller, en secret et en son nom, demander chez Me Derville communication des actes qui concernaient le colonel Chabert, et après en avoir pris lecture et les avoir copiées dans leurs dispositions les plus essentielles, de venir aussitôt la trouver à sa maison de Groslay.
À peine avait-elle achevé qu’elle entendit dans le corridor le bruit des pas du colonel, qui, tout inquiet, venait la voir.
– Hélas!… dit-elle à haute voix, je voudrais être morte!… Ma situation est intolérable….
– Eh bien! qu’avez-vous donc?… demanda le bonhomme.
– Rien!.. rien!.. dit-elle.
Puis elle se leva, laissa le comte et descendit pour recommander à sa femme de chambre d’aller à Paris, de re56mettre cette lettre elle-même à M. Delbecq, son intendant, et de la lui reprendre après qu’il l’aurait lue afin de la rapporter.
La femme de chambre partit et la comtesse alla s’asseoir sur un banc qui était assez en vue pour que le colonel la trouvât aussitôt qu’il voudrait venir lui parler…
Le comte Chabert la cherchait déjà; il accourut, et s’asseyant près d’elle sur le banc;
– Rosine, lui dit-il, vous avez quelque chagrin?..
Elle ne répondit pas.
La soirée était une de ces soirées magnifiques et calmes dont les secrètes harmonies répandent, au mois de juin, tant de suavité dans les couchers de soleil; l’air était pur, le silence profond; il y avait un peu de fraîcheur, et dans le lointain du parc les voix de quelques enfans ajoutaient une sorte de mélodie aux sublimités du paysage.
– Vous ne me répondez pas? demanda le colonel à sa femme.
– Mon mari… dit la comtesse.
Elle s’arrêta, fit un mouvement et lui demanda en rougissant:
– Comment dirai-je en parlant de M. Ferraud?…
– Nomme-le ton mari, ma pauvre enfant!…. répondit le colonel, avec un délicieux accent de bonté. – C’est le père de tes enfans…
Et le vieux soldat soupira.
– Eh bien! reprit-elle, M. Ferraud me demande ce que je suis venue faire ici…. S’il apprend que je m’y suis renfermée avec un inconnu, que lui dirai-je?…
– Écoutez, monsieur, reprit-elle, en prenant une attitude pleine de dignité, – décidez de mon sort, je suis résignée…
– Ma chère, dit le colonel en s’emparant des mains de sa femme, j’ai résolu de me sacrifier entièrement à votre bonheur…
– Cela est impossible!…. s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement convulsif. – Songez donc que vous devriez alors renoncer à vous-même et d’une manière authentique….
– Comment, dit le colonel, ma parole ne vous suffit-elle pas?…
En ce moment, cette scène eut quelque chose de solennel, et il y avait au fond de ces deux ames le drame le plus épouvantable que l’on puisse imaginer.
Le mot authentique était tombé sur le cœur du vieillard en y réveillant des défiances involontaires; et il jetait sur sa femme un regard noble et calme qui la fit rougir; elle baissa les yeux. Le colonel avait peur de se trouver obligé de la mépriser, tandis que la comtesse craignait d’avoir effarouché la sauvage pudeur, la probité sévère d’un homme dont elle connaissait le caractère généreux, les vertus primitives. – Ces idées étaient seulement en germe chez ces deux êtres, mais elles répandirent un nuage sur leur front.
La bonne harmonie fut cependant rétablie assez promptement entre eux. Un cri d’enfant retentit au loin.
– Jules, laissez votre sœur tranquille!… s’écria la comtesse.
– Quoi! vos enfans sont ici!… dit le colonel.
– Oui… je leur ai défendu de vous importuner.
Le vieux soldat comprit toute la délicatesse de ce procédé, de ce tact de femme, si gracieux, si pudique; et alors, il prit la main de la comtesse et la baisa.
– Qu’ils viennent donc!…
La petite fille accourait pour se plaindre de son frère.
– Maman!…
– Maman!…
– C’est lui qui….
– C’est elle!…
Les mains étaient étendues vers la mère, et les deux voix enfantines se mêlaient. Ce fut un tableau soudain et délicieux!
– Voilà des enfans déshonorés…. Ils ne le savent pas encore!… s’écria la comtesse en retenant ses larmes.
– C’est-y vous qui faites pleurer maman?… dit Jules en jetant un regard de colère au colonel.
– Taisez-vous, Jules!… s’écria la mère d’un air impérieux.
Les deux enfans restèrent debout et silencieux, examinant leur mère et l’étranger avec une curiosité qu’il est impossible d’exprimer par des paroles.
– Oui, s’écria le colonel comme s’il achevait une phrase mentalement commencée, je dois rentrer sous terre…. Je me le suis déjà dit…
– Eh bien! Puis-je accepter un tel sacrifice?… répondit la comtesse. Il y a des hommes qui sont morts pour sauver l’honneur de leur maîtresse; mais ils n’ont donné leur vie qu’une fois; et ici, vous donneriez votre vie tous les jours…. Non, non, cela est impossible…. S’il ne s’agissait que de votre existence, ce ne serait rien; mais signer que vous n’êtes pas le colonel Chabert?… Mais reconnaître que vous êtes un imposteur; votre honneur périrait, car il faudrait commettre un mensonge 57à toute heure du jour…. Songez donc…. Allez, je ne veux pas cela… Sans mes pauvres enfans, je me serais déjà enfuie avec vous au bout du monde….
– Mais, reprit Chabert, est-ce que je ne puis pas vivre ici, dans votre petit pavillon, comme un de vos parens. Je suis usé comme un canon de rebut, il ne me faut qu’un peu de tabac et le Constitutionnel….
La comtesse fondit en larmes.
DE BALZAC.
62LA TRANSACTION.
§ IV.
L’HOSPICE DE LA VIEILLESSE.
(FIN).
Il y eut entre la comtesse Ferraud et le colonel Chabert un combat de générosité dont le soldat sortit vainqueur.
Un soir, en voyant sa femme, ou mieux encore, en voyant une mère au milieu de ses enfans, séduit par les touchantes grâces d’un tableau de famille, au coin du feu, à la campagne, dans l’ombre et le silence, il prit la résolution de rester mort, et, ne s’effrayant plus de l’authenticité d’un acte, il demanda comment il fallait s’y prendre pour assurer irrévocablement le bonheur de cette famille.
– Faites comme vous voudrez! lui répondit la comtesse; mais je vous déclare que je ne me mêlerai en rien de cette affaire!… Je ne le dois pas.
Delbecq était arrivé depuis quelques jours; et, suivant les instructions verbales de la comtesse, l’intendant avait su gagner la confiance du vieux militaire. Le lendemain matin donc, le colonel Chabert partit avec l’ancien avoué pour Saint-Leu-Taverny, où Delbecq avait fait préparer chez le notaire un acte conçu en termes si crus, que le colonel sortit brusquement de l’étude, après en avoir entendu la lecture:
– Mille noms de tonnerre!… je suis un joli coco, après cela!… moi, passer pour un faussaire!… s’écria-t-il.
– Monsieur, lui dit Delbecq, je ne vous conseille pas de signer… À votre place, je tirerais au moins dix mille livres de rente de ce procès-là!… Madame les donnerait.
Le colonel, jetant un regard foudroyant au coquin émérite et emporté par mille sentimens contraires, s’enfuit avec toute la vigueur d’un jeune homme. Il était redevenu défiant; il s’indignait, se calmait; et, toujours courant, il entra dans le parc de Groslay par la brèche d’un mur tombé; puis il alla s’asseoir sous un kiosque d’où l’on découvrait le chemin de Saint-Leu.
Le hasard voulut qu’il vînt à pas lents vers le cabinet pratiqué dans la roche factice sur laquelle était bâti le kiosque; l’allée étant sablée avec cette espèce de terre 63jaunâtre par lequel on remplace le gravier de rivière, la comtesse, qui était assise dans le petit salon de cette espèce de pavillon, n’entendit pas le colonel. Rosine était là dans une grande anxiété. Le visage tourné vers l’allée qui menait à Saint-Leu, elle regardait sur la route, et se trouvait trop préoccupée de la réussite d’une affaire aussi capitale pour faire attention au léger bruit que fit son mari du côté opposé…. Le vieux soldat n’aperçut pas non plus sa femme au-dessus de lui dans le petit pavillon.
– Eh bien! monsieur Delbecq…. À-t-il signé?… demanda la comtesse à son intendant qu’elle vit seul dans le chemin, par-dessus la haie d’un saut de loup.
– Non, madame!… et je ne sais pas ce qu’il est devenu! – Mais le vieux cheval s’est bien cabré!…
Le colonel retrouva toute sa force pour franchir le saut de loup; et, en un clin-d’œil, fut devant le vieil avoué, auquel il appliqua la plus belle paire de soufflets qui jamais ait été reçue sur deux joues de procureur.
– Ajoute que les vieux chevaux savent ruer!… lui dit-il.
Mais, sa colère dissipée, il ne se sentit plus la force de sauter le fossé; il revint vers le kiosque, par la porte du parc, et monta dans le cabinet aérien dont les rosaces de verre offrait la vue de chacune des ravissantes perpectives de la vallée. La comtesse s’était assise sur une chaise, et gardait une contenance pleine de calme. Sa physionomie était impénétrable. Elle s’essuya les yeux comme si elle eût versé des pleurs, et joua par un geste distrait avec le long ruban rose qui servait de ceinture à une robe de percale…
Néanmoins, malgré son assurance, elle ne put s’empêcher de frissonner en voyant devant elle le vénérable et loyal soldat, debout, les bras croisés, la figure pâle, le front sévère.
– Madame!… dit-il après l’avoir regardée fixement pendant un moment, et l’avoir forcée à rougir, madame, je ne vous maudis pas… mais – je – vous – méprise!.. Maintenant, je remercie le hasard qui nous a désunis…. je ne sens pas même un désir de vengeance, car je ne vous aime plus… Je ne veux rien de vous… Vos enfans qui crient et jouent là-bas ne seront point déshonorés…. Vivez tranquille sur la foi de ma parole…. – Elle vaut mieux que le griffonnage de tous les notaires de Paris…. Je ne réclamerai jamais le nom que j’ai peut-être illustré. – Je ne suis plus qu’un pauvre diable nommé Hyacinthe, et qui ne demande qu’une place au soleil… Je vivrai de souvenirs… Adieu….
La comtesse se jeta aux pieds du colonel, et voulut le retenir en lui prenant les mains; mais il la repoussa avec dégoût, en lui disant:
– Laissez-moi!…
La comtesse fit un geste intraduisible en entendant le bruit des pas de son mari; mais avec la profonde perspicacité que donne une haute scélératesse ou le féroce égoïsme de l’amour, elle crut pouvoir vivre en paix sur la promesse de son mari.
Chabert disparut en effet, et pendant long-temps ni l’avoué Derville ni la comtesse ne surent ce qu’il était devenu. Le nourrisseur fit faillite et se mit cocher de cabriolet. Peut-être le colonel, se contentant de peu, s’adonna-t-il à quelque industrie du même genre; ou, semblable à une pierre lancée dans un gouffre, peut-être alla-t-il, de cascade en cascade, s’abîmer parmi cette boue de haillons qui foisonne à travers les rues de Paris…
Six mois après cet événement, Me Derville, n’entendant plus parler ni du colonel Chabert ni de madame la comtesse Ferraud, pensa qu’il était survenu sans doute entre eux une transaction, que, par vengeance, la comtesse avait fait dresser dans une autre étude. Alors un matin, il supputa la somme qu’il avait avancée audit Chabert, y ajouta le coût des actes venus d’Allemagne; et, ne sachant où était son client, il écrivit une lettre fort polie à madame la comtesse Ferraud, en la priant de réclamer à M. le comte Chabert le montant de ces avances.
Le lendemain même il reçut une lettre de son ancien confrère l’intendant du comte Ferraud, qui, avant d’aller se faire installer à B., en qualité de président du tribunal de première instance, lui écrivit ce mot désolant:
Monsieur,
Madame la comtesse Ferraud me charge de vous prévenir que votre client avait complètement abusé de votre confiance, et que l’individu qui disait être le comte Chabert a reconnu avoir induement pris de fausses qualités.
Agréez, etc.
DELBECQ.
– Il y a des cliens, qui sont, ma parole d’honneur, bêtes à manger du foin!… s’écria Derville. Soyez donc humain, généreux, philantrope et – avoué, pour vous faire enfoncer!… Voilà une affaire qui me coûte – nom d’un tonnerre – je ne sais combien!…
Un an après la réception de cette lettre, Derville cherchant au Palais un avocat dont il avait besoin, et le sachant à la police correctionnelle, entra à la sixième chambre au moment où le président condamnait le nommé Hyacinthe à deux mois de prison comme vagabond, et à être 64conduit au dépôt de mendicité de Saint-Denis, sentence qui, selon la jurisprudence des préfets de police, équivaut à une détention perpétuelle.
Au nom d’Hyacinthe, Derville regarda le délinquant assis entre deux gendarmes sur le banc des prévenus, et reconnut, dans la personne du condamné, son faux colonel Chabert.
Le vieux soldat était calme, immobile, presque distrait; mais malgré ses haillons, malgré la misère empreinte dans sa physionomie, elle déposait d’une noble fierté, et son regard avait une expression de stoïcisme qu’un magistrat n’aurait pas dû méconnaître; mais, là, les hommes deviennent des questions de droit ou de fait, comme aux yeux d’un statisticien ils ne sont plus que des unités.
Au moment où le soldat fut reconduit au greffe pour être emmené plus tard avec la fournée de vagabonds en train d’être jugée, Derville, usant du privilège des avoués, l’accompagna au greffe, et l’y contempla un moment parmi des mendians assez curieux. Cette salle offrait un de ces spectacles journaliers au Palais, mais que malheureusement ni les législateurs, ni les philantropes, ni les peintres, ni les écrivains ne viennent étudier. – Cette antichambre du greffe était, comme tous les laboratoires de chicane, une pièce obscure et puante, autour de laquelle il y avait des bancs de bois noircis par le séjour perpétuel des malheureux qui viennent du fond de toutes leurs misères à ce rendez-vous momentané, auquel pas un d’eux ne manque une fois dans sa vie…. Un poète vous dirait que le jour à honte d’éclairer ce terrible égout, par lequel passent tant d’infortunes!… Il n’y a pas une seule place où ne se soit assis quelque crime en germe, pas d’endroit où ne se soit rencontré quelque homme qui, désespéré par la légère flétrissure que la justice avait imprimée à sa première faute, n’ait commencé une existence au bout de laquelle se dressait la guillotine!… Tous ceux qui tombent sur le pavé de Paris rebondissent là!.. La justification des nombreux suicides est d’avance écrite sur ces murailles jaunâtres. – Cette antichambre est comme la préface soit de la Morgue, soit de la place de Grève…
En ce moment le colonel Chabert s’assit au milieu de ces hommes à faces énergiques, vêtus des horribles livrées de la misère, silencieux par intervalles, ou causant à voix basse, car il y avait trois gendarmes de faction qui se promenaient en faisant retentir leurs sabres sur le plancher…
– Me reconnaissez-vous?… dit Me Derville au vieux soldat en se plaçant devant lui.
– Oui, monsieur!… répondit Chabert en se levant.
– Si vous êtes un honnête homme, reprit Derville à voix basse, comment avez-vous pu rester mon débiteur?…
Le vieux soldat rougit comme aurait pu le faire une jeune fille accusée par sa mère d’un amour clandestin.
– Quoi! madame Ferraud ne vous a pas payé!…. s’écria-t-il à haute voix.
– Payé!… payé!… dit Derville. Elle m’a écrit que vous étiez un intrigant!…
Le colonel leva les yeux au plafond, comme pour en appeler au ciel, par un mouvement sublime d’horreur, de désespoir et d’imprécation.
– Monsieur, dit-il d’une voix calme à force d’altération, obtenez des gendarmes la faveur de me laisser entrer au greffe; je vais vous signer un mandat qui sera certainement acquitté….
Sur un mot dit par l’avoué au brigadier, il lui fut permis d’emmener son client dans le greffe. – Hyacinthe écrivit quelques lignes, cacheta la lettre et l’adressa à la comtesse Ferraud.
– Envoyez cela chez elle, dit le soldat, et vous serez soldé.
– Monsieur, reprit-il après un légère pause, croyez que si je ne vous ai pas témoigné la reconnaissance que je vous dois pour vos bons offices, elle n’en est pas moins là, – et il mit la main sur son cœur, – elle est là, pleine et entière; mais que peuvent les malheureux?…
– Comment, lui dit Derville, n’avez-vous pas stipulé quelque rente?…
– Ne me parlez pas de cela! répondit le vieux militaire. – Si vous saviez quel est mon mépris pour cette vie extérieure, à laquelle tiennent la plupart des hommes… Quand je pense que Napoléon est à Sainte-Hélène!… tandis que je roule à travers ce Paris, qu’il a fait si grand!… Je ne puis plus être soldat!… Voilà tout mon malheur… Enfin, ajouta-t-il en faisant un geste plein d’enfantillage, il vaut mieux avoir du luxe dans ses sentimens que sur ses habits…. – Je ne crains le mépris de personne.
Et le colonel alla se remettre sur son banc. Derville sortit. Quand il revint à son étude, il envoya son maître-clerc chez la comtesse Ferraud, qui, à la lecture de la lettre, fit immédiatement payer la somme due à Me Derville.
CONCLUSION.
En 1830, au milieu du mois de juillet, j’allais à Ris, en compagnie d’un ancien avoué. Lorsque nous parvînmes à l’avenue qui conduit de la grande route à Bicêtre, nous vîmes, sous un des ormes du chemin, un de ces 63vieux pauvres chenus et cassés qui ont obtenu le bâton de maréchal des mendians, en vivant à Bicêtre comme les vieilles femmes indigentes vivent à la Salpêtrière.
Ce malheureux, l’un des deux mille logés dans l’Hospice de la Vieillesse, était assis sur une borne et paraissait concentrer toute son intelligence dans une opération bien connue des invalides, et qui consiste à faire sécher au soleil le tabac de leurs mouchoirs, pour éviter de les blanchir, peut-être.
Ce vieillard avait une physionomie attachante. Il était vêtu de cette robe en drap rougeâtre que l’hospice accorde à ses hôtes, espèce de livrée horrible….
– Tenez, Derville…. dis-je à mon compagnon de voyage, voyez donc ce vieux…. Ne ressemble-t-il pas à ces bons hommes en chocolat que vendent les confiseurs.. Et cela vit!… Il est heureux, peut-être!…
Derville prit son lorgnon, regarda le pauvre, et après avoir laissé échapper un mouvement de surprise:
– Ce vieux là… dit-il, c’est tout un poème!…
Nous passâmes rapidement.
– As-tu rencontré quelquefois la comtesse Ferraud?.. reprit brusquement Derville.
– Oui, c’est une femme d’esprit et très-agréable…
– Ce vieux bicêtrien est son mari légitime! – Le comte Chabert, l’ancien colonel….. Elle l’a sans doute fait placer là….. Et il est dans cet hospice au lieu d’habiter un hôtel, uniquement pour avoir rappelé à la jolie comtesse Ferraud quelques défauts secrets, et son ancien état de femme de chambre!… Je me souviens encore du regard de tigre qu’elle lui a jeté en ce moment-là….
Ayant témoigné quelque étonnement à ce début, Derville me raconta l’histoire qui précède, mais avec une foule de détails et avec un talent de narration qui ne m’a pas été inutile.
Au retour, le lendemain, en jetant un coup d’œil sur Bicêtre, je proposai à Derville d’y aller voir le colonel Chabert.
Nous nous dirigeâmes donc par l’avenue; mais, à moitié chemin, nous trouvâmes le vieillard assis sur la souche d’un arbre abattu.
Ce malheureux tenait à la main un bâton et s’amusait à faire des raies sur le sable….. En le regardant attentivement, nous aperçûmes qu’il venait de déjeuner certainement autre part qu’à l’établissement.
– Bonjour, colonel Chabert!… lui dit Derville.
– Je me nomme Hyacinthe!… répondit le vieillard; je suis le numéro 164, septième salle…
Et il regarda Derville avec une anxiété peureuse, avec une crainte de vieillard et d’enfant.
– Vous allez voir le condamné à mort!… nous dit-il après un moment de silence. Il n’est pas marié…
– Pauvre homme!… dit Derville. Voulez-vous de l’argent pour acheter du tabac?…
Le colonel tendit avidemment la main avec toute la naïveté d’un gamin de Paris.
Nous lui donnâmes chacun une pièce de cent sous, et il nous remercia par un regard stupide, en disant:
– Braves troupiers!…
Il se mit au port d’armes, puis il feignit de nous coucher en joue, et cria en souriant:
– Feu!…
Et il décrivit avec sa canne une arabesque imaginaire.
– Le genre de sa blessure l’aura fait tomber en enfance, dit Derville.
– Lui, en enfance!… s’écria un vieux bicêtrien qui nous regardait. Ah! il y a des jours où il ne faut pas lui marcher sur le pied!… C’est un vieux malin plein de philosophie et d’imagination; mais aujourd’hui… – il a fait le lundi…. Monsieur, en 1818, il était déjà ici… Pour lors, un officier prussien, dont la calèche montait la côte de Villejuif, vint à passer à pied; et nous étions nous deux, Hyacinthe et moi, sur le bord de la route. Cet officier causait en marchant avec un autre, un Russe, ou quelque animal de la même espèce, lorsqu’en voyant l’ancien il dit: – Voilà un vieux voltigeur qui était à Rosbach!… – J’étais trop jeune pour y être, lui répondit-il; mais j’ai été assez vieux pour me trouver à Iéna!…
– Pour lors le Prussien a filé, sans faire d’autres questions.
– Quelle destinée!… m’écriai-je. Sorti de l’hospice des Enfans-Trouvés, il revient mourir à l’Hospice de la Vieillesse, après avoir, dans l’intervalle, aidé Napoléon à conquérir l’Égypte et l’Europe.
DE BALZAC.
253LA COMTESSE À DEUX MARIS.
257UNE ÉTUDE D’AVOUÉ.
– Allons! voilà encore notre vieux carrick!
Cette exclamation échappait à un clerc appartenant au genre de ceux qu’on appelle dans les études des saute-ruisseaux. Ce petit clerc, qui mordait en ce moment de fort bon appétit dans un morceau de pain, en arracha un peu de mie, en fit une boulette et la lança railleusement par le vasistas d’une fenêtre sur laquelle il était appuyé. Bien dirigée, la boulette rebondit presque à la hau258teur de la croisée, après avoir frappé le chapeau d’un inconnu qui traversait la cour d’une maison située rue Vivienne, où demeurait maître Derville, avoué.
– Allons, Simonnin, ne faites donc pas de sottises aux cliens, ou je vous mets à la porte. Quelque pauvre que soit un client, c’est toujours un homme, que diable! dit le premier clerc en interrompant l’addition d’un mémoire de frais.
Le saute-ruisseau est généralement comme était Simonnin, un garçon de treize à quatorze ans, qui, dans toutes les études, se trouve sous la domination spéciale du principal clerc dont il fait les commissions, dont il porte les billets doux. Il tient au gamin de Paris par ses mœurs, et à la Chicane par sa ruse. Il est presque toujours sans pitié, sans frein, indisciplinable. Aussi le petit clerc dit-il avec l’air de l’écolier qui prend son maître en faute: – Si c’est un homme, pourquoi l’appelez-vous vieux carrick?
Puis il se remit à manger son pain et son fromage, en accottant son l’épaule sur le montant de la fenêtre, car il se reposait debout, ainsi que les chevaux de coucous, l’une de ses jambes 259relevée et appuyée contre l’autre, sur le bout du soulier.
– Quel tour pourrions-nous jouer à ce chinois-là? dit à voix basse le troisième clerc, en s’arrêtant au milieu d’un raisonnement dont il engrossait une requête que grossoyait le quatrième clerc, et dont deux néophytes venus de province faisaient les copies. Puis, il continua son improvisation: ….. Mais, dans sa noble et bienveillante sagesse, Sa Majesté Louis Dix-Huit (mettez en toutes lettres, hé! monsieur qui faites la Grosse!), au moment où Elle reprit les rênes de son royaume, comprit… (Qu’est-ce qu’il comprit?) la haute mission à laquelle Elle était appelée par la divine Providence!…… (Point admiratif et six points.) et sa première pensée fut, ainsi que le prouve la date de l’ordonnance ci-dessous désignée, de réparer les infortunes causées par les affreux et tristes désastres de nos temps révolutionnaires, en restituant à ses fidèles serviteurs tous leurs biens non vendus, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine public, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine ordinaire ou extraordinaire de la couronne, soit enfin qu’ils se trouvassent dans les dotations d’établissemens 260publics, car nous sommes et nous nous prétendons habiles à soutenir que tel est l’esprit et le sens de la fameuse et si loyale ordonnance rendue en….
– Attendez, dit le grossoyeur aux trois clercs, cette scélérate de phrase a rempli deux pages. – Eh bien, reprit-il en mouillant de sa langue le dos du cahier afin de pouvoir tourner la page épaisse de son papier timbré, eh bien! vous voulez lui faire une farce? Il faut lui dire que le patron ne peut parler à ses cliens qu’entre deux et trois heures du matin. Nous verrons s’il viendra, le vieux malfaiteur!
Le troisième clerc reprit la phrase commencée: – Rendue en… Y êtes vous?
– Oui, crièrent les trois copistes.
Tout marchait à la fois, la requête, la causerie et la conspiration.
– Rendue en….. Hein, papa Boucard? quelle est la date de l’ordonnance? il faut mettre les points sur les i, saquerlotte! Cela fait des pages.
– Saquerlotte! répéta l’un des copistes.
– Comment, vous avez écrit saquerlotte? s’écria le troisième clerc en regardant l’un 261des nouveau-venus d’un air à la fois sévère et goguenard.
– Mais oui, dit le quatrième clerc en se penchant sur la copie de son voisin, il a écrit: Il faut mettre les points sur les i, et sakerlotte par un k.
Tous les clercs partirent d’un grand éclat de rire.
– Comment, monsieur Godeschal, vous prenez saquerlotte pour un terme de Droit, et vous dites que vous êtes de Mortagne? s’écria le petit clerc.
– Effacez donc ça! dit le premier clerc. Si le juge chargé de taxer le dossier voyait des choses pareilles, il dirait qu’on se moque de la barbouillée! Vous causeriez des désagrémens au patron. Allons, ne faites plus de ces bêtises-là, monsieur Godeschal! un Normand ne doit pas écrire insouciamment une requête. C’est le: – Portez arme! de la Basoche.
– Rendue en… en, demanda le troisième clerc, dites donc, Boucard?
– Juin 1814, répondit le premier clerc sans quitter son travail.
Un coup frappé à la porte de l’étude in262terrompit la phrase de la prolixe requête. Cinq clercs bien endentés, aux yeux vifs et railleurs, aux têtes crépues, levèrent le nez vers la porte, après avoir tous crié brusquement d’une voix de chantre: – Entrez. Le premier clerc resta la face ensevelie dan sun monceau d’actes, nommés broutille en style de Palais, et continua de dresser le mémoire de frais auquel il travaillait.
L’étude était une grande pièce ornée du poêle classique dont tous les antres de la chicane sont garnis. Les tuyaux traversaient diagonalement la chambre, et rejoignaient une cheminée condamnée sur le marbre de laquelle se voyaient divers morceaux de pain, des angles de fromage de Brie, des côtelettes de porc frais, des verres, des bouteilles, et la tasse de chocolat du maître-clerc. L’odeur de ces comestibles s’amalgamait si bien avec la puanteur du poêle chauffé sans mesure, avec le parfum particulier aux bureaux et aux paperasses, que celui d’un renard n’y aurait pas été sensible. Le plancher était déjà couvert de fange et de neige apportée par les clercs. Près de la fenêtre se trouvait le secrétaire à cylindre du principal, et auquel 263était adossée la petite table destinée au second clerc. Le second faisait en ce moment le palais. Il pouvait être de huit à neuf heures du matin. L’étude avait pour tout ornement ces grandes affiches jaunes qui annoncent des saisies immobilières, des ventes, des licitations entre majeurs et mineurs, des adjudications définitives ou préparatoires, la gloire des études! Derrière le maître clerc était un énorme casier qui garnissait le mur du haut en bas, et dont chaque compartiment était bourré de liasses d’où pendaient un nombre infini d’étiquettes et de bouts de ce fil rouge qui donnent une physionomie spéciale aux dossiers de procédure. Les rangs inférieurs du casier étaient occupés par des cartons jaunis par l’usage, bordés de papier bleu, et sur lesquels se lisaient les noms des gros cliens dont les affaires juteuses se cuisinaient en ce moment. Les sales vitres de la croisée laissaient passer peu de jour. D’ailleurs, au mois de février, il existe à Paris très-peu d’études où l’on puisse écrire sans le secours d’une lampe, avant dix heures; car elles sont toutes l’objet d’une négligence assez concevable. Tout le monde y va, personne n’y reste. Au264cun intérêt personnel ne s’attache à ce qui est aussi banal. Ni l’avoué, ni les plaideurs, ni les clercs ne tiennent à l’élégance d’un endroit qui pour les uns est une classe, pour les autres un passage, pour le maître un laboratoire. Le mobilier crasseux se transmet d’avoués en avoués avec un scrupule si religieux que certaines études possèdent encore des boîtes à résidus, des moules à tirets, des sacs provenant des procureurs au Chlet, abréviation du mot CHATELET, juridiction qui représentait dans l’ancien ordre de choses le tribunal de première instance. Cette étude obscure et grasse de poussière avait donc, comme toutes les autres, quelque chose de repoussant pour les plaideurs, et qui en faisait une des plus hideuses monstruosités parisiennes. Certes, si les sacristies humides où les prières se pèsent et se paient comme des épices, si les magasins de revendeuses où flottent des guenilles qui flétrissent toutes les illusions de la vie en nous montrant où en aboutissent les fêtes, si ces deux cloaques de nos poésies n’existaient pas, une étude d’avoué serait de toutes les boutiques sociales la plus horrible. Mais il en est ainsi de la maison 265de jeu, du tribunal, du bureau de loterie. Pourquoi? Peut-être dans ces endroits, le drame en se jouant dans l’ame de l’homme, lui en rend-il les choses accessoires indifférentes.
– Où est mon canif?
– Je déjeune!
– Va te faire lanlaire, voilà un pâté sur la requête!
– Chît! messieurs.
Ces diverses exclamations partirent à la fois au moment où le vieux plaideur ferma la porte avec cette sorte d’humilité qui dénature les mouvemens de l’homme malheureux. Il essaya de sourire; mais les muscles de son visage se détendirent quand il eut vainement cherché quelques symptômes d’aménité sur les visages inexorablement indifférens des six clercs. Accoutumé sans doute à juger les hommes, il s’adressa fort poliment au saute-ruisseau, en espérant que ce souffre-douleur lui répondrait avec douceur.
– Monsieur, votre patron est-il visible?
Le malicieux saute-ruisseau ne répondit au pauvre homme qu’en se donnant avec les doigts de la main gauche de petits coups ré266pétés sur l’oreille, comme pour dire: – Je suis sourd.
– Que souhaitez-vous, monsieur? demanda le quatrième clerc qui, tout en faisant cette question, avalait une bouchée de pain avec laquelle on eût pu charger une pièce de quatre, brandissait son couteau, et se croisait les jambes en mettant à la hauteur de son œil celui de ses pieds qui se trouvait en l’air.
– Je viens ici, monsieur, pour la cinquième fois, répondit le patient. Je souhaite parler à monsieur Derville.
– Est-ce pour une affaire?
– Oui, mais je ne puis l’expliquer qu’à monsieur…
– Le patron dort. Si vous désirez le consulter sur quelques difficultés, il ne travaille sérieusement qu’à minuit. Mais, si vous vouliez nous dire votre cause, nous pourrions, tout aussi bien que lui, vous…
L’inconnu resta impassible. Il se mit à regarder modestement autour de lui, comme un chien qui, en se glissant dans une cuisine, craint d’y recevoir des coups. Par une grace de leur état, les clercs n’ont jamais peur des voleurs, ils ne soupçonnèrent donc point 267l’homme au carrick, et le laissèrent observer le local où il cherchait vainement un siège pour se reposer: il était visiblement fatigué. Par système, les avoués laissent peu de chaises dans leurs études. Le client vulgaire, lassé d’attendre sur ses jambes, s’en va grognant, mais il ne prend pas un temps qui, suivant le mot d’un vieux procureur, n’est pas admis en taxe.
– Monsieur, répondit-il, j’ai déjà eu l’honneur de vous prévenir que je ne pouvais expliquer mon affaire qu’à M. Derville. Je vais attendre son lever.
Le principal clerc, qui avait fini son addition, sentit l’odeur de son chocolat. Il quitta son fauteuil de canne, vint à la cheminée, toisa le vieil homme, regarda le carrick et fit une grimace indescriptible. Il pensa probablement que, de quelque manière que l’on tordît ce client, il serait impossible d’en tirer un centime; et alors, il intervint par une parole brève, dans l’intention de débarrasser l’étude d’une aussi mauvaise pratique.
– Ils vous disent la vérité, monsieur. Le patron ne travaille que pendant la nuit. Si 268votre affaire est grave, je vous conseille de revenir à une heure du matin.
Le plaideur regarda le maître-clerc d’un air stupide, et demeura pendant un moment immobile. Habitués à tous les changemens de physionomie et aux singuliers caprices produits par l’indécision ou par la rêverie qui caractérisent les gens processifs, les clercs continuèrent à manger, en faisant autant de bruit avec leurs mâchoires que doivent en faire des chevaux au râtelier, et ne s’inquiétèrent plus du vieillard.
– Monsieur, je viendrai ce soir, dit enfin le vieux qui, par une ténacité particulière aux gens malheureux, voulait prendre en défaut l’humanité.
La seule épigramme permise à la Misère est d’obliger la Justice et la Bienfaisance à des dénis injustes. Quand les malheureux ont convaincu la société de mensonge, ils se rejettent plus vivement dans le sein de Dieu.
– Ne voilà-t-il pas un fameux crâne? dit le petit clerc sans attendre que le vieillard eût fermé la porte.
– Il a l’air d’un déterré, reprit le dernier clerc.
– C’est quelque269 colonel qui réclame un arriéré, dit le premier clerc.
– Non, c’est un ancien concierge, dit le troisième clerc.
– Parions qu’il est noble, s’écria le maître-clerc.
– Je parie qu’il a été portier, répliqua le troisième clerc. Les portiers sont seuls doués par la nature de carricks usés, huileux et déchiquetés par le bas comme l’est celui de ce vieux bonhomme! Vous n’avez donc vu ni ses bottes éculées qui prennent l’eau, ni sa cravate qui lui sert de chemise? Il a couché sous les ponts.
– Il pourrait être noble et avoir tiré le cordon, s’écria le quatrième clerc, ça s’est vu!
– Non, reprit le principal clerc au milieu des rires, je soutiens qu’il a été brasseur en 1789, et colonel sous la république.
– Ah! je parie un spectacle pour tout le monde qu’il n’a pas été soldat, dit le troisième clerc.
– Cela va, fit le principal.
– Monsieur! monsieur! cria le petit clerc en ouvrant la fenêtre.
270– Que fais-tu, Simonnin! demanda M. Boucard.
– Je l’appelle pour lui demander s’il est colonel ou portier. Il doit le savoir, lui.
Tous les clercs se mirent à rire.Le vieillard remontait.
– Qu’allons-nous lui dire? s’écria le troisième clerc.
– Laissez-moi faire! répondit le principal.
– Monsieur, dit-il au pauvre homme quand celui-ci rentra timidement en baissant les yeux, peut-être pour ne pas révéler sa faim en regardant avec trop d’avidité les comestibles, monsieur, voulez-vous avoir la complaisance de nous donner votre nom, afin que le patron sache si…
– Chabert.
– Est-ce le colonel mort à Eylau? demanda Godeschal, n’ayant encore rien dit, et jaloux d’ajouter une raillerie à toutes les autres.
– Lui-même, monsieur, répondit le bonhomme avec une simplicité antique. Et il se retira.
– Chouit!
– Dégommé!
271– Puff!
– Oh!
– Ah!
– Bâoud!
– Ah, le vieux drôle!
– Trin la, la, trin, trin!
– Enfoncé!
– M. Godeschal, vous irez au spectacle sans payer, dit le quatrième clerc au nouveau-venu, en lui donnant sur l’épaule une tape à tuer un rhinocéros.
Ce fut un torrent de cris, de rires et d’exclamations, à la peinture desquelles on userait toutes les onomatopées de la langue.
– À quel théâtre irons-nous?
– À l’Opéra, s’écria le principal.
– D’abord, reprit le troisième clerc, le théâtre n’a pas été désigné. Je puis, si je veux, vous mener chez madame Saqui.
– Madame Saqui n’est pas un spectacle.
– Qu’est-ce qu’un spectacle? reprit le troisième clerc. Établissons d’abord le point de fait. Qu’ai-je parié, messieurs? Un spectacle. Qu’est-ce qu’un spectacle? une chose qu’on voit….
– Mais dans ce système-là, vous vous ac272quitteriez donc en nous menant voir l’eau couler sous le Pont-Neuf! s’écria le petit clerc en interrompant.
– Pour de l’argent, disait le troisième clerc en continuant.
