3INTRODUCTION.
En exprimant, dans notre introduction aux ÉTUDES DE MŒURS, la pensée qui animait l’auteur de cette œuvre*, nous faisions pressentir qu’elle
* La publication de la quatrième livraison des Études de Mœurs au dix-neuvième siècle, où se trouve l’introduction faite à cet ouvrage par M. Félix Davin, a été retardée par quelques changemens utiles aux intérêts de l’auteur et du libraire, mais cette livraison doit être mise en vente sous peu de jours. (Note de l’éditeur.)
4n’était encore que la base sur laquelle il se proposait d’asseoir deux autres ouvrages où se développeraient des idées graduellement plus élevées et où de nouvelles formules qui intéressent l’avenir des sociétés se dérouleraient poétiquement: les Études philosophiques forment le premier de ces deux ouvrages.
Préoccupés par les fluctuations politiques qui, dans notre époque de ré5novation pénible, semblent être devenues l’état normal de la nation, et n’attachant qu’une importance secondaire aux questions d’art, le public et les journaux ignorent le secret de cette lente, mais incessante édification. Les écrivains d’aujourd’hui, qui se servent de la critique moins pour éclairer les masses et diriger la littérature que pour blesser les poètes et nier la science, pourraient encore envelopper ce long labeur de quelque obscurité, en ne faisant voir dans ces deux titres (Études de Mœurs au dix-neuvième siècle et Études philosophiques) qu’une antithèse favorable à la spéculation des éditeurs, tandis que, 6selon nous, ce sont deux grandes idées judicieusement exprimées. Il était temps que l’auteur pensât à incruster profondément le sens général de son œuvre dans un titre qui frappât le public; car aujourd’hui nous nous sommes habitués à prendre les gens au mot, et à leur croire la valeur qu’ils se donnent. Le critique ingénieux qui nous a devancé dans l’appréciation de cet ouvrage, et à l’originalité, à la profondeur duquel nous rendons d’ailleurs une justice entière, en a cru lui-même sur parole l’humble étiquette que M. de Balzac avait, sur le vœu d’un libraire, primitivement attachée à ses œuvres, et s’était borné à exa7miner en lui le talent du conteur sous toutes ses faces et avec toutes ses qualités sans doute, mais en le réduisant nécessairement à d’étroites proportions. Et cela devait être. L’auteur lui-même avait-il embrassé d’un coup d’œil l’étendue du canevas qu’il remplit chaque jour. Nous ne le pensons pas. Si son plan avait pu jaillir complet de sa tête, comme ces belles unités que les artistes d’autrefois mettaient toute une vie à concevoir, et que la dévorante précipitation de notre siècle ne permet presque plus d’accomplir, peut-être aurait-il laissé tomber sa plume! Eh! oui, certes, il aurait reculé devant des travaux aussi vastes, et à 8l’achèvement desquels la persistance de la volonté devait faillir avant la force du talent.
Aussi est-ce un phénomène curieux et digne d’observation que l’enfantement des Œuvres de M. de Balzac, ainsi que les développemens inattendus qui les ont fécondées et les larges superpositions dont elles se sont accrues. L’histoire de la littérature offre assurément peu d’exemples de cette élaboration progressive d’une idée qui, d’abord indécise en apparence et formulée par de simples contes, a pris tout à coup une extension qui la place enfin au cœur de la plus haute philosophie.
9Maintenant que l’élévation de quelques parties importantes nous laisse entrevoir la physionomie de l’édifice, maintenant que commence à poindre le sens intime de la formule générale dégagée par l’auteur de ses nombreux aperçus sur l’humanité, ne pouvons-nous pas naturellement supposer qu’un jour, en comparant les différentes pensées empreintes dans ses travaux, il a fait comme l’ouvrier qui, par hasard, quitte l’envers de sa tapisserie et vient en regarder le dessin dans son entier. Dès-lors, et parce que le germe d’une haute synthèse était depuis longtemps en lui-même, il s’est mis à rêver l’effet de l’ensemble. Soudain, rem10plissant dans sa pensée les lacunes de sa construction couverte de fresques, supposant ici un groupe, là une figure principale, plus loin un second plan ou des teintes de rappel, il s’est épris de ces tableaux et s’est remis à l’ouvrage avec une furie française, parce qu’il était encore dans l’âge où l’on ne doute de rien. Puis, une fois engagé, cet homme à la constante volonté duquel ceux qui le connaissent rendent un éclatant hommage, et qu’on estimera, certes, un jour autant que son talent, cet homme a toujours marché devant lui sans se souvenir le lendemain ni des efforts ni des fatigues de la veille.
11Ces travaux devaient être naturellement soumis à quelques variations de pensée, à quelques caprices d’exécution. Sous peine d’affaissement, l’auteur ne pouvait suivre, comme un ouvrier qui taille son bloc de granit, une ligne tracée au cordeau. La régularité du travail aurait tué chez lui l’inspiration, aurait lassé la verve. De là sont venus ces déplacemens de sujets que certaines personnes ont pu lui reprocher, et qui n’étaient que des nécessités de position. La mode, au-devant de laquelle courent les libraires, exigeait des livres à toute force, peu leur importait le sens des œuvres qu’ils publiaient. Ainsi, tel fragment n’avait 12rien de philosophique et convenait aux Scènes de la Vie privée, tandis que telle scène était une étude philosophique: la fatalité du commerce, le besoin du moment les transposait. La première livraison des ÉTUDES PHILOSOPHIQUES en offre un exemple. Adieu, publié dans le troisième volume des Scènes de la Vie privée, et dont personne n’a compris la destination dans l’œuvre générale, est certes une des plus justes et des plus fermes déductions du thème inscrit sur la Peau de chagrin. L’auteur ne s’inquiétait pas plus de ces transpositions qu’un architecte ne s’enquiert de la place où sont apportées dans le chantier 13les pierres dont il doit faire un monument. Puis, peut-être, avant de dévoiler son plan au public, voulait-il essayer ses forces, peut-être attendait-il, pour dégager l’édifice de ses échafaudages et de son enceinte de planches, que plusieurs sculptures fussent achevées, que les principales lignes fussent dessinées, et qu’au moins le fronton s’élevât large et pur.
Mieux informé que ne l’ont été certains critiques empressés déjà d’attaquer M. de Balzac par le côté biographique, et qui l’ont peint fort inexactement, nous avons eu des renseignemens sur la partie la plus studieuse et la plus inconnue de sa vie, 14sur son moment le plus poétique. Ce fut aux jours d’une misère infligée par la volonté paternelle, alors opposée à la vocation du poète, et qui nous ont valu le beau récit de Raphaël dans la Peau de chagrin, ce fut pendant les années 1818, 1819 et 1820 que M. de Balzac, réfugié dans un grenier près de la bibliothèque de l’Arsenal, travailla sans relâche à comparer, analyser, résumer les œuvres que les philosophes et les médecins de l’antiquité, du moyen âge et des deux siècles précédens, avaient laissé sur le cerveau de l’homme. Cette pente de son esprit est une prédilection. Si Louis Lambert est mort, il lui reste de Vendôme un autre ca15marade, également adonné aux études philosophiques, M. Barchou de Penhoën, auquel nous devons déjà de beaux travaux sur Fitche, sur M. Ballanche, et qui pourrait attester au besoin combien fut précoce chez M. de Balzac le germe du système physiologique autour duquel voltige encore sa pensée, mais où viennent se rattacher par essaims les conceptions qui peuvent paraître isolées. De ces premières études a donc surgi une œuvre scientifique dont nous aurions volontiers développé le but, mais que les confidens de l’auteur nous ont conseillé de tenir dans l’ombre jusqu’au jour où il l’aura suffisamment méditée et où elle pourra 16sans danger se produire dans toute son étendue. Cette science exigeait trop de temps, trop de fortune peut-être, pour devenir l’occupation exclusive d’une jeunesse nécessairement inexpérimentée ou précaire. D’ailleurs bientôt de graves intérêts auxquels on a fait allusion, contrairement aux lois de la bienséance littéraire, condamnèrent M. de Balzac à des travaux qu’aucun critique n’a pu encore embrasser dans leur ensemble. Quoique mystérieusement enfermées, ces occupations primitives et la pente entraînante d’un esprit métaphysique dominèrent les œuvres auxquelles s’adonna M. de Balzac par nécessité. Ses connaissances, aussi 17variées qu’étendues, transpirèrent et teignirent si vigoureusement ses premiers essais que certaines personnes auxquelles l’auteur de la Physiologie du Mariage était inconnu attribuaient ce livre à un vieux médecin ou à quelque vieillard enfin veuf! Ainsi que nous le disions, le jour où l’artiste a quitté l’envers de sa tapisserie pour voir le dessin de son lit et ce que produisaient ses couleurs, il s’est aperçu que, malgré lui peut-être, il développait le texte qu’il avait dans l’âme, qu’il déduisait les preuves de sa science cachée, qu’il faisait une œuvre analytigue dont il portait la synthèse en lui-18même, qu’il exprimait le drame et la poésie de son monde avant d’en mettre au jour les formules physiologiques.
Cette digression était nécessaire pour faire comprendre dans son entier le système de ces deux ouvrages et les liens qui les unissent.
Nous avons établi que les Études de Mœurs étaient une exacte représentation de tous les effets sociaux, une galerie de tableaux heureusement divisée en salles dont chacune a sa destination. Ainsi, les Scènes de la Vie privée, compositions pleines de fraîcheur, éclatantes de coloris et de jeunesse, sont appelées, quand ce livre sera complet, à figurer la vie humaine dans 19son réveil matinal, et croissant pour fleurir. Ce sera d’abord l’enfance vue par une seule échappée, mais vivement saisie, peinte dans ses premiers débrouillemens d’intelligence; ce seront, dans Une Fille d’Ève, les premières sensations de la jeune fille, puis les délicieuses timidités des grands enfans de vingt ans; enfin la vie accusée dans ses premières malices qui trahissent déjà des caractères. Là, donc, principalement des émotions, des sensations irréfléchies; là des fautes commises moins par volonté que par inexpérience des mœurs et par ignorance du train du monde; là, pour les femmes, le malheur vient de leurs 20croyances dans la sincérité des sentimens; le jeune homme est pur; les infortunes naissent de l’antagonisme méconnu que produisent les lois sociales entre les plus naturels désirs et les plus impérieux souhaits de nos instincts dans toute leur vigueur; là le chagrin a pour principe la première et la plus excusable de nos erreurs. Dans ce livre, la vie est donc prise entre les derniers développemens de la puberté qui finit et les premiers calculs d’une virilité qui commence. Cette première vue de la destinée humaine était sans encadrement possible. Aussi l’auteur s’est-il complaisamment promené partout: ici, 21dans le fond d’une campagne; là, en province; plus loin, dans Paris. Au contraire, les Scènes de la Vie de province sont destinées à représenter cette phase de la vie humaine où les passions, les calculs et les idées prennent la place des sensations, des mouvemens irréfléchis, des images acceptées comme des réalités. A vingt ans les sentimens se produisent généreux; à trente ans, déjà tout commence à se chiffrer, l’homme devient égoïste. Un esprit de second ordre se serait contenté d’accomplir cette tâche; mais M. de Balzac, amoureux des difficultés à vaincre, a voulu lui donner un cadre; il a choisi le plus simple en ap22parence, le plus négligé de tous jusqu’à ce jour, mais le plus harmonieux, le plus riche en demi-teintes, la vie de province. Là, dans des tableaux dont la bordure est étroite, mais dont la toile présente des sujets qui touchent aux intérêts généraux de la société, l’auteur s’est attaché à nous montrer sous ses mille faces la grande transition par laquelle les hommes passent de l’émotion, sans arrière-pensées aux idées les plus politiques. La vie devient sérieuse; les intérêts positifs contrecarrent à tout moment les passions violentes aussi bien que les espérances les plus naïves. Les désillusionnemens commencent. Ici se 23vèlent les frottemens du mécanisme social. Là, le choc journalier des intérêts moraux ou pécuniaires fait jaillir le drame et parfois le crime au sein de la famille la plus calme en apparence. L’auteur dévoile les tracasseries mesquines dont la périodicité concentre un intérêt poignant sur le moindre détail d’existence. Il nous initie aux secrets de ces petites rivalités, de ces jalousies de voisinage, de ces tracasseries de ménage dont la force, s’accroissant chaque jour, dégrade en peu de temps les hommes, et affaiblit les plus rudes volontés. La grâce des rêves s’envole. Chacun voit juste, et prise dans la vie le bon24heur des matérialités, là où, dans les Scènes de la Vie privée, il s’abandonnait au platonisme. La femme raisonne au lieu de sentir, elle calcule sa chute là où elle se livrait. Enfin, la vie s’est rembrunie en mûrissant. Dans les Scènes de la Vie parisienne, les questions s’élargissent. L’existence y est peinte à grands traits; elle y arrive graduellement à l’âge qui touche à la décrépitude. Une capitale était le seul cadre possible pour ces peintures d’une époque climatérique, où les infirmités n’affligent pas moins le cœur que le corps de l’homme. Ici les sentimens vrais sont des exceptions; ils sont brisés par le jeu des intérêts, écrasés 25entre les rouages de ce monde mécanique;la vertu y est calomniée, l’innocence y est vendue; les passions ont fait place à des goûts ruineux, à des vices; tout se sublimise, s’analyse, se vend et s’achète; c’est un bazar où tout est coté; les calculs s’y font au grand jour et sans pudeur; l’humanité n’a plus que deux formes, le trompeur et le trompé; c’est à qui s’assujétira la civilisation, la pressurera pour lui seul; la mort des grands parens est attendue; l’honnête homme est un niais; les idées généreuses sont des moyens; la religion est jugée comme une nécessité de gouvernement; la probité devient une position; tout s’exploite, se débite; le ri26dicule est une annonce et un passeport; le jeune homme a cent ans, et insulte la vieillesse. De cette société corrompue parce qu’elle est éminemment civilisée, de cette société où la misère et le luxe sont toujours en présence, comme deux athlètes dans un cirque où tous deux doivent périr, où la vie brûle, l’auteur introduira plus tard, si sa puissance de création et le temps ne lui manquent pas, dans deux autres salles de sa galerie où se dérouleront les spectacles atroces mais pompeux des masses sociales luttant entre elles; il en peindra la vie et les intérêts incarnés dans quelques hommes chargés d’en prévoir les nécessités 27et de mettre aux prises les individus entre eux. Ce seront les Scènes de la Vie politique et les Scènes de la Vie militaire, dont les titres accusent trop bien le but pour que nous ne soyons pas dispensés de l’expliquer. Enfin il reposera la vie, là où elle se repose, à la campagne, où se retrouveront les débris des hommes brisés par la politique, par la guerre et par les orages de la vie. Tel est, en raccourci, le plan que nous avons tâché d’exprimer dans notre précédente introduction, et qu’il fallait résumer ici. Telles sont les Études de Mœurs dans leur plus simple dessin.
Quelques critiques n’ayant pas l’é28chelle de proportion ou n’étudiant pas les divers travaux de l’auteur d’aussi près que nous peut-être, qui avons suivi avec amour toutes les phases de son talent, ont critiqué le peu d’étendue des sujets, les appelant ici des contes, là des nouvelles, et presque partout les amoindrissant. Mais n’en est-il pas de ces prétendues petites choses exactement comme des pierres carrées, des chapiteaux épars, des métopes à demi-couvertes de fleurs et de dragons, qui, vus au chantier, entre la scie ou le ciseau du manœuvre, semblent insignifians et petits, et que l’architecte, dans son dessin, a destinés à orner quelque riche enta29blement, à faire des voussures, à courir le long des grandes croisées en ogive de sa cathédrale, de son château, de sa chapelle, de sa maison des champs? Certes, l’auteur aurait pu donner les proportions du roman ordinaire à chaque détail, et l’on sait bien qu’il n’en est pas à faire ses premières preuves en ce genre. Mais les existences de cinq bénédictins, mises bout à bout, auraient-elles suffi seulement à exécuter ces six parties des ÉTUDES DE MŒURS? Et d’ailleurs, dans cette riche galerie de tableaux, dont les grandes salles s’étendent à l’infini, ne compte-t-on pas des cadres d’une assez remarquable dimension, tels que ceux 30d’Eugénie Grandet, du Médecin de campagne et celui des Chouans, qui appartiennent évidemment aux Scènes de la Vie militaire? Enfin, si l’on veut songer que, dans l’innombrable série des sujets déjà connus, il se rencontre soixante figures féminines toutes dissemblables, autant de portraits d’hommes, sans compter ces groupes secondaires où les physionomies, pour être moins distinctes, n’en sont pas moins originales, car toutes possèdent véritablement une poésie particulière qui a dû faire regretter souvent à l’auteur de ne pas l’exprimer entièrement, ne trouvera-t-on pas déjà quelque grandeur à ces ébauches éparses, à ces bases 31commencées, à ces masses de pierres dont le terrain est encombré? Puis, si l’on vient à comprendre que, forcé de ne dessiner ici qu’un trait, là un profil, plus loin de mettre ce personnage en trois quarts, celui-ci dans la lumière, celui-là dans l’ombre, quelques-uns en pied, d’autres en buste, l’auteur a dû souvent éprouver mille peines à rétrécir ses conceptions dans le cadre qui leur était assigné pour l’harmonie de l’ensemble, assurément on ne lui saura pas moins de gré de ce qu’il n’a pas exécuté que de ce qu’il a fait. Nous ne parlons pas ici de la partie matérielle de ses tableaux, de tant de détails significatifs, d’intérieurs, de fa32çades, de paysages qui, non moins que chaque caractère d’homme, que chaque figure de femme, sont des spécialités. Et n’est-ce point ici le lieu de remarquer qu’un des traits distinctifs de M. de Balzac est d’avoir, le premier, ramené le roman moderne à la vérité, à la peinture des infortunes réelles, tandis que de toutes parts on n’exploitait que des bizarreries et des exceptions, émouvantes sans doute à la manière des topiques, mais qui ne touchaient point et laissaient peu de souvenirs dans l’âme? En un mot, lorsque l’on ne s’occupait que des images, lui s’est occupé des idées. Le roman, pour arriver à une place 33honorable dans la littérature, doit être en effet l’histoire des mœurs, dont ne se soucient guère les historiens en toges qui se croient grands pour avoir enregistré des faits. Sous ce rapport, M. de Balzac est un historien qui restera. Qu’importe que le vrai qu’il exploite semble d’abord petit, comparé au faux grandiose de tant de livres contemporains, si l’ensemble doit faire une masse imposante! Mais cette critique, relative aux détails, nous semble injuste encore. «M. de Balzac a compris (disions-nous dans un article où nous avons taché de lui rendre justice) qu’en dehors des grands types et des passions majeures, renouvelés 34sous tant de faces, il existe des types secondaires et des passions de moyen ordre, non moins dramatiques, et surtout plus neufs. Ces passions et ces types, il est allé les chercher presque tous dans la famille, autour du foyer; et fouillant sous ces enveloppes en apparence si uniformes et si calmes, il en a exhumé tout à coup des caractères tellement multiples et naturels en même temps, que tout le monde s’est demandé comment des choses aussi familières, aussi vraies, étaient restées si longtemps inconnues. C’est que jamais aussi romancier n’était entré avant lui aussi intimement dans 35cet examen de détails et de petits faits, qui, interprétés et choisis avec sagacité, qui groupés avec cet art, avec cette patience admirables des vieux faiseurs de mosaïques, composent un ensemble plein d’unité, d’originalité, de fraîcheur. Ce romancier entreprend pour la société actuelle ce que Walter Scott a fait pour le moyen âge. L’un a résumé en types larges et saillans tous les caractères généraux des grandes époques historiques de l’Angleterre et de l’Écosse: hommes et femmes, corporations et castes, partis, sectes, courtisans, bourgeois, princes, manans, il a tout fait poser devant lui, 36tout classé, tout mis en relief. L’œuvre de M. de Balzac, plus logiquement disposée, non moins grandiose, n’était pas moins difficile, et n’est pas moins merveilleusement exécutée. A travers toutes les physionomies pâles et effacées de la noblesse, de la bourgeoisie et du peuple de notre époque, il choisit ces traits fugitifs, ces nuances délicates, ces finesses imperceptibles aux yeux vulgaires; il creuse ces habitudes, anatomise ces gestes, scrute ces regards, ces inflexions de voix et de visage qui ne disaient rien ou disaient quelque chose à tous, et sa galerie de portraits se déroule féconde, inépuisa37ble, toujours plus complète, souvent dominée par les visages expressifs de ses femmes, conceptions délicates dont rien ne donnerait l’idée, si nous n’avions ces portraits inouïs auxquels Lawrence a donné une âme, et qui sont à eux seuls des traités de physiognomonie.»
Si l’on trouve çà et là quelques taches, une description un peu longue, une analyse un peu minutieuse, une réflexion refroidissante, un coloris trop vermillonné, des préparations trop coquettes, quelques répétitions de mots, quelques périodes verbeuses qui échappent à la luxuriante nature de l’auteur, doit-on lui en faire 38un bien grand crime? Pour les voir disparaître, ne doit-on pas attendre l’achèvement de l’édifice? Alors, certes, le terrain se nétoiera. Quel architecte n’a ses trous de boulins à combler, son dernier grattage à faire? Alors, comme nous l’avons dit, se produira une vue complète de l’humanité, avec tous ses mouvans tableaux; les phases de la vie individuelle et sociale, l’histoire des instincts, des sentimens, des passions, l’analyse des erreurs, des intérêts, la peinture des vices, en un mot la physiologie générale de la destinée humaine. Ainsi donc, aux Études de Mœurs la richesse du roman, le luxe des descrip39tions, les découpures bizarres, la passion à plein cœur, les fleurs à pleines mains, les phases sociales, les maisons de toutes nos villes, tous les styles et tous les genres, en un mot toutes les individualités que nous avons signalées. Cette partie du monument, la plus vaste, la plus ardente, multiple en ses combinaisons, devait occuper principalement la jeunesse de l’auteur. Pour pouvoir aborder de si diverses peintures, ne faut-il pas avoir encore quelques facultés exhorbitantes, des idées qui débordent, une fécondante chaleur de cœur? Ces choses accomplies, l’auteur n’aura-t-il pas fait sur des proportions gigantesques une sorte de 40speculum mundi? Jadis Skakspeare s’est, dit-on, proposé dans ses compositions scéniques un semblable but; mais, de son temps, la société n’était-elle pas plus tranchée, conséquemment moins compliquée. Puis le théâtre exclut d’ailleurs les peines inouïes et les obstacles presque infranchissables que soulèvent les transitions auxquelles Boileau faisait une part si large, que l’absence de ce travail lui donnait une moins grande estime pour le beau livre de La Bruyère. Ainsi, d’abord, et en ne comparant que les communes résistances de la matière à ouvrer, l’auteur d’aujourd’hui a trouvé le problème plus difficile à résoudre; puis, 41il le trouve agrandi et d’autant plus rude à entreprendre, qu’il compte autour de lui plus de hauts et solennels devanciers.
Telle est la large base sur laquelle vont s’élever les Études philosophiques. Après avoir accusé dans ses Études de Mœurs au dise-neuvième siècle toutes les plaies sociales, dépeint toutes les professions, parcouru toutes les localités, exploré tous les âges, montré l’homme et la femme dans toutes leurs transformations civiles ou naturelles, physiques ou morales, après nous avoir enfin dépeint les effets sociaux, ici l’auteur tend à remonter aux causes de ces effets. Dans les 42premières assises de cette construction sont pressées et foulées les individualités typisées; dans la seconde se dressent des types individualisés. Ce peu de mots révèle la loi littéraire au moyen de laquelle M. de Balzac a su jeter le sentiment et la vie dans ce monde écrit. Ainsi là où, dans les Études de Mœurs, il a peint, dans le père Grandet, un avare qui semble être l’avarice tout entière; ici, sa plume met l’avarice aux prises avec elle-même dans maître Cornélius, personnage allégorique qui a toute la saveur d’un avare habilement peint en pied. Les effets étant plus considérables que ne le sont les causes, les Étu43des philosophiques semblent devoir offrir un cercle plus rétréci que ne l’est celui des Études de Mœurs. Cela est vrai. Mais si l’œuvre paraît aller en diminuant de volume, elle gagne en intensité; pour tout dire en un mot, elle se condense.
Maintenant, pour dégager par l’analyse l’essence de cette seconde partie du grand ouvrage, il faut montrer l’âme qui la fait mouvoir, il faut marquer les reflets brillans qu’y projète la science inconnue dont la pensée conduit l’auteur malgré lui. Nous l’avouerons, cette découverte demandait chez le critique une conscience de lecture qui manque à notre Critique moderne. 44Si nous n’avions pas plus vivement senti les beautés que les défauts de ces compositions, peut-être leur sens caché nous aurait-il échappé. Mais quelques passages rapprochés les uns des autres, quelques épigraphes étudiées avec soin, nous ont mis sur la voie. Pour nous, il est évident que M. de Balzac considère la pensée comme la cause la plus vive de la désorganisation de l’homme, conséquemment de la société. Il croit que toutes les idées, conséquemment tous les sentimens, sont des dissolvans plus ou moins actifs. Les instincts, violemment surexcités par les combinaisons factices que créent les idées sociales, peuvent, 45selon lui, produire en l’homme des foudroiemens brusques ou le faire tomber dans un affaissement successif et pareil à la mort; il croit que la pensée, augmentée de la force passagère que lui prête la passion, et telle que la société la fait, devient nécessairement pour l’homme un poison, un poignard. En d’autres termes et suivant l’axiome de Jean-Jacques, l’homme qui pense est un animal dépravé. «Assurément, dit M. Ph. Ch., il n’est pas de donnée plus tragique. A mesure que l’homme se civilise, il se suicide. Le désordre et le ravage portés par l’intelligence dans l’homme, considéré comme individu 46et comme être social, telle est l’idée que M. de Balzac a jetée dans ses œuvres. Rabelais avait vu, dans un autre temps, l’étrange effet de la pensée religieuse qui, à force de pénétrer la société, achevait de la dissoudre. L’âme, divinisée par le christianisme, avait tout envahi. Le spiritualisme effaçait la matière; le symbole, l’idéalisation régnaient sans partage; pour un symbole l’Occident s’était rué sur l’Orient. Il dominait la poésie, qu’il réduisait à l’état de fantôme, en multipliant les personnifications allégoriques, en bannissant de son domaine les êtres vivans, la chair et le sang humains. 47Rabelais s’arma d’un symbole pour faire la guerre au symbole. Holà! messer Gaster, voici votre règne! Tonnes pleines d’hypocras, bons saucissons chargés d’épices, bombance gigantesque, culte de la dive bouteille, douce abbaye de Thélème, dont le rien-faire est la liturgie, venez! et donnez-nous, dans une épopée immense l’apothéose, de ce corps humain que l’on foule aux pieds. L’ère de Rabelais a expiré, celle qu’il annonçait parcourt son cycle et l’accomplit. Ce ne sont plus les ravages de la pensée idéaliste, mais ceux du sensualisme analytique que le romancier philoso48phe peut retracer aujourd’hui.»
Certes, la phrase de Jean-Jacques, commentée par Godwin, poétisée par lord Byron, atteste combien peu serait neuve la pensée intime de M. de Balzac. Là, néanmoins, commence la grandeur de son œuvre. Les plus immenses découvertes des sciences mathématiques ou physiques ne sont jamais que la preuve cherchée, trouvée ou devinée d’un fait déjà connu. Des générations entières avaient vu les révolutions de la terre et du ciel; Newton, Kepler, Lagrange, Laplace, Arago en ont dit, en disent encore les causes, ils prouvent en un mot. Le fait physico-moral qui meut le monde 49social avait été mieux formulé par la sagesse des nations que Rousseau ne l’a formulé lui-même. La lame use le fourreau, dit le peuple. M. de Balzac, lui, écrit LOUIS LAMBERT! Il prouve à la manière des savans. Nous avons à dessein cité l’histoire de LOUIS LAMBERT. Là se trouve, en germe informe, cette science tenue secrète, science cruellement positive, dit-on, et qui terminerait bien des discussions philosophiques. Pour LOUIS LAMBERT, y dit-il, la Volonté, la Pensée étaient des forces vives. Soit prouvée cette proposition, voyez où elle mène? Avant de publier LOUIS LAMBERT, l’auteur avait dit dans LA PEAU DE CHAGRIN: 50«Elle parut s’amuser beaucoup (Fœdora) en apprenant que la volonté humaine était une force matérielle semblable à la vapeur.» Étudiez l’épigraphe mise en tête de l’Adieu, où l’auteur nous a peint une femme naissant tout à coup à la vie en retrouvant sa raison; enfant par la faiblesse, femme pour sentir un bonheur complet? La vie et l’amour tombent sur elle comme la foudre, elle n’en soutient pas l’assaut, elle meurt! Les plus hardis physiologistes, dit la terrible épigraphe, sont effrayés par les résultats physiques de ce phénomène moral qui n’est cependant qu’un foudroiement opéré à l’intérieur, et, comme tous les effets 51électriques, bizarre et capricieux dans ses modes. Voyez dans LE MÉDECIN DE CAMPAGNE la discussion sur le suicide? Aussi, dit Benassis, est-ce la pensée qui tue et non le pistolet. Enfin, dans la nouvelle édition de Louis Lambert, déjà imprimée pour ces Études philosophiques, et dont le libraire nous a confié les épreuves, se trouvent ces mots: «Notre cervelle est le matras où nous transportons ce que nos diverses organisations peuvent absorber de matière éthérée, base commune de plusieurs substances connues sous les noms impropres d électricité, chaleur, lumière, fluide galvanique, magnétique, etc., et d’où elle sort sous forme de 52pensée. Rapprochez ces fragmens épars dans l’œuvre des belles pages où Balthazar Claës explique l’absolu chimique et dit à sa femme: Nos sentimens sont l’effet d’un gaz qui se dégage? n’apercevrez-vous pas les élémens d’une œuvre scientifique dont les éclairs jaillissent, malgré l’auteur? Ici nous sommes loin de l’homme qui pense est un animal dépravé. La question est indécise! Quelle est la fin de l’homme du moment où celui qui ne désire rien, qui vit sous la forme d’une plante, existe cent ans, tandis que l’artiste créateur doit mourir jeune? Où est le soleil, là est la pensée; où est le froid, là est le crétinisme, là est la longévité, est-il dit dans 53LOUIS LAMBERT. Ce fait est toute une science. Ces paroles, et beaucoup d’autres qui les étendent ou les confirment, semées dans cent pages de M. de Balzac, expliquent ses Études philosophiques.
Avant d’arriver à la société composée d’hommes, l’auteur a dû s’appliquer à décomposer l’homme, qui en est pour ainsi dire l’unité. Or, les critiques n’ont pas vu que la Peau de chagrin est un arrêt physiologique, définitif, porté par la science moderne, sur la vie humaine; que cet ouvrage en est l’expression poétique, abstraction faite des individualités sociales. L’effet produit par le désir, par la passion, sur le capital des forces hu54maines, n’y est-il pas magnifiquement accusé? De là cette morale que peignait si énergiquement le caporal Trim, par le moulinet qu’il trace en l’air avec son bâton et dont M. de Balzac a fait une épigraphe si mal comprise par la plupart des lecteurs. Peu de personnes ont vu qu’après un tel arrêt porté sur notre organisation il n’y avait d’autres ressources, pour la généralité des hommes, que de se laisser aller à l’allure serpentine de la vie, aux ondulations bizarres de la destinée. Donc, après avoir poétiquement formulé, dans la Peau de chagrin, le système de l’homme, considéré comme organisation, et en avoir dégagé cet axiome: 55«La vie décroît en raison directe de la puissance des désirs ou de la dissipation des idées,» l’auteur prend cet axiome comme un cicérone prend la torche pour vous introduire dans les souterrains de Rome, il vous dit: Suivez-moi! Examinons le mécanisme dont vous avez vu les effets dans les Études de Mœurs! Alors il fait passer sous vos yeux les sentimens humains dans ce qu’ils ont de plus expressif en comptant sur votre intelligence pour revenir par des dégradations aux crises moins fortes dont se composent les événemens de la vie individuelle. Il s’élance, il montre l’idée exagérant l’instinct, arrivant à la passion, et qui, 56incessamment placée sous le coup des influences sociales, devient désorganisatrice. Ainsi, dans l’Adieu, l’idée du bonheur, exaltée à son plus haut degré social, foudroie l’épouse, et par épouse l’auteur entend nécesairement l’épouse et l’amante. Dans le Réquisitionnaire, c’est une mère tuée par la violence du sentiment maternel. Voilà donc la femme considérée sous ses trois faces sociales, comme amante, comme épouse, comme mère, et devenant, sous ces trois aspects, victime de l’idée. Dans el Verdugo, c’est l’idée de dynastie mettant une hache dans la main d’un fils, lui faisant commettre tous les crimes en un seul. «Là, dit encore M. Ph. 57Ch., le parricide est ordonné par une famille et au nom d’une chimère sociale, le parricide pour sauver un titre!» Voyez comme dans l’Élixir de longue vie l’idée Hérédité devient meurtrière à son tour, et combien est acéré le poignard qu’elle met dans la main des enfans! Suivez-moi, si vous en avez le courage? venons assister ensemble à ce terrible drame exécuté au bord de la mer? Le voyez-vous, ce pénitent sinistre, assis immobile au haut de son rocher? Eh bien, là encore l’idée a porté ses ravages! la paternité, à son tour, est devenue tueuse. Ce pénitent est un père qui a noyé son fils parce qu’il soupçonnait en lui 58des instincts que la société réprouve, et s’est fait meurtrier pour que son fils ne le devînt pas. Idée sublime! Examinez maintenant cette autre étude, dont le titre ingénieux est à lui seul toute une biographie, Histoire de la Grandeur et de la Décadence de César Birotteau, marchand parfumeur, chevalier de la Légion-d’Honneur et adjoint au maire du deuxième arrondissement de la ville de Paris? le développement du décourageant axiome formulé par la Peau de chagrin marche à travers le monde en y versant des lumières sur toutes les catastrophes. César Birotteau, type parfait du négociant probe, du négociant 59pour qui la considération est une autre atmosphère indispensable, est tué soudainement par l’idée probité comme par un coup de pistolet; il a soutenu le malheur goutte à goutte, il ne soutient pas la joie et la vie qui tombent sur lui comme une trombe et le brisent. Cette étude est un chapitre de plus ajouté à l’histoire d’une famille que les pinceaux de M. de Balzac ont surtout affectionnée. Le pauvre vicaire de Saint-Gatien, qui joue un rôle dans les Études de Mœurs, est représenté ici dans la personne de son frère; mais François Birotteau est une individualité, tandis que César Birotteau sera regardé comme le type 60de cette classe nombreuse à laquelle appartiennent plusieurs personnages semés dans l’œuvre de l’auteur, figures modestes dont la grandeur vient de la manière dont elles se détachent sur le fond commun des souffrances humaines, qu’elles semblent réveiller toutes avec les leurs. Telles sont la Fosseuse et Gondrin, dans LE MÉDECIN DE CAMPAGNE, la grande Nanon, madame Grandet et sa fille, dans EUGÉNIE GRANDET, l’Enfant maudit, Juana de Mancini, le Comte Chabert, le Père Goriot, Pauline de Villenoix Louis Lambert et plusieurs autres. En effet, nul auteur n’a su mieux assigner sa part à chacune des sphères 61sociales. S’il transfigure le monde des millionnaires, il semble affectionner, il caresse le monde où l’on souffre; partout dans son œuvre les gens dépouillés comparaissent auprès des spoliateurs. Un jour cette justice lui sera rendue. Si Walter Scott plaide pour les habits brodés, M. de Balzac a réveillé nos sympathies pour les infortunes courageuses, pour les chagrins domestiques. Son style n’est mordant, sa raillerie n’est incisive que pour les riches; pour les pauvres et les souffrans, sa palette n’a que de douces couleurs. Vient ensuite Maître Cornélius, cette forte étude historique, où l’on retrouve si nettement dessinés les 62traits les plus curieux de cette grande figure de Louis XI, toujours incomplètement reproduite dans les tableaux des romanciers ou dramaturges; et là, voyez quelle inévitable logique! c’est l’idée avarice tuant l’avare dans la personne du vieil argentier. Le Chef d’œuvre inconnu nous montre l’art tuant l’œuvre; première initiation à la tragédie de Louis Lambert. Dans l’Auberge rouge, cette sanglante histoire d’un parvenu, la plus terrible peut-être qu’ait imaginée M. de Balzac, se trouve une analogie magnifiquement exécutée entre l’idée d’un crime et le crime même. Là, selon nous, à part les détails de cette composition, 63se rencontrent les plus sévères déductions du thème général. Un être débile tué par la terreur est le résultat de l’histoire intitulée: l’Enfant maudit, délicieuse histoire désormais complétée par un nouveau volume que chacun pressentait. La chaude et savante étude des Proscrits contient plusieurs propositions identiques: le suicide d’un enfant que l’ambition du ciel dégoûte de la vie, le génie devenant funeste à un grand poète, et l’idée de Patrie faisant crier à ce poète: — Mort aux Guelfes! au moment où il vient de peindre les supplices infernaux destinés aux assassins. Jésus-Christ en Flandre est la démonstration de la puissance 64de la foi, considérée aussi comme idée. Ici la conclusion habituelle de M. de Balzac eût pu être facilement appliquée, car à combien de martyrs cette idée n’a-t-elle pas été funeste? mais il a mieux aimé se reposer un instant de son affligeant système et faire luire un rayon du ciel à travers les masses de ténèbres dont il nous montre environnés. «Dans ce conte, suivant l’expression du critique déjà cité, «les pariahs de la société, ceux qu’elle bannit de ses universités et de ses collèges, restent fidèles à leurs croyances, et conservent, avec leur pureté morale, la force de cette foi qui les sauve, tandis que 65les gens supérieurs, fiers de leur haute capacité, voient s’accroître leurs maux avec leur orgueil, et leurs douleurs avec leurs lumières.»
Le rêve fantastique intitulé l’Église est une saisissante vision des idées religieuses se dévorant elles-mêmes, et croulant tour à tour les unes sur les autres, ruinées par l’incrédulité, qui est aussi une idée. Louis Lambert est la plus pénétrante et la plus admirable démonstration de l’axiome fondamental des Études philosophiques. N’est-ce pas la pensée tuant le penseur? fait cruellement vrai que M. de Balzac a suivi pas à pas dans le cerveau, et dont Manfred est la poé66sie, comme Faust en est le drame.
L’ordre adopté par l’éditeur pour la publication successive des Études philosophiques nous oblige à garder le silence sur l’ECCE HOMO, terrible contre-partie de LOUIS LAMBERT. Il faut aussi que nous nous taisions sur ces titres qui annoncent de beaux livres, les puînés de Louis Lambert, sans doute! — SŒUR MARIE DES ANGES. — LE LIVRE DES DOULEURS. — MELMOTH RÉCONCILIÉ. — AVENTURES D’UNE IDÉE HEUREUSE; sur SÉRAPHITA même, quoique la Revue de Paris en ait publié le commencement. Même silence sur LE PROPHÈTE, sur LE PRÉSIDENT FRITOT, sur LE PHI67LANTROPE ET LE CHRÉTIEN. Mais ce que nous pouvons prévoir, c’est que l’auteur n’oubliera aucun sentiment humain, aucune idée, que toute l’âme de l’homme va passer dans son redoutable creuset, comme toute la société a passé sous ses pinceaux. La Comédie du Diable, si bouffonne en apparence, est devenue, dans cette édition, une âpre critique des gouvernemens, une sorte de tohu-bohu des politiques, une sarcastique transition pour arriver à la conclusion de l’œuvre, à cette Histoire de la Succession du marquis de Carabas, qui sera la formule allégorique de la vie collective des nations, comme la Peau de chagrin est la for68mule de la vie. «C’est non-seulement, dit M. Ph. Ch., à qui nous emprunterons ce dernier aperçu (car à lui aussi ont été faites quelques confidences sur cet ouvrage), «c’est non-seulement la société dans ses masses que frappe de mort l’égoïsme, fils de l’analyse et de cette raison approfondissante qui nous ramène sans cesse à notre personnalité; c’est aussi la société dans ses élémens partiels, c’est encore le gouvernement et la politique. De degrés en degrés, l’auteur s’élèvera jusqu’à cette dernière ironie, la plus haute, et la plus en harmonie avec notre temps. Dans l’Histoire de la Succession 69du marquis de Carabas, dernière œuvre qui complétera la grande vue philosophique de M. de Balzac, nous verrons la société politique en proie à la même impuissance, au même néant qui dévore Raphaël dans la Peau de chagrin; même intensité de désir, même éclat extérieur, même misère réelle, même formule inévitable, éternelle, où la NATIONALITÉ se trouvera pressée comme L’INDIVIDUALISME l’est dans la sienne.»
Ces hautes vues philosophiques seront complétées par plusieurs autres études en germe dans la pensée de l’auteur, mais que son inépuisable 70verve aura peut-être fait éclore avant que nous n’ayons achevé nous-même ces pages arides ou nous disséquons péniblement le génie le plus chaud, le plus vivace, le plus fécond de notre époque.
Dans notre désir de nous rendre compte à nous-même d’un ouvrage dont la portée effraie, et où la pensée se perd comme un voyageur s’égare dans le dédale des arcades d’une ville qui n’existe plus (comparaison juste pour une ville commencée qui n’existe pas encore, à la différence près des ruines aux construction neuves), nous avions aperçu dans les Études philosophiques, telles que l’auteur nous les 71montre aujourd’hui, les traces d’une espérance qui vivifie ces désespérantes figures d’écorchés. Il nous semblait, si nous pouvons risquer cette image, qu’au sein de ces passions déchaînées et qui crient aussi puissamment que dans le final de Don Juan, une voix religieuse, et pleine de suavités, mystérieuse, mais consolatrice, dominait ces cris horribles et montait vers le ciel. En rassemblant dans la pensée ces cinq grandes poésies: l’Enfantmaudit, les Proscrits, Louis Lambert, Jésus-Christ en Flandre, et Séraphita; en leur supposant quelques anneaux, quelques compositions intermédiaires, nous avons aimé à penser qu’à travers nos 72sentimens foudroyés par l’analyse l’auteur faisait courir un radieux rayon de foi, une mélodieuse métempsycose chrétienne qui commençait dans les douleurs terrestres et aboutissait au ciel. Nous l’avons demandé, non sans émotion, à l’auteur, et nous a confirmé dans cette croyance par un de ces mots qui viennent de l’âme, qui révèlent un beau cœur. Donc, lorsque cet architecte aura fini d’agiter sa baguette magique, des lueurs divines éclaireront sa cathédrale, dont la destination sera double, comme l’est celle de ces beaux monumens du moyen âge en dehors desquels se pressent les passions humaines sous de fantastiques figures d’hommes 73ou d’animaux, tandis qu’à l’intérieur rayonnent les beautés pures de l’autel.
Faisons des vœux pour que la Critique soit bienveillante à ce laborieux ouvrier, souhaitons que ni le découragement, ni la maladie, ni la misère ne lui arrachent des mains son outil créateur; car nous l’aurons dit le premier et nous nous ferons gloire de l’avoir dit, il s’agit ici d’une des plus immenses entreprises qu’un seul homme ait osé concevoir; il s’agit d’une œuvre qu’un poète ingénieux nommait, devant nous, les Mille et une Nuits de l’Occident, sans savoir, que ces morceaux, si divers, si poétiques, si vrais, pris séparément, 74s’enchaînaient et devaient produire le speculum mundi dont nous parlions!
Et que sera-ce, lorsque, plus tard, la troisième partie, dont le titre est connu de quelques amis de l’auteur, quand les Études analytiques, auxquelles appartiennent évidemment la Physiologie du Mariage et le Traité de la Vie extérieure, dont plusieurs fragmens ont été publiés, quand ces dernières conséquences d’une vaste pensée viendront couronner de leurs riches entablemens ce palais littéraires, comparable aux poèmes que les Sarrasins écrivaient en marbre, et sur lequel ils gravaient l’Alcoran en caractères 75d’or? À ce dernier labeur, où se concentrera l’examen railleur des principes sociaux, appartient encore un livre dont le titre (la Monographie de la Vertu) a plus d’une fois excité la curiosité de ceux qui, du fond de leurs solitudes, applaudissent aux efforts de l’auteur, qui marquent avec orgueil les phases progressives de son talent, et s’initient par des vœux à ses fatigues et à ses veilles.
Ainsi donc, quand les ÉTUDES DE MŒURS auront peint la société dans tous ses effets, les ÉTUDES PHILOSOPHIQUES en constateront les causes, et les ÉTUDES ANALYTIQUES en creuseront les principes. Ces trois mots sont 76la clef de cette œuvre étourdissante par sa profondeur, surprenante pas ses détails, dont nous avons essayé de faire comprendre ici toute la portée.
FÉLIX DAVIN.
6 décembre.
LA PEAU DE CHAGRIN,
PREMIER VOLUME.
77PREMIÈRE PARTIE.
LA PEAU DE CHAGRIN.
Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s’ouvraient, conformément à la loi qui protége, à Paris, une 78passion essentiellement productive et chère au fisc. Sans trop hésiter, l’inconnu monta l’escalier du tripot désigné sous le nom de Numéro 39.
– Monsieur, votre chapeau, s’il vous plaît? lui cria d’une voix sèche et grondeuse un petit vieillard blême, accroupi dans l’ombre, protégé par une barricade, et qui se leva soudain en montrant une figure moulée d’après un type ignoble.
Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau. Est-ce une parabole évangélique et providentielle. N’est-ce pas plutôt une manière de conclure un contrat infernal avec vous, en exigeant je ne sais quel gage. Serait-ce pour vous obliger à garder un maintien respectueux 79devant ceux qui vont gagner votre argent. Est-ce une curiosité de la police, qui, fouillant tous les égoûts sociaux, est intéressée à savoir le nom de votre chapelier, ou le vôtre, si vous l’avez inscrit sur la coiffe. Est-ce, enfin, pour prendre la mesure de votre crâne et dresser une statistique instructive sur la capacité cérébrale des joueurs? Sur ce point l’administration garde un silence complet. Mais sachez-le bien! à peine avez-vous fait un pas vers le tapis vert, déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez à vous-même. Vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et votre manteau. À votre sortie, le JEU, par une atroce épigramme en action, vous démon80trera qu’il vous laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage. Avez-vous toutefois une coiffure neuve, vous apprendrez à vos dépens, qu’il faut se faire un costume de joueur.