– Mais on voit pour de l’argent bien des choses qui ne sont pas un spectacle. La définition n’est pas exacte, dit Godeschal.
– Mais écoutez-moi donc!
– Vous déraisonnez, mon cher, dit Boucard.
– Curtius est-il un spectacle? dit le troisième clerc.
– Non, répondit le premier clerc, c’est un cabinet de figures.
– Je parie cent francs contre un sou, reprit le troisième clerc, que le cabinet de Curtius constitue un spectacle.
Les clercs haussèrent les épaules.
– D’ailleurs, il n’est pas prouvé que ce vieux singe ne se soit pas moqué de nous, dit le troisième clerc, qui cessa son argumentation. En conscience, le colonel Chabert est bien mort. Sa femme est remariée au comte Ferraud, conseiller d’état. Madame Ferraud est une des clientes de l’étude!
273– La cause est remise à demain, dit le premier clerc. À l’ouvrage, messieurs! Sac à papier! l’on ne fait rien ici. Finissez donc votre requête, elle doit être signifiée avant l’audience de la quatrième chambre. L’affaire se juge aujourd’hui. Allons, à cheval.
– Si c’eût été le colonel Chabert, est-ce qu’il n’aurait pas chaussé le bout de son pied dans le postérieur de ce farceur de Simonnin quand il a fait le sourd? dit le quatrième clerc en regardant cette observation comme plus concluante que celle du troisième clerc.
– Puisque rien n’est décidé, reprit le principal, convenons d’aller aux premières loges des Français voir Talma, dans Néron. Simonnin ira au parterre.
Là-dessus, le premier clerc s’assit à son bureau. Chacun l’imita.
– Rendue en juin mil huit cent quatorze, (en toutes lettres) dit le clerc, y êtes-vous?
– Oui, répondirent les deux copistes et le grossoyeur, dont les plumes recommencèrent à crier sur le papier timbré.
– Et nous espérons que Messieurs composant le tribunal, dit l’improvisateur. (Halte! il faut que je relise ma phrase; je ne me com274prends plus moi-même). Nous espérons que Messieurs composant le tribunal ne seront pas moins grands que ne l’est l’auguste auteur de l’ordonnance, et qu’ils feront justice des misérables prétentions de l’administration des hospices en fixant la jurisprudence dans le sens large que nous établissons ici. (Ouf!)
– Voulez-vous un verre d’eau? dit le petit clerc.
– Ce farceur de Simonnin! dit Boucard. Tiens, tu vas valser jusqu’aux Invalides.
Cette scène représente un des mille plaisirs qui, plus tard, nous font dire en pensant à notre jeunesse: – C’était le bon temps!
Vers une heure du matin, le prétendu colonel Chabert vint frapper à la porte de maître Derville, avoué près le tribunal de première instance du département de la Seine. Le portier lui répondit que M. Derville n’était pas rentré. Le vieillard ayant allégué le rendez-vous donné, monta chez ce célèbre légiste, qui, malgré sa jeunesse, passait pour être une des plus fortes têtes du Palais. Après avoir sonné, le défiant solliciteur ne fut pas médiocrement étonné de voir le premier clerc occupé à ranger sur la table de la salle 275à manger de son patron les nombreux dossiers des affaires qui venaient le lendemain en ordre utile. Le clerc, non moins étonné, salua le colonel en le priant de s’asseoir, ce que fit le plaideur.
– Ma foi, monsieur, j’ai cru que vous plaisantiez hier en m’indiquant une heure aussi matinale pour une consultation, dit le vieillard avec une fausse gaieté, la gaieté d’un homme ruiné qui s’efforce de sourire.
– Les clercs plaisantaient et disaient vrai tout ensemble, reprit le principal en continuant son travail. M. Derville a choisi cette heure pour examiner ses causes, en résumer les moyens, en ordonner la conduite, en disposer les défenses. Sa prodigieuse intelligence ne peut se déployer qu’en ce moment, le seul où il obtienne le silence nécessaire aux grandes conceptions. Vous êtes, depuis six ans, le troisième exemple d’une consultation donnée à cette heure nocturne. Après être rentré, le patron discutera chaque affaire, lira tout, passera peut-être quatre ou cinq heures à sa besogne; puis, il me sonnera et m’expliquera ses intentions. Le matin, de dix heures à deux heures, il écoute 276ses cliens, puis il emploie le reste de la journée à ses rendez-vous. Le soir, il va dans le monde pour y entretenir ses relations. Il n’a donc que la nuit pour creuser ses procès, fouiller les arsenaux du Code et faire ses plans de bataille. Il ne veut pas perdre une seule cause; il a l’amour de son art. Il ne se charge pas, comme ses confrères, de toute espèce d’affaire. Voilà sa vie, qui est singulièrement active. Aussi gagne-t-il beaucoup d’argent.
En entendant cette explication, le vieillard resta silencieux, et sa bizarre figure prit une expression si dépourvue d’intelligence, que le clerc, après l’avoir regardé, ne s’occupa plus de lui. Quelques instans après, M. Derville rentra, mis en costume de bal. Son maître-clerc lui ouvrit la porte, et se remit à achever le classement des dossiers. Le jeune avoué demeura pendant un moment stupéfait en entrevoyant dans le clair-obscur le singulier client qui l’attendait. Le colonel Chabert était aussi parfaitement immobile que peut l’être une figure en cire de ce cabinet de Curtius où le troisième clerc avait voulu mener ses camarades. Cette im277mobilité n’aurait peut-être pas été un sujet d’étonnement, si elle n’eût complété le spectacle surnaturel que présentait l’ensemble du personnage. Le vieux soldat était sec et maigre. Son front volontairement caché sous les cheveux de sa perruque lisse lui donnait quelque chose de mystérieux. Ses yeux paraissaient couverts d’une taie transparente; vous eussiez dit de la nacre sale dont les reflets bleuâtres chatoyaient à la lueur des bougies. Le visage pâle, livide, et en lame de couteau, s’il est permis d’emprunter cette expression vulgaire, semblait mort. Le cou était serré par une mauvaise cravate de soie noire. L’ombre cachait si bien le corps à partir de la ligne brune que décrivait ce haillon, qu’un homme d’imagination aurait pu prendre cette vieille tête pour quelque silhouette due au hasard, ou pour un portrait de Rembrandt, sans cadre. Les bords du chapeau dont le front du vieillard était couvert projetaient un sillon noir sur le haut du visage; effet bizarre, quoique naturel, qui par la brusquerie du contraste faisait ressortir les rides blanches, les sinuosités froides, les sentimens décolorés de 278cette physionomie cadavéreuse. Enfin l’absence de tout mouvement dans le corps, de toute chaleur dans le regard, s’accordait avec une certaine expression de démence triste, avec les dégradans symptômes par lesquels se caractérise l’idiotie, et qui faisaient de cette figure je ne sais quoi de funeste qu’aucune parole humaine ne pourrait exprimer. Mais un observateur, et surtout un avoué, aurait trouvé de plus en cet homme foudroyé, les signes d’une douleur profonde, les indices d’une misère qui avait dégradé ce visage, comme les gouttes d’eau tombées du ciel sur un beau marbre l’ont à la longue défiguré. Un médecin, un auteur, un magistrat eussent pressenti tout un drame à l’aspect de cette sublime horreur dont le moindre mérite était de ressembler à ces fantaisies que les peintres s’amusent à dessiner au bas de leurs pierres lithographiques en causant avec leurs amis. En voyant l’avoué, l’inconnu tressaillit par un mouvement convulsif semblable à celui qui échappe aux poètes, quand un bruit inattendu vient les détourner d’une féconde rêverie, au milieu du silence et de la nuit. Le vieillard se découvrit promptement, et se 279leva pour saluer le jeune homme. Le cuir qui garnissait l’intérieur de son chapeau étant sans doute fort gras, sa perruque y resta collée sans qu’il s’en apercût, et laissa voir à nu son crâne horriblement mutilé par une cicatrice transversale qui prenait à l’occiput et venait mourir à l’œil droit, en formant partout une grosse couture saillante. L’enlèvement soudain de cette perruque sale, que le pauvre homme portait pour cacher sa blessure, ne donna nulle envie de rire aux deux gens de loi, tant ce crâne fendu était épouvantable à voir. La première pensée que suggérait l’aspect de cette blessure était celle-ci: – Par là s’est enfui l’intelligence!
– Si ce n’est pas le colonel Chabert, ce doit être un fier troupier! pensa le principal clerc.
– Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l’honneur de parler.
– Au colonel Chabert.
– Lequel?
– Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard.
En entendant cette singulière phrase, le 280clerc et l’avoué se jetèrent un regard qui signifiait: – C’est un fou!
– Monsieur, reprit le colonel, je désirerais ne confier qu’à vous le secret de ma situation.
Une chose digne de remarque est l’intrépidité naturelle aux avoués. Soit l’habitude de recevoir un grand nombre de personnes, soit le profond sentiment de la protection que les lois leur accordent, soit confiance en leur ministère, ils entrent partout sans rien craindre, comme les prêtres et les médecins. M. Derville fit un signe à Boucard, qui disparut.
– Monsieur, reprit l’avoué, pendant le jour je ne suis pas trop avare de mon temps; mais au milieu de la nuit les minutes me sont précieuses. Ainsi, soyez bref et concis. Allez au fait sans digression. Je vous demanderai moi-même les éclaircissemens qui me sembleront nécessaires. Parlez.
Après avoir fait rasseoir son singulier client, le jeune homme s’assit lui-même devant la table; et, tout en prêtant son attention au discours du feu colonel, il feuilleta ses dossiers.
281– Monsieur, dit le défunt, peut-être savez-vous que je commandais un régiment de cavalerie à Eylau. J’ai été pour beaucoup dans le succès de la célèbre charge que fit Murat, et qui décida le gain de la bataille. Malheureusement pour moi, ma mort est un fait historique consigné dans les Victoires et Conquêtes, où elle est rapportée en détail. Nous fendîmes en deux les trois lignes russes, qui, s’étant aussitôt reformées, nous obligèrent à les retraverser en sens contraire. Au moment où nous revenions vers l’empereur, après avoir dispersé les Russes, je rencontrai un gros de cavalerie ennemie. Je me précipitai sur ces entêtés-là. Deux officiers russes, deux vrais géans, m’attaquèrent à la fois. L’un d’eux m’appliqua sur la tête un coup de sabre qui fendit tout jusqu’à un bonnet de soie noire que j’avais sur la tête, et m’ouvrit profondément le crâne. Je tombai de cheval. Murat vint à mon secours. Il me passa sur le corps, lui et tout son monde, quinze cents hommes, excusez du peu! Ma mort fut annoncée à l’Empereur, qui, par prudence (il m’aimait un peu, le patron!), voulut savoir s’il n’y aurait pas quelque 282chance de sauver l’homme auquel il était redevable de cette vigoureuse attaque. Il envoya, pour me reconnaître et me rapporter aux ambulances, deux chirurgiens en leur disant, peut-être trop négligemment, car il avait de l’ouvrage: – Allez donc voir si, par hasard, mon pauvre Chabert vit encore? Ces sacrés carabins, qui venaient de me voir foulé aux pieds par les chevaux de deux régimens, se dispensèrent sans doute de me tâter le pouls et dirent que j’étais bien mort. L’acte de mon décès fut donc probablement dressé d’après les règles établies par la jurisprudence militaire…
En entendant son client s’exprimer avec une lucidité parfaite, et raconter des faits aussi vraisemblables, quoique étranges, le jeune avoué laissa ses dossiers, posa son coude gauche sur la table, se mit la tête dans la main, et regarda le colonel fixement.
– Savez-vous, monsieur, lui dit-il en l’interrompant, que je suis l’avoué de la comtesse Ferraud, veuve du colonel Chabert?
– Ma femme! Oui, monsieur. Aussi, après cent démarches infructueuses chez des gens de loi qui m’ont tous pris pour un fou, me 283suis-je déterminé à venir vous trouver. Je vous parlerai de mes malheurs plus tard. Laissez-moi d’abord vous établir les faits, vous expliquer plutôt comme ils ont dû se passer, que comme ils sont arrivés. Certaines circonstances, qui ne doivent être connues que du Père éternel, m’obligent à en présenter plusieurs comme des hypothèses. Donc, monsieur, les blessures que j’ai reçues auront probablement produit un tétanos, ou m’auront mis dans une crise analogue à une maladie nommée, je crois, la catalepsie. Autrement comment concevoir que j’aie été suivant l’usage de la guerre, dépouillé de mes vêtemens, et jeté dans la fosse aux soldats par les gens chargés d’enterrer les morts? Ici, permettez-moi de placer un détail que je n’ai pu connaître que postérieurement à l’événement qu’il faut bien appeler ma mort. J’ai rencontré, en 1814, à Stuttgard un ancien maréchal-des-logis de mon régiment. Ce cher homme, le seul qui ait voulu me reconnaître, et dont je vous parlerai tout à l’heure, m’expliqua le phénomène de ma conservation, en me disant que mon cheval avait reçu un boulet dans le flanc au moment où je fus blessé moi-même. 284La bête et le cavalier s’étaient donc abattus comme des capucins de cartes. En me renversant, soit à droite, soit à gauche, j’avais été sans doute couvert par le corps de mon cheval qui m’empêcha d’être écrasé par les chevaux, ou atteint par les boulets. Lorsque je revins à moi, monsieur, j’étais dans une position et dans une atmosphère dont je ne vous donnerais pas une idée en vous entretenant jusqu’à demain. L’air que je respirais était méphitique. Je voulus me mouvoir, et ne trouvai point d’espace. En ouvrant les yeux, je ne vis rien. La rareté de l’air fut l’accident le plus menaçant, et qui m’éclaira le plus vivement sur ma position. Je compris que là où j’étais, il n’y avait pas d’air, et que j’allais mourir. Cette pensée m’ôta le sentiment de la douleur inexprimable par laquelle j’avais été réveillé. Mes oreilles tintèrent violemment. J’entendis, ou crus entendre, je ne veux rien affirmer, des gémissemens poussés par le monde de cadavres au milieu desquels je gisais. Quoique la mémoire de ces momens soit bien ténébreuse, quoique mes souvenirs soient bien confus, malgré les impressions de souffrances encore plus profondes que je 285devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés! Mais il y a eu quelque chose de plus horrible que les cris, un silence que je n’ai jamais retrouvé nulle part, le vrai silence du tombeau. Enfin, en levant les mains, en tâtant les morts, je reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain supérieur. Je pus donc mesurer l’espace qui m’avait été laissé par un hasard dont j’ignorais la cause. Il paraît, grace à l’insouciance ou à la précipitation avec laquelle on nous avait jetés pêle-mêle, que deux morts s’étaient croisés au-dessus de moi de manière à décrire un angle semblable à celui de deux cartes mises l’une contre l’autre par un enfant qui pose les fondemens de son frêle château. En furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai fort heureusement un bras qui ne tenait à rien, le bras d’un Hercule! un bon os auquel je dus mon salut. Sans ce secours inespéré, je périssais! Mais avec une rage bien conditionnée, je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre sans doute jetée sur nous, je dis nous, comme s’il y eût eu des vivans! 286J’y allai ferme, monsieur, car me voici! Mais je ne sais pas aujourd’hui comment j’ai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi. Vous me direz que j’avais trois bras! Ce levier, dont je me servais avec habileté, me procurait toujours un peu de l’air qui se trouvait entre les cadavres que je déplaçais, et je ménageais mes aspirations. Enfin je vis le jour, mais à travers la neige, monsieur! En ce moment, je m’aperçus que j’avais la tête ouverte. Par bonheur, mon sang, celui de mes camarades ou la peau meurtrie de mon cheval peut-être, que sais-je! m’avait, en se coagulant, comme enduit d’un emplâtre naturel. Malgré cette croûte, je m’évanouis quand mon crâne fut en contact avec la neige. Cependant le peu de chaleur qui me restait ayant fait fondre la neige autour de moi, je me trouvai, quand je repris connaissance, au centre d’une petite ouverture par laquelle je criai aussi long-temps que je le pus. Mais alors le soleil se levait, j’avais donc bien peu de chances pour être entendu. Y avait-il déjà du monde aux champs? Je me haussais en faisant de mes 287pieds un ressort dont le point d’appui était sur les amis qui avaient les reins solides. Vous sentez que ce n’était pas le moment de leur dire: – Respect au courage malheureux! Bref, monsieur, après avoir eu la douleur, si le mot peut rendre ma rage, de voir pendant long-temps, oh! oui, long-temps! ces sacrés Allemands se sauver en entendant une voix là où ils n’apercevaient point d’homme, je fus enfin dégagé par une femme assez hardie ou assez curieuse pour s’approcher de ma tête qui semblait avoir poussé hors de terre comme un champignon. Cette femme alla chercher son mari, et tous deux me transportèrent dans leur pauvre baraque. Il paraît que j’eus une rechute de catalepsie, passez-moi cette expression pour vous peindre un état dont je n’ai nulle idée, mais que j’ai jugé, sur les dires de mes hôtes, devoir être un effet de cette maladie. Je suis resté pendant six mois entre la vie et la mort, ne parlant pas, ou déraisonnant quand je parlais. Enfin mes hôtes me firent admettre à l’hôpital d’Heilsberg. Vous comprenez, monsieur, que j’étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère; en sorte que, quinze 288mois après, quand un beau matin, je me souvins d’avoir été le colonel Chabert, et qu’en recouvrant ma raison, je voulus obtenir de ma garde plus de respect qu’elle n’en accordait à un pauvre diable, tous mes camarades de chambrée se mirent à rire. Heureusement pour moi, le chirurgien avait répondu, par amour-propre, de ma guérison, et s’était naturellement intéressé à son malade. Lorsque je lui parlai d’une manière suivie de mon ancienne existence, ce brave homme, nommé Sparchmann, fit constater, dans les formes juridiques voulues par le droit du pays, la manière miraculeuse dont j’étais sorti de la fosse des morts; le jour et l’heure où j’avais été trouvé par ma bienfaitrice et par son mari; le genre, la position exacte de mes blessures, en joignant à ces différens procès-verbaux une description de ma personne. Eh bien! monsieur, je n’ai ni ces pièces importantes, ni la déclaration que j’ai faite chez un notaire d’Heilsberg, en vue d’établir mon identité! Depuis le jour où je fus chassé de cette ville par les événemens de la guerre, j’ai constamment erré comme un vagabond, mendiant mon pain, traité de fou lorsque je 289racontais mon aventure, et sans avoir ni trouvé, ni gagné un sou pour me procurer les actes qui pouvaient prouver mes dires, et me rendre à la vie sociale. Souvent, mes douleurs me retenaient durant des semestres entiers dans de petites villes où l’on prodiguait des soins au Français malade, mais où l’on riait au nez de cet homme dès qu’il prétendait être le colonel Chabert. Pendant long-temps ces rires, ces doutes, me mettaient dans une fureur qui me nuisit et me fit même enfermer comme fou à Stuttgard. À la vérité, vous pouvez juger d’après mon récit qu’il y avait des raisons assez suffisantes pour faire coffrer un homme! Après deux ans de détention que je fus obligé de subir, après avoir entendu mille fois mes gardiens disant: – «Voilà un pauvre homme qui croit être le colonel Chabert!» à des gens qui répondaient: «Le pauvre homme!» je fus convaincu de l’impossibilité de ma propre aventure, je devins triste, résigné, tranquille, et renonçai à me dire le colonel Chabert, afin de pouvoir sortir de prison et revoir la France. Oh! monsieur, revoir Paris! c’était un délire que je ne…
À cette phrase inachevée, le colonel Cha290bert tomba dans une rêverie profonde dont Derville respecta les mystères.
– Monsieur, un beau jour, reprit le client, un jour de printemps, on me donna la clef des champs et dix thalers, sous prétexte que je parlais très-sensément sur toutes sortes de sujets et que je ne me disais plus le colonel Chabert. Ma foi, vers cette époque, et encore aujourd’hui, par momens, mon nom m’est désagréable. Je voudrais n’être pas moi. Le sentiment de mes droits me tue. Si ma maladie m’avait ôté tout souvenir de mon existence passée, j’aurais été heureux! J’eusse repris du service sous un nom quelconque, et qui sait? je serais peut-être devenu feld-maréchal en Autriche ou en Russie.
– Monsieur, dit l’avoué, vous brouillez toutes mes idées. Je crois rêver en vous écoutant. De grâce, arrêtons-nous pendant un moment.
– Vous êtes, dit le colonel d’un air méancolique, la première personne qui m’ait si patiemment écouté. Aucun homme de loi n’a voulu m’avancer dix napoléons afin de faire venir d’Allemagne les pièces nécessaires pour commencer mon procès…
291– Quel procès? dit l’avoué, qui oubliait la situation douloureuse de son client en entendant le récit de ses misères passées.
– Mais, monsieur, la comtesse Ferraud n’est-elle pas ma femme? elle possède trente mille livres de rente qui m’appartiennent, et ne veut pas me donner deux liards. Quand je dis cela à des avoués, à des hommes de bon sens; quand je propose, moi, mendiant, de plaider contre un comte et une comtesse; quand je m’élève, moi mort, contre un acte de décès, un acte de mariage et des actes de naissance, ils m’éconduisent, suivant lenr caractère, soit avec cet air froidement poli que vous savez prendre pour vous débarasser d’un malheureux, soit brutalement, en gens qui croient rencontrer un intrigant ou un fou. J’ai été enterré sous des morts; mais maintenant, je suis enterré sous des vivans, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre!
– Monsieur, veuillez poursuivre maintenant? dit l’avoué.
– Veuillez, s’écria le malheureux vieillard en prenant la main du jeune homme, 292voilà le premier mot de politesse que j’entends depuis…
Le colonel pleura. La reconnaissance étouffa sa voix. Cette pénétrante et indicible éloquence qui est dans le regard, dans le geste, dans le silence même, acheva de convaincre Derville et le toucha vivement.
– Écoutez, monsieur, dit-il à son client, j’ai gagné ce soir trois cents francs au jeu, je puis bien employer la moitié de cette somme à faire le bonheur d’un homme. Je commencerai les poursuites et diligences nécessaires pour vous procurer les pièces dont vous me parlez, et jusqu’à leur arrivée, je vous remettrai cent sous par jour. Si vous êtes le colonel Chabert, vous saurez pardonner la modicité du prêt à un jeune homme qui a sa fortune à faire. Poursuivez.
Le prétendu colonel resta pendant un moment immobile et stupéfait. Son extrême malheur avait sans doute détruit ses croyances. S’il courait après son illustration militaire, après sa fortune, après lui-même, peut-être était-ce pour obéir à ce sentiment inexplicable, en germe dans le cœur de tous les hommes, et auquel nous devons les recher293ches des alchimistes, la passion de la gloire, les découvertes de l’astronomie, de la physique, tout ce qui pousse l’homme à se grandir en se multipliant par les faits ou par les idées. L’ego, dans sa pensée, n’était plus qu’un objet secondaire, de même que la vanité du triomphe ou le plaisir du gain deviennent plus chers au parieur que ne l’est l’objet du pari. Les paroles du jeune avoué furent donc comme un miracle pour cet homme rebuté pendant dix années par sa femme, par la justice, par la création entière. Trouver chez un avoué ces dix pièces d’or qui lui avaient été refusées pendant si long-temps, par tant de personnes et de tant de manières! Le colonel ressemblait à cette dame qui, ayant eu la fièvre durant quinze années, crut avoir changé de maladie le jour où elle fut guérie. Il est des félicités auxquelles on ne croit plus. Elles arrivent, c’est la foudre, elles consument. Aussi la reconnaissance du pauvre homme était-elle trop vive pour qu’il pût l’exprimer. Il eût paru froid aux gens superficiels, mais Derville devina toute une probité dans cette stupeur. Un fripon aurait eu de la voix.
– Où en étais-je? dit le colonel avec la 294naïveté d’un enfant, ou d’un soldat, car il y a souvent de l’enfant dans le vrai soldat, et presque toujours du soldat chez l’enfant, surtout en France.
– À Stuttgard! vous sortiez de prison. répondit l’avoué.
– Vous connaissez ma femme? demanda le colonel.
– Oui, répliqua Derville en inclinant la tête.
– Comment est-elle?
– Toujours ravissante!
Le vieillard fit un signe de main, et parut dévorer quelque secrète douleur, avec cette résignation grave et solennelle qui caractérise les hommes éprouvés dans le sang et le feu des champs de bataille.
– Monsieur, dit-il avec une sorte de gaieté, car il respirait, ce pauvre colonel, il sortait une seconde fois de la tombe, il venait de fondre une couche de neige, moins soluble que celle qui jadis lui avait glacé la tête, et il aspirait l’air comme s’il quittait un cachot. Monsieur, dit-il, si j’avais été joli garçon, aucun de mes malheurs ne me serait arrivé. Les femmes croient les gens quand ils farcis295sent leurs phrases du mot amour. Alors, elles trottent, elles vont, elles se mettent en quatre, elles intriguent, elles affirment les faits, elles font le diable pour celui qui leur plaît. Comment aurais-je pu intéresser une femme? j’avais une face de requiem, j’étais vêtu comme un sans-culotte, je ressemblais plutôt à un Esquimau qu’à un Français, moi qui jadis passais pour le plus joli des muscadins, en 1799! Moi, Chabert, comte de l’Empire! Enfin, le jour même où l’on me jeta sur le pavé comme un chien, je rencontrai le maréchal-des-logis dont je vous ai déjà parlé. Le camarade se nommait Boutin. Le pauvre diable et moi faisions la plus belle paire de rosses que j’aie jamais vue. Je l’aperçus à la promenade. Si je le reconnus, il lui fut impossible de deviner qui j’étais. Nous allâmes ensemble dans un cabaret. Là, quand je me nommai, la bouche de Boutin se fendit en éclats de rire comme un mortier qui crève. Sa gaieté, monsieur, me causa l’un de mes plus vifs chagrins! Elle me révélait sans fard tous les changemens qui étaient survenus en moi! J’étais donc méconnaissable, même pour l’œil du plus humble et du plus reconnaissant de 296mes amis! Jadis j’avais sauvé la vie à Boutin, mais c’était une revanche que je lui devais. Je ne vous dirai pas comment il me rendit ce service. La scène eut lieu en Italie, à Ravennes; la maison où il m’empêcha d’être poignardé n’était pas une maison fort décente. À cette époque, je n’étais pas colonel, j’étais simple cavalier comme Boutin. Heureusement cette histoire comportait des détails qui ne pouvaient être connus que de nous seuls; et, quand je les lui rappelai, son incrédulité diminua. Puis je lui contai les accidens de ma bizarre existence. Quoique mes yeux, ma voix fussent, me dit-il, singulièrement altérés, que je n’eusse plus ni cheveux, ni dents, ni sourcils, que je fusse blanc comme un Albinos, il finit par retrouver son colonel dans le mendiant, après mille interrogations auxquelles je répondis victorieusement. Alors il me raconta ses aventures. Elles n’étaient pas moins extraordinaires que les miennes. Il revenait des confins de la Chine, où il avait voulu pénétrer, après s’être échappé de la Sibérie. Il m’apprit les désastres de la campagne de Russie, et la première abdication de Napoléon. Cette nouvelle est une 297des choses qui m’ont fait le plus de mal! Nous étions deux débris curieux, après avoir ainsi roulé sur le globe, comme roulent dans l’Océan les cailloux emportés d’un rivage à l’autre par les tempêtes. À nous deux, nous avions vu l’Égypte, la Syrie, l’Espagne, la Russie, la Hollande, l’Allemagne, l’Italie, la Dalmatie, l’Angleterre, la Chine, la Tartarie, la Sibérie; il ne nous manquait que d’avoir été dans les Indes et en Amérique! Enfin, plus ingambe que je ne l’étais, Boutin se chargea d’aller à Paris le plus lestement possible, afin d’instruire ma femme de l’état dans lequel je me trouvais. J’écrivis à madame Chabert une lettre bien détaillée. C’était la quatrième, monsieur! Si j’avais eu des parens, tout cela ne serait peut-être pas arrivé; mais, il faut vous l’avouer, je suis un enfant d’hôpital, un soldat qui, pour patrimoine, avait son courage; pour famille, tout le monde; pour patrie, la France; pour tout protecteur, le bon Dieu. Je me trompe! j’avais un père, l’empereur! Ha, s’il était debout, le cher homme! et qu’il vît son Chabert, comme il me nommait, dans l’état où je suis, mais il se mettrait en colère. Que voulez-vous? notre 298soleil s’est couché, nous avons tous froid maintenant. Après tout, les événemens politiques pouvaient justifier le silence de ma femme! Boutin partit. Il était bienheureux, lui! Il avait deux ours blancs, supérieurement dressés, qui le faisaient vivre. Je ne pouvais l’accompagner, mes douleurs ne me permettaient pas de faire de longues étapes. Je pleurai, monsieur, quand nous nous séparâmes, après avoir marché aussi long-temps que mon état put me le prmeettre en compagnie de ses ours et de lui. À Carlsruhe, j’eus un accès de névralgie à la tête, et restai six semaines sur la paille, dans une auberge! Je ne finirais pas, monsieur, s’il fallait vous raconter tous les malheurs de ma vie de mendiant. Les souffrances morales, auprès desquelles pâlissent les douleurs physiques, excitent cependant moins de pitié, parce qu’on ne le voit point. Je me souviens d’avoir pleuré devant un hôtel de Strasbourg où j’avais donné jadis une fête, et où je n’obtins rien, pas même un morceau de pain. Ayant déterminé de concert avec Boutin l’itinéraire que je devais suivre, j’allais à chaque bureau de poste demander 299s’il y avait une lettre et de l’argent pour moi; Je vins jusqu’à Paris sans avoir rien trouvé. Combien de désespoirs ne m’a-t-il pas fallu dévorer! – Boutin sera mort, me disais-je. En effet, le pauvre diable avait succombé à Waterloo. J’appris sa mort plus tard et par hasard. Sa mission auprès de ma femme fut sans doute infructueuse. Enfin, j’entrai dans Paris en même temps que les Cosaques. Pour moi, c’était douleur sur douleur. En voyant les Russes en France, je ne pensais plus que je n’avais ni souliers aux pieds, ni argent dans ma poche. Oui, monsieur, mes vêtemens étaient en lambeaux. La veille de mon arrivée, je fus forcé de bivouaquer dans les bois de Claye. La fraîcheur de la nuit me causa sans doute un accès de je ne sais quelle maladie qui me prit quand je traversai le faubourg Saint-Martin. Je tombai presque évanoui, à la porte d’un marchand de fer. Quand je me réveillai, j’étais dans un lit à l’Hôtel-Dieu. Là, je restai pendant un mois assez heureux. Je fus bientôt renvoyé. J’étais sans argent, mais bien portant et sur le bon pavé de Paris.
Avec quelle joie et quelle promptitude j’allai 300rue du Mont-Blanc où ma femme devait être logée dans un hôtel à moi! Bah! la rue du Mont-Blanc était devenue la rue de la Chaussée d’Antin. Je n’y vis plus mon hôtel, il avait été vendu, démoli. Des spéculateurs avaient bâti plusieurs maisons dans mes jardins. Ignorant que ma femme fût mariée à M. Ferraud, je ne pouvais obtenir aucun renseignement. Enfin je me rendis chez un vieil avocat qui jadis était chargé de mes affaires. Le bonhomme était mort après avoir cédé sa clientèle à un jeune homme. Celui-ci m’apprit, à mon grand étonnement, l’ouverture de ma succession, sa liquidation, le mariage de ma femme et la naissance de ses deux enfans. Quand je lui dis être le colonel Chabert, il se mit à rire si franchement que je le quittai sans lui faire la moindre observation. Ma détention de Stuttgard me fit songer à Charenton, et je résolus d’agir avec prudence. Alors, monsieur, sachant où demeurait ma femme, je m’acheminai vers son hôtel, le cœur plein d’espoir. Eh bien! dit le colonel avec un mouvement de rage concentrée, je n’ai pas été reçu lorsque je me fis annoncer sous un nom d’emprunt, et le jour où je pris le mien 301je fus consigné à sa porte. Pour voir la comtesse rentrant du bal ou du spectacle, au matin, je suis resté pendant des nuits entières, collé contre la borne de sa porte cochère. Mon regard plongeait dans cette voiture qui passait devant mes yeux avec la rapidité de l’éclair, et où j’entrevoyais à peine cette femme qui est mienne et qui n’est plus à moi! Oh! dès ce jour, j’ai vécu pour la vengeance, s’écria le vieillard d’une voix sourde en se dressant tout à coup devant Derville. Elle sait que j’existe, elle a reçu de moi, depuis mon retour, deux lettres écrites par moi-même. Elle ne m’aime plus! Moi, j’ignore si je l’aime ou si je la déteste! je la désire et la maudis tour à tour. Elle me doit sa fortune, son bonheur, Eh bien! elle ne m’a pas seulement fait parvenir le plus léger secours! Par momens je ne sais plus que devenir!
À ces mots, le vieux soldat retomba sur sa chaise, et redevint immobile. Derville resta silencieux, occupé à contempler son client.
– L’affaire est grave, dit-il enfin machinalement. Même en admettant l’authenticité des pièces qui doivent se trouver à Heilsberg, il ne m’est pas prouvé que nous puissions 302triompher tout d’abord. Le procès ira successivement devant trois tribunaux. Il faut réfléchir à tête reposée sur une semblable cause, elle est tout exceptionnelle.
– Oh, répondit froidement le colonel, en relevant la tête par un mouvement de fierté, si je succombe, je saurai mourir, mais en compagnie.
Là, le vieillard avait disparu. Les yeux de l’homme énergique brillaient rallumés aux feux du désir et de la vengeance.
– Il faudra peut-être transiger, dit l’avoué.
– Transiger, répéta le colonel Chabert. Suis-je mort ou suis-je vivant?
– Monsieur, reprit l’avoué vous suivrez, je l’espère, mes conseils. Votre cause sera ma cause. Vous vous apercevrez bientôt de l’intérêt que je prends à votre situation, presque sans exemple dans les fastes judiciaires. En attendant, je vais vous donner un mot pour mon notaire, qui vous remettra, sur votre quittance, cinquante francs tous les dix jours. Il ne serait pas convenable que vous vinssiez chercher ici des secours. Si vous êtes le colonel Chabert, vous ne devez être à la merci de personne. Je donnerai à ces 303avances la forme d’un prêt. Vous avez des biens à recouvrer, vous êtes riche.
Cette dernière délicatesse arracha des larmes au vieillard. Derville se leva brusquement, car il n’était peut-être pas de costume qu’un avoué parût s’émouvoir, il passa dans son cabinet d’où il revint avec une lettre non cachetée qu’il remit au comte Chabert. Lorsque le pauvre homme la tint entre ses doigts, il sentit deux pièces d’or à travers le papier.
– Voulez-vous me désigner les actes, me donner le nom de la ville, du royaume? dit l’avoué.
Le comte dicta les renseignemens en vérifiant l’orthographe des noms de lieu; puis, il prit son chapeau d’une main, regarda Derville, lui tendit l’autre main, une main calleuse, et lui dit d’une voix simple: – Ma foi, monsieur, après l’empereur, vous êtes l’homme auquel je devrai le plus! Vous êtes un brave.
L’avoué frappa dans la main du colonel, le reconduisit jusque sur l’escalier, et l’éclaira.
– Boucard, dit Derville à son premier clerc, je viens d’entendre une histoire qui 304me coûtera peut-être vingt-cinq louis. Si je suis volé, je ne regretterai pas mon argent, j’aurai vu le plus habile comédien de notre époque.
Quand le colonel se trouva dans la rue et devant un réverbère, il retira de la lettre les deux pièces de vingt francs que l’avoué lui avait données, et les regarda pendant un moment à la lumière. Il revoyait de l’or pour la première fois depuis neuf ans.
– Je vais donc fumer des cigares, se dit-il.
307LA TRANSACTION.
Environ trois mois après la consultation nuitamment faite par le colonel Chabert chez Derville, le notaire chargé de payer la demi-solde que l’avoué faisait à son singulier client vint le voir pour conférer sur une affaire grave, et commença par lui réclamer six cents francs donnés au vieux militaire.
– Tu t’amuses donc à entretenir l’ancienne armée? lui dit en riant ce notaire nommé Crottat, jeune homme qui venait d’acheter 308l’étude où il était maître-clerc, et dont le patron venait de prendre la fuite en faisant une épouvantable faillite.
– Je te remercie, mon cher maître, répondit Derville, de me rappeler cette affaire-là. Ma philanthropie n’ira pas au-delà de vingt-cinq louis, et je commence déjà même à craindre d’être la dupe de mon patriotisme.
Au moment où Derville achevait cette phrase, il vit sur son bureau les paquets que son maître-clerc y avait mis. Ses yeux furent frappés à l’aspect des timbres oblongs, carrés, triangulaires, rouges, bleus, apposés sur une lettre par les postes prussienne, autrichienne, bavaroise et française.
– Ha, dit-il en riant, voici le dénoûment de la comédie, nous allons savoir si je suis attrapé.
Il prit la lettre et l’ouvrit, mais il n’y put rien lire, elle était écrite en allemand.
– Boucard, allez vous-même faire traduire cette lettre, et revenez promptement, dit Derville en entr’ouvrant la porte de son cabinet, et tendant la lettre à son maître-clerc.
Le notaire de Berlin auquel s’était adressé 309l’avoué, lui annonçait que les actes dont il avait demandé les expéditions lui parviendraient quelques jours après cette lettre d’avis. Les pièces étaient, disait-il, parfaitement en règle, et revêtues des légalisations nécessaires pour faire foi en justice. En outre, il lui mandait que presque tous les témoins des faits consacrés par les procès-verbaux existaient à Prussich-Eylau, et que la femme à laquelle M. le comte Chabert devait la vie, vivait encore dans un des faubourgs d’Heilsberg.
– Ceci devient sérieux, s’écria Derville, quand Boucard eut fini de lui donner la substance de la lettre. – Mais, dis donc, mon petit, reprit-il en s’adressant au notaire, je vais avoir besoin de renseignemens qui doivent être dans ton étude. N’est-ce pas chez ce vieux fripon de Roguin…
– Nous disons l’infortuné, le malheureux Roguin, reprit maître Alexandre Crottat en riant, et interrompant Derville.
– N’est-ce pas chez cet infortuné qui vient d’emporter huit cent mille francs à ses cliens et de réduire plusieurs familles au désespoir, que s’est faite la liquidation de la succession 310Chabert? Il me semble que j’ai vu cela dans nos pièces Ferraud.
– Oui, répondit Crottat, j’étais alors troisième clerc, je l’ai copiée et bien étudiée cette liquidation. Rose Chapotel, épouse et veuve de Hyacinthe, dit Chabert, comte de l’empire, grand-officier de la Légion-d’Honneur; ils s’étaient mariés sans contrat, ils étaient donc communs en biens. Autant que je puis m’en souvenir, l’actif s’élevait à six cent mille francs. Avant son mariage, le comte Chabert avait fait un testament en faveur des hospices de Paris, par lequel il leur attribuait le quart de la fortune qu’il posséderait au moment de son décès. Le domaine héritait de l’autre quart. Il y a eu licitation, vente, et partage, parce que les avoués ont été bon train. Lors de la liquidation, le monstre qui gouvernait alors la France a rendu par un décret la portion du fisc à la veuve du colonel.
– Ainsi la fortune personnelle du comte Chabert ne se monterait donc qu’à trois cent mille francs.
– Par conséquent, mon vieux! répondit Crottat. Vous avez parfois l’esprit juste, vous 311autres avoués, quoiqu’on vous accuse de vous le fausser en plaidant aussi bien le Pour que le Contre.
Le comte Chabert, dont Derville trouva l’adresse au bas de la première quittance que lui avait remise le notaire, demeurait dans le faubourg St-Marceau, rue du Petit-Banquier, chez un nourrisseur nommé Vergniaud. Arrivé là, Derville fut forcé d’aller à pied à la recherche de son client, car son cocher refusa de s’engager dans une rue non pavée et dont les ornières étaient un peu trop profondes pour les roues d’un cabriolet. En regardant de tous les côtés, l’avoué finit par trouver, dans la partie de cette rue qui avoisine le boulevart, entre deux murs bâtis avec des ossemens et de la terre, deux mauvais pilastres en moellons, que le passage des voitures avait ébréchés, malgré deux morceaux de bois placés en forme de bornes. Ces pilastres soutenaient une poutre couverte d’un chaperon en tuiles, sur laquelle ces mots étaient écrits en rouge: VERGNIAUD, NOURICEURE. À droite de ce nom se trouvaient des œufs, et à gauche une vache, le tout peint en blanc. La porte était ouverte et restait sans doute ainsi 312pendant toute la journée. Au fond d’une cour assez spacieuse, s’élevait, en face de la porte, une maison, si toutefois ce nom convient à l’une de ces masures bâties dans les faubourgs de Paris, et qui ne sont comparables à rien, pas même aux plus chétives habitations de la campagne, dont elles ont la misère sans en avoir la poésie. En effet, au milieu des champs, les cabanes ont encore une grâce que leur donnent la pureté de l’air, la verdure, l’aspect des champs, une colline, un chemin tortueux, des vignes, une haie vive, la mousse des champs, et les ustensiles champêtres; mais à Paris, la misère ne se grandit que par son horreur.
Quoique récemment construite, cette maison semblait près de tomber en ruine. Aucun des matériaux n’y avait eu sa vraie destination, ils provenaient tous des démolitions qui se font journellement dans Paris. Derville lut sur un volet fait avec les planches d’une enseigne: Magasin de nouveautés. Les fenêtres ne se ressemblaient point entre elles et se trouvaient bizarrement placées. Le rez-de-chaussée, qui paraissait être la partie habitable, était exhaussé d’un côté, tandis que 313de l’autre les chambres étaient enterrées par une éminence. Entre la porte et la maison, s’étendait une mare pleine de fumier où coulaient les eaux pluviales et ménagères. Le mur sur lequel s’appuyait ce chétif logis, et qui paraissait être plus solide que les autres, était garni de cabanes grillagées, où de vrais lapins faisaient leurs nombreuses familles. À droite de la porte cochère, se trouvait la vacherie surmontée d’un grenier à fourrages, et qui communiquait à la maison par une laiterie. À gauche, était une basse-cour, une écurie et un toit à cochons qui avait été fini, comme celui de la maison, en mauvaises planches de bois blanc clouées les unes sur les autres, et mal recouvertes avec du jonc.
Comme presque tous les endroits où se cuisinent les élémens du grand repas que Paris dévore quotidiennement, la cour dans laquelle Derville mit le pied offrait les traces de la précipitation voulue par la nécessité d’arriver à heure fixe. Ces grands vases de fer-blanc bossués dans lesquels se transporte le lait, et les pots qui contiennent la crème, étaient jetés pêle-mêle devant la laiterie, avec 314leurs bouchons de linge. Les loques trouées qui servaient à les essuyer flottaient au soleil étendues sur des ficelles attachées à des piquets. Ce cheval pacifique dont la race ne se trouve que chez les laitières, avait fait quelques pas en avant de sa charrette, et restait devant l’écurie dont la porte était fermée. Une chèvre broutait le pampre de la vigne grêle et poudreuse qui garnissait le mur jaune et lézardé de la maison. Un chat était accroupi sur les pots à crème et les léchait. Les poules effarouchées à l’approche de Derville, s’envolèrent en criant, et le chien de garde aboya.
– L’homme qui a décidé le gain de la bataille d’Eylau, serait là! se dit Derville en saisissant d’un seul coup d’œil l’ensemble de ce spectacle ignoble.
La maison était restée sous la protection de trois gamins. L’un, grimpé sur le faîte d’une charrette chargée de fourrage vert, jetait des pierres dans un tuyau de cheminée de la maison voisine, espérant qu’elles y tomberaient dans la marmite. L’autre essayait d’amener un cochon sur le plancher de la charrette qui touchait à terre, tandis que 315le troisième pendu à l’autre bout attendait que le cochon y fût placé pour l’enlever en faisant faire la bascule à la charrette. Quand Derville leur demanda si c’était bien là que demeurait M. Chabert, aucun d’eux ne répondit, et tous trois le regardèrent avec une stupidité spirituelle, s’il est permis d’allier ces deux mots. Derville réitéra ses questions sans succès par l’air narquois des trois drôles. Impatienté, il leur dit de ces injures plaisantes que les jeunes gens se croient le droit d’adresser aux enfans, et les gamins rompirent le silence par un rire brutal. Derville se fâcha. Le colonel qui l’entendit, sortit d’une petite chambre basse située près de la laiterie et apparut sur le seuil de sa porte avec un flegme militaire inexprimable. Il avait à la bouche une de ces pipes notablement culottées (expression technique des fumeurs), une de ces humbles pipes de terre blanche nommées des brûle-gueule. Il leva la visière d’une casquette horriblement crasseuse, aperçut Derville et traversa le fumier, pour venir plus promptement à son bienfaiteur en criant d’une voix amicale aux gamins: – Silence dans les rangs! Les en316fans gardèrent aussitôt un silence respectueux qui annonçait l’empire exercé sur eux par le vieux soldat.
– Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit? dit-il à Derville. Allez le long de la vacherie! Tenez, là, le chemin est pavé, s’écria-t-il en remarquant l’indécision de l’avoué qui ne voulait pas se mouiller les pieds dans le fumier.
En sautant de place en place, Derville arriva sur le seuil de la porte par où le colonel était sorti. Chabert parut désagréablement affecté d’être obligé de le recevoir dans la chambre qu’il occupait. En effet, Derville n’y aperçut qu’une seule chaise. Le lit du colonel consistait en quelques bottes de paille sur lesquelles son hôtesse avait étendu deux ou trois lambeaux de ces vieilles tapisseries, ramassées je ne sais où, dont se servent les laitières pour garnir les bancs de leurs charrettes. Le plancher était tout simplement en terre battue. Comme les murs salpêtrés, verdâtres et fendus répandaient une forte humidité, le mur contre lequel couchait le colonel était tapissé d’une natte en jonc. Le fameux carrick pendait à un clou. Deux mauvaises pai317res de bottes gisaient dans un coin. Nul vestige de linge. Sur la table vermoulue, les Bulletins de la Grande-Armée réimprimés par Plancher étaient ouverts et paraissaient être la lecture du colonel, dont la physionomie était calme et sereine au milieu de cette misère. Sa visite chez Derville, semblait avoir changé le caractère de ses traits, où l’avoué trouva les traces d’une pensée heureuse, une lueur particulière qu’y avait jetée l’espérance.
– La fumée de la pipe vous incommode-t-elle? dit-il en tendant à son avoué la chaise à moitié dépaillée.
– Mais, colonel, vous êtes horriblement mal ici!
Cette phrase fut arrachée à Derville par la défiance naturelle aux avoués, et par la déplorable expérience que leur donne de bonne heure les épouvantables drames inconnus auxquels ils assistent.
– Voilà, se dit-il, un homme qui aura certainement employé mon argent à satisfaire les trois vertus théologales du troupier: le jeu, le vin et les femmes!
– C’est vrai, monsieur, nous ne brillons pas ici par le luxe. C’est un bivouac 318tempéré par l’amitié, mais… Ici le soldat lança un regard profond à l’homme de loi. Mais, je n’ai fait de tort à personne, je n’ai jamais repoussé personne, et je dors tranquille.
L’avoué songea qu’il y aurait peu de délicatesse à demander compte à son client des sommes qu’il lui avait avancées, et il se contenta de lui dire: – Pourquoi n’avez-vous donc pas voulu venir dans Paris où vous auriez pu vivre aussi peu chèrement que vous vivez ici, mais où vous auriez été mieux?
– Mais, répondit le colonel, les braves gens chez lesquels je suis m’avaient recueilli, nourri gratis depuis un an! Comment les quitter au moment où j’avais un peu d’argent? Puis le père de ces trois gamins est un vieux égyptien….
– Comment un égyptien?
– Nous appelons ainsi les troupiers qui sont revenus de l’expédition d’Égypte, dont j’ai fait partie; mais tous ceux qui en sont revenus sont un peu frères. Enfin, je n’ai pas encore fini d’apprendre à lire à ses marmots.
– Il aurait bien pu vous mieux loger, pour votre argent, lui!
– Bah! dit le colonel, ses enfans cou319chent comme moi sur la paille! Sa femme et lui n’ont pas un lit meilleur. Ils sont bien pauvres, voyez-vous! Ils ont pris un établissement au-dessus de leurs forces. Mais si je recouvre ma fortune!.. Enfin, suffit!
– Colonel, je dois recevoir demain ou après vos actes d’Heilsberg. Votre libératrice vit encore!
– Sacré argent! Dire que je n’en ai pas, s’écria-t-il en jetant par terre sa pipe, une pipe culottée, une pipe précieuse! mais ce fut par un geste si naturel, par un mouvement si généreux, que tous les fumeurs et même la Régie lui eussent pardonné ce crime de lèze-tabac. Les anges en auraient peut-être ramassé les morceaux.
– Colonel, votre affaire est excessivement compliquée, lui dit Derville en sortant de la chambre pour s’aller promener au soleil le long de la maison.
– Elle me paraît, dit le soldat, parfaitement simple. L’on m’a cru mort, me voilà! Rendez-moi ma femme et ma fortune; donnez-moi le grade de général auquel j’ai droit. J’ai passé colonel dans la garde impériale, la veille de la bataille d’Eylau!
320– Les choses ne vont pas ainsi dans le monde judiciaire, reprit Derville. Écoutez-moi. Vous êtes le comte Chabert, je le veux bien, mais il s’agit de le prouver judiciairement à des gens qui vont avoir intérêt à nier votre existence. Ainsi, vos actes seront discutés. Cette discussion entraînera dix ou douze questions préliminaires qui toutes iront contradictoirement jusqu’à la cour suprême, et constitueront autant de procès coûteux, qui traîneront en longueur quelle que soit l’activité que j’y mette. Vos adversaires demanderont une enquête à laquelle nous ne pourrons pas nous refuser, et qui nécessitera peut-être une commission rogatoire en Prusse. Mais supposons tout au mieux; admettons qu’il soit reconnu promptement par la justice que vous êtes le colonel Chabert: savons-nous comment sera jugée la question soulevée par la bigamie fort innocente de la comtesse Ferraud? Dans votre cause, le point de droit est en dehors du code, et ne peut être jugé par les juges que suivant les lois de la conscience, comme fait le jury dans les questions délicates que présentent les bizarreries sociales de quelques procès criminels. Or, vous n’avez 321pas eu d’enfans de votre mariage, et M. le comte Ferraud en a deux du sien. Les juges peuvent déclarer nul le mariage où se rencontrent les liens les plus faibles, au profit du mariage qui en comporte de plus forts, du moment où il y a eu bonne foi chez les contractans. Serez-vous dans une position morale bien belle, en voulant mordicus avoir à votre âge et dans les circonstances où vous vous trouvez, une femme qui ne vous aime plus? Vous aurez contre vous votre femme et son mari, deux personnes puissantes qui pourront influencer les tribunaux. Le procès a donc des élémens de durée. Vous aurez le temps de vieillir dans les chagrins les plus cuisans.
– Et ma fortune!
– Vous vous croyez donc une grande fortune?
– N’avais-je pas trente mille livres de rentes.
– Mon cher colonel, vous aviez fait, en 1799, avant votre mariage, un testament qui léguait le quart de vos biens aux hospices.
– C’est vrai.
– Eh bien, vous censé mort, n’a-t-il pas 322fallu procéder à un inventaire, à une liquidation afin de donner ce quart aux hospices. Votre femme ne s’est pas fait scrupule de tromper les pauvres. L’inventaire, où sans doute elle s’est bien gardée de mentionner l’argent comptant, les pierreries, où elle aura produit peu d’argenterie, et où le mobilier a été estimé à deux tiers au-dessous du prix réel, soit pour la favoriser, soit pour payer moins de droits au fisc, et aussi parce que les commissaires-priseurs sont responsables de leurs estimations, l’inventaire ainsi fait a établi six cent mille francs de valeurs. Pour sa part, votre veuve avait droit à la moitié. Tout a été vendu, racheté par elle, elle a bénéficié sur tout, et les hospices ont eu leurs soixante-quinze mille francs. Puis, comme le fisc héritait de vous, attendu que vous n’aviez pas fait mention de votre femme dans votre testament, l’empereur a rendu par un décret à votre veuve la portion qui revenait au domaine public. Maintenant, à quoi avez-vous droit? à trois cent mille francs seulement, moins les frais.
– Et vous appelez cela la justice? dit le colonel ébahi.
323– Mais, certainement…
– Elle est belle.
– Elle est ainsi, mon pauvre colonel. Vous voyez que ce que vous avez cru facile, ne l’est pas. Madame Ferraud peut même vouloir garder la portion qui lui a été donnée par l’empereur.
– Mais elle n’était pas ma veuve, le décret est nul…
– D’accord. Mais tout se plaide. Écoutez-moi. Dans ces circonstances, je crois qu’une transaction serait, et pour vous et pour elle, le meilleur dénouement du procès. Vous y gagnerez une fortune plus considérable que celle à laquelle vous auriez droit.
– Ce serait vendre ma femme!
– Avec vingt-quatre mille francs de rente vous aurez, dans la position où vous vous trouvez, des femmes qui vous conviendront mieux que la vôtre, et qui vous rendront plus heureux. Je compte aller voir aujourd’hui même madame la comtesse Ferraud afin de sonder le terrain; mais je n’ai pas voulu faire cette démarche sans vous en prévenir.
– Allons ensemble chez elle…
324– Fait comme vous êtes? dit l’avoué. Non, non, colonel, non. Vous pourriez y perdre tout-à-fait votre procès…
– Mais mon procès est-il gagnable?
– Sur tous les chefs, répondit Derville. Mais mon cher colonel Chabert, vous ne faites pas attention à une chose. Je ne suis pas riche, ma charge n’est pas entièrement payée. Si les tribunaux vous accordent une provision, c’est-à-dire une somme à prendre par avance sur votre fortune, ils ne l’accorderont qu’après avoir reconnu vos qualités de comte Chabert, grand officier de la légion d’honneur.
– Tiens, je suis grand officier de la légion! Je n’y pensais plus, dit-il naïvement.
– Eh bien! jusque-là, reprit Derville, ne faut-il pas plaider, payer des avocats, lever et solder les jugemens, faire marcher des huissiers, et vivre? les frais des instances préparatoires se monteront, à vue de nez, à plus de douze ou quinze mille francs. Je ne les ai pas, moi qui suis écrasé par les intérêts énormes que je paie à celui qui m’a prêté l’argent de ma charge. Et vous! où les trouverez-vous?
325De grosses larmes tombèrent des yeux flétris du pauvre soldat et roulèrent sur ses joues ridées. À l’aspect de ces difficultés, il fut découragé. Le monde social et judiciaire lui pesait sur la poitrine, comme un cauchemar.
– J’irai, s’écria-t-il, au pied de la colonne de la place Vendôme, je crierai là: – «Je suis le colonel Chabert qui a enfoncé le grand carré des Russes à Eylau!» Le bronze, lui! me reconnaîtra.
– Et l’on vous mettra sans doute à Charenton.
À ce nom redouté, l’exaltation du militaire tomba.
– N’y aurait-il donc pas pour moi quelques chances favorables au ministère de la guerre?
– Les bureaux! dit Derville. Ha! n’y allez qu’avec un jugement bien en règle qui déclare nul, votre acte de décès. Les bureaux voudraient pouvoir anéantir les gens de l’Empire.
Le colonel resta pendant un moment interdit, immobile, regardant sans voir, abîmé dans un désespoir sans bornes. La justice mi326litaire est franche, rapide, elle décide à la turque, et juge presque toujours bien. Cette justice était la seule que connût Chabert. Or, en apercevant le dédale de difficultés où il fallait s’engager, et en voyant combien il fallait d’argent pour y voyager, il reçut un coup mortel dans son intelligence et dans cette puissance particulière à l’homme que l’on nomme la volonté. Il lui parut impossible de vivre en plaidant, il fut pour lui mille fois plus simple de rester pauvre, mendiant, de s’engager comme cavalier si quelque régiment voulait de lui. Ses souffrances physiques et morales lui avaient déjà vicié le corps dans quelques-uns des organes les plus importans. Il touchait à l’une de ces maladies pour lesquelles la médecine n’a pas de nom, dont le siège est en quelque sorte mobile comme l’appareil nerveux qui paraît le plus attaqué, parmi tous ceux de notre machine, affection qu’il faudrait nommer le spleen du malheur. Quelque grave que fût déjà ce mal invisible, mais réel, il était encore guérissable par une heureuse conclusion. Pour ébranler tout-à-fait cette vigoureuse organisation, il suffirait d’un obstacle nouveau, de quelque fait 327imprévu qui en romprait les ressorts affaiblis et produirait ces hésitations, ces actes incompris, incomplets que les physiologistes observent chez les êtres ruinés par les chagrins. Derville, qui reconnut alors les symptômes d’un profond abattement chez son client, lui dit: – Prenez courage, la solution de cette affaire ne peut que vous être favorable. Seulement, examinez si vous pouvez me donner toute votre confiance, et accepter aveuglément le résultat que je croirai le meilleur pour vous.
– Faites comme vous voudrez, dit Chabert.
– Oui, mais vous vous abandonnez à moi, comme un homme qui marche à la mort?
– Mais, ne vais-je pas rester sans état, sans nom? Est-ce tolérable?
– Je ne l’entends pas ainsi, dit l’avoué, il sera stipulé que nous poursuivrons à l’amiable un jugement pour annuler votre acte de décès et votre mariage, afin que vous repreniez vos droits. Vous serez même, par l’influence du comte Ferraud, porté sur les cadres de l’armée comme général, et vous obtiendrez sans doute une pension.
328– Allez donc! répondit Chabert, je me fie entièrement à vous.
– Eh bien, je vous enverrai une procuration à signer, dit Derville. Adieu, bon courage! S’il vous faut de l’argent, comptez sur moi.
Chabert serra chaleureusement la main de Derville, et resta le dos appuyé contre la muraille, sans avoir la force de le suivre autrement que des yeux. Comme tous les gens qui comprennent peu les affaires judiciaires, il s’effrayait de cette lutte nouvelle qu’il n’avait jamais prévue.
Pendant que Derville parlait au colonel, il s’était, à plusieurs reprises, avancé hors d’un pilastre de la porte cochère, la figure d’un homme posté dans la rue qui semblait occupé à guetter la sortie de Derville, et qui, en effet, l’accosta quand il sortit. C’était un vieux homme vêtu d’une veste bleue, d’une cotte blanche plissée semblable à celle des brasseurs, et qui portait sur la tête une casquette de loutre. Sa figure était brune, creusée, ridée, mais rougie sur les pommettes par l’excès du travail et hâlée par le grand air.
329– Excusez, monsieur, dit-il à Derville en l’arrêtant par le bras, si je prends la liberté de vous parler, mais je me suis douté en vous voyant, que vous étiez l’ami de notre général.
– Eh bien? dit Derville, en quoi vous intéressez-vous…. Mais, qui êtes-vous?
– Je suis Louis Vergniaud, répondit-il d’abord. Et j’aurais deux mots à vous dire.
– Et c’est vous qui avez logé le comte Chabert comme il l’est.
– Pardon, excuse, monsieur, il a la plus belle chambre. J’aurais couché dans l’écurie et je lui aurais donné la mienne, si je n’en avais eu qu’une. Un homme qui a souffert comme lui, qui apprend à lire à mes mioches, un général, et un égyptien! Ha bien, faudrait voir? Du tout, il est le mieux logé. J’ai partagé avec lui ce que j’avais. Malheureusement ce n’était pas grand’chose, du pain, du lait, des œufs, enfin à la guerre comme à la guerre! C’était de bon cœur. Mais il nous a vexés….
– Lui?
– Oui, monsieur, vexés, là ce qui s’appelle en plein. J’ai pris un établissement au-dessus de mes forces, il le voyait bien. 330Ça vous le contrariait. Il pansait le cheval! je lui dis: – Mais, mon général!… – Bah! qui dit, je ne veux pas être comme un fainéant, et il y a long-temps que je sais brosser le lapin. J’avais donc fait des billets pour le prix de ma vacherie à un nommé Grados….. Le connaissez-vous, monsieur?
– Mais, mon cher, je n’ai pas le temps de vous écouter. Seulement, dites-moi comment le colonel vous a vexé!
– Il nous a vexés, monsieur, aussi vrai que je m’appelle Louis Vergniaud et que ma femme en a pleuré. Il a su par les voisins, que nous n’avions pas le premier sou de notre billet. Le vieux grognard, sans rien dire, a amassé tout ce que vous lui donniez, a guetté le billet et l’a payé. C’te malice! Que ma femme et moi sachant qu’il n’avait pas de tabac, ce pauvre vieux, et qu’il s’en passait! Oh, maintenant tous les matins, il a ses cigares! je me vendrais plutôt… non! Nous sommes vexés. Donc, je voudrais vous proposer de nous prêter, vu qu’il nous a dit que vous étiez un brave homme, une centaine d’écus sur notre établissement, afin que nous lui fassions faire des habits, que nous lui 331meublions sa chambre. Il a cru nous acquitter, par vrai? Eh bien, au contraire, voyez-vous, l’ancien nous a endettés… et vexés! Il ne devait pas nous faire cette avanie-là. Il nous a vexés! Des amis? Foi d’honnête homme, aussi vrai que je m’appelle Louis Vergniaud, je m’engagerais plutôt que de ne pas vous rendre cet argent-là…
Derville regarda le nourrisseur, et fit quelques pas en arrière pour revoir la maison, la cour, les fumiers, l’étable, les lapins, les enfans.
– Par ma foi, je crois qu’un des caractères de la vertu est de ne pas être propriétaire, se dit-il. Va, tu auras tes cent écus! et plus même… Mais ce ne sera pas moi qui te les donnerai. Le colonel sera bien assez riche pour t’aider, et je ne veux pas lui en ôter le plaisir.
– Cela sera-t-il bientôt?.
– Mais oui…
– Ah! mon Dieu, que mon épouse va-z-être contente.
Et la figure tannée du nourrisseur sembla s’épanouir.
– Maintenant, se dit Derville en remontant dans son cabriolet, allons chez notre 332adversaire. Ne laissons pas voir notre jeu, tâchons de connaître le sien, et gagnons la partie d’un seul coup. Il faudrait l’effrayer? Elle est femme, de quoi s’effraient le plus les femmes? Mais les femmes ne s’effraient que de…
Il se mit à étudier la position de la comtesse, et tomba dans une de ces méditations auxquelles se livrent les grands politiques en concevant leurs plans, en tâchant de deviner le secret des cabinets ennemis: les avoués ne sont-ils pas en quelque sorte des hommes d’état chargés des affaires privées. Un coup d’œil jeté sur la situation de M. le comte Ferraud et de sa femme est ici nécessaire pour faire comprendre le génie de l’avoué.
M. le comte Ferraud était le fils d’un ancien conseiller au parlement de Paris, qui avait émigré pendant le temps de la terreur. S’il sauva sa tête, il perdit sa fortune. Il rentra sous le consulat et resta constamment fidèle aux intérêts de Louis XVIII dans les entours duquel était son père avant la révolution. Il appartenait donc à cette partie du faubourg St-Germain qui résista noblement aux séductions de Napoléon. La réputation de capa333cité que se fit le jeune comte, alors simplement appelé M. Ferraud, le rendit l’objet des coquetteries de l’empereur, qui souvent était aussi heureux de ses conquêtes sur l’aristocratie que du gain d’une bataille. On promit au comte la restitution de son titre, celle de ses biens non vendus, et on lui montra dans le lointain un ministère, une sénatorerie. L’empereur échoua. M. Ferraud était, lors de la mort du comte Chabert, un jeune homme de vingt-six ans, doué de formes agréables, qui avait des succès et que le faubourg St-Germain avait adopté comme une de ses gloires. Il était sans fortune. Madame la comtesse Chabert avait su tirer un si bon parti de la succession de son mari, qu’elle possédait, après dix-huit mois de veuvage, environ quarante mille livres de rente. Quant à son mariage avec le jeune comte, il ne fut pas accepté comme une nouvelle, par les coteries du faubourg St-Germain. Heureux de ce mariage qui répondait à ses idées de fusion, Napoléon rendit à madame Chabert la portion dont héritait le fisc dans la succession du colonel. Mais l’espérance de Napoléon fut encore trompée. Madame Ferraud n’aimait pas 334seulement son amant dans le jeune homme, elle avait été séduite aussi par l’idée d’entrer dans cette société dédaigneuse qui, malgré son abaissement, dominait la cour impériale. Toutes ses vanités étaient flattées autant que ses passions dans ce mariage. Elle allait devenir une femme comme il faut. Quand le faubourg St-Germain sut que le mariage du jeune comte n’était pas une défection, les salons s’ouvrirent à sa femme. La restauration vint. La fortune politique du comte Ferraud ne fut pas rapide. Il comprenait les exigences de la position dans laquelle se trouvait Louis XVIII, et il était du nombre des initiés qui attendaient que l’abîme des révolutions fût fermé, car cette phrase royale, dont les libéraux se moquèrent tant, cachait un sens politique. Néanmoins, l’ordonnance citée dans la longue phrase cléricale qui commence cette histoire lui avait rendu deux forêts et une terre dont la valeur avait considérablement augmenté pendant le séquestre. En ce moment, quoique le comte Ferraud fût conseiller d’état, directeur général, il ne considérait sa position que comme le début de sa fortune politique.
335Préoccupé par les soins d’une ambition dévorante, M. le comte Ferraud s’était attaché comme secrétaire un ancien avoué ruiné nommé Delbecq, homme plus qu’habile, qui connaissait admirablement les ressources de la chicane, et auquel il laissait la conduite de ses affaires privées. Le rusé praticien avait assez bien compris sa position chez le comte, pour y être probe par spéculation. Il espérait parvenir à quelque place élevée par le crédit de son patron, dont il gérait sagement la fortune. Sa conduite démentait tellement sa vie antérieure qu’il passait pour un homme calomnié. Avec le tact et la finesse dont toutes les femmes sont plus ou moins douées, la comtesse, qui avait deviné son intendant, le surveillait adroitement, et savait si bien le manier, qu’elle en avait déjà tiré un très-bon parti pour l’augmentation de sa fortune particulière. Elle avait su persuader à Delbecq qu’elle gouvernait M. Ferraud, et lui avait promis de le faire nommer président d’un tribunal de première instance dans l’une des plus importantes villes de France, s’il se dévouait entièrement à ses intérêts. La promesse d’une place 336inamovible qui lui permettrait de se marier avantageusement et de conquérir plus tard une haute position dans la carrière politique en devenant député, fit de Delbecq l’ame damnée de la comtesse. Il ne lui avait laissé manquer aucune des chances favorables que les mouvemens de Bourse et la hausse des propriétés présentèrent dans Paris aux gens habiles pendant les trois premières années de la Restauration. Il avait quadruplé les capitaux de sa protectrice, avec d’autant plus de facilité que tous les moyens avaient paru bons à la comtesse afin de rendre promptement sa fortune énorme. Elle employait les émolumens des places occupées par le comte, aux dépenses de la maison, afin de pouvoir capitaliser ses revenus, et Delbecq se prêtait aux calculs de cette avarice sans chercher à s’en expliquer les motifs. Ces sortes de gens ne s’inquiètent que des secrets dont la découverte est nécessaire à leurs intérêts. D’ailleurs il en trouvait si naturellement la raison dans cette soif d’or dont sont atteintes la plupart des Parisiennes, et il fallait une si grande fortune pour appuyer les prétentions du comte Ferraud, que l’intendant croyait parfois entre337voir dans l’avidité de la comtesse un effet de son dévouement pour l’homme dont elle était toujours éprise. La comtesse avait enseveli les secrets de sa conduite au fond de son cœur, car c’étaient des secrets de vie et de mort pour elle, et le nœud de cette histoire était précisément là.
Quand, au commencement de l’année 1817, la restauration fut assise sur des bases en apparence inébranlables et que ses doctrines gouvernementales, comprises par les esprits élevés, leur parurent devoir amener pour la France une ère de prospérité nouvelle, la société parisienne changea de face. Madame la comtesse Ferraud se trouva par hasard avoir fait tout ensemble un mariage d’amour, de fortune et d’ambition. Encore jeune et belle, madame Ferraud joua le rôle d’une femme à la mode, et vécut dans l’atmosphère de la cour. Jamais personne ne fut plus heureuse. Elle appartenait à l’aristocratie, elle était riche par elle-même, et riche par son mari qui, prôné comme un des hommes les plus capables du parti royaliste et l’ami du roi, semblait promis à quelque ministère. Au milieu de ce triomphe elle fut atteinte d’un cancer moral. Il est de ces 338sentimens que les femmes devinent malgré le soin avec lequel les hommes mettent à les enfouir dans leurs cœurs. Dès le premier retour du roi, le comte Ferraud avait conçu quelques regrets de son mariage avec la veuve du colonel Chabert. Elle ne l’avait allié à personne, il était seul et sans appui pour se diriger dans une carrière pleine d’écueils et pleine d’ennemis. Puis, peut-être, quand il avait pu juger froidement sa femme, avait-il reconnu chez elle quelques vices d’éducation qui la rendaient impropre à le seconder dans ses projets. Un mot dit par lui à propos du mariage de M. de Talleyrand, éclaira la comtesse, à laquelle il fut prouvé que si son mariage était à faire, jamais elle ne serait madame Ferraud. Ce regret, quelle femme le pardonnerait? Ne contient-il pas toutes les injures, tous les crimes, toutes les répudiations en germe? Mais quelle plaie ne devait pas faire ce mot dans le cœur de la comtesse, si l’on vient à supposer qu’elle craignait de voir revenir son premier mari! Elle l’avait su vivant, elle l’avait repoussé. Puis, pendant le temps où elle n’en avait plus entendu parler, elle s’était 339plu à le croire mort à Waterloo avec les aigles impériales en compagnie de Boutin. Néanmoins elle conçut d’attacher le comte à elle par le plus fort des liens, par la chaîne d’or, et voulut être si riche que sa fortune rendît son second mariage indissoluble, si par hasard le comte Chabert reparaissait encore. Et il avait reparu, sans qu’elle s’expliquât pourquoi la lutte qu’elle redoutait n’avait pas déjà commencé. Les souffrances, la maladie l’avaient peut-être délivrée de cet homme. Peut-être était-il à moitié fou; Charenton pouvait encore lui en faire raison. Elle n’avait pas voulu mettre Delbecq ni la police dans sa confidence, de peur de se donner un maître, ou de précipiter la catastrophe. Il existe à Paris beaucoup de femmes qui, semblables à la comtesse Ferraud, vivent avec un monstre moral inconnu, ou côtoient un abîme; elles se font un calus à l’endroit de leur mal, et peuvent encore rire et s’amuser.
– Il y a quelque chose de bien singulier dans la situation de M. le comte Ferraud, se dit Derville en sortant de sa longue rêverie, au moment où son cabriolet s’arrêtait rue de Varennes, à la porte de l’hôtel Ferraud. Com340ment, lui si riche, aimé du roi, n’est-il pas encore pair de France? Il est vrai qu’il entre peut-être dans la politique du roi, comme me le disait madame de Grandlieu, de donner une haute importance à la pairie en ne la prodiguant pas. D’ailleurs, le fils d’un conseiller au parlement n’est ni un Crillon, ni un Rohan. Le comte Ferraud ne peut entrer que subrepticement dans la chambre haute. Mais, si son mariage était cassé, ne pourrait-il pas se faire passer sur sa tête, à la grande satisfaction du roi, la pairie d’un de ces vieux sénateurs qui n’ont que des filles. Voilà certes une bonne bourde à mettre en avant pour effrayer notre comtesse, se dit-il en montant le perron.
Derville avait, sans le savoir, mis le doigt sur la plaie secrète, enfoncé la main dans le cancer qui dévorait madame Ferraud. Il fut reçu par elle dans une jolie salle à manger d’hiver, où elle déjeunait en jouant avec un singe attaché par une chaîne à une espèce de petit poteau garni de bâtons en fer. Elle était enveloppée dans un élégant peignoir; les boucles de ses cheveux, négligemment rattachés, s’échappaient d’un bonnet 341qui lui donnait un air mutin. Elle était fraîche et rieuse. L’argent, le vermeil, la nacre étincelaient sur la table, et il y avait autour d’elle des fleurs curieuses plantées dans de magnifiques vases en porcelaine. En voyant la femme du comte Chabert, riche de ses dépouilles, au sein du luxe, au faîte de la société, tandis que le malheureux vivait chez un pauvre nourrisseur au milieu des bestiaux, l’avoué se dit: – La morale de ceci est qu’une jolie femme ne voudra jamais reconnaître son mari, ni même son amant dans un homme en vieux carrick, en perruque de chien-dent et en bottes percées.
Un sourire malicieux et mordant excité par cette pensée, exprima les idées moitié philosophiques, moitié railleuses qui devaient venir à un homme si bien placé pour connaître le fond des choses, malgré les mensonges sous lesquels la plupart des familles parisiennes cachent leur existence.
– Bonjour, monsieur Derville, dit-elle en continuant à faire prendre du café au singe.
– Madame, dit-il brusquement, car il se choqua du ton léger avec lequel la comtesse lui avait dit – Bonjour, monsieur Derville, 342je viens causer avec vous d’une affaire assez grave.
– J’en suis désespérée, M. Ferraud est absent…
– J’en suis enchanté, moi, madame. Il serait désespérant qu’il assistât à notre conférence. D’ailleurs, je sais par Delbecq que vous aimez à faire vos affaires vous-même sans en ennuyer M. le comte.
– Alors, je vais faire appeler Delbecq, dit-elle.
– Il vous serait inutile, quelle que soit son habileté, reprit Derville. Écoutez, madame, un mot suffira pour vous rendre sérieuse. Le comte Chabert existe…
– Est-ce en disant de semblables bouffonneries que vous voulez me rendre sérieuse? dit-elle en partant d’un éclat de rire.
Mais la comtesse fut tout à coup domptée par l’étrange lucidité du regard fixe par lequel Derville l’interrogeait en paraissant lire au fond de son ame.
– Madame, répondit-il avec une gravité froide et perçante, vous ignorez l’étendue des dangers qui vous menacent. Je ne vous parlerai pas de l’incontestable authenticité des 343pièces, ni de la certitude des preuves qui attestent l’existence du comte Chabert. Je ne suis pas homme à me charger d’une mauvaise cause, vous le savez. Si vous vous opposez à notre inscription en faux contre l’acte de décès, vous perdrez ce premier procès, et cette question résolue en notre faveur nous fait gagner toutes les autres.