L’étonnement, manifesté par l’étranger quand il reçut une fiche numérotée en échange de son chapeau dont heureusement les bords étaient légèrement pelés, indiquait assez une âme encore innocente. Le petit vieillard, qui sans doute avait croupi dès son jeune âge dans les atroces plaisirs de la vie des joueurs, lui jeta un coup-d’œil terne et sans chaleur, mais dans lequel un philosophe aurait lu les misères de l’hôpital, les vagabondages des gens ruinés, les procès-verbaux d’une foule d’asphyxies, les travaux forcés à per81pétuité, les expatriations au Guazacoalco. Cet homme dont la longue face blanche n’était plus nourrie que par les soupes gélatineuses de M. d’Arcet, présentait la pâle image de la passion réduite à son terme le plus simple. Dans ses rides, il y avait trace de vieilles tortures. Il devait jouer ses maigres appointemens le jour même où il les recevait. Enfin, semblable aux rosses sur qui les coups de fouet n’ont plus de prise, rien ne le faisait tressaillir. Les sourds gémissemens des joueurs qui sortaient ruinés, leurs muettes imprécations, leurs regards hébétés le trouvaient toujours insensible. C’était le Jeu incarné. Si le jeune homme avait contemplé ce triste Cerbère, peut-être se serait-il dit: – Il n’y a plus qu’un 82jeu de cartes dans ce cœur-là! Mais l’inconnu n’écouta pas ce conseil vivant, placé là sans doute par la Providence, comme elle a mis le dégoût à la porte de tous les mauvais lieux. Non. Il entra résolument dans la salle où le son de l’or exerçait une prestigieuse fascination sur les sens en pleine convoitise. Ce jeune homme était probablement poussé là par la plus logique de toutes les éloquentes phrases de J.-J. Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pensée: Oui, je conçois qu’un homme aille au Jeu; mais c’est lorsque entre lui et la mort il ne voit plus que son dernier écu…
Le soir, les maisons de jeu n’ont qu’une poésie vulgaire, mais dont l’effet est assuré comme celui d’un mélodrame sanguinolent. Les salles sont 83garnies de spectateurs et de joueurs, de vieillards indigens qui s’y traînent pour s’y réchauffer, de faces agitées, d’orgies commencées dans le vin et prêtes à finir dans la Seine. La passion y abonde; mais le trop grand nombre d’acteurs vous empêche de contempler face à face le démon du jeu. La soirée est un véritable morceau d’ensemble où la troupe entière crie, où chaque instrument de l’orchestre module sa phrase. Vous verriez là beaucoup de gens honorables qui viennent y chercher des distractions, et les payent comme ils payeraient le plaisir du spectacle, de la gourmandise, ou comme ils iraient dans une mansarde acheter, à bas prix, de cuisans regrets pour trois mois. Mais comprenez-vous tout ce que 84doit avoir de délire et de vigueur dans l’ame, un homme qui attend avec impatience l’ouverture d’un tripot. Il existe, entre le joueur du matin et le joueur du soir, la différence qui distingue le mari nonchalant, de l’amant pâmé sous les fenêtres de sa belle. Le matin seulement, arrivent la passion palpitante, le besoin dans sa franche horreur. En ce moment, vous pourrez admirer un véritable joueur, un joueur qui n’a pas mangé, dormi, vécu, pensé, tant il était rudement flagellé par le fouet de sa martingale; tant il souffrait, travaillé par le prurit d’un coup de trente et quarante. À cette heure maudite, vous rencontrerez des yeux dont le calme effraie, des visages qui vous fascinent, des regards qui soulèvent les cartes et les 85dévorent. Aussi, les maisons de jeu ne sont-elles sublimes qu’à l’ouverture de leurs séances. Si l’Espagne a ses combats de taureaux, si Rome a eu ses gladiateurs, Paris s’enorgueillit de son Palais-Royal dont les agaçantes roulettes donnent le plaisir de voir couler le sang à flots, sans que les pieds du parterre risquent d’y glisser. Essayez de jeter un regard furtif sur cette arène. Entrez. Quelle nudité! Les murs, couverts d’un papier, gras à hauteur d’homme, n’offrent pas une seule image qui puisse rafraîchir l’ame; il ne s’y trouve même pas un clou pour faciliter le suicide. Le parquet est usé, malpropre. Une table ronde occupe le centre de la salle. La simplicité des chaises de paille pressées autour de ce tapis usé par 86l’or, annonce une curieuse indifférence du luxe chez ces hommes qui viennent périr là pour la fortune et pour le luxe. Cette antithèse humaine se découvre partout où l’ame réagit puissamment sur elle-même. L’amoureux veut mettre sa maîtresse dans la soie, la revêtir d’un moelleux tissu d’Orient, et, la plupart du temps, il la possède sur un grabat. L’ambitieux se rêve au faîte du pouvoir, tout en s’aplatissant dans la boue du servilisme. Le marchand végète au fond d’une boutique humide et malsaine, en élevant un vaste hôtel d’où son fils, héritier précoce, sera chassé par une licitation fraternelle. Enfin, existe-t-il chose plus déplaisante qu’une maison de plaisir? Singulier problème! Toujours en opposition 87avec lui-même, trompant ses espérances par ses maux présens, et ses maux par un avenir qui ne lui appartient pas, l’homme imprime à tous ses actes le caractère de l’inconséquence et de la faiblesse. Ici bas, rien n’est complet que le malheur.
Au moment où le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s’y trouvaient déjà. Trois vieillards à têtes chauves, étaient nonchalamment assis autour du tapis vert. Leurs visages de plâtre, impassibles comme ceux des diplomates, révélaient des ames blasées, des cœurs qui, depuis long-temps, avaient désappris de palpiter, même en risquant les biens paraphernaux d’une femme. Un jeune Italien, aux cheveux noirs, au teint olivâtre, était accoudé tranquillement 88au bout de la table, et paraissait écouter ces pressentimens secrets qui crient fatalement à un joueur: – Oui. – Non! Cette tête méridionale respirait l’or et le feu. Sept ou huit spectateurs, debout, rangés de manière à former une galerie, attendaient les scènes que leur préparaient les coups du sort, les figures des acteurs, le mouvement de l’argent et celui des rateaux. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs, comme l’est le peuple à la Grève, quand le bourreau tranche une tête. Un grand homme sec, en habit râpé, tenait un registre d’une main, et, de l’autre, une épingle pour marquer les passes de la Rouge ou de la Noire. C’était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge de toutes les jouissances de leur siècle; 89un de ces avares sans trésor qui jouent en idée une mise imaginaire; espèce de fou raisonnable qui se consolait de ses misères en caressant une chimère; qui agissait enfin avec le vice et le danger, comme les jeunes prêtres avec Dieu, quand ils disent des messes blanches. En face de la banque, un ou deux de ces fins spéculateurs, experts des chances du jeu, et semblables à d’anciens forçats qui ne s’effraient plus des galères, étaient venus là pour hasarder trois coups et remporter immédiatement le gain probable dont ils vivaient. Deux vieux garçons de salle se promenaient nonchalamment les bras croisés, et de temps en temps, regardaient le jardin par les fenêtres, comme pour montrer aux passans leurs plates figures, en guise d’enseigne. 90Le tailleur et le banquier venaient de jeter sur les ponteurs ce regard blême qui les tue, et disaient d’une voix grêle: – Faites le jeu! quand le jeune homme ouvrit la porte.
Le silence devint en quelque sorte plus profond, et les têtes se tournèrent vers le nouveau venu par curiosité. Mais, chose inouïe, les vieillards émoussés, les employés pétrifiés, les spectateurs, et jusqu’au fanatique Italien, tous éprouvèrent, en voyant l’inconnu, je ne sais quel sentiment épouvantable. Ne faut-il pas être bien malheureux pour obtenir de la pitié, bien faible pour exciter une sympathie, ou d’un bien sinistre aspect pour faire frissonner les ames dans cette salle où les douleurs doivent être muettes, la misère gaie, le désespoir 91décent. Eh bien! il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui remua ces cœurs glacés quand le jeune homme entra. Mais les bourreaux n’ont-ils pas quelquefois pleuré sur les vierges dont la Révolution leur ordonnait de couper les blondes têtes?
Au premier coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible mystère. Ses jeunes traits étaient empreints d’une grace nébuleuse. Son regard, attestait tant d’efforts trahis, tant d’espérances trompées! La morne impassibilité du suicide donnait à son front une pâleur matte et maladive: un sourire amer dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche; et sa physionomie exprimait une résignation qui faisait mal à voir. Quelque secret génie scintil92lait au fond de ses yeux voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Était-ce la débauche qui marquait de son sale cachet cette noble figure jadis pure et brillante, maintenant dégradée? Les médecins auraient sans doute attribué à des lésions au cœur ou à la poitrine, le cercle jaune qui encadrait les paupières et la rougeur dont les joues étaient marbrées; tandis que les poètes eussent voulu reconnaître, à ces signes, les ravages de la science, les traces de nuits passées à la lueur d’une lampe studieuse. Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce cœur qu’avaient seulement effleurés 93les orgies, l’étude et la maladie. Comme lorsqu’un célèbre criminel arrive au bagne, les condamnés l’accueillent avec respect; ainsi, tous ces démons humains experts en tortures saluèrent une douleur inouïe, une blessure dont ils soupçonnaient par instinct la profondeur, et reconnurent un de leurs princes, à la majesté de sa muette ironie, à l’élégante misère de ses vêtemens. Le jeune homme avait bien un frac de bon goût; mais la jonction de son gilet et de sa cravate était trop savamment maintenue pour qu’on lui supposât du linge. Ses mains, jolies comme des mains de femme, étaient d’une douteuse propreté. Enfin, depuis deux jours, il ne portait plus de gants! Si le Tailleur et 94les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c’est que les enchantemens de l’innocence florissaient par vestiges dans ses formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares, naturellement bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et le vice paraissait n’y être qu’un accident. La verte vie de la jeunesse y luttait encore avec les ravages d’une impuissante lubricité. Les ténèbres et la lumière, le néant et l’existence s’y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce et de l’horreur. Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route. Aussi, tous ces professeurs émérites de vice et d’infamie, semblables à une vieille femme édentée, prise de pitié à l’as95pect d’une belle fille qui s’offre à la corruption, furent-ils prêts à crier au novice: – Sortez! Celui-ci marcha droit à la table, s’y tint debout, jeta sans calcul, sur le tapis, une pièce d’or qu’il avait à la main; puis, abhorrant, comme les ames fortes, de chicanières incertitudes, il lança sur le Tailleur un regard tout à la fois turbulent et calme. L’intérêt de ce coup était si puissant que les vieillards ne firent pas de mise; mais l’Italien saisit avec le fanatisme de la passion une idée qui vint lui sourire, et ponta sa masse d’or en opposition au jeu de l’inconnu.
Le Banquier oublia de dire ces phrases qui se sont à la longue converties en un cri rauque et inintelli96gible: – Faites le jeu! – Le jeu est fait! – Rien ne va plus.
Le Tailleur étala les cartes et sembla souhaiter bonne chance au dernier venu, indifférent qu’il était à la perte ou au gain fait par les entrepreneurs de ces sombres plaisirs. Chacun des spectateurs voulut voir un drame et la dernière scène d’une noble vie dans le sort de cette pièce d’or, et leurs yeux, arrêtés sur les cartons fatidiques, étincelèrent. Mais, malgré l’attention avec laquelle les joueurs regardèrent alternativement et le jeune homme et les cartes, ils ne purent apercevoir aucun symptôme d’émotion sur sa figure froide et résignée.
– Rouge perd, dit officiellement le Tailleur.
97Une espèce de râle sourd sortit de la poitrine de l’Italien lorsqu’il vit tomber le paquet de billets que lui lança le Banquier. Quant au jeune homme, il ne comprit sa ruine qu’au moment où le rateau s’allongea pour ramasser son dernier napoléon. L’ivoire fit rendre un bruit sec à la pièce, qui, rapide comme une flèche, alla se réunir au tas d’or étalé devant la caisse. L’inconnu ferma les yeux doucement et ses lèvres blanchirent; mais il releva bientôt ses paupières, sa bouche reprit une rougeur de corail, il affecta l’air d’un Anglais pour qui la vie n’a plus de mystères, et disparut sans mendier une consolation par un de ces regards déchirans que les joueurs au désespoir lancent assez souvent sur la galerie dont ils sont 98entourés. Combien d’événemens se pressent dans l’espace d’une seconde, et que de choses dans un coup de dé!
– Voilà sans doute sa dernière cartouche, dit en souriant le croupier, après un moment de silence, pendant lequel il tint cette pièce d’or entre le pouce et l’index, pour la montrer aux assistans.
– C’est un cerveau brûlé qui va se jeter à l’eau, répondit un habitué en regardant autour de lui les joueurs qui se connaissaient tous.
– Bah! s’écria le garçon de bureau, en prenant une prise de tabac.
– Si nous avions imité monsieur? dit un des vieillards à ses collègues, en désignant l’Italien. Hein!
Tout le monde regarda l’heureux joueur dont les mains tremblaient 99en comptant ses billets de banque.
– J’ai entendu, dit-il, une voix qui me criait dans l’oreille: Le Jeu aura raison contre le désespoir de ce jeune homme.
– Ce n’est pas un joueur, reprit le Banquier. Autrement, il aurait groupé son argent en trois coups pour se donner plus de chances.
Le jeune homme passait sans réclamer son chapeau. Le vieux molosse, ayant remarqué le mauvais état de cette guenille, la lui rendit sans proférer une parole, le joueur restitua la fiche par un mouvement machinal, et descendit les escaliers en sifflant le di tanti palpiti d’un souffle si faible qu’il en entendit à peine lui-même les notes délicieuses. Il se trouva bientôt sous les galeries 100du Palais-Royal. Dirigé par une dernière pensée, il alla jusqu’à la rue Saint-Honoré, prit le chemin des Tuileries, et traversa le jardin d’un pas irrésolu. Il marchait comme au milieu d’un désert, coudoyé par des hommes qu’il ne voyait pas; n’écoutant, à travers les clameurs populaires, qu’une seule voix, celle de la mort; enfin, perdu dans une engourdissante méditation, semblable à celle dont jadis étaient saisis les criminels qu’une charette conduisait du Palais à la Grève, vers cet échafaud, rouge de tout le sang versé depuis 1793.
Il existe je ne sais quoi de grand et d’épouvantable dans le suicide. Les chutes d’une multitude de gens sont sans danger comme celles des enfans 101qui tombent de trop bas pour se blesser; mais quand un grand homme se brise, il doit venir de bien haut, s’être élevé jusqu’aux cieux, avoir entrevu quelque paradis inaccessible. Implacables doivent être les ouragans qui forcent à demander la paix de l’ame à la bouche d’un pistolet. Combien de jeunes talens s’étiolent confinés dans une mansarde, y périssent faute d’un ami, faute d’une femme consolatrice, au sein d’un million d’êtres, en présence d’une foule lassée d’or et qui s’ennuie. À cette pensée, le suicide prend des proportions gigantesques. Entre une mort volontaire et la féconde espérance dont la voix appelle un jeune homme à Paris, Dieu seul sait combien se heurtent de conceptions, de poésies abandonnées, 102de désespoirs, de cris étouffés, de tentatives inutiles et de chefs-d’œuvre avortés. Chaque suicide est un poème sublime de mélancolie. Où trouverez-vous, dans l’océan des littératures, un livre surnageant qui puisse lutter de génie avec ces trois lignes: Hier, à quatre heures, une jeune femme s’est jetée dans la Seine du haut du Pont-des-Arts. Devant ce laconisme parisien, les drames, les romans, tout pâlit, même ce vieux frontispice: Les lamentations du glorieux roi de Kaërnavan, mis en prison par ses enfans… Dernier fragment d’un livre perdu, dont la seule lecture faisait pleurer ce Sterne, qui lui-même délaissait sa femme et ses enfans.
L’inconnu fut assailli par mille pensées semblables qui passaient en 103lambeaux dans son ame comme des drapeaux déchirés voltigent au milieu d’une bataille. S’il déposait pendant un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs, pour s’arrêter devant quelques fleurs dont il admirait les têtes mollement balancées par la brise parmi les massifs de verdure; bientôt saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux au ciel. Là, des nuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde lui conseillaient encore de mourir. Il s’achemina vers le Pont-Royal en songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs. Il souriait en se rappelant que lord Castelreagh avait satisfait le plus humble de nos besoins 104avant de se couper la gorge, et que M. Auger l’académicien avait été chercher sa tabatière pour priser tout en marchant à la mort. Il analysait ces bizarreries et s’interrogeait lui-même, quand, en se serrant contre le parapet du pont, pour laisser passer un fort de la halle, celui-ci lui ayant légèrement blanchi la manche de son habit, il se surprit à en secouer soigneusement la poussière. Arrivé au point culminant de la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre.
– Mauvais temps pour se noyer, lui dit en riant une vieille femme vêtue de haillons. Est-elle sale et froide, la Seine!
Il répondit par un sourire plein de naïveté, qui attestait le délire de son courage; mais il frissonna tout à coup 105en voyant de loin, sur le port des Tuileries, la baraque surmontée d’un écriteau où ces paroles sont tracées en lettres hautes d’un pied: SECOURS AUX ASPHYXIÉS. M. Dacheux lui apparut armé de sa philantropie, réveillant et faisant mouvoir ces vertueux avirons qui cassent la tête aux noyés, quand malheureusement ils remontent sur l’eau. Il l’aperçut ameutant les curieux, quêtant un médecin, apprêtant des fumigations. Il lut les doléances des journalistes entre les joies d’un festin et le sourire d’une danseuse. Il entendit sonner les écus comptés à des bateliers pour sa tête, par le préfet de la Seine. Mort, il valait cinquante francs; mais, vivant, il n’était qu’un homme de talent sans protecteurs, sans amis, sans Paillasse, sans 106tambour, un véritable zéro social dont l’état n’avait nul souci. Une mort en plein jour lui parut ignoble, il résolut de mourir pendant la nuit, afin de livrer un cadavre indéchiffrable à cette société qui méconnaissait l’utilité de sa vie, il continua donc son chemin, et se dirigea vers le quai Voltaire, en prenant la démarche indolente d’un désœuvré qui veut tuer le temps. Quand il descendit les marches qui terminent le trottoir du pont, à l’angle du quai, son attention fut excitée par les bouquins dont le parapet est toujours garni. Peu s’en fallut qu’il n’en marchandât quelques-uns. Il se prit à sourire, remit philosophiquement les mains dans ses goussets, et allait reprendre son allure d’insouciance où perçait un froid dédain, 107quand il entendit avec surprise quelques pièces retentir d’une manière véritablement fantastique au fond de sa poche. Un sourire d’espérance illumina son visage, glissa de ses lèvres sur ses traits, sur son front, fit briller de joie ses yeux et ses joues sombres. Cette étincelle de bonheur ressemblait à ces feux qui courent dans les vestiges d’un papier déjà consumé par la flamme; mais le visage eut le sort des cendres noires, et redevint triste quand l’inconnu ayant vivement retiré la main de son gousset, aperçut trois gros sous.
– Ah! mon bon monsieur, la carita! la carita! catarina! Un petit sou pour avoir du pain!
Un jeune ramoneur dont la figure bouffie était noire, le corps brun de 108suie, les vêtemens déguenillés, tendit la main à cet homme pour lui arracher ses derniers sous. À deux pas du petit savoyard, un vieux pauvre honteux, maladif, souffreteux, ignoblement vêtu d’une tapisserie trouée, lui dit d’une grosse voix sourde: – Monsieur, donnez-moi ce que vous voulez, je prierai Dieu pour vous…
Mais quand l’homme jeune eut regardé le vieillard, celui-ci se tut et ne demanda plus rien, reconnaissant peut-être, sur ce visage funèbre, la livrée d’une misère plus âpre que n’était la sienne.
– La carita! la carita!
L’inconnu jeta sa monnaie à l’enfant et au vieux pauvre, en quittant le trottoir pour aller vers les mai109sons, car il ne pouvait plus supporter le poignant aspect de la Seine.
– Nous prierons Dieu pour la conservation de vos jours, lui dirent les deux mendians.
En arrivant à l’étalage d’un marchand d’estampes, cet homme presque mort rencontra une jeune femme qui descendait d’un brillant équipage. Il contempla délicieusement cette charmante personne dont la blanche figure était harmonieusement encadrée dans le satin d’un élégant chapeau; il fut séduit par une taille svelte, par de jolis mouvemens; et la robe, légèrement relevée par le marche-pied, lui laissa voir une jambe dont les fins contours étaient dessinés par un bas blanc et bien tiré. La jeune femme entra dans le ma110gasin, y marchanda des album, des collections de lithographies; elle en acheta pour plusieurs pièces d’or qui étincelèrent et sonnèrent sur le comptoir. Le jeune homme, en apparence occupé sur le seuil de la porte à regarder des gravures exposées dans la montre, échangea vivement avec la belle inconnue l’œillade la plus perçante que puisse lancer un homme, contre un de ces coups d’œil insoucians jetés au hasard sur les passans. Et c’était, de sa part, un adieu à l’amour, à la femme! Cette dernière et puissante interrogation ne fut même pas comprise, ne remua pas ce cœur de femme frivole, ne la fit pas rougir, ne lui fit pas baisser les yeux. Qu’était-ce pour elle? une admiration de plus, un désir excité dont elle triompherait, 111le soir, en disant: – J’étais bien aujourd’hui. Le jeune homme passa promptement à un autre cadre et ne se retourna point quand l’inconnue remonta dans sa voiture. Les chevaux partirent avec une vîtesse aristocratique, et cette dernière image du luxe, de l’élégance, flamba devant lui, rapide comme sa vie. Il se mit à marcher d’un pas mélancolique le long des magasins, en examinant, sans beaucoup d’intérêt, les échantillons qui s’y trouvaient étalés. Quand les boutiques lui manquèrent, il étudia le Louvre, l’Institut, les tours de Notre-Dame, celles du Palais, le Pont-des-Arts. Ces monumens paraissaient prendre une physionomie triste en réflétant les teintes grises du ciel dont les rares clartés prêtaient un air menaçant 112à Paris, qui, pareil à une jolie femme, est soumis à d’inexplicables caprices de laideur et de beauté. Ainsi, la nature elle-même conspirait à le plonger dans une extase douloureuse.
En proie à cette puissance malfaisante dont nous éprouvons tous, en certains jours de notre vie, l’action dissolvante, il sentait son organisme arriver insensiblement aux phénomènes de la fluidité. Les tourmens de cette agonie lui imprimaient un mouvement semblable à celui des vagues, et lui faisaient voir les bâtimens, les hommes à travers un brouillard, où tout ondoyait. Il voulut se soustraire aux titillations morales que produisaient sur son âme, les réactions de la nature physique, et se dirigea vers un magasin d’antiquités dans l’inten113tion de donner une pâture à ses sens ou d’y attendre la nuit en marchandant des objets d’arts. C’était, pour ainsi dire, quêter du courage et demander un cordial, comme les criminels qui se défient de leurs forces en allant à l’échafaud.
La conscience de sa prochaine mort rendit, pour un moment, au jeune homme toute l’assurance d’une duchesse qui a deux amans. Aussi entra-t-il chez le marchand de curiosités d’un air dégagé, laissant voir sur ses lèvres un sourire fixe comme celui d’un ivrogne. N’était-il pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort. Donc, l’inconnu retomba bientôt dans ses vertiges et continua d’apercevoir les choses sous d’étranges couleurs, ou animées d’un léger mouvement dont 114le principe était sans doute dans une irrégulière circulation de son sang, tantôt bouillonnant comme une cascade, tantôt tranquille et fade comme de l’eau tiède.
Il demanda simplement à visiter les magasins, pour chercher s’ils ne renfermeraient pas quelques singularités à sa convenance. Un jeune garçon à figure fraîche et joufflue, à chevelure rousse, et coiffé d’une casquette de loutre, commit la garde de la boutique à une vieille paysanne, espèce de Caliban femelle, occupée à nettoyer un poêle dont les merveilles étaient dues au génie de Bernard de Palissy. Puis, il dit à l’étranger d’un air insouciant: – Voyez, Monsieur, voyez! Nous n’avons en bas que des choses assez ordinaires; mais si 115vous voulez prendre la peine de monter au premier étage, je pourrai vous montrer de fort belles momies du Caire, plusieurs poteries incrustées, quelques ébènes sculptées, vraie renaissance, récemment arrivées et qui sont de toute beauté…
Dans l’horrible situation où se trouvait l’inconnu, ce babil de cicérone, ces phrases sottement mercantiles furent, pour lui, comme les taquineries mesquines par lesquelles des esprits étroits assassinent un homme de génie. Portant sa croix jusqu’au bout, il parut écouter son conducteur, et lui répondit par gestes ou par monosyllabes. Mais, insensiblement, il sut conquérir le droit d’être silencieux, et put se livrer, sans crainte, à ses dernières 116méditations qui furent gigantesques, terribles. Il était poète, et son âme rencontra fortuitement une immense pâture. Il devait voir, par avance, les ossemens de vingt mondes.
Au premier coup d’œil, les magasins lui offrirent un tableau confus, dans lequel toutes les œuvres humaines se heurtaient. Des crocodiles, des singes, des boas empaillés souriaient à des vitraux d’église, semblaient vouloir mordre des bustes, courir après des laques, ou grimper sur des lustres. Un vase de Sèvres où madame Jacquotot avait peint Napoléon, se trouvait auprès d’un sphynx dédié à Sésostris. Le commencement du monde et les événemens d’hier se mariaient avec une grotesque bonho117mie. Un tournebroche était posé sur un ostensoir, un sabre républicain sur une hacquebute du moyen âge. Madame Dubarry, peinte au pastel par Latour, une étoile sur la tête, nue et dans un nuage, paraissait contempler avec concupiscence une chibouque indienne, en cherchant à deviner l’utilité des spirales qui serpentaient vers elle. Les instrumens de mort: poignards, pistolets curieux, armes à secret, étaient jetés pêle-mêle avec des instrumens de vie: soupières en porcelaine, assiettes de Saxe, tasses orientales venues de Chine, salières antiques, drageoirs féodaux. Un vaisseau d’ivoire voguait à pleines voiles sur le dos d’une immobile tortue. Une machine pneumatique éborgnait l’empe118reur Auguste, qui ne s’en fâchait pas. Plusieurs portraits d’échevins français, de bourguemestres hollandais, insensibles, comme pendant leur vie, s’élevaient au dessus de ce chaos d’antiquités, en y lançant un regard pâle et froid. Tous les pays de la terre semblaient avoir apporté là un débris de leurs sciences, un échantillon de leurs arts. C’était une espèce de fumier philosophique auquel rien ne manquait, ni le calumet du sauvage, ni la pantoufle vert et or du sérail, ni le yatagan du Maure, ni l’idole des Tartares. Il y avait jusqu’à la blague à tabac du soldat, jusqu’au ciboire aux hosties du prêtre, jusqu’aux plumes d’un trône. Ces monstrueux tableaux étaient encore assujettis à mille accidens de lumière, par la bizarrerie 119d’une multitude de reflets dus à la confusion des nuances, à la brusque opposition des jours et des ténèbres. L’oreille croyait entendre des cris interrompus; l’esprit, saisir des drames inachevés; l’œil apercevoir des lueurs mal étouffées. Enfin, une poussière obstinée avait jeté son léger voile sur tous ces objets dont les angles multipliés et les sinuosités nombreuses produisaient les effets les plus pittoresques.
L’inconnu compara d’abord ces trois salles gorgées de civilisation, de cultes, de divinités, de chefs-d’œuvre, de royautés, de débauches, de raison et de folie, à un miroir plein de facettes dont chacune représentait un monde. Après cette impression brumeuse, il voulut choisir ses jouissan120ces. Mais à force de regarder, de penser, de rêver, il tomba sous la puissance d’une fièvre due peut-être à la faim qui rugissait dans ses entrailles. La vue de tant d’existences nationales ou individuelles, attestées par ces gages humains qui leur survivaient, acheva d’engourdir les sens du jeune homme. Le désir qui l’avait poussé dans le magasin fut exaucé. Il sortit de la vie réelle, monta par degrés vers un monde idéal, arriva dans les palais enchantés de l’Extase, où l’univers lui apparut par bribes et en traits de feu, comme l’avenir passa jadis flamboyant aux yeux de saint Jean dans Pathmos.
Une multitude de figures endolories, gracieuses, terribles, lucides, lointaines, rapprochées, se leva par 121masses, par myriades, par générations. L’Égypte, raide, mystérieuse, se dressa de ses sables, représentée par une momie qu’enveloppaient des bandelettes noires: les Pharaons, ensevelissant des générations pour construire une tombe; Moïse, les Hébreux, le désert! il entrevit tout un monde antique et solennel. Fraîche et suave, une statue de marbre, assise sur une colonne torse et rayonnant de blancheur, lui parla des mythes voluptueux de la Grèce et de l’Ionie. Eh, qui n’aurait souri, comme lui, de voir sur un fond brun la jeune fille rouge dansant dans la fine argile d’un vase étrusque devant le dieu Priape qu’elle saluait d’un air joyeux? Puis en regard une reine latine caressait sa Chimère avec amour: les ca122prices de la Rome impériale respiraient là, tout entiers, et révélaient le bain, la couche, la toilette d’une Julie indolente, songeuse, attendant son Tibulle. Armée du pouvoir des talismans arabes, la tête de Cicéron évoquait les souvenirs de la Rome libre et déroulait les pages de Tite-Live. Le jeune homme contempla Senatus Populus Que Romanus… Alors le consul, les licteurs, les toges bordées de pourpre, les luttes du Forum, le peuple courroucé défilaient lentement devant lui comme les vaporeuses figures d’un rêve. Enfin, la Rome chrétienne dominait ces images. Une peinture ouvrait les cieux. Il y voyait la vierge Marie plongée dans un nuage d’or, au sein des anges, éclipsant la gloire du soleil, écoutant les plaintes des mal123heureux auxquels cette suprême consolatrice souriait d’un air doux. Mais, en touchant une mosaïque faite avec les différentes laves du Vésuve et de l’Etna, son âme s’élançait dans la chaude et fauve Italie! Il assistait aux orgies de Borgia, courait dans les Abruzzes, aspirait aux amours italiennes, se passionnait pour les blancs visages aux longs yeux noirs. Il frémissait des dénouemens nocturnes interrompus par la froide épée d’un mari, en apercevant une dague du moyen âge dont la poignée était travaillée comme l’est une dentelle, et dont la rouille ressemblait à des taches de sang. L’Inde et ses religions revivaient dans un magot chinois coiffé de son chapeau pointu à losanges relevées, paré de clochettes et vêtu 124d’or et de soie. Près du magot, une natte, jolie comme la bayadère qui s’y était roulée, exhalait encore les odeurs du sandal. Un monstre du Japon, dont les yeux restaient tordus, la bouche contournée, les membres torturés, réveillait l’âme par les inventions d’un peuple qui, fatigué du beau, toujours unitaire, trouve d’ineffables plaisirs dans la fécondité des laideurs. Une salière sortie des ateliers de Benvenuto Cellini le reportait au sein de la cour de France, au temps où les arts et la licence fleurirent, où les souverains se divertissaient à des supplices, où les Conciles couchés dans les bras des courtisanes, décrétaient la chasteté pour les simples prêtres. Il vit les conquêtes d’Alexandre sur un camée; les massacres de Pizarre dans une arquebuse à mè125che; les guerres de religion échevelées, cruelles, bouillantes, au fond d’un casque. Puis, les riantes images de la chevalerie sourdirent d’une armure de Milan supérieurement damasquinée, bien fourbie, et sous la visière de laquelle brillaient encore les yeux d’un paladin.
Cet océan de meubles, d’inventions, de modes, d’œuvres, de ruines lui composait un poëme sans fin. Formes, couleurs, pensées, tout revivait là; mais rien de complet ne s’offrait à l’ame. Le poëte devait achever les croquis du grand peintre qui avait fait cette immeuse palette, où les innombrables accidens de la vie humaine étaient jetés à profusion, avec dédain. Après s’être emparé du monde, après avoir contemplé 126des pays, des âges, des règnes, le jeune homme revint à des existences individuelles. Il se repersonnifia, s’empara des détails en repoussant la vie des nations comme trop accablante pour un seul homme.
Là, dormait un enfant en cire sauvé du cabinet de Ruysch, et cette ravissante créature lui rappelait toutes les joies de son jeune âge. Au prestigieux aspect du pagne virginal de quelque jeune fille d’Otahiti, sa brûlante imagination lui peignait la vie simple de la nature, la chaste nudité de la vraie pudeur, les délices de la paresse si naturelle à l’homme, toute une destinée calme au bord d’un ruisseau frais et rêveur, sous un bananier, qui, sans culture, dispensait une manne savoureuse.
127Mais tout à coup il devenait corsaire, et revêtait la terrible poésie empreinte dans le rôle de Lara, vivement inspiré par les couleurs nacrées de mille coquillages, exalté par la vue de quelques madrépores qui sentaient le varech, les algues et les ouragans atlantiques. Admirant plus loin les délicates miniatures, les arabesques d’azur et d’or dont quelque précieux missel manuscrit était enrichi, il oubliait les tumultes de la mer; mollement balancé dans une pensée de paix, il épousait de nouveau l’étude et la science, souhaitait la grasse vie des moines, exempte de chagrins, exempte de plaisirs, et se couchait au fond d’une cellule en contemplant par sa fenêtre en ogive, les prairies, les bois, les vignobles de son monastère. Devant 128quelques Teniers, il endossait la casaque d’un soldat, la misère d’un ouvrier, désirait porter le bonnet sale et enfumé des Flamands, s’enivrait de bière, jouait aux cartes avec eux, et souriait à une grosse paysanne d’attrayant embonpoint. Il grelottait en voyant une tombée de neige de Mieris, ou se battait en regardant un combat de Salvator-Rosa. Il caressait un tomhawk d’Illinois, et sentait le scalpel d’un Chérokée qui lui enlevait la peau du crâne. Enfin, émerveillé à l’aspect d’un rebec, il le confiait à la main d’une châtelaine dont il écoutait la romance mélodieuse, en lui déclarant son amour, le soir, auprès d’une cheminée gothique, dans l’ombre où se perdait un regard de consentement. Il s’accrochait à toutes les joies, 129saisissait toutes les douleurs, s’emparait de toutes les formules d’existence, en éparpillant si généreusement sa vie et ses sentimens sur les simulacres de cette nature plastique et vide, que le bruit de ses pas retentissait dans son ame comme le son lointain d’un autre monde, comme la rumeur de Paris arrive sur les tours de Notre-Dame.
En montant l’escalier intérieur qui conduisait aux salles situées au premier étage, il vit des boucliers votifs, des panoplies, des tabernacles sculptés, des figures en bois accrochées aux murs, posées sur chaque marche. Poursuivi par les formes les plus étranges, par des créations merveilleuses assises sur les confins de la mort et de la vie, il marchait 130dans les enchantemens d’un songe; et, doutant de son existence, il était, comme ces objets curieux, ni tout-à-fait mort, ni tout-à-fait vivant. Quand il entra dans les nouveaux magasins, le jour commençait à pâlir; mais la lumière semblait inutile aux richesses resplendissantes d’or et d’argent qui s’y trouvaient entassées. Les plus coûteux caprices de dissipateurs morts sous des mansardes après avoir possédé plusieurs millions, étaient dans ce vaste bazar des folies humaines. Une écritoire payée cent mille francs et rachetée pour cent sous, gisait auprès d’une serrure à secret dont le prix de fabrication aurait suffi jadis à la rançon d’un roi. Là, le génie humain apparaissait dans toutes les pompes de sa 131misère, dans toute la gloire de ses petitesses gigantesques. Une table d’ébène, véritable idole d’artiste, sculptée d’après les dessins de Jean Goujon, et qui coûta jadis plusieurs années de travail, avait été peut-être acquise au prix du bois à brûler. Des coffrets précieux, des meubles faits par la main des fées, y étaient dédaigneusement amoncelés.
– Il y a des millions ici, s’écria le jeune homme en arrivant à la pièce qui terminait une immense enfilade d’appartemens dorés et sculptés par des artistes du siècle dernier.
– Dites des milliards, reprit le gros garçon joufflu. Mais ce n’est rien encore; montez au troisième étage, et vous verrez!
L’inconnu suivit son conducteur 132et parvint à une quatrième galerie, où successivement passèrent, devant ses yeux fatigués, plusieurs tableaux du Poussin; une sublime statue de Michel-Ange; quelques ravissans paysages de Claude Lorrain; un Gérard Dow, qui ressemblait à une page de Sterne; des Rembrandt, des Murillo, des Velasquez, sombres et colorés comme un poëme de lord Byron; des bas-reliefs antiques, des coupes d’agates, des onyx merveilleux. Enfin, c’étaient des travaux à dégoûter du travail, des chefs-d’œuvre accumulés à faire prendre en haine les arts et à tuer l’enthousiasme. Il arriva devant une vierge de Raphaël; mais il était las de Raphaël. Une figure de Corrège qui voulait un regard, ne l’obtint même pas. Un vase inestimable, 133en porphyre antique, et dont les sculptures circulaires représentaient, de toutes les priapées romaines, la plus grotesquement licencieuse, délices de quelque Corinne, eut à peine un sourire.
Il étouffait sous les débris de cinquante siècles évanouis; il était malade de toutes ces pensées humaines; assassiné par le luxe et les arts; oppressé sous ces formes renaissantes qui, pareilles à des monstres enfantés sous ses pieds par quelque malin génie, lui livraient un combat sans fin. Semblable, en ses caprices, à la chimie moderne qui résume la création par un gaz; l’âme ne compose-t-elle pas de terribles poisons par la rapide concentration de ses jouissances, de ses forces ou de ses idées; et, beau134coup d’hommes ne périssent-ils pas sous le foudroiement de quelque acide moral soudainement épandu sur leur être intérieur.
– Que contient cette boîte, demanda-t-il en arrivant à un grand cabinet, dernier monceau de gloire, d’efforts humains, d’originalités, de richesses.
Et il montra du doigt une grande caisse carrée, construite en acajou, suspendue à un clou par une chaîne d’argent.
– Ah! monsieur en a la clef, dit le gros garçon avec un air de mystère. Si vous désirez voir ce portrait, je me hasarderai volontiers à le prévenir…
– Vous hasarder! reprit le jeune homme. Votre maître est-il un prince?
135– Mais, je ne sais pas, répondit le garçon.
Ils se regardèrent pendant un moment aussi étonnés l’un que l’autre. L’apprenti interpréta le silence de l’inconnu comme un souhait, et le laissa seul dans le cabinet.
Vous êtes-vous jamais lancé dans l’immensité de l’espace et du temps, en lisant les œuvres géologiques de Cuvier? Emporté par son génie, avez-vous plané sur l’abîme sans bornes du passé, comme soutenu par la main d’un enchanteur? En découvrant de tranche en tranche, de couche en couche, sous les carrières de Montmartre ou dans les schistes de l’Oural, ces animaux dont les dépouilles fossilisées appartiennent à des civilisations antédiluvien136nes, l’âme est effrayée d’entrevoir des milliards d’années, des millions de peuples dont la faible mémoire humaine, dont l’indestructible tradition divine n’ont pas tenu compte, et dont la cendre, poussée à la surface de notre globe, y forme les deux pieds de terre qui nous donnent du pain et des fleurs. Cuvier n’est-il pas le plus grand poète de notre siècle? Lord Byron a bien reproduit, par des mots, quelques agitations morales; mais notre immortel naturaliste a reconstruit des mondes avec des os blanchis, a rebâti, comme Cadmus, des cités avec des dents, a repeuplé mille forêts de tous les mystères de la zoologie avec quelques fragmens de houille, a retrouvé des populations de géans dans le pied d’un mammouth. Ces figures 137se dressent, grandissent et meublent des régions en harmonie avec leurs statures colossales. Il est poète avec des chiffres, sublime en posant un zéro près d’un sept; il réveille le néant sans prononcer des paroles grandement magiques; il fouille une parcelle de gypse, y aperçoit une empreinte, et vous crie: – Voyez! Soudain les marbres s’animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule; et arrive enfin, après d’innombrables dynasties de créatures gigantesques, après des races de poissons et des familles de mollusques, le genre humain, produit dégénéré d’un type grandiose, brisé peut-être par le Créateur. Échauffés par son regard rétrospectif, ces hommes chétifs, nés d’hier, peuvent franchir le 138Chaos, entonner un hymne sans limites et se configurer le passé de l’univers dans une sorte d’Apocalypse rétrograde. Alors, en présence de cette épouvantable résurrection due à la voix d’un seul homme, la miette dont nous sommes usufruitiers dans cet infini sans nom, commun à toutes les sphères, et que nous avons nommé LE TEMPS, cette minute de vie nous fait pitié. Nous nous demandons, écrasés que nous sommes sous tant d’univers en ruines, à quoi bon nos gloires, nos haines, nos amours? Et si, pour devenir un point intangible dans l’avenir, la peine de vivre doit s’accepter? Déracinés du présent, nous sommes morts jusqu’à ce que notre valet de chambre entre et vienne nous dire: – Ma139dame la comtesse a répondu que, ce soir, elle attendrait Monsieur.
Les merveilles dont l’aspect venait de présenter au jeune homme toute la création connue, mirent dans son âme l’abattement que produit chez le philosophe la vue scientifique des créations inconnues. Il souhaita plus vivement que jamais de mourir, et tomba sur une chaise curule, en laissant errer ses regards à travers les fantasmagories de ce panorama du passé. Alors, les tableaux s’illuminèrent, les têtes de vierge lui sourirent, et les statues se colorèrent d’une vie trompeuse. À la faveur de l’ombre, et mises en danse par la fiévreuse tourmente qui fermentait dans son cerveau brisé, toutes ces œuvres s’agitèrent et tourbillonnèrent devant lui. 140Chaque magot lui jeta sa grimace. Les yeux des personnages représentés dans les tableaux, remuèrent en pétillant. Chacune de ces formes frémit, sautilla, se détacha de sa place, gravement, légèrement, avec grâce ou brusquerie selon ses mœurs, son caractère et sa contexture. Ce fut un mystérieux sabbat digne des fantaisies entrevues par le docteur Faust sur le Brocken. Mais, ces phénomènes d’optique enfantés, soit par la fatigue ou par la tension des forces oculaires, soit par les caprices du crépuscule, ne pouvaient effrayer l’inconnu. Les terreurs de la vie étaient impuissantes sur une âme familiarisée avec les terreurs de la mort. Il favorisa même par une sorte de complicité railleuse, les bizarreries de ce galva141nisme moral, dont les prodiges s’accouplaient aux dernières pensées qui lui donnaient encore le sentiment de l’existence. Le silence régnait si profondément autour de lui, que bientôt il s’aventura dans une douce rêverie, dont les impressions, graduellement noires, suivirent, de nuance en nuance et comme par magie, les lentes dégradations de la lumière. Une lueur prête à quitter le ciel ayant fait reluire un dernier reflet rouge en luttant contre la nuit, il leva la tête, vit un squelette à peine éclairé qui le montra du doigt, et pencha dubitativement le crâne de droite à gauche, comme pour lui dire: – Les morts ne veulent pas encore de toi! En passant la main sur son front, pour chasser le sommeil, le jeune 142homme sentit distinctement un vent frais produit par je ne sais quoi de velu qui lui effleura les joues. Il frissonna. Mais, les vitres ayant retenti d’un claquement sourd, il pensa que cette froide caresse digne des mystères de la tombe lui avait été faite par quelque chauve-souris. Pendant un moment encore, les vagues reflets du couchant lui permirent d’apercevoir indistinctement les fantômes dont il était entouré. Puis, toute cette nature morte s’abolit dans une même teinte noire. La nuit, l’heure de mourir étaient subitement venues. Il s’écoula, dès ce moment, un certain laps de temps, pendant lequel il n’eut aucune perception claire des choses terrestres, soit qu’il se fût enseveli dans une rêverie plus profonde, 143soit qu’il eût cédé à la somnolence provoquée par ses fatigues et par la multitude des pensées qui lui déchiraient le cœur. Tout à coup il crut avoir été appelé par une voix terrible et tressaillit comme lorsqu’au milieu d’un brûlant cauchemar nous sommes précipités d’un seul bond dans les profondeurs d’un abîme. Il ferma les yeux, les rayons d’une vive lumière l’éblouissaient. Il vit briller au sein des ténèbres une sphère rougeâtre dont le centre était occupé par un petit vieillard qui se tenait debout et dirigeait sur lui la clarté d’une lampe. Il ne l’avait entendu ni venir, ni parler, ni se mouvoir. Cette apparition eut quelque chose de magique. L’homme le plus intrépide, surpris ainsi dans son sommeil, 144aurait sans doute tremblé devant ce personnage extraordinaire qui semblait être sorti d’un sarcophage voisin. La singulière jeunesse qui animait les yeux immobiles de cette espèce de fantôme empêchait l’inconnu de croire à des effets surnaturels. Néanmoins, pendant le rapide intervalle qui sépara sa vie somnambulique de sa vie réelle, il demeura dans le doute philosophique recommandé par Descartes, et fut alors, malgré lui, sous la puissance de ces inexplicables hallucinations dont notre fierté repousse les mystères ou que notre science impuissante tâche en vain d’analyser.
Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre, vêtu d’une robe en velours noir, serrée autour de ses reins par 145un gros cordon de soie. Sur sa tête, une calotte en velours également noir laissait passer, de chaque côté de la figure, les longues mèches de ses cheveux blancs, et s’appliquait sur le crâne de manière à rigidement encadrer le front. La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Sans le bras décharné, qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait posé une étoffe, et que le vieillard tenait en l’air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de la lampe, ce visage aurait paru suspendu dans les airs. Une barbe grise et taillée en pointe cachait le menton de cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces têtes 146judaïques qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse. Les lèvres de cet homme étaient si décolorées, si minces qu’il fallait une attention particulière pour deviner la ligne tracée par la bouche dans son blanc visage. Son large front ridé, ses joues blêmes et creuses, la rigueur implacable de ses petits yeux verts, dénués de cils et de sourcils, pouvaient faire croire à l’inconnu que le Peseur d’or de Gérard Dow était sorti de son cadre. Une finesse inquisitoriale, trahie par les sinuosités de ses rides, et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. Il était impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond 147des cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux. Vous y lisiez la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu. Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de cette figure, soit une belle image du père Éternel, soit le masque ricaneur de Méphistophélès, car il se trouvait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche. En broyant toutes les peines humaines sous un pouvoir immense, cet 148homme devait avoir tué les joies terrestres. L’on frémissait en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère étrangère au monde et où il vivait seul; sans jouissances parce qu’il n’avait plus d’illusions; sans douleur, parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs. Il se tenait debout, immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière. Ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient éclairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce cabinet mystérieux.
Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme au moment où il ouvrit les yeux, après avoir été bercé par des pensées de mort et de fantasques images. S’il demeura 149comme étourdi, s’il se laissa momentanément dominer par une croyance digne d’enfans qui écoutent les contes de leurs nourrices, il faut attribuer cette erreur au voile étendu sur sa vie et sur son entendement par ses méditations, à l’agacement de ses nerfs irrités, au drame violent dont les scènes venaient de lui prodiguer les atroces délices contenues dans un morceau d’opium. Cette vision avait lieu dans Paris, sur le quai Voltaire, au dix-neuvième siècle, temps et lieux où la magie devait être impossible. Voisin de la maison où le dieu de l’incrédulité française avait expiré, disciple de Gay-Lussac et d’Arago, contempteur des tours de gobelets que font les hommes du pouvoir, l’inconnu n’obéissait sans doute qu’aux fascinations poétiques dont il 150avait accepté les prestiges et auxquelles nous nous prêtons souvent comme pour fuir de désespérantes vérités, comme pour tenter la puissance de Dieu. Il trembla donc devant cette lumière et ce vieillard, agité par l’inexplicable pressentiment de quelque pouvoir étrange. Mais cette émotion précordiale était semblable à celle que nous avons tous éprouvée devant Napoléon, ou en présence de quelque grand homme brillant de génie et revêtu de gloire.
– Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël? lui dit courtoisement le vieillard d’une voix dont la sonorité claire et brève avait quelque chose de métallique.
Et il posa la lampe sur le fût d’une colonne brisée, de manière à ce que 151la boîte brune en reçût toute la clarté.
Aux noms religieux de Jésus-Christ et de Raphaël, il échappa au jeune homme un geste de curiosité, sans doute attendu par le vieillard qui fit jouer un ressort. Soudain, le panneau d’acajou glissa dans une rainure, tomba sans bruit et livra la toile à l’admiration de l’inconnu. À l’aspect de cette immortelle création, il oublia les fantaisies du magasin, et les caprices de son sommeil; il redevint homme, reconnut dans le vieillard une créature de chair, bien vivante, nullement fantasmagorique, et revécut dans le monde réel.