– De quoi prétendez vous donc me parler?
– Ni du colonel, ni de vous. Je ne vous parlerai pas non plus des mémoires que pourraient faire des avocats spirituels, armés des faits curieux de cette cause, et du parti qu’ils tireraient des lettres que vous avez reçues de votre premier mari avant la célébration de votre mariage avec votre second…
– Cela est faux! dit-elle avec toute la violence d’une petite maîtresse. Je n’ai jamais reçu de lettres du comte Chabert, et si quelqu’un se dit être le colonel, ce ne peut être qu’un intrigant, quelque forçat libéré, comme Cogniard peut-être. Le frisson prend rien que d’y penser. Le colonel peut-il ressusciter, monsieur? Bonaparte m’a fait complimenter sur sa mort par un aide-de-camp, et je touche encore aujourd’hui trois mille 344francs de pension accordée à sa veuve par les Chambres. J’ai eu mille fois raison de repousser tous les Chabert qui sont venus, comme je repousserai tous ceux qui viendront.
– Heureusement nous sommes seuls, madame. Nous pouvons mentir à notre aise, dit-il froidement en s’amusant à aiguillonner la colère qui agitait la comtesse, afin de lui arracher quelques indiscrétions, par une manœuvre familière aux avoués, habitués à rester calmes quand leurs adversaires ou leurs cliens s’emportent.
– Hé bien donc, à nous deux, se dit-il à lui-même en imaginant à l’instant un piège pour lui démontrer sa faiblesse. – La preuve de la remise de la première lettre existe, madame, reprit-il à haute voix, elle contenait des valeurs…
– Oh! pour des valeurs, elle n’en contenait pas.
– Vous avez donc reçu cette première lettre, reprit Derville en souriant. Vous êtes déjà prise dans le premier piège que vous tend un avocat, et vous croyez pouvoir lutter avec la justice…
La comtesse rougit, pâlit, se cacha la figure 345dans les mains. Puis, elle secoua sa honte, et reprit avec ce sang-froid dont les femmes seules sont capables: – Puisque vous êtes l’avoué du prétendu Chabert faites-moi le plaisir de…
– Madame, dit Derville en l’interrompant, je suis encore en ce moment votre avoué comme celui du colonel. Croyez-vous que je veuille perdre une clientelle aussi précieuse que l’est la vôtre? Mais vous ne m’écoutez pas…
– Parlez, monsieur, dit-elle gracieusement.
– Votre fortune vous venait de M. le comte Chabert, et vous l’avez repoussé. Votre fortune est colossale, et vous le laissez mendier. Madame, les avocats sont bien éloquens lorsque les causes sont éloquentes par elles-mêmes, et, il se rencontre ici des circonstances capables de soulever contre vous l’opinion publique.
– Mais, monsieur, dit la comtesse impatientée de la manière dont Derville la tournait et retournait sur le gril, en admettant que votre M. Chabert existe, les tribunaux maintiendront mon second mariage à cause des en346fans, et j’en serai quitte pour rendre deux cent vingt-cinq mille francs à M. Chabert.
– Madame, nous ne savons pas de quel côté les tribunaux verront la question sentimentale. Si, d’une part, nous avons une mère et ses enfans; nous avons de l’autre un homme accablé de malheurs, vieilli par vous, par vos refus. Où trouvera-t-il une femme? Puis, les juges peuvent-ils heurter la loi? Votre mariage avec le colonel a pour lui le droit, la priorité. Mais si vous êtes représentée sous d’odieuses couleurs, vous pourriez avoir un adversaire auquel vous ne vous attendez pas. Là, madame, est ce danger dont je voudrais vous préserver.
– Un nouvel adversaire! dit-elle, qui?
– M.le comte Ferrand, madame.
– M. Ferraud a pour moi un trop vif attachement, et pour la mère de ses enfans, un trop grand respect…
– Ne parlez pas de ces niaiseries-là, dit Derville en l’interrompant, à des avoués habitués à lire au fond des cœurs. En ce moment M. Ferraud n’a pas la moindre envie de rompre votre mariage et je suis persuadé qu’il vous adore; mais si quelqu’un venait lui dire 347que son mariage peut être annulé, que sa femme sera traduite en criminelle au banc de l’opinion publique….
– Il me défendrait! monsieur.
– Non, madame.
– Quelle raison aurait-il de m’abandonner, monsieur?
– Mais, celle d’épouser la fille unique d’un pair de France, dont la pairie lui serait transmise par une ordonnance du roi…
La comtesse pâlit.
– Nous y sommes! se dit en lui-même Derville. Bien, je te tiens, l’affaire du pauvre colonel est gagnée. – D’ailleurs, madame, reprit-il à haute voix, il aurait d’autant moins de remords, qu’un homme couvert de gloire, général, comte, grand-officier de la légion d’honneur ne serait pas un pis-aller; et si cet homme lui redemande sa femme….
– Assez! assez! monsieur, dit-elle. Je n’aurai jamais que vous pour avoué. Que faire?
– Transiger! dit Derville.
– M’aime-t-il encore? dit-elle.
– Mais je ne crois pas qu’il puisse en être autrement.
348À ce mot, la comtesse dressa la tête. Un éclair d’espérance brilla dans ses yeux; elle comptait peut-être spéculer sur la tendresse de son premier mari pour gagner son procès par quelque ruse de femme.
– J’attendrai vos ordres, madame, pour savoir s’il faut vous signifier nos actes, ou si vous voulez venir chez moi pour arrêter les bases d’une transaction, dit Derville en saluant la comtesse.
Huit jours après les deux visites que Derville avait faites, et par une belle matinée du mois de juin, les époux, désunis par un hasard presque surnaturel, partirent des deux points les plus opposés de Paris, pour venir se rencontrer dans l’étude de leur avoué commun.
Les avances qui furent largement faites par Derville au colonel Chabert, lui avaient permis d’être vêtu selon son rang. Il arriva donc voituré dans un cabriolet fort propre. Il avait la tête couverte d’une perruque appropriée à sa physionomie, il était habillé de drap bleu, avait du linge blanc et portait à son col le sautoir rouge des grands-officiers de la légion d’honneur. En reprenant les habitudes de 349l’aisance, il avait retrouvé son ancienne élégance martiale. Il se tenait droit. Sa figure, grave et mystérieuse, où se peignait le bonheur et toutes ses espérances, paraissait être rajeunie, et plus grasse, pour emprunter à la peinture une de ses expressions les plus pittoresques. Il ne ressemblait pas plus au Chabert en vieux carrick, qu’un gros sou ne ressemble à une pièce de quarante francs nouvellement frappée. À le voir, les passans eussent facilement reconnu en lui l’un de ces beaux débris de notre ancienne armée, un de ces hommes héroïques sur lesquels se reflète notre gloire nationale, et qui la représentent comme un éclat de glace illuminé par le soleil semble en réfléchir tous les rayons. Ces vieux soldats sont tout ensemble des tableaux et des livres.
Quand le comte descendit de sa voiture pour monter chez Derville, il sauta légèrement comme aurait pu faire un jeune homme. À peine son cabriolet avait-il retourné, qu’un joli coupé tout armorié arriva. Madame la comtesse Ferraud en sortit dans une toilette simple, mais habilement calculée pour montrer la jeunesse de sa taille. 350Elle avait une jolie capote doublée de rose qui encadrait parfaitement sa figure, en dissimulait les contours, et la ravivait.
Si les cliens s’étaient rajeunis, l’étude était restée semblable à elle-même, et offrait alors le tableau par la description duquel cette histoire a commencé. Simonin déjeunait, l’épaule appuyée sur la fenêtre qui alors était ouverte, et il regardait le bleu du ciel par l’ouverture de cette cour entourée de quatre corps de logis noirs.
– Ha! dit le petit clerc, qui veut parier un spectacle que le colonel Chabert est général, et cordon rouge?
– Le patron est un fameux sorcier! dit Godeschal.
– Il n’y a donc pas de tour à lui jouer cette fois? dit le troisième clerc.
– C’est sa femme qui s’en charge, la comtesse Ferraud! dit Boucard.
– Allons, dit le troisième clerc, la comtesse Ferraud serait donc obligée d’être à deux…
– La voilà! dit Simonin.
En ce moment, le colonel entra et demanda doucement Derville.
351– Il y est, monsieur le comte, répondit Simonin.
– Tu n’es donc pas sourd, petit drôle! dit Chabert en prenant le saute-ruisseau par l’oreille et la lui tortillant, à la satisfaction des clercs qui se mirent à rire, et regardèrent le colonel avec la curieuse considération due à ce singulier personnage.
Le comte Chabert était chez Derville au moment où sa femme entra par la porte de l’étude.
– Dites donc, Boucard, il va se passer une singulière scène dans le cabinet du patron! Voilà une femme qui peut aller les jours pairs chez le comte Ferraud et les jours impairs chez le comte Chabert.
– Dans les années bissextiles, dit Godeschal, le compte y sera.
– Taisez-vous donc! messieurs, l’on peut entendre, dit sévèrement Boucard, je n’ai jamais vu d’étude où l’on plaisantât, comme vous le faites, sur les cliens.
Derville avait consigné le colonel dans sa chambre à coucher, quand la comtesse se présenta.
– Madame, lui dit-il, ne sachant pas s’il 352ous serait agréable de voir M. le comte Chabert, je vous ai séparés. Si cependant vous désiriez…
– Monsieur, c’est une attention dont je vous remercie.
– J’ai préparé la minute d’un acte dont les conditions pourront être discutées par vous et par M. Chabert, séance tenante. J’irai alternativement de vous à lui, pour vous présenter, à l’un et à l’autre, vos raisons respectives.
– Voyons, monsieur, dit la comtesse en laissant échapper un geste d’impatience.
Derville lut.
Entre les soussignés,
« M. Hyacinthe dit Chabert, comte, maréchal-de-camp et grand-officier de la légion d’honneur, demeurant à Paris, rue du Petit-Banquier, d’une part;
Et la dame Rose Chapotel, épouse de M. le comte Chabert, ci-dessus nommé, née…»
– Passez, dit-elle, laissons les préambules, arrivons aux conditions.
– Madame, dit l’avoué, le préambule explique succinctement la position dans laquelle vous vous trouvez l’un et l’autre. Puis, par 353l’article premier, vous reconnaissez, en présence de trois témoins, qui sont deux notaires et le nourrisseur chez lequel a demeuré votre mari, auxquels j’ai confié sous le secret votre affaire, et qui garderont le plus profond silence; vous reconnaissez, dis-je, que l’individu désigné dans les actes joints au sous-seing, mais dont l’état est d’ailleurs établi par un acte de notoriété préparé chez Alexandre Crottat, votre notaire, est le comte Chabert, votre premier époux.
Par l’article second, le comte Chabert, dans l’intérêt de votre bonheur, s’engage à ne faire usage de ses droits que dans les cas prévus par l’acte lui-même…
– Et ces cas, dit Derville en faisant une sorte de parenthèse, ne sont autres que la non-exécution des clauses de cette convention secrète.– De son côté, reprit-il, M. Chabert consent à poursuivre de gré à gré avec vous un jugement qui annulera son acte de décès et prononcera la dissolution de son mariage.
– Ça ne me convient pas du tout, dit la comtesse étonnée, je ne veux pas de procès. Vous savez pourquoi.
354– Par l’article trois, dit l’avoué, en continuant avec un flegme imperturbable, vous vous engagez à constituer au nom d’Hyacinthe, comte Chabert, une rente viagère de vingt-quatre mille francs, inscrite sur le grand-livre de la dette publique, mais dont le capital vous sera dévolu à sa mort…
– Mais c’est beaucoup trop cher, dit la comtesse.
– Pouvez-vous transiger à meilleur marché?
– Peut-être.
– Que voulez-vous donc, madame?
– Je veux, je ne veux pas de procès, je veux….
– Qu’il reste mort, dit vivement Derville en l’interrompant.
– Monsieur, dit la comtesse, s’il faut vingt-quatre mille livres de rentes, nous plaiderons…
– Oui, nous plaiderons, s’écria d’une voix sourde le colonel, qui ouvrit la porte et apparut tout à coup devant sa femme, en tenant une main dans son gilet et l’autre étendue vers le parquet, geste auquel le souvenir de son aventure donnait une horrible énergie.
355– C’est lui, se dit en elle-même la comtesse.
– Trop cher! reprit le vieux soldat. Je vous ai donné près d’un million, et vous marchandez mon malheur! Hé bien, je vous veux maintenant vous et votre fortune. Nous sommes communs en biens, notre mariage n’a pas cessé…
– Mais, monsieur n’est pas le colonel Chabert, s’écria la comtesse, en feignant la surprise.
– Ah! dit le vieillard d’un ton profondément ironique, voulez-vous des preuves? je vous ai prise au Palais-Royal…
La comtesse pâlit. En la voyant pâlir sous son rouge, le vieux soldat, touché de la vive souffrance qu’il imposait à une femme jadis aimée avec ardeur, s’arrêta; mais il en reçut un regard si venimeux qu’il reprit tout à coup: – Vous étiez chez la…
– De grâce, monsieur, dit la comtesse à l’avoué, trouvez bon que je quitte la place. Je ne suis pas venue ici pour entendre de semblables horreurs.
Elle se leva et sortit. Derville s’élança dans l’étude. La comtesse avait trouvé des ailes, et 356s’était comme envolée. En revenant dans son cabinet, l’avoué trouva le colonel dans un violent accès de rage, et se promenant à grands pas.
– Dans ce temps-là chacun prenait sa femme où il voulait, disait-il, mais j’ai eu tort de la mal choisir, de me fier à des apparences. Elle n’a pas de cœur.
– Eh bien! colonel, n’avais-je pas raison en vous priant de ne pas venir. Je suis maintenant certain de votre identité. Quand vous vous êtes montré, la comtesse a fait un mouvement dont la pensée n’était pas équivoque. Mais vous avez perdu votre procès, votre femme sait que vous êtes méconnaissable!
– Je la tuerai…
– Folie! vous serez pris et guillotiné comme un misérable. D’ailleurs peut-être manquerez-vous votre coup! ce serait impardonnable, on ne doit jamais manquer sa femme, quand on veut la tuer. Laissez-moi réparer vos sottises, grand enfant! Allez vous-en. Prenez garde à vous, elle serait capable de vous faire tomber dans quelque piège et de vous enfermer à Charenton. Je vais lui signi357fier nos actes afin de vous garantir de toute surprise.
Le pauvre colonel obéit à son jeune bienfaiteur, et sortit en lui balbutiant des excuses. Il descendait lentement les marches de l’escalier noir, perdu dans de sombres pensées, accablé peut-être par le coup qu’il venait de recevoir, pour lui le plus cruel, le plus profondément enfoncé dans son cœur, lorsqu’il entendit, en parvenant au dernier palier, le frôlement d’une robe, et sa femme apparut.
– Venez, Monsieur, lui dit-elle, en lui prenant le bras par un mouvement semblable à ceux qui lui étaient familiers autrefois.
L’action de la comtesse, l’accent de sa voix redevenue gracieuse, suffirent pour calmer la colère du colonel qui se laissa mener jusqu’à la voiture.
– Eh bien! montez donc! lui dit la comtesse, lorsque le valet eut achevé de déplier le marche-pied.
Et il se trouva, comme par enchantement, assis près de sa femme dans le coupé.
– Où va Madame? demanda le valet.
358– À Groslay, dit-elle.
Les chevaux partirent et traversèrent tout Paris.
– Monsieur, dit la comtesse au colonel d’un son de voix qui révélait une de ces émotions rares dans la vie, et dans lesquelles tout en nous est agité. En ces momens, cœur, fibres, nerfs, physionomie, ame et corps, tout, chaque pore même tressaille. La vie semble ne plus être en nous; elle en sort et jaillit, elle se communique comme une contagion, se transmet par le regard, par l’accent de la voix, par le geste, en imposant notre vouloir aux autres. Le vieux soldat tressaillit en entendant ce seul mot, ce premier, ce terrible: – Monsieur!» Mais aussi était-ce tout à la fois un reproche, une prière, un pardon, une espérance, un désespoir, une interrogation, une réponse. Ce mot comprenait tout. Il fallait être comédienne pour jeter tant d’éloquence, tant de sentiment dans un mot. Le vrai n’est pas si complet dans son expression, il ne met pas tout en dehors, il laisse voir tout ce qui est au dedans. Le colonel eut mille remords de ses soupçons, de ses demandes, de sa colère, et 359baissa les yeux pour ne pas laisser deviner son trouble.
– Monsieur, reprit la comtesse, après une pause imperceptible, je vous ai bien reconnu.
– Rosine, dit le vieux soldat, ce mot contient le seul baume qui pût me faire oublier mes malheurs.
Deux grosses larmes roulèrent toutes chaudes sur les mains de sa femme, qu’il pressa pour exprimer une tendresse paternelle.
– Monsieur, reprit-elle, comment n’avez-vous pas deviné qu’il me coûtait horriblement de paraître devant un étranger dans une position aussi fausse que l’est la mienne. Si j’ai à rougir de ma situation, que ce ne soit au moins qu’en famille. Ce secret ne devait-il pas rester enseveli dans nos cœurs. Vous m’absoudrez, j’espère, de mon indifférence apparente pour les malheurs d’un Chabert à l’existence duquel je ne devais pas croire. J’ai reçu vos lettres, dit-elle vivement, en lisant sur les traits de son mari l’objection qui s’y exprimait; mais elles me parvinrent treize mois après la bataille d’Eylau; elles étaient ouvertes, salies, l’écriture en était 360mécGnnaissable, et j’ai dû croire, après avoir obtenu la signature de Napoléon sur mon nouveau contrat de mariage, qu’un adroit intrigant voulait se jouer de moi. Pour ne pas troubler le repos de M. Ferraud, et ne pas altérer les liens de la famille, j’ai donc dû prendre des précautions contre un faux Chabert. N’avais-je pas raison? dites.
– Oui, tu as eu raison, c’est moi qui suis un sot, un animal, une bête, de n’avoir pas su mieux calculer les conséquences d’une situation semblable. Mais où allons-nous? dit le colonel en se voyant à la barrière de la Chapelle.
– À ma campagne, près de Groslay, dans la vallée de Montmorency. Là, Monsieur, nous réfléchirons ensemble au parti que nous devons prendre. Je connais mes devoirs. Si je suis à vous en droit, je ne vous appartiens plus en fait. Pouvez-vous désirer que nous devenions la fable de tout Paris. N’instruisons pas le public de cette situation qui pour moi présente un côté ridicule, et sachons garder notre dignité. Vous m’aimez encore, reprit-elle, en jetant sur le colonel un regard triste et doux; mais moi, n’ai-je pas été 361autorisée à former d’autres liens. En cette singulière position, une voix secrète me dit d’espérer en votre bonté qui m’est si connue. Aurais-je donc tort en vous prenant pour seul et unique arbitre de mon sort. Soyez juge et partie? Je me confie à la noblesse de votre caractère? Vous aurez la générosité de me pardonner les résultats de fautes innocentes. Je vous l’avouerai donc, j’aime M. Ferraud. Je me suis crue en droit de l’aimer. Je ne rougis pas de cet aveu devant vous; s’il vous offense, il ne nous déshonore point. Je ne puis vous cacher les faits. Quand le hasard m’a laissée veuve, je n’étais pas mère…
Le colonel fit un signe de main à sa femme, pour lui imposer silence, et ils restèrent sans proférer un seul mot pendant une demi-lieue. Chabert croyait voir les deux petits enfans devant lui.
– Rosine!
– Monsieur?
– Les morts ont donc bien tort de revenir?
– Oh! monsieur, non, non! Ne me croyez pas ingrate. Seulement, vous trouvez une amante, une mère, là où vous aviez laissé 362une épouse. S’il n’est plus en mon pouvoir de vous aimer, je sais tout ce que je vous dois et puis vous offrir encore toutes les affections d’une fille.
– Rosine, reprit le vieillard d’une voix douce, je n’ai plus aucun ressentiment contre toi. Nous oublierons tout, ajouta-t-il avec un de ces sourires dont la grâce est toujours le reflet d’une belle ame. Je ne suis pas assez peu délicat pour exiger les semblans de l’amour chez une femme qui n’aime plus.
La comtesse lui lança un regard empreint d’une telle reconnaissance, que le pauvre Chabert aurait voulu rentrer dans sa fosse d’Eylau. Certains hommes ont une ame assez forte pour de tels dévouemens, dont ils trouvent la récompense dans la certitude d’avoir fait le bonheur d’une personne aimée.
– Mon ami, nous parlerons de tout ceci plus tard et à cœur reposé, dit la comtesse.
La conversation prit un autre cours, car il était impossible de la continuer long-temps sur ce sujet. Quoique les deux époux revinssent souvent à leur situation bizarre, soit par des allusions, soit sérieusement, ils firent un charmant voyage, se rappelant les événe363mens de leur union passée et les choses de l’empire. La comtesse sut imprimer un charme doux à ces souvenirs, et répandit dans la conversation une teinte de mélancolie nécessaire pour y maintenir la gravité. Elle faisait revivre l’amour sans exciter aucun désir, et laissait entrevoir à son premier époux toutes les richesses morales qu’elle avait acquises, en tâchant de l’accoutumer à l’idée de restreindre son bonheur aux seules jouissances que goûte un père près d’une fille chérie. Le colonel avait connu la comtesse de l’Empire, il retrouvait la comtesse de la Restauration. Ils arrivèrent par un chemin de traverse à un grand parc situé dans la petite vallée qui sépare les hauteurs de Margency du joli village de Groslay. La comtesse possédait là une délicieuse maison où, le colonel vit, en arrivant, tous les apprêts que nécessitaient son séjour et celui de sa femme. Le malheur est une espèce de talisman dont la vertu consiste à corroborer notre constitution primitive; il augmente la défiance et la méchanceté chez certains hommes, comme il grandit la bonté de ceux qui ont un cœur excellent; l’infortune avait rendu le colonel encore plus secou364rable et meilleur qu’il ne l’avait été. Il savait alors s’initier au secret des souffrances féminines qui sont inconnues à la plupart des hommes. Cependant, malgré son peu de défiance, il ne put s’empêcher de dire à sa femme: – Vous étiez donc bien sûre de m’emmener ici?
– Oui, répondit-elle, si je trouvais le colonel Chabert dans le plaideur.
L’air de vérité qu’elle sut mettre dans cette réponse dissipa les légers soupçons que le colonel se blâma d’avoir conçus. Pendant trois jours la comtesse fut admirable’près de son premier mari. Par de tendres soins et sa constante douceur, elle semblait vouloir effacer le souvenir des souffrances qu’il avait endurées, se faire pardonner les malheurs que, suivant ses aveux, elle avait innocemment causés. Elle se plaisait à déployer pour lui, tout en lui faisant apercevoir une sorte de mélancolie, les charmes auxquels elle le savait faible; car nous sommes plus particulièrement accessibles à certaines façons, à des grâces de cœur ou d’esprit auxquelles nous ne résistons pas. Elle voulait l’intéresser à sa situation, et l’attendrir assez pour s’em365parer de son esprit et disposer souverainement de lui. Décidée à tout pour arriver à ses fins, elle ne savait pas encore ce qu’elle devait faire de lui, mais certes elle voulait l’anéantir socialement.
Le soir du troisième jour elle sentit que, malgré ses efforts, elle ne pouvait cacher les inquiétudes que lui causait le résultat de ses manœuvres. Pour se trouver un moment à l’aise, elle monta chez elle, s’assit à son secrétaire, déposa le masque de tranquillité qu’elle conservait devant le comte Chabert, comme une actrice qui, rentrant fatiguée dans sa loge après un cinquième acte pénible, tombe demi-morte et laisse dans la salle une image d’elle-même à laquelle elle ne ressemble plus. Elle se mit à finir une lettre commencée qu’elle écrivait à Delbecq, à qui elle disait d’aller, en son nom, demander chez Derville communication des actes qui concernaient le colonel Chabert, de les copier et de venir aussitôt la trouver à Groslay.
À peine avait-elle achevé qu’elle entendit dans le corridor le bruit des pas du colonel, qui, tout inquiet, venait la retrouver.
– Hélas! dit-elle à haute voix, je 366voudrais être morte! Ma situation est intolérable…
– Eh bien, qu’avez-vous donc? demanda le bonhomme.
– Rien, rien, dit-elle.
Elle se leva, laissa le comte et descendit pour parler sans témoins à sa femme de chambre qu’elle fit partir pour Paris, en lui recommandant de remettre elle-même à M. Delbecq la lettre qu’elle venait d’écrire, et de la lui rapporter aussitôt qu’il l’aurait lue. Puis la comtesse alla s’asseoir sur un banc où elle était assez en vue pour que le colonel vînt l’y trouver aussitôt qu’il le voudrait. Le comte, qui déjà la cherchait, accourut et s’assit près d’elle.
– Rosine, lui dit-il, qu’avez-vous?
Elle ne répondit pas. La soirée était une de ces soirées magnifiques et calmes dont les secrètes harmonies répandent, au mois de juin, tant de suavité dans les couchers du soleil. L’air était pur et le silence profond, en sorte que l’on pouvait entendre dans le lointain du parc les voix de quelques enfans qui ajoutèrent une sorte de mélodie aux sublimités du paysage.
367– Vous ne me répondez pas? demanda le colonel à sa femme.
– Mon mari…, dit la comtesse qui s’arrêta, fit un mouvement et s’interrompit pour lui demander en rougissant: – Comment dirai-je en parlant de M. Ferraud?
– Nomme-le ton mari, ma pauvre enfant, répondit le colonel avec un délicieux accent de bonté. N’est-ce pas le père de tes enfans?
– Eh bien! reprit-elle, si M. Ferraud me demande ce que je suis venue faire ici, s’il apprend que je m’y suis enfermée avec un inconnu, que lui dirai-je? Écoutez, monsieur, reprit-elle, en prenant une attitude pleine de dignité, décidez de mon sort, je suis résignée à tout…
– Ma chère, dit le colonel en s’emparant des mains de sa femme, j’ai résolu de me sacrifier entièrement à votre bonheur…
– Cela est impossible, s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement convulsif. Songez donc que vous devriez alors renoncer à vous-même et d’une manière authentique…
– Comment, dit le colonel, ma parole ne vous suffit pas?
368Le mot authentique tomba sur le cœur du vieillard et y réveilla des défiances involontaires. Il jeta sur sa femme un regard qui la fit rougir: Elle baissa les yeux. Le colonel avait peur de se trouver obligé de la mépriser. La comtesse craignait d’avoir effarouché la sauvage pudeur, la probité sévère d’un homme dont elle connaissait le caractère généreux les vertus primitives. Quoique ces idées eussent répandu quelques nuages sur leurs fronts, la bonne harmonie se rétablit aussitôt entre eux. Un cri d’enfant retentit au loin.
– Jules, laissez votre sœur tranquille, s’écria la comtesse.
– Quoi! vos enfans sont ici? dit le colonel.
– Oui; mais je leur ai défendu de vous importuner.
Le vieux soldat comprit la délicatesse, le tact de femme renfermé dans ce procédé si gracieux, et prit la main de la comtesse pour la baiser.
– Qu’ils viennent donc, dit-il.
La petite fille accourait pour se plaindre de son frère.
369– Maman!
– Maman!
– C’est lui qui…
– C’est elle…
Les mains étaient étendues vers la mère, et les deux voix enfantines se mêlaient. Ce fut un tableau soudain et délicieux!
– Pauvres enfans, s’écria la comtesse en ne retenant plus ses larmes, il faudra les quitter? à qui le jugement les donnera-t-il? On ne partage pas un cœur de mère, je les veux, moi!
– Est-ce vous qui faites pleurer maman? dit Jules en jetant un regard de colère au colonel.
– Taisez-vous, Jules, s’écria la mère d’un air impérieux.
Les deux enfans restèrent debout et silencieux, examinant leur mère et l’étranger avec une curiosité qu’il est impossible d’exprimer par des paroles.
– Oh! oui, reprit-elle, si l’on me sépare de monsieur Ferraud, qu’on me laisse les enfans, et je serai soumise à tout…
Ce fut un mot décisif qui obtint tout le succès qu’elle en avait espéré.
370– Oui, s’écria le colonel comme s’il achevait une phrase mentalement commencée, je dois rentrer sous terre. Je me le suis déjà dit.
– Puis-je accepter un tel sacrifice? répondit la comtesse. Si quelques hommes sont morts pour sauver l’honneur de leur maîtresse, ils n’ont donné leur vie qu’une fois. Mais ici vous donneriez votre vie tous les jours! Non, non, cela est impossible. S’il ne s’agissait que de votre existence, ce ne serait rien; mais signer que vous n’êtes pas le colonel Chabert, reconnaître que vous êtes un imposteur, donner votre honneur, commettre un mensonge à toute heure du jour, le dévouement humain ne saurait aller jusques-là. Songez donc! Non. Sans mes pauvres enfans, je me serais déjà enfuie avec vous au bout du monde…
– Mais, reprit Chabert, est-ce que je ne puis pas vivre ici, dans votre petit pavillon, comme un de vos parens. Je suis usé comme un canon de rebut, il ne me faut qu’un peu de tabac et le Constitutionnel.
La comtesse fondit en larmes. Il y eut entre la comtesse Ferraud et le colonel Chabert 371un combat de générosité dont le soldat sortit vainqueur. Un soir, en voyant cette mère au milieu de ses enfans, il fut séduit par les touchantes grâces d’un tableau de famille, à la campagne, dans l’ombre et le silence, il prit la résolution de rester mort, et, ne s’effrayant plus de l’authenticité d’un acte, il demanda comment il fallait s’y prendre pour assurer irrévocablement le bonheur de cette famille.
– Faites comme vous voudrez! lui répondit la comtesse, je vous déclare que je ne me mêlerai en rien de cette affaire. Je ne le dois pas.
Delbecq était arrivé depuis quelques jours, et, suivant les instructions verbales de la comtesse, l’intendant avait su gagner la confiance du vieux militaire. Le lendemain matin donc le colonel Chabert partit avec l’ancien avoué pour Saint-Leu-Taverny, où Delbecq avait fait préparer chez le notaire un acte conçu en termes si crus, que le colonel sortit brusquement de l’étude après en avoir entendu la lecture.
– Mille tonnerres! je serais un joli coco! 372Mais je passerais pour unfaussaire, s’écria-t-il.
– Monsieur, lui dit Delbecq, je ne vous conseille pas de signer trop vite. À votre place je tirerais au moins trente mille livres de rentes de ce procès-là, car madame les donnerait.
Après avoir foudroyé ce coquin émérite par le lumineux regard de l’honnête homme indigné, le colonel s’enfuit emporté par mille sentimens contraires. Il redevint défiant, s’indigna, se calma tour à tour. Enfin il entra dans le parc de Groslay par la brêche d’un mur, et vint à pas lents se reposer et réfléchir à son aise dans un cabinet pratiqué sous un kiosque d’où l’on découvrait le chemin de Saint-Leu. L’allée étant sablée avec cette espèce de terre jaunâtre par laquelle on remplace le gravier de rivière, la comtesse, qui était assise dans le petit salon de cette espèce de pavillon, n’entendit pas marcher le colonel. Le visage tourné vers l’allée qui menait à Saint-Leu, elle regardait sur la route, elle était trop préoccupée du succès de son affaire pour prêter la moindre attention au léger bruit que fit son mari du côté opposé. 373Le vieux soldat n’aperçut pas non plus sa femme au-dessus de lui dans le petit pavillon.
– Eh bien! monsieur Delbecq, a-t-il signé, demanda la comtesse à son intendant qu’elle vit seul sur le chemin, par-dessus la haie d’un saut de loup.
– Non, madame. Je ne sais même pas ce qu’il est devenu. Le vieux cheval s’est cabré.
– Il faudra donc finir par le mettre à Charenton, dit-elle, puisque nous le tenons.
Le colonel, qui retrouva l’élasticité de la jeunesse pour franchir le saut de loup, fut en un clin d’œil devant l’intendant, auquel il appliqua la plus belle paire de soufflets qui jamais ait été reçue sur deux joues de procureur.
– Ajoute que les vieux chevaux savent ruer, lui dit-il.
Sa colère dissipée, le colonel ne se sentit plus la force de sauter le fossé. La vérité s’était montrée dans sa nudité. Le mot de la comtesse et la réponse de Delbecq avaient dévoilé le complot dont il allait être la victime. Les soins qui lui avaient été prodigués étaient 374une amorce pour le prendre dans un piège. Ce mot fut comme une goutte de quelque poison subtil qui détermina chez le vieux soldat le retour de ses douleurs et physiques et morales. Il revint vers le kiosque par la porte du parc, en marchant lentement comme un homme affaissé. Donc, ni paix, ni trêve pour lui! Dès ce moment il fallait commencer avec cette femme la guerre odieuse dont lui avait parlé Derville, entrer dans une vie de procès, se nourrir de fiel, boire chaque matin un calice d’amertume. Puis, pensée affreuse, où trouver l’argent nécessaire pour payer les frais des premières instances? Il lui prit un si grand dégoût de la vie, que s’il y avait eu de l’eau près de lui, il s’y serait jeté, que s’il avait eu des pistolets, il se serait brûlé la cervelle. Puis il retomba dans l’incertitude d’idées, qui, depuis sa conversation avec Derville chez le nourrisseur, avait changé son moral. Enfin, arrivé devant le kiosque, il monta dans le cabinet aérien dont les rosaces de verre offraient la vue de chacune des ravissantes perpectives de la vallée, et où il trouva la comtesse assise sur une chaise. Elle examinait le paysage et 375gardait une contenance pleine de calme en montrant cette impénétrable physionomie que savent prendre les femmes déterminées à tout. Elle s’essuya les yeux comme si elle eût versé des pleurs, et joua par un geste distrait avec le long ruban rose de sa ceinture. Néanmoins, malgré son assurance apparente, elle ne put s’empêcher de frissonner en voyant devant elle son vénérable bienfaiteur, debout, les bras croisés, la figure pâle, le front sévère.
– Madame, dit-il après l’avoir regardée fixement pendant un moment, et l’avoir forcée à rougir, madame, je ne vous maudis pas, je vous méprise. Maintenant, je remercie le hasard qui nous a désunis. Je ne sens même pas un désir de vengeance, je ne vous aime plus. Je ne veux rien de vous. Vivez tranquille sur la foi de ma parole, elle vaut mieux que le griffonnage de tous les notaires de Paris. Je ne réclamerai jamais le nom que j’ai peut-être illustré. Je ne suis plus qu’un pauvre diable nommé Hyacinthe, qui ne demande que sa place au soleil. Adieu…
La comtesse se jeta aux pieds du colonel, et voulut le retenir en lui prenant les mains; 376mais il la repoussa avec dégoût, en lui disant: – Ne me touchez pas.
La comtesse fit un geste intraduisible lorsqu’elle entendit le bruit des pas de son mari. Puis, avec la profonde perspicacité que donne une haute scélératesse ou le féroce égoïsme du monde, elle crut pouvoir vivre en paix sur la promesse et le mépris de ce loyal soldat.
Chabert disparut en effet. Le nourrisseur fit faillite et se mit cocher de cabriolet. Peut-être le colonel s’adonna-t-il à quelque industrie du même genre. Peut-être, semblable à une pierre lancée dans un gouffre, alla-t-il, de cascade en cascade, s’abîmer dans cette boue de haillons qui foisonne à travers les rues de Paris.
379L’HOSPICE DE LA VIEILLESSE.
Six mois après cet événement, Derville, qui n’entendait plus parler ni du colonel Chabert ni de la comtesse Ferraud, pensa qu’il était survenu sans doute entre eux une transaction, que, par vengeance, la comtesse avait fait dresser dans une autre étude. Alors, un matin, il supputa les sommes avancées audit Chabert, y ajouta ses frais, et pria la comtesse Ferraud de réclamer à M. le comte Chabert le montant de ce mémoire, en pré380sumant qu’elle savait où se trouvait son premier mari.
Le lendemain même l’intendant du comte Ferraud, récemment nommé président du tribunal de première instance dans une ville importante, écrivit à Derville ce mot désolant:
Monsieur,
Madame la comtesse Ferraud me charge de vous prévenir que votre client avait complètement abusé de votre confiance, et que l’individu qui disait être le comte Chabert a reconnu avoir induement pris de fausses qualités.
Agréez, etc.
DELBECQ.
– On rencontre des gens qui sont aussi, ma parole d’honneur, par trop bêtes. Ils ont volé le baptême, s’écria Derville. Soyez donc humain, généreux, philantrope et avoué, vous vous faites enfoncer! Nom d’un tonnerre! voilà une affaire qui me coûte plus de deux billets de mille francs.
Deux ans après la réception de cette lettre, Derville cherchait au Palais un avocat auquel il voulait parler, et qui plaidait à la police correctionnelle. Le hasard voulut que Der381ville entrât à la sixième chambre au moment où le président condamnait comme vagabond, le nommé Hyacinthe à deux mois de prison, et ordonnait qu’il fut ensuite conduit au dépôt de mendicité de Saint-Denis, sentence qui, d’après la jurisprudence des préfets de police, équivaut à une détention perpétuelle.
Au nom d’Hyacinthe, Derville regarda le délinquant assis entre deux gendarmes sur le banc des prévenus, et reconnut, dans la personne du condamné, son faux colonel Chabert. Le vieux soldat était calme, immobile, presque distrait. Malgré ses haillons, malgré la misère empreinte sur sa physionomie, elle déposait d’une noble fierté. Son regard avait une expression de stoïcisme qu’un magistrat n’aurait pas dû méconnaître; mais, dès qu’un homme tombe entre les mains de la justice, il n’est plus qu’un être moral, une question de droit ou de fait, comme aux yeux des statisticiens il devient un chiffre.
Quand le soldat fut reconduit au greffe pour être emmené plus tard avec la fournée de vagabonds que l’on jugeait en ce moment, Derville usa du droit qu’ont les avoués d’entrer partout au Palais, l’accompagna au 382greffe et l’y contempla pendant quelques instans, ainsi que les mendians curieux parmi lesquels il se trouvait. L’antichambre du greffe offrait alors un de ces spectacles que malheureusement ni les législateurs, ni les philanthropes, ni les peintres, ni les écrivains ne viennent étudier. Comme tous les laboratoires de chicane, cette antichambre est une pièce obscure et puante, dont les murs sont garnis d’une banquette en bois noirci par le séjour perpétuel des malheureux qui viennent à ce rendez-vous de toutes les misères sociales, et auquel pas un d’eux ne manque. Un poète dirait que le jour a honte d’éclairer ce terrible égout par lequel passent tant d’infortunes! Il n’est pas une seule place où ne se soit assis quelque crime en germe ou consommé; pas un seul endroit où ne se soit rencontré quelque homme qui, désespéré par la légère flétrissure que la justice avait imprimée à sa première faute, n’ait commencé une existence au bout de laquelle devait se dresser la guillotine, ou détoner le pistolet du suicide. Tous ceux qui tombent sur le pavé de Paris rebondissent contre ces murailles jaunâtres, sur lesquelles un philanthrope qui 383ne serait pas un spéculateur pourrait déchiffrer la justification des nombreux suicides dont se plaignent des écrivains hypocrites, incapables de faire un pas pour les prévenir, et qui se trouve écrite dans cette antichambre, espèce de préface pour les drames de la Morgue ou pour ceux de la place de Grève.
En ce moment le colonel Chabert s’assit au milieu de ces hommes à faces énergiques, vêtus des horribles livrées de la misère, silencieux par intervalles, ou causant à voix basse, car trois gendarmes de faction se promenaient en faisant retentir leurs sabres sur le plancher.
– Me reconnaissez-vous? dit Derville au vieux soldat en se plaçant devant lui.
– Oui, monsieur, répondit Chabert en se levant.
– Si vous êtes un honnête homme, reprit Derville à voix basse, comment avez-vous pu rester mon débiteur?
Le vieux soldat rougit comme aurait pu le faire une jeune fille accusée par sa mère d’un amour clandestin.
– Quoi! madame Ferraud ne vous a pas payé? s’écria-t-il à haute voix.
384– Payé! dit Derville. Elle m’a écrit que vous étiez un intrigant.
Le colonel leva les yeux par un sublime mouvement d’horreur et d’imprécation, comme pour en appeler au ciel de cette tromperie nouvelle.
– Monsieur, dit-il d’une voix calme à force d’altération, obtenez des gendarmes la faveur de me laisser entrer au greffe, je vais vous signer un mandat qui sera certainement acquitté.
Sur un mot dit par Derville au brigadier, il lui fut permis d’emmener son client dans le greffe, où Hyacinthe écrivit quelques lignes adressées à la comtesse Ferraud.
– Envoyez cela chez elle, dit le soldat, et vous serez remboursé de vos frais et de vos avances. Croyez, monsieur, que si je ne vous ai pas témoigné la reconnaissance que je vous dois pour vos bons offices, elle n’en est pas moins là, dit-il en se mettant la main sur le cœur. Oui, elle est là, pleine et entière. Mais que peuvent les malheureux? Ils aiment, voilà tout.
– Comment, lui dit Derville, n’avez-vous pas stipulé pour vous quelque rente?
385– Ne me parlez pas de cela! répondit le vieux militaire. Vous ne pouvez pas savoir jusqu’où va mon mépris pour cette vie extérieure à laquelle tiennent la plupart des hommes. J’ai subitement été pris d’une maladie, le dégoût de l’humanité. Quand je pense que Napoléon est à Saint-Hélène, tout ici-bas m’est indifférent. Je ne puis plus être soldat, voilà tout mon malheur. Enfin, ajouta-t-il en faisant un geste plein d’enfantillage, il vaut mieux avoir du luxe dans ses sentimens que sur ses habits, je ne crains le mépris de personne.
Et le colonel alla se remettre sur son banc. Derville sortit. Quant il revint à son étude, il envoya son maître clerc chez la comtesse Ferraud, qui, à la lecture du billet, fit immédiatement payer la somme due à l’avoué du comte Chabert.
En 1832, vers la fin du mois de juin, un jeune avoué allait à Ris, en compagnie de son prédécesseur. Lorsqu’ils parvinrent à l’avenue qui conduit de la grande route à Bicêtre, ils aperçurent sous un des ormes du chemin, un des ces vieux pauvres chenus et cassés qui ont obtenu le bâton de maréchal des men386dians, en vivant à Bicêtre comme les femmes indigentes vivent à la Salpêtrière. Cet homme, l’un des deux mille malheureux logés dans l’Hospice de la Vieillesse, était assis sur une borne et paraissait concentrer toute son intelligence dans une opération bien connue des invalides, et qui consiste à faire sécher au soleil le tabac de leurs mouchoirs, pour éviter de les blanchir, peut-être. Ce vieillard avait une physionomie attachante. Il était vêtu de cette robe de drap rougeâtre que l’hospice accorde à ses hôtes, espèce de livrée horrible.
– Tenez, Derville, dit le jeune homme à son compagnon de voyage, voyez donc ce vieux. Ne ressemble-t-il pas à ces grotesques qui nous viennent d’Allemagne. Et cela vit, et cela est heureux, peut-être!
Derville prit son lorgnon, regarda le pauvre, laissa échapper un mouvement de surprise et dit: – Ce vieux-là, c’est tout un poème, ou comme disent les romantiques, un drame. As-tu rencontré quelquefois la comtesse Ferraud?
– Oui, c’est une femme d’esprit et très-agréable; mais un peu trop dévote.
– Ce vieux bicêtrien est son mari légitime, 387le comte Chabert, l’ancien colonel. Elle l’aura sans doute fait placer là. S’il est dans cet hospice au lieu d’habiter un hôtel, c’est uniquement pour avoir rappelé à la jolie comtesse Ferraud qu’il l’avait prise, comme un fiacre, sur la place. Je me souviens encore du regard de tigre qu’elle lui jeta dans ce moment-là.
Ce début ayant excité la curiosité du jeune homme, auquel Derville avait récemment vendu sa charge, l’ancien avoué lui raconta l’histoire qui précède.
Deux jours après, le lundi matin, en revenant à Paris, les deux amis jetèrent un coup d’œil sur Bicêtre, et Derville proposa d’aller voir le colonel Chabert. À moitié chemin de l’avenue, les deux gens de loi trouvèrent assis sur la souche d’un arbre abattu, le vieillard qui tenait à la main un bâton et s’amusait à tracer des raies sur le sable. En le regardant attentivement, ils s’aperçurent qu’il venait de déjeuner autre part qu’à l’établissement.
– Bonjour, colonel Chabert, lui dit Derville.
– Pas Chabert, pas Chabert! je me nomme Hyacinthe, répondit le vieillard. Je ne suis plus un homme, je suis le numéro 164, sep388tième salle, ajouta-t-il en regardant Derville avec une anxiété peureuse, avec une crainte de vieillard et d’enfant. – Vous allez voir le condamné à mort, dit-il après un moment de silence. Il n’est pas marié, lui! Il est bien heureux.
– Pauvre homme, dit Derville. Voulez-vous de l’argent pour acheter du tabac?
Le colonel tendit avidement la main avec toute la naïveté d’un gamin de Paris, à chacun des deux inconnus qui lui donnèrent une pièce de vingt francs. Il les remercia par un regard stupide, en disant: – Braves troupiers! Il se mit au port d’armes, feignit de les coucher en joue, et s’écria en souriant: – Feu des deux pièces, vive Napoléon! Et il décrivit en l’air avec sa canne une arabesque imaginaire.
– Le genre de sa blessure l’aura fait tomber en enfance, dit Derville.
– Lui, en enfance, s’écria un vieux bicêtrien qui les regardait. Ah! il y a des jours où il ne faut pas lui marcher sur le pied. C’est un vieux malin plein de philosophie et d’imagination. Mais aujourd’hui, que voulez-vous? il a fait le lundi. Monsieur, en 1819, il 389était déjà ici. Pour lors, un officier prussien, dont la calèche montait la côte de Villejuif, vint à passer à pied. Nous étions nous deux, Hyacinthe et moi, sur le bord de la route. Cet officier causait en marchant avec un autre, avec un Russe, ou quelque animal de la même espèce, lorsqu’en voyant l’ancien, le Prussien, histoire de blaguer, lui dit: – Voilà un vieux voltigeur qui devait être à Rosbach.– J’étais trop jeune pour y être, lui répondit-il, mais j’ai été assez vieux pour me trouver à Iéna. Pour lors, le Prussien a filé, sans faire d’autres questions.
– Quelle destinée! s’écria Derville. Sorti de l’hospice des Enfans trouvés, il revient mourir à l’Hospice de la Vieillesse, après avoir, dans l’intervalle, aidé Napoléon à conquérir l’Égypte et l’Europe. – Savez-vous, mon cher, reprit Derville après une pause, qu’il existe dans notre société trois hommes, le prêtre, le médecin et l’homme de justice, qui ne peuvent pas estimer le monde. Ils ont des robes noires, peut-être parce qu’ils portent le deuil de toutes les vertus, de toutes les illusions. Combien de choses n’ai-je pas apprises pendant le temps que j’ai été avoué? 390J’ai vu mourir un père dans un grenier, sans sou ni maille, abandonné par ses deux filles à chacune desquelles il avait donné quarante mille livres de rente! J’ai vu brûler des testamens. J’ai vu des mères dépouiller leurs enfans, des maris voler leurs femmes, des femmes tuer leurs maris en se servant de l’amour qu’elles leur inspiraient pour les rendre fous ou imbécilles, afin de vivre en paix avec un amant. J’ai vu des femmes donner à l’enfant d’un premier lit des goûts qui devaient amener sa mort, afin d’enrichir le leur. Je ne puis pas vous dire tout ce que j’ai vu, car j’ai vu bien des crimes contre lesquels la justice est impuissante. Enfin, toutes les horreurs que les romanciers croient inventer, sont toujours au-dessous de la vérité. Vous verrez ces jolies choses-là, vous? Quant à moi, je vais aller vivre à la campagne avec ma femme. Paris me fait horreur.
Paris, février–mars 1832.
FIN DU TOME XII.
257UNE ÉTUDE D’AVOUÉ.
– Allons! voilà encore notre vieux carrick!
Cette exclamation échappait à un clerc appartenant au genre de ceux qu’on appelle dans les études des saute-ruisseaux. Ce petit clerc, qui mordait en ce moment de fort bon appétit dans un morceau de pain, en arracha un peu de mie, en fit une boulette et la lança railleusement par le vasistas d’une fenêtre sur laquelle il était appuyé. Bien dirigée, la boulette rebondit presque à la hau258teur de la croisée, après avoir frappé le chapeau d’un inconnu qui traversait la cour d’une maison située rue Vivienne, où demeurait maître Derville, avoué.
– Allons, Simonnin, ne faites donc pas de sottises aux cliens, ou je vous mets à la porte. Quelque pauvre que soit un client, c’est toujours un homme, que diable! dit le premier clerc en interrompant l’addition d’un mémoire de frais.
Le saute-ruisseau est généralement comme était Simonnin, un garçon de treize à quatorze ans, qui, dans toutes les études, se trouve sous la domination spéciale du principal clerc dont il fait les commissions, dont il porte les billets doux. Il tient au gamin de Paris par ses mœurs, et à la Chicane par sa ruse. Il est presque toujours sans pitié, sans frein, indisciplinable. Aussi le petit clerc dit-il avec l’air de l’écolier qui prend son maître en faute: – Si c’est un homme, pourquoi l’appelez-vous vieux carrick?
Puis il se remit à manger son pain et son fromage, en accottant son l’épaule sur le montant de la fenêtre, car il se reposait debout, ainsi que les chevaux de coucous, l’une de ses jambes 259relevée et appuyée contre l’autre, sur le bout du soulier.
– Quel tour pourrions-nous jouer à ce chinois-là? dit à voix basse le troisième clerc, en s’arrêtant au milieu d’un raisonnement dont il engrossait une requête que grossoyait le quatrième clerc, et dont deux néophytes venus de province faisaient les copies. Puis, il continua son improvisation: ….. Mais, dans sa noble et bienveillante sagesse, Sa Majesté Louis Dix-Huit (mettez en toutes lettres, hé! monsieur qui faites la Grosse!), au moment où Elle reprit les rênes de son royaume, comprit… (Qu’est-ce qu’il comprit?) la haute mission à laquelle Elle était appelée par la divine Providence!…… (Point admiratif et six points.) et sa première pensée fut, ainsi que le prouve la date de l’ordonnance ci-dessous désignée, de réparer les infortunes causées par les affreux et tristes désastres de nos temps révolutionnaires, en restituant à ses fidèles serviteurs tous leurs biens non vendus, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine public, soit qu’ils se trouvassent dans le domaine ordinaire ou extraordinaire de la couronne, soit enfin qu’ils se trouvassent dans les dotations d’établissemens 260publics, car nous sommes et nous nous prétendons habiles à soutenir que tel est l’esprit et le sens de la fameuse et si loyale ordonnance rendue en….
– Attendez, dit le grossoyeur aux trois clercs, cette scélérate de phrase a rempli deux pages. – Eh bien, reprit-il en mouillant de sa langue le dos du cahier afin de pouvoir tourner la page épaisse de son papier timbré, eh bien! vous voulez lui faire une farce? Il faut lui dire que le patron ne peut parler à ses cliens qu’entre deux et trois heures du matin. Nous verrons s’il viendra, le vieux malfaiteur!
Le troisième clerc reprit la phrase commencée: – Rendue en… Y êtes vous?
– Oui, crièrent les trois copistes.
Tout marchait à la fois, la requête, la causerie et la conspiration.
– Rendue en….. Hein, papa Boucard? quelle est la date de l’ordonnance? il faut mettre les points sur les i, saquerlotte! Cela fait des pages.
– Saquerlotte! répéta l’un des copistes.
– Comment, vous avez écrit saquerlotte? s’écria le troisième clerc en regardant l’un 261des nouveau-venus d’un air à la fois sévère et goguenard.
– Mais oui, dit le quatrième clerc en se penchant sur la copie de son voisin, il a écrit: Il faut mettre les points sur les i, et sakerlotte par un k.
Tous les clercs partirent d’un grand éclat de rire.
– Comment, monsieur Godeschal, vous prenez saquerlotte pour un terme de Droit, et vous dites que vous êtes de Mortagne? s’écria le petit clerc.
– Effacez donc ça! dit le premier clerc. Si le juge chargé de taxer le dossier voyait des choses pareilles, il dirait qu’on se moque de la barbouillée! Vous causeriez des désagrémens au patron. Allons, ne faites plus de ces bêtises-là, monsieur Godeschal! un Normand ne doit pas écrire insouciamment une requête. C’est le: – Portez arme! de la Basoche.
– Rendue en… en, demanda le troisième clerc, dites donc, Boucard?
– Juin 1814, répondit le premier clerc sans quitter son travail.
Un coup frappé à la porte de l’étude in262terrompit la phrase de la prolixe requête. Cinq clercs bien endentés, aux yeux vifs et railleurs, aux têtes crépues, levèrent le nez vers la porte, après avoir tous crié brusquement d’une voix de chantre: – Entrez. Le premier clerc resta la face ensevelie dan sun monceau d’actes, nommés broutille en style de Palais, et continua de dresser le mémoire de frais auquel il travaillait.
L’étude était une grande pièce ornée du poêle classique dont tous les antres de la chicane sont garnis. Les tuyaux traversaient diagonalement la chambre, et rejoignaient une cheminée condamnée sur le marbre de laquelle se voyaient divers morceaux de pain, des angles de fromage de Brie, des côtelettes de porc frais, des verres, des bouteilles, et la tasse de chocolat du maître-clerc. L’odeur de ces comestibles s’amalgamait si bien avec la puanteur du poêle chauffé sans mesure, avec le parfum particulier aux bureaux et aux paperasses, que celui d’un renard n’y aurait pas été sensible. Le plancher était déjà couvert de fange et de neige apportée par les clercs. Près de la fenêtre se trouvait le secrétaire à cylindre du principal, et auquel 263était adossée la petite table destinée au second clerc. Le second faisait en ce moment le palais. Il pouvait être de huit à neuf heures du matin. L’étude avait pour tout ornement ces grandes affiches jaunes qui annoncent des saisies immobilières, des ventes, des licitations entre majeurs et mineurs, des adjudications définitives ou préparatoires, la gloire des études! Derrière le maître clerc était un énorme casier qui garnissait le mur du haut en bas, et dont chaque compartiment était bourré de liasses d’où pendaient un nombre infini d’étiquettes et de bouts de ce fil rouge qui donnent une physionomie spéciale aux dossiers de procédure. Les rangs inférieurs du casier étaient occupés par des cartons jaunis par l’usage, bordés de papier bleu, et sur lesquels se lisaient les noms des gros cliens dont les affaires juteuses se cuisinaient en ce moment. Les sales vitres de la croisée laissaient passer peu de jour. D’ailleurs, au mois de février, il existe à Paris très-peu d’études où l’on puisse écrire sans le secours d’une lampe, avant dix heures; car elles sont toutes l’objet d’une négligence assez concevable. Tout le monde y va, personne n’y reste. Au264cun intérêt personnel ne s’attache à ce qui est aussi banal. Ni l’avoué, ni les plaideurs, ni les clercs ne tiennent à l’élégance d’un endroit qui pour les uns est une classe, pour les autres un passage, pour le maître un laboratoire. Le mobilier crasseux se transmet d’avoués en avoués avec un scrupule si religieux que certaines études possèdent encore des boîtes à résidus, des moules à tirets, des sacs provenant des procureurs au Chlet, abréviation du mot CHATELET, juridiction qui représentait dans l’ancien ordre de choses le tribunal de première instance. Cette étude obscure et grasse de poussière avait donc, comme toutes les autres, quelque chose de repoussant pour les plaideurs, et qui en faisait une des plus hideuses monstruosités parisiennes. Certes, si les sacristies humides où les prières se pèsent et se paient comme des épices, si les magasins de revendeuses où flottent des guenilles qui flétrissent toutes les illusions de la vie en nous montrant où en aboutissent les fêtes, si ces deux cloaques de nos poésies n’existaient pas, une étude d’avoué serait de toutes les boutiques sociales la plus horrible. Mais il en est ainsi de la maison 265de jeu, du tribunal, du bureau de loterie. Pourquoi? Peut-être dans ces endroits, le drame en se jouant dans l’ame de l’homme, lui en rend-il les choses accessoires indifférentes.
– Où est mon canif?
– Je déjeune!
– Va te faire lanlaire, voilà un pâté sur la requête!
– Chît! messieurs.
Ces diverses exclamations partirent à la fois au moment où le vieux plaideur ferma la porte avec cette sorte d’humilité qui dénature les mouvemens de l’homme malheureux. Il essaya de sourire; mais les muscles de son visage se détendirent quand il eut vainement cherché quelques symptômes d’aménité sur les visages inexorablement indifférens des six clercs. Accoutumé sans doute à juger les hommes, il s’adressa fort poliment au saute-ruisseau, en espérant que ce souffre-douleur lui répondrait avec douceur.
– Monsieur, votre patron est-il visible?
Le malicieux saute-ruisseau ne répondit au pauvre homme qu’en se donnant avec les doigts de la main gauche de petits coups ré266pétés sur l’oreille, comme pour dire: – Je suis sourd.
– Que souhaitez-vous, monsieur? demanda le quatrième clerc qui, tout en faisant cette question, avalait une bouchée de pain avec laquelle on eût pu charger une pièce de quatre, brandissait son couteau, et se croisait les jambes en mettant à la hauteur de son œil celui de ses pieds qui se trouvait en l’air.
– Je viens ici, monsieur, pour la cinquième fois, répondit le patient. Je souhaite parler à monsieur Derville.
– Est-ce pour une affaire?
– Oui, mais je ne puis l’expliquer qu’à monsieur…
– Le patron dort. Si vous désirez le consulter sur quelques difficultés, il ne travaille sérieusement qu’à minuit. Mais, si vous vouliez nous dire votre cause, nous pourrions, tout aussi bien que lui, vous…
L’inconnu resta impassible. Il se mit à regarder modestement autour de lui, comme un chien qui, en se glissant dans une cuisine, craint d’y recevoir des coups. Par une grace de leur état, les clercs n’ont jamais peur des voleurs, ils ne soupçonnèrent donc point 267l’homme au carrick, et le laissèrent observer le local où il cherchait vainement un siège pour se reposer: il était visiblement fatigué. Par système, les avoués laissent peu de chaises dans leurs études. Le client vulgaire, lassé d’attendre sur ses jambes, s’en va grognant, mais il ne prend pas un temps qui, suivant le mot d’un vieux procureur, n’est pas admis en taxe.
– Monsieur, répondit-il, j’ai déjà eu l’honneur de vous prévenir que je ne pouvais expliquer mon affaire qu’à M. Derville. Je vais attendre son lever.
Le principal clerc, qui avait fini son addition, sentit l’odeur de son chocolat. Il quitta son fauteuil de canne, vint à la cheminée, toisa le vieil homme, regarda le carrick et fit une grimace indescriptible. Il pensa probablement que, de quelque manière que l’on tordît ce client, il serait impossible d’en tirer un centime; et alors, il intervint par une parole brève, dans l’intention de débarrasser l’étude d’une aussi mauvaise pratique.
– Ils vous disent la vérité, monsieur. Le patron ne travaille que pendant la nuit. Si 268votre affaire est grave, je vous conseille de revenir à une heure du matin.
Le plaideur regarda le maître-clerc d’un air stupide, et demeura pendant un moment immobile. Habitués à tous les changemens de physionomie et aux singuliers caprices produits par l’indécision ou par la rêverie qui caractérisent les gens processifs, les clercs continuèrent à manger, en faisant autant de bruit avec leurs mâchoires que doivent en faire des chevaux au râtelier, et ne s’inquiétèrent plus du vieillard.
– Monsieur, je viendrai ce soir, dit enfin le vieux qui, par une ténacité particulière aux gens malheureux, voulait prendre en défaut l’humanité.
La seule épigramme permise à la Misère est d’obliger la Justice et la Bienfaisance à des dénis injustes. Quand les malheureux ont convaincu la société de mensonge, ils se rejettent plus vivement dans le sein de Dieu.
– Ne voilà-t-il pas un fameux crâne? dit le petit clerc sans attendre que le vieillard eût fermé la porte.
– Il a l’air d’un déterré, reprit le dernier clerc.
– C’est quelque269 colonel qui réclame un arriéré, dit le premier clerc.
– Non, c’est un ancien concierge, dit le troisième clerc.
– Parions qu’il est noble, s’écria le maître-clerc.
– Je parie qu’il a été portier, répliqua le troisième clerc. Les portiers sont seuls doués par la nature de carricks usés, huileux et déchiquetés par le bas comme l’est celui de ce vieux bonhomme! Vous n’avez donc vu ni ses bottes éculées qui prennent l’eau, ni sa cravate qui lui sert de chemise? Il a couché sous les ponts.
– Il pourrait être noble et avoir tiré le cordon, s’écria le quatrième clerc, ça s’est vu!
– Non, reprit le principal clerc au milieu des rires, je soutiens qu’il a été brasseur en 1789, et colonel sous la république.
– Ah! je parie un spectacle pour tout le monde qu’il n’a pas été soldat, dit le troisième clerc.
– Cela va, fit le principal.
– Monsieur! monsieur! cria le petit clerc en ouvrant la fenêtre.
270– Que fais-tu, Simonnin! demanda M. Boucard.
– Je l’appelle pour lui demander s’il est colonel ou portier. Il doit le savoir, lui.
Tous les clercs se mirent à rire.Le vieillard remontait.
– Qu’allons-nous lui dire? s’écria le troisième clerc.
– Laissez-moi faire! répondit le principal.
– Monsieur, dit-il au pauvre homme quand celui-ci rentra timidement en baissant les yeux, peut-être pour ne pas révéler sa faim en regardant avec trop d’avidité les comestibles, monsieur, voulez-vous avoir la complaisance de nous donner votre nom, afin que le patron sache si…
– Chabert.
– Est-ce le colonel mort à Eylau? demanda Godeschal, n’ayant encore rien dit, et jaloux d’ajouter une raillerie à toutes les autres.
– Lui-même, monsieur, répondit le bonhomme avec une simplicité antique. Et il se retira.
– Chouit!
– Dégommé!
271– Puff!
– Oh!
– Ah!
– Bâoud!
– Ah, le vieux drôle!
– Trin la, la, trin, trin!
– Enfoncé!
– M. Godeschal, vous irez au spectacle sans payer, dit le quatrième clerc au nouveau-venu, en lui donnant sur l’épaule une tape à tuer un rhinocéros.
Ce fut un torrent de cris, de rires et d’exclamations, à la peinture desquelles on userait toutes les onomatopées de la langue.
– À quel théâtre irons-nous?
– À l’Opéra, s’écria le principal.
– D’abord, reprit le troisième clerc, le théâtre n’a pas été désigné. Je puis, si je veux, vous mener chez madame Saqui.
– Madame Saqui n’est pas un spectacle.
– Qu’est-ce qu’un spectacle? reprit le troisième clerc. Établissons d’abord le point de fait. Qu’ai-je parié, messieurs? Un spectacle. Qu’est-ce qu’un spectacle? une chose qu’on voit….
– Mais dans ce système-là, vous vous ac272quitteriez donc en nous menant voir l’eau couler sous le Pont-Neuf! s’écria le petit clerc en interrompant.
– Pour de l’argent, disait le troisième clerc en continuant.
– Mais on voit pour de l’argent bien des choses qui ne sont pas un spectacle. La définition n’est pas exacte, dit Godeschal.
– Mais écoutez-moi donc!
– Vous déraisonnez, mon cher, dit Boucard.
– Curtius est-il un spectacle? dit le troisième clerc.
– Non, répondit le premier clerc, c’est un cabinet de figures.
– Je parie cent francs contre un sou, reprit le troisième clerc, que le cabinet de Curtius constitue un spectacle.
Les clercs haussèrent les épaules.
– D’ailleurs, il n’est pas prouvé que ce vieux singe ne se soit pas moqué de nous, dit le troisième clerc, qui cessa son argumentation. En conscience, le colonel Chabert est bien mort. Sa femme est remariée au comte Ferraud, conseiller d’état. Madame Ferraud est une des clientes de l’étude!
273– La cause est remise à demain, dit le premier clerc. À l’ouvrage, messieurs! Sac à papier! l’on ne fait rien ici. Finissez donc votre requête, elle doit être signifiée avant l’audience de la quatrième chambre. L’affaire se juge aujourd’hui. Allons, à cheval.
– Si c’eût été le colonel Chabert, est-ce qu’il n’aurait pas chaussé le bout de son pied dans le postérieur de ce farceur de Simonnin quand il a fait le sourd? dit le quatrième clerc en regardant cette observation comme plus concluante que celle du troisième clerc.
– Puisque rien n’est décidé, reprit le principal, convenons d’aller aux premières loges des Français voir Talma, dans Néron. Simonnin ira au parterre.
Là-dessus, le premier clerc s’assit à son bureau. Chacun l’imita.
– Rendue en juin mil huit cent quatorze, (en toutes lettres) dit le clerc, y êtes-vous?
– Oui, répondirent les deux copistes et le grossoyeur, dont les plumes recommencèrent à crier sur le papier timbré.
– Et nous espérons que Messieurs composant le tribunal, dit l’improvisateur. (Halte! il faut que je relise ma phrase; je ne me com274prends plus moi-même). Nous espérons que Messieurs composant le tribunal ne seront pas moins grands que ne l’est l’auguste auteur de l’ordonnance, et qu’ils feront justice des misérables prétentions de l’administration des hospices en fixant la jurisprudence dans le sens large que nous établissons ici. (Ouf!)
– Voulez-vous un verre d’eau? dit le petit clerc.
– Ce farceur de Simonnin! dit Boucard. Tiens, tu vas valser jusqu’aux Invalides.
Cette scène représente un des mille plaisirs qui, plus tard, nous font dire en pensant à notre jeunesse: – C’était le bon temps!
Vers une heure du matin, le prétendu colonel Chabert vint frapper à la porte de maître Derville, avoué près le tribunal de première instance du département de la Seine. Le portier lui répondit que M. Derville n’était pas rentré. Le vieillard ayant allégué le rendez-vous donné, monta chez ce célèbre légiste, qui, malgré sa jeunesse, passait pour être une des plus fortes têtes du Palais. Après avoir sonné, le défiant solliciteur ne fut pas médiocrement étonné de voir le premier clerc occupé à ranger sur la table de la salle 275à manger de son patron les nombreux dossiers des affaires qui venaient le lendemain en ordre utile. Le clerc, non moins étonné, salua le colonel en le priant de s’asseoir, ce que fit le plaideur.
– Ma foi, monsieur, j’ai cru que vous plaisantiez hier en m’indiquant une heure aussi matinale pour une consultation, dit le vieillard avec une fausse gaieté, la gaieté d’un homme ruiné qui s’efforce de sourire.
– Les clercs plaisantaient et disaient vrai tout ensemble, reprit le principal en continuant son travail. M. Derville a choisi cette heure pour examiner ses causes, en résumer les moyens, en ordonner la conduite, en disposer les défenses. Sa prodigieuse intelligence ne peut se déployer qu’en ce moment, le seul où il obtienne le silence nécessaire aux grandes conceptions. Vous êtes, depuis six ans, le troisième exemple d’une consultation donnée à cette heure nocturne. Après être rentré, le patron discutera chaque affaire, lira tout, passera peut-être quatre ou cinq heures à sa besogne; puis, il me sonnera et m’expliquera ses intentions. Le matin, de dix heures à deux heures, il écoute 276ses cliens, puis il emploie le reste de la journée à ses rendez-vous. Le soir, il va dans le monde pour y entretenir ses relations. Il n’a donc que la nuit pour creuser ses procès, fouiller les arsenaux du Code et faire ses plans de bataille. Il ne veut pas perdre une seule cause; il a l’amour de son art. Il ne se charge pas, comme ses confrères, de toute espèce d’affaire. Voilà sa vie, qui est singulièrement active. Aussi gagne-t-il beaucoup d’argent.
En entendant cette explication, le vieillard resta silencieux, et sa bizarre figure prit une expression si dépourvue d’intelligence, que le clerc, après l’avoir regardé, ne s’occupa plus de lui. Quelques instans après, M. Derville rentra, mis en costume de bal. Son maître-clerc lui ouvrit la porte, et se remit à achever le classement des dossiers. Le jeune avoué demeura pendant un moment stupéfait en entrevoyant dans le clair-obscur le singulier client qui l’attendait. Le colonel Chabert était aussi parfaitement immobile que peut l’être une figure en cire de ce cabinet de Curtius où le troisième clerc avait voulu mener ses camarades. Cette im277mobilité n’aurait peut-être pas été un sujet d’étonnement, si elle n’eût complété le spectacle surnaturel que présentait l’ensemble du personnage. Le vieux soldat était sec et maigre. Son front volontairement caché sous les cheveux de sa perruque lisse lui donnait quelque chose de mystérieux. Ses yeux paraissaient couverts d’une taie transparente; vous eussiez dit de la nacre sale dont les reflets bleuâtres chatoyaient à la lueur des bougies. Le visage pâle, livide, et en lame de couteau, s’il est permis d’emprunter cette expression vulgaire, semblait mort. Le cou était serré par une mauvaise cravate de soie noire. L’ombre cachait si bien le corps à partir de la ligne brune que décrivait ce haillon, qu’un homme d’imagination aurait pu prendre cette vieille tête pour quelque silhouette due au hasard, ou pour un portrait de Rembrandt, sans cadre. Les bords du chapeau dont le front du vieillard était couvert projetaient un sillon noir sur le haut du visage; effet bizarre, quoique naturel, qui par la brusquerie du contraste faisait ressortir les rides blanches, les sinuosités froides, les sentimens décolorés de 278cette physionomie cadavéreuse. Enfin l’absence de tout mouvement dans le corps, de toute chaleur dans le regard, s’accordait avec une certaine expression de démence triste, avec les dégradans symptômes par lesquels se caractérise l’idiotie, et qui faisaient de cette figure je ne sais quoi de funeste qu’aucune parole humaine ne pourrait exprimer. Mais un observateur, et surtout un avoué, aurait trouvé de plus en cet homme foudroyé, les signes d’une douleur profonde, les indices d’une misère qui avait dégradé ce visage, comme les gouttes d’eau tombées du ciel sur un beau marbre l’ont à la longue défiguré. Un médecin, un auteur, un magistrat eussent pressenti tout un drame à l’aspect de cette sublime horreur dont le moindre mérite était de ressembler à ces fantaisies que les peintres s’amusent à dessiner au bas de leurs pierres lithographiques en causant avec leurs amis. En voyant l’avoué, l’inconnu tressaillit par un mouvement convulsif semblable à celui qui échappe aux poètes, quand un bruit inattendu vient les détourner d’une féconde rêverie, au milieu du silence et de la nuit. Le vieillard se découvrit promptement, et se 279leva pour saluer le jeune homme. Le cuir qui garnissait l’intérieur de son chapeau étant sans doute fort gras, sa perruque y resta collée sans qu’il s’en apercût, et laissa voir à nu son crâne horriblement mutilé par une cicatrice transversale qui prenait à l’occiput et venait mourir à l’œil droit, en formant partout une grosse couture saillante. L’enlèvement soudain de cette perruque sale, que le pauvre homme portait pour cacher sa blessure, ne donna nulle envie de rire aux deux gens de loi, tant ce crâne fendu était épouvantable à voir. La première pensée que suggérait l’aspect de cette blessure était celle-ci: – Par là s’est enfui l’intelligence!
– Si ce n’est pas le colonel Chabert, ce doit être un fier troupier! pensa le principal clerc.
– Monsieur, lui dit Derville, à qui ai-je l’honneur de parler.
– Au colonel Chabert.
– Lequel?
– Celui qui est mort à Eylau, répondit le vieillard.
En entendant cette singulière phrase, le 280clerc et l’avoué se jetèrent un regard qui signifiait: – C’est un fou!
– Monsieur, reprit le colonel, je désirerais ne confier qu’à vous le secret de ma situation.
Une chose digne de remarque est l’intrépidité naturelle aux avoués. Soit l’habitude de recevoir un grand nombre de personnes, soit le profond sentiment de la protection que les lois leur accordent, soit confiance en leur ministère, ils entrent partout sans rien craindre, comme les prêtres et les médecins. M. Derville fit un signe à Boucard, qui disparut.
– Monsieur, reprit l’avoué, pendant le jour je ne suis pas trop avare de mon temps; mais au milieu de la nuit les minutes me sont précieuses. Ainsi, soyez bref et concis. Allez au fait sans digression. Je vous demanderai moi-même les éclaircissemens qui me sembleront nécessaires. Parlez.
Après avoir fait rasseoir son singulier client, le jeune homme s’assit lui-même devant la table; et, tout en prêtant son attention au discours du feu colonel, il feuilleta ses dossiers.
281– Monsieur, dit le défunt, peut-être savez-vous que je commandais un régiment de cavalerie à Eylau. J’ai été pour beaucoup dans le succès de la célèbre charge que fit Murat, et qui décida le gain de la bataille. Malheureusement pour moi, ma mort est un fait historique consigné dans les Victoires et Conquêtes, où elle est rapportée en détail. Nous fendîmes en deux les trois lignes russes, qui, s’étant aussitôt reformées, nous obligèrent à les retraverser en sens contraire. Au moment où nous revenions vers l’empereur, après avoir dispersé les Russes, je rencontrai un gros de cavalerie ennemie. Je me précipitai sur ces entêtés-là. Deux officiers russes, deux vrais géans, m’attaquèrent à la fois. L’un d’eux m’appliqua sur la tête un coup de sabre qui fendit tout jusqu’à un bonnet de soie noire que j’avais sur la tête, et m’ouvrit profondément le crâne. Je tombai de cheval. Murat vint à mon secours. Il me passa sur le corps, lui et tout son monde, quinze cents hommes, excusez du peu! Ma mort fut annoncée à l’Empereur, qui, par prudence (il m’aimait un peu, le patron!), voulut savoir s’il n’y aurait pas quelque 282chance de sauver l’homme auquel il était redevable de cette vigoureuse attaque. Il envoya, pour me reconnaître et me rapporter aux ambulances, deux chirurgiens en leur disant, peut-être trop négligemment, car il avait de l’ouvrage: – Allez donc voir si, par hasard, mon pauvre Chabert vit encore? Ces sacrés carabins, qui venaient de me voir foulé aux pieds par les chevaux de deux régimens, se dispensèrent sans doute de me tâter le pouls et dirent que j’étais bien mort. L’acte de mon décès fut donc probablement dressé d’après les règles établies par la jurisprudence militaire…
En entendant son client s’exprimer avec une lucidité parfaite, et raconter des faits aussi vraisemblables, quoique étranges, le jeune avoué laissa ses dossiers, posa son coude gauche sur la table, se mit la tête dans la main, et regarda le colonel fixement.