La tendre sollicitude, la douce sérénité du divin visage influèrent aussitôt sur lui. Quelque parfum épanché 152des cieux dissipa les tortures infernales qui lui brûlaient la moelle des os. La tête du Sauveur des hommes paraissait sortir des ténèbres figurées par un fond noir. Une auréole de rayons étincelait vivement autour de sa chevelure d’où cette lumière voulait sortir. Sous le front, sous les chairs, il y avait une éloquente conviction qui s’échappait de chaque trait par de pénétrantes effluves. Les lèvres vermeilles venaient de faire entendre la parole de vie, et le spectateur en cherchait le retentissement sacré dans les airs, il en demandait les ravissantes paraboles au silence, il l’écoutait dans l’avenir, la retrouvait dans les enseignemens du passé. L’Évangile était traduit par la simplicité calme de ces adorables yeux où se 153réfugiaient les âmes troublées; enfin sa religion se lisait tout entière en un suave et magnifique sourire qui semblait exprimer ce précepte où elle se résume: – Aimez-vous les uns les autres! Cette peinture inspirait une prière, commandait le pardon, étouffait l’égoïsme, réveillait toutes les vertus endormies. Partageant le privilège des enchantemens de la musique, l’œuvre de Raphaël vous jetait sous le charme impérieux des souvenirs; et son triomphe était complet, car on oubliait le peintre. Le prestige de la lumière agissait encore sur cette merveille; et par momens, il semblait que la tête s’élevât dans le lointain, au sein de quelque nuage.
– J’ai couvert cette toile de pièces d’or, dit froidement le marchand.
– Eh bien! il va falloir mourir, 154s’écria le jeune homme qui sortait d’une rêverie dont la dernière pensée l’avait ramené vers sa fatale destinée, en le faisant descendre, par d’insensibles déductions, d’une dernière espérance à laquelle il s’était attaché.
– Ah! ah! j’avais donc raison de me méfier de toi, répondit le vieillard en saisissant les deux mains du jeune homme qu’il serra par les poignets dans l’une des siennes comme dans un étau.
L’inconnu sourit tristement de cette méprise, et dit d’une voix douce: – Hé, Monsieur, ne craignez rien! Il s’agit de ma vie et non de la vôtre. – Pourquoi n’avouerai-je pas une innocente supercherie? reprit-il après avoir regardé le vieillard inquiet. En attendant la nuit afin de pouvoir me 155noyer sans esclandre, je suis venu voir vos richesses. Qui ne pardonnerait ce dernier plaisir à un homme de science et de poésie?
Le soupçonneux vieillard examina d’un œil sagace le morne visage de son faux chaland tout en l’écoutant parler. Rassuré bientôt par l’accent de cette voix douloureuse, ou lisant peut-être dans ces traits décolorés, les sinistres destinées dont avaient naguère frémi les joueurs, il lâcha les mains qu’il tenait si vigoureusement. Mais, par un reste de suspicion qui révélait une expérience au moins centenaire, il étendit nonchalamment le bras vers un buffet comme pour s’appuyer, et dit en y prenant un stylet: – Êtes-vous depuis trois ans 156surnuméraire au trésor, sans y avoir touché de gratification?
L’inconnu ne put s’empêcher de sourire en faisant un geste négatif.
– Votre père vous a-t-il trop vivement reproché d’être venu au monde? ou bien êtes-vous déshonoré?
– Si je voulais me déshonorer, je vivrais.
– Avez-vous été sifflé aux Funambules? ou vous trouvez-vous obligé de composer des flons flons pour payer le convoi de votre maîtresse? N’auriez-vous pas plutôt la maladie de l’or, voulez-vous détrôner l’ennui? Enfin quelle erreur vous engage à mourir?
– Ne cherchez pas le principe de ma mort dans les raisons vulgaires qui commandent la plupart des sui157cides. Pour me dispenser de vous dévoiler des souffrances inouïes et qu’il est difficile d’exprimer en langage humain, je vous dirai que je suis dans la plus profonde, la plus ignoble, la plus perçante de toutes les misères. – Et, ajouta-t-il d’un ton de voix dont la fierté sauvage démentait ses paroles précédentes, je ne veux mendier ni secours ni consolations.
– Eh! eh! Ces deux syllabes que d’abord le vieillard fit entendre pour toute réponse, ressemblèrent au cri d’une crecelle. Puis il reprit ainsi: – Sans vous forcer à m’implorer, sans vous faire rougir, et sans vous donner un centime de France, un parat du Levant, un tarain de Sicile, un heller d’Allemagne, une seule des sersterces ou des oboles de l’ancien monde ni 158une piastre du nouveau; sans vous offrir quoi que ce soit, en or, argent, billon, papier, billet, je veux vous faire plus riche, plus puissant et plus considéré que ne peut l’être un roi constitutionnel… Eh! eh!…
Le jeune homme crut le vieillard en enfance, et resta comme engourdi, sans oser répondre.
– Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout à coup la lampe pour en diriger la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cette Peau de Chagrin, ajouta-t-il.
Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus du siège où il s’était assis, un morceau de chagrin, accroché sur le mur et dont la dimen159sion n’excédait pas celle d’une peau de renard; mais, par un phénomène, inexplicable au premier abord, cette peau projetait, au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin, des rayons si lumineux que vous eussiez dit d’une petite comète. Le jeune incrédule s’approcha de ce prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une phrase mentale; mais cependant, animé d’une curiosité bien légitime, il se pencha pour le regarder alternativement sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité. Les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à 160des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière. Il démontra mathématiquement la raison de ce phénomène au vieillard qui, pour toute réponse, sourit avec malice. Ce sourire de supériorité fit croire au jeune savant qu’il était dupe en ce moment de quelque charlatanisme; il ne voulut pas emporter une énigme de plus dans la tombe, et retourna promptement la peau comme un enfant pressé de connaître les secrets de son jouet nouveau.
– Ah! ah! s’écria-t-il, voici l’empreinte du sceau que les Orientaux nomment le cachet de Salomon.
– Vous le connaissez donc? demanda le marchand dont les na161rines laissèrent passer deux ou trois bouffées d’air qui peignirent plus d’idées que ne pouvaient en exprimer les plus énergiques paroles.
– Y a-t-il au monde un homme assez simple pour croire à cette chimère! s’écria le jeune homme piqué d’entendre ce rire muet et plein d’amères dérisions. – Ne savez-vous pas, ajouta-t-il, que les superstitions de l’Orient ont consacré la forme mystique et les caractères mensongers de cet emblème qui représente une puissance fabuleuse. Je ne crois pas devoir être plus taxé de niaiserie dans cette circonstance, que si je parlais des Sphinx ou des Griffons, dont l’existence est en quelque sorte scientifique.
– Puisque vous êtes un orientaliste, 162reprit le vieillard, peut-être lirez-vous cette sentence.
Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l’envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis appartenu.
– J’avoue, s’écria l’inconnu, que je ne devine guère le procédé dont on se sera servi pour graver si profondément ces lettres sur la peau d’un onagre.
Et, se retournant avec vivacité vers les tables chargées de curiosités, ses yeux parurent y chercher quelque chose.
163– Que voulez-vous, demanda le vieillard.
– Un instrument pour trancher le chagrin afin de voir si les lettres y sont empreintes ou incrustées.
Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu, qui le prit et tenta d’entamer la peau à l’endroit où les paroles se trouvaient écrites; mais quand il eut enlevé une légère couche du cuir, les lettres y reparurent si nettes et tellement conformes à celles qui étaient imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n’en avoir rien ôté.
– L’industrie du Levant a des secrets qui lui sont réellement particuliers, dit-il en regardant la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude.
164– Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en prendre aux hommes qu’à Dieu!
Les paroles mystérieuses étaient disposées de la manière suivante.
SI TU ME POSSÈDES, TU POSSÉDERAS TOUT.
MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA. DIEU L’A
VOULU AINSI. DÉSIRE, ET TES DÉSIRS
SERONT ACCOMPLIS. MAIS RÈGLE
TES SOUHAITS SUR TA VIE.
ELLE EST LA. À CHAQUE
VOULOIR JE DÉCROITRAI
COMME TES JOURS.
ME VEUX-TU?
PRENDS. DIEU
T’EXAUCERA.
– SOIT!
– Ah, vous lisez couramment le sanscrit, dit le vieillard. Peut-être 165avez-vous voyagé en Perse ou dans le Bengale?
– Non, Monsieur, répondit le jeune homme en tâtant avec curiosité cette peau symbolique, assez semblable à une feuille de métal par son peu de flexibilité.
Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l’avait prise, en lançant au jeune homme un regard empreint d’une froide ironie qui semblait dire: – Il ne pense déjà plus à mourir.
– Est-ce une plaisanterie, est-ce un mystère, demanda le jeune inconnu.
Le vieillard hocha la tête et dit gravement: – Je ne saurais vous répondre. J’ai offert le terrible pouvoir dont ce talisman est investi, à des 166hommes doués de plus d’énergie que vous ne paraissez en avoir; mais tout en se moquant de la problématique influence qu’il devait exercer sur leurs destinées futures, aucun n’a voulu se risquer à conclure ce contrat si fatalement proposé par je ne sais quelle puissance. Je pense comme eux. Comme eux, j’ai douté, me suis abstenu, et…
– Et vous n’avez pas même essayé… dit le jeune homme en l’interrompant.
– Essayer! reprit le vieillard. Si vous étiez sur la colonne de la place Vendôme, essaieriez-vous de vous jeter dans les airs? Peut-on arrêter le cours de la vie? L’homme a-t-il jamais pu scinder la mort? Avant d’entrer dans ce cabinet, vous aviez résolu de vous 167suicider. Mais, tout à coup, un secret vous occupe, et vous distrait de mourir. Enfant! Chacun de vos jours ne vous offrira-t-il pas une énigme plus intéressante que ne l’est celle-ci. Écoutez-moi. J’ai vu la cour licencieuse du régent. Comme vous, j’étais alors dans la misère. J’ai mendié mon pain. Néanmoins, j’ai atteint l’âge de cent deux ans, et suis devenu millionnaire. Le malheur m’a donné la fortune, l’ignorance m’a instruit. Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort: VOULOIR et POUVOIR. Entre ces 168deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et c’est à elle que je dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit? mais SAVOIR! laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi, le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée; et le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes. En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, non dans les sens qui s’émoussent, mais dans le cerveau qui ne s’use pas et survit à tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon ame ni mon corps. Cependant, j’ai vu le monde entier. Mes pieds ont foulé les plus hautes montagnes de l’Asie et de l’Amérique. 169J’ai appris tous les langages humains, j’ai vécu sous tous les régimes. J’ai prêté mon argent à un Chinois en prenant pour gage le corps de son père; j’ai dormi sous la tente de l’Arabe sur la foi de sa parole; j’ai signé des contrats dans toutes les capitales européennes, et j’ai laissé sans crainte, mon or, dans le wigham des sauvages. J’ai tout obtenu parce que j’ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir, n’est-ce pas savoir! Oh! savoir, jeune homme, n’est-ce pas jouir intuitivement? N’est-ce pas découvrir la substance même du fait et s’en emparer essentiellement? Que reste-t-il d’une possession matérielle? Une idée. Jugez alors combien doit être belle la vie d’un homme qui, pouvant empreindre toutes les réa170lités dans sa pensée, transporte en son ame les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées des souillures terrestres. La pensée est la clef de tous les trésors. Elle procure les joies de l’avare sans en donner les soucis. J’ai plané sur le monde, où mes plaisirs ont toujours été des jouissances intellectuelles. Mes débauches étaient la contemplation des mers, des peuples, des forêts, des montagnes! J’ai tout vu; mais tranquillement, sans fatigue. Je n’ai jamais rien désiré, j’ai tout attendu. Je me suis promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui m’appartenait. Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambition, revers, tristesse, sont pour moi des idées que je 171change en rêveries. Au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis; et, au lieu de leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe, je m’en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure. N’ayant jamais lassé mes organes, je jouis encore d’une santé robuste; et mon ame, ayant hérité de toute la force dont je n’abusais pas, cette tête est encore mieux meublée que ne le sont mes magasins. Là, dit-il en se frappant le front, là sont les vrais millions. Je passe des journées délicieuses en jetant un regard intelligent dans le passé. J’évoque des pays entiers, des sites, des vues de l’Océan, des figures historiquement belles! J’ai un sérail imaginaire où je possède toutes les femmes que 172je n’ai pas eues. Je revois souvent vos guerres, vos révolutions; et je les juge. Oh! comment préférer de fébriles, de légères admirations pour quelques chairs plus ou moins colorées, pour des formes plus ou moins rondes; comment préférer tous les désastres de vos volontés trompées, à la faculté sublime de faire comparaître en soi l’univers, au plaisir immense de se mouvoir sans être garotté par les liens du temps ou de l’espace, au plaisir de tout embrasser, de tout voir, de se pencher sur le bord du monde pour interroger les autres sphères, pour écouter Dieu! – Ceci, dit-il d’une voix éclatante en montrant la peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis, ce sont vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, 173vos douleurs qui font trop vivre! Le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir. Qui pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté? Les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles pas la vue; tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours. Le mot de Sagesse ne vient-il pas de savoir? Et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir?
– Eh bien, oui! je veux savoir, dit l’inconnu en saisissant la peau de chagrin.
– Jeune homme prenez garde! s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.
– J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée, mais elles ne m’ont 174même pas nourri, répliqua l’inconnu. Je ne veux être la dupe ni d’une prédication digne de Swedenborg, ni de votre amulette orientale, ni des charitables efforts que vous faites, Monsieur, pour me retenir dans un monde où mon existence est désormais impossible. – Voyons? ajouta-t-il en serrant le talisman d’une main convulsive et regardant le vieillard. Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs, plus pétillans et soient de force à nous enivrer pour trois jours. Que la nuit soit parée de femmes ardentes! Enfin, je veux que la 175Débauche en délire et rugissante nous emporte dans son char à quatre chevaux, par delà les bornes du monde pour nous verser sur des plages inconnues. Que les ames montent dans les cieux ou se plongent dans la boue, je ne sais si, alors, elles s’élèvent ou s’abaissent; peu m’importe! Mais je commande à ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies dans une joie. Oui, j’ai besoin d’embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière étreinte pour en mourir. Aussi souhaité-je et des priapées antiques après boire, et des chants à réveiller les morts, et de triples baisers, des baisers sans fin dont le bruit passe sur Paris comme un craquement d’incendie, y réveille les époux et leur inspire une ardeur 176cuisante qui rajeunisse même les septuagénaires!
Un éclat de rire parti de la bouche du petit vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruissement de l’enfer, et l’interdit si despotiquement qu’il se tut.
– Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir tout à coup pour donner passage à des tables somptueusement servies, à des convives de l’autre monde? Non, non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte. Tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus ex177horbitant. Le brachmane auquel je dois ce talisman m’a jadis expliqué qu’il s’opérerait un mystérieux accord entre les destinées et les souhaits du possesseur. Votre premier désir est vulgaire, je pourrais le réaliser; mais j’en laisse le soin aux événemens de votre nouvelle existence. Après tout, vous vouliez mourir; hé bien! votre suicide n’est que retardé.
L’inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours plaisanté par ce singulier vieillard dont l’intention demi-philantropique lui parut clairement démontrée dans cette dernière raillerie, s’écria: – Je verrai bien, Monsieur, si ma fortune changera pendant le temps que je vais mettre à franchir la largeur du quai. Mais si vous ne vous moquez pas d’un mal178heureux, je désire, pour me venger d’un si fatal service, que vous tombiez amoureux d’une danseuse! Alors, vous comprendrez le bonheur d’une débauche, et peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les biens que vous avez si philosophiquement ménagés.
À ces mots, il sortit sans entendre un grand soupir que poussa le vieillard, traversa les salles, et descendit les escaliers de cette maison, suivi par le gros garçon joufflu qui voulut vainement l’éclairer; il courait avec la prestesse d’un voleur pris en flagrant délit. Aveuglé par une sorte de délire, il ne s’aperçut même pas de l’incroyable ductilité de la peau de chagrin, qui, devenue souple comme un gant, se roula sous ses doigts fré179nétiques, et put entrer dans la poche de son habit où il la mit presque machinalement. En s’élançant de la porte du magasin sur la chaussée, il heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras dessus bras dessous.
– Animal!
– Imbécile!
Telles furent les gracieuses interpellations qu’ils échangèrent.
– Eh! c’est Raphaël.
– Ah bien! nous te cherchions.
– Quoi! c’est vous.
Ces trois phrases amicales succédèrent à l’injure, aussitôt que la clarté d’un réverbère balancé par le vent frappa les visages de ce groupe étonné.
– Mon cher ami, dit à Raphaël le jeune homme qu’il avait failli ren180verser, tu vas venir avec nous.
– De quoi s’agit-il donc?
– Avance toujours, je te conterai l’affaire en marchant.
Et de force ou de bonne volonté, Raphaël fut entouré de ses amis qui, l’ayant enchaîné par les bras dans leur joyeuse bande, l’entraînèrent vers le Pont-des-Arts.
– Mon cher, dit l’orateur en continuant, nous sommes à ta poursuite depuis une semaine environ. À ton respectable hôtel Saint-Quentin, dont nous avons, par parenthèse, admiré l’enseigne inamovible en lettres toujours alternativement noires et rouges comme au temps de J.-J. Rousseau, ta Léonarde nous a dit que tu étais parti pour la campagne au mois de juin. Cependant, nous n’avions 181certes pas l’air des gens à argent, huissiers, créanciers, gardes du commerce, etc. N’importe! Rastignac t’avait aperçu la veille aux Bouffons, nous avons repris courage, et mis de l’amour-propre à découvrir si tu te perchais sur les arbres des Champs-Élysées, si tu allais coucher pour deux sous dans ces maisons philantropiques où les mendians dorment appuyés sur des cordes tendues, ou si, enfin, plus heureux, ton bivouac n’était pas établi dans quelque boudoir. Nous ne t’avons rencontré nulle part, ni sur les écrous de Sainte-Pélagie, ni sur ceux de la Force! Les ministères, l’Opéra, les maisons conventuelles, cafés, bibliothèques, listes de préfets, bureaux de journalistes, restaurans, foyers de théâtre, bref, tout 182ce qu’il y a dans Paris de bons et de mauvais lieux ayant été savamment explorés, nous gémissions sur la perte d’un homme doué d’assez de génie pour se faire également chercher à la cour et dans les prisons. Nous parlions de te canoniser comme un héros de juillet! et, ma parole d’honneur, nous te regrettions…
En ce moment, Raphaël passait avec ses amis sur le Pont-des-Arts, où, sans les écouter, il regardait la Seine dont les eaux mugissantes répétaient les lumières de Paris. Au-dessus de ce fleuve dans lequel il voulait se précipiter naguère, les prédictions du vieillard étaient accomplies, car l’heure de sa mort se trouvait déjà fatalement retardée.
– Et, nous te regrettions vrai183ment! dit son ami poursuivant toujours. Il s’agit d’une combinaison dans laquelle nous te comprenions en ta qualité d’homme supérieur, c’est-à-dire d’homme qui sait se mettre au-dessus de tout. L’escamotage de la muscade constitutionnelle sous le gobelet royal se fait aujourd’hui, mon cher, plus gravement que jamais. L’infâme Monarchie renversée par l’héroïsme populaire était une femme de mauvaise vie avec laquelle on pouvait rire et banqueter; mais la Patrie est une épouse acariâtre et vertueuse, dont il nous faut accepter, bon gré, mal gré, les caresses compassées. Or donc, le pouvoir s’est transporté, comme tu sais, des Tuileries chez les journalistes, de même que le budget a changé de quartier, 184en passant du faubourg Saint-Germain à la Chaussée-d’Antin. Mais, voici ce que tu ne sais peut-être pas! Le gouvernement, c’est-à-dire l’aristocratie de banquiers et d’avocats, qui font aujourd’hui de la patrie comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie, a senti la nécessité de mystifier le bon peuple de France avec des mots nouveaux et de vieilles idées, à l’instar des philosophes de toutes les écoles et des hommes forts de tous les tems. Il s’agit donc de nous inculquer une opinion royalement nationale, en nous prouvant qu’il est bien plus heureux de payer douze cents millions trente-trois centimes à la patrie représentée par messieurs tels et tels, que onze cents millions neuf centimes à un roi qui disait moi au lieu de 185dire nous. En un mot, un journal armé de deux ou trois cents bons mille francs vient d’être fondé dans le but de faire une opposition qui contente les mécontens, sans nuire au gouvernement national du roi-citoyen. Or, comme nous nous moquons de la liberté autant que du despotisme, de la religion aussi bien que de l’incrédulité; que, pour nous, la patrie est une capitale où toutes les idées s’échangent, où tous les jours amènent de succulens dîners, de nombreux spectacles, où fourmillent de licencieuses prostituées, des soupers qui ne finissent que le lendemain, des amours qui vont à l’heure comme les citadines; et que Paris sera toujours la plus adorable de toutes les patries! la patrie de la joie, de la liberté, de l’es186prit, des jolies femmes, des mauvais sujets, du bon vin, et où le bâton du pouvoir ne se fera jamais trop sentir, puisque l’on est près de ceux qui le tiennent,
Nous, véritables sectateurs du dieu Méphistophélès,
Avons entrepris de badigeonner l’esprit public, de rhabiller les acteurs, de clouer de nouvelles planches à la baraque gouvernementale, de médicamenter les doctrinaires, de recuire les vieux républicains, de réchampir les bonapartistes et de ravitailler les centres, pourvu qu’il nous soit permis de rire, in petto, des rois et des peuples, de ne pas être toujours de notre opinion, et de passer une joyeuse vie à la Panurge ou more orientali, cou187chés sur de moelleux coussins. Nous te destinions les rênes de cet empire macaronique et burlesque, ainsi nous t’emmenons de ce pas au dîner donné par les fondateurs dudit journal. Tu y seras accueilli comme un frère, et nous t’y saluerons roi de ces esprits frondeurs que rien n’épouvante et dont la perspicacité découvre les intentions de l’Autriche, de l’Angleterre ou de la Russie, avant que la Russie, l’Angleterre ou l’Autriche n’aient des intentions! Oui, nous t’instituerons le souverain de ces puissances intelligentes qui fournissent au monde les Mirabeau, les Talleyrand, les Pitt, les Metternich, enfin tous ces hardis Crispins qui jouent entre eux les destinées d’un empire comme les hommes vulgaires 188jouent leur kirchen-waser aux dominos. Nous t’avons donné pour le plus intrépide compagnon qui jamais ait étreint corps à corps la Débauche, ce monstre admirable avec lequel veulent lutter tous les esprits forts! Nous avons même affirmé qu’il ne t’a pas encore vaincu. J’espère que tu ne feras pas mentir nos éloges. L’amphitryon nous a promis de surpasser les étroites saturnales de nos petits Lucullus modernes. Il est assez riche pour mettre de la grandeur dans les petitesses, de l’élégance et de la grâce dans le vice. – Entends-tu, Raphaël, lui demanda l’orateur en s’interrompant.
– Oui, répondit le jeune homme moins étonné de l’accomplissement de ses souhaits que surpris de la 189manière simple et naturelle dont les événemens s’enchaînaient. Quoiqu’il lui fût impossible de croire à une influence magique, il admirait les hasards de la destinée humaine.
– Mais tu nous dis oui, comme si tu pensais à la mort de ton grand-père lui répliqua l’un de ses voisins.
– Ah! reprit Raphaël avec un accent de naïveté qui fit rire ces écrivains, l’espoir de la jeune France, je pensais, mes amis, que nous voilà près de devenir de bien grands coquins! Jusqu’à présent nous avons fait de l’impiété entre deux vins; nous avons pesé la vie étant ivres; nous avons prisé les hommes et les choses en digérant; vierges du fait, nous étions hardis en paroles; mais marqués maintenant par le fer chaud de 190la politique, nous allons entrer dans le grand bagne, et y perdre nos illusions. Or, quand on ne croit plus qu’au diable, il est permis de regretter le paradis de la jeunesse, le temps d’innocence où nous tendions dévotieusement la langue à un bon prêtre, pour recevoir le sacré corps de notre Seigneur Jésus-Christ. Ah! mes bons amis, si nous avons eu tant de plaisir à commettre nos premiers péchés, c’est que nous avions des remords pour les embellir et leur donner du piquant, de la saveur; tandis que maintenant…
– Oh! maintenant, reprit le premier interlocuteur, il nous reste…
– Quoi, dit un autre.
– Le crime…
– Ah! c’est un mot cela! Mais il a 191toute la hauteur d’une potence et toute la profondeur de la Seine, répliqua Raphaël.
– Oh! tu ne m’entends pas. Je parle des crimes politiques. Je n’envie, depuis ce matin, qu’une existence, celle des conspirateurs. Demain, je ne sais si ma fantaisie durera toujours, mais ce soir, la vie pâle de notre civilisation, unie comme la rainure d’un chemin de fer, fait bondir mon cœur de dégoût! Je suis épris de passion pour les malheurs de la déroute de Moscou, pour les émotions du Corsaire rouge et l’existence des contrebandiers. Puisqu’il n’y a plus de Chartreux en France, je voudrais au moins un Botany-bay, une espèce d’infirmerie destinée aux petits lord Byron, qui, après avoir chiffonné la vie 192comme une serviette après dîner, n’ont plus rien à faire qu’à incendier leur pays, se brûler la cervelle, conspirer pour la république ou demander la guerre…
– Émile, dit avec feu le voisin de Raphaël à l’interlocuteur, foi d’homme, sans la révolution de juillet, je me faisais prêtre pour aller mener une vie animale au fond de quelque campagne, et…
– Et tu aurais lu le bréviaire tous les jours?
– Oui.
– Tu es un fat.
– Nous lisons bien les journaux.
– Pas mal, pour un journaliste! Mais, tais-toi, nous marchons au milieu d’une masse d’abonnés. Le journalisme, vois-tu? c’est la religion des 193sociétés modernes, et il y a progrès; car nous autres pontifes ne sommes pas tenus de croire, ni le peuple non plus.
En devisant ainsi, comme de braves gens qui savaient le De Viris illustribus, depuis longues années, ils arrivèrent à un hôtel de la rue Joubert.
Émile était un auteur qui avait conquis plus de gloire dans ses chutes que les autres n’en recueillent de leurs succès. Hardi dans ses compositions, plein de verve et de mordant, il possédait toutes les qualités que comportaient ses défauts. Franc, rieur, il disait en face mille épigrammes à un ami, qu’absent, il défendait avec courage et loyauté. Il se moquait de tout, même de son avenir; et, toujours dépourvu d’argent, il restait comme 194tous les hommes de quelque portée, plongé dans une inexprimable paresse, jetant un livre dans un mot au nez de gens qui ne savaient pas mettre un mot dans leurs livres. Prodigue de promesses qu’il ne réalisait jamais, il s’était fait de sa fortune et de sa gloire un coussin pour dormir, courant ainsi la chance de se réveiller vieux, à l’hôpital. Du reste, ami jusqu’à l’échafaud, fanfaron de cynisme et simple comme un enfant, il ne travaillait que par boutade ou par nécessité.
– Nous allons faire, suivant l’expression de maître Alcofribas, un fameux tronçon de chiere lie, dit-il à Raphaël en lui montrant les caisses de fleurs qui embaumaient et verdissaient les escaliers.
195– J’aime beaucoup les porches bien chauffés et garnis de riches tapis, répondit Raphaël. Le luxe dès le péristyle est rare en France. Ici, je me sens renaître.
– Et là-haut nous allons boire et rire encore une fois, mon pauvre Raphaël.
– Ah çà! reprit-il, j’espère que nous serons les vainqueurs et que nous marcherons sur toutes ces têtes-là.
Puis, d’un geste moqueur, il lui montra les convives, en entrant dans un salon qui resplendissait de dorures et de lumières.
Ils furent aussitôt accueillis par les jeunes gens les plus remarquables de Paris. L’un venait de révéler un talent neuf, et de rivaliser, par son 196premier tableau, avec les gloires de la peinture impériale. L’autre avait hasardé, la veille, un livre plein de verdeur, empreint d’une sorte de dédain littéraire et qui découvrait à l’école moderne de nouvelles routes. Plus loin, un statuaire dont la figure pleine de rudesse accusait quelque vigoureux génie, causait avec un de ces froids railleurs qui, selon l’occurrence, tantôt, ne veulent voir de supériorités nulle part, et tantôt en reconnaissent partout. Ici, le plus spirituel de nos caricaturistes à l’œil malin, à la bouche mordante, guettait les épigrammes pour les traduire à coups de crayon. Là, ce jeune et audacieux écrivain, qui, mieux que personne, distillait la quintessence des pensées politiques, ou, dans un ar197ticle, condensait en se jouant l’esprit d’un écrivain fécond, s’entretenait avec ce poète dont les écrits écraseraient toutes les œuvres du temps présent, si son talent avait la puissance de sa haine. Tous deux essayaient de ne pas dire la vérité, et de ne pas mentir, en s’adressant de douces flatteries. Un musicien célèbre consolait en si bémol et d’une voix moqueuse un jeune homme politique récemment tombé de la tribune sans se faire aucun mal. De jeunes auteurs sans style étaient auprès de jeunes auteurs sans idées; des prosateurs pleins de poésie, près de poètes prosaïques. Voyant ces êtres incomplets, un pauvre saint-simonien, assez naïf pour croire à sa doctrine, les accouplait avec charité, voulant sans doute 198les transformer en religieux de son ordre. Enfin, il y avait deux ou trois de ces savans, destinés à mettre de l’azote dans la conversation, et plusieurs vaudevillistes prêts à y jeter de ces lueurs éphémères, qui, semblables aux étincelles du diamant, ne donnent ni chaleur ni lumière. Quelques hommes à paradoxes, riant sous cape des gens qui épousaient leurs admirations ou leurs mépris pour les hommes et les choses, faisaient déjà de cette politique à double tranchant, avec laquelle ils conspirent contre tous les systèmes, sans prendre parti pour aucun. Le jugeur, qui ne s’étonne de rien, qui se mouche au milieu d’une cavatine aux Bouffons, y crie brava! avant tout le monde, et contredit ceux qui préviennent son avis, était 199là, cherchant à s’attribuer les mots des gens d’esprit. Parmi ces convives, cinq avaient de l’avenir; une dixaine devait obtenir quelque gloire viagère; quant aux autres, ils pouvaient, comme toutes les médiocrités, se dire le fameux mot de Louis XVIII: Union et Oubli. L’Amphitryon avait la gaieté soucieuse d’un homme qui dépense deux mille écus. De temps en temps ses yeux se dirigeaient avec impatience vers la porte du salon, en appelant celui des convives qui se faisait attendre. Bientôt apparut un gros petit homme, qui fut accueilli par une flatteuse rumeur. C’était le notaire qui, le matin même, avait achevé de créer le journal.
Un valet de chambre vêtu de noir 200vint ouvrir les portes d’une vaste salle à manger où chacun alla, sans cérémonie, reconnaître sa place autour d’une table immense. Avant de quitter les salons, Raphaël y jeta un dernier coup d’œil. Son souhait était, certes, bien complètement réalisé. La soie et l’or tapissaient les appartemens. De riches candélabres supportant d’innombrables bougies faisaient briller les moindres frises dorées, les ciselures délicates des bronzes, et les somptueuses couleurs de l’ameublement. Les fleurs rares de quelques jardinières artistement construites avec des bambous, répandaient de doux parfums; les draperies respiraient une élégance sans prétention; et il y avait en tout je ne sais quelle 201grâce poétique, dont le prestige devait agir sur l’imagination d’un homme sans argent.
– Cent mille livres de rente sont un bien joli commentaire du catéchisme, et nous aident merveilleusement à mettre la morale en action! dit-il en soupirant. Oh! oui, ma vertu ne va guère à pied. Pour moi le vice, c’est une mansarde, un habit rapé, un chapeau gris en hiver et des dettes chez le portier. Ah! je veux vivre au sein de ce luxe un an, six mois, n’importe! et puis après, mourir. J’aurai du moins épuisé, connu, dévoré mille existences.
– Oh! oh, lui dit Émile qui l’écoutait, tu prends le coupé d’un agent de change pour le bonheur. Va, tu serais bientôt ennuyé de la fortune 202en t’apercevant qu’elle te ravirait la chance d’être un homme supérieur. Entre les pauvretés de la richesse et les richesses de la pauvreté, l’artiste a-t-il jamais balancé? Ne nous faut-il pas toujours des luttes, à nous autres. Aussi, prépare ton estomac, vois.
Et il lui montra, par un geste héroïque, le majestueux, le trois fois saint, l’évangélique et rassurant aspect que présentait la salle à manger du benoît capitaliste.
– Cet homme-là, reprit-il, ne s’est vraiment donné la peine d’amasser son argent que pour nous. N’est-ce pas une espèce d’éponge oubliée par les naturalistes dans l’ordre des Polypiers, et qu’il s’agit de presser avec délicatesse, avant de la laisser sucer par 203des héritiers? Ne trouves-tu pas du style aux bas-reliefs qui décorent les murs! Et les lustres, et les tableaux, quel luxe bien entendu! S’il faut croire les envieux et ceux qui tiennent à voir les ressorts de la vie, cet homme aurait tué, pendant la révolution, je ne sais quelle vieille dame asthmatique, un petit orphelin scrofuleux et quelque autre personne. Peux-tu donner place à des crimes sous les cheveux grisonnans de notre vénérable amphitryon? Il a l’air d’un bien bon homme. Vois donc comme l’argenterie étincelle? Et chacun de ces rayons brillans serait pour lui un coup de poignard. Allons donc! autant vaudrait croire en Mahomet. Si le public avait raison, voici trente hommes de cœur et de talent qui s’apprêteraient à 204manger les entrailles, à boire le sang d’une famille. Et nous deux, jeunes gens pleins de candeur, d’enthousiasme, nous serions complices du forfait! J’ai envie de demander à notre capitaliste s’il est honnête homme.
– Non pas maintenant! s’écria Raphaël, mais quand il sera ivre-mort, nous aurons dîné.
Et les deux amis s’assirent en riant.
D’abord, et par un regard plus rapide que la parole, chaque convive paya son tribut d’admiration au somptueux coup d’œil qu’offrait une longue table, blanche comme une couche de neige fraîchement tombée, et sur laquelle s’élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds. Les cristaux ré205pétaient les couleurs de l’iris dans leurs reflets étoilés; les bougies traçaient des feux croisés à l’infini; et, les mets placés sous des dômes d’argent, aiguisaient l’appétit et la curiosité. Les paroles furent assez rares. Les voisins se regardèrent. Le vin de Madère circula.
Puis, le premier service apparut dans toute sa gloire. Il aurait fait honneur à feu Cambacérès, et Brillat-Savarin l’eût célébré. Les vins de Bordeaux, de Bourgogne, blancs, rouges, furent servis avec une profusion royale. Cette première partie du festin était comparable, en tout point, à l’exposition d’une tragédie classique.
Le second acte devint quelque peu bavard. Chaque convive avait bu rai206sonnablement en changeant de crûs suivant ses caprices, de sorte qu’au moment où l’on emporta les restes de ce magnifique service, de tempestueuses discussions s’étaient établies. Quelques fronts pâles rougissaient, plusieurs nez commençaient à s’empourprer, les visages s’allumaient, les yeux pétillaient. C’était l’aurore de l’ivresse. Le discours ne sortait pas encore des bornes de la civilité; mais les railleries, les bons mots s’échappaient peu à peu de toutes les bouches. La calomnie élevait même tout doucement sa petite tête et parlait d’une voix flûtée. Çà et là, quelques sournois écoutaient attentivement, espérant garder leur raison. Le second service trouva donc les esprits tout-à-fait échauffés. Chacun 207mangea en parlant, parla en mangeant, but sans prendre garde à l’affluence des liquides, tant ils étaient lampans et parfumés, tant l’exemple était contagieux. L’amphitryon se piqua d’animer ses convives, et fit avancer les terribles vins du Rhône, le chaud Tokay, de vieux Roussillons capiteux. Alors, déchaînés comme les chevaux d’une malle-poste qui part d’un relais, ces hommes fouettés par les piquantes flèches du vin de Champagne impatiemment attendu, mais abondamment versé, laissèrent galoper leur esprit dans le vide de ces raisonnemens que personne n’écoute, se mirent à raconter ces histoires qui n’ont pas d’auditeur, recommencèrent cent fois ces interpellations qui 208restent sans réponse. L’orgie seule déploya sa grande voix, sa voix composée de cent clameurs confuses qui grossissent comme les crescendo de Rossini. Puis, arrivèrent les toasts insidieux, les forfanteries, les défis. Tous renonçaient à se glorifier de leur capacité intellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux, des foudres, des cuves. Il semblait que chacun eût deux voix. Il vint un moment où les maîtres parlèrent tous à la fois, et où les valets sourirent.
Mais cette mêlée de paroles, où les paradoxes douteusement lumineux, les vérités grotesquement habillées se heurtèrent à travers les cris, les jugemens interlocutoires, les arrêts souverains, et les niaiseries, comme au milieu d’un combat se croisent les bou209lets, les balles et la mitraille, eût sans doute intéressé quelque philosophe par la singularité des pensées, ou surpris un politique par la bizarrerie des systèmes. C’était tout à la fois un livre et un tableau. Les philosophies, les religions, les morales, si différentes d’une latitude à l’autre, les gouvernemens, enfin tous les grands actes de l’intelligence humaine, tombèrent sous une faulx aussi longue que celle du Temps; et, peut-être, eussiez-vous pu difficilement décider si elle était maniée par la Sagesse ivre, ou par l’Ivresse devenue sage et clairvoyante. Ces esprits emportés par une espèce de tempête, semblaient, comme la mer irritée contre ses falaises, vouloir ébranler toutes les lois entre 210lesquelles flottent les civilisations, satisfaisant ainsi, sans le savoir, à la volonté de Dieu, qui laissa dans la nature le bien et le mal sans cesse en présence, en gardant pour lui seul le secret de leur lutte perpétuelle. Furieuse et burlesque, la discussion fut en quelque sorte un sabbat des intelligences. Entre les tristes plaisanteries dites par ces enfans de la révolution à la naissance d’un Journal, et les propos tenus par de joyeux buveurs à la naissance de Gargantua, se trouvait tout l’abîme qui sépare le dix-neuvième siècle du seizième. Celui-ci apprêtait une destruction en riant, et le nôtre riait au milieu des ruines.
– Comment appelez-vous le jeune homme que je vois là bas? dit le notaire en montrant Raphaël. J’ai 211cru l’entendre nommer Valentin.
– Que chantez-vous avec votre Valentin tout court, s’écria Émile en riant. Raphaël de Valentin, s’il vous plaît! Nous ne sommes pas un enfant trouvé; mais le descendant de l’Empereur Valens, souche des Valentinois, fondateur des villes de Valence en Espagne et en France, héritier légitime de l’empire d’Orient. Si nous laissons trôner Mahmoud à Constantinople, c’est par pure bonne volonté, et faute d’argent ou de soldats.
Puis il décrivit en l’air, avec sa fourchette, une couronne au-dessus de la tête de Raphaël. Le notaire se recueillit pendant un moment, et se remit bientôt à boire en laissant échapper un geste authentique, par lequel il semblait 212avouer qu’il lui était impossible de rattacher à sa clientelle les villes de Valence, de Constantinople, Mahmoud, l’empereur Valens et la famille des Valentinois.
– La destruction de ces fourmillières nommées Babylone, Tyr, Carthage ou Venise, toujours écrasées sous les pieds d’un géant qui passe, ne serait-elle pas un avertissement donné à l’homme par une puissance moqueuse? dit un journaliste, espèce d’esclave acheté pour faire du Bossuet à dix sous la ligne.
– Moïse, Sylla, Louis XI, Richelieu, Robespierre et Napoléon sont peut-être un même homme qui reparaît à travers les civilisations comme une comète dans le ciel! répondit Raphaël.
213– Pourquoi sonder la Providence? dit un fabricant de ballades.
– Allons, voilà la Providence, s’écria le jugeur en l’interrompant. Je ne connais rien au monde de plus élastique.
– Mais, Monsieur, Louis XIV a fait périr plus d’hommes pour creuser les aqueducs de Maintenon que la Convention pour asseoir justement l’impôt, pour mettre de l’unité dans la loi, nationaliser la France et faire également partager les héritages, disait un jeune homme devenu républicain faute d’un syllabe devant son nom.
– Monsieur, lui répondit un propriétaire, vous qui prenez le sang pour du vin; cette fois-ci, laisse214rez-vous à chacun sa tête sur ses épaules?
– À quoi bon, Monsieur? les principes de l’ordre social ne valent-ils donc pas quelques sacrifices.
– Henri? Hé! Chose le républicain prétend que la tête de ce propriétaire serait un sacrifice, dit un jeune homme à son voisin.
– Les hommes et les évènemens ne sont rien, disait le républicain en continuant sa théorie à travers les hoquets, il n’y a en politique et en philosophie, que des principes et des idées.
– Quelle horreur! Vous n’auriez nul chagrin de tuer vos amis pour un si…
– Hé! Monsieur, l’homme qui a des remords est le vrai scélérat, car 215il a quelque idée de la vertu; tandis que Pierre-le-Grand, le duc d’Albe étaient des systèmes, et le corsaire Monbar, une organisation.
– Mais la société ne peut-elle pas se priver de vos systèmes et de vos organisations?
– Oh! d’accord, s’écria le républicain.
– Eh! votre stupide république me donne des nausées! Nous ne saurions découper tranquillement un chapon sans y trouver la loi agraire.
– Tes principes sont excellens, mon petit Brutus farci de truffes! Mais tu ressembles à mon valet de chambre! Le drôle est si cruellement possédé par la manie de la propreté, que si je lui laissais brosser mes ha216bits à sa fantaisie, j’irais tout nu.
– Vous êtes des brutes! Vous voulez nettoyer une nation avec des curedents, répliqua l’homme à la république. Selon vous la justice serait plus dangereuse que les voleurs.
– Hé! hé! fit un avoué.
– Sont-ils ennuyeux avec leur politique! dit le notaire. – Fermez la porte. – Il n’y a pas de science ou de vertu qui vaille une goutte de sang. Si nous voulions faire la liquidation de la Vérité nous la trouverions peut-être en faillite.
– Ah! il en aurait sans doute moins coûté de nous amuser dans le mal que de nous disputer dans le bien. Aussi, donnerais-je tous les discours prononcés à la tribune depuis quarante ans pour une truite, 217pour un conte de Perrault ou une croquade de Charlet.
– Vous avez bien raison! – Passez-moi les asperges. – Car après tout, la liberté enfante l’anarchie, l’anarchie conduit au despotisme et le despotisme ramène à la liberté. Des millions d’êtres ont péri sans avoir pu faire triompher aucun de ces systèmes. N’est-ce pas le cercle vicieux dans lequel tournera toujours le monde moral? Quand l’homme croit avoir perfectionné, il n’a fait que déplacer les choses.
– Oh! oh! s’écria un vaudevilliste, alors, Messieurs, je porte un toast à Charles X, père de la liberté!
– Pourquoi pas, dit un journaliste. Quand le despotisme est dans les lois, la liberté se trouve 218dans les mœurs, et vice versâ.
– Buvons donc à l’imbécillité du pouvoir qui nous donne tant de pouvoir sur les imbécilles! dit le banquier.
– Hé! mon cher, au moins Napoléon nous a-t-il laissé de la gloire! criait un officier de marine qui n’était pas sorti de Brest.
– Ah! la gloire! Triste denrée. Elle se paye cher et ne se garde pas. Ne serait-elle point l’égoïsme des grands hommes, comme le bonheur est celui des sots?
– Monsieur, vous êtes bien heureux.
– Le premier qui inventa les fossés était sans doute un homme faible, car la société ne profite qu’aux gens chétifs. Placés aux deux extrémités du monde moral, le sauvage et le 219penseur ont également horreur de la Propriété.
– Joli! s’écria le notaire; s’il n’y avait pas de propriétés, comment pourrions-nous faire des actes?
– Voilà des petits pois délicieusement fantastiques!
– … Et le curé fut trouvé mort dans son lit, le lendemain…
– Qui parle de mort? Ne badinez pas! J’ai un oncle.
– Vous vous résigneriez sans doute à le perdre.
– Ce n’est pas une question.
– Écoutez-moi, Messieurs! Manière de tuer son oncle. Chut! (Écoutez! Écoutez!) Ayez d’abord un oncle gros et gras, septuagénaire au moins, ce sont les meilleurs oncles (Sensation). Faites-lui manger, sous un pré220texte quelconque, un pâté de foie gras..
– Hé! mon oncle est un grand homme sec, avare et sobre
– Ah! ces oncles-là sont des monstres qui abusent de la vie.
– Et, dit l’homme aux oncles en continuant, annoncez-lui, pendant sa digestion, la faillite de son banquier.
– S’il résiste?
– Lâchez-lui une jolie fille.
– S’il est, dit-il en faisant un geste négatif.
– Alors, ce n’est pas un oncle! l’oncle est essentiellement égrillard.
– La voix de la Malibran a perdu deux notes!
– Non, Monsieur…
– Si! Monsieur.
– Oh! oh! – Oui et non. – N’est-ce pas l’histoire de toutes les disser221tations religieuses, politiques et littéraires. L’homme est un bouffon qui danse sur des précipices!
– À vous entendre, je suis un sot…
– Au contraire, c’est parce que vous ne m’entendez pas.
– L’instruction, belle niaiserie. M. Heineffettermach porte le nombre des volumes imprimés à plus d’un milliard, et la vie d’un homme ne permet pas d’en lire cent cinquante mille. Alors, expliquez-moi ce que signifie le mot instruction? Pour les uns, elle consiste à savoir le nom du cheval d’Alexandre, du dogue Bérécillo, de Tabourot, seigneur des Accords, et d’ignorer celui de l’homme auquel nous devons le flottage des bois, ou la porcelaine. Pour les autres, 222être instruit, c’est savoir brûler un testament et vivre en honnêtes gens, aimés, considérés, au lieu de voler une montre en récidive, avec les cinq circonstances aggravantes, et d’aller mourir en place de Grève, haïs et déshonorés.
– Lamartine restera.
– Ah! Scribe, Monsieur, a bien de l’esprit.
– Et Victor Hugo?
– C’est un grand homme, n’en parlons plus.
– Vous êtes ivres!
– La conséquence immédiate d’une constitution est l’aplatissement des intelligences. Arts, sciences, monumens, tout est dévoré par un effroyable sentiment d’égoïsme, notre lèpre actuelle. Vos trois cents bourgeois, assis sur des banquettes, 223ne penseront qu’à planter des peupliers. Le despotisme fait illégalement de grandes choses, et la liberté ne se donne même pas la peine d’en faire légalement de très-petites.
– Votre enseignement mutuel fabrique des pièces de cent sous en chair humaine, dit un absolutiste en interrompant. Les individualités disparaissent chez un peuple nivelé par l’instruction.
– Cependant le but de la société n’est-il pas de procurer à chacun le bien-être, demanda le saint-simonien.
– Si vous aviez cinquante mille livres de rente, vous ne penseriez guère au peuple. Êtes-vous épris de belle passion pour l’humanité? allez à Madagascar, vous y trouverez un 224joli petit peuple tout neuf à saint-simoniser, à classer, à mettre en bocal; mais ici, chacun entre tout naturellement dans son alvéole, comme une cheville dans son trou. Les portiers sont portiers, et les niais sont des bêtes sans avoir besoin d’être élus par un Collège de Pères. Ah! ah!
– Vous êtes un carliste!
– Pourquoi pas? J’aime le despotisme, il annonce un certain mépris pour la race humaine. Je ne hais pas les rois. Ils sont si amusans! Trôner dans une chambre, à trente millions de lieues du soleil, n’est-ce donc rien?