– Savez-vous, monsieur, lui dit-il en l’interrompant, que je suis l’avoué de la comtesse Ferraud, veuve du colonel Chabert?
– Ma femme! Oui, monsieur. Aussi, après cent démarches infructueuses chez des gens de loi qui m’ont tous pris pour un fou, me 283suis-je déterminé à venir vous trouver. Je vous parlerai de mes malheurs plus tard. Laissez-moi d’abord vous établir les faits, vous expliquer plutôt comme ils ont dû se passer, que comme ils sont arrivés. Certaines circonstances, qui ne doivent être connues que du Père éternel, m’obligent à en présenter plusieurs comme des hypothèses. Donc, monsieur, les blessures que j’ai reçues auront probablement produit un tétanos, ou m’auront mis dans une crise analogue à une maladie nommée, je crois, la catalepsie. Autrement comment concevoir que j’aie été suivant l’usage de la guerre, dépouillé de mes vêtemens, et jeté dans la fosse aux soldats par les gens chargés d’enterrer les morts? Ici, permettez-moi de placer un détail que je n’ai pu connaître que postérieurement à l’événement qu’il faut bien appeler ma mort. J’ai rencontré, en 1814, à Stuttgard un ancien maréchal-des-logis de mon régiment. Ce cher homme, le seul qui ait voulu me reconnaître, et dont je vous parlerai tout à l’heure, m’expliqua le phénomène de ma conservation, en me disant que mon cheval avait reçu un boulet dans le flanc au moment où je fus blessé moi-même. 284La bête et le cavalier s’étaient donc abattus comme des capucins de cartes. En me renversant, soit à droite, soit à gauche, j’avais été sans doute couvert par le corps de mon cheval qui m’empêcha d’être écrasé par les chevaux, ou atteint par les boulets. Lorsque je revins à moi, monsieur, j’étais dans une position et dans une atmosphère dont je ne vous donnerais pas une idée en vous entretenant jusqu’à demain. L’air que je respirais était méphitique. Je voulus me mouvoir, et ne trouvai point d’espace. En ouvrant les yeux, je ne vis rien. La rareté de l’air fut l’accident le plus menaçant, et qui m’éclaira le plus vivement sur ma position. Je compris que là où j’étais, il n’y avait pas d’air, et que j’allais mourir. Cette pensée m’ôta le sentiment de la douleur inexprimable par laquelle j’avais été réveillé. Mes oreilles tintèrent violemment. J’entendis, ou crus entendre, je ne veux rien affirmer, des gémissemens poussés par le monde de cadavres au milieu desquels je gisais. Quoique la mémoire de ces momens soit bien ténébreuse, quoique mes souvenirs soient bien confus, malgré les impressions de souffrances encore plus profondes que je 285devais éprouver et qui ont brouillé mes idées, il y a des nuits où je crois encore entendre ces soupirs étouffés! Mais il y a eu quelque chose de plus horrible que les cris, un silence que je n’ai jamais retrouvé nulle part, le vrai silence du tombeau. Enfin, en levant les mains, en tâtant les morts, je reconnus un vide entre ma tête et le fumier humain supérieur. Je pus donc mesurer l’espace qui m’avait été laissé par un hasard dont j’ignorais la cause. Il paraît, grace à l’insouciance ou à la précipitation avec laquelle on nous avait jetés pêle-mêle, que deux morts s’étaient croisés au-dessus de moi de manière à décrire un angle semblable à celui de deux cartes mises l’une contre l’autre par un enfant qui pose les fondemens de son frêle château. En furetant avec promptitude, car il ne fallait pas flâner, je rencontrai fort heureusement un bras qui ne tenait à rien, le bras d’un Hercule! un bon os auquel je dus mon salut. Sans ce secours inespéré, je périssais! Mais avec une rage bien conditionnée, je me mis à travailler les cadavres qui me séparaient de la couche de terre sans doute jetée sur nous, je dis nous, comme s’il y eût eu des vivans! 286J’y allai ferme, monsieur, car me voici! Mais je ne sais pas aujourd’hui comment j’ai pu parvenir à percer la couverture de chair qui mettait une barrière entre la vie et moi. Vous me direz que j’avais trois bras! Ce levier, dont je me servais avec habileté, me procurait toujours un peu de l’air qui se trouvait entre les cadavres que je déplaçais, et je ménageais mes aspirations. Enfin je vis le jour, mais à travers la neige, monsieur! En ce moment, je m’aperçus que j’avais la tête ouverte. Par bonheur, mon sang, celui de mes camarades ou la peau meurtrie de mon cheval peut-être, que sais-je! m’avait, en se coagulant, comme enduit d’un emplâtre naturel. Malgré cette croûte, je m’évanouis quand mon crâne fut en contact avec la neige. Cependant le peu de chaleur qui me restait ayant fait fondre la neige autour de moi, je me trouvai, quand je repris connaissance, au centre d’une petite ouverture par laquelle je criai aussi long-temps que je le pus. Mais alors le soleil se levait, j’avais donc bien peu de chances pour être entendu. Y avait-il déjà du monde aux champs? Je me haussais en faisant de mes 287pieds un ressort dont le point d’appui était sur les amis qui avaient les reins solides. Vous sentez que ce n’était pas le moment de leur dire: – Respect au courage malheureux! Bref, monsieur, après avoir eu la douleur, si le mot peut rendre ma rage, de voir pendant long-temps, oh! oui, long-temps! ces sacrés Allemands se sauver en entendant une voix là où ils n’apercevaient point d’homme, je fus enfin dégagé par une femme assez hardie ou assez curieuse pour s’approcher de ma tête qui semblait avoir poussé hors de terre comme un champignon. Cette femme alla chercher son mari, et tous deux me transportèrent dans leur pauvre baraque. Il paraît que j’eus une rechute de catalepsie, passez-moi cette expression pour vous peindre un état dont je n’ai nulle idée, mais que j’ai jugé, sur les dires de mes hôtes, devoir être un effet de cette maladie. Je suis resté pendant six mois entre la vie et la mort, ne parlant pas, ou déraisonnant quand je parlais. Enfin mes hôtes me firent admettre à l’hôpital d’Heilsberg. Vous comprenez, monsieur, que j’étais sorti du ventre de la fosse aussi nu que de celui de ma mère; en sorte que, quinze 288mois après, quand un beau matin, je me souvins d’avoir été le colonel Chabert, et qu’en recouvrant ma raison, je voulus obtenir de ma garde plus de respect qu’elle n’en accordait à un pauvre diable, tous mes camarades de chambrée se mirent à rire. Heureusement pour moi, le chirurgien avait répondu, par amour-propre, de ma guérison, et s’était naturellement intéressé à son malade. Lorsque je lui parlai d’une manière suivie de mon ancienne existence, ce brave homme, nommé Sparchmann, fit constater, dans les formes juridiques voulues par le droit du pays, la manière miraculeuse dont j’étais sorti de la fosse des morts; le jour et l’heure où j’avais été trouvé par ma bienfaitrice et par son mari; le genre, la position exacte de mes blessures, en joignant à ces différens procès-verbaux une description de ma personne. Eh bien! monsieur, je n’ai ni ces pièces importantes, ni la déclaration que j’ai faite chez un notaire d’Heilsberg, en vue d’établir mon identité! Depuis le jour où je fus chassé de cette ville par les événemens de la guerre, j’ai constamment erré comme un vagabond, mendiant mon pain, traité de fou lorsque je 289racontais mon aventure, et sans avoir ni trouvé, ni gagné un sou pour me procurer les actes qui pouvaient prouver mes dires, et me rendre à la vie sociale. Souvent, mes douleurs me retenaient durant des semestres entiers dans de petites villes où l’on prodiguait des soins au Français malade, mais où l’on riait au nez de cet homme dès qu’il prétendait être le colonel Chabert. Pendant long-temps ces rires, ces doutes, me mettaient dans une fureur qui me nuisit et me fit même enfermer comme fou à Stuttgard. À la vérité, vous pouvez juger d’après mon récit qu’il y avait des raisons assez suffisantes pour faire coffrer un homme! Après deux ans de détention que je fus obligé de subir, après avoir entendu mille fois mes gardiens disant: – «Voilà un pauvre homme qui croit être le colonel Chabert!» à des gens qui répondaient: «Le pauvre homme!» je fus convaincu de l’impossibilité de ma propre aventure, je devins triste, résigné, tranquille, et renonçai à me dire le colonel Chabert, afin de pouvoir sortir de prison et revoir la France. Oh! monsieur, revoir Paris! c’était un délire que je ne…
À cette phrase inachevée, le colonel Cha290bert tomba dans une rêverie profonde dont Derville respecta les mystères.
– Monsieur, un beau jour, reprit le client, un jour de printemps, on me donna la clef des champs et dix thalers, sous prétexte que je parlais très-sensément sur toutes sortes de sujets et que je ne me disais plus le colonel Chabert. Ma foi, vers cette époque, et encore aujourd’hui, par momens, mon nom m’est désagréable. Je voudrais n’être pas moi. Le sentiment de mes droits me tue. Si ma maladie m’avait ôté tout souvenir de mon existence passée, j’aurais été heureux! J’eusse repris du service sous un nom quelconque, et qui sait? je serais peut-être devenu feld-maréchal en Autriche ou en Russie.
– Monsieur, dit l’avoué, vous brouillez toutes mes idées. Je crois rêver en vous écoutant. De grâce, arrêtons-nous pendant un moment.
– Vous êtes, dit le colonel d’un air méancolique, la première personne qui m’ait si patiemment écouté. Aucun homme de loi n’a voulu m’avancer dix napoléons afin de faire venir d’Allemagne les pièces nécessaires pour commencer mon procès…
291– Quel procès? dit l’avoué, qui oubliait la situation douloureuse de son client en entendant le récit de ses misères passées.
– Mais, monsieur, la comtesse Ferraud n’est-elle pas ma femme? elle possède trente mille livres de rente qui m’appartiennent, et ne veut pas me donner deux liards. Quand je dis cela à des avoués, à des hommes de bon sens; quand je propose, moi, mendiant, de plaider contre un comte et une comtesse; quand je m’élève, moi mort, contre un acte de décès, un acte de mariage et des actes de naissance, ils m’éconduisent, suivant lenr caractère, soit avec cet air froidement poli que vous savez prendre pour vous débarasser d’un malheureux, soit brutalement, en gens qui croient rencontrer un intrigant ou un fou. J’ai été enterré sous des morts; mais maintenant, je suis enterré sous des vivans, sous des actes, sous des faits, sous la société tout entière, qui veut me faire rentrer sous terre!
– Monsieur, veuillez poursuivre maintenant? dit l’avoué.
– Veuillez, s’écria le malheureux vieillard en prenant la main du jeune homme, 292voilà le premier mot de politesse que j’entends depuis…
Le colonel pleura. La reconnaissance étouffa sa voix. Cette pénétrante et indicible éloquence qui est dans le regard, dans le geste, dans le silence même, acheva de convaincre Derville et le toucha vivement.
– Écoutez, monsieur, dit-il à son client, j’ai gagné ce soir trois cents francs au jeu, je puis bien employer la moitié de cette somme à faire le bonheur d’un homme. Je commencerai les poursuites et diligences nécessaires pour vous procurer les pièces dont vous me parlez, et jusqu’à leur arrivée, je vous remettrai cent sous par jour. Si vous êtes le colonel Chabert, vous saurez pardonner la modicité du prêt à un jeune homme qui a sa fortune à faire. Poursuivez.
Le prétendu colonel resta pendant un moment immobile et stupéfait. Son extrême malheur avait sans doute détruit ses croyances. S’il courait après son illustration militaire, après sa fortune, après lui-même, peut-être était-ce pour obéir à ce sentiment inexplicable, en germe dans le cœur de tous les hommes, et auquel nous devons les recher293ches des alchimistes, la passion de la gloire, les découvertes de l’astronomie, de la physique, tout ce qui pousse l’homme à se grandir en se multipliant par les faits ou par les idées. L’ego, dans sa pensée, n’était plus qu’un objet secondaire, de même que la vanité du triomphe ou le plaisir du gain deviennent plus chers au parieur que ne l’est l’objet du pari. Les paroles du jeune avoué furent donc comme un miracle pour cet homme rebuté pendant dix années par sa femme, par la justice, par la création entière. Trouver chez un avoué ces dix pièces d’or qui lui avaient été refusées pendant si long-temps, par tant de personnes et de tant de manières! Le colonel ressemblait à cette dame qui, ayant eu la fièvre durant quinze années, crut avoir changé de maladie le jour où elle fut guérie. Il est des félicités auxquelles on ne croit plus. Elles arrivent, c’est la foudre, elles consument. Aussi la reconnaissance du pauvre homme était-elle trop vive pour qu’il pût l’exprimer. Il eût paru froid aux gens superficiels, mais Derville devina toute une probité dans cette stupeur. Un fripon aurait eu de la voix.
– Où en étais-je? dit le colonel avec la 294naïveté d’un enfant, ou d’un soldat, car il y a souvent de l’enfant dans le vrai soldat, et presque toujours du soldat chez l’enfant, surtout en France.
– À Stuttgard! vous sortiez de prison. répondit l’avoué.
– Vous connaissez ma femme? demanda le colonel.
– Oui, répliqua Derville en inclinant la tête.
– Comment est-elle?
– Toujours ravissante!
Le vieillard fit un signe de main, et parut dévorer quelque secrète douleur, avec cette résignation grave et solennelle qui caractérise les hommes éprouvés dans le sang et le feu des champs de bataille.
– Monsieur, dit-il avec une sorte de gaieté, car il respirait, ce pauvre colonel, il sortait une seconde fois de la tombe, il venait de fondre une couche de neige, moins soluble que celle qui jadis lui avait glacé la tête, et il aspirait l’air comme s’il quittait un cachot. Monsieur, dit-il, si j’avais été joli garçon, aucun de mes malheurs ne me serait arrivé. Les femmes croient les gens quand ils farcis295sent leurs phrases du mot amour. Alors, elles trottent, elles vont, elles se mettent en quatre, elles intriguent, elles affirment les faits, elles font le diable pour celui qui leur plaît. Comment aurais-je pu intéresser une femme? j’avais une face de requiem, j’étais vêtu comme un sans-culotte, je ressemblais plutôt à un Esquimau qu’à un Français, moi qui jadis passais pour le plus joli des muscadins, en 1799! Moi, Chabert, comte de l’Empire! Enfin, le jour même où l’on me jeta sur le pavé comme un chien, je rencontrai le maréchal-des-logis dont je vous ai déjà parlé. Le camarade se nommait Boutin. Le pauvre diable et moi faisions la plus belle paire de rosses que j’aie jamais vue. Je l’aperçus à la promenade. Si je le reconnus, il lui fut impossible de deviner qui j’étais. Nous allâmes ensemble dans un cabaret. Là, quand je me nommai, la bouche de Boutin se fendit en éclats de rire comme un mortier qui crève. Sa gaieté, monsieur, me causa l’un de mes plus vifs chagrins! Elle me révélait sans fard tous les changemens qui étaient survenus en moi! J’étais donc méconnaissable, même pour l’œil du plus humble et du plus reconnaissant de 296mes amis! Jadis j’avais sauvé la vie à Boutin, mais c’était une revanche que je lui devais. Je ne vous dirai pas comment il me rendit ce service. La scène eut lieu en Italie, à Ravennes; la maison où il m’empêcha d’être poignardé n’était pas une maison fort décente. À cette époque, je n’étais pas colonel, j’étais simple cavalier comme Boutin. Heureusement cette histoire comportait des détails qui ne pouvaient être connus que de nous seuls; et, quand je les lui rappelai, son incrédulité diminua. Puis je lui contai les accidens de ma bizarre existence. Quoique mes yeux, ma voix fussent, me dit-il, singulièrement altérés, que je n’eusse plus ni cheveux, ni dents, ni sourcils, que je fusse blanc comme un Albinos, il finit par retrouver son colonel dans le mendiant, après mille interrogations auxquelles je répondis victorieusement. Alors il me raconta ses aventures. Elles n’étaient pas moins extraordinaires que les miennes. Il revenait des confins de la Chine, où il avait voulu pénétrer, après s’être échappé de la Sibérie. Il m’apprit les désastres de la campagne de Russie, et la première abdication de Napoléon. Cette nouvelle est une 297des choses qui m’ont fait le plus de mal! Nous étions deux débris curieux, après avoir ainsi roulé sur le globe, comme roulent dans l’Océan les cailloux emportés d’un rivage à l’autre par les tempêtes. À nous deux, nous avions vu l’Égypte, la Syrie, l’Espagne, la Russie, la Hollande, l’Allemagne, l’Italie, la Dalmatie, l’Angleterre, la Chine, la Tartarie, la Sibérie; il ne nous manquait que d’avoir été dans les Indes et en Amérique! Enfin, plus ingambe que je ne l’étais, Boutin se chargea d’aller à Paris le plus lestement possible, afin d’instruire ma femme de l’état dans lequel je me trouvais. J’écrivis à madame Chabert une lettre bien détaillée. C’était la quatrième, monsieur! Si j’avais eu des parens, tout cela ne serait peut-être pas arrivé; mais, il faut vous l’avouer, je suis un enfant d’hôpital, un soldat qui, pour patrimoine, avait son courage; pour famille, tout le monde; pour patrie, la France; pour tout protecteur, le bon Dieu. Je me trompe! j’avais un père, l’empereur! Ha, s’il était debout, le cher homme! et qu’il vît son Chabert, comme il me nommait, dans l’état où je suis, mais il se mettrait en colère. Que voulez-vous? notre 298soleil s’est couché, nous avons tous froid maintenant. Après tout, les événemens politiques pouvaient justifier le silence de ma femme! Boutin partit. Il était bienheureux, lui! Il avait deux ours blancs, supérieurement dressés, qui le faisaient vivre. Je ne pouvais l’accompagner, mes douleurs ne me permettaient pas de faire de longues étapes. Je pleurai, monsieur, quand nous nous séparâmes, après avoir marché aussi long-temps que mon état put me le prmeettre en compagnie de ses ours et de lui. À Carlsruhe, j’eus un accès de névralgie à la tête, et restai six semaines sur la paille, dans une auberge! Je ne finirais pas, monsieur, s’il fallait vous raconter tous les malheurs de ma vie de mendiant. Les souffrances morales, auprès desquelles pâlissent les douleurs physiques, excitent cependant moins de pitié, parce qu’on ne le voit point. Je me souviens d’avoir pleuré devant un hôtel de Strasbourg où j’avais donné jadis une fête, et où je n’obtins rien, pas même un morceau de pain. Ayant déterminé de concert avec Boutin l’itinéraire que je devais suivre, j’allais à chaque bureau de poste demander 299s’il y avait une lettre et de l’argent pour moi; Je vins jusqu’à Paris sans avoir rien trouvé. Combien de désespoirs ne m’a-t-il pas fallu dévorer! – Boutin sera mort, me disais-je. En effet, le pauvre diable avait succombé à Waterloo. J’appris sa mort plus tard et par hasard. Sa mission auprès de ma femme fut sans doute infructueuse. Enfin, j’entrai dans Paris en même temps que les Cosaques. Pour moi, c’était douleur sur douleur. En voyant les Russes en France, je ne pensais plus que je n’avais ni souliers aux pieds, ni argent dans ma poche. Oui, monsieur, mes vêtemens étaient en lambeaux. La veille de mon arrivée, je fus forcé de bivouaquer dans les bois de Claye. La fraîcheur de la nuit me causa sans doute un accès de je ne sais quelle maladie qui me prit quand je traversai le faubourg Saint-Martin. Je tombai presque évanoui, à la porte d’un marchand de fer. Quand je me réveillai, j’étais dans un lit à l’Hôtel-Dieu. Là, je restai pendant un mois assez heureux. Je fus bientôt renvoyé. J’étais sans argent, mais bien portant et sur le bon pavé de Paris.
Avec quelle joie et quelle promptitude j’allai 300rue du Mont-Blanc où ma femme devait être logée dans un hôtel à moi! Bah! la rue du Mont-Blanc était devenue la rue de la Chaussée d’Antin. Je n’y vis plus mon hôtel, il avait été vendu, démoli. Des spéculateurs avaient bâti plusieurs maisons dans mes jardins. Ignorant que ma femme fût mariée à M. Ferraud, je ne pouvais obtenir aucun renseignement. Enfin je me rendis chez un vieil avocat qui jadis était chargé de mes affaires. Le bonhomme était mort après avoir cédé sa clientèle à un jeune homme. Celui-ci m’apprit, à mon grand étonnement, l’ouverture de ma succession, sa liquidation, le mariage de ma femme et la naissance de ses deux enfans. Quand je lui dis être le colonel Chabert, il se mit à rire si franchement que je le quittai sans lui faire la moindre observation. Ma détention de Stuttgard me fit songer à Charenton, et je résolus d’agir avec prudence. Alors, monsieur, sachant où demeurait ma femme, je m’acheminai vers son hôtel, le cœur plein d’espoir. Eh bien! dit le colonel avec un mouvement de rage concentrée, je n’ai pas été reçu lorsque je me fis annoncer sous un nom d’emprunt, et le jour où je pris le mien 301je fus consigné à sa porte. Pour voir la comtesse rentrant du bal ou du spectacle, au matin, je suis resté pendant des nuits entières, collé contre la borne de sa porte cochère. Mon regard plongeait dans cette voiture qui passait devant mes yeux avec la rapidité de l’éclair, et où j’entrevoyais à peine cette femme qui est mienne et qui n’est plus à moi! Oh! dès ce jour, j’ai vécu pour la vengeance, s’écria le vieillard d’une voix sourde en se dressant tout à coup devant Derville. Elle sait que j’existe, elle a reçu de moi, depuis mon retour, deux lettres écrites par moi-même. Elle ne m’aime plus! Moi, j’ignore si je l’aime ou si je la déteste! je la désire et la maudis tour à tour. Elle me doit sa fortune, son bonheur, Eh bien! elle ne m’a pas seulement fait parvenir le plus léger secours! Par momens je ne sais plus que devenir!
À ces mots, le vieux soldat retomba sur sa chaise, et redevint immobile. Derville resta silencieux, occupé à contempler son client.
– L’affaire est grave, dit-il enfin machinalement. Même en admettant l’authenticité des pièces qui doivent se trouver à Heilsberg, il ne m’est pas prouvé que nous puissions 302triompher tout d’abord. Le procès ira successivement devant trois tribunaux. Il faut réfléchir à tête reposée sur une semblable cause, elle est tout exceptionnelle.
– Oh, répondit froidement le colonel, en relevant la tête par un mouvement de fierté, si je succombe, je saurai mourir, mais en compagnie.
Là, le vieillard avait disparu. Les yeux de l’homme énergique brillaient rallumés aux feux du désir et de la vengeance.
– Il faudra peut-être transiger, dit l’avoué.
– Transiger, répéta le colonel Chabert. Suis-je mort ou suis-je vivant?
– Monsieur, reprit l’avoué vous suivrez, je l’espère, mes conseils. Votre cause sera ma cause. Vous vous apercevrez bientôt de l’intérêt que je prends à votre situation, presque sans exemple dans les fastes judiciaires. En attendant, je vais vous donner un mot pour mon notaire, qui vous remettra, sur votre quittance, cinquante francs tous les dix jours. Il ne serait pas convenable que vous vinssiez chercher ici des secours. Si vous êtes le colonel Chabert, vous ne devez être à la merci de personne. Je donnerai à ces 303avances la forme d’un prêt. Vous avez des biens à recouvrer, vous êtes riche.
Cette dernière délicatesse arracha des larmes au vieillard. Derville se leva brusquement, car il n’était peut-être pas de costume qu’un avoué parût s’émouvoir, il passa dans son cabinet d’où il revint avec une lettre non cachetée qu’il remit au comte Chabert. Lorsque le pauvre homme la tint entre ses doigts, il sentit deux pièces d’or à travers le papier.
– Voulez-vous me désigner les actes, me donner le nom de la ville, du royaume? dit l’avoué.
Le comte dicta les renseignemens en vérifiant l’orthographe des noms de lieu; puis, il prit son chapeau d’une main, regarda Derville, lui tendit l’autre main, une main calleuse, et lui dit d’une voix simple: – Ma foi, monsieur, après l’empereur, vous êtes l’homme auquel je devrai le plus! Vous êtes un brave.
L’avoué frappa dans la main du colonel, le reconduisit jusque sur l’escalier, et l’éclaira.
– Boucard, dit Derville à son premier clerc, je viens d’entendre une histoire qui 304me coûtera peut-être vingt-cinq louis. Si je suis volé, je ne regretterai pas mon argent, j’aurai vu le plus habile comédien de notre époque.
Quand le colonel se trouva dans la rue et devant un réverbère, il retira de la lettre les deux pièces de vingt francs que l’avoué lui avait données, et les regarda pendant un moment à la lumière. Il revoyait de l’or pour la première fois depuis neuf ans.
– Je vais donc fumer des cigares, se dit-il.
307LA TRANSACTION.
Environ trois mois après la consultation nuitamment faite par le colonel Chabert chez Derville, le notaire chargé de payer la demi-solde que l’avoué faisait à son singulier client vint le voir pour conférer sur une affaire grave, et commença par lui réclamer six cents francs donnés au vieux militaire.
– Tu t’amuses donc à entretenir l’ancienne armée? lui dit en riant ce notaire nommé Crottat, jeune homme qui venait d’acheter 308l’étude où il était maître-clerc, et dont le patron venait de prendre la fuite en faisant une épouvantable faillite.
– Je te remercie, mon cher maître, répondit Derville, de me rappeler cette affaire-là. Ma philanthropie n’ira pas au-delà de vingt-cinq louis, et je commence déjà même à craindre d’être la dupe de mon patriotisme.
Au moment où Derville achevait cette phrase, il vit sur son bureau les paquets que son maître-clerc y avait mis. Ses yeux furent frappés à l’aspect des timbres oblongs, carrés, triangulaires, rouges, bleus, apposés sur une lettre par les postes prussienne, autrichienne, bavaroise et française.
– Ha, dit-il en riant, voici le dénoûment de la comédie, nous allons savoir si je suis attrapé.
Il prit la lettre et l’ouvrit, mais il n’y put rien lire, elle était écrite en allemand.
– Boucard, allez vous-même faire traduire cette lettre, et revenez promptement, dit Derville en entr’ouvrant la porte de son cabinet, et tendant la lettre à son maître-clerc.
Le notaire de Berlin auquel s’était adressé 309l’avoué, lui annonçait que les actes dont il avait demandé les expéditions lui parviendraient quelques jours après cette lettre d’avis. Les pièces étaient, disait-il, parfaitement en règle, et revêtues des légalisations nécessaires pour faire foi en justice. En outre, il lui mandait que presque tous les témoins des faits consacrés par les procès-verbaux existaient à Prussich-Eylau, et que la femme à laquelle M. le comte Chabert devait la vie, vivait encore dans un des faubourgs d’Heilsberg.
– Ceci devient sérieux, s’écria Derville, quand Boucard eut fini de lui donner la substance de la lettre. – Mais, dis donc, mon petit, reprit-il en s’adressant au notaire, je vais avoir besoin de renseignemens qui doivent être dans ton étude. N’est-ce pas chez ce vieux fripon de Roguin…
– Nous disons l’infortuné, le malheureux Roguin, reprit maître Alexandre Crottat en riant, et interrompant Derville.
– N’est-ce pas chez cet infortuné qui vient d’emporter huit cent mille francs à ses cliens et de réduire plusieurs familles au désespoir, que s’est faite la liquidation de la succession 310Chabert? Il me semble que j’ai vu cela dans nos pièces Ferraud.
– Oui, répondit Crottat, j’étais alors troisième clerc, je l’ai copiée et bien étudiée cette liquidation. Rose Chapotel, épouse et veuve de Hyacinthe, dit Chabert, comte de l’empire, grand-officier de la Légion-d’Honneur; ils s’étaient mariés sans contrat, ils étaient donc communs en biens. Autant que je puis m’en souvenir, l’actif s’élevait à six cent mille francs. Avant son mariage, le comte Chabert avait fait un testament en faveur des hospices de Paris, par lequel il leur attribuait le quart de la fortune qu’il posséderait au moment de son décès. Le domaine héritait de l’autre quart. Il y a eu licitation, vente, et partage, parce que les avoués ont été bon train. Lors de la liquidation, le monstre qui gouvernait alors la France a rendu par un décret la portion du fisc à la veuve du colonel.
– Ainsi la fortune personnelle du comte Chabert ne se monterait donc qu’à trois cent mille francs.
– Par conséquent, mon vieux! répondit Crottat. Vous avez parfois l’esprit juste, vous 311autres avoués, quoiqu’on vous accuse de vous le fausser en plaidant aussi bien le Pour que le Contre.
Le comte Chabert, dont Derville trouva l’adresse au bas de la première quittance que lui avait remise le notaire, demeurait dans le faubourg St-Marceau, rue du Petit-Banquier, chez un nourrisseur nommé Vergniaud. Arrivé là, Derville fut forcé d’aller à pied à la recherche de son client, car son cocher refusa de s’engager dans une rue non pavée et dont les ornières étaient un peu trop profondes pour les roues d’un cabriolet. En regardant de tous les côtés, l’avoué finit par trouver, dans la partie de cette rue qui avoisine le boulevart, entre deux murs bâtis avec des ossemens et de la terre, deux mauvais pilastres en moellons, que le passage des voitures avait ébréchés, malgré deux morceaux de bois placés en forme de bornes. Ces pilastres soutenaient une poutre couverte d’un chaperon en tuiles, sur laquelle ces mots étaient écrits en rouge: VERGNIAUD, NOURICEURE. À droite de ce nom se trouvaient des œufs, et à gauche une vache, le tout peint en blanc. La porte était ouverte et restait sans doute ainsi 312pendant toute la journée. Au fond d’une cour assez spacieuse, s’élevait, en face de la porte, une maison, si toutefois ce nom convient à l’une de ces masures bâties dans les faubourgs de Paris, et qui ne sont comparables à rien, pas même aux plus chétives habitations de la campagne, dont elles ont la misère sans en avoir la poésie. En effet, au milieu des champs, les cabanes ont encore une grâce que leur donnent la pureté de l’air, la verdure, l’aspect des champs, une colline, un chemin tortueux, des vignes, une haie vive, la mousse des champs, et les ustensiles champêtres; mais à Paris, la misère ne se grandit que par son horreur.
Quoique récemment construite, cette maison semblait près de tomber en ruine. Aucun des matériaux n’y avait eu sa vraie destination, ils provenaient tous des démolitions qui se font journellement dans Paris. Derville lut sur un volet fait avec les planches d’une enseigne: Magasin de nouveautés. Les fenêtres ne se ressemblaient point entre elles et se trouvaient bizarrement placées. Le rez-de-chaussée, qui paraissait être la partie habitable, était exhaussé d’un côté, tandis que 313de l’autre les chambres étaient enterrées par une éminence. Entre la porte et la maison, s’étendait une mare pleine de fumier où coulaient les eaux pluviales et ménagères. Le mur sur lequel s’appuyait ce chétif logis, et qui paraissait être plus solide que les autres, était garni de cabanes grillagées, où de vrais lapins faisaient leurs nombreuses familles. À droite de la porte cochère, se trouvait la vacherie surmontée d’un grenier à fourrages, et qui communiquait à la maison par une laiterie. À gauche, était une basse-cour, une écurie et un toit à cochons qui avait été fini, comme celui de la maison, en mauvaises planches de bois blanc clouées les unes sur les autres, et mal recouvertes avec du jonc.
Comme presque tous les endroits où se cuisinent les élémens du grand repas que Paris dévore quotidiennement, la cour dans laquelle Derville mit le pied offrait les traces de la précipitation voulue par la nécessité d’arriver à heure fixe. Ces grands vases de fer-blanc bossués dans lesquels se transporte le lait, et les pots qui contiennent la crème, étaient jetés pêle-mêle devant la laiterie, avec 314leurs bouchons de linge. Les loques trouées qui servaient à les essuyer flottaient au soleil étendues sur des ficelles attachées à des piquets. Ce cheval pacifique dont la race ne se trouve que chez les laitières, avait fait quelques pas en avant de sa charrette, et restait devant l’écurie dont la porte était fermée. Une chèvre broutait le pampre de la vigne grêle et poudreuse qui garnissait le mur jaune et lézardé de la maison. Un chat était accroupi sur les pots à crème et les léchait. Les poules effarouchées à l’approche de Derville, s’envolèrent en criant, et le chien de garde aboya.
– L’homme qui a décidé le gain de la bataille d’Eylau, serait là! se dit Derville en saisissant d’un seul coup d’œil l’ensemble de ce spectacle ignoble.
La maison était restée sous la protection de trois gamins. L’un, grimpé sur le faîte d’une charrette chargée de fourrage vert, jetait des pierres dans un tuyau de cheminée de la maison voisine, espérant qu’elles y tomberaient dans la marmite. L’autre essayait d’amener un cochon sur le plancher de la charrette qui touchait à terre, tandis que 315le troisième pendu à l’autre bout attendait que le cochon y fût placé pour l’enlever en faisant faire la bascule à la charrette. Quand Derville leur demanda si c’était bien là que demeurait M. Chabert, aucun d’eux ne répondit, et tous trois le regardèrent avec une stupidité spirituelle, s’il est permis d’allier ces deux mots. Derville réitéra ses questions sans succès par l’air narquois des trois drôles. Impatienté, il leur dit de ces injures plaisantes que les jeunes gens se croient le droit d’adresser aux enfans, et les gamins rompirent le silence par un rire brutal. Derville se fâcha. Le colonel qui l’entendit, sortit d’une petite chambre basse située près de la laiterie et apparut sur le seuil de sa porte avec un flegme militaire inexprimable. Il avait à la bouche une de ces pipes notablement culottées (expression technique des fumeurs), une de ces humbles pipes de terre blanche nommées des brûle-gueule. Il leva la visière d’une casquette horriblement crasseuse, aperçut Derville et traversa le fumier, pour venir plus promptement à son bienfaiteur en criant d’une voix amicale aux gamins: – Silence dans les rangs! Les en316fans gardèrent aussitôt un silence respectueux qui annonçait l’empire exercé sur eux par le vieux soldat.
– Pourquoi ne m’avez-vous pas écrit? dit-il à Derville. Allez le long de la vacherie! Tenez, là, le chemin est pavé, s’écria-t-il en remarquant l’indécision de l’avoué qui ne voulait pas se mouiller les pieds dans le fumier.
En sautant de place en place, Derville arriva sur le seuil de la porte par où le colonel était sorti. Chabert parut désagréablement affecté d’être obligé de le recevoir dans la chambre qu’il occupait. En effet, Derville n’y aperçut qu’une seule chaise. Le lit du colonel consistait en quelques bottes de paille sur lesquelles son hôtesse avait étendu deux ou trois lambeaux de ces vieilles tapisseries, ramassées je ne sais où, dont se servent les laitières pour garnir les bancs de leurs charrettes. Le plancher était tout simplement en terre battue. Comme les murs salpêtrés, verdâtres et fendus répandaient une forte humidité, le mur contre lequel couchait le colonel était tapissé d’une natte en jonc. Le fameux carrick pendait à un clou. Deux mauvaises pai317res de bottes gisaient dans un coin. Nul vestige de linge. Sur la table vermoulue, les Bulletins de la Grande-Armée réimprimés par Plancher étaient ouverts et paraissaient être la lecture du colonel, dont la physionomie était calme et sereine au milieu de cette misère. Sa visite chez Derville, semblait avoir changé le caractère de ses traits, où l’avoué trouva les traces d’une pensée heureuse, une lueur particulière qu’y avait jetée l’espérance.
– La fumée de la pipe vous incommode-t-elle? dit-il en tendant à son avoué la chaise à moitié dépaillée.
– Mais, colonel, vous êtes horriblement mal ici!
Cette phrase fut arrachée à Derville par la défiance naturelle aux avoués, et par la déplorable expérience que leur donne de bonne heure les épouvantables drames inconnus auxquels ils assistent.
– Voilà, se dit-il, un homme qui aura certainement employé mon argent à satisfaire les trois vertus théologales du troupier: le jeu, le vin et les femmes!
– C’est vrai, monsieur, nous ne brillons pas ici par le luxe. C’est un bivouac 318tempéré par l’amitié, mais… Ici le soldat lança un regard profond à l’homme de loi. Mais, je n’ai fait de tort à personne, je n’ai jamais repoussé personne, et je dors tranquille.
L’avoué songea qu’il y aurait peu de délicatesse à demander compte à son client des sommes qu’il lui avait avancées, et il se contenta de lui dire: – Pourquoi n’avez-vous donc pas voulu venir dans Paris où vous auriez pu vivre aussi peu chèrement que vous vivez ici, mais où vous auriez été mieux?
– Mais, répondit le colonel, les braves gens chez lesquels je suis m’avaient recueilli, nourri gratis depuis un an! Comment les quitter au moment où j’avais un peu d’argent? Puis le père de ces trois gamins est un vieux égyptien….
– Comment un égyptien?
– Nous appelons ainsi les troupiers qui sont revenus de l’expédition d’Égypte, dont j’ai fait partie; mais tous ceux qui en sont revenus sont un peu frères. Enfin, je n’ai pas encore fini d’apprendre à lire à ses marmots.