– Mais résumons cette large vue de la civilisation, disait le savant qui, pour l’instruction du sculpteur inattentif, avait entrepris une discussion sur le commencement des sociétés et 225sur les peuples autochtones. À l’origine des nations la force fut en quelque sorte matérielle, une, grossière. Puis, avec l’accroissement des aggrégations, les gouvernemens ont procédé par des décompositions plus ou moins habiles du pouvoir primitif. Ainsi, dans la haute antiquité, la force était dans la théocratie; le prêtre tenait le glaive et l’encensoir. Plus tard, il y eut deux sacerdoces: le pontife et le roi. Aujourd’hui, notre société, dernier terme de la civilisation, a distribué la puissance suivant le nombre des combinaisons; et nous sommes arrivés aux forces nommées: industrie, pensée, argent, parole. Alors le pouvoir n’ayant plus d’unité marche sans cesse vers une dissolution sociale qui n’a plus d’au226tre barrière que l’intérêt. Aussi nous ne nous appuyons ni sur la religion, ni sur la force matérielle, mais sur l’intelligence. Le livre vaut-il le glaive, la discussion vaut-elle l’action? Voilà le problême.
– L’intelligence a tout tué, s’écria le carliste. Allez, la liberté absolue mène les nations au suicide. Elles s’ennuient dans le triomphe, comme un Anglais millionnaire.
– Que nous direz-vous de neuf? Aujourd’hui vous avez ridiculisé tous les pouvoirs, et c’est même chose vulgaire que de nier Dieu! Vous n’avez plus de croyance. Aussi le siècle est-il comme un vieux sultan perdu de débauche! Enfin, votre lord Byron, en dernier désespoir de poésie, a chanté les passions du crime.
227– Savez-vous, lui répondit un médecin complètement ivre, qu’une dose de phosphore de plus ou de moins fait l’homme de génie ou le scélérat, l’homme d’esprit ou l’idiot, l’homme vertueux ou le criminel.
– Peut-on traiter ainsi la vertu! s’écria le vaudevilliste. La vertu, sujet de toutes les pièces de théâtre, dénouement de tous les drames, base de tous les tribunaux.
– Hé! tais-toi donc, animal. Ta vertu, c’est Achille sans talon!
– À boire!
– Veux-tu parier que je bois une bouteille de vin de Champagne d’un seul trait?
– Quel trait d’esprit, s’écria le caricaturiste.
– Ils sont gris comme des charretiers, dit un jeune homme qui don228nait sérieusement à boire à son gilet.
– Oui, Monsieur, le gouvernement actuel est l’art de faire régner l’opinion publique…
– L’opinion, mais c’est la plus vicieuse de toutes les prostituées! À vous entendre, hommes de morale et de politique, il faudrait sans cesse préférer vos lois à la nature, l’opinion à la conscience. Allez, tout est vrai, tout est faux! Si la société nous a donné le duvet des oreillers, elle a certes compensé le bienfait par la goutte, comme elle a mis la procédure pour tempérer la justice, et les rhumes à la suite des schalles de Cachemire…
– Monstre! dit Émile en interrompant le misanthrope, comment peux-tu médire de la civilisation en 229présence de vins, de mets aussi délicieux, et à table jusqu’au menton? Mords ce chevreuil aux pieds et aux cornes dorées; mais ne mords pas ta mère.
– Est-ce ma faute, à moi, si le catholicisme arrive à mettre un million de dieux dans un sac de farine, si la république aboutit toujours à quelque Robespierre, si la royauté se trouve entre l’assassinat de Henri IV et le jugement de Louis XVI, si le libéralisme devient Lafayette?
– L’avez-vous embrassé en juillet?
– Non.
– Alors taisez-vous, sceptique.
– Les sceptiques sont les hommes les plus consciencieux.
– Ils n’ont pas de conscience.
– Que dites-vous? ils en ont au moins deux.
230– Escompter le ciel! Monsieur, voilà une idée vraiment commerciale. Les religions antiques n’étaient qu’un heureux développement du plaisir physique; mais nous autres nous avons développé l’âme et l’espérance. Il y a eu progrès.
– Hé, mes bons amis, que pouvez-vous attendre d’un siècle repu de politique? Quel a été le sort de Smarra! La plus ravissante conception…
– Smarra! cria le jugeur d’un bout de la table à l’autre. Ce sont des phrases tirées au hasard dans un chapeau. Véritable ouvrage écrit pour Charenton.
– Vous êtes un sot!
– Vous êtes un drôle.
– Oh! oh!
– Ah! ah!
231– Ils se battront.
– Non.
– À demain, monsieur.
– À l’instant, répondit le poëte.
– Allons! allons! vous êtes deux braves.
– Vous en êtes un autre! dit le provocateur.
– Ils ne peuvent seulement pas se mettre debout.
– Ah! je ne me tiens pas droit, peut-être, reprit le belliqueux auteur en se dressant comme un cerf-volant indécis.
Il jeta sur la table un regard hébété. Puis, comme exténué par cet effort, il retomba sur sa chaise, pencha la tête et resta muet.
– Ne serait-il pas plaisant, dit le jugeur à son voisin, de me battre pour 232un ouvrage que je n’ai jamais vu, ni lu?
– Eugène, prends garde à ton habit! Ton voisin pâlit.
– Kant! Encore un ballon lancé pour amuser les niais! Le matérialisme et le spiritualisme sont deux jolies raquettes avec lesquelles des charlatans en robe font aller le même volant. Que Dieu soit en tout, selon Spinosa, ou que tout vienne de Dieu, selon saint Paul… Imbécilles! Ouvrir ou fermer une porte, n’est ce pas le même mouvement? L’œuf vient-il de la poule ou la poule de l’œuf? – Passez-moi du canard! – Voilà toute la science.
– Nigaud, lui cria le savant, la question que tu poses est tranchée par un fait.
233– Et lequel?
– Les chaires de professeurs n’ont pas été faites pour la philosophie, mais bien la philosophie pour les chaires? Mets des lunettes et lis le budget.
– Voleurs!
– Imbécilles!
– Fripons!
– Dupes!
– Où trouverez-vous ailleurs qu’à Paris un échange aussi vif, aussi rapide entre les pensées, s’écria le plus spirituel des artistes en prenant une voix de basse-taille.
– Allons, Henri, fais-nous quelque farce classique! Voyons, une charge!
– Voulez-vous que je vous fasse le dix-neuvième siècle?
234– Écoutez!
– Silence!
– Mettez des sourdines à vos muffles!
– Te tairas-tu, chinois!
– Donnez-lui du vin, et qu’il se taise, cet enfant!
– À toi, Henri!
L’artiste boutonna son habit noir jusqu’au col, mit ses gants jaunes, et se grima de manière à singer le Globe; mais, le bruit couvrit sa voix, et il fut impossible de saisir un seul mot de sa spirituelle moquerie. S’il ne représenta pas le siècle, au moins représenta-t-il le journal, car, il ne s’entendit pas lui-même.
Le dessert se trouva servi comme par enchantement. La table fut couverte d’un vaste surtout en bronze 235doré sorti des ateliers de Galle. De hautes figures, douées par un célèbre artiste des formes convenues pour la beauté idéale en Europe, soutenaient et portaient des buissons de fraises, des ananas, des dattes fraîches, des raisins jaunes, de blondes pêches, des oranges arrivées de Sétubal par un paquebot, des grenades, des fruits de la Chine, enfin toutes les surprises du luxe, les miracles du petit four, les délicatesses les plus friandes, les friandises les plus séductrices. Les couleurs de ces tableaux gastronomiques étaient rehaussées par l’éclat de la porcelaine, par des lignes étincelantes d’or, par les découpures des vases. Gracieuse comme les liquides franges de l’océan, verte et légère, la mousse couronnait les 236paysages du Poussin, copiés à Sèvres. Le budget d’un prince allemand n’aurait pas payé cette richesse insolente. L’argent, la nacre, l’or, les cristaux furent de nouveau prodigués sous de nouvelles formes; mais les yeux engourdis et la verbeuse fièvre de l’ivresse permirent à peine aux convives d’avoir une intuition vague de cette féerie digne d’un conte oriental. Les vins de dessert apportèrent leurs parfums et leurs flammes, philtres puissans, vapeurs enchanteresses, qui engendrent une espèce de mirage intellectuel, et dont les liens puissans enchaînent les pieds, alourdissent les mains. Les pyramides de fruits furent pillées, les voix grossirent, le tumulte grandit. Alors il n’y eut plus de paroles distinctes. Les 237verres volèrent en éclats, et des rires atroces partirent comme des fusées. Le vaudevilliste saisit un cor et se mit à sonner une fanfare. Ce fut comme un signal donné par le diable. Cette assemblée en délire hurla, siffla, chanta, cria, rugit, gronda. Vous eussiez souri de voir les gens naturellement gais, devenus sombres comme les dénouemens de Crébillon, ou rêveurs comme des marins en voiture. Les hommes fins disaient leurs secrets à des curieux qui n’écoutaient pas. Les mélancoliques souriaient comme des danseuses qui achèvent leurs pirouettes. Un journaliste se dandinait à la manière des ours en cage. Des amis intimes se battaient. Les ressemblances animales inscrites sur les figures humaines 238et si curieusement démontrées par les physiologistes, reparaissaient vaguement dans les gestes, dans les habitudes du corps. Il y avait un livre tout fait pour quelque Bichat qui se serait trouvé là, froid et à jeun. Le maître du logis se sentait ivre et n’osait se lever; mais il approuvait les extravagances de ses convives par une grimace fixe, en tâchant de conserver un air décent et hospitalier. Sa large figure, devenue rouge et bleue, presque violacée, terrible à voir, s’associait au mouvement général par des efforts semblables au roulis et au tangage d’un brick.
– Les avez-vous assassinés, lui demanda Émile.
– La confiscation et la peine de mort sont abolies depuis la révolu239tion de juillet, répondit le banquier.
Puis il se mit à rire en haussant les sourcils d’un air tout à la fois plein de finesse et de bêtise.
– Mais ne les voyez-vous pas quelquefois en songe? reprit Raphaël.
– Il y a prescription! dit le meurtrier plein d’or.
– Et sur sa tombe, s’écria Émile d’un ton sardonique, l’entrepreneur du cimetière gravera: Passans, accordez une larme à sa mémoire! – Oh! reprit-il, je donnerais bien cent sous au mathématicien qui me démontrerait par une équation algébrique l’existence de l’enfer.
Il jeta une pièce en l’air.
– Face pour Dieu!
– Ne regarde pas! cria Raphaël 240en saisissant la pièce. Que sait-on? le hasard est si plaisant.
– Hélas! reprit Émile d’un air tristement bouffon, je ne vois pas où poser les pieds entre la géométrie de l’incrédule et le pater noster du pape. – Buvons! Trinc est, je crois, l’oracle de la dive bouteille et sert de conclusion au Pantagruel.
– Nous devons au pater noster, répondit Raphaël, nos arts, nos monumens, nos sciences peut-être; et, bienfait plus grand encore, nos gouvernemens modernes, dans lesquels une société vaste et féconde est merveilleusement représentée par cinq cents intelligences, où les forces opposées les unes aux autres, se neutralisent, en laissant tout pouvoir à la CIVILISATION, reine gigantesque qui 241remplace le ROI, cette ancienne et terrible figure, espèce de faux destin créé par l’homme entre le ciel et lui. En présence de tant d’œuvres accomplies, l’athéisme apparaît comme un squelette qui n’engendre pas. Qu’en dis-tu?
– Je songe aux flots de sang répandus par le catholicisme, dit froidement Émile. Il a pris nos veines et nos cœurs pour faire une contrefaçon du déluge. Mais n’importe! Tout homme qui pense doit marcher sous la bannière du Christ. Lui seul a consacré le triomphe de l’esprit sur la matière; lui seul nous a poétiquement révélé le monde intermédiaire qui nous sépare de Dieu.
– Tu crois? reprit Raphaël en lui jetant un indéfinissable sourire d’i242vresse. Eh bien, pour ne pas nous compromettre, portons le fameux toast: – Diis ignotis!
Et ils vidèrent leurs calices de science, de gaz carbonique, de parfums, de poésie et d’incrédulité.
– Si ces Messieurs veulent passer dans le salon, le café les y attend.
Et les portes s’ouvrirent. En ce moment, presque tous les convives se roulaient au sein de ces limbes délicieuses, où les lumières de l’esprit s’éteignent, où le corps, délivré de son tyran, s’abandonne aux joies délirantes de la liberté. Les uns, arrivés à l’apogée de l’ivresse, restaient mornes et péniblement occupés à saisir une pensée qui leur attestât leur propre existence; les autres, plongés dans le marasme produit 243par une digestion alourdissante, niaient le mouvement. D’intrépides orateurs disaient encore de vagues paroles dont ils ne comprenaient pas, eux-mêmes, le sens. Quelques refrains retentissaient comme le bruit d’une mécanique obligée d’accomplir sa vie factice et sans âme. Le silence et le tumulte s’étaient bizarrement accouplés. Néanmoins, en entendant la voix sonore du valet qui, à défaut d’un maître, leur annonçait des joies nouvelles, ils se levèrent entraînés, soutenus ou portés, les uns par les autres.
La troupe entière resta, pendant un moment, immobile et charmée, sur le seuil de la porte. Les jouissances excessives du festin pâlirent devant le chatouillant spectacle que l’amphi244tryon offrait au plus voluptueux de leurs sens. Sous les étincelantes bougies d’un lustre d’or, autour d’une table chargée de vermeil, un groupe de femmes se présenta soudain aux convives hébétés dont les yeux s’allumèrent comme autant de diamans. Riches étaient les parures, mais plus riches encore étaient ces beautés éblouissantes devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles de ce palais. Les yeux passionnés de ces créatures, prestigieuses comme des fées, avaient encore plus de vivacité que les torrens de lumière qui faisaient resplendir les reflets satinés des tentures, la blancheur des marbres, les saillies délicates des bronzes et la grâce des draperies. Le cœur brûlait, à voir les contrastes de leurs coiffures 245agitées et de leurs attitudes, toutes diverses d’attraits et de caractère. C’était une haie de fleurs mêlées de rubis, de saphirs et de corail; une ceinture de colliers noirs, sur des cous de neige; des écharpes légères flottant comme les flammes d’un phare; des turbans orgueilleux; des tuniques modestement provoquantes. Ce sérail offrait des séductions pour tous les yeux, des voluptés pour tous les caprices. Posée à ravir, une danseuse semblait être sans voile sous les plis onduleux du cachemire. Là, une gaze diaphane, ici, la soie chatoyante cachaient ou révélaient des perfections mystérieuses. De petits pieds étroits parlaient d’amour, des bouches fraîches et rouges se taisaient. De frêles et dé246centes jeunes filles, vierges d’hier, et dont les jolies chevelures respiraient une religieuse innocence, se présentaient aux regards comme des apparitions qu’un souffle pouvait dissiper. Puis, des beautés aristocratiques au regard fier, mais indolentes, mais fluettes, maigres, gracieuses, penchaient la tête comme si elles avaient encore de royales protections à faire acheter. Une Anglaise, blanche et chaste, figure aérienne, descendue des nuages d’Ossian, ressemblait à un ange de mélancolie, à un remords fuyant le crime. La Parisienne, dont toute la beauté gît dans une grâce indescriptible, vaine de sa toilette et de son esprit, armée de sa toute-puissante faiblesse, souple et dure, syrène sans cœur et sans passion, mais qui 247sait artificieusement créer les trésors de la passion et contrefaire les accens du cœur, ne manquait pas à cette périlleuse assemblée, où brillaient encore des Italiennes tranquilles en apparence et consciencieuses dans leur félicité; de riches Normandes aux formes magnifiques, des femmes méridionales aux cheveux noirs, aux yeux bien fendus. Vous eussiez dit les beautés de Versailles convoquées par Lebel, ayant, dès le matin, dressé tous leurs pièges, arrivant comme une troupe d’esclaves orientales, réveillées par la voix du marchand, pour partir à l’aurore. Elles restaient interdites, honteuses, et s’empressaient autour de la table comme des abeilles qui bourdonnent à l’entrée d’une ruche. Cet embarras 248craintif, reproche et coquetterie tout ensemble, accusait et séduisait. Était-ce pudeur involontaire. Peut-être, un sentiment que la femme ne dépouille jamais complètement, leur ordonnait-il de s’envelopper dans le manteau de la vertu pour donner plus de charme et de piquant aux prodigalités du vice. Aussi, la conspiration ourdie par le maître du logis sembla-t-elle devoir échouer. Ces hommes sans frein furent subjugués tout d’abord par la puissance majestueuse dont la femme est investie. Un murmure d’admiration résonna comme la plus douce musique. L’amour n’avait pas voyagé de compagnie avec l’ivresse; et, au lieu d’un ouragan de passions, les convives, surpris dans un moment de faiblesse, s’abandonnèrent aux déli249ces d’une voluptueuse extase. Obéissant à la poésie qui les domine toujours, les artistes étudièrent avec bonheur les nuances délicates qui distinguaient ces beautés choisies. Réveillé par une pensée, due peut-être à quelque émanation d’acide carbonique dégagé du vin de Champagne, un philosophe frissonnait en songeant aux malheurs qui amenaient là ces femmes dignes peut-être jadis des plus purs hommages. Chacune d’elles avait, sans doute, un drame sanglant à raconter. Presque toutes apportaient d’infernales tortures, et traînaient après elles des hommes sans foi, des promesses trahies, des joies rançonnées par la misère. Les convives s’approchèrent d’elles avec politesse, et des conversa250tions aussi diverses que les caractères s’établirent. Des groupes se formèrent. Vous eussiez dit d’un salon de bonne compagnie où les jeunes filles et les femmes vont offrant aux convives, après le dîner, les secours que le café, les liqueurs et le sucre prêtent aux gourmands embarrassés dans les travaux d’une digestion récalcitrante. Mais bientôt quelques rires éclatèrent; le murmure augmenta; les voix s’élevèrent. L’orgie, domptée pendant un moment, menaçait par intervalles de se réveiller. Ces alternatives de silence et de bruit avaient une vague ressemblance avec une harmonie de Beethoven.
Assis sur un moelleux divan, les deux amis virent d’abord arriver près d’eux une grande fille bien propor251tionnée, superbe en son maintien, de physionomie assez irrégulière, mais perçante, mais impétueuse, et qui saisissait l’ame par de vigoureux contrastes. Sa chevelure noire, lascivement bouclée, semblait avoir déjà subi les combats de l’amour et retombait en flocons légers sur ses larges épaules, qui offraient des perspectives attrayantes à voir. De longs rouleaux bruns enveloppaient à demi un cou majestueux, sur lequel la lumière glissait par intervalles, en révélant la finesse des plus jolis contours. Sa peau, d’un blanc mat, faisait ressortir les tons chauds et animés de ses vives couleurs. L’œil armé de longs cils lançait des flammes hardies, étincelles d’amour. La bouche rouge, humide, entr’ouverte, 252appelait le baiser. Elle avait une taille forte, mais amoureusement élastique. Son sein, ses bras étaient largement développés, comme ceux des belles figures du Carrache; néanmoins, elle paraissait leste, souple, et sa vigueur supposait l’agilité d’une panthère, comme la mâle élégance de ses formes en promettait les voluptés dévorantes. Quoiqu’elle dût savoir rire et folâtrer, ses yeux et son sourire effrayaient la pensée. Semblable à ces prophétesses agitées par un démon, elle étonnait plutôt qu’elle ne plaisait. Toutes les expressions passaient par masses et comme des éclairs sur sa figure mobile. Peut-être eût-elle ravi des gens blasés; mais un jeune homme l’eût redoutée. C’était une statue colossale, tombée du haut 253de quelque temple grec, sublime à distance; vue de près, grossière; mais sa foudroyante beauté devait réveiller les impuissans, sa voix charmer les sourds, ses regards ranimer de vieux ossemens. Émile la comparait vaguement à une tragédie de Shakespeare, espèce d’arabesque admirable, où la passion éclate, où la joie hurle, où l’amour a je ne sais quoi de sauvage, où la magie de la grâce et du bonheur succède aux sanglans tumultes de la colère; monstre qui sait mordre et caresser, rire comme un démon, pleurer comme les anges, improviser dans une seule étreinte toutes les séductions de la femme, excepté les soupirs de la mélancolie et les enchanteresses modesties d’une vierge; puis, 254en un moment, rugir, se déchirer les flancs, briser sa passion, son amant; enfin se détruire elle-même comme fait un peuple insurgé. Vêtue d’une robe en velours rouge, elle foulait d’un pied insouciant quelques fleurs déjà tombées de la tête de ses compagnes, et, d’une main dédaigneuse, tendait aux deux amis un plateau d’argent. Fière de sa beauté, fière de ses vices peut-être, elle montrait un bras blanc qui se détachait vivement sur le velours. Elle était là comme la reine du plaisir, comme une image de la joie humaine, de cette joie qui dissipe les trésors amassés par trois générations, qui rit sur les cadavres, se moque des aïeux, dissout des perles et des trônes, transforme les jeunes gens en vieil255lards, et souvent les vieillards en jeunes gens; de cette joie, permise seulement aux géans fatigués du pouvoir, éprouvés par la pensée, ou pour lesquels la guerre est devenue comme un jouet.
– Comment te nommes-tu? lui dit Raphaël.
– Aquilina.
– Oh! oh! tu viens de Venise sauvée, s’écria Émile.
– Oui! répondit elle. De même que les papes se donnent de nouveaux noms, en montant au-dessus des hommes, j’en ai pris un autre en m’élevant au-dessus de toutes les femmes.
– As-tu donc, comme ta patrone, un noble et terrible conspirateur qui t’aime et sache mourir pour toi? dit 256vivement Émile réveillé par cette apparence de poésie.
– Je l’ai eu, répondit-elle. Mais la guillotine a été ma rivale. Aussi, mettai-je toujours quelques chiffons rouges dans ma parure, pour que ma joie n’aille jamais trop loin.
– Oh! si vous lui laissez raconter l’histoire des quatre jeunes gens de La Rochelle, elle n’en finira pas. Tais-toi donc, Aquilina! Les femmes n’ont-elles pas toutes un amant à pleurer? mais toutes n’ont pas, comme toi, le bonheur de l’avoir perdu sur un échafaud. Ah! j’aimerais bien mieux savoir le mien couché dans une fosse à Clamart que près d’une rivale.
Ces phrases si cruellement logiques furent prononcées d’une voix douce 257et mélodieuse, par la plus innocente, la plus jolie et la plus gentille petite créature qui, suivant l’expression d’Horace Walpole, fût jamais sortie d’un œuf enchanté. Elle était venue à pas muets, et montrait une figure délicate, une taille grêle, des yeux bleus ravissans de modestie, des tempes fraîches et pures. Une naïade ingénue qui s’échappe de sa source, n’est pas plus timide, plus blanche, ni plus naïve. Elle paraissait avoir seize ans, ignorer le mal, ignorer l’amour, ne pas connaître les orages de la vie, et venir d’une église où elle aurait prié les anges d’obtenir avant le temps son rappel dans les cieux. À Paris seulement, se rencontrent ces créatures au visage candide, qui cachent la dépravation la 258plus profonde, les vices les plus raffinés sous un front aussi doux, aussi tendre que la fleur d’une marguerite.
Trompés d’abord par les célestes promesses écrites dans les suaves attraits de cette jeune fille, Émile et Raphaël, acceptant le café qu’elle leur versa dans les tasses présentées par Aquilina, se mirent à la questionner. Alors elle acheva de transfigurer aux yeux des deux poètes, par une sinistre allégorie, je ne sais quelle face de la vie humaine, en opposant, à l’expression rude et passionnée de son imposante compagne, le portrait de cette corruption froide, voluptueusement cruelle, assez étourdie pour commettre un crime, assez forte pour en rire; espèce de démon sans cœur, qui punit les âmes riches et 259tendres de ressentir les émotions dont il est privé, qui trouve toujours une grimace d’amour à vendre, des larmes pour le convoi de sa victime, et de la joie, le soir, pour en lire le testament. Un poète eût admiré la belle Aquilina, le monde entier devait fuir la touchante Euphrasie. L’une était l’âme du vice, l’autre, le vice sans ame.
– Je voudrais bien savoir, dit Émile à cette jolie créature, si parfois tu songes à l’avenir.
– L’avenir, répondit-elle en riant. Qu’appelez-vous l’avenir? Pourquoi penserais-je à ce qui n’existe pas encore? Je ne regarde jamais ni en arrière ni avant de moi. N’est-ce pas déjà trop que de m’occuper d’une journée à la fois. D’ailleurs l’avenir, nous le connaissons, c’est l’hôpital.
260– Comment peux-tu voir d’ici l’hôpital et ne pas éviter d’y aller, s’écria Raphaël.
– Qu’a donc l’hôpital de si effrayant, demanda la terrible Aquilina. Quand nous ne sommes ni mères ni épouses; quand la vieillesse nous met des bas noirs aux jambes et des rides au front, flétrit tout ce qu’il y a de femme en nous, et sèche la joie dans les regards de nos amis, de quoi pourrions-nous avoir besoin? Alors, vous ne voyez plus en nous, de notre nature, que sa fange primitive, qui marche sur deux pattes, froide, sèche, décomposée; et qui va, produisant un bruissement de feuilles mortes. Les plus jolis chiffons nous deviennent des haillons; l’ambre qui réjouissait le boudoir prend une 261odeur de mort et sent le squelette; puis, s’il se trouve un cœur dans cette boue, vous y insultez tous. Vous ne nous permettez même pas un souvenir. Ainsi, que nous soyons, à cette époque de la vie, dans un riche hôtel à soigner des chiens, ou dans un hôpital à trier des guenilles, notre existence n’est-elle pas exactement la même? Cacher nos cheveux blancs sous un mouchoir à carreaux rouges et bleus, ou sous des dentelles; balayer les rues avec du bouleau ou les marches des Tuileries avec du satin; être assises à des foyers dorés ou nous chauffer à des cendres, dans un pot de terre rouge; assister au spectacle de la Grève, au lieu d’aller à l’Opéra, y a-t-il donc là tant de différence?
– Aquilina mia, jamais tu n’as eu 262tant de raison au milieu de tes désespoirs! reprit Euphrasie. Oui, les cachemires, les vélins, les parfums, l’or, la soie, le luxe, tout ce qui brille, tout ce qui plaît, ne va bien qu’à la jeunesse. Le temps seul pourrait avoir raison contre nos folies; mais le bonheur nous absout! Vous riez de ce que je dis, s’écria-t-elle en lançant un sourire venimeux aux deux amis. N’ai-je pas raison? j’aime mieux mourir de plaisir que de maladie. Je n’ai ni la manie de la perpétuité, ni grand respect pour l’espèce humaine, à voir ce que Dieu en fait. Donnez-moi des millions, je les mangerai. Je ne voudrais pas garder un centime pour l’année prochaine. Vivre pour plaire et régner, tel est l’arrêt que prononce chaque 263battement de mon cœur. La société m’approuve, ne fournit-elle pas sans cesse à mes dissipations? Pourquoi le bon Dieu me fait-il tous les matins la rente de ce que je dépense tous les soirs? Pourquoi nous bâtissez-vous des hôpitaux? Et comme il ne nous a pas mis entre le bien et le mal pour choisir ce qui nous blesse ou nous ennuie, allez donc! je serais bien sotte de ne pas m’amuser.
– Et les autres, dit Émile.
– Les autres, eh! bien, qu’ils s’arrangent! j’aime mieux rire de leurs souffrances que d’avoir à pleurer sur les miennes. Je défie un homme de me causer la moindre peine.
– Qu’as-tu donc souffert pour penser ainsi, demanda Raphaël.
– J’ai été quittée pour un héri264tage, moi! dit-elle, en prenant une pose qui fit ressortir toutes ses séductions. Et cependant j’avais passé les nuits et les jours à travailler pour nourrir mon amant. Ah! je ne veux plus être la dupe d’aucun sourire, d’aucune promesse, et je prétends faire de mon existence une longue partie de plaisir.
– Mais, s’écria Raphaël, le bonheur ne vient-il donc pas de l’ame?
– Eh bien, reprit Aquilina, n’est-ce rien que de se voir admirée, flattée, de triompher de toutes les femmes, même des plus vertueuses en les écrasant par notre beauté, par notre richesse? D’ailleurs, nous vivons plus en un jour qu’une bonne bourgeoise en dix ans, et alors tout est jugé.
– Une femme sans vertu n’est-elle 265pas odieuse, dit Émile à Raphaël.
Euphrasie leur lança un regard de vipère, et répondit avec un inimitable accent d’ironie: – La vertu! Nous la laissons aux laides et aux bossues. Que seraient-elles sans cela, les pauvres femmes.
– Allons, tais-toi, s’écria Émile, ne parle point de ce que tu ne connais pas.
– Ah! je ne la connais pas, reprit Euphrasie. Se donner pendant toute sa vie à un être détesté; savoir élever des enfans qui vous abandonnent, et leur dire: – Merci! quand ils vous frappent au cœur; voilà les vertus que vous ordonnez à la femme. Encore, pour la récompenser de son abnégation, venez-vous lui imposer des souffrances en cherchant à la sé266duire. Et si elle résiste, vous la compromettez. Jolie vie! Autant rester libre, aimer ceux qui nous plaisent, et mourir jeunes.
– Ne crains-tu pas de payer tout cela un jour?
– Eh bien, répondit-elle, au lieu d’entremêler mes plaisirs de chagrins, ma vie sera coupée en deux parts: une jeunesse certainement joyeuse, et je ne sais quelle vieillesse incertaine pendant laquelle je souffrirai tout à mon aise…
– Elle n’a pas aimé, dit Aquilina d’un son de voix profond. Elle n’a jamais fait cent lieues pour aller dévorer avec mille délices, un regard et un refus. Elle n’a point attaché sa vie à un cheveu, ni essayé de poignarder plusieurs hommes pour sauver son 267souverain, son seigneur, son Dieu. Pour elle, l’amour était un joli colonel…
– Hé! hé! La Rochelle, répondit Euphrasie, l’amour est comme le vent, nous ne savons pas d’où il vient. D’ailleurs, si tu avais été bien aimée par une bête, tu prendrais les gens d’esprit en horreur.
– Le Code nous défend d’aimer les bêtes, répliqua la grande Aquilina d’un accent ironique.
– Je te croyais plus indulgente pour les militaires, s’écria Euphrasie en riant.
– Sont-elles heureuses, de pouvoir abdiquer ainsi leur raison, s’écria Raphaël.
– Heureuses, dit Aquilina, souriant de pitié, de terreur, et jetant 268aux deux amis un horrible regard. Ah! vous ne savez pas ce que c’est que d’être condamnée au plaisir avec un mort dans le cœur.
En ce moment contempler les salons, c’était avoir une vue anticipée du Pandémonium de Milton. Les flammes bleues du punch coloraient d’une teinte infernale les visages de ceux qui pouvaient boire encore. Des danses folles, animées par une sauvage énergie, excitaient des rires et des cris qui éclataient comme les détonations d’un feu d’artifice. Jonchés de morts et de mourans, le boudoir et un petit salon offraient l’image d’un champ de bataille. L’atmosphère était chaude de vin et de plaisirs et de paroles. L’ivresse, l’amour, le délire, l’oubli du monde 269étaient dans les cœurs, sur les visages, dans l’air, écrits sur les tapis, exprimés par le désordre, et jetaient sur tous les regards de légers voiles qui faisaient voir dans l’air des vapeurs enivrantes. Il s’était ému, comme dans les bandes lumineuses tracées par un rayon du soleil, une poussière brillante à travers laquelle se jouaient les formes les plus capricieuses, les luttes les plus grotesques. Çà et là, des groupes de figures enlacées se confondaient avec les marbres blancs, nobles chefs-d’œuvre de la sculpture dont les appartemens étaient ornés. Quoique les deux amis conservassent encore une sorte de lucidité trompeuse dans les idées, et, dans leurs organes, un dernier frémissement, simulacre 270imparfait de la vie, il leur était impossible de reconnaître ce qu’il y avait de réel dans les fantaisies bizarres, de possible dans les tableaux surnaturels qui passaient incessamment devant leurs yeux lassés. Le ciel étouffant de nos rêves, l’ardente suavité que contractent les figures dans nos visions, surtout je ne sais quelle agilité chargée de chaînes, enfin, les phénomènes les plus inaccoutumés du sommeil les assaillaient si vivement qu’ils prirent les jeux de cette débauche pour les caprices d’un cauchemar où le mouvement est sans bruit, où les cris sont perdus pour l’oreille.
En ce moment, le valet de chambre de confiance réussit, non sans peine, à faire venir son maître dans 271l’antichambre, et lui dit à l’oreille: – Monsieur, tous les voisins sont aux fenêtres et se plaignent du tapage.
– S’ils ont peur du bruit, ne peuvent-ils pas faire mettre de la paille devant leurs portes, s’écria l’amphitryon.
Raphaël laissa tout à coup échapper un éclat de rire si burlesquement intempestif, que son ami lui demanda compte d’une joie aussi brutale.
– Tu me comprendrais difficilement, répondit-il. D’abord, il faudrait t’avouer que vous m’avez arrêté sur le quai Voltaire au moment où j’allais me jeter dans la Seine; et tu voudrais, sans doute, connaître les motifs de ma mort. Mais quand j’a272jouterais que, par un hasard presque fabuleux, les ruines les plus poétiques du monde matériel venaient alors de se résumer à mes yeux par une traduction symbolique de la sagesse humaine; tandis qu’en ce moment les débris de tous les trésors intellectuels dont nous avons fait à table un si cruel pillage, aboutissent à ces deux femmes, images vives et originales de la folie, et que notre profonde insouciance des hommes et des choses a servi de transition aux tableaux fortement colorés de deux systèmes d’existence si diamétralement opposés, en seras-tu plus instruit? Si tu n’étais pas ivre, tu y verrais peut-être un traité de philosophie…
– Si tu n’avais pas les deux pieds 273sur cette ravissante Aquilina, dont les ronflemens ont je ne sais quelle analogie avec le rugissement d’un orage près d’éclater, reprit Émile qui, lui-même, s’amusait à rouler et à dérouler les cheveux d’Euphrasie sans trop avoir la conscience de cette innocente occupation, tu rougirais de ton ivresse et de ton bavardage. Tes deux systèmes peuvent entrer dans une seule phrase, et se réduisent à une pensée. La vie simple et mécanique conduit à quelque sagesse insensée, en étouffant notre intelligence par le travail; et la vie passée dans le vide des abstractions, ou dans les abîmes du monde moral, mène à quelque folle sagesse. En un mot, tuer les sentimens pour vivre vieux, ou mourir jeune en accep274tant le martyre des passions, voilà notre arrêt. Encore, cette sentence lutte-t-elle avec les tempéramens que nous a donnés le rude goguenard, auquel nous devons le patron de toutes les créatures.
– Imbécille, s’écria Raphaël en l’interrompant. Continue à t’abréger ainsi, tu feras des volumes! Si j’avais eu la prétention de formuler proprement ces deux idées, je t’aurais dit que l’homme se corrompt par l’exercice de la raison et se purifie par l’ignorance. Mais c’est faire le procès aux sociétés! Or, que nous vivions avec les sages ou que nous périssions avec les fous, le résultat n’est-il pas, tôt ou tard, le même? Aussi, le grand abstracteur des quintessences a-t-il jadis exprimé ces deux systèmes en 275deux mots: – CARYMARY, CARYMARA…
– Tu me fais douter de la puissance de Dieu, car tu es plus bête qu’il n’est puissant, répliqua Émile. Notre cher Rabelais a résolu cette philosophie par un mot plus bref que Carymary, Carymara, c’est PEUT-ÊTRE d’où Montaigne a pris son Que sais-je? et Charles Nodier le Qu’est-ce que cela me fait? de Breloque. Encore, ces derniers mots de la science morale ne sont-ils guère que l’exclamation de Pyrrhon restant entre le bien et le mal, comme l’âne de Buridan entre deux mesures d’avoine. Mais laissons là cette éternelle discussion, qui aboutit aujourd’hui à un oui et non. Quelle expérience voulais-tu donc faire en te 276jetant dans la Seine, étais-tu jaloux de la machine hydraulique du pont Notre-Dame?
– Ah! si tu connaissais ma vie.
– Ah! ah! s’écria Émile, je ne te croyais pas si vulgaire, la phrase est usée. Ne sais-tu pas que nous avons tous la prétention de souffrir beaucoup plus que les autres.
– Ah! s’écria Raphaël.
– Mais tu es bouffon avec ton ah! Voyons? Une maladie d’ame ou de corps t’oblige-t-elle de ramener tous les matins, par une contraction de tes muscles, les chevaux qui, le soir, doivent t’écarteler, comme, jadis, le fit Damien? As-tu mangé ton chien tout cru, sans sel, dans ta mansarde? Tes enfans t’ont-ils jamais dit: – Père, j’ai faim? As-tu vendu les che277veux de ta maîtresse, pour aller au jeu? As-tu été payer à un faux domicile, une fausse lettre de change, tirée sur un faux oncle, avec la crainte d’arriver trop tard? Voyons j’écoute. Si tu te jetais à l’eau pour une femme, pour un protêt, ou par ennui, je te renie. Confesse-toi, ne mens pas, je ne te demande point de mémoires historiques. Surtout, sois aussi bref que ton ivresse te le permettra; car je suis exigeant comme un lecteur, et prêt à dormir comme une femme qui lit ses vêpres.
– Pauvre sot! dit Raphaël. Depuis quand les douleurs ne sont-elles plus en raison de la sensibilité? Lorsque nous arriverons au degré de science qui nous permettra de faire une histoire naturelle des cœurs, de 278les nommer, de les classer en genres, en sous-genres, en familles, en crustacés, en fossiles, en sauriens, en microscopiques, en… que sais-je? Alors, mon bon ami, ce sera chose prouvée qu’il en existe de tendres, de délicats, comme des fleurs, et qui doivent se briser, comme elles, par de légers froissemens auxquels certains cœurs minéraux ne sont même pas sensibles.
– Oh! de grâce, épargne-moi ta préface, dit Émile d’un air moitié riant moitié piteux, en prenant la main de Raphaël.
FIN DE LA PREMIERE PARTIE.
1DEUXIÈME PARTIE.
LA FEMME SANS CŒUR.
Après être resté silencieux pendant un moment, Raphaël dit en laissant échapper un geste d’insouciance: – Je ne sais, en vérité, s’il ne faut pas attribuer aux fumées du 2vin et du punch, l’espèce de lucidité qui me permet d’embrasser en cet instant toute ma vie comme un seul et même tableau, où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières, les demi-teintes sont fidèlement rendues. Ce jeu poétique de mon imagination ne m’étonnerait pas, s’il n’était accompagné d’une sorte de dédain pour mes souffrances et pour mes joies passées. Vue à distance, ma vie est comme rétrécie par un phénomène moral. Cette longue et lente douleur qui a duré dix ans, peut aujourd’hui se reproduire par quelques phrases, dans lesquelles la douleur ne sera plus qu’une pensée, et le plaisir, une réflexion philosophique. Je juge, au lieu de sentir.
3– Tu es ennuyeux comme un amendement, s’écria Émile.
– C’est possible, reprit Raphaël sans murmurer. Aussi, pour ne pas abuser de tes oreilles, te ferai-je grâce des dix-sept premières années de ma vie. Jusque là, j’ai vécu comme toi, comme mille autres, de cette vie de collège ou de lycée, dont maintenant, nous nous rappelons tous avec tant de délices les malheurs fictifs et les joies réelles; à laquelle notre gastronomie blasée redemande les légumes du vendredi, tant que nous ne les avons pas goûtés de nouveau. Cette belle vie dont nous méprisons les travaux, qui cependant nous ont appris le travail…
– Arrive au drame, dit Émile 4d’un air moitié comique et moitié plaintif.
– Quand je sortis du collége, reprit Raphaël en réclamant par un geste le droit de continuer, mon père m’astreignit à une discipline sévère. Il me logea dans une chambre contiguë à son cabinet. Je me couchais dès neuf heures du soir et me levais à cinq heures du matin. Il voulait que je fisse mon Droit en conscience. J’allais en même temps à l’École et chez un avoué. Mais les lois du temps et de l’espace étaient si sévèrement appliquées à mes courses, à mes travaux, et mon père me demandait en dînant un compte si rigoureux de….
– Qu’est-ce que cela me fait? dit Émile.
5– Eh! que le diable t’emporte! répondit Raphaël. Comment pourrais-tu concevoir mes sentimens si je ne te raconte les faits imperceptibles qui influèrent sur mon ame, la façonnèrent à la crainte, et me firent long-temps rester dans la naïveté primitive du jeune homme? Ainsi, jusqu’à vingt et un ans, j’ai été courbé sous un despotisme aussi froid que celui d’une règle monacale. Pour te révéler les tristesses de ma vie, il suffira peut-être de te dépeindre mon père. C’était un grand homme sec et mince, le visage en lame de couteau, le teint pâle, à parole brève, taquin comme une vieille fille, méticuleux comme un chef de bureau. Sa paternité planait au-dessus de mes lutines et joyeuses pensées, de manière à les 6enfermer sous un dôme de plomb. Quand je voulais lui manifester un sentiment doux et tendre, il me recevait comme si j’allais lui dire une sottise. Je le redoutais bien plus que nous ne craignions naguère nos maîtres d’étude. J’avais toujours huit ans pour lui. Je crois encore le voir devant moi: il se tenait droit comme un cierge pascal; et, dans sa redingote marron, il avait l’air d’un hareng saur enveloppé dans la couverture rougeâtre d’un pamphlet. Et cependant j’aimais mon père! Au fond, il était juste. Mais peut-être ne haïssons-nous pas la sévérité quand elle est justifiée par un grand caractère, par des mœurs pures, et qu’elle est adroitement entremêlée de bonté.
Si mon père ne me quitta jamais; 7si, jusqu’à l’âge de vingt ans, il ne laissa pas dix francs à ma disposition, dix coquins, dix libertins de francs, trésor immense dont la possession vainement enviée me faisait rêver d’ineffables délices; du moins, il cherchait à me procurer quelques distractions; et, après m’avoir fait attendre un plaisir pendant des mois entiers, il me conduisait aux Bouffons, à un concert, à un bal, où j’espérais rencontrer une maîtresse. Une maîtresse! c’était, pour moi, l’indépendance. Mais honteux et timide, ne sachant point l’idiome des salons et n’y connaissant personne, j’en revenais le cœur toujours aussi neuf, et tout aussi gonflé de désirs. Puis, le lendemain, bridé comme un cheval d’escadron par mon père, il me fal8lait, dès le matin, retourner chez un Avoué, au Droit, au Palais. Vouloir m’écarter de la route uniforme qu’il m’avait tracée, c’eût été m’exposer à sa colère; il m’avait menacé de m’embarquer, à ma première faute, en qualité de mousse pour les Antilles; aussi me prenait-il un horrible frisson quand, par hasard, j’osais m’aventurer, pendant une heure ou deux, dans quelque partie de plaisir. Figure-toi l’imagination la plus vagabonde, le cœur le plus amoureux, l’ame la plus tendre, l’esprit le plus poétique, sans cesse en présence de l’homme le plus caillouteux, le plus atrabilaire, le plus froid du monde? Marie une jeune fille à un squelette, et tu comprendras l’existence dont tu m’interdis de te déve9lopper les scènes curieuses: projets de fuite évanouis à l’aspect de mon père, désespoirs calmés par le sommeil, désirs comprimés, sombres mélancolies dissipées par la musique. J’exhalais mon malheur en mélodies; souvent, Beethoven ou Mozart furent mes discrets confidens. Aujourd’hui, je souris en me souvenant de tous les préjugés qui troublèrent ma conscience à cette époque d’innocence et de vertu. Si j’avais mis le pied chez un restaurateur, je me serais cru ruiné. Mon imagination me faisait considérer un café comme un lieu de débauche où les hommes se perdaient d’honneur et engageaient leur fortune. Quant à risquer de l’argent au jeu, il aurait fallu en avoir. Oh! quand je devrais 10t’endormir, je veux te raconter l’une des plus terribles joies de ma vie, une de ces joies armées de griffes et qui s’enfoncent dans notre cœur comme un fer chaud sur l’épaule d’un forçat. J’étais au bal chez le duc de Navailles, cousin de mon père. Mais pour que tu puisses parfaitement comprendre ma position, il faut tout t’avouer. J’avais un habit râpé, des souliers mal faits, une cravate de cocher et des gants déjà portés. Je me mis dans un coin afin de pouvoir tout à mon aise prendre des glaces et contempler les jolies femmes. Mon père m’aperçut; et, par une raison que je n’ai jamais devinée, tant cet acte de confiance m’abasourdit, il me donna sa bourse et ses clefs à garder. À dix pas de moi, quelques hommes 11jouaient, et j’entendais frétiller l’or. J’avais vingt ans, et souhaitais passer une journée entière plongé dans les crimes de mon âge. C’était un libertinage d’esprit dont nous ne trouverions l’analogue ni dans les caprices de courtisane, ni dans les songes de jeune fille. Depuis un an, je me rêvais bien mis, en voiture, ayant une belle femme à mes côtés, tranchant du seigneur, dînant chez Véry, allant le soir au spectacle, et décidé à ne revenir que le lendemain chez mon père; mais armé, contre lui, d’une aventure plus intriguée que ne l’est le Mariage de Figaro, et dont il lui aurait été impossible de se dépêtrer. J’avais estimé toute cette joie cinquante écus. N’étais-je pas encore sous le charme naïf de l’école buissonnière? 12J’allai donc dans un boudoir où, seul, les yeux cuisans, les doigts tremblans, je comptai l’argent de mon père. Sa bourse contenait cent écus. Tout à coup, les joies de mon escapade apparurent devant moi visibles, dansant comme les sorcières de Macbeth autour de leur chaudière; mais alléchantes, frémissantes et délicieuses. Je devins un coquin déterminé. Sans écouter ni les tintemens de mon oreille ni les battemens précipités de mon cœur, je pris deux pièces de vingt francs que je vois encore! Les millésimes en étaient effacés, et la figure de Bonaparte y grimaçait. Après avoir mis la bourse dans ma poche, je revins vers une table de jeu, en tenant les deux pièces d’or dans la paume humide de 13ma main et je rôdai autour des joueurs comme un émouchet au-dessus d’un poulailler. En proie à des angoisses inexprimables, je jetai soudain un regard translucide autour de moi; puis, certain de n’être aperçu par aucune personne de ma connaissance, je pariai pour un petit homme gras et réjoui, sur la tête duquel j’accumulai plus de prières et de vœux qu’il ne s’en fait en mer, pendant trois tempêtes. Mais, avec un instinct de scélératesse et de machiavélisme dont Sixte-Quint eût été surpris, j’allai me planter près d’une porte, regardant à travers les salons sans y rien voir. Mon âme et mes yeux voltigeaient autour du fatal tapis vert. De cette soirée, date la première observation physiologique à laquelle 14j’ai dû cette espèce de pénétration qui m’a permis de saisir quelques mystères de notre double nature. En effet, je tournais le dos à la table où se disputait mon futur bonheur, bonheur d’autant plus profond peut-être, qu’il était criminel! il y avait, entre les deux joueurs et moi, toute une haie d’hommes, épaisse de quatre ou cinq rangées de causeurs; il s’élevait un bourdonnement de voix qui empêchait même de distinguer le son de l’or, qui se mêlait au bruit de l’orchestre; eh bien! par un privilège accordé à toutes les passions et qui leur donne le pouvoir d’anéantir l’espace ou le temps, j’entendais distinctement les paroles des deux joueurs, je connaissais leurs points, 15je savais celui des deux qui retournait le roi, comme si j’eusse vu les cartes; et quoiqu’à dix pas du jeu, je pâlissais de ses caprices. Mon père passa devant moi tout à coup; je compris alors cette parole de l’Écriture: L’esprit de Dieu passa devant sa face! Mais j’avais gagné! À travers le tourbillon d’hommes qui gravitait autour des joueurs, j’accourus à la table en m’y glissant avec la dextérité d’une anguille qui s’échappe par la maille rompue d’un filet. De douloureuses, toutes mes fibres devinrent joyeuses. J’étais comme un condamné qui, marchant au supplice, a rencontré le roi. Le hasard fit qu’un homme décoré réclama quarante francs. Ils manquaient au jeu. Tous les regards tombèrent sur moi. 16Je pâlis, et des gouttes de sueur sillonnèrent mon front jeune. Le crime d’avoir volé mon père me parut bien vengé; mais le bon, gros, petit homme dit d’une voix certainement angélique: «Tous ces messieurs avaient mis,» et il paya les quarante francs. Alors je relevai mon front et jetai des regards triomphans sur les joueurs. Puis, après avoir réintégré dans la bourse de mon père l’or que j’y avais pris, je laissai mon gain à ce digne et honnête monsieur qui continua de gagner. Aussitôt que je me vis possesseur de cent soixante francs, je les enveloppai dans mon mouchoir de manière à ce qu’ils ne pussent ni remuer ni sonner pendant notre retour au logis, et je ne jouai plus.
– Que faisiez-vous au jeu? me dit 17mon père en entrant dans le fiacre.
– Je regardais, répondis-je en tremblant.
– Mais, reprit mon père, il n’y aurait eu rien d’extraordinaire à ce que vous eussiez été forcé par amour-propre à mettre quelque argent sur le tapis. Aux yeux des gens du monde, vous paraissez assez âgé pour avoir le droit de faire des sottises. Ainsi, je vous excuserais, Raphaël, si vous vous étiez servi de ma bourse...
Je ne répondis rien. Quand nous fûmes de retour, je rendis à mon père ses clefs et son argent. En rentrant dans sa chambre, il vida la bourse sur sa cheminée et compta l’or. Puis, il se tourna vers moi d’un air assez gracieux, et me dit en séparant chaque phrase par une pause 18plus ou moins longue et significative: – Mon fils, vous avez bientôt vingt ans. Je suis content de vous. Il vous faut une pension, quand ce ne serait que pour vous apprendre à économiser, à connaître les choses de la vie. Dès ce soir, je vous donnerai cent francs par mois. Vous disposerez de votre argent comme il vous plaira. Voici le premier trimestre de cette année, ajouta-t-il en caressant une pile d’or, comme pour vérifier la somme.
J’avoue que je fus prêt à me jeter à ses pieds, à lui déclarer que j’étais un brigand, un infâme, et... pis que cela, un menteur! Mais la honte me retint. J’allais l’embrasser, il me repoussa faiblement.
– Maintenant tu es un homme, 19mon enfant, me dit-il. Ce que je fais est une chose simple et juste dont tu ne dois pas me remercier. Si j’ai droit à votre reconnaissance, Raphaël, reprit-il d’un ton doux, mais plein de dignité, c’est pour avoir sauvé votre jeunesse des malheurs qui dévorent tous les jeunes gens, à Paris. Désormais nous serons comme deux amis. Vous deviendrez, dans un an, docteur en droit. Vous avez, non sans quelques déplaisirs et certaines privations, acquis les connaissances solides et l’amour du travail si essentiel aux hommes appelés à manier les affaires. Apprenez, Raphaël, à me connaître. Je ne veux faire de vous, ni un avocat, ni un notaire; mais un homme d’état qui puisse devenir la gloire de notre pauvre maison. – À demain! ajouta-t-il 20en me renvoyant par un geste mystérieux.
Dès ce jour, mon père m’initia franchement à ses projets. J’étais fils unique et j’avais perdu ma mère depuis dix ans. Autrefois, peu flatté d’avoir le droit de labourer la terre l’épée au côté, mon père, chef d’une maison historique, à peu près oubliée en Auvergne, vint à Paris pour y tenter le diable. Doué de cette finesse qui rend les hommes du midi de la France si supérieurs quand elle se trouve accompagnée d’énergie, il était parvenu sans grand appui, à prendre position au cœur même du pouvoir. La révolution renversa bientôt sa fortune; mais il avait su épouser l’héritière d’une riche maison, et s’était vu, sous l’em21pire, au moment de restituer à notre famille son ancienne splendeur. La restauration, qui rendit à ma mère des biens considérables, ruina mon père. Ayant jadis acheté plusieurs terres données par l’empereur à ses généraux, et situées en pays étranger, il luttait depuis dix ans avec des liquidateurs et des diplomates, avec les tribunaux prussiens et bavarois pour se maintenir dans la possession contestée de ces malheureuses dotations.
Aussitôt, mon père me jeta dans le labyrinthe inextricable de ce vaste procès d’où dépendait notre avenir. Nous pouvions être condamnés à restituer les revenus par lui perçus, ainsi que le prix de certaines coupes de bois faites de 1814 à 1817; dans ce cas, le bien de ma mère suffi22sait à peine pour sauver l’honneur de notre nom. Ainsi le jour où mon père parut en quelque sorte m’avoir émancipé, je tombai sous le joug le plus odieux. Il fallut combattre comme sur un champ de bataille, travailler nuit et jour, aller voir des hommes d’état, tâcher de surprendre leur religion, tenter de les intéresser à notre affaire, les séduire, eux, leurs femmes, leurs valets, leurs chiens, et déguiser cet horrible métier sous des formes élégantes, sous d’agréables plaisanteries. Je compris tous les chagrins dont la figure de mon père portait l’empreinte. Pendant une année environ, je menai donc en apparence la vie d’un homme du monde; mais cette dissipation et mon empressement à me lier avec 23des parens en faveur ou avec les gens qui pouvaient nous être utiles, cachaient d’immenses travaux. Mes divertissemens étaient encore des plaidoiries, et mes conversations, des mémoires. Jusque là, j’avais été vertueux par l’impossibilité de me livrer à mes goûts de jeune homme; mais craignant de causer la ruine de mon père ou la mienne par une négligence, je devins mon propre despote. Je n’osais me permettre ni un plaisir ni une dépense. Lorsque nous sommes jeunes, quand, à force de froissemens, les hommes et les choses ne nous ont point encore enlevé cette fleur de sentiment si délicate, cette verdeur de pensée, cette noble et pure conscience qui ne nous laisse jamais transiger avec 24le mal, nous sentons vivement nos devoirs; notre honneur parle haut et se fait écouter; nous sommes francs et sans détour. Ainsi étais-je alors, et je voulus justifier la confiance de mon père. Naguère, je lui aurais dérobé délicieusement une chétive somme; mais, portant avec lui le fardeau de ses affaires, de son nom, de sa maison, je lui eusse donné secrètement mes biens, mes espérances, comme je lui sacrifiais mes plaisirs; heureux même de mon sacrifice! Aussi, quand M. de Villèle exhuma, tout exprès pour nous, un décret impérial sur les déchéances, et qu’il nous eut ruinés, signai-je la vente de mes propriétés, n’en gardant qu’une île sans valeur, située au milieu de la Loire et où se trou25vait le tombeau de ma mère. Aujourd’hui, peut-être, les argumens, les détours, les discussions philosophiques, philantropiques et politiques ne me manqueraient pas pour me dispenser de faire ce que mon avoué nommait une bêtise. Mais à vingt et un ans, nous sommes, je le répète, tout générosité, tout chaleur, tout amour. Les larmes que je vis dans les yeux de mon père furent alors, pour moi, la plus belle des fortunes; et le souvenir de ces larmes fait souvent ma consolation. Dix mois après avoir payé ses créanciers, mon père mourut de chagrin. Il m’adorait et m’avait ruiné. Cette idée le tua. Donc, en 1826, à l’âge de vingt-deux ans, vers la fin de l’automne, je suivis tout seul le convoi de mon 26premier ami, de mon père. Peu de jeunes gens se sont trouvés, seuls avec leurs pensées, derrière un corbillard, perdus dans Paris, sans avenir, sans fortune. Les orphelins recueillis par la charité publique ont au moins pour avenir le champ de bataille; pour père, le gouvernement ou le procureur du roi; pour refuge, un hospice. Moi je n’avais rien!
Trois mois après, un commissaire-priseur me remit onze cent douze francs, produit net et liquide de la succession paternelle. Des créanciers m’avaient obligé de faire la vente de notre mobilier. Accoutumé dès ma jeunesse à donner une grande valeur à tous les objets de luxe dont j’étais entouré, je ne pus m’empê27cher de marquer une sorte d’étonnement à l’aspect de ce reliquat exigu. – «Oh! me dit le commissaire-priseur, tout cela était bien rococo.» Ce mot épouvantable flétrissait toutes les religions de mon enfance, et me dépouillait de mes premières illusions, les plus chères de toutes. Ma fortune se résumait par un bordereau de vente. Mon avenir gisait dans un sac de toile qui contenait onze cent douze francs. La société m’apparaissait en la personne d’un huissier-priseur qui me parlait le chapeau sur la tête. Enfin, un valet de chambre qui me chérissait, et auquel ma mère avait jadis constitué quatre cents francs de rente viagère, me dit en quittant la maison d’où j’étais si souvent sorti joyeusement 28en voiture, pendant mon enfance: – Soyez bien économe! monsieur Raphaël! Il pleurait, le bonhomme.
Tels sont, mon cher Émile, les événemens qui maîtrisèrent ma destinée, modifièrent mon ame, et me placèrent, jeune encore, dans la plus fausse de toutes les situations sociales. Des liens de famille, mais faibles, m’attachaient à quelques maisons riches dont ma fierté m’aurait interdit l’accès, si le mépris et l’indifférence ne m’en avaient déjà fermé les portes. Ainsi, quoique parent de personnes très-influentes et prodigues de leur protection pour des étrangers, je n’avais ni parens ni protecteurs. Mon ame, sans cesse arrêtée dans ses expansions, s’était repliée sur elle-même; quoique plein 29de franchise et de naturel, je devais paraître froid, dissimulé. Le despotisme de mon père m’avait ôté toute confiance en moi; j’étais timide et gauche; je ne croyais pas que ma voix pût exercer le moindre empire; je me déplaisais; je me trouvais laid, j’avais honte de mon regard. Malgré la voix intérieure qui doit soutenir tous les hommes de talent dans leurs luttes, et qui me criait: – Courage! marche! Malgré les révélations soudaines de ma puissance dans la solitude, malgré l’espoir dont j’étais animé en comparant les ouvrages nouveaux admirés du public, à ceux qui voltigeaient dans ma pensée, je doutais de moi, comme un enfant sans mère. J’étais la proie d’une excessive ambition, je me croyais destiné 30à de grandes choses et me sentais dans le néant. Puis, j’avais besoin des hommes, et je me trouvais sans amis; je devais me frayer une route dans le monde, et j’y restais seul parce que j’y étais honteux. Pendant l’année où je fus jeté par mon père dans le tourbillon de la haute société, j’y vins avec un cœur neuf, avec une ame fraîche; et, comme tous les grands enfans, j’aspirai secrètement à de belles amours. Je rencontrai, parmi les jeunes gens de mon âge, une secte de fanfarons qui allaient tête levée, disant des riens, s’asseyant sans trembler près des femmes qui me semblaient les plus imposantes, débitant des impertinences, mâchant le bout de leurs cannes, minaudant et se prostituant à eux-mêmes les 31plus jolies personnes, mettant ou prétendant avoir mis leurs têtes sur tous les oreillers, ayant l’air d’être au refus du plaisir, considérant les plus vertueuses, les plus prudes comme de prise facile et pouvant être conquises à la simple parole, au moindre geste hardi, par le premier regard insolent! Moi, je te le déclare, en mon ame et conscience, la conquête du pouvoir ou d’une grande renommée littéraire me paraissait un triomphe moins difficile à obtenir qu’un succès auprès d’une femme de haut rang, jeune, spirituelle et gracieuse. Ainsi je trouvai les troubles de mon cœur, mes sentimens, mes cultes en désaccord avec les maximes de la société. J’avais de la hardiesse, mais dans l’ame seulement, et non 32dans les manières. J’ai su plus tard, que les femmes ne voulaient pas être mendiées. J’en ai beaucoup vu, que j’adorais de loin, auxquelles je livrais un cœur à toute épreuve, une ame à déchirer, une énergie qui ne s’effrayait ni des sacrifices, ni des tortures: elles appartenaient à des sots dont je n’aurais pas voulu pour portiers. Combien de fois, muet, immobile, n’ai-je pas admiré la femme de mes rêves, surgissant dans un bal! Dévouant alors en pensée mon existence entière à des caresses éternelles, j’imprimais toutes mes espérances en un regard, et lui offrais, dans mon extase, un amour de jeune homme qui ne demandait qu’à être abusé. J’aurais, en certains momens, donné ma vie pour une seule nuit. Eh bien! 33n’ayant jamais trouvé d’oreilles à qui confier mes propos passionnés, de regards où reposer les miens, de cœur pour mon cœur, j’ai vécu dans tous les tourmens d’une impuissante énergie qui se dévorait elle-même, soit faute de hardiesse ou d’occasions, soit par inexpérience. Peut-être ai-je désespéré de me faire comprendre, ou tremblé d’être trop compris. Et, cependant, j’avais un orage tout prêt à chaque regard poli qui m’était adressé! Mais, malgré ma promptitude à prendre ce regard, ou des mots en apparence affectueux, comme de tendres engagemens, je n’ai jamais osé ni parler ni me taire. À force de sentiment, ma parole était insignifiante, et mon silence, stupide. J’avais sans doute trop de naï34veté pour une société factice qui ne vit qu’aux lumières, et rend toutes ses pensées avec des phrases convenues, avec des mots dictés par la mode; puis, je ne savais point parler en me taisant, ni me taire en parlant. Enfin, gardant en moi des feux qui me brûlaient; ayant une ame semblable à celles que les femmes paraissent jalouses de rencontrer; en proie à cette exaltation dont elles sont avides; possédant l’énergie dont se vantent les sots, je n’ai connu que des femmes à moi seul traîtreusement cruelles. Aussi, admirais-je naïvement les héros de coterie quand ils célébraient leurs triomphes, sans les soupçonner de mensonges. J’avais sans doute le tort de souhaiter un amour sur parole, de vouloir 35trouver grande et forte, dans un cœur de femme frivole et légère, affamée de luxe, ivre de vanité, cette passion large, cet océan qui battait tempestueusement dans mon cœur. Oh! se sentir né pour aimer, pour rendre une femme bien heureuse, et ne pas avoir trouvé même une courageuse et noble Marceline, ou quelque vieille marquise! Porter des trésors dans une besace, et ne pouvoir rencontrer, même une enfant, quelque jeune fille curieuse, pour les lui faire admirer. J’ai souvent voulu me tuer de désespoir…
– Joliment tragique, ce soir, s’écria Émile.
– Eh! laisse-moi condamner ma vie, répondit Raphaël, et plaider pour mon divorce avec elle! Si ton amitié 36ne te donne pas la force d’écouter mes élégies, si tu ne peux me faire crédit d’une demi-heure d’ennui, dors! Mais ne me demande plus compte de mon suicide qui gronde, qui se dresse, qui m’appelle et que je salue. Pour juger un homme, au moins faut-il être dans le secret de sa pensée, de ses malheurs, de ses émotions? Ne vouloir connaître de l’homme que les événemens matériels, c’est faire de la chronologie! L’histoire des sots!
Le ton amer avec lequel ces paroles furent prononcées frappa si vivement Émile que, dès ce moment, il prêta toute son attention à Raphaël, en le regardant d’un air presque hébété.
– Mais, reprit le narrateur, main37tenant, la lueur qui colore ces accidens leur prête un nouvel aspect. Chaque ordre de choses, que je considérais jadis comme un malheur, a dû engendrer les facultés, les forces dont, plus tard, je me suis enorgueilli. La curiosité philosophique, les travaux excessifs, l’amour de la lecture, qui, depuis l’âge de sept ans jusqu’à mon entrée dans le monde, ont constamment occupé ma vie, ne m’auraient-ils pas doué de la facile puissance avec laquelle, s’il faut vous en croire, je sais rendre mes idées et aller en avant dans le vaste champ des connaissances humaines? L’abandon auquel j’étais condamné, l’habitude de refouler mes sentimens et de vivre dans mon cœur, ne m’ont-ils pas investi du pou38voir de comparer, de méditer? Ma sensibilité ne s’étant pas perdue au service de ces irritations mondaines qui rapetissent la plus belle ame et la réduisent à l’état de guenille, ne s’est-elle pas concentrée pour devenir l’organe perfectionné d’une volonté plus haute que celle de la passion? Méconnu par les femmes, je me souviens de les avoir observées avec toute la sagacité de l’amour dédaigné. Maintenant, j’en suis certain, la sincérité de mon caractère a dû leur déplaire! Peut-être veulent-elles un peu d’hypocrisie? Mais, moi, qui suis, tour-à-tour, dans la même heure, enfant, homme, savant, futile, penseur, sans préjugés, plein de superstitions, et souvent femme comme elles, n’ont-elles pas dû prendre ma 39naïveté pour du cynisme, la pureté même de ma pensée pour du libertinage? La science leur était ennui; la langueur féminine, faiblesse; puis, cette excessive mobilité d’imagination, le malheur des poètes, me faisait sans doute juger comme un être incapable d’amour, sans constance dans les idées, sans énergie. Idiot, quand je me taisais, je les effarouchais peut-être quand j’essayais de leur plaire. Ainsi, toutes les femmes m’ont condamné. J’ai accepté, dans les larmes et le chagrin, l’arrêt porté par le monde. Cette peine a produit son fruit. Je voulus me venger de la société, je voulus posséder l’ame de toutes les femmes en me soumettant les intelligences, et voir tous les regards fixés sur moi quand mon nom 40serait prononcé par un valet à la porte d’un salon. Je m’instituai grand homme. Dès mon enfance, je m’étais frappé le front en me disant comme André de Chénier: «Il y a quelque chose là!» Je croyais sentir en moi une pensée à exprimer, un système à établir, une science à expliquer.
O mon cher Émile! aujourd’hui que j’ai vingt-six ans à peine, que je suis sûr de mourir inconnu, sans avoir jamais été l’amant de la femme que j’ai rêvé de posséder, laisse-moi te conter toutes mes folies? N’avons-nous pas tous, plus ou moins, pris nos désirs pour des réalités? Ah! je ne voudrais pas, pour ami, d’un jeune homme qui ne se serait pas, dix fois dans ses rêves, tressé des couronnes, construit un piédestal ou 41dessiné de complaisantes maîtresses. Moi! j’ai souvent été général, empereur; j’ai été Byron, puis… rien. Après avoir joué sur le faîte des choses humaines, je m’apercevais que j’avais encore toutes les montagnes, toutes les difficultés à gravir. Cet immense amour-propre qui bouillonnait en moi, cette croyance sublime à une destinée, et qui devient du génie, peut-être, quand un homme ne se laisse pas déchiqueter l’ame par le contact des affaires aussi facilement qu’un mouton abandonne sa laine aux épines des halliers où il passe; tout cela me sauva. Je voulus me couvrir de gloire et travailler dans le silence pour la maîtresse que j’espérais avoir un jour. Toutes les femmes se résumaient par une seule; et, cette femme, je 42croyais la rencontrer dans la première qui s’offrait à mes regards. Mais, voyant une reine dans chacune d’elles, toutes devaient, comme les reines qui sont obligées de faire des avances à leurs amans, venir un peu au devant de moi, souffreteux, pauvre et timide. Ah! pour celle qui m’eût plaint, j’avais dans le cœur tant de reconnaissance, outre l’amour, que je l’eusse adorée pendant toute sa vie.
Plus tard, mes observations m’ont appris de cruelles vérités. Ainsi, mon cher Émile, je risquais de vivre éternellement seul. Les femmes sont habituées, par je ne sais quelle pente de leur esprit, à ne voir dans un homme de talent, que ses défauts; et, dans un sot, que ses qualités; 43elles éprouvent de grandes sympathies pour les qualités du sot, qui sont une flatterie perpétuelle de leurs propres défauts; tandis que l’homme supérieur ne leur offre pas assez de jouissances pour compenser ses imperfections. Le talent est une fièvre intermittente, et nulle femme n’est bien jalouse d’en partager seulement les malaises. Toutes veulent trouver dans leurs amans des motifs de satisfaire leur vanité; ce sont elles encore qu’elles aiment en nous! Or, un homme pauvre, fier, artiste, doué du pouvoir de créer, n’est-il pas armé d’une espèce d’égoïsme? Il existe autour de lui je ne sais quel tourbillon de pensées dans lequel il enveloppe tout, même sa maîtresse qui doit en suivre le mouvement. Une femme 44adulée peut-elle croire à l’amour d’un tel homme? Ira-t-elle le chercher? Cet amant n’a pas le loisir de venir faire, autour d’un divan, ces petites singeries de sensibilité auxquelles les femmes tiennent tant, et qui sont le triomphe des gens faux et insensibles. À peine trouve-t-il assez de temps pour ses travaux, comment en dépenserait-il à se rapetisser, à se chamarrer? J’aurais donné ma vie d’un coup, et je ne l’aurais pas détaillée. Enfin, il existe dans le manège d’un agent de change qui fait les commissions d’une femme pâle et minaudière, je ne sais quoi de mesquin dont l’artiste a horreur. Il faut plus que de l’amour à un homme pauvre et grand, il a besoin de dévouement. Or, les petites créatures qui vivent de cachemires, ou se 45font les porte-manteaux de la mode, n’ont pas de dévouement; elles en exigent, et voient dans l’amour le plaisir de commander, non celui d’obéir. La véritable épouse en cœur, en chair et en os se laisse traîner là, où va celui en qui résident sa vie, sa force, sa gloire, son bonheur. Aux hommes supérieurs, il faut des femmes dignes d’eux, et qui les comprennent. Tous leurs malheurs viennent d’un désaccord entre eux et ce qui les entoure. Moi, qui me croyais homme de génie, j’aimais précisément ces petites maîtresses! Avec des idées si contraires aux idées reçues, avec la prétention d’escalader le ciel sans échelle, avec des trésors qui n’avaient pas cours, armé de connaissances étendues dont ma mémoire 46était surchargée et que je n’avais pas encore classées, que je ne m’étais point assimilées pour ainsi dire; me trouvant sans parens, sans amis, seul au milieu du plus affreux désert, un désert pavé, un désert animé, pensant, vivant, où tout vous est bien plus qu’ennemi, indifférent! la résolution que je pris était naturelle, quoique folle. Elle comportait je ne sais quoi d’impossible qui me donna du courage. Ce fut comme un pari fait avec moi-même, et dont j’étais le joueur et l’enjeu. Voici mon plan.
Mes onze cents francs devaient suffire à ma vie pendant trois ans, et je m’accordais ces trois années pour mettre au jour un ouvrage qui pût attirer l’attention publique sur moi, me faire une fortune, un nom. Je 47me réjouissais en pensant que j’allais vivre de pain et de lait, comme un solitaire de la Thébaïde, plongé dans le monde des livres et des idées, dans une sphère inaccessible, au milieu de ce Paris si tumultueux; sphère de travail et de silence, où, comme les chrysalides, je me bâtissais une tombe, pour renaître brillant et glorieux. J’allais risquer de mourir pour vivre. En réduisant l’existence à ses vrais besoins, au strict nécessaire, je trouvais que trois cent soixante-cinq francs par an devaient suffire à mon luxe de pauvreté. En effet, cette maigre somme a satisfait à ma vie, tant que j’ai voulu subir ma propre discipline claustrale…
– C’est impossible, s’écria Émile.
– J’ai vécu près de trois ans ainsi, 48répondit Raphaël avec une sorte de fierté. Comptons! reprit-il. Trois sous de pain, deux sous de lait, trois sous de charcuterie m’empêchaient de mourir de faim et tenaient mon esprit dans un état de lucidité singulière. J’ai observé, tu le sais, de merveilleux effets produits par la diète sur l’imagination. Mon logement me coûtait trois sous par jour; je brûlais pour trois sous d’huile par nuit; je faisais moi-même ma chambre; je portais des chemises de flanelle pour ne dépenser que deux sous de blanchissage par jour; je me chauffais avec du charbon de terre, dont le prix divisé par les jours de l’année, n’a jamais donné plus de deux sous pour chacun; enfin, j’avais des habits, du 49linge, des chaussures pour trois années; c’était assez, je ne voulais m’habiller que pour aller à certains cours publics et aux bibliothèques. Toutes ces dépenses réunies ne faisant que dix-huit sous, il m’en restait deux pour les choses imprévues. Je ne me souviens pas d’avoir, pendant cette longue période de travail, passé le Pont-des-Arts, ni d’avoir jamais acheté d’eau; j’allais en chercher le matin, à la fontaine de la place Saint-Michel, au coin de la rue des Grès. Oh! je portais ma pauvreté fièrement. Un homme qui pressent un bel avenir, marche dans sa vie de misère comme un innocent conduit au supplice; il n’a point honte. Je n’avais pas voulu prévoir la maladie; mais, comme Aquilina, j’envisageais l’hôpital sans 50terreur. Je n’ai pas douté un moment de ma bonne santé. D’ailleurs, le pauvre ne doit se coucher que pour mourir. Je me coupai les cheveux, jusqu’au moment où un ange d’amour et de bonté…. mais je ne veux pas anticiper sur la situation à laquelle j’arrive. Apprends seulement, mon cher ami, qu’à défaut de maîtresse, je vécus avec une grande pensée, avec un rêve, un mensonge auquel nous commençons tous par croire plus ou moins. Aujourd’hui, je ris de moi, de ce moi, peut-être saint et sublime, qui n’existe plus.
La société, le monde, nos usages, nos mœurs, vus de près, m’ont révélé le danger de ma croyance innocente et la superfluité de mes fervens travaux. Tout cela est inutile à l’am51bitieux. Il faut peu de bagage à qui poursuit la fortune. La faute des hommes supérieurs est de dépenser leurs jeunes années à se rendre dignes d’elle. Pendant qu’ils thésaurisent et leurs forces et la science pour porter sans effort le poids d’une puissance qui les fuit, les intrigans, riches de mots et dépourvus d’idées, vont et viennent, surprennent les sots, se logent dans la confiance des demi-niais: les uns étudient, les autres marchent; les uns sont modestes, les autres hardis; l’homme de génie tait son orgueil, l’intrigant met le sien tout en dehors; celui-ci doit arriver nécessairement. Les hommes du pouvoir ont si fort besoin de croire au mérite tout fait, au talent effronté, qu’il y a, chez le 52vrai savant, de l’enfantillage à espérer des récompenses humaines. Je ne cherche certes pas à paraphraser les lieux communs de la vertu, le cantique des cantiques éternellement chanté par les gens qui ne parviennent à rien, mais je veux déduire logiquement la raison des fréquens succès obtenus par les hommes médiocres. Néanmoins, l’étude est si maternellement bonne, qu’il y a peut-être un crime à lui demander des récompenses, autres que les pures et douces joies dont elle nourrit ses enfans. Je me souviens d’avoir quelquefois trempé gaiement mon pain dans mon lait, assis auprès de ma fenêtre, en respirant l’air du ciel, en laissant planer mes yeux sur un 53paysage de toits bruns, grisâtres, rouges, en ardoises, en tuiles, couverts de mousses jaunes ou vertes. Si d’abord cette vue me parut monotone, bientôt j’y découvris de singulières beautés: tantôt, le soir, des raies lumineuses, parties des volets mal fermés, nuançaient et animaient les noires profondeurs de ce pays original; tantôt les lueurs pâles des réverbères projetaient d’en bas des reflets jaunâtres à travers le brouillard, et accusaient faiblement les rues dans les ondulations de ces toits pressés, océan de vagues immobiles. Parfois, de rares figures apparaissaient au milieu de ce morne désert. Parmi les fleurs de quelque jardin aérien, j’entrevoyais le profil anguleux et crochu d’une vieille femme arrosant des ca54pucines, ou dans le cadre d’une lucarne pourrie, quelque jeune fille faisant sa toilette, se croyant seule, et dont je ne pouvais apercevoir que le beau front et les longs cheveux élevés en l’air par un joli bras blanc. J’admirais dans les gouttières quelques végétations éphémères, pauvres herbes bientôt emportées par un orage! J’étudiais les mousses, leurs couleurs ravivées par la pluie, et qui, sous le soleil, se changeaient en un velours sec et brun à reflets capricieux. Enfin, les poétiques et fugitifs effets du jour, les tristesses du brouillard, les soudains pétillemens du soleil, le silence et les magies de la nuit, les mystères de l’aurore, les fumées de chaque cheminée, tous les accidens de cette singulière nature m’étaient de55venus familiers et me divertissaient. J’aimais ma prison, peut-être parce qu’elle était volontaire. Ces savanes de Paris formées par des toits nivelés comme une plaine, mais qui couvraient des abîmes peuplés, allaient à mon ame et s’harmoniaient avec mes pensées. Il est fatigant de retrouver brusquement le monde quand nous descendons des hauteurs célestes où nous entraînent les méditations scientifiques. Aussi, ai-je alors parfaitement conçu la nudité des monastères.
Quand je fus bien résolu à suivre mon nouveau plan de vie, je cherchai mon logis dans les quartiers les plus déserts de Paris. Un soir, en revenant de l’Estrapade, je passais par la rue des Cordiers pour retourner chez 56moi. À l’angle de la rue de Cluny, je vis une petite fille d’environ quatorze ans, qui jouait au volant avec une de ses camarades, et dont les rires et les espiégleries amusaient les voisins. Il faisait beau, la soirée était chaude, le mois de septembre durait encore. Devant chaque porte, des femmes étaient assises et devisaient comme dans une ville de province par un jour de fête. J’observai d’abord la jeune fille dont la physionomie était d’une admirable expression, et le corps, tout posé pour un peintre. C’était une scène ravissante. Puis, cherchant la cause de cette bonhomie au milieu de Paris, je remarquai que la rue n’aboutissait à rien, et ne devait pas être très passante. En me rappelant le séjour de 57J.-J. Rousseau dans ce lieu, je trouvai l’hôtel Saint-Quentin, et le délabrement dans lequel il était me fit espérer d’y rencontrer un gîte peu coûteux. Je voulus le visiter. En entrant dans une chambre basse, je vis les classiques flambeaux de cuivre garnis de leurs chandelles, tous méthodiquement rangés au-dessus de chaque clef, et je fus frappé de la propreté qui régnait dans cette salle, ordinairement assez mal tenue dans les autres hôtels. Elle était peignée comme un tableau de genre, et les ustensiles, les meubles, le lit bleu avaient la coquetterie d’une nature de convention. La maîtresse de l’hôtel, femme de quarante ans environ, qui avait des malheurs écrits dans ses traits, et dont le regard était comme 58terni par des pleurs, se leva, et vint à moi. Je lui soumis humblement le tarif de mon loyer. Sans en paraître étonnée, elle chercha une clef parmi toutes les autres, et me conduisit dans les mansardes, où elle me montra une chambre qui avait vue sur les toits, sur les cours obscures des maisons voisines, et par les fenêtres desquelles passaient de longues perches chargées de linge. Rien n’était plus horrible que cette mansarde aux murs jaunes et sales qui sentait la misère et appelait son savant. La toiture s’en abaissait irrégulièrement et les tuiles disjointes y laissaient voir le ciel. Il y avait place pour un lit, une table, quelques chaises, et, sous l’angle obtus du toit, je pouvais loger mon piano. N’étant pas assez riche pour meubler 59cette cage digne des plombs de Venise, la pauvre femme n’avait jamais pu la louer. Ayant précisément excepté, de la vente mobilière que je venais de faire, les objets qui m’étaient en quelque sorte personnels, je fus bientôt d’accord avec mon hôtesse, et le lendemain je m’installai chez elle.
Je vécus dans ce sépulcre aérien pendant près de trois ans, travaillant nuit et jour sans relâche, avec tant de plaisir que l’étude me semblait être le plus beau thème, la plus heureuse solution d’une vie humaine. Le calme et le silence nécessaires au savant, ont je ne sais quoi de doux, d’enivrant comme l’amour. L’exercice de la pensée, la recherche des idées, les contemplations tranquilles de la 60science nous prodiguent d’ineffables délices, indescriptibles, comme tout ce qui participe de l’intelligence dont les phénomènes sont invisibles à nos sens extérieurs; aussi, sommes-nous toujours forcés d’expliquer les mystères de l’esprit par des comparaisons matérielles. Ainsi, le plaisir de nager dans un lac d’eau pure, au milieu des rochers, des bois, des fleurs, seul, caressé par une brise tiède, donnerait aux ignorans une bien faible image du bonheur que j’éprouvais quand mon ame était baignée dans les lueurs de je ne sais quelle lumière, quand j’écoutais les voix terribles et confuses de l’inspiration, quand les images ruisselaient d’une source inconnue dans mon cerveau palpitant. Oh! voir une idée qui 61pointe dans le champ des abstractions humaines comme le lever du soleil au matin, et s’élève comme lui; qui mieux encore, grandit comme un enfant, arrive à la puberté, se fait lentement virile, est une joie supérieure aux autres joies terrestres ou plutôt c’est un divin plaisir. L’étude prête une sorte de magie à tout ce qui nous environne. Le bureau chétif sur lequel j’écrivais et la basane brune dont il était couvert, mon piano, mon lit, mon fauteuil, les bizarreries de mon papier de tenture, mes meubles, toutes ces choses s’animèrent, et devinrent pour moi d’humbles amis, les complices silencieux de mon avenir. Combien de fois, ne leur ai-je pas communiqué mon âme, en les regardant! Souvent en laissant voyager mes 62yeux sur une moulure déjetée, je rencontrais des développemens nouveaux, une preuve frappante de mon système ou des mots que je croyais heureux pour rendre des pensées presque intraduisibles. À force de contempler les objets dont j’étais entouré, je trouvais à chacun sa physionomie, son caractère; souvent ils me parlaient, et si, par dessus les toits, le soleil couchant leur jetait à travers mon étroite fenêtre quelque lueur furtive, ils se coloraient, pâlissaient, brillaient, s’attristaient ou s’égayaient, en me surprenant toujours par une multitude d’effets originaux. Ces menus accidens de la vie solitaire échappent aux préoccupations du monde, mais ils sont la consolation des prisonniers. N’étais-je pas cap63tivé par une idée, emprisonné dans un système, mais soutenu par la perspective d’une vie glorieuse. À chaque difficulté vaincue, je baisais les mains douces de la femme aux beaux yeux, élégante, riche, qui devait un jour caresser mes cheveux en me disant avec attendrissement: – Tu as bien souffert, pauvre ange!
J’avais entrepris deux grandes œuvres. D’abord, une comédie qui devait me donner, en peu de jours, une renommée, une fortune, et l’entrée de ce monde où je voulais reparaître pour y exercer les droits régaliens de l’homme de génie. Vous avez tous vu dans mon chef-d’œuvre la première erreur d’un jeune homme qui sort du collége, une véritable niaiserie d’enfant. Vos plaisanteries ont détruit de fécondes illusions, 64qui, depuis, ne se sont plus réveillées. Mais, toi seul, mon cher Émile, as calmé la plaie profonde que d’autres firent à mon cœur, toi seul admiras ma Théorie de la volonté, ce long ouvrage, pour lequel j’avais appris les langues orientales, l’anatomie, la physiologie, et auquel j’avais consacré la plus grande partie de mon temps; œuvre qui, si je ne me trompe, doit compléter les travaux de Mesmer, de Lavater, de Gall, de Bichat, en ouvrant une nouvelle route à la science humaine. Là s’arrête ma belle vie, cette vie secrète, ce sacrifice de tous les jours, ce travail de ver-à-soie inconnu au monde et dont la seule récompense est peut-être dans le travail même. Depuis l’âge de raison jusqu’au jour 65où j’eus terminé ma théorie, j’ai observé, appris, écrit, lu sans relâche, et ma vie fut comme un long pensum. Amant efféminé de la paresse orientale, amoureux de mes rêves, sensuel, j’ai toujours travaillé, me refusant à toutes les jouissances de la vie. Gourmand, j’ai été sobre. Aimant et la marche et les voyages maritimes, désirant visiter plusieurs pays, trouvant encore du plaisir à faire, comme un enfant, ricocher des cailloux sur l’eau, je suis resté constamment assis, une plume à la main. Bavard, j’allais écouter en silence les professeurs aux Cours publics de la Bibliothèque et du Muséum. J’ai dormi sur mon grabat solitaire comme un religieux de l’ordre de Saint-Maur, et la femme était cependant 66ma seule chimère, une chimère que je caressais et qui me fuyait toujours. Enfin, ma vie a été une cruelle antithèse, un perpétuel mensonge. Puis, jugez donc les hommes! Parfois tous mes goûts naturels se réveillaient comme un incendie long-temps couvé. Alors, par une sorte de mirage ou de calenture, moi, veuf de toutes les femmes que je désirais, dénué de tout et logé dans une mansarde d’artiste; je me voyais entouré de maîtresses ravissantes; je courais à travers les rues de Paris, couché sur les moelleux coussins d’un brillant équipage; j’étais rongé de vices, plongé dans la débauche, voulant tout, ayant tout; ivre, à jeun, comme saint Antoine dans sa tentation. Heureusement le sommeil finissait par 67engloutir toutes ces visions dévorantes. Le lendemain, la Science m’appelait en souriant, et je lui étais fidèle. J’imagine que les femmes dites vertueuses doivent être souvent la proie de ces tourbillons de folie, de désirs et de passions qui s’élèvent en nous, malgré nous. De tels rêves ne sont pas sans charmes. Ne ressemblent-ils pas à ces causeries du soir, en hiver, où l’on part de son foyer pour aller en Chine. Mais que devient la vertu, pendant ces délicieux voyages où la pensée franchit tous les obstacles?
Pendant les dix premiers mois de ma réclusion, je menai la vie pauvre et solitaire que je t’ai dépeinte; j’allais chercher moi-même, dès le matin et sans être vu, mes provisions pour la 68journée; je faisais ma chambre; j’étais tout ensemble, le maître, le serviteur, et diogénisais avec une incroyable fierté. Mais après ce temps, pendant lequel l’hôtesse et sa fille espionnèrent mes mœurs et mes habitudes, examinèrent ma personne et comprirent ma misère peut-être, parce qu’elles étaient elles-mêmes fort malheureuses, il s’établit d’inévitables liens entre elles et moi. La petite Pauline, cette charmante créature dont les grâces naïves et secrètes m’avaient en quelque sorte amené là, me rendit plusieurs services qu’il me fut impossible de refuser. Toutes les infortunes sont sœurs, elles ont le même langage, la même générosité, la générosité de ceux qui, ne possédant rien, sont prodigues de sentiment, payent 69de leur temps et de leur personne. Insensiblement Pauline s’impatronisa chez moi. Elle voulut me servir, et sa mère ne s’y opposa point. Je vis la mère elle-même raccommodant mon linge et rougissant d’être surprise à cette charitable occupation. Malgré moi, je devins leur protégé, j’acceptai leurs services. Pour comprendre cette singulière affection, il faut connaître l’emportement du travail, la tyrannie des idées et cette répugnance instinctive dont l’homme qui vit par la pensée, est saisi pour les détails de la vie mécanique. Pouvais-je résister à la délicate attention avec laquelle Pauline m’apportait, à pas muets, mon repas frugal, quand elle s’apercevait que, depuis sept ou huit heures, je n’avais rien pris? Avec 70les grâces de la femme et l’ingénuité de l’enfance, elle me souriait en me faisant un signe pour me dire que je ne devais pas la voir. C’était Ariel se glissant comme un sylphe sous mon toit, et prévoyant mes besoins.
Un soir, Pauline me raconta son histoire avec une touchante ingénuité. Son père était chef d’escadron dans les grenadiers à cheval de la garde impériale. Au passage de la Bérésina, il avait été fait prisonnier par les Russes. Plus tard, quand Napoléon proposa de l’échanger, les autorités russes le firent vainement chercher en Sibérie. Au dire des autres prisonniers, il s’était échappé avec le projet d’aller aux Indes. Depuis ce temps, madame Gaudin, mon hôtesse, n’avait pu obtenir aucune 71nouvelle de son mari. Les désastres de 1814 et 1815 étaient arrivés. Alors, se trouvant seule, sans ressources et sans secours, elle avait pris le parti de tenir un hôtel garni, pour faire vivre sa fille. Elle espérait toujours revoir son mari. Son plus cruel chagrin était de laisser Pauline sans éducation, sa Pauline, filleule de la princesse Borghèse, et qui n’aurait pas dû mentir aux belles destinées promises par son impériale protectrice. Quand madame Gaudin me confia cette amère douleur qui la tuait, et qu’elle me dit avec un accent déchirant: «Je donnerais bien et le chiffon de papier qui a créé Gaudin baron de l’empire, et le droit que nous avons à la dotation de Wistchnau, pour savoir Pauline élevée à Saint-72Denis.» Tout à coup, je tressaillis, et j’eus l’idée, pour reconnaître tous les soins dont j’étais devenu l’objet, de m’offrir à faire l’éducation de Pauline. La candeur avec laquelle on accepta ma proposition fut égale à la naïveté qui la dictait. J’eus ainsi des heures de récréation. Pauline avait les plus heureuses dispositions. Elle apprit avec tant de facilité, qu’elle devint bientôt plus forte que je ne l’étais sur le piano. En s’accoutumant à penser tout haut, près de moi, elle déployait les mille gentillesses d’un cœur qui s’ouvre à la vie comme le calice d’une fleur lentement déployée par le soleil. Elle m’écoutait avec recueillement et plaisir, en arrêtant sur moi ses yeux noirs et veloutés qui semblaient sourire. Elle répétait ses leçons d’un accent doux 73et caressant, en témoignant une joie enfantine quand j’étais content d’elle. Sa mère, chaque jour plus inquiète d’avoir à préserver de tout danger une jeune fille qui développait en croissant toutes les promesses faites par les grâces de son enfance, la vit avec plaisir s’enfermer pendant toute la journée, pour lire et apprendre des leçons. Mon piano étant le seul dont elle pût se servir, elle profitait de mes absences pour étudier. Quand je rentrais, je la trouvais chez moi, dans la toilette la plus modeste; mais au moindre mouvement qu’elle faisait, sa taille élégante et souple, les attraits de sa personne se révélaient sous l’étoffe grossière dont elle était vêtue. Elle avait un pied mignon dans d’ignobles souliers. 74C’était l’héroïne du conte de Peau-d’Ane, une reine en esclavage. Mais ses jolis trésors, sa richesse de jeune fille, tout ce luxe de beauté fut comme perdu pour moi. Je m’étais ordonné à moi-même de ne voir qu’une sœur en Pauline. J’aurais eu horreur de tromper la confiance de sa mère. Ainsi, j’admirais cette charmante fille comme un tableau, comme le portrait d’une maîtresse morte. C’était mon enfant, ma statue; et, Pygmalion nouveau, je voulais faire, d’une vierge vivante et colorée, sensible et parlante, un marbre. J’étais très sévère avec elle; mais plus je lui faisais éprouver les effets de mon despotisme magistral, plus elle devenait douce et soumise.
Si je fus encouragé dans ma retenue et dans ma continence par des sentimens nobles, néanmoins les rai75sons de procureur ne me manquèrent pas. Je ne comprends point la probité des écus, sans la probité de la pensée. Tromper une femme ou faire faillite, a toujours été même chose pour moi. Aimer une jeune fille ou se laisser aimer par elle, constitue un vrai contrat dont les conditions doivent être bien entendues. Nous sommes maîtres d’abandonner la femme qui se vend, mais non pas la jeune fille qui se donne, car elle ignore l’étendue de son sacrifice. Ainsi, j’aurais épousé Pauline, et c’eût été une folie. N’était-ce pas livrer une ame douce et vierge à d’effroyables malheurs? Mon indigence parlait son langage égoïste, et venait toujours mettre sa main de fer entre cette bonne créature et moi. Puis j’avoue à ma honte que je ne conçois pas l’a76mour dans la misère. Peut-être est-ce, en moi, une dépravation due à cette maladie humaine que nous nommons la Civilisation; mais une femme, fût-elle attrayante autant que la belle Hélène, la Galathée d’Homère, n’a plus aucun pouvoir sur mes sens, pour peu qu’elle soit crottée. Ah! vive l’amour dans la soie, sur le cachemire, entouré des merveilles du luxe qui le parent merveilleusement bien, parce que lui-même est un luxe peut-être. J’aime à froisser, sous mes désirs, de pimpantes toilettes, à briser des fleurs, à porter une main dévastatrice dans les élégans édifices d’une coiffure embaumée. Des yeux brûlans cachés par un voile de dentelle que les regards percent comme la flamme déchire la fumée du canon, m’offrent de fantastiques attraits. À mon amour, il faut 77des échelles de soie, escaladées en silence, par une nuit d’hiver. Quel plaisir d’arriver couvert de neige dans une chambre éclairée par des parfums, tapissée de soies peintes, et d’y trouver une femme qui, elle aussi, secoue de la neige. Quel autre nom donner à ces voiles de voluptueuses mousselines à travers lesquels elle se dessine vaguement comme un ange dans son nuage et dont elle va se dépouiller? Puis il me faut encore un craintif bonheur, une audacieuse sécurité. Enfin, je veux revoir cette mystérieuse femme, mais éclatante, mais au milieu du monde, mais vertueuse, environnée d’hommages, vêtue de dentelles, de diamans, donnant ses ordres à la Ville, et si haut placée et si imposante que 78nul n’ose lui adresser de vœux. Au milieu de sa cour, elle me jette un regard à la dérobée, un regard qui dément tout cela, un regard qui me sacrifie le monde et les hommes! Certes, je me suis vingt fois trouvé ridicule d’aimer quelques aunes de blonde, du velours, de fines batistes, les tours de force d’un coiffeur, des bougies, un carrosse, un titre, d’héraldiques couronnes peintes par des vitriers ou fabriquées par un orfèvre, enfin tout ce qu’il y a de factice et de moins femme dans la femme. Je me suis moqué de moi, je me suis raisonné; tout a été vain. Une femme aristocratique avec son sourire fin, la distinction de ses manières et son respect d’elle-même, m’enchante. Quand elle met une barrière 79entre elle et le monde, elle flatte en moi toutes les vanités qui sont la moitié de l’amour. Enviée par tous, ma félicité me paraît avoir plus de saveur, plus de goût. En ne faisant rien de ce que font les autres femmes, en ne marchant pas, ne vivant pas comme elles; en s’enveloppant dans un manteau qu’elles ne peuvent avoir; en respirant des parfums à elle; ma maîtresse me semble être bien mieux à moi: plus elle s’éloigne de la terre, même dans ce que l’amour a de terrestre, et plus elle s’embellit à mes yeux. En France, heureusement pour moi, nous sommes depuis vingt ans sans reine, j’eusse aimé la reine!. Pour avoir les façons d’une princesse, une femme doit être riche. Or, en présence de mes romanesques 80fantaisies, qu’était Pauline? Pouvait-elle me vendre des nuits qui coûtent la vie, un amour qui tue, et met en jeu toutes les facultés humaines. Nous ne mourons guère pour de pauvres filles qui se donnent! Je n’ai jamais pu détruire ces sentimens ni ces rêveries de poëte. J’étais né pour l’amour impossible, et le hasard a voulu que je fusse servi par delà mes souhaits. Combien de fois n’ai-je pas vêtu de satin les pieds mignons de Pauline; emprisonné sa taille, svelte comme un jeune peuplier, dans une robe de gaze; jeté sur son sein une légère écharpe en lui faisant fouler les tapis de son hôtel et la conduisant à une voiture élégante. Je l’eusse adorée ainsi. Je lui donnais une fierté qu’elle n’avait pas; 81je la dépouillais de toutes ses vertus, de ses graces naïves, de son délicieux naturel, de son sourire ingénu, pour la plonger dans le Styx de nos vices et lui rendre le cœur invulnérable, pour la farder de nos crimes, pour en faire la poupée fantasque de nos salons, une femme fluette qui se couche au matin pour renaître le soir, à l’aurore des bougies. Elle était tout sentiment, tout fraîcheur, je la voulais sèche et froide. Dans les derniers jours de ma vie, le souvenir m’a montré Pauline, comme il nous peint les scènes de notre enfance; et, plus d’une fois, je suis resté attendri, songeant à de délicieux momens: soit que je la revisse, assise près de ma table, occupée à coudre, paisible, silencieuse, recueillie et faiblement 82éclairée par le jour qui, descendant de ma lucarne, dessinait de légers reflets argentés sur sa belle chevelure noire; soit que j’entendisse son rire jeune, ou sa voix au timbre riche chanter les gracieux cantilènes qu’elle composait sans efforts. Souvent elle s’exaltait en faisant de la musique; et alors, sa figure ressemblait d’une manière frappante à la noble tête par laquelle Carlo Dolci a voulu représenter la Poésie ou l’Italie. Ma cruelle mémoire me jetait cette jeune fille à travers les folies de mon existence comme un remords, comme une image de la vertu! Mais laissons la pauvre enfant à sa destinée! quelque malheureuse qu’elle puisse être, au moins l’aurai-je mise à l’abri d’un effroyable orage, en évitant de la traîner dans mon enfer.