– Il aurait bien pu vous mieux loger, pour votre argent, lui!
– Bah! dit le colonel, ses enfans cou319chent comme moi sur la paille! Sa femme et lui n’ont pas un lit meilleur. Ils sont bien pauvres, voyez-vous! Ils ont pris un établissement au-dessus de leurs forces. Mais si je recouvre ma fortune!.. Enfin, suffit!
– Colonel, je dois recevoir demain ou après vos actes d’Heilsberg. Votre libératrice vit encore!
– Sacré argent! Dire que je n’en ai pas, s’écria-t-il en jetant par terre sa pipe, une pipe culottée, une pipe précieuse! mais ce fut par un geste si naturel, par un mouvement si généreux, que tous les fumeurs et même la Régie lui eussent pardonné ce crime de lèze-tabac. Les anges en auraient peut-être ramassé les morceaux.
– Colonel, votre affaire est excessivement compliquée, lui dit Derville en sortant de la chambre pour s’aller promener au soleil le long de la maison.
– Elle me paraît, dit le soldat, parfaitement simple. L’on m’a cru mort, me voilà! Rendez-moi ma femme et ma fortune; donnez-moi le grade de général auquel j’ai droit. J’ai passé colonel dans la garde impériale, la veille de la bataille d’Eylau!
320– Les choses ne vont pas ainsi dans le monde judiciaire, reprit Derville. Écoutez-moi. Vous êtes le comte Chabert, je le veux bien, mais il s’agit de le prouver judiciairement à des gens qui vont avoir intérêt à nier votre existence. Ainsi, vos actes seront discutés. Cette discussion entraînera dix ou douze questions préliminaires qui toutes iront contradictoirement jusqu’à la cour suprême, et constitueront autant de procès coûteux, qui traîneront en longueur quelle que soit l’activité que j’y mette. Vos adversaires demanderont une enquête à laquelle nous ne pourrons pas nous refuser, et qui nécessitera peut-être une commission rogatoire en Prusse. Mais supposons tout au mieux; admettons qu’il soit reconnu promptement par la justice que vous êtes le colonel Chabert: savons-nous comment sera jugée la question soulevée par la bigamie fort innocente de la comtesse Ferraud? Dans votre cause, le point de droit est en dehors du code, et ne peut être jugé par les juges que suivant les lois de la conscience, comme fait le jury dans les questions délicates que présentent les bizarreries sociales de quelques procès criminels. Or, vous n’avez 321pas eu d’enfans de votre mariage, et M. le comte Ferraud en a deux du sien. Les juges peuvent déclarer nul le mariage où se rencontrent les liens les plus faibles, au profit du mariage qui en comporte de plus forts, du moment où il y a eu bonne foi chez les contractans. Serez-vous dans une position morale bien belle, en voulant mordicus avoir à votre âge et dans les circonstances où vous vous trouvez, une femme qui ne vous aime plus? Vous aurez contre vous votre femme et son mari, deux personnes puissantes qui pourront influencer les tribunaux. Le procès a donc des élémens de durée. Vous aurez le temps de vieillir dans les chagrins les plus cuisans.
– Et ma fortune!
– Vous vous croyez donc une grande fortune?
– N’avais-je pas trente mille livres de rentes.
– Mon cher colonel, vous aviez fait, en 1799, avant votre mariage, un testament qui léguait le quart de vos biens aux hospices.
– C’est vrai.
– Eh bien, vous censé mort, n’a-t-il pas 322fallu procéder à un inventaire, à une liquidation afin de donner ce quart aux hospices. Votre femme ne s’est pas fait scrupule de tromper les pauvres. L’inventaire, où sans doute elle s’est bien gardée de mentionner l’argent comptant, les pierreries, où elle aura produit peu d’argenterie, et où le mobilier a été estimé à deux tiers au-dessous du prix réel, soit pour la favoriser, soit pour payer moins de droits au fisc, et aussi parce que les commissaires-priseurs sont responsables de leurs estimations, l’inventaire ainsi fait a établi six cent mille francs de valeurs. Pour sa part, votre veuve avait droit à la moitié. Tout a été vendu, racheté par elle, elle a bénéficié sur tout, et les hospices ont eu leurs soixante-quinze mille francs. Puis, comme le fisc héritait de vous, attendu que vous n’aviez pas fait mention de votre femme dans votre testament, l’empereur a rendu par un décret à votre veuve la portion qui revenait au domaine public. Maintenant, à quoi avez-vous droit? à trois cent mille francs seulement, moins les frais.
– Et vous appelez cela la justice? dit le colonel ébahi.
323– Mais, certainement…
– Elle est belle.
– Elle est ainsi, mon pauvre colonel. Vous voyez que ce que vous avez cru facile, ne l’est pas. Madame Ferraud peut même vouloir garder la portion qui lui a été donnée par l’empereur.
– Mais elle n’était pas ma veuve, le décret est nul…
– D’accord. Mais tout se plaide. Écoutez-moi. Dans ces circonstances, je crois qu’une transaction serait, et pour vous et pour elle, le meilleur dénouement du procès. Vous y gagnerez une fortune plus considérable que celle à laquelle vous auriez droit.
– Ce serait vendre ma femme!
– Avec vingt-quatre mille francs de rente vous aurez, dans la position où vous vous trouvez, des femmes qui vous conviendront mieux que la vôtre, et qui vous rendront plus heureux. Je compte aller voir aujourd’hui même madame la comtesse Ferraud afin de sonder le terrain; mais je n’ai pas voulu faire cette démarche sans vous en prévenir.
– Allons ensemble chez elle…
324– Fait comme vous êtes? dit l’avoué. Non, non, colonel, non. Vous pourriez y perdre tout-à-fait votre procès…
– Mais mon procès est-il gagnable?
– Sur tous les chefs, répondit Derville. Mais mon cher colonel Chabert, vous ne faites pas attention à une chose. Je ne suis pas riche, ma charge n’est pas entièrement payée. Si les tribunaux vous accordent une provision, c’est-à-dire une somme à prendre par avance sur votre fortune, ils ne l’accorderont qu’après avoir reconnu vos qualités de comte Chabert, grand officier de la légion d’honneur.
– Tiens, je suis grand officier de la légion! Je n’y pensais plus, dit-il naïvement.
– Eh bien! jusque-là, reprit Derville, ne faut-il pas plaider, payer des avocats, lever et solder les jugemens, faire marcher des huissiers, et vivre? les frais des instances préparatoires se monteront, à vue de nez, à plus de douze ou quinze mille francs. Je ne les ai pas, moi qui suis écrasé par les intérêts énormes que je paie à celui qui m’a prêté l’argent de ma charge. Et vous! où les trouverez-vous?
325De grosses larmes tombèrent des yeux flétris du pauvre soldat et roulèrent sur ses joues ridées. À l’aspect de ces difficultés, il fut découragé. Le monde social et judiciaire lui pesait sur la poitrine, comme un cauchemar.
– J’irai, s’écria-t-il, au pied de la colonne de la place Vendôme, je crierai là: – «Je suis le colonel Chabert qui a enfoncé le grand carré des Russes à Eylau!» Le bronze, lui! me reconnaîtra.
– Et l’on vous mettra sans doute à Charenton.
À ce nom redouté, l’exaltation du militaire tomba.
– N’y aurait-il donc pas pour moi quelques chances favorables au ministère de la guerre?
– Les bureaux! dit Derville. Ha! n’y allez qu’avec un jugement bien en règle qui déclare nul, votre acte de décès. Les bureaux voudraient pouvoir anéantir les gens de l’Empire.
Le colonel resta pendant un moment interdit, immobile, regardant sans voir, abîmé dans un désespoir sans bornes. La justice mi326litaire est franche, rapide, elle décide à la turque, et juge presque toujours bien. Cette justice était la seule que connût Chabert. Or, en apercevant le dédale de difficultés où il fallait s’engager, et en voyant combien il fallait d’argent pour y voyager, il reçut un coup mortel dans son intelligence et dans cette puissance particulière à l’homme que l’on nomme la volonté. Il lui parut impossible de vivre en plaidant, il fut pour lui mille fois plus simple de rester pauvre, mendiant, de s’engager comme cavalier si quelque régiment voulait de lui. Ses souffrances physiques et morales lui avaient déjà vicié le corps dans quelques-uns des organes les plus importans. Il touchait à l’une de ces maladies pour lesquelles la médecine n’a pas de nom, dont le siège est en quelque sorte mobile comme l’appareil nerveux qui paraît le plus attaqué, parmi tous ceux de notre machine, affection qu’il faudrait nommer le spleen du malheur. Quelque grave que fût déjà ce mal invisible, mais réel, il était encore guérissable par une heureuse conclusion. Pour ébranler tout-à-fait cette vigoureuse organisation, il suffirait d’un obstacle nouveau, de quelque fait 327imprévu qui en romprait les ressorts affaiblis et produirait ces hésitations, ces actes incompris, incomplets que les physiologistes observent chez les êtres ruinés par les chagrins. Derville, qui reconnut alors les symptômes d’un profond abattement chez son client, lui dit: – Prenez courage, la solution de cette affaire ne peut que vous être favorable. Seulement, examinez si vous pouvez me donner toute votre confiance, et accepter aveuglément le résultat que je croirai le meilleur pour vous.
– Faites comme vous voudrez, dit Chabert.
– Oui, mais vous vous abandonnez à moi, comme un homme qui marche à la mort?
– Mais, ne vais-je pas rester sans état, sans nom? Est-ce tolérable?
– Je ne l’entends pas ainsi, dit l’avoué, il sera stipulé que nous poursuivrons à l’amiable un jugement pour annuler votre acte de décès et votre mariage, afin que vous repreniez vos droits. Vous serez même, par l’influence du comte Ferraud, porté sur les cadres de l’armée comme général, et vous obtiendrez sans doute une pension.
328– Allez donc! répondit Chabert, je me fie entièrement à vous.
– Eh bien, je vous enverrai une procuration à signer, dit Derville. Adieu, bon courage! S’il vous faut de l’argent, comptez sur moi.
Chabert serra chaleureusement la main de Derville, et resta le dos appuyé contre la muraille, sans avoir la force de le suivre autrement que des yeux. Comme tous les gens qui comprennent peu les affaires judiciaires, il s’effrayait de cette lutte nouvelle qu’il n’avait jamais prévue.
Pendant que Derville parlait au colonel, il s’était, à plusieurs reprises, avancé hors d’un pilastre de la porte cochère, la figure d’un homme posté dans la rue qui semblait occupé à guetter la sortie de Derville, et qui, en effet, l’accosta quand il sortit. C’était un vieux homme vêtu d’une veste bleue, d’une cotte blanche plissée semblable à celle des brasseurs, et qui portait sur la tête une casquette de loutre. Sa figure était brune, creusée, ridée, mais rougie sur les pommettes par l’excès du travail et hâlée par le grand air.
329– Excusez, monsieur, dit-il à Derville en l’arrêtant par le bras, si je prends la liberté de vous parler, mais je me suis douté en vous voyant, que vous étiez l’ami de notre général.
– Eh bien? dit Derville, en quoi vous intéressez-vous…. Mais, qui êtes-vous?
– Je suis Louis Vergniaud, répondit-il d’abord. Et j’aurais deux mots à vous dire.
– Et c’est vous qui avez logé le comte Chabert comme il l’est.
– Pardon, excuse, monsieur, il a la plus belle chambre. J’aurais couché dans l’écurie et je lui aurais donné la mienne, si je n’en avais eu qu’une. Un homme qui a souffert comme lui, qui apprend à lire à mes mioches, un général, et un égyptien! Ha bien, faudrait voir? Du tout, il est le mieux logé. J’ai partagé avec lui ce que j’avais. Malheureusement ce n’était pas grand’chose, du pain, du lait, des œufs, enfin à la guerre comme à la guerre! C’était de bon cœur. Mais il nous a vexés….
– Lui?
– Oui, monsieur, vexés, là ce qui s’appelle en plein. J’ai pris un établissement au-dessus de mes forces, il le voyait bien. 330Ça vous le contrariait. Il pansait le cheval! je lui dis: – Mais, mon général!… – Bah! qui dit, je ne veux pas être comme un fainéant, et il y a long-temps que je sais brosser le lapin. J’avais donc fait des billets pour le prix de ma vacherie à un nommé Grados….. Le connaissez-vous, monsieur?
– Mais, mon cher, je n’ai pas le temps de vous écouter. Seulement, dites-moi comment le colonel vous a vexé!
– Il nous a vexés, monsieur, aussi vrai que je m’appelle Louis Vergniaud et que ma femme en a pleuré. Il a su par les voisins, que nous n’avions pas le premier sou de notre billet. Le vieux grognard, sans rien dire, a amassé tout ce que vous lui donniez, a guetté le billet et l’a payé. C’te malice! Que ma femme et moi sachant qu’il n’avait pas de tabac, ce pauvre vieux, et qu’il s’en passait! Oh, maintenant tous les matins, il a ses cigares! je me vendrais plutôt… non! Nous sommes vexés. Donc, je voudrais vous proposer de nous prêter, vu qu’il nous a dit que vous étiez un brave homme, une centaine d’écus sur notre établissement, afin que nous lui fassions faire des habits, que nous lui 331meublions sa chambre. Il a cru nous acquitter, par vrai? Eh bien, au contraire, voyez-vous, l’ancien nous a endettés… et vexés! Il ne devait pas nous faire cette avanie-là. Il nous a vexés! Des amis? Foi d’honnête homme, aussi vrai que je m’appelle Louis Vergniaud, je m’engagerais plutôt que de ne pas vous rendre cet argent-là…
Derville regarda le nourrisseur, et fit quelques pas en arrière pour revoir la maison, la cour, les fumiers, l’étable, les lapins, les enfans.
– Par ma foi, je crois qu’un des caractères de la vertu est de ne pas être propriétaire, se dit-il. Va, tu auras tes cent écus! et plus même… Mais ce ne sera pas moi qui te les donnerai. Le colonel sera bien assez riche pour t’aider, et je ne veux pas lui en ôter le plaisir.
– Cela sera-t-il bientôt?.
– Mais oui…
– Ah! mon Dieu, que mon épouse va-z-être contente.
Et la figure tannée du nourrisseur sembla s’épanouir.
– Maintenant, se dit Derville en remontant dans son cabriolet, allons chez notre 332adversaire. Ne laissons pas voir notre jeu, tâchons de connaître le sien, et gagnons la partie d’un seul coup. Il faudrait l’effrayer? Elle est femme, de quoi s’effraient le plus les femmes? Mais les femmes ne s’effraient que de…
Il se mit à étudier la position de la comtesse, et tomba dans une de ces méditations auxquelles se livrent les grands politiques en concevant leurs plans, en tâchant de deviner le secret des cabinets ennemis: les avoués ne sont-ils pas en quelque sorte des hommes d’état chargés des affaires privées. Un coup d’œil jeté sur la situation de M. le comte Ferraud et de sa femme est ici nécessaire pour faire comprendre le génie de l’avoué.
M. le comte Ferraud était le fils d’un ancien conseiller au parlement de Paris, qui avait émigré pendant le temps de la terreur. S’il sauva sa tête, il perdit sa fortune. Il rentra sous le consulat et resta constamment fidèle aux intérêts de Louis XVIII dans les entours duquel était son père avant la révolution. Il appartenait donc à cette partie du faubourg St-Germain qui résista noblement aux séductions de Napoléon. La réputation de capa333cité que se fit le jeune comte, alors simplement appelé M. Ferraud, le rendit l’objet des coquetteries de l’empereur, qui souvent était aussi heureux de ses conquêtes sur l’aristocratie que du gain d’une bataille. On promit au comte la restitution de son titre, celle de ses biens non vendus, et on lui montra dans le lointain un ministère, une sénatorerie. L’empereur échoua. M. Ferraud était, lors de la mort du comte Chabert, un jeune homme de vingt-six ans, doué de formes agréables, qui avait des succès et que le faubourg St-Germain avait adopté comme une de ses gloires. Il était sans fortune. Madame la comtesse Chabert avait su tirer un si bon parti de la succession de son mari, qu’elle possédait, après dix-huit mois de veuvage, environ quarante mille livres de rente. Quant à son mariage avec le jeune comte, il ne fut pas accepté comme une nouvelle, par les coteries du faubourg St-Germain. Heureux de ce mariage qui répondait à ses idées de fusion, Napoléon rendit à madame Chabert la portion dont héritait le fisc dans la succession du colonel. Mais l’espérance de Napoléon fut encore trompée. Madame Ferraud n’aimait pas 334seulement son amant dans le jeune homme, elle avait été séduite aussi par l’idée d’entrer dans cette société dédaigneuse qui, malgré son abaissement, dominait la cour impériale. Toutes ses vanités étaient flattées autant que ses passions dans ce mariage. Elle allait devenir une femme comme il faut. Quand le faubourg St-Germain sut que le mariage du jeune comte n’était pas une défection, les salons s’ouvrirent à sa femme. La restauration vint. La fortune politique du comte Ferraud ne fut pas rapide. Il comprenait les exigences de la position dans laquelle se trouvait Louis XVIII, et il était du nombre des initiés qui attendaient que l’abîme des révolutions fût fermé, car cette phrase royale, dont les libéraux se moquèrent tant, cachait un sens politique. Néanmoins, l’ordonnance citée dans la longue phrase cléricale qui commence cette histoire lui avait rendu deux forêts et une terre dont la valeur avait considérablement augmenté pendant le séquestre. En ce moment, quoique le comte Ferraud fût conseiller d’état, directeur général, il ne considérait sa position que comme le début de sa fortune politique.
335Préoccupé par les soins d’une ambition dévorante, M. le comte Ferraud s’était attaché comme secrétaire un ancien avoué ruiné nommé Delbecq, homme plus qu’habile, qui connaissait admirablement les ressources de la chicane, et auquel il laissait la conduite de ses affaires privées. Le rusé praticien avait assez bien compris sa position chez le comte, pour y être probe par spéculation. Il espérait parvenir à quelque place élevée par le crédit de son patron, dont il gérait sagement la fortune. Sa conduite démentait tellement sa vie antérieure qu’il passait pour un homme calomnié. Avec le tact et la finesse dont toutes les femmes sont plus ou moins douées, la comtesse, qui avait deviné son intendant, le surveillait adroitement, et savait si bien le manier, qu’elle en avait déjà tiré un très-bon parti pour l’augmentation de sa fortune particulière. Elle avait su persuader à Delbecq qu’elle gouvernait M. Ferraud, et lui avait promis de le faire nommer président d’un tribunal de première instance dans l’une des plus importantes villes de France, s’il se dévouait entièrement à ses intérêts. La promesse d’une place 336inamovible qui lui permettrait de se marier avantageusement et de conquérir plus tard une haute position dans la carrière politique en devenant député, fit de Delbecq l’ame damnée de la comtesse. Il ne lui avait laissé manquer aucune des chances favorables que les mouvemens de Bourse et la hausse des propriétés présentèrent dans Paris aux gens habiles pendant les trois premières années de la Restauration. Il avait quadruplé les capitaux de sa protectrice, avec d’autant plus de facilité que tous les moyens avaient paru bons à la comtesse afin de rendre promptement sa fortune énorme. Elle employait les émolumens des places occupées par le comte, aux dépenses de la maison, afin de pouvoir capitaliser ses revenus, et Delbecq se prêtait aux calculs de cette avarice sans chercher à s’en expliquer les motifs. Ces sortes de gens ne s’inquiètent que des secrets dont la découverte est nécessaire à leurs intérêts. D’ailleurs il en trouvait si naturellement la raison dans cette soif d’or dont sont atteintes la plupart des Parisiennes, et il fallait une si grande fortune pour appuyer les prétentions du comte Ferraud, que l’intendant croyait parfois entre337voir dans l’avidité de la comtesse un effet de son dévouement pour l’homme dont elle était toujours éprise. La comtesse avait enseveli les secrets de sa conduite au fond de son cœur, car c’étaient des secrets de vie et de mort pour elle, et le nœud de cette histoire était précisément là.
Quand, au commencement de l’année 1817, la restauration fut assise sur des bases en apparence inébranlables et que ses doctrines gouvernementales, comprises par les esprits élevés, leur parurent devoir amener pour la France une ère de prospérité nouvelle, la société parisienne changea de face. Madame la comtesse Ferraud se trouva par hasard avoir fait tout ensemble un mariage d’amour, de fortune et d’ambition. Encore jeune et belle, madame Ferraud joua le rôle d’une femme à la mode, et vécut dans l’atmosphère de la cour. Jamais personne ne fut plus heureuse. Elle appartenait à l’aristocratie, elle était riche par elle-même, et riche par son mari qui, prôné comme un des hommes les plus capables du parti royaliste et l’ami du roi, semblait promis à quelque ministère. Au milieu de ce triomphe elle fut atteinte d’un cancer moral. Il est de ces 338sentimens que les femmes devinent malgré le soin avec lequel les hommes mettent à les enfouir dans leurs cœurs. Dès le premier retour du roi, le comte Ferraud avait conçu quelques regrets de son mariage avec la veuve du colonel Chabert. Elle ne l’avait allié à personne, il était seul et sans appui pour se diriger dans une carrière pleine d’écueils et pleine d’ennemis. Puis, peut-être, quand il avait pu juger froidement sa femme, avait-il reconnu chez elle quelques vices d’éducation qui la rendaient impropre à le seconder dans ses projets. Un mot dit par lui à propos du mariage de M. de Talleyrand, éclaira la comtesse, à laquelle il fut prouvé que si son mariage était à faire, jamais elle ne serait madame Ferraud. Ce regret, quelle femme le pardonnerait? Ne contient-il pas toutes les injures, tous les crimes, toutes les répudiations en germe? Mais quelle plaie ne devait pas faire ce mot dans le cœur de la comtesse, si l’on vient à supposer qu’elle craignait de voir revenir son premier mari! Elle l’avait su vivant, elle l’avait repoussé. Puis, pendant le temps où elle n’en avait plus entendu parler, elle s’était 339plu à le croire mort à Waterloo avec les aigles impériales en compagnie de Boutin. Néanmoins elle conçut d’attacher le comte à elle par le plus fort des liens, par la chaîne d’or, et voulut être si riche que sa fortune rendît son second mariage indissoluble, si par hasard le comte Chabert reparaissait encore. Et il avait reparu, sans qu’elle s’expliquât pourquoi la lutte qu’elle redoutait n’avait pas déjà commencé. Les souffrances, la maladie l’avaient peut-être délivrée de cet homme. Peut-être était-il à moitié fou; Charenton pouvait encore lui en faire raison. Elle n’avait pas voulu mettre Delbecq ni la police dans sa confidence, de peur de se donner un maître, ou de précipiter la catastrophe. Il existe à Paris beaucoup de femmes qui, semblables à la comtesse Ferraud, vivent avec un monstre moral inconnu, ou côtoient un abîme; elles se font un calus à l’endroit de leur mal, et peuvent encore rire et s’amuser.
– Il y a quelque chose de bien singulier dans la situation de M. le comte Ferraud, se dit Derville en sortant de sa longue rêverie, au moment où son cabriolet s’arrêtait rue de Varennes, à la porte de l’hôtel Ferraud. Com340ment, lui si riche, aimé du roi, n’est-il pas encore pair de France? Il est vrai qu’il entre peut-être dans la politique du roi, comme me le disait madame de Grandlieu, de donner une haute importance à la pairie en ne la prodiguant pas. D’ailleurs, le fils d’un conseiller au parlement n’est ni un Crillon, ni un Rohan. Le comte Ferraud ne peut entrer que subrepticement dans la chambre haute. Mais, si son mariage était cassé, ne pourrait-il pas se faire passer sur sa tête, à la grande satisfaction du roi, la pairie d’un de ces vieux sénateurs qui n’ont que des filles. Voilà certes une bonne bourde à mettre en avant pour effrayer notre comtesse, se dit-il en montant le perron.
Derville avait, sans le savoir, mis le doigt sur la plaie secrète, enfoncé la main dans le cancer qui dévorait madame Ferraud. Il fut reçu par elle dans une jolie salle à manger d’hiver, où elle déjeunait en jouant avec un singe attaché par une chaîne à une espèce de petit poteau garni de bâtons en fer. Elle était enveloppée dans un élégant peignoir; les boucles de ses cheveux, négligemment rattachés, s’échappaient d’un bonnet 341qui lui donnait un air mutin. Elle était fraîche et rieuse. L’argent, le vermeil, la nacre étincelaient sur la table, et il y avait autour d’elle des fleurs curieuses plantées dans de magnifiques vases en porcelaine. En voyant la femme du comte Chabert, riche de ses dépouilles, au sein du luxe, au faîte de la société, tandis que le malheureux vivait chez un pauvre nourrisseur au milieu des bestiaux, l’avoué se dit: – La morale de ceci est qu’une jolie femme ne voudra jamais reconnaître son mari, ni même son amant dans un homme en vieux carrick, en perruque de chien-dent et en bottes percées.
Un sourire malicieux et mordant excité par cette pensée, exprima les idées moitié philosophiques, moitié railleuses qui devaient venir à un homme si bien placé pour connaître le fond des choses, malgré les mensonges sous lesquels la plupart des familles parisiennes cachent leur existence.
– Bonjour, monsieur Derville, dit-elle en continuant à faire prendre du café au singe.
– Madame, dit-il brusquement, car il se choqua du ton léger avec lequel la comtesse lui avait dit – Bonjour, monsieur Derville, 342je viens causer avec vous d’une affaire assez grave.
– J’en suis désespérée, M. Ferraud est absent…
– J’en suis enchanté, moi, madame. Il serait désespérant qu’il assistât à notre conférence. D’ailleurs, je sais par Delbecq que vous aimez à faire vos affaires vous-même sans en ennuyer M. le comte.
– Alors, je vais faire appeler Delbecq, dit-elle.
– Il vous serait inutile, quelle que soit son habileté, reprit Derville. Écoutez, madame, un mot suffira pour vous rendre sérieuse. Le comte Chabert existe…
– Est-ce en disant de semblables bouffonneries que vous voulez me rendre sérieuse? dit-elle en partant d’un éclat de rire.
Mais la comtesse fut tout à coup domptée par l’étrange lucidité du regard fixe par lequel Derville l’interrogeait en paraissant lire au fond de son ame.
– Madame, répondit-il avec une gravité froide et perçante, vous ignorez l’étendue des dangers qui vous menacent. Je ne vous parlerai pas de l’incontestable authenticité des 343pièces, ni de la certitude des preuves qui attestent l’existence du comte Chabert. Je ne suis pas homme à me charger d’une mauvaise cause, vous le savez. Si vous vous opposez à notre inscription en faux contre l’acte de décès, vous perdrez ce premier procès, et cette question résolue en notre faveur nous fait gagner toutes les autres.
– De quoi prétendez vous donc me parler?
– Ni du colonel, ni de vous. Je ne vous parlerai pas non plus des mémoires que pourraient faire des avocats spirituels, armés des faits curieux de cette cause, et du parti qu’ils tireraient des lettres que vous avez reçues de votre premier mari avant la célébration de votre mariage avec votre second…
– Cela est faux! dit-elle avec toute la violence d’une petite maîtresse. Je n’ai jamais reçu de lettres du comte Chabert, et si quelqu’un se dit être le colonel, ce ne peut être qu’un intrigant, quelque forçat libéré, comme Cogniard peut-être. Le frisson prend rien que d’y penser. Le colonel peut-il ressusciter, monsieur? Bonaparte m’a fait complimenter sur sa mort par un aide-de-camp, et je touche encore aujourd’hui trois mille 344francs de pension accordée à sa veuve par les Chambres. J’ai eu mille fois raison de repousser tous les Chabert qui sont venus, comme je repousserai tous ceux qui viendront.
– Heureusement nous sommes seuls, madame. Nous pouvons mentir à notre aise, dit-il froidement en s’amusant à aiguillonner la colère qui agitait la comtesse, afin de lui arracher quelques indiscrétions, par une manœuvre familière aux avoués, habitués à rester calmes quand leurs adversaires ou leurs cliens s’emportent.
– Hé bien donc, à nous deux, se dit-il à lui-même en imaginant à l’instant un piège pour lui démontrer sa faiblesse. – La preuve de la remise de la première lettre existe, madame, reprit-il à haute voix, elle contenait des valeurs…
– Oh! pour des valeurs, elle n’en contenait pas.
– Vous avez donc reçu cette première lettre, reprit Derville en souriant. Vous êtes déjà prise dans le premier piège que vous tend un avocat, et vous croyez pouvoir lutter avec la justice…
La comtesse rougit, pâlit, se cacha la figure 345dans les mains. Puis, elle secoua sa honte, et reprit avec ce sang-froid dont les femmes seules sont capables: – Puisque vous êtes l’avoué du prétendu Chabert faites-moi le plaisir de…
– Madame, dit Derville en l’interrompant, je suis encore en ce moment votre avoué comme celui du colonel. Croyez-vous que je veuille perdre une clientelle aussi précieuse que l’est la vôtre? Mais vous ne m’écoutez pas…
– Parlez, monsieur, dit-elle gracieusement.
– Votre fortune vous venait de M. le comte Chabert, et vous l’avez repoussé. Votre fortune est colossale, et vous le laissez mendier. Madame, les avocats sont bien éloquens lorsque les causes sont éloquentes par elles-mêmes, et, il se rencontre ici des circonstances capables de soulever contre vous l’opinion publique.
– Mais, monsieur, dit la comtesse impatientée de la manière dont Derville la tournait et retournait sur le gril, en admettant que votre M. Chabert existe, les tribunaux maintiendront mon second mariage à cause des en346fans, et j’en serai quitte pour rendre deux cent vingt-cinq mille francs à M. Chabert.
– Madame, nous ne savons pas de quel côté les tribunaux verront la question sentimentale. Si, d’une part, nous avons une mère et ses enfans; nous avons de l’autre un homme accablé de malheurs, vieilli par vous, par vos refus. Où trouvera-t-il une femme? Puis, les juges peuvent-ils heurter la loi? Votre mariage avec le colonel a pour lui le droit, la priorité. Mais si vous êtes représentée sous d’odieuses couleurs, vous pourriez avoir un adversaire auquel vous ne vous attendez pas. Là, madame, est ce danger dont je voudrais vous préserver.
– Un nouvel adversaire! dit-elle, qui?
– M.le comte Ferrand, madame.
– M. Ferraud a pour moi un trop vif attachement, et pour la mère de ses enfans, un trop grand respect…
– Ne parlez pas de ces niaiseries-là, dit Derville en l’interrompant, à des avoués habitués à lire au fond des cœurs. En ce moment M. Ferraud n’a pas la moindre envie de rompre votre mariage et je suis persuadé qu’il vous adore; mais si quelqu’un venait lui dire 347que son mariage peut être annulé, que sa femme sera traduite en criminelle au banc de l’opinion publique….
– Il me défendrait! monsieur.
– Non, madame.
– Quelle raison aurait-il de m’abandonner, monsieur?
– Mais, celle d’épouser la fille unique d’un pair de France, dont la pairie lui serait transmise par une ordonnance du roi…
La comtesse pâlit.
– Nous y sommes! se dit en lui-même Derville. Bien, je te tiens, l’affaire du pauvre colonel est gagnée. – D’ailleurs, madame, reprit-il à haute voix, il aurait d’autant moins de remords, qu’un homme couvert de gloire, général, comte, grand-officier de la légion d’honneur ne serait pas un pis-aller; et si cet homme lui redemande sa femme….
– Assez! assez! monsieur, dit-elle. Je n’aurai jamais que vous pour avoué. Que faire?
– Transiger! dit Derville.
– M’aime-t-il encore? dit-elle.
– Mais je ne crois pas qu’il puisse en être autrement.
348À ce mot, la comtesse dressa la tête. Un éclair d’espérance brilla dans ses yeux; elle comptait peut-être spéculer sur la tendresse de son premier mari pour gagner son procès par quelque ruse de femme.
– J’attendrai vos ordres, madame, pour savoir s’il faut vous signifier nos actes, ou si vous voulez venir chez moi pour arrêter les bases d’une transaction, dit Derville en saluant la comtesse.
Huit jours après les deux visites que Derville avait faites, et par une belle matinée du mois de juin, les époux, désunis par un hasard presque surnaturel, partirent des deux points les plus opposés de Paris, pour venir se rencontrer dans l’étude de leur avoué commun.
Les avances qui furent largement faites par Derville au colonel Chabert, lui avaient permis d’être vêtu selon son rang. Il arriva donc voituré dans un cabriolet fort propre. Il avait la tête couverte d’une perruque appropriée à sa physionomie, il était habillé de drap bleu, avait du linge blanc et portait à son col le sautoir rouge des grands-officiers de la légion d’honneur. En reprenant les habitudes de 349l’aisance, il avait retrouvé son ancienne élégance martiale. Il se tenait droit. Sa figure, grave et mystérieuse, où se peignait le bonheur et toutes ses espérances, paraissait être rajeunie, et plus grasse, pour emprunter à la peinture une de ses expressions les plus pittoresques. Il ne ressemblait pas plus au Chabert en vieux carrick, qu’un gros sou ne ressemble à une pièce de quarante francs nouvellement frappée. À le voir, les passans eussent facilement reconnu en lui l’un de ces beaux débris de notre ancienne armée, un de ces hommes héroïques sur lesquels se reflète notre gloire nationale, et qui la représentent comme un éclat de glace illuminé par le soleil semble en réfléchir tous les rayons. Ces vieux soldats sont tout ensemble des tableaux et des livres.
Quand le comte descendit de sa voiture pour monter chez Derville, il sauta légèrement comme aurait pu faire un jeune homme. À peine son cabriolet avait-il retourné, qu’un joli coupé tout armorié arriva. Madame la comtesse Ferraud en sortit dans une toilette simple, mais habilement calculée pour montrer la jeunesse de sa taille. 350Elle avait une jolie capote doublée de rose qui encadrait parfaitement sa figure, en dissimulait les contours, et la ravivait.
Si les cliens s’étaient rajeunis, l’étude était restée semblable à elle-même, et offrait alors le tableau par la description duquel cette histoire a commencé. Simonin déjeunait, l’épaule appuyée sur la fenêtre qui alors était ouverte, et il regardait le bleu du ciel par l’ouverture de cette cour entourée de quatre corps de logis noirs.
– Ha! dit le petit clerc, qui veut parier un spectacle que le colonel Chabert est général, et cordon rouge?
– Le patron est un fameux sorcier! dit Godeschal.
– Il n’y a donc pas de tour à lui jouer cette fois? dit le troisième clerc.
– C’est sa femme qui s’en charge, la comtesse Ferraud! dit Boucard.
– Allons, dit le troisième clerc, la comtesse Ferraud serait donc obligée d’être à deux…
– La voilà! dit Simonin.
En ce moment, le colonel entra et demanda doucement Derville.
351– Il y est, monsieur le comte, répondit Simonin.
– Tu n’es donc pas sourd, petit drôle! dit Chabert en prenant le saute-ruisseau par l’oreille et la lui tortillant, à la satisfaction des clercs qui se mirent à rire, et regardèrent le colonel avec la curieuse considération due à ce singulier personnage.
Le comte Chabert était chez Derville au moment où sa femme entra par la porte de l’étude.
– Dites donc, Boucard, il va se passer une singulière scène dans le cabinet du patron! Voilà une femme qui peut aller les jours pairs chez le comte Ferraud et les jours impairs chez le comte Chabert.
– Dans les années bissextiles, dit Godeschal, le compte y sera.
– Taisez-vous donc! messieurs, l’on peut entendre, dit sévèrement Boucard, je n’ai jamais vu d’étude où l’on plaisantât, comme vous le faites, sur les cliens.
Derville avait consigné le colonel dans sa chambre à coucher, quand la comtesse se présenta.
– Madame, lui dit-il, ne sachant pas s’il 352ous serait agréable de voir M. le comte Chabert, je vous ai séparés. Si cependant vous désiriez…
– Monsieur, c’est une attention dont je vous remercie.
– J’ai préparé la minute d’un acte dont les conditions pourront être discutées par vous et par M. Chabert, séance tenante. J’irai alternativement de vous à lui, pour vous présenter, à l’un et à l’autre, vos raisons respectives.
– Voyons, monsieur, dit la comtesse en laissant échapper un geste d’impatience.
Derville lut.
Entre les soussignés,
« M. Hyacinthe dit Chabert, comte, maréchal-de-camp et grand-officier de la légion d’honneur, demeurant à Paris, rue du Petit-Banquier, d’une part;
Et la dame Rose Chapotel, épouse de M. le comte Chabert, ci-dessus nommé, née…»
– Passez, dit-elle, laissons les préambules, arrivons aux conditions.
– Madame, dit l’avoué, le préambule explique succinctement la position dans laquelle vous vous trouvez l’un et l’autre. Puis, par 353l’article premier, vous reconnaissez, en présence de trois témoins, qui sont deux notaires et le nourrisseur chez lequel a demeuré votre mari, auxquels j’ai confié sous le secret votre affaire, et qui garderont le plus profond silence; vous reconnaissez, dis-je, que l’individu désigné dans les actes joints au sous-seing, mais dont l’état est d’ailleurs établi par un acte de notoriété préparé chez Alexandre Crottat, votre notaire, est le comte Chabert, votre premier époux.