83Jusqu’à l’hiver dernier, ma vie fut la vie tranquille et studieuse dont j’ai tâché de te donner une faible image. Dans les premiers jours du mois de décembre 1829, je rencontrai Rastignac, qui, malgré le misérable état de mes vêtemens, me donna le bras et s’enquit de ma fortune avec un intérêt vraiment fraternel. Voyant cela, je lui racontai brièvement et ma vie et mes espérances. Il se mit à rire, me traita tout à la fois d’homme de génie et de sot. Sa voix gasconne, son expérience du monde, l’opulence qu’il devait à son savoir-faire, agirent sur moi d’une manière irrésistible. Il me fit mourir à l’hôpital, méconnu comme un niais, conduisit mon propre convoi, me jeta dans le trou des pauvres. Il me 84parla de charlatanisme; et avec cette verve aimable qui le rend si séduisant, si entraînant, il me montra tous les hommes de génie comme des charlatans. Il me déclara que j’avais un sens de moins, une cause de mort, si je restais, seul, rue des Cordiers. Selon lui, je devais aller dans le monde, égoïser adroitement, habituer les gens à prononcer mon nom et me dépouiller moi-même de l’humble monsieur qui messeyait à un grand homme de son vivant. – «Les imbécilles, s’écria-t-il, nomment ce métier-là, intriguer, les gens à morale le proscrivent sous le mot de vie dissipée; ne nous arrêtons pas aux hommes, interrogeons les résultats? Toi, tu travailles? Eh bien, tu ne feras jamais rien: moi, je suis 85propre à tout, bon à rien, paresseux comme un homard, hé bien! j’arriverai à tout. Je me répands, je me pousse, et l’on me fait place, je me vante et l’on me croit. La dissipation, mon cher, est un système politique. La vie d’un homme occupé à manger sa fortune devient souvent une spéculation; il place ses capitaux en amis, en plaisirs, en protecteurs, en connaissances. Un négociant risque-t-il un million? pendant vingt ans, il ne dort, ni ne boit, ni ne s’amuse; il couve son million; il le fait trotter par toute l’Europe; il s’ennuie, se donne à tous les démons que l’homme a inventés; puis, une faillite le laisse souvent sans un sou, sans un nom, sans un ami. Le dissipateur, lui, s’amuse à vivre, à faire courir ses 86chevaux; et si, par hasard, il perd ses capitaux, il a la chance d’être nommé receveur-général, de se bien marier, d’être attaché à un ministre, à un ambassadeur. Il a encore des amis, une réputation, et toujours de l’argent. Connaissant les ressorts du monde, il les manœuvre à son profit. Ceci est-il logique, ou ne suis-je qu’un fou? N’est-ce pas là la moralité de la comédie qui se joue tous les jours dans le monde? – Ton ouvrage est achevé, reprit-il après une pause, tu as un talent immense! Eh bien! ce n’est que ton point de départ. Il faut maintenant faire ton succès toi-même, c’est plus sûr. Tu iras conclure des alliances avec les coteries, conquérir des prôneurs. Moi, je veux me mettre de moitié dans ta gloire, être le bijou87tier qui aura monté les diamans de ta couronne. Pour commencer, dit-il, sois ici demain soir. Je te présenterai dans une maison où va tout Paris, notre Paris à nous, celui des beaux, des gens à millions, des célébrités, enfin des hommes qui parlent d’or comme Chrysostome. Quand ils ont adopté un livre, le livre devient à la mode; s’il est réellement bon, ils ont donné quelque brevet de génie sans le savoir. Si tu as de l’esprit, mon cher enfant, tu feras toi-même la fortune de ta Théorie, en comprenant mieux la théorie de la fortune. En un mot, demain soir, tu verras Fœdora! la belle comtesse Fœdora, la femme à la mode.
– Je n’en ai jamais entendu parler.
– Tu es un Caffre, dit Rastignac en riant, ne pas connaître Fœdora! 88Une femme à marier qui possède près de quatre-vingt mille livres de rentes, et qui ne veut de personne ou dont personne ne veut! Espèce de problème féminin, une Parisienne à moitié Russe, une Russe à moitié Parisienne! Une femme chez laquelle s’éditent toutes les productions romantiques qui ne paraissent pas; la plus belle femme de Paris, la plus gracieuse. Tu n’es même pas un Caffre, tu es la bête intermédiaire qui sépare le Caffre de l’animal.» Adieu, à demain. Il fit une pirouette et disparut sans attendre ma réponse, n’admettant pas qu’un homme raisonnable pût refuser d’être présenté à Fœdora.
Comment expliquer la fascination d’un nom! FŒDORA! Ce nom me 89poursuivit comme une mauvaise pensée, avec laquelle on cherche à transiger! Une voix me disait: – Tu iras chez Fœdora! Et j’avais beau me débattre avec cette voix et lui crier qu’elle mentait, elle écrasait tous mes raisonnemens avec ce nom: Fœdora. Mais ce nom, cette femme étaient le symbole de tous mes désirs et le thème de ma vie. Le nom réveillait les poésies artificielles du monde, faisait briller les fêtes du haut Paris, et les clinquans de la vanité; la femme m’apparaissait avec tous les problèmes de passion dont je m’étais affolé. Ce n’était peut-être ni la femme ni le nom, mais tous mes vices qui se dressaient debout dans mon ame pour me tenter de nou90veau. La comtesse Fœdora, riche et sans amant, résistant à des séductions parisiennes, n’était-ce pas l’incarnation de mes espérances, de mes visions? Je me créai une femme, je la dessinai dans ma pensée, je la rêvai. Pendant la nuit, je ne dormis pas, je devins son amant, je fis tenir en peu d’heures une vie entière, une vie d’amour, j’en savourai les fécondes, les brûlantes délices. Le lendemain, incapable de soutenir le supplice d’attendre longuement la soirée, j’allai louer un roman, et passai la journée à le lire, me mettant ainsi dans l’impossibilité de penser, de mesurer le temps. Pendant ma lecture, le nom de Fœdora retentissait en moi, comme un son que l’on entend 91dans le lointain, qui ne vous trouble pas, mais qui se fait écouter. Je possédais heureusement encore, un habit noir et un gilet blanc assez honorables; puis, de toute ma fortune, il me restait environ trente francs que j’avais semés dans mes hardes, dans mes tiroirs, afin de mettre entre une pièce de cent sous et mes fantaisies, la barrière imposante d’une recherche et les hasards d’une circumnavigation dans ma chambre. Au moment de m’habiller, je poursuivis mon trésor à travers un océan de papiers. La rareté du numéraire peut te faire concevoir tout ce que mes gants et mon fiacre emportèrent de richesses: ils mangèrent le pain de tout un mois. Mais nous ne manquons jamais d’argent 92pour nos caprices, nous ne discutons que le prix des choses utiles ou nécessaires; nous jetons l’or avec insouciance à des danseuses, et nous marchandons un ouvrier dont la famille affamée attend le paiement d’un mémoire. Combien de gens ont un habit de cent francs, un diamant à la pomme de leur canne, et dînent à vingt-cinq sous chez Tabar? Il semble que nous n’achetions jamais assez chèrement les plaisirs de la vanité.
Je trouvai Rastignac fidèle au rendez-vous. Il sourit de ma métamorphose, m’en plaisanta; puis, tout en allant chez la comtesse, il me donna de charitables conseils sur la manière de me conduire avec elle. Il me la peignit avare, vaine et défiante; mais avare avec faste, vaine avec simplicité, défiante avec bonhomie. – «Tu 93connais mes engagemens, me dit-il. Tu sais combien je perdrais à changer d’amour. En observant Fœdora, j’étais désintéressé, de sang-froid, mes remarques doivent être justes. Or, en pensant à te présenter chez elle, je songeais à ta fortune; ainsi, prends garde à tout ce que tu lui diras. Elle a une mémoire cruelle. Elle est d’une adresse à désespérer un diplomate, car elle saurait deviner le moment où il dit vrai. Entre nous, je crois qu’elle n’a jamais été mariée. L’ambassadeur de Russie s’est mis à rire, quand je lui ai parlé d’elle; il ne la reçoit pas et la salue fort légèrement quand il la rencontre au bois. Cependant, elle est de la société de madame de F, va chez mesdames de N, de V. En France, sa réputation est intacte. 94La maréchale S., la plus collet-monté de toute la coterie Bonapartiste, va souvent passer avec elle la belle saison à sa terre. Beaucoup de jeunes fats et même le fils d’un pair de France, lui ont offert un nom en échange de sa fortune; mais elle les a tous poliment éconduits. Peut-être sa sensibilité ne commence-t-elle qu’au titre de comte! N’es-tu pas marquis? Ainsi, marche en avant si elle te plait! Voilà ce que j’appelle donner des instructions. Cette plaisanterie me fit croire que Rastignac voulait rire et piquer ma curiosité, en sorte que ma passion improvisée était arrivée à son paroxisme quand nous nous arrêtâmes devant un péristyle orné de fleurs. En montant un vaste escalier tapissé, où je remarquai toutes les recherches du comfortable anglais, 95le cœur me battit; et j’en rougissais, je démentais mon origine, mes sentimens, ma fierté, j’étais sottement bourgeois. Mais je sortais d’une mansarde, après trois années de pauvreté, sans savoir encore mettre au dessus des bagatelles de la vie, ces trésors acquis, ces immenses capitaux intellectuels qui vous font riche en un moment, quand le pouvoir tombe entre vos mains, sans vous écraser parce que l’étude vous a formé d’avance aux luttes politiques.
J’aperçus une femme d’environ vingt-deux ans, de moyenne taille, vêtue de blanc, entourée d’un cercle d’hommes, mollement couchée sur une ottomane, et tenant à la main un écran de plumes. En voyant entrer Rastignac, elle se leva, vint à nous, 96sourit avec grâce, me fit, d’une voix mélodieuse, un compliment sans doute apprêté. Notre ami m’avait annoncé comme un homme de talent. Son adresse et son emphase gasconne me procurèrent un accueil flatteur. Je fus l’objet d’une attention particulière dont je devins confus; mais Rastignac avait heureusement parlé de ma modestie. Je rencontrai là des savans, des gens de lettres, d’anciens ministres, des pairs de France. La conversation reprit son cours quelque temps après mon arrivée; et, sentant que j’avais une réputation à soutenir, je me rassurai; puis, je tâchai, sans abuser de la parole quand elle m’était accordée, de résumer les discussions par des mots plus ou moins incisifs, tantôt profonds, 97tantôt spirituels. Je produisis quelque sensation; et, pour la première fois de sa vie, Rastignac fut prophète. Quand il y eut assez de monde pour que chacun retrouvât sa liberté, mon introducteur me donna le bras et nous nous promenâmes dans les appartemens.
– N’aie pas l’air d’être trop émerveillé de la princesse, me dit-il, car elle pourrait deviner le motif de ta visite.
Les salons étaient meublés avec un goût exquis. J’y vis des tableaux de choix. Chaque pièce avait, comme chez les Anglais les plus opulens, son caractère particulier. La tenture de soie, les agrémens, la forme des meubles, le moindre décor s’harmoniait avec une pensée première. 98Ainsi, dans un boudoir gothique, dont les portes étaient cachées par des rideaux en tapisserie, les encadremens de l’étoffe, la pendule, les dessins du tapis étaient gothiques; le plafond, formé de solives brunes sculptées, présentait à l’œil des caissons pleins de grâce et d’originalité; les boiseries en étaient artistement travaillées; rien ne détruisait l’ensemble de cette jolie décoration, pas même les croisées, dont les vitraux étaient coloriés et précieux. Je fus surpris à l’aspect d’un petit salon moderne, où je ne sais quel artiste avait épuisé la science de notre décor si léger, si frais, si suave, sans éclat, sobre de dorures. C’était amoureux et vague comme une ballade allemande; un vrai réduit taillé 99pour une passion de 1827, embaumé par des jardinières pleines de fleurs rares, et à la suite duquel j’aperçus en enfilade, une pièce dorée où revivait le goût du siècle de Louis XIV, et qui, opposé à nos peintures actuelles, produisait un bizarre, mais un agréable contraste.
– Ici, tu seras assez bien logé, me dit Rastignac avec un sourire où perçait une légère ironie. N’est-ce pas séduisant? ajouta-t-il en s’asseyant.
Mais, tout à coup il se leva, me prit par la main, et me conduisit à la chambre à coucher; puis, me montrant, sous un dais de mousseline et de moire blanches, un lit voluptueux, doucement éclairé, le vrai lit d’une jeune fée fiancée à un génie: – N’y a-t-il pas, s’écria-t-il à voix 100basse, de l’impudeur, de l’insolence, de la coquetterie outre mesure à nous laisser contempler ce trône de l’amour? Ne se donner à personne et permettre à tout le monde de mettre là sa carte! Ah! si j’étais libre, je voudrais voir cette femme soumise et pleurant à ma porte.
– Es-tu donc si certain de sa vertu?
– Les plus audacieux de nos maîtres, et même les plus habiles avouent avoir échoué près d’elle, l’aiment encore et sont ses amis dévoués. Cette femme n’est-elle pas une énigme? Ces paroles excitèrent en moi une sorte d’ivresse. Ma jalousie craignait déjà le passé. Tressaillant d’aise, je revins précipitamment dans le salon où j’avais laissé la comtesse. Je la ren101contrai dans le boudoir gothique. Elle m’arrêta par un sourire, me fit asseoir près d’elle, me questionna sur mes travaux, et parut s’y intéresser vivement, surtout quand je lui traduisis mon système en plaisanteries, au lieu de prendre le langage d’un professeur pour le lui développer doctoralement. Elle parut s’amuser beaucoup en apprenant que la volonté humaine était une force matérielle, semblable à la vapeur; et que, dans le monde moral, rien ne résistait à cette puissance quand un homme s’habituait à la concentrer, à en manier la somme, à diriger constamment sur les autres ames la projection de cette masse fluide; qu’il pouvait à son gré, tout modifier re102lativement à l’homme, même certaines lois de la nature. Ses objections me révélèrent en elle une certaine finesse d’esprit. Je me complus à lui donner raison pendant quelques momens pour la flatter; puis je détruisis ses raisonnemens de femme par un mot, en attirant son attention sur un fait journalier dans la vie, fait vulgaire en apparence, mais au fond plein de problèmes insolubles pour le savant. Je piquai sa curiosité. Elle resta même un instant silencieuse quand je lui dis que nos idées étaient des êtres organisés, complets, qui vivaient dans un monde invisible, et influaient sur nos destinées, en lui citant pour preuves les pensées de Descartes, de Napoléon, de Diderot, 103qui avaient conduit, qui conduisaient encore tout un siècle. J’eus l’honneur de l’amuser. Elle me quitta, en m’invitant à la venir voir. En style de cour, elle me donna mes entrées. Soit que je prisse, selon ma louable habitude, des formules polies pour des paroles de cœur; soit qu’elle me crût destiné à quelque célébrité prochaine; ou que, réellement, elle voulût augmenter sa ménagerie de savans, je me flattai d’avoir su lui plaire.
Appelant à mon secours toutes mes connaissances physiologiques et mes études antérieures sur la femme, je consacrai le reste de la soirée à l’examen le plus minutieux de sa personne et de ses manières. Caché dans l’embrasure d’une fenêtre, j’espionnai ses 104pensées en les cherchant dans son maintien, en étudiant ce manège d’une maîtresse de maison qui va et vient, s’assied et cause, appelle un homme, l’interroge et s’appuie pour l’écouter, sur un chambranle de porte. Je vis dans sa démarche un mouvement brisé si doux, une ondulation de robe si gracieuse, elle excitait si puissamment le désir, que je devins alors très incrédule sur sa vertu. Si Fœdora méconnaissait aujourd’hui l’amour, elle avait dû jadis être fort passionnée. Sa volupté savante se peignait jusques dans la manière dont elle se posait devant son interlocuteur: elle se soutenait sur la boiserie avec coquetterie, comme une femme prête à tomber, mais aussi prête à s’enfuir si quelque regard trop vif l’in105timide. Les bras mollement croisés, paraissant respirer les paroles, les écoutant même du regard et avec bienveillance, elle exhalait le sentiment. Ses lèvres fraîches et rouges, tranchaient sur un teint d’une vive blancheur. Ses cheveux bruns faisaient assez bien valoir la couleur orangée de ses yeux mêlés de veines comme une pierre de Florence, et dont l’expression semblait ajouter de la finesse à ses paroles. Son corsage était paré des grâces les plus attrayantes. Une rivale aurait peut-être accusé de dureté ses épais sourcils qui paraissaient se rejoindre, et remarqué je ne sais quel duvet imperceptible dont les contours de son visage étaient ornés. Enfin je trouvai la passion empreinte en tout, l’a106mour écrit sur ses paupières italiennes, sur ses belles épaules dignes de la Vénus de Milo, dans ses traits, sur sa lèvre supérieure un peu forte et légèrement ombragée. Cette femme était certes tout un roman! Ces richesses féminines, cet ensemble harmonieux des lignes, les promesses faites à l’amour que je lisais dans cette structure, étaient tempérées, il est vrai, par une réserve constante, par une modestie extraordinaire qui contrastaient avec l’expression de toute la personne. Il fallait une observation aussi sagace que la mienne pour découvrir, dans cette nature, les signes d’une destinée de volupté. Pour expliquer plus clairement ma pensée, il y avait en elle deux femmes séparées, par le buste 107peut-être: l’une était froide, tandis que la tête seule semblait être amoureuse. Avant d’arrêter ses yeux sur un homme, elle préparait son regard comme s’il se passait je ne sais quoi de mystérieux en elle-même; vous eussiez dit une convulsion dans ses yeux si brillans. Enfin, ou ma science était imparfaite, et j’avais encore bien des secrets à découvrir dans le monde moral, ou la comtesse possédait une belle ame, dont les sentimens et les émanations communiquaient à sa physionomie ce charme qui nous subjugue, nous fascine; ascendant tout moral et d’autant plus puissant qu’il s’accorde avec les sympathies du désir. Je sortis ravi, séduit par cette femme, enivré par son luxe, chatouillé dans tout 108ce que mon cœur avait de noble, de vicieux, de bon, de mauvais. En me sentant si ému, si vivant, si exalté, je crus comprendre l’attrait qui amenait là ces artistes, ces diplomates, ces hommes de pouvoir et ces agioteurs doublés de tôle comme leurs caisses. Sans doute, ils venaient chercher près d’elle l’émotion délirante qui faisait vibrer en moi toutes les forces de mon être, fouettait mon sang dans la moindre veine, agaçait le plus petit nerf et tressaillait dans mon cerveau! Elle ne s’était donnée à aucun pour les garder tous. Une fe me est coquette tant qu’elle n’aime pas. – Puis, dis-je à Rastignac, elle a peut-être été mariée ou vendue à quelque vieillard, et le souvenir de 109ces premières noces lui donne de l’horreur pour l’amour.
Je revins à pied du faubourg Saint-Honoré où Fœdora demeure. Entre son hôtel et la rue des Cordiers il y a presque tout Paris; mais le chemin me parut court, et cependant il faisait froid. Entreprendre la conquête de Fœdora, dans l’hiver, un rude hiver, quand je n’avais pas trente francs en ma possession, quand la distance qui nous séparait était si grande! Un jeune homme pauvre peut, seul, savoir ce qu’une passion coûte en voitures, en gants, en habits, linge, etc. Et, si l’amour reste un peu trop de temps platonique, il devient ruineux. Vraiment, il y a des Lauzun de l’École de droit auxquels il est impossible d’approcher d’une passion 110logée à un premier étage. Et comment pouvais-je lutter, moi, faible, grêle, mis simplement, pâle et have comme un artiste en convalescence d’un ouvrage, avec des jeunes gens bien frisés, jolis, pimpans, cravatés à désespérer la Croatie tout entière, riches, armés de tilburys et vêtus d’impertinence? – Bah! Fœdora ou la mort! criais-je au détour d’un pont, Fœdora, c’est la fortune. Et le beau boudoir gothique et le salon à la Louis XIV passèrent devant mes yeux; et je la voyais, elle, la comtesse, avec sa robe blanche, ses grandes manches gracieuses, et sa séduisante démarche et son corsage tentateur. Quand j’arrivai dans ma mansarde nue, froide, aussi mal peignée que le sont les perruques d’un 111naturaliste, j’étais encore environné par toutes les images du luxe de Fœdora. Ce contraste était un mauvais conseiller. Les crimes doivent naître ainsi. Alors je maudis, en frissonnant de rage, ma décente et honnête misère, ma mansarde féconde où tant de pensées avaient surgi. Je demandai compte à Dieu, au diable, à l’état social, à mon père, à l’univers entier, de ma destinée, de mon malheur, et je me couchai tout affamé, grommelant de risibles imprécations, mais bien résolu de séduire Fœdora. Ce cœur de femme était un dernier billet de loterie chargé de ma fortune.
Je te ferai grâce de mes premières visites chez Fœdora, pour arriver promptement au drame. Tout en tâchant de m’adresser à 112son ame, j’essayai de gagner son esprit, d’avoir sa vanité pour moi. Afin d’être sûrement aimé, je lui donnai mille raisons de mieux s’aimer elle-même. Jamais je ne la laissai dans un état d’indifférence, les femmes veulent des émotions à tout prix, et je les lui prodiguais. Je l’eusse mise en colère plutôt que de la voir insouciante avec moi. Si d’abord, animé d’une volonté ferme et du désir de me faire aimer, je pris un peu d’ascendant sur elle, bientôt ma passion grandit, je ne fus plus maître de moi; je tombai dans le vrai, je me perdis et devins éperdument amoureux. Je ne sais pas bien ce que nous appelons en poésie ou dans la conversation l’amour; mais, le sentiment qui se développa tout à coup dans 113ma double nature, je ne l’ai trouvé peint nulle part: ni dans les phrases rhétoriciennes et apprêtées de J.J. Rousseau, dont j’occupais peut-être le logis, ni dans les froides conceptions de nos deux siècles littéraires; ni dans les tableaux de l’Italie. Quelques motifs de Rossini, la Madone du Murillo que possède le maréchal Soult, les lettres de la Lescombat, certains mots épars dans les recueils d’anecdotes, mais surtout les prières des extatiques et quelques passages de nos fabliaux, ont pu seuls me transporter dans les divines régions de mon premier amour. Rien dans les langages humains, aucune traduction de la pensée, faite à l’aide des couleurs, des marbres, des mots ou des sons, ne saurait rendre le 114nerf, la vérité, le fini, la soudaineté du sentiment dans l’ame! Oui, qui dit art, dit mensonge. L’amour passe par des transformations infinies avant de se mêler pour toujours à notre vie et de la teindre à jamais. Le secret de cette infusion imperceptible échappe à l’analyse de l’artiste. La vraie passion s’exprime par des cris, par des soupirs ennuyeux pour un homme froid. Il faut lire quelque livre d’amour, Clarisse Harlowe, au moment où l’on aime, pour être de moitié dans les rugissemens de Lovelace. L’amour est une source naïve, partie de son lit de cresson, de fleurs, de gravier, qui, rivière, qui, fleuve, change de nature et d’aspect à chaque flot; puis se jette dans un incommensurable océan où les esprits incomplets voient de la 115monotonie, où les grandes ames s’abîment en de perpétuelles contemplations. Comment oser décrire ces teintes transitoires du sentiment, ces riens qui ont tant de prix, ces mots dont l’accent épuise tous les trésors du langage, ces regards plus féconds en pensées et plus beaux que les plus riches poëmes? Dans chacune des scènes mystiques par lesquelles nous nous éprenons insensiblement d’une femme, s’ouvre un abîme à engloutir toutes les poésies humaines. Eh! comment pourrions-nous reproduire, par des gloses, les vives et mystérieuses agitations de l’ame, quand les paroles nous manquent pour peindre, même les mystères visibles de la beauté? Quelles fascinations! Combien d’heures ne suis-je pas resté, plongé 116dans une extase ineffable occupé à la voir. Heureux, de quoi? je ne sais. Dans ces momens, si son visage était inondé de lumière, il s’y opérait je ne sais quel phénomène qui le faisait resplendir. L’imperceptible duvet dont sa peau délicate et fine est couverte en dessinait mollement les contours avec la grâce que nous admirons dans les lignes lointaines de l’horison quand elles se perdent dans le soleil. Il semblait que le jour la caressât en s’unissant à elle, ou qu’il s’échappât de sa rayonnante figure une lumière plus vive que la lumière même. Puis, une ombre passant sur cette douce figure, y produisait une sorte de couleur qui en variait les expressions en changeant les teintes. Souvent, une pensée semblait se peindre 117sur son front de marbre; son œil paraissait rougir; sa paupière vacillait; ses traits ondulaient, agités par un sourire; le corail intelligent de ses lèvres s’animait, se dépliait, se repliait; je ne sais quel reflet de ses cheveux jetait des tons bruns sur ses tempes fraîches. Eh bien! à chaque accident, elle avait parlé. C’étaient, à chaque nuance de beauté, des fêtes nouvelles pour mes yeux, ou des grâces inconnues qui se révélaient à mon cœur. Je voulais lire un sentiment, un espoir dans toutes ces phases du visage. Ces discours muets pénétraient d’ame à ame comme un son dans l’écho, et me prodiguaient des joies passagères qui me laissaient des impressions profondes. Sa voix me causait un délire que j’avais peine 118à comprimer. Imitant je ne sais quel prince de Lorraine, j’aurais pu ne pas sentir un charbon ardent au creux de ma main pendant qu’elle aurait passé dans ma chevelure ses doigts chatouilleux. Ce n’était plus une admiration, un désir; c’était un charme, une fatalité. Souvent, rentré sous mon toit, je voyais indistinctement Fœdora chez elle, et je participais vaguement à sa vie. Si elle souffrait, je souffrais, et lui disais le lendemain: – Vous avez souffert. Combien de fois n’est-elle pas venue au milieu de la nuit silencieuse, évoquée par la puissance de mon extase! Alors, tantôt soudaine, comme une lumière qui jaillit, elle me faisait quitter la plume, elle effarouchait la Science et l’Étude qui s’enfuyaient 119désolées. Elle me forçait à l’admirer, se mettait dans la pose attrayante où je l’avais vue naguère. Tantôt, moi-même, j’allais au devant d’elle dans le monde des apparitions, et la saluais comme une espérance, en lui demandant de me faire entendre sa voix argentine; puis, je me réveillais, en pleurant.
Un jour, après m’avoir promis de venir au spectacle avec moi; tout à coup, elle refusa capricieusement de sortir, et me pria de la laisser seule. Désespéré d’une contradiction qui me coûtait une journée de travail, et le dirais-je? mon dernier écu! je me rendis là, où elle aurait dû être, voulant voir la pièce qu’elle avait désiré voir. À peine placé, je reçus un coup électrique dans le cœur. Une voix 120me dit: – Elle est là! Je me retourne, j’aperçois la comtesse au fond de sa loge, et cachée dans l’ombre, au rez-de-chaussée. Ah! mon regard n’hésita pas. Mes yeux la trouvèrent tout d’abord avec une sécurité, une lucidité fabuleuse. Mon âme avait volé vers sa sphère, vers sa vie, comme un insecte d’azur vole à sa fleur. Par quoi mes sens avaient-ils été avertis? Il est de ces tressaillemens intimes qui peuvent surprendre les gens superficiels; cependant, ce sont des effets de notre nature intérieure aussi simples que les phénomènes habituels de notre vision extérieure. Aussi, ne fus-je pas étonné, mais fâché. Mes études sur la puissance morale dont nous méconnaissons les jeux, servaient au moins à me faire 121rencontrer dans ma passion quelques preuves vivantes de mon système. Cette alliance du savant et de l’amoureux, d’une cordiale idolâtrie et d’un amour scientifique, avait je ne sais quoi de bizarre. La science était souvent contente de ce qui désespérait l’amant, et quand il croyait triompher, l’amant chassait, loin de lui, la science avec bonheur. Fœdora me vit, et devint sérieuse; je la gênais. Au premier entr’acte, j’allai lui faire une visite; elle était seule, je restai. Quoique nous n’eussions jamais parlé d’amour, je pressentis une explication. Je ne lui avais point encore dit mon secret, et cependant il existait entre nous une sorte d’entente. Elle me confiait ses projets d’amusement, et me demandait la veille, 122avec une sorte d’inquiétude amicale, si je viendrais le lendemain; elle me consultait par un regard quand elle disait un mot spirituel, comme si elle eût voulu me plaire exclusivement. Si je boudais, elle devenait caressante; si elle faisait la fâchée, j’avais en quelque sorte le droit de l’interroger; si je me rendais coupable d’une faute, elle se laissait long-temps supplier avant de me pardonner. Ces querelles auxquelles nous avions pris goût, étaient pleines d’amour; elle y déployait tant de grâces et de coquetterie! et moi j’y trouvais tant de bonheur! En ce moment, notre intimité fut tout-à-fait suspendue, et nous restâmes, l’un devant l’autre, comme deux étrangers. La comtesse était glaciale; et, moi, j’appréhendais un malheur.
123– Vous allez m’accompagner, me dit-elle quand la pièce fut finie.
Le temps avait changé subitement. Lorsque nous sortîmes, il tombait une neige mêlée de pluie. La voiture de Fœdora ne put arriver jusqu’à la porte du théâtre. En voyant une femme bien mise, obligée de traverser le boulevard, un commissionnaire étendit son parapluie au-dessus de nos têtes, et réclama le prix de son bon office quand nous fûmes montés. Je n’avais rien, j’eusse alors vendu dix ans de ma vie pour deux sous. Tout ce qui fait l’homme et ses mille vanités furent écrasés en moi par une douleur infernale. Ces mots: – Je n’ai pas de monnaie, mon cher! furent dits d’un ton dur qui parut venir de ma passion con124trariée, dits par moi, frère de cet homme, moi qui connaissais si bien le malheur! moi qui, naguère, avais donné sept cent mille francs avec tant de facilité! Le valet repoussa le commissionnaire, et les chevaux fendirent l’air. En revenant à son hôtel, Fœdora, distraite ou affectant d’être préoccupée, répondit par de dédaigneux monosyllabes à mes questions. Je gardai le silence. Ce fut un horrible moment. Arrivés chez elle, nous nous assîmes devant la cheminée; puis, quand le valet de chambre se fut retiré après avoir attisé le feu, la comtesse se tourna vers moi d’un air indéfinissable, et me dit avec une sorte de solennité: – Depuis mon retour en France, ma fortune a tenté quelques jeunes gens. 125J’ai reçu des déclarations d’amour qui auraient pu satisfaire mon orgueil, et j’ai rencontré des hommes dont l’affection était si sincère et si profonde, qu’ils m’eussent encore épousée, même quand ils n’auraient trouvé en moi qu’une fille pauvre comme je l’étais jadis. Enfin, sachez, monsieur de Valentin, que de nouvelles richesses et des titres nouveaux m’ont été offerts. Mais, apprenez aussi, que je n’ai jamais revu les personnes assez mal inspirées pour m’avoir parlé d’amour. Si mon affection pour vous était légère, je ne vous donnerais pas un avertissement dans lequel il entre plus d’amitié que d’orgueil. Une femme s’expose à recevoir une sorte d’affront lorsqu’en se supposant aimée, elle se 126refuse, par avance, à un sentiment toujours flatteur. Je connais les scènes d’Arsinoë, d’Araminte; ainsi, je me suis familiarisée avec les réponses que je puis entendre en pareille circonstance; mais j’espère aujourd’hui ne pas être mal jugée par un homme supérieur pour lui avoir montré franchement mon ame.
Elle s’exprimait avec le sang-froid d’un avoué, d’un notaire, expliquant à leurs cliens les moyens d’un procès ou les articles d’un contrat. Le timbre clair et séducteur de sa voix n’accusait pas la moindre émotion. Seulement, sa figure et son maintien, toujours nobles et décens, me semblèrent avoir une froideur, une sécheresse diplomatiques. Elle avait sans doute médité ses paroles et fait 127le programme de cette scène. Oh! mon cher ami, quand certaines femmes trouvent du plaisir à nous déchirer le cœur, quand elles se sont promis d’y enfoncer un poignard et de le retourner dans la plaie; ces femmes-là sont adorables! elles aiment ou veulent être aimées; un jour, elles nous récompenseront de nos douleurs, comme Dieu doit, dit-on, rémunérer nos bonnes œuvres; et nous rendront en plaisirs le centuple d’un mal dont elles ont dû apprécier la violence: il y a de la passion dans leur méchanceté. Mais être torturé par une femme qui nous tue avec indifférence, n’est-ce pas un atroce supplice? En ce moment, Fœdora marchait, sans le savoir, sur toutes mes espérances, brisait ma vie et 128détruisait mon avenir, avec la froide insouciance et l’innocente cruauté d’un enfant qui, par curiosité, déchire les ailes d’un papillon.
– Plus tard, ajouta Fœdora, vous reconnaîtrez, je l’espère, la solidité de l’affection que j’offre à mes amis. Pour eux, vous me trouverez toujours bonne et dévouée. Je saurais leur donner ma vie; mais vous me mépriseriez si je subissais leur amour sans le partager. Je m’arrête. Vous êtes le seul homme auquel j’aie encore dit ces derniers mots.
D’abord les paroles me manquèrent et j’eus peine à maîtriser l’ouragan qui s’élevait en moi; mais bientôt, je refoulai mes sensations au fond de mon ame, et me mis à sourire.
– Si je vous dis que je vous aime, 129répondis-je, vous me bannirez; si je m’accuse d’indifférence, vous m’en punirez: les prêtres, les magistrats et les femmes ne dépouillent jamais leur robe entièrement. Le silence ne préjuge rien; trouvez bon, Madame, que je me taise. Pour m’avoir adressé de si fraternels avertissemens, il faut que vous ayez craint de me perdre, et cette pensée pourrait satisfaire à mon orgueil. Mais laissons la personnalité loin de nous. Vous êtes, peut-être, la seule femme avec laquelle je puisse discuter en philosophe une résolution si contraire aux lois de la nature. Relativement aux autres sujets de votre espèce, vous êtes un phénomène. Eh bien! cherchons ensemble, de bonne foi, la cause de cette anomalie psycologi130que. Existe-t-il, en vous, comme chez beaucoup de femmes, fières d’elles-mêmes, amoureuses de leurs perfections, un sentiment d’égoïsme raffiné qui vous fasse prendre en horreur l’idée d’appartenir à un homme, d’abdiquer votre vouloir, et d’être soumise à une supériorité de convention qui vous offense? vous me sembleriez mille fois plus belle! Auriez-vous été maltraitée une première fois par l’amour? Peut-être le prix que vous devez attacher à l’élégance de votre taille, à votre délicieux corsage vous fait-il craindre les dégâts de la maternité? Ne serait-ce pas une de vos meilleurs raisons secrètes pour vous refuser à être trop bien aimée? Avez-vous des imperfections qui vous rendent vertueuse malgré vous? 131Ne vous fâchez pas. Je discute, j’étudie, je suis à mille lieues de la passion. La nature, qui fait des aveugles de naissance, peut bien créer des femmes sourdes, muettes et aveugles en amour. Vraiment vous êtes un sujet précieux pour l’observation médicale! Vous ne savez pas tout ce que vous valez. Vous pouvez avoir un dégoût fort légitime pour les hommes; je vous approuve, ils me paraissent tous laids et odieux. Mais vous avez raison, ajoutai-je en sentant mon cœur se gonfler, vous devez nous mépriser. Il n’existe pas d’homme qui soit digne de vous!
Je ne te dirai pas tous les sarcasmes que je lui débitai, mais en riant. Eh bien! la parole la plus acérée, l’ironie la plus aiguë ne lui arra132chèrent ni un mouvement, ni un geste de dépit. Elle m’écoutait en gardant sur les lèvres, dans les yeux, son sourire d’habitude, ce sourire qu’elle prenait comme un vêtement, et toujours le même pour ses amis, pour ses simples connaissances, pour les étrangers.
– Ne suis-je pas bien bonne de me laisser mettre ainsi sur un amphithéâtre? dit-elle en saisissant un moment pendant lequel je la regardais en silence. Vous voyez, continua-t-elle en riant, que je n’ai pas de sottes susceptibilités en amitié! Beaucoup de femmes puniraient votre impertinence en vous faisant fermer leur porte.
– Vous pouvez me bannir de chez vous, sans même être tenue de 133donner la raison de vos sévérités.
En disant cela, je me sentais prêt à la tuer si elle m’avait congédié.
– Vous êtes fou, s’écria-t-elle en souriant.
– Avez-vous jamais songé, repris-je, aux effets d’un violent amour? Un homme au désespoir a souvent assassiné sa maîtresse.
– Il vaut mieux être morte que malheureuse, répondit-elle froidement. Un homme aussi passionné doit, un jour, abandonner sa femme et la laisser sur la paille, après lui avoir mangé sa fortune.
Cette arithmétique m’abasourdit. Je vis clairement un abîme entre cette femme et moi. Nous ne pouvions jamais nous comprendre.
– Adieu, lui dis-je froidement.
134– Adieu, répondit-elle en inclinant la tête d’un air amical. À demain.
Je la regardai pendant un moment, en lui dardant tout l’amour auquel je renonçais. Elle était debout, me jetant son sourire banal, le détestable sourire d’une statue de marbre, sec et poli, paraissant exprimer l’amour, mais froid. Concevras-tu bien, mon cher, toutes les douleurs dont je fus assailli, en revenant chez moi, par la pluie et la neige, en marchant sur le verglas des quais, pendant une lieue, ayant tout perdu! Oh! savoir qu’elle ne pensait seulement pas à ma misère et me croyait, comme elle, riche et doucement voituré. Que de ruines et de déceptions! Il ne s’agissait plus d’argent, mais de toutes les fortunes de mon ame. J’allais au 135hasard, en discutant avec moi-même les mots de cette étrange conversation, et je m’égarais si bien dans mes commentaires que je finissais par douter de la valeur nominale des paroles, et des idées! Et j’aimais toujours, j’aimais cette femme froide dont le cœur voulait être conquis à chaque heure, et qui, en effaçant toujours les promesses de la veille, se produisait le lendemain comme une maîtresse nouvelle. En tournant sous les guichets de l’Institut, un mouvement fiévreux me saisit. Je me souvins alors que j’étais à jeun. Je ne possédais pas un denier. Pour comble de malheur, la pluie déformait mon chapeau, le détruisait. Comment pouvoir aborder désormais une femme élégante, et me présenter 136dans un salon sans un chapeau mettable. Grâce à des soins extrêmes, et tout en maudissant la mode niaise et sotte qui nous condamne à exhiber la coiffe de nos chapeaux en les gardant constamment à la main, j’avais maintenu le mien jusque là dans un état douteux. Sans être curieusement neuf, ou sèchement vieux, dénué de barbe, ou très-soyeux, il pouvait passer pour un chapeau problématique; c’était le chapeau d’un homme soigneux; mais son existence artificielle arrivait à son dernier période, il était blessé, déjeté, fini, véritable haillon, digne représentant de son maître. Faute de trente sous, je perdais mes derniers vêtemens. Ah! combien de sacrifices ignorés n’avais-je pas faits à Fœdora depuis trois mois? Souvent je 137consacrais l’argent nécessaire au pain d’une semaine pour aller la voir un moment. Quitter mes travaux et jeûner, ce n’était rien! Mais, traverser les rues de Paris sans se laisser éclabousser, courir pour éviter la pluie, arriver chez elle aussi élégant que les fats dont elle était entourée. Ah! pour un poëte amoureux et distrait, cette tâche avait d’innombrables difficultés. Mon bonheur, mon amour dépendre d’une moucheture de fange sur mon seul gilet blanc! Renoncer à la voir, si je me crottais, si je me mouillais. Ne pas posséder cinq sous pour faire effacer, par un décrotteur, la plus légère tache de boue sur ma botte. Ma passion s’était augmentée de tous ces petits supplices inconnus, mais immenses chez un homme irri138table. Les malheureux ont des dévouemens dont il ne leur est point permis de parler aux femmes qui vivent dans une sphère de luxe et d’élégance. Elles voient le monde à travers un prisme qui teint en or les hommes et les choses. Optimistes par égoïsme, cruelles par bon ton, elles s’exemptent de réfléchir, au nom de leurs jouissances, et s’absolvent, de leur indifférence au malheur, par l’entraînement du plaisir. Pour elle, un denier n’est jamais un million, c’est le million qui leur semble être un denier. Si l’amour doit plaider sa cause par de grands sacrifices, il doit aussi les couvrir délicatement d’un voile, les ensevelir dans le silence; mais en prodiguant leur fortune et leur vie, en se dévouant, les hommes riches profitent 139des préjugés mondains qui donnent toujours un certain éclat à leurs amoureuses folies; alors, pour eux, le silence parle, et le voile est une grâce; tandis que mon affreuse détresse me condamnait à d’épouvantables souffrances, sans qu’il me fût permis de dire: J’aime! ou: Je meurs! Était-ce du dévouement après tout! N’étais-je pas richement récompensé par le plaisir que j’éprouvais à tout immoler pour elle? La comtesse avait donné d’extrêmes valeurs, attaché d’excessives jouissances aux accidens les plus vulgaires de ma vie. Naguère insouciant en fait de toilette, je respectais maintenant mon habit comme un autre moi-même. Je l’aimais. Entre une blessure à recevoir et la déchirure de mon frac, je n’aurais 140pas hésité! Tu dois alors épouser ma situation et comprendre les rages de pensées, la frénésie croissante dont je fus la proie en marchant, et que peut-être la marche animait encore. J’éprouvais je ne sais quelle joie infernale à me trouver au faîte du malheur. Je voulais voir un présage de fortune dans cette dernière crise; mais le mal a des trésors sans fonds! La porte de mon hôtel était entr’ouverte. À travers les découpures en forme de cœur pratiquées dans le volet, j’aperçus une lumière projetée dans la rue. Pauline et sa mère causaient en m’attendant. J’entendis prononcer mon nom. J’écoutai.
– Monsieur Raphaël, disait Pauline, est bien mieux que l’étudiant du numéro sept! Ses cheveux blonds 141sont d’une si jolie couleur. Ne trouves-tu pas quelque chose dans sa voix, je ne sais, mais quelque chose qui vous remue le cœur? Et puis, quoiqu’il ait l’air un peu fier, il est si bon, il a des manières si distinguées, Oh! il est vraiment très-bien. Je suis sûre que toutes les femmes doivent être folles de lui.
– Tu en parles, reprit madame Gaudin, comme si tu l’aimais.
– Oh! je l’aime comme un frère, répondit-elle en riant. Je serais joliment ingrate si je n’avais pas de l’amitié pour lui? Ne m’a-t-il pas appris la musique, le dessin, la grammaire; enfin, tout ce que je sais? Tu ne fais pas grande attention à mes progrès, ma bonne mère; mais je deviens si instruite, que dans quelque temps, je 142serai assez forte pour donner des leçons; et, alors, nous pourrons avoir une domestique.
Je me retirai doucement; puis, après avoir fait quelque bruit, j’entrai dans la salle pour y prendre ma lampe que Pauline voulut allumer. La pauvre enfant venait de jeter un baume délicieux sur mes plaies. Ce naïf éloge de ma personne me rendit un peu de courage. J’avais besoin de croire en moi-même et de recueillir un jugement impartial sur la véritable valeur de mes avantages. Mes espérances ainsi ranimées se reflétèrent peut-être sur les choses dont j’étais entouré. Peut-être aussi, n’avais-je point encore bien sérieusement examiné la scène assez souvent offerte à mes regards par ces deux 143femmes au milieu de cette salle; mais alors, j’admirai, dans sa réalité, le plus délicieux tableau de cette nature modeste, si naïvement reproduite par les peintres flamands. La mère assise au coin d’un foyer à demi éteint, tricotait des bas, et laissait errer sur ses lèvres un bon sourire. Pauline coloriait des écrans. Ses couleurs, ses pinceaux étalés sur une petite table, parlaient aux yeux par de piquans effets. Mais ayant quitté sa place et se tenant debout pour allumer ma lampe, sa blanche figure en recevait toute la lumière. Il fallait être subjugué par une bien terrible passion pour ne pas adorer ses mains transparentes et roses, sa virginale attitude et l’idéal de sa tête. La nuit, le silence prêtaient leur charme 144à cette laborieuse veillée, à ce paisible intérieur. Il y avait de la résignation dans ces travaux, mais une résignation religieuse et pleine de sentimens élevés. Puis, une indéfinissable harmonie existait entre les choses et les personnes. Chez Fœdora, le luxe était sec, il réveillait en moi de mauvaises pensées; là, cette humble misère, ce bon naturel me rafraîchissaient l’ame. Peut-être étais-je humilié en présence du luxe; et, près de ces deux femmes, au milieu de cette salle brune où la vie simplifiée semblait se réfugier dans les émotions du cœur, peut-être me réconciliais-je avec moi-même, en trouvant à exercer la protection que l’homme est si jaloux de faire sentir. Quand je fus près de Pauline, elle me jeta 145un regard presque maternel, et s’écria, les mains tremblantes, en posant vivement la lampe: – Dieu! comme vous êtes pâle! Ah! il est tout mouillé. Ma mère va vous essuyer. – Monsieur Raphaël, reprit-elle après une légère pause, vous êtes friand de lait. Nous avons eu ce soir de la crème. Tenez, voulez-vous y goûter?
Elle sauta, comme un petit chat, sur un bol de porcelaine plein de lait, et me le présenta si vivement, me le mit sous le nez d’une si gentille façon, que j’hésitai.
– Vous me refuseriez? dit-elle d’une voix altérée.
Nos deux fiertés se comprenaient: Pauline paraissait souffrir de sa pauvreté, et me reprocher ma hauteur. 146Je fus attendri. Cette crème était peut-être son déjeûner du lendemain, j’acceptai cependant. La pauvre fille essaya de cacher sa joie, mais elle pétillait dans ses yeux.
– J’en avais besoin, lui dis-je en m’asseyant.
Alors une expression soucieuse passa sur son front.
– Vous souvenez-vous, Pauline, de ce passage où Bossuet nous peint Dieu, récompensant un verre d’eau plus richement qu’une victoire?
– Oui, dit-elle.
Et son sein battait comme celui d’une jeune fauvette serrée entre les mains d’un enfant.
– Eh bien! comme nous nous quitterons bientôt, ajoutai-je d’une voix mal assurée, laissez-moi vous té147moigner ma reconnaissance pour tous les soins que vous et votre mère avez eus de moi.
– Oh! ne comptons pas, dit-elle en riant; mais son rire cachait une émotion qui me fit mal.
– Mon piano, repris-je, sans paraître avoir entendu ses paroles, est un des meilleurs instrumens d’Erard: acceptez-le. Prenez-le sans scrupule, je ne saurais vraiment l’emporter dans le voyage que je compte faire…
Éclairées peut-être par l’accent de mélancolie avec lequel je prononçai ces mots, les deux femmes semblèrent m’avoir compris et me regardèrent avec une curiosité mêlée d’effroi. L’affection que je cherchais au milieu des froides régions du grand 148monde, elle était là, vraie, sans faste, mais onctueuse et durable peut-être.
– Il ne faut pas prendre tant de souci, me dit la mère. Bah! restez ici! Mon mari est en route, à cette heure, reprit-elle. Ce soir, j’ai lu l’Évangile de saint Jean pendant que Pauline tenait, suspendue entre ses doigts, notre clef attachée dans une Bible, et la clef a tourné! Cela annonce que Gaudin se porte bien et prospère. Pauline a recommencé pour vous et pour le jeune homme du numéro sept; mais la clef n’a tourné que pour vous. Allez, nous serons tous riches! Gaudin reviendra millionnaire. Je l’ai vu en rêve sur un vaisseau plein de serpens; mais heureusement l’eau était trouble, ce qui 149signifie or et pierreries d’outre-mer.
Ces paroles amicales et vides, semblables aux vagues chansons avec lesquelles une mère endort les douleurs de son enfant, me rendirent une sorte de calme. L’accent et le regard de la bonne femme exhalaient cette douce cordialité qui n’efface pas le chagrin, mais qui l’apaise, qui le berce et l’émousse. Pauline, plus perspicace que sa mère, m’examinait avec inquiétude, et ses yeux intelligens semblaient deviner ma vie et mon avenir. Je remerciai par une inclination de tête la mère et la fille; puis, je me sauvai, craignant de m’attendrir. Quand je me trouvai seul, sous mon toit, je me couchai dans mon malheur. Ma fatale imagination me dessina mille 150projets sans base, me dicta des résolutions impossibles. Quand un homme se traîne dans les décombres de sa fortune, il rencontre encore quelques ressources; mais moi, j’étais dans le néant. Ah! mon cher! nous accusons trop facilement la misère. Soyons indulgens pour les effets du plus actif de tous les dissolvans sociaux: avec elle, il n’existe plus ni pudeur, ni crimes, ni vertu, ni esprit. J’étais sans idées, sans force, comme une jeune fille tombée à genoux devant un tigre. Un homme sans passion et sans argent reste maître de sa personne; mais un malheureux qui aime, ne s’appartient plus, et ne peut pas se tuer. L’amour nous donne une sorte de religion pour nous-même; nous respectons en 151nous une autre vie. C’est le plus horrible des malheurs; le malheur avec une espérance, une espérance qui vous fait accepter des tortures. Je m’endormis avec l’idée d’aller le lendemain confier à Rastignac la singulière détermination de Fœdora.
– Ah! ah! me dit Rastignac, en me voyant entrer chez lui dès neuf heures du matin. Je sais ce qui t’amène. Tu dois être congédié par Fœdora. Quelques bonnes ames, jalouses de ton empire sur la comtesse, ont annoncé votre mariage. Dieu sait les folies que tes rivaux t’ont prêtées et les calomnies dont tu as été l’objet!
– Alors, tout s’explique, m’écriai-je.
Je me souvins de toutes mes impertinences, et trouvai la comtesse 152sublime! À mon gré, j’étais un infâme qui n’avait pas encore assez souffert, et je vis plus, dans son indulgence, que la patiente charité de l’amour.
– N’allons pas si vite, me dit le prudent Gascon. Fœdora possède la pénétration naturelle aux femmes profondément égoïstes. Elle t’aura deviné, jugé peut-être au moment où tu ne voyais encore en elle que sa fortune et son luxe. En dépit de ton adresse, elle aura lu dans ton ame. Elle est assez dissimulée pour qu’aucune dissimulation ne trouve grace devant elle. – Je crois, ajouta-t-il, t’avoir mis dans une mauvaise voie. Malgré la finesse de son esprit et de ses manières, cette créature-là me semble impérieuse comme toutes les femmes 153qui ne prennent de plaisir que par la tête. Pour elle le bonheur gît tout entier dans le bien-être de la vie, dans les jouissances sociales; et, chez elle, le sentiment est un rôle. Elle te rendrait malheureux, et ferait de toi son premier valet.
Rastignac parlait à un sourd. Je l’interrompis en lui exposant, avec une apparente gaîté, ma situation financière.
– Hier au soir, me répondit-il, une veine contraire m’a emporté tout mon argent. Sans cette vulgaire infortune, j’eusse partagé volontiers ma bourse avec toi. Mais, allons déjeuner au cabaret, les huîtres nous donneront peut-être un bon conseil.
Il s’habilla, fit atteler son tilbury; puis, semblables à deux million154naires, nous arrivâmes au Café de Paris avec l’impertinence de ces audacieux spéculateurs qui vivent sur des capitaux imaginaires. Ce diable de Gascon me confondait par l’aisance de ses manières, et par son aplomb imperturbable. Au moment où nous prenions le café, après avoir fini un repas fort délicat, et très-bien entendu, Rastignac, qui distribuait des coups de tête à une foule de jeunes gens également recommandables par les graces de leur personne et par l’élégance de leur mise, me dit, en voyant entrer un de ces dandys: – Voici ton affaire. Et il fit signe à un gentilhomme bien cravaté, qui semblait chercher une table à sa convenance, de venir lui parler.
– Ce gaillard-là, me dit Rastignac 155à l’oreille, est décoré pour avoir publié des ouvrages qu’il ne comprend pas. Il est chimiste, historien, romancier, publiciste; il possède des quarts, des tiers, des moitiés dans je ne sais combien de pièces de théâtre, et il est ignorant comme la mule de don Miguel! Ce n’est pas un homme, c’est un nom, une étiquette familière au public. Aussi, se garderait-il bien d’entrer dans ces cabinets, sur lesquels il y a cette inscription: Ici, l’on peut écrire soi-même. Il est fin à jouer tout un congrès. En deux mots, c’est un métis en morale: ni tout-à-fait probe ni complètement fripon. Mais, chut! il s’est déjà battu. Le monde n’en demande pas davantage et dit de lui: C’est un homme honorable. – Eh bien, mon excellent ami, mon honorable ami, comment se 156porte Votre Intelligence? lui dit Rastignac, au moment où l’inconnu s’assit à la table voisine.
– Mais ni bien ni mal. Je suis accablé de travail. J’ai entre les mains tous les matériaux nécessaires pour faire des mémoires historiques, très curieux, et je ne sais à qui les attribuer. Cela me tourmente, parce que, vraiment, les mémoires vont passer de mode.
– Sont-ce des mémoires contemporains, anciens, sur la cour?
– Sur l’affaire du collier.
– N’est-ce pas un miracle? me dit Rastignac en riant. Puis se retournant vers le spéculateur: – M. de Valentin, reprit-il en me désignant, est un de mes amis que je vous présente comme l’une de nos futures 157célébrités littéraires. Or, il avait, jadis, une tante fort bien en cour, marquise de plus; et depuis deux ans, il travaille à une histoire royaliste de la révolution. Puis, se penchant à l’oreille de ce singulier négociant, il lui dit: – C’est un homme de talent, mais un niais qui peut vous faire vos mémoires, au nom de sa tante, pour cent écus par volume.
– Le marché me va, répondit l’autre en haussant sa cravate. Garçon, mes huîtres, donc!
– Oui, mais vous me donnerez vingt-cinq louis de commission et lui paierez un volume d’avance, reprit Rastignac.
– Non, non. Je n’avancerai que cinquante écus pour être plus sûr 158d’avoir promptement mon manuscrit.
Rastignac me répéta cette conversation mercantile à voix basse; puis sans me consulter: – Nous sommes d’accord, lui répondit-il. Quand pouvons-nous aller vous voir pour terminer cette affaire?
– Eh bien, venez dîner ici, demain soir, à sept heures.
Nous nous levâmes, Rastignac jeta de la monnaie au garçon, mit la carte à payer dans sa poche, et nous sortîmes. J’étais stupéfait de la légèreté, de l’insouciance avec laquelle il avait vendu ma respectable tante, la marquise de Monbauron…
– J’aime mieux m’embarquer pour le Brésil, et y enseigner aux Indiens l’algèbre dont je ne sais pas un mot, 159plutôt que de salir le nom de ma famille!
Rastignac m’interrompit par un éclat de rire.
– Es-tu bête? Prends d’abord les cinquante écus et fais les mémoires. Quand ils seront achevés, tu refuseras de les mettre sous le nom de ta tante, imbécille! Madame de Monbauron, morte sur l’échafaud, ses paniers, ses considérations, sa beauté, son fard, ses mules, valent bien plus de six cents francs. Si le libraire ne veut pas alors payer ta tante ce qu’elle vaut, il trouvera quelque vieux chevalier de Saint-Louis, ou je ne sais quelle fangeuse comtesse pour signer les mémoires!
– Oh! m’écriai-je, pourquoi suis-je sorti de ma vertueuse mansarde? Le 160monde a un envers bien salement ignoble.
– Bon, répondit Rastignac, voilà de la poésie, et il s’agit d’affaires. Tu est un enfant. Écoute, quant aux mémoires, le public les jugera; quant à mon Proxénète littéraire, n’a-t-il pas dépensé huit ans de sa vie, et payé ses relations avec la librairie par de cruelles expériences? En partageant inégalement avec lui le travail du livre, ta part d’argent n’est-elle pas aussi la plus belle? Vingt-cinq louis sont une bien plus grande somme pour toi, que mille francs pour lui. Va, tu peux écrire des mémoires historiques, œuvres d’art si jamais il en fut, quand Diderot a fait six sermons pour cent écus.
– Enfin, lui dis-je tout ému, c’est 161pour moi une nécessité. Ainsi, mon pauvre ami, je te dois des remercîmens. Vingt-cinq louis me rendront bien riche.
– Et plus riche que tu ne penses, reprit-il en riant. Si Marivault me donne une commission dans l’affaire, ne devines-tu pas qu’elle sera pour toi?
– Allons au bois de Boulogne, dit-il, nous y verrons ta comtesse, et je te montrerai la jolie petite veuve que je dois épouser, une charmante personne, Alsacienne, un peu grasse; elle lit Kant, Schiller, Jean Paul, et une foule de livres hydrauliques! Elle a la manie de toujours me demander mon opinion. Je suis obligé d’avoir l’air de comprendre toute cette sensiblerie allemande, et de con162naître un tas de ballades, toutes drogues qui me sont défendues par le médecin. Je n’ai pas encore pu la déshabituer de son enthousiasme littéraire. Elle pleure des adverses à la lecture de Goëthe, et je suis obligé de pleurer un peu, par complaisance… Vingt-cinq mille livres de rentes, mon cher, et le plus joli petit pied, la plus jolie main de la terre! Ah! si elle ne disait pas mon anche et prouiller pour mon ange et brouiller, ce serait une femme accomplie.
Nous vîmes la comtesse. Elle était brillante dans un brillant équipage; la coquette nous salua fort affectueusement en me jetant un sourire qui, alors, me parut divin et plein d’amour. Ah! j’étais bien heureux! je me croyais aimé; j’avais de l’argent, et des trésors de passion: plus de mi163sère! Léger, gai, content de tout, je trouvai la maîtresse de mon ami, charmante. Les arbres, l’air, le ciel, toute la nature semblait me répéter le sourire de Fœdora. En revenant des Champs-Élysées, nous allâmes chez le chapelier et chez le tailleur de Rastignac; et l’affaire du Collier me permit de quitter mon misérable pied de paix, pour passer à un formidable pied de guerre. Désormais, je pouvais sans crainte lutter de grace, et d’élégance avec les jeunes gens qui tourbillonnaient autour de Fœdora. Je revins chez moi. Je m’y enfermai, restant tranquille en apparence, près de ma lucarne; mais disant d’éternels adieux à mes toits, vivant dans l’avenir, dramatisant ma vie, escomptant l’amour et ses joies. Ah! comme une 164existence peut devenir orageuse entre les quatre murs d’une mansarde. L’ame humaine est une fée. Elle métamorphose une paille en diamans; et, sous sa baguette, les palais enchantés éclosent comme les fleurs des champs sous les chaudes inspirations du soleil.
Le lendemain, vers midi, Pauline frappa doucement à ma porte, et m’apporta… devine quoi? une lettre de Fœdora! La comtesse me priait de venir la prendre au Luxembourg, pour aller, de là, voir ensemble le Muséum et le Jardin des Plantes.
– Un commissionnaire attend la réponse, me dit-elle après un moment de silence.
Je griffonnai promptement une lettre de remercîment que Pauline 165emporta. Je m’habillai; mais, au moment où, assez content de moi-même, j’achevais ma toilette, un frisson glacial me saisit à cette pensée: Fœdora est-elle venue en voiture ou à pied? Pleuvra-t-il? fera-t-il beau? – Mais, me dis-je, qu’elle soit à pied ou en voiture, est-on jamais certain de l’esprit fantasque d’une femme? Elle sera sans argent, et voudra peut-être donner cent sous à un petit Savoyard parce qu’il aura de jolies guenilles! J’étais sans un rouge liard et ne devais avoir de l’argent que le soir. Oh! comme dans ces crises de notre jeunesse, un poëte paie cher la puissance cérébrale dont le hasard l’a investi! En un instant, mille pensées vives et douloureuses me piquèrent comme autant 166de dards. Je regardai le ciel par ma lucarne. Le temps était fort incertain. En cas de malheur, je pouvais bien prendre une voiture pour la journée; mais aussi, ne tremblerais-je pas à tout moment, au milieu de mon bonheur, de ne pas rencontrer, le soir, M. de Marivault? Je ne me sentis pas assez fort pour supporter tant de craintes au sein de ma joie; et, avec la certitude de ne rien trouver, j’entrepris une grande exploration à travers ma chambre; je cherchai des écus imaginaires jusque dans les profondeurs de ma paillasse, je fouillai tout; je secouai même de vieilles bottes; et, en proie à une fièvre nerveuse, je regardais mes meubles d’un œil hagard après les avoir renversés tous. Comprendras-tu le délire dont je fus animé lorsqu’en ou167vrant pour la septième fois le tiroir de ma table à écrire que je visitais avec cette espèce d’indolence dans laquelle nous plonge le désespoir, j’aperçus, collée contre une planche latérale, tapie sournoisement, mais propre, brillante, lucide, comme une étoile à son lever, une belle et noble pièce de cent sous! Ne lui demandant pas compte de son silence, de la cruauté dont elle était coupable en se tenant ainsi cachée, je la baisai comme un ami fidèle au malheur, exact à nous consoler, et je la saluai par un cri qui trouva de l’écho. Surpris, je me retournai brusquement et vis Pauline toute pâle.
– J’ai cru, dit-elle d’une voix émue, que vous vous faisiez mal. Le commissionnaire… Elle s’interrompit, 168comme si elle étouffait. Mais ma mère l’a payé, ajouta-t-elle. Puis elle s’enfuit, enfantine et follette comme un caprice. Pauvre petite! je lui souhaitai mon bonheur. En ce moment, il me semblait avoir, dans l’ame, tout le plaisir de la terre, et j’aurais voulu restituer aux malheureux la part que je croyais leur voler. Nous avons presque toujours raison dans nos pressentimens d’adversité… La comtesse avait renvoyé sa voiture. Par un de ces caprices que les jolies femmes ne s’expliquent pas toujours à elles-mêmes, elle voulait aller au Jardin des Plantes par les boulevards et à pied.
– Mais il va pleuvoir, lui dis-je.
Elle prit plaisir à me contredire. Par hasard, il fit beau pendant tout 169le temps que nous marchâmes dans le Luxembourg; mais, quand nous en sortîmes, un gros nuage dont j’avais maintes fois épié la marche avec une secrète inquiétude, ayant laissé tomber quelques gouttes d’eau, nous montâmes dans un fiacre. Lorsque nous eûmes atteint les boulevards, la pluie cessa, le ciel reprit sa sérénité. En arrivant au Muséum, je voulus renvoyer la voiture, Fœdora me pria de la garder. Que de tortures! Mais causer avec elle en comprimant un secret délire qui, sans doute, se formulait sur mon visage, par quelque sourire niais et arrêté; errer dans le Jardin des Plantes, en parcourir les allées bocagères et sentir son bras appuyé sur le mien, il y eut dans tout cela je ne 170sais quoi de fantastique: c’était un rêve en plein jour. Cependant, ses mouvemens, soit en marchant, soit en nous arrêtant, n’avaient rien de doux ni d’amoureux, malgré leur apparente volupté. Quand je cherchais à m’associer en quelque sorte à l’action de sa vie, je rencontrais en elle une intime et secrète vivacité, je ne sais quoi de saccadé, d’excentrique. Les femmes sans ame n’ont rien de moelleux dans leurs gestes. Aussi, n’étions-nous unis, ni par une même volonté, ni par un même pas. Il n’existe point de mots pour rendre ce désaccord matériel de deux êtres, car nous ne sommes pas encore habitués à reconnaître une pensée dans le mouvement. Ce phénomène de 171notre nature se sent instinctivement, et ne s’exprime pas.
Pendant ces violens paroxismes de ma passion, reprit Raphaël après un moment de silence, et comme s’il répondait à une objection qu’il se fût faite à lui-même, je n’ai pas disséqué mes sensations, analysé mes plaisirs, ni supputé les battemens de mon cœur, comme un avare examine et pèse ses pièces d’or. Oh! non, l’expérience jette aujourd’hui sa triste lumière sur les événemens passés; et le souvenir m’apporte ces images, comme par un beau temps les flots de la mer amènent brin à brin les débris d’un naufrage sur la grève.
– Vous pouvez me rendre un service assez important, me dit-elle en me regardant d’un air confus; et, 172après vous avoir confié mon antipathie pour l’amour, je me sens plus libre, en réclamant de vous un bon office au nom de l’amitié. N’aurez-vous pas, reprit-elle en riant, beaucoup plus de mérite à m’obliger aujourd’hui?
Je la regardais avec douleur. N’éprouvant rien près de moi, elle était pateline et non pas affectueuse. Elle me paraissait jouer un rôle en actrice consommée; puis, tout à coup son accent, un regard, un mot réveillaient mes espérances; mais si mon amour ranimé se peignait alors dans mes yeux, elle en soutenait les rayons sans que la clarté des siens s’en altérât, car ils semblaient, comme ceux des tigres, être doublés par une feuille 173de métal. En ces momens-là, je la détestais.
– La protection du duc de Navailles, dit-elle, en continuant avec des inflexions de voix pleines de câlinerie, me serait très utile auprès d’une personne toute-puissante en Russie et dont l’intervention est nécessaire pour me faire rendre justice dans une affaire qui concerne à la fois ma fortune et mon état dans le monde. Le duc de Navailles n’est-il pas votre cousin? Une lettre de lui déciderait tout.
– Je vous appartiens, lui répondis-je, ordonnez…
– Vous êtes bien aimable, reprit-elle en me serrant la main. Venez dîner avec moi, je vous dirai tout comme à un confesseur.
174Cette femme si méfiante, si discrète et à laquelle personne n’avait entendu dire un mot sur ses intérêts, allait donc me consulter.
– Oh! combien j’aime maintenant le silence que vous m’avez imposé, m’écriai-je. Mais j’aurais voulu quelque épreuve plus rude encore.
En ce moment, elle accueillit l’ivresse de mes regards, et ne se refusa point à mon admiration: elle m’aimait donc! Nous arrivâmes chez elle; et, fort heureusement, le fond de ma bourse put satisfaire le cocher. Je passai délicieusement la journée, seul avec elle, chez elle. C’était la première fois que je pouvais la voir ainsi. Jusqu’à ce jour, le monde et sa gênante politesse, et ses façons froides nous avaient toujours séparés, 175même pendant ses somptueux dîners; mais alors, j’étais chez elle, comme si j’eusse vécu sous son toit. Je la possédais pour ainsi dire; et ma vagabonde imagination, brisant les entraves, arrangeant les événemens de la vie à ma guise, me plongeait dans les délices d’un amour heureux. Me croyant son époux, je l’admirais occupée de petits détails; j’éprouvais même du bonheur à lui voir ôter son schall, son chapeau. Elle me laissa seul un moment, puis elle revint les cheveux arrangés, charmante; et cette jolie toilette avait été faite pour moi! Pendant le dîner, elle me prodigua ses attentions. Oh! comme elle était femme! elle déployait des graces infinies dans mille choses qui semblent des riens et qui, cependant, 176sont la moitié de la vie. Quand nous fûmes tous deux devant un foyer pétillant, assis sur la soie, environnés des plus désirables créations d’un luxe oriental, et que je vis, là, si près de moi, cette femme dont la beauté célèbre faisait palpiter tant de cœurs, cette femme si difficile à conquérir, me parlant, me rendant l’objet de toutes ses coquetteries, ma voluptueuse félicité devint presque de la souffrance. Pour mon malheur, je me souvins de l’importante affaire que je devais conclure, et voulus aller au rendez-vous qui m’avait été donné la veille.
– Quoi, déjà! dit-elle en me voyant prendre mon chapeau.
Elle m’aimait! Je le crus, du moins, en l’entendant prononcer ces deux 177mots d’une voix caressante. Alors, pour prolonger mon extase, j’aurais volontiers troqué deux années de ma vie contre chacune des heures qu’elle voulait bien m’accorder. Mon bonheur s’augmenta de tout l’argent que je perdais! Il était minuit quand elle me renvoya.
Néanmoins, le lendemain, mon héroïsme me coûta bien des remords. Je craignais d’avoir manqué l’affaire des mémoires, devenue si capitale pour moi, je courus chez Rastignac, et nous allâmes surprendre à son lever le titulaire de mes travaux futurs. M. Marivault me lut un petit acte où il n’était point question de ma tante, et après la signature duquel il me compta cinquante écus. Nous déjeûnâmes tous les trois. Quand 178j’eus payé mon nouveau chapeau, soixante cachets à trente sous et mes dettes, il ne me resta plus que trente francs. Mais toutes les difficultés de la vie s’étaient aplanies pour quelques jours; et, si j’avais voulu écouter Rastignac, je pouvais avoir des trésors en adoptant avec franchise le système anglais. Il voulait absolument m’établir un crédit et me faire faire des emprunts, en prétendant que les emprunts soutiendraient le crédit. Selon lui, l’avenir était, de tous les capitaux du monde, le plus considérable et le plus solide. En hypothéquant ainsi mes dettes sur de futurs contingens, il donna ma pratique à son tailleur; artiste, qui, comprenant le jeune homme, dut me laisser tranquille jusqu’à mon mariage.
179De ce jour, je rompis avec la vie monastique et studieuse que j’avais menée pendant trois ans. J’allai fort assidûment chez Fœdora, où je tâchai de surpasser en apparence les impertinens ou les héros de coterie qui s’y trouvaient. En croyant avoir échappé pour toujours à la misère, je recouvrai ma liberté d’esprit, j’écrasai mes rivaux, et je passai pour un homme plein de séductions, prestigieux, irrésistible. Cependant les gens habiles disaient en parlant de moi: – «Un garçon aussi spirituel ne doit avoir de passions que dans la tête!» Ils vantaient charitablement mon esprit aux dépens de ma sensibilité. – «Est-il heureux de ne pas aimer! s’écriaient-ils. S’il aimait, aurait-il autant de gaieté, de 180verve?» J’étais cependant bien amoureusement stupide en présence de Fœdora! Seul avec elle, je ne savais rien lui dire; ou, si je parlais, je médisais de l’amour; j’étais tristement gai, comme un courtisan qui veut cacher un cruel dépit. Enfin, j’essayai de me rendre indispensable à sa vie, à son bonheur, à sa vanité; j’étais tous les jours près d’elle, un esclave, un jouet sans cesse à ses ordres. Après avoir ainsi dissipé ma journée, je revenais chez moi pour y travailler durant toutes les nuits, ne dormant guère que deux ou trois heures de la matinée. Mais n’ayant pas, comme Rastignac, l’habitude du système anglais, je me vis bientôt sans un sou. Alors, mon cher ami, fat sans bonnes fortunes, élégant sans argent, amou181reux anonyme, je retombai dans cette vie précaire, dans ce froid, dans ce profond malheur soigneusement caché sous les trompeuses apparences du luxe, et je ressentis mes souffrances premières, mais moins aiguës; je m’étais familiarisé sans doute avec leurs terribles crises. Souvent les gâteaux et le thé, si parcimonieusement offerts dans les salons, étaient ma seule nourriture. Quelquefois, les somptueux dîners de la comtesse me sustentaient pendant deux jours.
J’employai tout mon temps, mes efforts et ma science d’observation à pénétrer plus avant dans l’impénétrable caractère de Fœdora. Jusqu’alors, l’espérance ou le désespoir avaient influencé mon opinion, et je voyais en elle tour à tour la 182femme la plus aimante ou la plus insensible de son sexe; mais ces alternatives de joie et de tristesse devinrent intolérables, et je voulus chercher un dénouement à cette lutte affreuse, en tuant mon amour. De sinistres lueurs brillaient parfois dans mon ame et me faisaient entrevoir des abîmes entre nous. La comtesse justifiait toutes mes craintes: je n’avais pas encore surpris de larmes dans ses yeux; au théâtre, une scène attendrissante la trouvait froide et rieuse; elle réservait toute sa finesse pour elle et ne devinait ni le malheur, ni le bonheur d’autrui; enfin elle m’avait joué! Heureux de lui faire un sacrifice, je m’étais presque avili pour elle, en allant voir mon parent le duc de Navailles, homme 183égoïste qui rougissait de ma misère, et avait de trop grands torts envers moi pour ne pas me haïr. Il me reçut donc avec cette froide politesse qui donne aux gestes et aux paroles l’apparence de l’insulte. Son regard inquiet excita ma pitié. J’eus honte pour lui de sa petitesse au milieu de tant de grandeur, de sa pauvreté au milieu de tant de luxe. Il me parla des pertes considérables que lui occasionnait le trois pour cent. Alors je lui dis quel était l’objet de ma visite. Le changement de ses manières qui, de glaciales, devinrent insensiblement affectueuses, me dégoûta. Hé bien, mon ami, il vint chez la comtesse, il m’y écrasa. Elle trouva pour lui des enchantemens, des prestiges inconnus; elle le séduisit, trai184ta sans moi cette affaire mystérieuse dont je ne sus pas un mot; j’avais été pour elle un moyen. Elle paraissait ne plus m’apercevoir quand mon cousin était chez elle; et m’acceptait alors avec moins de plaisir peut-être que le jour où je lui fus présenté. Un soir, elle m’humilia devant le duc, par un de ces gestes, par un de ces regards qu’aucune parole ne saurait peindre. Je sortis pleurant, formant mille projets de vengeance, combinant d’épouvantables viols. Souvent je l’accompagnais aux Bouffons. Là, près d’elle, tout entier à mon amour, je la contemplais en me livrant au charme d’écouter la musique, épuisant mon ame dans la double jouissance d’aimer et de retrouver les mouvemens de mon 185cœur bien rendus par les délicieuses phrases du musicien. Ma passion était dans l’air, sur la scène, elle triomphait partout, excepté chez Fœdora. Je lui prenais la main, j’étudiais ses traits et ses yeux en sollicitant une fusion de nos sentimens, une de ces soudaines harmonies qui, réveillées par la musique, font vibrer les ames à l’unisson; mais sa main était muette et ses yeux ne disaient rien. Quand le feu de mon cœur, s’émanant de tous mes traits, la frappait trop fortement au visage, elle me jetait ce sourire cherché, convenu, qui, phrase classique, se reproduit, au Salon, dans tous les portraits. Elle n’écoutait pas la musique. Les divines pages de Rossini, de Cimarosa, de Zingarelli, ne lui 186rappelaient aucun sentiment, ne lui traduisaient aucune poésie de sa vie. Son ame était aride. Fœdora se produisait là comme un spectacle dans le spectacle. Sa lorgnette voyageait incessamment de loge en loge. Elle était inquiète, quoique tranquille; et, victime de la mode, sa loge, son bonnet, sa voiture, sa personne étaient tout pour elle. Vous rencontrez souvent des gens de colossale apparence dont le cœur est tendre, délicat sous un corps de bronze; mais elle, elle avait peut-être un cœur de bronze sous sa grêle et gracieuse enveloppe. Enfin ma fatale science me déchirait bien des voiles. Malgré toute sa finesse, Fœdora laissait voir quelques vestiges de sa plébéienne origine et percer 187la froideur de son ame. Pour avoir ce qu’on nomme bon ton dans le monde, ne faut-il pas savoir s’oublier pour les autres, mettre dans sa voix et dans ses gestes une ineffable douceur? Eh bien! chez elle, l’oubli d’elle-même était fausseté; la politesse, était servitude; et ses manières manquaient de cette aisance qui procède du cœur, ou que l’éducation peut seule suppléer. Ses paroles emmiellées étaient, pour les autres, l’expression de la bienfaisance et de la bonté; son exagération était de la chaleur, de l’enthousiasme; mais, j’avais étudié ses grimaces, j’avais dépouillé l’être intérieur de cette frêle écorce dont se contente le monde, et n’étais plus dupe de ses singeries: je connaissais bien son ame 188de chatte. Quand un niais la complimentait, la vantait, j’avais honte pour elle. Et je l’aimais toujours! J’espérais fondre ces glaces sous les ailes d’un amour de poète. Si je pouvais, une fois, ouvrir son cœur aux tendresses de la femme, si je lui faisais comprendre la sublimité des dévouemens, alors je la voyais parfaite, elle devenait un ange. Je l’aimais en homme, en amant, en artiste, quand il fallait ne pas l’aimer pour l’obtenir. Un fat bien gourmé, quelque froid calculateur, en aurait triomphé peut-être. Vaine, artificieuse, elle eût sans doute entendu le langage de la vanité, se serait laissé entortiller dans les pièges d’une intrigue; elle eût été dominée par un homme sec et glacé. 189Des douleurs acérées entraient jusqu’au vif dans mon ame, quand elle me révélait naïvement son effroyable égoïsme. Je l’apercevais, avec douleur, seule un jour dans la vie et ne sachant à qui tendre la main, ne rencontrant pas de regards amis où reposer les siens. Un soir, j’eus le courage de lui peindre, sous des couleurs chaudes et animées, sa vieillesse déserte, vide et triste. À l’aspect de cette épouvantable vengeance de la nature trompée, elle me répondit par un mot atroce.
– J’aurai toujours de la fortune! me dit-elle. Eh bien! avec de l’or nous pouvons toujours créer autour de nous les sentimens qui sont nécessaires à notre bien-être.
Je me levai. Je sortis foudroyé 190par la logique de ce luxe, de cette femme, de ce monde dont j’étais si sottement idolâtre. Je n’aimais pas Pauline pauvre; Fœdora, riche, n’avait-elle pas le droit de repousser Raphaël? Notre conscience est un juge infaillible, quand nous ne l’avons pas encore assassinée. – Fœdora, me criait une voix sophistique, n’aime ni ne repousse personne. Elle est libre; mais elle s’est donnée pour de l’or. Amant ou époux, le comte russe l’a possédée. Elle aura bien une tentation dans sa vie! Attends-la.
Elle n’était ni vertueuse ni fautive; elle vivait loin de l’humanité, dans une sphère à elle: enfer ou paradis. Mystère femelle, vêtu de cachemire et de broderies, la com191tesse mettait en jeu tous les sentimens humains dans mon cœur: orgueil, fortune, amour, curiosité.
Un caprice de la Mode ou cette envie de paraître original qui nous poursuit tous, avait amené la manie de vanter un petit spectacle du boulevard. La comtesse avait témoigné le désir de voir la figure enfarinée d’un acteur qui faisait les délices de quelques gens d’esprit, et j’avais obtenu l’honneur de la conduire à la première représentation de je ne sais quelle mauvaise farce. La loge coûtait à peine cent sous; mais, je ne possédais pas un traître liard. Ayant encore un demi-volume de mémoires à écrire, je n’osais pas aller mendier un secours à M. Marivault, 192et Rastignac, ma providence, était absent. Cette gêne constante maléficiait toute ma vie. Une fois déjà, au sortir des Bouffons, Fœdora m’avait, par une horrible pluie, fait avancer une voiture, sans que je pusse me soustraire à son obligeance de parade. Elle n’admit aucune de mes excuses, ni mon goût pour la pluie, ni mon envie d’aller au jeu. Elle ne devinait pas mon indigence dans l’embarras de mon maintien, dans mes paroles tristement plaisantes. Mes yeux rougissaient, mais comprenait-elle un regard? Ah! la vie des jeunes gens est soumise à de singuliers caprices! Pendant le voyage, chaque tour de roue réveilla dans mon ame des pensées chaudes qui me brûlèrent le cœur; j’essayai de détacher une plan193che au fond de la voiture, en espérant me glisser et rester sur le pavé; puis, rencontrant des obstacles invincibles, je me pris à rire convulsivement, et demeurai dans un calme morne, hébété comme un homme au carcan. Heureusement, à mon arrivée au logis; Pauline, aux premiers mots que je balbutiai, m’interrompit en disant: – Si vous n’avez pas de monnaie… Ah! la musique de Rossini n’était rien auprès des paroles prononcées en ce moment par cette jeune fille. Mais revenons aux Funambules? Pour pouvoir y conduire la comtesse, je pensai à mettre en gage le cercle d’or dont le portrait de ma mère était environné. Quoique le Mont-de-Piété se fût toujours dessiné dans ma pensée comme une des portes du 194bagne, il valait encore mieux y porter mon lit moi-même que de solliciter une aumône. Le regard d’un homme auquel vous demandez de l’argent fait tant de mal. Certains emprunts nous coûtent notre honneur, comme certains refus prononcés par une bouche amie, nous enlèvent une dernière illusion. Je trouvai Pauline travaillant toute seule. Sa mère était couchée. Jetant un regard furtif sur le lit dont les rideaux étaient légèrement relevés, je crus voir madame Gaudin profondément endormie, en apercevant au milieu de l’ombre son profil calme et jaune imprimé sur l’oreiller.
– Vous avez du souci? me dit Pauline en quittant son pinceau.
– Écoutez, ma pauvre enfant, 195lui r épondis-je en m’asseyant près d’elle, vous pouvez me rendre un grand service.
Elle me regarda d’un air si heureux que je tressaillis.
– M’aimerait-elle? me dis-je en la contemplant. – Pauline?
Elle leva la tête et baissa les yeux. Alors je l’examinai, pensant pouvoir lire dans son cœur comme dans le mien, tant sa physionomie était naïve et pure.
– Vous m’aimez? lui dis-je.
– Ah! je crois bien, s’écria-t-elle en riant.
Elle ne m’aimait pas. Son accent moqueur et la gentillesse du geste qui lui échappa, peignaient seulement une folâtrerie de jeune fille. Alors, je lui avouai ma détresse et l’embarras dans 196lequel je me trouvais, en la priant de m’aider à en sortir.
– Comment, monsieur Raphaël, dit-elle, vous ne voulez pas aller au Mont-de-Piété, et vous m’y envoyez!
Je rougis, confondu par la logique d’un enfant.
– Oh! j’irais bien, dit-elle en me prenant la main, comme si elle eût voulu compenser par une caresse la sévérité de son exclamation; mais la course est inutile. Ce matin, en faisant votre chambre, j’ai trouvé derrière le piano deux pièces de cent sous qui s’étaient glissées à votre insu entre le mur et la barre, et je les ai mises sur votre table.
– Vous devez bientôt recevoir de l’argent, monsieur Raphaël, me dit la bonne mère en montrant sa 197tête entre les rideaux, je puis bien vous prêter quelques écus en attendant.
– Oh! Pauline, m’écriai-je en lui serrant la main, je voudrais être riche.
– Bah! pourquoi faire? dit-elle en secouant la tête par un geste mutin. Sa main, tremblant dans la mienne, répondait à tous les battemens de mon cœur. Elle retira vivement ses doigts; puis examinant les miens: – Vous épouserez une femme riche! dit-elle. Mais elle vous donnera bien du chagrin. Ah! Dieu! elle vous tuera. J’en suis sûre.
Il y avait dans son cri une sorte de croyance aux folles superstitions qu’elle tenait de sa mère.
– Vous êtes bien crédule, Pauline!
198– Oh! bien certainement! dit-elle en me regardant avec terreur, la femme que vous aimerez vous tuera.
Puis, elle reprit son pinceau, le trempa dans la couleur en laissant paraître une vive émotion, et ne me regarda plus. En ce moment, j’aurais bien voulu croire à des chimères. Un homme n’est pas tout-à-fait misérable quand il est superstitieux; une superstition est une espérance. Retiré dans ma chambre, je vis en effet deux nobles écus dont la présence me parut inexplicable. Au sein des pensées confuses du premier sommeil, je tâchai de vérifier mes dépenses pour me justifier cette trouvaille inespérée; mais je m’endormis perdu dans d’inutiles calculs. Le lendemain Pauline 199vint me voir, au moment où je sortais pour aller louer la loge.
– Vous n’avez peut-être pas assez de dix francs, M. Raphaël, me dit en rougissant cette bonne et aimable fille, ma mère m’a chargée de vous offrir cet argent. – Prenez, prenez, ajouta-t-elle en jetant trois écus sur ma table et se sauvant.
Je la retins; puis, séchant les larmes qui roulaient dans mes yeux:
– Pauline, lui dis-je, vous êtes un ange! Ce prêt me touche bien moins que l’admirable pudeur de sentiment avec laquelle vous me l’offrez. Ah! je désirais une femme riche, élégante, titrée. Eh bien! maintenant, je voudrais posséder des millions et rencontrer une jeune fille pauvre comme vous, et comme vous 200riche de cœur, je renoncerais à une passion fatale qui me tuera. Vous aurez peut-être raison.
– Assez! dit-elle. Puis, elle s’enfuit en chantant, et sa voix de rossignol, ses roulades fraîches retentirent dans l’escalier.
– Elle est bien heureuse de ne pas aimer encore! me dis-je en pensant aux tortures que je souffrais depuis quelques mois. Les quinze francs de Pauline me furent bien précieux. En partant, Fœdora, songeant aux émanations populacières de la salle où nous devions rester pendant quelques heures, regretta de ne pas avoir un bouquet. J’allai lui chercher des fleurs, je lui apportai ma vie, et toute ma fortune. J’eus à la fois des re201mords et des plaisirs, en lui donnant un bouquet dont le prix me révéla tout ce que la galanterie superficielle en usage dans le monde avait de dispendieux.
– Merci! dit-elle. Bientôt elle se plaignit de l’odeur un peu trop forte d’un jasmin du Mexique. Puis, elle éprouva un intolérable dégoût en voyant la salle, en se trouvant assise sur de dures banquettes. Elle me reprocha de l’avoir amenée là. Et cependant elle était près de moi. Elle voulut s’en aller. Elle s’en alla. M’imposer des nuits sans sommeil, avoir dissipé deux mois de mon existence et ne pas lui plaire! Ah! jamais ce démon ne fut ni plus gracieux ni plus insensible. Pendant la route, assis près d’elle, dans 202un étroit coupé, je respirais son souffle, je pouvais toucher son gant parfumé, je voyais distinctement les trésors de sa beauté; je sentais une vapeur douce comme l’iris: toute la femme et point de femme. En ce moment un trait de lumière m’illumina cette vie mystérieuse. Je pensai tout à coup à l’œuvre récemment publiée par un poète, à Fragoletta, capricieuse conception d’artiste, taillée dans la statue de Polyclès. Je croyais voir ce monstre qui, tantôt officier, dompte un cheval fougueux; tantôt jeune fille, se met à sa toilette et désespère ses amans; puis, amant, désespère une vierge douce et modeste. Ne pouvant plus résoudre autrement Fœdora, je lui racontai cette histoire fantastique. Mais, en elle, rien ne 203décela sa ressemblance avec cette poésie de l’impossible. Elle s’en amusa de bonne foi, comme un enfant écoutant une fable des Mille et une nuits.
– Alors, me disais-je en revenant chez moi, pour résister à l’amour d’un homme de mon âge, à la chaleur communicative de ce puissant fanatisme, à cette belle contagion de l’ame, Fœdora doit être gardée par quelque mystère. Peut-être, semblable à lady Delacour, est-elle dévorée par un cancer? Sa vie est sans doute une vie artificielle! À cette pensée, j’eus froid. Mais bientôt, je formai le projet le plus extravagant et le plus raisonnable en même temps auquel un amant puisse jamais songer. Pour examiner cette 204femme corporellement comme je l’avais étudiée intellectuellement, pour la connaître enfin tout entière, je résolus de passer une nuit chez elle, dans sa chambre, à son insu. Voici comment j’exécutai cette entreprise qui me dévorait l’ame et la pensée comme un désir de vengeance mord le cœur d’un moine corse.
Fœdora réunissait, chez elle, aux jours de réception, une assemblée trop nombreuse pour qu’il fût possible au portier d’établir une balance exacte entre les entrées et les sorties. Assuré par cette réflexion de pouvoir rester dans la maison sans y causer de scandale, j’attendis impatiemment, pour accomplir mon dessein, la prochaine soirée de la comtesse. En m’habillant, je mis dans la 205poche de mon gilet, un petit canif anglais, à défaut de poignard. Trouvé sur moi, cet instrument littéraire n’avait rien de suspect; et, ne sachant pas jusqu’où me conduirait ma résolution romanesque, je voulais être armé. La lame d’un canif doit bien pénétrer jusqu’au cœur. Lorsque les salons commencèrent à se remplir, j’allai dans la chambre à coucher, pour y examiner les êtres. Les persiennes et les volets en étaient fermés, ce fut un premier bonheur. Présumant que la femme de chambre pourrait venir pour détacher les rideaux drapés aux fenêtres, je voulus les faire tomber et lâchai les embrasses. Je risquais beaucoup en me hasardant à faire ainsi le ménage par avance; mais je m’étais soumis à tous 206les périls de ma situation, et les avais froidement calculés. Vers minuit, je vins me cacher dans l’embrasure d’une fenêtre et je m’y tapis dans le coin le plus obscur. Pour ne pas laisser voir mes pieds, j’essayai de les poser sur la plinthe de la boiserie, et de me tenir en l’air, le dos appuyé contre le mur en me cramponnant à l’espagnolette. Après une étude approfondie de mon équilibre, de mes points d’appui, de l’espace qui me séparait des rideaux, je parvins à me familiariser avec les difficultés de ma position. J’étais sûr de pouvoir demeurer là sans être découvert, si les crampes, la toux et les éternuemens me laissaient tranquille. Alors, pour ne pas me fatiguer inutilement, je me 207tins debout en attendant le moment critique pendant lequel je devais rester suspendu comme une araignée dans sa toile. La moire blanche et la mousseline des rideaux, formaient devant moi de gros plis semblables à des tuyaux d’orgues, où je pratiquai des trous avec mon canif, en les disposant de manière à tout voir par ces espèces de meurtrières. J’entendis vaguement le murmure des salons, les rires des causeurs, leurs éclats de voix. Ce tumulte vaporeux, cette sourde agitation diminua par degrés. Puis, quelques hommes vinrent prendre leurs chapeaux, placés, près de moi, sur la commode de la comtesse. Quand ils froissaient les rideaux, je frissonnais en pensant aux distractions, aux hasards de ces re208cherches faites par des gens pressés de partir, et qui furètent partout. J’eus bon espoir pour le succès de mon entreprise en n’éprouvant aucun des malheurs que je craignais. Le dernier chapeau fut emporté par un vieil amoureux de Fœdora, qui, se croyant seul, regarda le lit et poussa un gros soupir, suivi de je ne sais quelle exclamation assez énergique. Enfin la comtesse, n’ayant plus autour d’elle, dans le boudoir voisin de sa chambre, que cinq ou six personnes intimes, leur proposa d’y prendre le thé. Alors, les calomnies pour lesquelles la société actuelle a réservé le peu de croyance qui lui reste, se mêlèrent à des épigrammes, à des jugemens spirituels, au bruit des tasses et des cuillers. Sans pitié 209pour mes rivaux, Rastignac excitait un rire franc par de mordantes saillies.
– M. de Rastignac est un homme avec lequel il ne faut pas se brouiller, dit en riant la comtesse.
– Je le crois, répondit-il naïvement. J’ai toujours raison dans mes haines. Et dans mes amitiés, ajouta-t-il. Mes ennemis me servent autant que mes amis peut-être. J’ai fait une étude assez spéciale de l’idiome moderne et des artifices naturels dont on se sert pour tout attaquer ou pour tout défendre. L’éloquence ministérielle est un perfectionnement social. Un de vos amis est-il sans esprit? vous parlez de sa probité, de sa franchise. L’ouvrage d’un autre est-il lourd? vous en 210faites un travail consciencieux; si le livre est mal écrit, vous en vantez les idées. Tel homme est sans foi, sans constance, vous échappe à tout moment? Bah! il est séduisant, prestigieux, il charme. S’agit-il de vos ennemis? vous leur jetez à la tête les morts et les vivans; vous renversez, pour eux, les termes de votre langage, et vous êtes aussi perspicace à découvrir leurs défauts que vous étiez habile à mettre en relief les vertus de vos amis. Cette application de la lorgnette à la vue morale est le secret de nos conversations et tout l’art du courtisan. N’en pas user, c’est vouloir combattre sans armes des gens bardés de fer comme des chevaliers bannerets. Et j’en use! j’en abuse même quelquefois. Aussi me 211respecte-t-on moi et mes amis, car d’ailleurs, mon épée vaut ma langue.
Là-dessus, un des plus fervens admirateurs de Fœdora, jeune homme dont l’impertinence était célèbre et qui s’en faisait même un moyen de parvenir, releva le gant si dédaigneusement jeté par Rastignac; et se mit, en parlant de moi, à vanter outre mesure mes talens et ma personne. Rastignac avait oublié ce genre de médisance. Cet éloge sardonique trompa la comtesse. Elle m’immola sans pitié, abusant même de mes secrets pour faire rire ses amis, et de mes prétentions et de mes espérances.
– Il a de l’avenir, dit Rastignac. Peut-être sera-t-il un jour homme à prendre de cruelles revanches. Ses 212talens égalent au moins son courage; aussi regardai-je comme bien hardis ceux qui s’attaquent à lui, car il a de la mémoire…
– Et fait des mémoires, dit la comtesse à qui parut déplaire le profond silence qui régna.
– Des mémoires de fausse comtesse, madame, répliqua Rastignac; et pour les écrire, il faut encore une autre sorte de courage.
– Je lui crois beaucoup de courage, reprit-elle, il m’est fidèle.
Il me prit une vive tentation de me montrer soudain aux rieurs comme l’ombre de Banquo dans Macbeth. Je perdais une maîtresse, mais j’avais un ami! Cependant l’amour me souffla tout à coup un de ces lâches et subtils paradoxes avec lesquels il sait 213endormir toutes nos douleurs. – Si Fœdora m’aime, pensé-je, ne doit-elle pas dissimuler son affection sous une plaisanterie malicieuse? Combien de fois le cœur n’a-t-il pas démenti les mensonges de la bouche.
Enfin bientôt mon impertinent rival resté seul avec la comtesse voulut partir.
– Eh quoi! déjà, lui dit-elle avec un son de voix plein de câlineries et qui me fit palpiter. Vous ne me donnerez pas encore un moment. N’avez-vous donc plus rien à me dire, et ne me sacrifierez-vous pas quelques-uns de vos plaisirs?
Il s’en alla.