Par l’article second, le comte Chabert, dans l’intérêt de votre bonheur, s’engage à ne faire usage de ses droits que dans les cas prévus par l’acte lui-même…
– Et ces cas, dit Derville en faisant une sorte de parenthèse, ne sont autres que la non-exécution des clauses de cette convention secrète.– De son côté, reprit-il, M. Chabert consent à poursuivre de gré à gré avec vous un jugement qui annulera son acte de décès et prononcera la dissolution de son mariage.
– Ça ne me convient pas du tout, dit la comtesse étonnée, je ne veux pas de procès. Vous savez pourquoi.
354– Par l’article trois, dit l’avoué, en continuant avec un flegme imperturbable, vous vous engagez à constituer au nom d’Hyacinthe, comte Chabert, une rente viagère de vingt-quatre mille francs, inscrite sur le grand-livre de la dette publique, mais dont le capital vous sera dévolu à sa mort…
– Mais c’est beaucoup trop cher, dit la comtesse.
– Pouvez-vous transiger à meilleur marché?
– Peut-être.
– Que voulez-vous donc, madame?
– Je veux, je ne veux pas de procès, je veux….
– Qu’il reste mort, dit vivement Derville en l’interrompant.
– Monsieur, dit la comtesse, s’il faut vingt-quatre mille livres de rentes, nous plaiderons…
– Oui, nous plaiderons, s’écria d’une voix sourde le colonel, qui ouvrit la porte et apparut tout à coup devant sa femme, en tenant une main dans son gilet et l’autre étendue vers le parquet, geste auquel le souvenir de son aventure donnait une horrible énergie.
355– C’est lui, se dit en elle-même la comtesse.
– Trop cher! reprit le vieux soldat. Je vous ai donné près d’un million, et vous marchandez mon malheur! Hé bien, je vous veux maintenant vous et votre fortune. Nous sommes communs en biens, notre mariage n’a pas cessé…
– Mais, monsieur n’est pas le colonel Chabert, s’écria la comtesse, en feignant la surprise.
– Ah! dit le vieillard d’un ton profondément ironique, voulez-vous des preuves? je vous ai prise au Palais-Royal…
La comtesse pâlit. En la voyant pâlir sous son rouge, le vieux soldat, touché de la vive souffrance qu’il imposait à une femme jadis aimée avec ardeur, s’arrêta; mais il en reçut un regard si venimeux qu’il reprit tout à coup: – Vous étiez chez la…
– De grâce, monsieur, dit la comtesse à l’avoué, trouvez bon que je quitte la place. Je ne suis pas venue ici pour entendre de semblables horreurs.
Elle se leva et sortit. Derville s’élança dans l’étude. La comtesse avait trouvé des ailes, et 356s’était comme envolée. En revenant dans son cabinet, l’avoué trouva le colonel dans un violent accès de rage, et se promenant à grands pas.
– Dans ce temps-là chacun prenait sa femme où il voulait, disait-il, mais j’ai eu tort de la mal choisir, de me fier à des apparences. Elle n’a pas de cœur.
– Eh bien! colonel, n’avais-je pas raison en vous priant de ne pas venir. Je suis maintenant certain de votre identité. Quand vous vous êtes montré, la comtesse a fait un mouvement dont la pensée n’était pas équivoque. Mais vous avez perdu votre procès, votre femme sait que vous êtes méconnaissable!
– Je la tuerai…
– Folie! vous serez pris et guillotiné comme un misérable. D’ailleurs peut-être manquerez-vous votre coup! ce serait impardonnable, on ne doit jamais manquer sa femme, quand on veut la tuer. Laissez-moi réparer vos sottises, grand enfant! Allez vous-en. Prenez garde à vous, elle serait capable de vous faire tomber dans quelque piège et de vous enfermer à Charenton. Je vais lui signi357fier nos actes afin de vous garantir de toute surprise.
Le pauvre colonel obéit à son jeune bienfaiteur, et sortit en lui balbutiant des excuses. Il descendait lentement les marches de l’escalier noir, perdu dans de sombres pensées, accablé peut-être par le coup qu’il venait de recevoir, pour lui le plus cruel, le plus profondément enfoncé dans son cœur, lorsqu’il entendit, en parvenant au dernier palier, le frôlement d’une robe, et sa femme apparut.
– Venez, Monsieur, lui dit-elle, en lui prenant le bras par un mouvement semblable à ceux qui lui étaient familiers autrefois.
L’action de la comtesse, l’accent de sa voix redevenue gracieuse, suffirent pour calmer la colère du colonel qui se laissa mener jusqu’à la voiture.
– Eh bien! montez donc! lui dit la comtesse, lorsque le valet eut achevé de déplier le marche-pied.
Et il se trouva, comme par enchantement, assis près de sa femme dans le coupé.
– Où va Madame? demanda le valet.
358– À Groslay, dit-elle.
Les chevaux partirent et traversèrent tout Paris.
– Monsieur, dit la comtesse au colonel d’un son de voix qui révélait une de ces émotions rares dans la vie, et dans lesquelles tout en nous est agité. En ces momens, cœur, fibres, nerfs, physionomie, ame et corps, tout, chaque pore même tressaille. La vie semble ne plus être en nous; elle en sort et jaillit, elle se communique comme une contagion, se transmet par le regard, par l’accent de la voix, par le geste, en imposant notre vouloir aux autres. Le vieux soldat tressaillit en entendant ce seul mot, ce premier, ce terrible: – Monsieur!» Mais aussi était-ce tout à la fois un reproche, une prière, un pardon, une espérance, un désespoir, une interrogation, une réponse. Ce mot comprenait tout. Il fallait être comédienne pour jeter tant d’éloquence, tant de sentiment dans un mot. Le vrai n’est pas si complet dans son expression, il ne met pas tout en dehors, il laisse voir tout ce qui est au dedans. Le colonel eut mille remords de ses soupçons, de ses demandes, de sa colère, et 359baissa les yeux pour ne pas laisser deviner son trouble.
– Monsieur, reprit la comtesse, après une pause imperceptible, je vous ai bien reconnu.
– Rosine, dit le vieux soldat, ce mot contient le seul baume qui pût me faire oublier mes malheurs.
Deux grosses larmes roulèrent toutes chaudes sur les mains de sa femme, qu’il pressa pour exprimer une tendresse paternelle.
– Monsieur, reprit-elle, comment n’avez-vous pas deviné qu’il me coûtait horriblement de paraître devant un étranger dans une position aussi fausse que l’est la mienne. Si j’ai à rougir de ma situation, que ce ne soit au moins qu’en famille. Ce secret ne devait-il pas rester enseveli dans nos cœurs. Vous m’absoudrez, j’espère, de mon indifférence apparente pour les malheurs d’un Chabert à l’existence duquel je ne devais pas croire. J’ai reçu vos lettres, dit-elle vivement, en lisant sur les traits de son mari l’objection qui s’y exprimait; mais elles me parvinrent treize mois après la bataille d’Eylau; elles étaient ouvertes, salies, l’écriture en était 360mécGnnaissable, et j’ai dû croire, après avoir obtenu la signature de Napoléon sur mon nouveau contrat de mariage, qu’un adroit intrigant voulait se jouer de moi. Pour ne pas troubler le repos de M. Ferraud, et ne pas altérer les liens de la famille, j’ai donc dû prendre des précautions contre un faux Chabert. N’avais-je pas raison? dites.
– Oui, tu as eu raison, c’est moi qui suis un sot, un animal, une bête, de n’avoir pas su mieux calculer les conséquences d’une situation semblable. Mais où allons-nous? dit le colonel en se voyant à la barrière de la Chapelle.
– À ma campagne, près de Groslay, dans la vallée de Montmorency. Là, Monsieur, nous réfléchirons ensemble au parti que nous devons prendre. Je connais mes devoirs. Si je suis à vous en droit, je ne vous appartiens plus en fait. Pouvez-vous désirer que nous devenions la fable de tout Paris. N’instruisons pas le public de cette situation qui pour moi présente un côté ridicule, et sachons garder notre dignité. Vous m’aimez encore, reprit-elle, en jetant sur le colonel un regard triste et doux; mais moi, n’ai-je pas été 361autorisée à former d’autres liens. En cette singulière position, une voix secrète me dit d’espérer en votre bonté qui m’est si connue. Aurais-je donc tort en vous prenant pour seul et unique arbitre de mon sort. Soyez juge et partie? Je me confie à la noblesse de votre caractère? Vous aurez la générosité de me pardonner les résultats de fautes innocentes. Je vous l’avouerai donc, j’aime M. Ferraud. Je me suis crue en droit de l’aimer. Je ne rougis pas de cet aveu devant vous; s’il vous offense, il ne nous déshonore point. Je ne puis vous cacher les faits. Quand le hasard m’a laissée veuve, je n’étais pas mère…
Le colonel fit un signe de main à sa femme, pour lui imposer silence, et ils restèrent sans proférer un seul mot pendant une demi-lieue. Chabert croyait voir les deux petits enfans devant lui.
– Rosine!
– Monsieur?
– Les morts ont donc bien tort de revenir?
– Oh! monsieur, non, non! Ne me croyez pas ingrate. Seulement, vous trouvez une amante, une mère, là où vous aviez laissé 362une épouse. S’il n’est plus en mon pouvoir de vous aimer, je sais tout ce que je vous dois et puis vous offrir encore toutes les affections d’une fille.
– Rosine, reprit le vieillard d’une voix douce, je n’ai plus aucun ressentiment contre toi. Nous oublierons tout, ajouta-t-il avec un de ces sourires dont la grâce est toujours le reflet d’une belle ame. Je ne suis pas assez peu délicat pour exiger les semblans de l’amour chez une femme qui n’aime plus.
La comtesse lui lança un regard empreint d’une telle reconnaissance, que le pauvre Chabert aurait voulu rentrer dans sa fosse d’Eylau. Certains hommes ont une ame assez forte pour de tels dévouemens, dont ils trouvent la récompense dans la certitude d’avoir fait le bonheur d’une personne aimée.
– Mon ami, nous parlerons de tout ceci plus tard et à cœur reposé, dit la comtesse.
La conversation prit un autre cours, car il était impossible de la continuer long-temps sur ce sujet. Quoique les deux époux revinssent souvent à leur situation bizarre, soit par des allusions, soit sérieusement, ils firent un charmant voyage, se rappelant les événe363mens de leur union passée et les choses de l’empire. La comtesse sut imprimer un charme doux à ces souvenirs, et répandit dans la conversation une teinte de mélancolie nécessaire pour y maintenir la gravité. Elle faisait revivre l’amour sans exciter aucun désir, et laissait entrevoir à son premier époux toutes les richesses morales qu’elle avait acquises, en tâchant de l’accoutumer à l’idée de restreindre son bonheur aux seules jouissances que goûte un père près d’une fille chérie. Le colonel avait connu la comtesse de l’Empire, il retrouvait la comtesse de la Restauration. Ils arrivèrent par un chemin de traverse à un grand parc situé dans la petite vallée qui sépare les hauteurs de Margency du joli village de Groslay. La comtesse possédait là une délicieuse maison où, le colonel vit, en arrivant, tous les apprêts que nécessitaient son séjour et celui de sa femme. Le malheur est une espèce de talisman dont la vertu consiste à corroborer notre constitution primitive; il augmente la défiance et la méchanceté chez certains hommes, comme il grandit la bonté de ceux qui ont un cœur excellent; l’infortune avait rendu le colonel encore plus secou364rable et meilleur qu’il ne l’avait été. Il savait alors s’initier au secret des souffrances féminines qui sont inconnues à la plupart des hommes. Cependant, malgré son peu de défiance, il ne put s’empêcher de dire à sa femme: – Vous étiez donc bien sûre de m’emmener ici?
– Oui, répondit-elle, si je trouvais le colonel Chabert dans le plaideur.
L’air de vérité qu’elle sut mettre dans cette réponse dissipa les légers soupçons que le colonel se blâma d’avoir conçus. Pendant trois jours la comtesse fut admirable’près de son premier mari. Par de tendres soins et sa constante douceur, elle semblait vouloir effacer le souvenir des souffrances qu’il avait endurées, se faire pardonner les malheurs que, suivant ses aveux, elle avait innocemment causés. Elle se plaisait à déployer pour lui, tout en lui faisant apercevoir une sorte de mélancolie, les charmes auxquels elle le savait faible; car nous sommes plus particulièrement accessibles à certaines façons, à des grâces de cœur ou d’esprit auxquelles nous ne résistons pas. Elle voulait l’intéresser à sa situation, et l’attendrir assez pour s’em365parer de son esprit et disposer souverainement de lui. Décidée à tout pour arriver à ses fins, elle ne savait pas encore ce qu’elle devait faire de lui, mais certes elle voulait l’anéantir socialement.
Le soir du troisième jour elle sentit que, malgré ses efforts, elle ne pouvait cacher les inquiétudes que lui causait le résultat de ses manœuvres. Pour se trouver un moment à l’aise, elle monta chez elle, s’assit à son secrétaire, déposa le masque de tranquillité qu’elle conservait devant le comte Chabert, comme une actrice qui, rentrant fatiguée dans sa loge après un cinquième acte pénible, tombe demi-morte et laisse dans la salle une image d’elle-même à laquelle elle ne ressemble plus. Elle se mit à finir une lettre commencée qu’elle écrivait à Delbecq, à qui elle disait d’aller, en son nom, demander chez Derville communication des actes qui concernaient le colonel Chabert, de les copier et de venir aussitôt la trouver à Groslay.
À peine avait-elle achevé qu’elle entendit dans le corridor le bruit des pas du colonel, qui, tout inquiet, venait la retrouver.
– Hélas! dit-elle à haute voix, je 366voudrais être morte! Ma situation est intolérable…
– Eh bien, qu’avez-vous donc? demanda le bonhomme.
– Rien, rien, dit-elle.
Elle se leva, laissa le comte et descendit pour parler sans témoins à sa femme de chambre qu’elle fit partir pour Paris, en lui recommandant de remettre elle-même à M. Delbecq la lettre qu’elle venait d’écrire, et de la lui rapporter aussitôt qu’il l’aurait lue. Puis la comtesse alla s’asseoir sur un banc où elle était assez en vue pour que le colonel vînt l’y trouver aussitôt qu’il le voudrait. Le comte, qui déjà la cherchait, accourut et s’assit près d’elle.
– Rosine, lui dit-il, qu’avez-vous?
Elle ne répondit pas. La soirée était une de ces soirées magnifiques et calmes dont les secrètes harmonies répandent, au mois de juin, tant de suavité dans les couchers du soleil. L’air était pur et le silence profond, en sorte que l’on pouvait entendre dans le lointain du parc les voix de quelques enfans qui ajoutèrent une sorte de mélodie aux sublimités du paysage.
367– Vous ne me répondez pas? demanda le colonel à sa femme.
– Mon mari…, dit la comtesse qui s’arrêta, fit un mouvement et s’interrompit pour lui demander en rougissant: – Comment dirai-je en parlant de M. Ferraud?
– Nomme-le ton mari, ma pauvre enfant, répondit le colonel avec un délicieux accent de bonté. N’est-ce pas le père de tes enfans?
– Eh bien! reprit-elle, si M. Ferraud me demande ce que je suis venue faire ici, s’il apprend que je m’y suis enfermée avec un inconnu, que lui dirai-je? Écoutez, monsieur, reprit-elle, en prenant une attitude pleine de dignité, décidez de mon sort, je suis résignée à tout…
– Ma chère, dit le colonel en s’emparant des mains de sa femme, j’ai résolu de me sacrifier entièrement à votre bonheur…
– Cela est impossible, s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement convulsif. Songez donc que vous devriez alors renoncer à vous-même et d’une manière authentique…
– Comment, dit le colonel, ma parole ne vous suffit pas?
368Le mot authentique tomba sur le cœur du vieillard et y réveilla des défiances involontaires. Il jeta sur sa femme un regard qui la fit rougir: Elle baissa les yeux. Le colonel avait peur de se trouver obligé de la mépriser. La comtesse craignait d’avoir effarouché la sauvage pudeur, la probité sévère d’un homme dont elle connaissait le caractère généreux les vertus primitives. Quoique ces idées eussent répandu quelques nuages sur leurs fronts, la bonne harmonie se rétablit aussitôt entre eux. Un cri d’enfant retentit au loin.
– Jules, laissez votre sœur tranquille, s’écria la comtesse.
– Quoi! vos enfans sont ici? dit le colonel.
– Oui; mais je leur ai défendu de vous importuner.
Le vieux soldat comprit la délicatesse, le tact de femme renfermé dans ce procédé si gracieux, et prit la main de la comtesse pour la baiser.
– Qu’ils viennent donc, dit-il.
La petite fille accourait pour se plaindre de son frère.
369– Maman!
– Maman!
– C’est lui qui…
– C’est elle…
Les mains étaient étendues vers la mère, et les deux voix enfantines se mêlaient. Ce fut un tableau soudain et délicieux!
– Pauvres enfans, s’écria la comtesse en ne retenant plus ses larmes, il faudra les quitter? à qui le jugement les donnera-t-il? On ne partage pas un cœur de mère, je les veux, moi!
– Est-ce vous qui faites pleurer maman? dit Jules en jetant un regard de colère au colonel.
– Taisez-vous, Jules, s’écria la mère d’un air impérieux.
Les deux enfans restèrent debout et silencieux, examinant leur mère et l’étranger avec une curiosité qu’il est impossible d’exprimer par des paroles.
– Oh! oui, reprit-elle, si l’on me sépare de monsieur Ferraud, qu’on me laisse les enfans, et je serai soumise à tout…
Ce fut un mot décisif qui obtint tout le succès qu’elle en avait espéré.
370– Oui, s’écria le colonel comme s’il achevait une phrase mentalement commencée, je dois rentrer sous terre. Je me le suis déjà dit.
– Puis-je accepter un tel sacrifice? répondit la comtesse. Si quelques hommes sont morts pour sauver l’honneur de leur maîtresse, ils n’ont donné leur vie qu’une fois. Mais ici vous donneriez votre vie tous les jours! Non, non, cela est impossible. S’il ne s’agissait que de votre existence, ce ne serait rien; mais signer que vous n’êtes pas le colonel Chabert, reconnaître que vous êtes un imposteur, donner votre honneur, commettre un mensonge à toute heure du jour, le dévouement humain ne saurait aller jusques-là. Songez donc! Non. Sans mes pauvres enfans, je me serais déjà enfuie avec vous au bout du monde…
– Mais, reprit Chabert, est-ce que je ne puis pas vivre ici, dans votre petit pavillon, comme un de vos parens. Je suis usé comme un canon de rebut, il ne me faut qu’un peu de tabac et le Constitutionnel.
La comtesse fondit en larmes. Il y eut entre la comtesse Ferraud et le colonel Chabert 371un combat de générosité dont le soldat sortit vainqueur. Un soir, en voyant cette mère au milieu de ses enfans, il fut séduit par les touchantes grâces d’un tableau de famille, à la campagne, dans l’ombre et le silence, il prit la résolution de rester mort, et, ne s’effrayant plus de l’authenticité d’un acte, il demanda comment il fallait s’y prendre pour assurer irrévocablement le bonheur de cette famille.
– Faites comme vous voudrez! lui répondit la comtesse, je vous déclare que je ne me mêlerai en rien de cette affaire. Je ne le dois pas.
Delbecq était arrivé depuis quelques jours, et, suivant les instructions verbales de la comtesse, l’intendant avait su gagner la confiance du vieux militaire. Le lendemain matin donc le colonel Chabert partit avec l’ancien avoué pour Saint-Leu-Taverny, où Delbecq avait fait préparer chez le notaire un acte conçu en termes si crus, que le colonel sortit brusquement de l’étude après en avoir entendu la lecture.
– Mille tonnerres! je serais un joli coco! 372Mais je passerais pour unfaussaire, s’écria-t-il.
– Monsieur, lui dit Delbecq, je ne vous conseille pas de signer trop vite. À votre place je tirerais au moins trente mille livres de rentes de ce procès-là, car madame les donnerait.
Après avoir foudroyé ce coquin émérite par le lumineux regard de l’honnête homme indigné, le colonel s’enfuit emporté par mille sentimens contraires. Il redevint défiant, s’indigna, se calma tour à tour. Enfin il entra dans le parc de Groslay par la brêche d’un mur, et vint à pas lents se reposer et réfléchir à son aise dans un cabinet pratiqué sous un kiosque d’où l’on découvrait le chemin de Saint-Leu. L’allée étant sablée avec cette espèce de terre jaunâtre par laquelle on remplace le gravier de rivière, la comtesse, qui était assise dans le petit salon de cette espèce de pavillon, n’entendit pas marcher le colonel. Le visage tourné vers l’allée qui menait à Saint-Leu, elle regardait sur la route, elle était trop préoccupée du succès de son affaire pour prêter la moindre attention au léger bruit que fit son mari du côté opposé. 373Le vieux soldat n’aperçut pas non plus sa femme au-dessus de lui dans le petit pavillon.
– Eh bien! monsieur Delbecq, a-t-il signé, demanda la comtesse à son intendant qu’elle vit seul sur le chemin, par-dessus la haie d’un saut de loup.
– Non, madame. Je ne sais même pas ce qu’il est devenu. Le vieux cheval s’est cabré.
– Il faudra donc finir par le mettre à Charenton, dit-elle, puisque nous le tenons.
Le colonel, qui retrouva l’élasticité de la jeunesse pour franchir le saut de loup, fut en un clin d’œil devant l’intendant, auquel il appliqua la plus belle paire de soufflets qui jamais ait été reçue sur deux joues de procureur.
– Ajoute que les vieux chevaux savent ruer, lui dit-il.
Sa colère dissipée, le colonel ne se sentit plus la force de sauter le fossé. La vérité s’était montrée dans sa nudité. Le mot de la comtesse et la réponse de Delbecq avaient dévoilé le complot dont il allait être la victime. Les soins qui lui avaient été prodigués étaient 374une amorce pour le prendre dans un piège. Ce mot fut comme une goutte de quelque poison subtil qui détermina chez le vieux soldat le retour de ses douleurs et physiques et morales. Il revint vers le kiosque par la porte du parc, en marchant lentement comme un homme affaissé. Donc, ni paix, ni trêve pour lui! Dès ce moment il fallait commencer avec cette femme la guerre odieuse dont lui avait parlé Derville, entrer dans une vie de procès, se nourrir de fiel, boire chaque matin un calice d’amertume. Puis, pensée affreuse, où trouver l’argent nécessaire pour payer les frais des premières instances? Il lui prit un si grand dégoût de la vie, que s’il y avait eu de l’eau près de lui, il s’y serait jeté, que s’il avait eu des pistolets, il se serait brûlé la cervelle. Puis il retomba dans l’incertitude d’idées, qui, depuis sa conversation avec Derville chez le nourrisseur, avait changé son moral. Enfin, arrivé devant le kiosque, il monta dans le cabinet aérien dont les rosaces de verre offraient la vue de chacune des ravissantes perpectives de la vallée, et où il trouva la comtesse assise sur une chaise. Elle examinait le paysage et 375gardait une contenance pleine de calme en montrant cette impénétrable physionomie que savent prendre les femmes déterminées à tout. Elle s’essuya les yeux comme si elle eût versé des pleurs, et joua par un geste distrait avec le long ruban rose de sa ceinture. Néanmoins, malgré son assurance apparente, elle ne put s’empêcher de frissonner en voyant devant elle son vénérable bienfaiteur, debout, les bras croisés, la figure pâle, le front sévère.
– Madame, dit-il après l’avoir regardée fixement pendant un moment, et l’avoir forcée à rougir, madame, je ne vous maudis pas, je vous méprise. Maintenant, je remercie le hasard qui nous a désunis. Je ne sens même pas un désir de vengeance, je ne vous aime plus. Je ne veux rien de vous. Vivez tranquille sur la foi de ma parole, elle vaut mieux que le griffonnage de tous les notaires de Paris. Je ne réclamerai jamais le nom que j’ai peut-être illustré. Je ne suis plus qu’un pauvre diable nommé Hyacinthe, qui ne demande que sa place au soleil. Adieu…
La comtesse se jeta aux pieds du colonel, et voulut le retenir en lui prenant les mains; 376mais il la repoussa avec dégoût, en lui disant: – Ne me touchez pas.
La comtesse fit un geste intraduisible lorsqu’elle entendit le bruit des pas de son mari. Puis, avec la profonde perspicacité que donne une haute scélératesse ou le féroce égoïsme du monde, elle crut pouvoir vivre en paix sur la promesse et le mépris de ce loyal soldat.
Chabert disparut en effet. Le nourrisseur fit faillite et se mit cocher de cabriolet. Peut-être le colonel s’adonna-t-il à quelque industrie du même genre. Peut-être, semblable à une pierre lancée dans un gouffre, alla-t-il, de cascade en cascade, s’abîmer dans cette boue de haillons qui foisonne à travers les rues de Paris.
379L’HOSPICE DE LA VIEILLESSE.
Six mois après cet événement, Derville, qui n’entendait plus parler ni du colonel Chabert ni de la comtesse Ferraud, pensa qu’il était survenu sans doute entre eux une transaction, que, par vengeance, la comtesse avait fait dresser dans une autre étude. Alors, un matin, il supputa les sommes avancées audit Chabert, y ajouta ses frais, et pria la comtesse Ferraud de réclamer à M. le comte Chabert le montant de ce mémoire, en pré380sumant qu’elle savait où se trouvait son premier mari.
Le lendemain même l’intendant du comte Ferraud, récemment nommé président du tribunal de première instance dans une ville importante, écrivit à Derville ce mot désolant:
Monsieur,
Madame la comtesse Ferraud me charge de vous prévenir que votre client avait complètement abusé de votre confiance, et que l’individu qui disait être le comte Chabert a reconnu avoir induement pris de fausses qualités.
Agréez, etc.
DELBECQ.
– On rencontre des gens qui sont aussi, ma parole d’honneur, par trop bêtes. Ils ont volé le baptême, s’écria Derville. Soyez donc humain, généreux, philantrope et avoué, vous vous faites enfoncer! Nom d’un tonnerre! voilà une affaire qui me coûte plus de deux billets de mille francs.
Deux ans après la réception de cette lettre, Derville cherchait au Palais un avocat auquel il voulait parler, et qui plaidait à la police correctionnelle. Le hasard voulut que Der381ville entrât à la sixième chambre au moment où le président condamnait comme vagabond, le nommé Hyacinthe à deux mois de prison, et ordonnait qu’il fut ensuite conduit au dépôt de mendicité de Saint-Denis, sentence qui, d’après la jurisprudence des préfets de police, équivaut à une détention perpétuelle.
Au nom d’Hyacinthe, Derville regarda le délinquant assis entre deux gendarmes sur le banc des prévenus, et reconnut, dans la personne du condamné, son faux colonel Chabert. Le vieux soldat était calme, immobile, presque distrait. Malgré ses haillons, malgré la misère empreinte sur sa physionomie, elle déposait d’une noble fierté. Son regard avait une expression de stoïcisme qu’un magistrat n’aurait pas dû méconnaître; mais, dès qu’un homme tombe entre les mains de la justice, il n’est plus qu’un être moral, une question de droit ou de fait, comme aux yeux des statisticiens il devient un chiffre.
Quand le soldat fut reconduit au greffe pour être emmené plus tard avec la fournée de vagabonds que l’on jugeait en ce moment, Derville usa du droit qu’ont les avoués d’entrer partout au Palais, l’accompagna au 382greffe et l’y contempla pendant quelques instans, ainsi que les mendians curieux parmi lesquels il se trouvait. L’antichambre du greffe offrait alors un de ces spectacles que malheureusement ni les législateurs, ni les philanthropes, ni les peintres, ni les écrivains ne viennent étudier. Comme tous les laboratoires de chicane, cette antichambre est une pièce obscure et puante, dont les murs sont garnis d’une banquette en bois noirci par le séjour perpétuel des malheureux qui viennent à ce rendez-vous de toutes les misères sociales, et auquel pas un d’eux ne manque. Un poète dirait que le jour a honte d’éclairer ce terrible égout par lequel passent tant d’infortunes! Il n’est pas une seule place où ne se soit assis quelque crime en germe ou consommé; pas un seul endroit où ne se soit rencontré quelque homme qui, désespéré par la légère flétrissure que la justice avait imprimée à sa première faute, n’ait commencé une existence au bout de laquelle devait se dresser la guillotine, ou détoner le pistolet du suicide. Tous ceux qui tombent sur le pavé de Paris rebondissent contre ces murailles jaunâtres, sur lesquelles un philanthrope qui 383ne serait pas un spéculateur pourrait déchiffrer la justification des nombreux suicides dont se plaignent des écrivains hypocrites, incapables de faire un pas pour les prévenir, et qui se trouve écrite dans cette antichambre, espèce de préface pour les drames de la Morgue ou pour ceux de la place de Grève.
En ce moment le colonel Chabert s’assit au milieu de ces hommes à faces énergiques, vêtus des horribles livrées de la misère, silencieux par intervalles, ou causant à voix basse, car trois gendarmes de faction se promenaient en faisant retentir leurs sabres sur le plancher.
– Me reconnaissez-vous? dit Derville au vieux soldat en se plaçant devant lui.
– Oui, monsieur, répondit Chabert en se levant.
– Si vous êtes un honnête homme, reprit Derville à voix basse, comment avez-vous pu rester mon débiteur?
Le vieux soldat rougit comme aurait pu le faire une jeune fille accusée par sa mère d’un amour clandestin.
– Quoi! madame Ferraud ne vous a pas payé? s’écria-t-il à haute voix.
384– Payé! dit Derville. Elle m’a écrit que vous étiez un intrigant.
Le colonel leva les yeux par un sublime mouvement d’horreur et d’imprécation, comme pour en appeler au ciel de cette tromperie nouvelle.
– Monsieur, dit-il d’une voix calme à force d’altération, obtenez des gendarmes la faveur de me laisser entrer au greffe, je vais vous signer un mandat qui sera certainement acquitté.
Sur un mot dit par Derville au brigadier, il lui fut permis d’emmener son client dans le greffe, où Hyacinthe écrivit quelques lignes adressées à la comtesse Ferraud.
– Envoyez cela chez elle, dit le soldat, et vous serez remboursé de vos frais et de vos avances. Croyez, monsieur, que si je ne vous ai pas témoigné la reconnaissance que je vous dois pour vos bons offices, elle n’en est pas moins là, dit-il en se mettant la main sur le cœur. Oui, elle est là, pleine et entière. Mais que peuvent les malheureux? Ils aiment, voilà tout.
– Comment, lui dit Derville, n’avez-vous pas stipulé pour vous quelque rente?
385– Ne me parlez pas de cela! répondit le vieux militaire. Vous ne pouvez pas savoir jusqu’où va mon mépris pour cette vie extérieure à laquelle tiennent la plupart des hommes. J’ai subitement été pris d’une maladie, le dégoût de l’humanité. Quand je pense que Napoléon est à Saint-Hélène, tout ici-bas m’est indifférent. Je ne puis plus être soldat, voilà tout mon malheur. Enfin, ajouta-t-il en faisant un geste plein d’enfantillage, il vaut mieux avoir du luxe dans ses sentimens que sur ses habits, je ne crains le mépris de personne.
Et le colonel alla se remettre sur son banc. Derville sortit. Quant il revint à son étude, il envoya son maître clerc chez la comtesse Ferraud, qui, à la lecture du billet, fit immédiatement payer la somme due à l’avoué du comte Chabert.
En 1832, vers la fin du mois de juin, un jeune avoué allait à Ris, en compagnie de son prédécesseur. Lorsqu’ils parvinrent à l’avenue qui conduit de la grande route à Bicêtre, ils aperçurent sous un des ormes du chemin, un des ces vieux pauvres chenus et cassés qui ont obtenu le bâton de maréchal des men386dians, en vivant à Bicêtre comme les femmes indigentes vivent à la Salpêtrière. Cet homme, l’un des deux mille malheureux logés dans l’Hospice de la Vieillesse, était assis sur une borne et paraissait concentrer toute son intelligence dans une opération bien connue des invalides, et qui consiste à faire sécher au soleil le tabac de leurs mouchoirs, pour éviter de les blanchir, peut-être. Ce vieillard avait une physionomie attachante. Il était vêtu de cette robe de drap rougeâtre que l’hospice accorde à ses hôtes, espèce de livrée horrible.
– Tenez, Derville, dit le jeune homme à son compagnon de voyage, voyez donc ce vieux. Ne ressemble-t-il pas à ces grotesques qui nous viennent d’Allemagne. Et cela vit, et cela est heureux, peut-être!
Derville prit son lorgnon, regarda le pauvre, laissa échapper un mouvement de surprise et dit: – Ce vieux-là, c’est tout un poème, ou comme disent les romantiques, un drame. As-tu rencontré quelquefois la comtesse Ferraud?
– Oui, c’est une femme d’esprit et très-agréable; mais un peu trop dévote.
– Ce vieux bicêtrien est son mari légitime, 387le comte Chabert, l’ancien colonel. Elle l’aura sans doute fait placer là. S’il est dans cet hospice au lieu d’habiter un hôtel, c’est uniquement pour avoir rappelé à la jolie comtesse Ferraud qu’il l’avait prise, comme un fiacre, sur la place. Je me souviens encore du regard de tigre qu’elle lui jeta dans ce moment-là.
Ce début ayant excité la curiosité du jeune homme, auquel Derville avait récemment vendu sa charge, l’ancien avoué lui raconta l’histoire qui précède.
Deux jours après, le lundi matin, en revenant à Paris, les deux amis jetèrent un coup d’œil sur Bicêtre, et Derville proposa d’aller voir le colonel Chabert. À moitié chemin de l’avenue, les deux gens de loi trouvèrent assis sur la souche d’un arbre abattu, le vieillard qui tenait à la main un bâton et s’amusait à tracer des raies sur le sable. En le regardant attentivement, ils s’aperçurent qu’il venait de déjeuner autre part qu’à l’établissement.
– Bonjour, colonel Chabert, lui dit Derville.
– Pas Chabert, pas Chabert! je me nomme Hyacinthe, répondit le vieillard. Je ne suis plus un homme, je suis le numéro 164, sep388tième salle, ajouta-t-il en regardant Derville avec une anxiété peureuse, avec une crainte de vieillard et d’enfant. – Vous allez voir le condamné à mort, dit-il après un moment de silence. Il n’est pas marié, lui! Il est bien heureux.
– Pauvre homme, dit Derville. Voulez-vous de l’argent pour acheter du tabac?
Le colonel tendit avidement la main avec toute la naïveté d’un gamin de Paris, à chacun des deux inconnus qui lui donnèrent une pièce de vingt francs. Il les remercia par un regard stupide, en disant: – Braves troupiers! Il se mit au port d’armes, feignit de les coucher en joue, et s’écria en souriant: – Feu des deux pièces, vive Napoléon! Et il décrivit en l’air avec sa canne une arabesque imaginaire.
– Le genre de sa blessure l’aura fait tomber en enfance, dit Derville.
– Lui, en enfance, s’écria un vieux bicêtrien qui les regardait. Ah! il y a des jours où il ne faut pas lui marcher sur le pied. C’est un vieux malin plein de philosophie et d’imagination. Mais aujourd’hui, que voulez-vous? il a fait le lundi. Monsieur, en 1819, il 389était déjà ici. Pour lors, un officier prussien, dont la calèche montait la côte de Villejuif, vint à passer à pied. Nous étions nous deux, Hyacinthe et moi, sur le bord de la route. Cet officier causait en marchant avec un autre, avec un Russe, ou quelque animal de la même espèce, lorsqu’en voyant l’ancien, le Prussien, histoire de blaguer, lui dit: – Voilà un vieux voltigeur qui devait être à Rosbach.– J’étais trop jeune pour y être, lui répondit-il, mais j’ai été assez vieux pour me trouver à Iéna. Pour lors, le Prussien a filé, sans faire d’autres questions.
– Quelle destinée! s’écria Derville. Sorti de l’hospice des Enfans trouvés, il revient mourir à l’Hospice de la Vieillesse, après avoir, dans l’intervalle, aidé Napoléon à conquérir l’Égypte et l’Europe. – Savez-vous, mon cher, reprit Derville après une pause, qu’il existe dans notre société trois hommes, le prêtre, le médecin et l’homme de justice, qui ne peuvent pas estimer le monde. Ils ont des robes noires, peut-être parce qu’ils portent le deuil de toutes les vertus, de toutes les illusions. Combien de choses n’ai-je pas apprises pendant le temps que j’ai été avoué? 390J’ai vu mourir un père dans un grenier, sans sou ni maille, abandonné par ses deux filles à chacune desquelles il avait donné quarante mille livres de rente! J’ai vu brûler des testamens. J’ai vu des mères dépouiller leurs enfans, des maris voler leurs femmes, des femmes tuer leurs maris en se servant de l’amour qu’elles leur inspiraient pour les rendre fous ou imbécilles, afin de vivre en paix avec un amant. J’ai vu des femmes donner à l’enfant d’un premier lit des goûts qui devaient amener sa mort, afin d’enrichir le leur. Je ne puis pas vous dire tout ce que j’ai vu, car j’ai vu bien des crimes contre lesquels la justice est impuissante. Enfin, toutes les horreurs que les romanciers croient inventer, sont toujours au-dessous de la vérité. Vous verrez ces jolies choses-là, vous? Quant à moi, je vais aller vivre à la campagne avec ma femme. Paris me fait horreur.
Paris, février–mars 1832.
FIN DU TOME XII.