– Ah! s’écria-t-elle en bâillant, ils sont tous bien ennuyeux! Et tirant avec force un cordon, le bruit d’une 214sonnette retentit dans les appartemens. La comtesse entra dans sa chambre en fredonnant une phrase du Pria che spunti. Jamais personne ne l’avait entendue chanter, et ce mutisme donnait lieu à de bizarres interprétations. Elle avait, dit-on, promis à son premier amant, charmé de ses talens, et jaloux d’elle par delà le tombeau, de ne donner à personne un bonheur qu’il voulait avoir goûté seul. Je tendis les forces de mon ame pour aspirer les sons: de note en note, la voix s’éleva, Fœdora sembla s’animer, les richesses de son gosier se déployèrent, et cette mélodie eut alors quelque chose de divin. La comtesse avait dans l’organe, une clarté vive, une justesse de ton, je ne sais quoi d’harmonique et de vi215brant qui pénétrait, remuait et chatouillait le cœur. Les musiciennes sont presque toujours amoureuses. Oh! celle qui chantait ainsi devait savoir bien aimer. La beauté de cette voix fut donc un mystère de plus dans une femme déjà si mystérieuse. Je la voyais alors comme je te vois. Elle paraissait s’écouter elle-même et ressentir une volupté qui lui fût particulière; elle éprouvait comme une jouissance d’amour. Elle vint devant la cheminée en achevant le principal motif de ce rondo; mais, quand elle se tut, sa physionomie changea, ses traits se décomposèrent et sa figure exprima la fatigue. Elle venait d’ôter un masque; actrice, son rôle était fini. Cependant l’espèce de flétrissure imprimée à sa beauté, soit par son travail d’artiste, 216soit par la lassitude de la soirée, n’était pas sans charme.
– La voilà vraie, me dis-je.
Elle mit, comme pour se chauffer, un pied sur la barre de bronze qui surmontait le garde-cendre, ôta ses gants, détacha ses bracelets, et enleva par dessus sa tête une chaîne d’or au bout de laquelle était suspendue sa cassolette ornée de pierres précieuses. J’éprouvais un plaisir indicible à voir tous ses mouvemens empreints de cette gentillesse dont les chattes font preuve en se toilettant au soleil. Elle se regarda dans la glace et dit tout haut d’un air de mauvaise humeur: – Je n’étais pas jolie, ce soir. Mon teint se fane avec une effrayante rapidité. Il faudrait peut-être me coucher plus tôt, renon217cer à cette vie dissipée. Mais Justine se moque-t-elle de moi?
Elle sonna de nouveau, la femme de chambre accourut. Où logeait-elle? je ne sais. Elle arriva par un escalier dérobé. J’étais curieux de la voir; mon imagination de poète avait souvent incriminé cette invisible servante qui était une fille brune, grande et bien faite.
– Madame a sonné?
– Deux fois, répondit Fœdora. Vas-tu donc maintenant devenir sourde?
– J’étais à faire le lait d’amandes de madame…
Justine s’agenouilla, défit les cothurnes des souliers, déchaussa sa maîtresse, qui, nonchalamment étendue sur un fauteuil à ressorts, au 218coin du feu, bâillait en se grattant la tête. Il n’y avait rien que de très naturel dans tous ses mouvemens, et nul symptôme ne me révéla les souffrances secrètes que j’avais supposées.
– George est amoureux, dit-elle, je le renverrai. N’a-t-il pas encore défait les rideaux, ce soir? À quoi pense-t-il?
À cette observation, tout mon sang reflua vers mon cœur. Heureusement il ne fut plus question des rideaux.
– L’existence est bien vide, reprit la comtesse. Ah ça! prends garde de m’égratigner comme tu l’as fait hier. Tiens, vois-tu, dit-elle en lui montrant un petit genou poli, satiné, je porte encore la marque de tes griffes.
Elle mit ses pieds nus dans des pantoufles de velours fourrées de cygne, 219et détacha sa robe pendant que Justine prit un peigne pour lui arranger les cheveux.
– Il faut vous marier, madame, avoir des enfans.
– Des enfans! Il ne me manquerait plus que cela pour m’achever, s’écria-t-elle. Un mari! Quel est l’homme auquel je pourrais me… Étais-je bien coiffée ce soir?
– Mais… pas très-bien.
– Tu es une sotte.
– Rien ne vous va plus mal que de trop crêper vos cheveux, reprit Justine. Les grosses boucles bien lissées vous sont plus avantageuses.
– Vraiment!
– Mais oui, madame, les cheveux crêpés clair ne vont bien qu’aux blondes.
220– Me marier!… Oh non, non. Le mariage est un trafic pour lequel je ne suis pas née.
Quelle épouvantable scène pour un amant! Cette femme solitaire, sans parens, sans amis, athée en amour, ne croyant à aucun sentiment; et, quelque faible que fût en elle ce besoin d’épanchement cordial, naturel à toute créature humaine, réduite pour le satisfaire à causer avec sa femme de chambre, à dire des phrases sèches, ou des riens! J’en eus pitié. Bientôt Justine la délaça. Je la contemplai curieusement au moment où le dernier voile s’enleva. Elle avait un corsage de vierge qui m’éblouit. À travers sa chemise de batiste et à la lueur des bougies, son corps blanc et rose étincelait comme une statue 221d’argent qui brille sous la gaze dont un ouvrier l’a revêtue. Non, nulle imperfection ne devait lui faire redouter les yeux furtifs de l’amour.
– Dépêche-toi donc! dit-elle. J’ai froid.
Justine apporta un peignoir de batiste que Fœdora mit par dessus sa chemise; puis, elle s’assit devant le feu, muette et pensive, pendant que sa femme de chambre allumait la bougie de la lampe d’albâtre suspendue devant le lit. Justine alla chercher une bassinoire, prépara le lit, aida sa maîtresse à se coucher; et, après un temps assez long, mais employé par de minutieux services dont les détails multipliés accusaient la profonde vénération de Fœdora pour elle-même, cette fille partit et je restai seul 222avec la comtesse. Elle se retourna plusieurs fois, elle était agitée, elle soupirait; ses lèvres laissaient échapper un léger bruit qui, perceptible à l’ouïe dans le silence de la nuit, peignait des mouvemens d’impatience. Elle avança la main vers sa table, y prit une fiole, versa dans son lait quelques gouttes d’une liqueur dont je ne distinguai pas l’espèce, et but; puis, après quelques soupirs pénibles: – Ah! mon Dieu! s’écria-t-elle. Cette exclamation, et surtout l’accent qu’elle y mit, me brisa le cœur. Insensiblement elle resta sans mouvement. J’eus peur; mais bientôt j’entendis retentir la respiration égale et forte d’une personne endormie; alors j’écartai la soie criarde des rideaux, je quittai ma position et vins 223me placer au pied de son lit, en la regardant avec un sentiment indéfinissable. Elle était ravissante ainsi. Elle avait la tête sous le bras, comme un enfant; ce tranquille et joli visage enveloppé de dentelles, exprimait une suavité qui m’enflamma. Présumant trop de moi-même, je n’avais pas compris mon supplice: être si près et si loin d’elle! Je fus obligé de subir toutes les tortures que je m’étais préparées.
– Ah! mon Dieu! Cette phrase avait tout à coup changé mes idées sur Fœdora, et je devais remporter pour toute lumière ce lambeau d’une pensée inconnue. Ce mot insignifiant ou profond, sans substance ou plein de mystères, pouvait s’interpréter également par le bonheur ou par la souf224france, par une douleur de corps, ou par des peines: était-ce imprécation ou prière, souvenir ou avenir, regret ou crainte?Il y avait toute une vie dans cette parole, vie d’indigence ou de richesse; enfin, il y tenait même un crime! La sachant alors parfaitement belle, l’énigme cachée dans ce beau semblant de femme renaissait par ce mot, mais Fœdora pouvait maintenant être expliquée de tant de manières qu’elle était inexplicable peut-être! Les fantaisies du souffle qui passait entre ses dents, tantôt faible, tantôt accentué, grave ou léger, formaient une sorte de langage auquel j’attribuais des pensées et des sentimens. Je rêvais avec elle, j’espérais m’initier à ses secrets en pénétrant dans son sommeil; je flottais entre 225mille partis contraires, entre mille jugemens. Enfin à voir ce beau visage, calme et pur, il me fut impossible de refuser un cœur à cette femme. Je résolus de faire encore une tentative en lui racontant ma vie, mon amour, mes sacrifices; de réveiller en elle la pitié; de lui arracher une larme, à elle qui ne pleurait jamais. J’avais placé toutes mes espérances dans cette dernière épreuve, quand le tapage de la rue m’annonça le jour. Il y eut un moment où je me représentai Fœdora se réveillant dans mes bras. Je pouvais me mettre tout doucement à ses côtés, m’y glisser et l’étreindre. Cette idée me tyrannisa si cruellement que, voulant y résister, je me sauvai dans le salon, sans prendre aucune précaution pour éviter le bruit; 226mais j’arrivai heureusement à une porte dérobée qui donnait sur un petit escalier. Ainsi que je l’avais présumé, la clef se trouvait à la serrure; je tirai la porte avec force, je descendis hardiment dans la cour, et, sans regarder si j’étais vu, je sautai vers la rue en trois bonds.
Deux jours après, un auteur devait lire une comédie chez la comtesse, j’y allai dans l’intention d’y rester le dernier pour lui présenter une requête assez singulière. Je voulais la prier de m’accorder la soirée du lendemain, et de me la consacrer tout entière, en faisant fermer sa porte. Quand je me trouvai seul avec elle, le cœur me faillit. Chaque battement de la pendule m’épouvantait. Il était minuit moins un quart. – Si je ne lui 227parle pas, me dis-je, il faut me briser le crâne sur l’angle de la cheminée. Je m’accordai trois minutes de délai; les trois minutes se passèrent et je ne me brisai pas le crâne sur le marbre; mais mon cœur se gonfla, s’alourdit comme une éponge dans l’eau.
– Vous êtes extrêmement aimable, me dit-elle.
– Ah! madame, répondis-je, si vous pouviez me comprendre!
– Qu’avez-vous? reprit-elle, vous pâlissez.
– J’hésite à réclamer de vous une grace…
Alors, je lui demandai le rendez-vous.
– Volontiers, dit-elle. Mais pourquoi ne me parleriez-vous pas en ce moment?
228– Pour ne pas vous tromper, je dois, madame, vous faire apercevoir l’étendue de votre engagement. Je désire passer cette soirée près de vous comme si nous étions frère et sœur. Je connais vos antipathies; mais vous avez pu m’apprécier assez pour être certaine que je ne veux rien de vous qui puisse vous déplaire. D’ailleurs, les audacieux ne procèdent pas ainsi. Vous m’avez témoigné de l’amitié, vous êtes bonne, pleine d’indulgence. Eh bien! sachez que je dois vous dire adieu, demain. – Ne vous rétractez pas, m’écriai-je en la voyant prête à parler, et je disparus.
Le 2 mai dernier, vers huit heures du soir, je me trouvai seul avec Fœdora, dans son boudoir gothique. 229Alors je ne tremblai pas, j’étais sûr d’être heureux. Ma maîtresse devait m’appartenir, ou sinon, je me réfugiais dans les bras de la mort. J’avais condamné mon lâche amour. Un homme est bien fort quand il s’avoue sa faiblesse.
Vêtue d’une robe de cachemire bleu, la comtesse était étendue sur un divan, les pieds soutenus par un coussin. Un béret oriental, coiffure que les peintres attribuent aux premiers Hébreux, avait ajouté je ne sais quel piquant attrait d’étrangeté à ses séductions. Sa figure était empreinte d’un charme fugitif qui semblait prouver que nous sommes à chaque instant des êtres nouveaux, uniques, sans aucune similitude avec le nous de l’avenir et du passé. Je ne 230l’avais jamais vue aussi éclatante.
– Savez-vous, dit-elle en riant, que vous avez piqué ma curiosité?
– Je ne la tromperai point, répondis-je froidement, en m’asseyant près d’elle et lui prenant une main qu’elle m’abandonna très amicalement. – Vous avez une bien belle voix! lui dis-je.
– Vous ne m’avez jamais entendue, s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement de surprise.
– Je vous prouverai le contraire quand cela sera nécessaire. Votre chant délicieux serait-il donc encore un mystère? Rassurez-vous, je ne veux pas le pénétrer.
Nous restâmes environ une heure à causer familièrement. Si je pris le 231ton, les manières et les gestes d’un homme auquel Fœdora ne devait rien refuser, j’eus aussi tout le respect d’un amant. En jouant ainsi, j’obtins la faveur de lui baiser la main, elle se déganta par un mouvement mignon, et j’étais alors si voluptueusement enfoncé dans l’illusion à laquelle je voulais croire, que mon ame se fondit, s’épancha tout entière dans ce baiser. Fœdora se laissa flatter, caresser avec un incroyable abandon. Mais ne m’accuse pas de niaiserie. Si j’avais voulu faire un pas au-delà de cette câlinerie fraternelle, j’eusse senti les griffes de la chatte. Nous restâmes dix minutes environ, plongés dans un profond silence. Je l’admirais, lui prêtant des charmes auxquels elle mentait. En ce mo232ment, elle était à moi, à moi seul. Alors, je possédai cette ravissante créature, comme il était permis de la posséder… intuitivement. Je l’enveloppais dans mon désir, la tenais, la serrais, et mon imagination l’épousait. Certes alors, je vainquis sans doute la comtesse par la puissance d’une fascination magnétique; aussi, ai-je toujours regretté de ne pas m’être entièrement soumis cette femme. Mais, en ce moment, je n’en voulais pas à son corps, il me fallait une ame, une vie, ce bonheur idéal et complet, ce beau rêve auquel nous ne croyons pas long-temps! Cependant la soirée s’avançait.
– Madame, lui dis-je enfin, sentant que la dernière heure de mon ivresse était arrivée, écoutez-moi. Je 233vous aime, vous le savez, je vous l’ai dit mille fois. Vous auriez dû m’entendre. Ne voulant devoir votre amour ni à des graces de fat, ni à des flatteries ou à des importunités de niais, vous ne m’avez pas compris. Combien de maux n’ai-je pas soufferts pour vous et dont, cependant, vous êtes innocente! Mais dans quelques momens vous me jugerez. Il y a deux misères, madame: celle qui va effrontément par les rues, en haillons, qui recommence Diogène, sans le savoir; se nourrissant de peu, réduisant la vie au simple; heureuse, plus que la richesse peut-être, insouciante du moins; elle prend le monde, là, où les puissans n’en veulent plus. Puis la misère du luxe: une misère espagnole qui cache la mendi234cité sous un titre; elle est fière, emplumée, elle a des carrosses; c’est la misère en gilet blanc, en gants jaunes, qui perd une fortune, faute d’un centime. L’une est la misère du peuple, l’autre celle des escrocs, des rois et des gens de talent. Je ne suis ni peuple, ni roi, ni escroc; peut-être n’ai-je pas de talent; ainsi je suis une exception. Mon nom m’ordonne peut-être de mourir plutôt que de mendier. Rassurez-vous, madame. Je suis riche aujourd’hui. – Je possède de la terre, tout ce qu’il m’en faut, lui dis-je en voyant sa physionomie prendre la froide expression qui se peint dans nos traits quand nous sommes surpris par des quêteuses de bonne compagnie. – Vous souvenez-vous 235du jour où vous avez voulu venir au Gymnase sans moi, croyant que je ne m’y trouverais pas?
Elle fit un signe de tête affirmatif.
– J’avais employé mon dernier écu pour aller vous y voir. Vous rappelez-vous la promenade que nous fîmes au Jardin des Plantes? Votre voiture me coûta toute ma fortune.
Là, je lui racontai mes sacrifices, je lui peignis ma vie, non pas comme je te la raconte aujourd’hui dans l’ivresse du vin, mais dans une noble ivresse de cœur. Ma passion déborda par des mots flamboyans, par des traits de sentiment, oubliés depuis, et que nul art, ni le souvenir lui-même ne saurait reproduire. Ce ne fut pas la narration sans chaleur d’un 236amour détesté; non, mon amour dans sa force, dans la beauté de son espérance, mon amour exalté m’inspira ces paroles qui projettent toute une vie, et répètent les cris d’une ame vivement déchirée. Mon accent fut celui des dernières prières faites par un mourant sur le champ de bataille. Elle pleura. Je m’arrêtai. Grand Dieu! Ses larmes étaient le fruit de cette émotion factice, achetée cent sous à la porte d’un théâtre.
– Si j’avais su… dit-elle.
– N’achevez pas, m’écriai-je. Je vous aime encore assez en ce moment pour vous tuer…
Elle voulut saisir le cordon de la sonnette. J’éclatai de rire.
– N’appelez pas, repris-je. Je vous laisserai paisiblement achever votre 237vie. Ce serait mal entendre la haine que de vous tuer! Non, non, ne craignez pas de violence. J’ai passé toute une nuit au pied de votre lit.
– Monsieur? dit-elle en rougissant.
Après ce premier mouvement donné à la pudeur que doit posséder toute femme, même la plus insensible, elle me jeta un regard méprisant et me dit: – Vous avez dû avoir bien froid?
– Croyez-vous, madame, que votre beauté me soit si précieuse, lui répondis-je en devinant les pensées qui l’agitaient. Votre figure était, pour moi, la promesse d’une ame plus belle encore que vous n’êtes belle. Eh! madame, les hommes qui ne voient que la femme dans une femme, peuvent acheter tous les soirs des oda238lisques dignes du sérail et se rendre heureux à bas prix! Mais j’étais ambitieux. Je voulais vivre cœur à cœur avec vous, avec vous qui n’avez pas de cœur. Je le sais maintenant. Si vous deviez être à un homme, je l’assassinerais. Mais non, vous l’aimeriez, et sa mort vous ferait peut-être de la peine! Combien je souffre! m’écriai-je.
– Si cela peut vous consoler, dit-elle en riant, je puis vous assurer que je n’appartiendrai à personne.
– Alors, repris-je en l’interrompant, vous insultez à Dieu même, et vous en serez punie! Un jour, couchée peut-être, sur un divan; ne pouvant supporter, ni le bruit, ni la lumière; condamnée à vivre dans une sorte de tombe, vous souffrirez 239des maux inouis; quand vous chercherez la cause de ces lentes et vengeresses douleurs, alors souvenez-vous des malheurs que vous avez si largement jetés sur votre passage! Ayant semé partout des imprécations, vous trouverez la haine au retour. Nous sommes les propres juges, les bourreaux d’une Justice qui règne ici-bas, et marche au-dessus de celle des hommes, au-dessous de celle de Dieu…
– Ah, ah! dit-elle en riant, je suis sans doute bien criminelle de ne pas vous aimer! Est-ce ma faute? Eh bien, non, je ne vous aime pas. Vous êtes un homme, cela suffit. Je me trouve heureuse d’être seule. Pourquoi changerais-je ma vie, égoïste si vous voulez, contre les ca240prices d’un maître? Le mariage est un sacrement en vertu duquel nous ne nous communiquons que des chagrins. Puis, les enfans m’ennuieraient. Ne vous ai-je pas loyalement prévenu de mon caractère. Pourquoi ne vous êtes-vous pas contenté de mon amitié? Je voudrais pouvoir vous consoler des peines que je vous ai causées, en ne devinant pas le compte de vos petits écus. J’apprécie l’étendue de vos sacrifices. Il n’y a que l’amour qui puisse payer votre dévouement, votre délicatesse; mais, je ne vous aime pas, et toute cette scène m’affecte désagréablement.
– Je sens combien je suis ridicule, pardonnez-moi, lui dis-je avec douceur, sans pouvoir retenir mes larmes. – Je vous aime assez, repris-je, 241pour écouter avec délices les cruelles paroles que vous prononcez. Oh! je voudrais pouvoir signer mon amour, de tout mon sang…
– Tous les hommes nous disent plus ou moins bien ces phrases classiques, reprit-elle en riant. Mais il paraît qu’il est très difficile de mourir à nos pieds, car je rencontre de ces morts-là partout. Il est minuit, je vous prie de me laisser coucher…
– Et dans deux heures vous vous écrierez: – Ah! mon Dieu! lui dis-je.
– Avant-hier! Oui, dit-elle en riant, je pensais à mon agent de change. J’avais oublié de lui faire convertir mes rentes de cinq en trois, et, dans la journée, le trois avait baissé.
Je la contemplais d’un œil étince242lant de rage. Ah! quelquefois un crime doit être tout un poème! Alors, je l’ai compris. Familiarisée sans doute avec les déclarations les plus passionnées, elle avait déjà oublié mes larmes et mes paroles.
– Épouseriez-vous un pair de France, lui demandai-je froidement.
– Peut-être, s’il était duc.
Je pris mon chapeau, je la saluai.
– Permettez-moi de vous accompagner jusqu’à la porte de mon appartement, dit-elle, en mettant une ironie perçante dans son geste, dans la pose de sa tête et dans son accent.
– Madame.
– Monsieur.
– Je ne vous verrai plus.
– Je l’espère, répondit-elle en inclinant la tête avec une impertinente expression.
243– Vous voulez être duchesse? repris-je animé par une sorte de frénésie que son geste alluma dans mon cœur. Vous êtes folle de titres et d’honneurs? Eh bien, laissez-vous seulement aimer par moi? Permettez à ma plume de ne parler, à ma voix de ne retentir que pour vous? Soyez le principe secret de ma vie, soyez mon étoile! Puis, ne m’acceptez pour époux que ministre, pair de France, duc. Je me ferai tout ce que vous voudrez que je sois!
– Vous avez, dit-elle en souriant, assez bien employé votre temps chez l’avoué. Vos plaidoyers ont de la chaleur.
– Tu as le présent, m’écriai-je, et moi l’avenir. Je ne perds qu’une femme et tu perds un nom, une fa244mille. Le temps est gros de ma vengeance. Tu rencontreras la laideur, là où je trouverai la gloire!
– Merci de la péroraison, dit-elle en retenant un bâillement et témoignant par son attitude le désir de ne me plus voir.
Ce mot m’imposa silence. Je lui jetai ma haine dans un regard et je m’enfuis, aimant toujours cette horrible femme. Voilà, mon cher, mes premières amours!
FIN DU DEUXIEME VOLUME.
DEUXIÈME PARTIE.
(SUITE.)
LA FEMME SANS CŒUR.
1Il fallait oublier Fœdora, me guérir de ma folie, reprendre ma studieuse solitude, ou mourir. Alors je m’imposai des travaux exorbitans: je voulus achever mes ouvrages. Pen2dant quinze jours je ne sortis pas de ma mansarde, et consumai toutes les nuits en de pâles et tristes études; mais, malgré mon courage et les inspirations de mon désespoir, je travaillais difficilement et par saccades. La muse avait fui. Je ne pouvais chasser le fantôme brillant et moqueur de Fœdora. Chacune de mes pensées couvait une autre pensée maladive; je ne sais quel désir, terrible comme un remords. J’imitai les anachorètes de la Thébaïde. Sans prier comme eux; comme eux, je vivais dans un désert, en creusant mon ame au lieu de creuser des rochers. Je me serais au besoin serré les reins avec une ceinture armée de pointes, afin de dompter la douleur morale, par une douleur physique. Un soir, Pauline pénétra dans ma cham3bre; et, d’une voix suppliante: – Vous vous tuez, me dit-elle, vous devriez sortir, aller voir vos amis.
– Ah! Pauline! votre prédiction était vraie. Fœdora me tue, je veux mourir. La vie m’est insupportable.
– Il n’y a donc qu’une femme dans le monde? dit-elle en souriant. Pourquoi mettez-vous des peines infinies dans une vie si courte?
Je regardais Pauline avec stupeur. Elle me laissa seul. Je ne m’étais pas aperçu de sa retraite. J’avais entendu sa voix, sans comprendre le sens de ses paroles.
Bientôt je fus obligé de porter le manuscrit de mes mémoires à mon entrepreneur de littérature. Préoccupé par ma passion, j’ignorais comment j’avais pu vivre sans argent, 4je savais seulement que les quatre cent cinquante francs qui m’étaient dus suffiraient à payer mes dettes. J’allai donc chercher mon or. Ce jour-là, je rencontrai Rastignac. Il me trouva changé, maigri.
– De quel hôpital sors-tu? me dit-il.
– Cette femme me tue, répondis-je. Je ne puis ni la mépriser ni l’oublier.
– Il vaut mieux la tuer, tu n’y songeras peut-être plus! s’écria-t-il en riant.
– J’y ai bien pensé, répondis-je. Mais si parfois, je rafraîchis mon ame par l’idée d’un crime, viol ou assassinat, et les deux ensemble même, je me trouve incapable de le commettre en réalité. La comtesse est un ad5mirable monstre. Puis, ne demanderait-elle pas grace?
– Elle est comme toutes les femmes que nous ne pouvons pas avoir, dit Rastignac en m’interrompant.
– Je suis fou, m’écriai-je. Je sens la folie rugir par momens dans mon cerveau: mes idées sont comme des fantômes, elles dansent devant moi, sans que je puisse les saisir. Je préfère la mort à cette vie. Aussi cherché-je avec conscience le meilleur moyen de terminer cette lutte. Il ne s’agit plus de la Fœdora vivante, de la Fœdora du faubourg Saint-Honoré, mais de ma Fœdora, de celle qui est là! dis-je en me frappant le front. Que penses-tu de l’opium?
– Bah! des souffrances atroces, répondit Rastignac.
6– L’asphyxie?
– Canaille!
– La Seine?
– Les filets et la Morgue sont bien sales.
– Un coup de pistolet?
– Et si tu te manques, tu restes défiguré. – Écoute, reprit-il. J’ai, comme tous les jeunes gens, médité sur les suicides. Qui de nous ne s’est pas, dans sa vie, tué deux ou trois fois. Je n’ai rien trouvé de mieux que d’user l’existence par le plaisir. Plonge-toi dans une dissolution profonde? ta passion, ou toi, vous y périrez. L’intempérance, mon cher, est la reine de toutes les morts. Ne commande-t-elle pas à l’apoplexie foudroyante? l’apoplexie est un coup de pistolet qui ne nous manque pas. Les or7gies nous prodiguent tous les plaisirs physiques; n’est-ce pas l’opium en petite monnaie? En nous forçant de boire à outrance, la débauche porte de mortels défis au vin; le tonneau de malvoisie du duc de Clarence n’a-t-il pas meilleur goût que tes bourbes de la Seine? Enfin, quand nous tombons noblement sous la table, n’est-ce pas une petite asphyxie périodique? Puis, si la patrouille nous ramasse, en restant étendus sur les lits froids des corps-de-garde, ne jouissons-nous pas des plaisirs de la Morgue, moins les ventres enflés, turgides, bleus, verts? – Ah! ah! reprit-il, ce long suicide n’est pas une mort d’épicier en faillite. Les négocians ont déshonoré la rivière; maintenant, ils se jettent à l’eau par spéculation et 8pour attendrir leurs créanciers. Moi, je tâcherais de mourir avec élégance. Si tu veux créer un nouveau genre de mort en te débattant ainsi contre la vie, je suis ton second. Je m’ennuie, je suis désappointé. Ma veuve me fait, du plaisir, un vrai bagne. D’ailleurs, j’ai découvert qu’elle a six doigts au pied gauche. Je ne puis pas vivre avec une femme qui a six doigts! Cela se saurait, et je deviendrais ridicule. Puis, elle n’a que dix-huit mille livres de rente! Sa fortune diminue et ses doigts augmentent. Au diable! En menant une vie enragée, peut-être trouverons-nous le bonheur par hasard.
Rastignac m’entraîna. Ce projet faisait briller de trop fortes séductions, il rallumait trop d’espérances, 9enfin, il avait une couleur trop poétique pour ne pas plaire à un poète.
– Et de l’argent? lui dis-je.
– N’as-tu pas quatre cent cinquante francs?
– Oui, mais je dois à mon tailleur, à mon hôtesse.
– Tu paies ton tailleur? Tu ne seras jamais rien, pas même ministre.
– Mais que pouvons-nous faire avec vingt louis?
– Aller au jeu.
Je frissonnai.
– Ah! reprit-il en s’apercevant de ma pruderie, tu veux te lancer dans ce que je nomme le Système dissipationnel, et tu as peur d’un tapis vert!
– Écoute, lui répondis-je, j’ai 10promis à mon père de ne jamais mettre le pied dans une maison de jeu. Non-seulement cette promesse est sacrée; mais j’éprouve même une sorte d’horreur invincible en passant devant un tripot; prends mes cent écus, et vas-y seul. Pendant que tu risqueras toute notre fortune, j’irai mettre mes affaires en ordre, et reviendrai t’attendre chez toi.
Voilà, mon cher, comment je me perdis. Il suffit à un jeune homme de rencontrer une femme qui ne l’aime pas, ou une femme qui l’aime trop, pour que toute sa vie soit dérangée. Le bonheur engloutit nos forces, comme le malheur éteint nos vertus! Revenu à mon hôtel Saint-Quentin, je contemplai long-temps la mansarde où j’avais mené la chaste 11vie d’un savant, une vie qui aurait été peut-être honorable, longue, et que je n’aurais pas dû quitter pour la vie passionnée qui m’entraînait dans un gouffre. Pauline me surprit dans une attitude mélancolique, et cette douce fille, ce génie familier, cet ange gardien me regarda silencieusement.
– Eh bien! dit-elle. Qu’avez-vous?
Je me levai froidement, et comptai l’argent que je devais à sa mère en y ajoutant le prix de mon loyer pour six mois. Elle m’examina avec une sorte de terreur.
– Je vous quitte, ma pauvre Pauline.
– Je l’ai deviné! s’écria-t-elle.
– Écoutez, ma chère enfant? je ne renonce pas à revenir ici. Gardez-12moi ma cellule pendant une demi-année. Si je ne suis pas de retour vers le quinze novembre, alors, Pauline, vous hériterez de moi. Ce manuscrit cacheté, dis-je en lui montrant un paquet de papiers, est la copie de mon grand ouvrage sur la Volonté. Vous le déposerez à la Bibliothèque du Roi. Quant à tout ce que je laisse ici… vous en ferez ce que vous voudrez.
Elle me jetait des regards qui pesaient sur mon cœur. Pauline était là comme une conscience vivante.
– Je n’aurai plus de leçons! dit-elle en me montrant le piano.
Je ne répondis pas.
– M’écrirez-vous?
– Adieu, Pauline.
Je l’attirai doucement à moi. Puis, sur son front d’amour, et vierge 13comme la neige qui n’a pas touché terre, je mis un baiser de frère, un baiser de vieillard. Elle se sauva. Je ne voulus pas voir madame Gaudin. Je mis ma clef à sa place habituelle et partis. En quittant la rue de Cluny, j’entendis derrière moi le pas léger d’une femme.
– Tenez, me dit Pauline, je vous avais brodé cette bourse, la refuserez-vous aussi?
Je crus apercevoir, à la lueur du réverbère, une larme dans les yeux de Pauline, et je soupirai. Poussés tous deux par la même pensée peut-être, nous nous séparâmes avec l’empressement de gens qui auraient voulu fuir la peste.
La vie de dissipation à laquelle je me vouais, apparut devant moi bi14zarrement exprimée par la chambre où j’attendais, avec une noble insouciance, le retour de Rastignac. Au milieu de la cheminée, s’élevait une pendule surmontée d’une Vénus accroupie sur sa tortue, et qui tenait entre ses bras un cigare à demi consumé. Des meubles élégans, présens de l’amour, étaient épars, et sans ordre. De vieilles chaussettes traînaient sur un voluptueux divan. Le comfortable fauteuil à ressorts dans lequel j’étais plongé portait des cicatrices comme un vieux soldat, il offrait aux regards ses bras déchirés, et montrait, incrustées sur son dossier, la pommade ou l’huile antique de toutes les têtes d’amis. L’opulence et la misère s’accouplaient naïvement dans le lit, sur les murs, partout. 15Vous eussiez dit les palais de Naples bordés de lazzaroni. C’était une chambre de joueur ou de mauvais sujet dont le luxe est tout personnel, qui vit de sensations, et des incohérences ne se soucie guère… Il y avait de la poésie dans ce tableau. La vie s’y dressait avec ses paillettes et ses haillons, soudaine, incomplète comme elle est réellement; mais vive, mais fantasque; espèce de halte où le maraudeur a pillé sa joie. Un Byron auquel manquaient des pages avait allumé la falourde du jeune homme qui risque au jeu cent francs et n’a pas une bûche, qui court en tilbury sans posséder une chemise saine et valide. Puis, le lendemain, une comtesse, une actrice ou l’écarté lui don16nent un trousseau de roi. Ici, la bougie était fichée dans le fourreau vert d’un briquet phosphorique; là gisait un portrait de femme, dépouillé de sa monture d’or cizelé. Comment un jeune homme naturellement avide d’émotions, renoncerait-il aux attraits d’une vie aussi riche d’oppositions, et qui lui donne les plaisirs de la guerre en temps de paix.
J’étais presque assoupi quand, d’un coup de pied, Rastignac enfonça la porte de sa chambre, et s’écria: – Victoire! victoire! nous pourrons mourir à notre aise.
Il me montra son chapeau plein d’or, le mit sur la table, et nous dansâmes autour comme deux Cannibales ayant une proie à manger, 17hurlant, trépignant, sautant, nous donnant des coups de poing à tuer un rhinocéros, et chantant à l’aspect de tous les plaisirs du monde contenus, pour nous, dans ce chapeau.
– Douze mille francs, répétait Rastignac en ajoutant quelques billets de banque au tas d’or. À d’autres, cet argent suffirait pour vivre; mais nous suffira-t-il pour mourir? Oh! oui! nous expirerons dans un bain d’or. Hourra!
Et nous cabriolâmes derechef. Enfin nous partageâmes en frères, pièce à pièce, en commençant par les doubles napoléons, allant des grosses pièces aux petites, et distillant notre joie, en disant long-temps: – À toi… – À moi…
– Oh! nous ne dormirons pas, s’é18cria Rastignac. – Joseph, du punch? Puis, jetant de l’or à son fidèle domestique: – Voilà ta part, dit-il. Enterre-toi si tu peux?
Le lendemain, j’achetai des meubles chez Lesage, je louai l’appartement où tu m’as connu, rue Taitbout, et je chargeai le meilleur tapissier de le décorer. J’eus une voiture et des chevaux. Alors, je me lançai dans un tourbillon de plaisirs creux et réels tout à la fois. Je jouais, je gagnais et perdais tour à tour d’énormes sommes, mais au bal, chez nos amis, jamais dans les maisons de jeu, pour lesquelles je conservai ma sainte et primitive horreur. Insensiblement je me fis des amis. Je dus leur attachement soit à des querelles, soit à cette facilité confiante avec laquelle 19nous nous livrons nos secrets en nous avilissant ensemble; mais peut-être aussi, ne nous accrochons-nous bien que par nos vices? Puis je hasardai quelques compositions littéraires. Elles me valurent des complimens, parce que les grands hommes de la littérature marchande, ne voyant point en moi de rival à craindre, me vantèrent, moins sans doute pour mon mérite personnel que pour chagriner celui de leurs camarades. Enfin je devins un viveur, pour me servir de l’expression pittoresque consacrée par votre langage d’orgie. Je mettais de l’amour-propre à me tuer promptement, à écraser les plus gais compagnons par ma verve et par ma puissance. J’étais toujours frais, élégant. Je passais, 20dit-on, pour spirituel, et rien ne trahissait en moi cette épouvantable existence, qui fait, d’un homme, un entonnoir, un appareil à chyle, un cheval de luxe. Bientôt la débauche m’apparut dans toute la majesté de son horreur, et je la compris! Certes, les hommes sages et rangés qui étiquettent des bouteilles pour leurs héritiers ne peuvent guère concevoir ni la théorie de cette large vie, ni son état normal. En ferez-vous adopter la poésie aux gens de province, pour lesquels l’opium et le thé, si prodigues de délices, ne sont encore que deux médicamens? À Paris même, dans cette capitale de la pensée, ne se rencontre-t-il pas des sybarites incomplets? Inhabiles à supporter l’excès du plaisir, ne s’en vont-ils pas fatigués après 21une orgie, comme le sont ces bons bourgeois qui, après avoir entendu quelque nouvel opéra de Rossini, condamnent la musique? Ne renoncent-ils pas à cette vie, comme un homme sobre, qui ne veut plus manger de pâtés de Ruffec, parce que le premier lui a donné une indigestion? Mais la débauche est certainement un art comme la poésie. Elle veut des ames fortes. Pour en saisir les mystères, pour en savourer les beautés, un homme doit, en quelque sorte, faire de consciencieuses études. Comme toutes les sciences, elle est d’abord repoussante, épineuse. D’immenses obstacles environnent les grands plaisirs de l’homme, non ses jouissances de détail, mais les systèmes qui érigent en habitudes ses sensations les plus rares, 22les résument, les lui fertilisent en lui créant une vie dramatique dans sa vie, en nécessitant une exorbitante, une prompte dissipation de ses forces. La Guerre, le Pouvoir, les Arts, sont des corruptions mises aussi loin de la portée humaine, aussi profondes que l’est la débauche, et toutes sont de difficile accès; mais quand une fois l’homme est monté à l’assaut de ces grands mystères, ne marche-t-il pas dans un monde nouveau. Les généraux, les ministres, les artistes sont tous plus ou moins portés vers la dissolution par le besoin d’opposer de violentes distractions à leur existence si fort en dehors de la vie commune. Après tout, la guerre est la débauche du sang, comme la politique est celle des intérêts: tous les excès sont frères. 23Ces monstruosités sociales possèdent la puissance des abîmes; elles nous attirent comme Moscou appelait Napoléon; elles donnent des vertiges; elles fascinent; et nous voulons en voir le fond sans savoir pourquoi. Il y a peut-être la pensée de l’infini dans ces précipices, ou quelque grande flatterie pour l’homme. Alors n’intéresse-t-il pas tout à lui-même? Pour contraster avec le paradis de ses heures studieuses, avec les délices de la conception, l’artiste, bientôt fatigué, demande, soit, comme Dieu, le repos du dimanche, soit les voluptés de l’enfer, afin d’opposer le travail des sens au travail de ses facultés. Le délassement de lord Byron ne pouvait pas être le boston babillard qui charme un 24rentier; poëte, il voulait la Grèce à jouer contre Mahmoud. En guerre, l’homme devient un ange exterminateur, il est le bourreau, mais un bourreau gigantesque. Eh! ne faut-il pas des enchantemens bien extraordinaires pour nous faire accepter ces atroces douleurs, ennemies de notre frêle enveloppe, et qui entourent les passions comme d’une enceinte épineuse? S’il se roule convulsivement et souffre une sorte d’agonie après avoir abusé du tabac, le fumeur n’a-t-il pas assisté, je ne sais en quelles régions, à de délicieuses fêtes? Sans se donner le temps d’essuyer ses pieds qui trempent le sang jusqu’à la cheville, l’Europe n’a-t-elle pas sans cesse recommencé la guerre? L’homme en masse a-t-il donc aussi son ivresse, comme 25la nature a ses accès d’amour! Pour l’homme privé, pour le Mirabeau inutile, ou qui, végétant, par un règne paisible, aspire à des tempêtes, la débauche comprend tout. Elle est une perpétuelle étreinte de toute la vie, ou mieux, un duel avec une puissance inconnue, avec un monstre. D’abord, le monstre épouvante. Il faut l’attaquer par les cornes. Ce sont des fatigues inouïes. La nature vous a donné je ne sais quel estomac étroit ou paresseux? vous le domptez, vous l’élargissez; vous apprenez à porter le vin; vous apprivoisez l’ivresse; vous passez les nuits sans sommeil, vous vous faites enfin un tempérament de colonel de cuirassiers, en vous créant vous-même une seconde fois, comme pour fronder Dieu! Quand l’homme 26s’est ainsi métamorphosé; quand, vieux soldat, le néophyte a façonné son ame à l’artillerie, ses jambes à la marche; alors, sans appartenir au monstre, mais sans savoir, entre eux, quel est le maître, ils se roulent l’un l’autre, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, dans une sphère où tout est merveilleux, où s’endorment les douleurs de l’ame, où revivent seulement des fantômes d’idées. Déjà cette lutte atroce est devenue nécessaire. Réalisant ces fabuleux personnages qui, selon les légendes, ont vendu leur ame au diable pour en obtenir la puissance de mal faire; le dissipateur a troqué sa mort contre toutes les jouissances de la vie; mais abondantes, mais fécondes! Au lieu de couler long-temps entre deux ri27ves monotones, au fond d’un Comptoir ou d’une Étude, l’existence bouillonne et fuit comme un torrent. Enfin la débauche est sans doute au corps ce que sont à l’ame les plaisirs mystiques. L’ivresse vous plonge en des rêves dont les fantasmagories sont aussi curieuses que peuvent l’être celles de l’opium. Vous avez des heures ravissantes comme les caprices d’une jeune fille: ce sont des causeries délicieuses avec des amis; puis, des mots qui peignent toute une vie, des joies franches et sans arrière-pensée, des voyages sans fatigue, des poèmes déroulés en quelques phrases. La brutale satisfaction de la bête, au fond de laquelle la science a été chercher une ame, est suivie de torpeurs enchanteresses 28après lesquelles soupirent les hommes d’intelligence. Ne sentent-ils pas tous la nécessité d’un repos absolu, complet, et la débauche n’est-elle pas une sorte d’impôt que leur génie paie au Mal? Vois-les tous! S’ils ne sont pas voluptueux, la nature les fait chétifs. Moqueuse ou jalouse, une puissance leur vicie l’ame ou le corps pour neutraliser les efforts de leurs talens. Pendant ces heures avinées, les hommes et les choses comparaissent devant vous, vêtus de vos livrées. Roi de la création, vous la transformez à vos souhaits. Puis à travers ce délire perpétuel, le jeu vous verse, à votre gré, son plomb fondu dans les veines. Enfin, un jour, vous appartenez au monstre! Alors, vous avez, comme je l’eus, 29un réveil enragé: l’Impuissance assise à votre chevet. Vieux guerrier, une phthisie vous dévore; diplomate, un anévrisme suspend dans votre cœur la mort à un fil; moi, c’était peut-être une pulmonie qui était venue me dire: «Partons!» comme jadis à l’artiste, à Raphaël d’Urbin, tué par quelque excès d’amour. Voilà comme j’ai vécu! J’arrivais ou trop tôt ou trop tard dans la vie du monde; sans doute, ma force y eût été dangereuse si je ne l’avais amortie ainsi. L’univers n’a-t-il pas été guéri d’Alexandre par la coupe d’Hercule, à la fin d’une orgie! Enfin à certaines destinées trompées, il faut le ciel ou l’enfer, la débauche ou l’hospice du mont Saint-Bernard. Tout-à-l’heure je n’avais pas le courage de 30moraliser ces deux créatures, dit-il en montrant Euphrasie et Aquilina. N’étaient-elles pas mon histoire personnifiée, une image de ma vie? Je ne pouvais guère les accuser, elles m’apparaissaient comme des juges!
Au milieu de ce poème vivant, au sein de cette étourdissante maladie, j’eus cependant deux crises bien fertiles en âcres douleurs. D’abord, quelques jours après m’être jeté, comme Sardanapale, dans mon bûcher, je rencontrai Fœdora sous le péristyle des Bouffons. Nous attendions nos voitures. – Ah! ah! je vous retrouve encore en vie! Ce mot était la traduction de son sourire, des malicieuses et sourdes paroles qu’elle dit à son sigisbé. Elle lui racontait sans doute mon histoire, en jugeant mon amour 31comme un amour vulgaire. Elle applaudissait à sa fausse perspicacité. Oh! mourir pour elle, l’adorer encore, la voir dans mes excès, dans mes ivresses, dans le lit des courtisanes; et me sentir victime de sa plaisanterie quand je périssais sa victime! Ne pas pouvoir déchirer ma poitrine et y fouiller mon amour pour le jeter à ses pieds.
Enfin, j’épuisai facilement mon trésor. Mais trois années de régime m’avaient constitué la plus robuste de toutes les santés, et le jour où je me trouvai sans argent, je me portais à merveille. Alors, pour continuer de mourir, je signai des lettres de change à courte échéance. Puis le jour du paiement arriva. Cruelles émotions! et comme elles font vivre de 32jeunes cœurs! Ah! je n’étais pas fait pour vieillir encore! Mon ame était toujours jeune, vivace et verte. Ma première dette ranima toutes mes vertus, qui vinrent à pas lents et m’apparurent tristes et désolées: je sus transiger avec elles comme avec ces vieilles tantes qui commencent par nous gronder, et finissent en nous consolant, en nous donnant des larmes et de l’argent. Plus sévère, mon imagination me montrait mon nom voyageant, de ville en ville, dans les places de l’Europe. Or, notre nom, c’est nous-même! a dit M. Eusèbe Salverte. Après des courses vagabondes, j’allais, comme le double d’un Allemand, revenir à mon logis, d’où je n’étais pas sorti, pour me réveiller moi-même en sursaut. Ces hommes 33de la banque, ces remords commerciaux, vêtus de gris, portant la livrée de leur maître, une plaque d’argent! jadis, je les voyais avec indifférence quand ils allaient par les rues de Paris; mais aujourd’hui, je les haïssais par avance. Un matin, l’un d’eux ne viendrait-il pas me demander raison des onze lettres que j’avais griffonnées ? Ma signature valait 3,000 francs, et je ne les valais pas moi-même! Les huissiers, aux faces insouciantes à tous les désespoirs, même à la mort, se levaient devant moi, comme les bourreaux qui disent à un condamné: – Voici trois heures et demie qui sonnent. Leurs clercs avaient le droit de s’emparer de moi, de griffonner mon nom, de le salir, de s’en moquer. JE DEVAIS! Devoir, c’est, peut 34être, ne plus s’appartenir? D’autres hommes ne pouvaient-ils pas me demander compte de ma vie? pourquoi j’avais mangé des puddings à la chipolata, pourquoi je buvais à la glace? pourquoi je dormais, marchais, pensais, m’amusais, sans les payer? Au milieu d’une poésie, au sein d’une idée, ou à déjeûner, entouré d’amis, de joie, de douces railleries, je pouvais voir entrer un monsieur en habit marron, tenant à la main un chapeau râpé. Ce monsieur sera ma dette, ce sera ma lettre de change, un spectre qui flétrira tout. Il faudra quitter la table pour aller lui parler. Enfin, il m’enlèvera ma gaîté, ma maîtresse, tout, jusqu’à mon lit. Le remords est plus tolérable, il ne nous met ni dans la rue ni à Sainte-Pélagie; il ne 35nous plonge pas dans cette exécrable sentine de vice et d’infamie, il ne nous jette qu’à l’échafaud, et le bourreau ennoblit! Au moment de notre supplice, tout le monde croit à notre innocence; tandis qu’on ne laisse pas une vertu au débauché sans argent! Puis ces dettes à deux pattes, habillées de drap vert, portant des lunettes bleues ou des parapluies multicolores; ces dettes incarnées avec lesquelles nous nous trouvons face à face au coin d’une rue, au moment où nous sourions, ces gens allaient avoir l’horrible privilége de dire:— «M. de Valentin me doit et ne me paie pas. Je le tiens. Ah! ah! qu’il n’ait pas l’air de me faire mauvaise mine!» Il faut saluer nos créanciers, les saluer avec grace. – «Quand me paierez-vous?» 36disent-ils. Et nous voilà dans l’obligation de mentir, d’implorer un autre homme, pour de l’argent! de nous courber devant un sot assis sur sa caisse; de recevoir son froid regard, son regard de sangsue, aussi odieux qu’un soufflet; de subir sa morale de Barême, sa crasse ignorance. Une dette est une œuvre d’imagination qu’ils ne comprennent pas. Il faut être entraîné, subjugué, pour s’endetter; eux, rien ne les subjugue, rien de généreux ne les entraîne. Ils vivent dans l’argent, ne connaissent que l’argent. J’avais horreur de l’argent. Enfin la lettre de change peut se métamorphoser en vieillard chargé de famille, flanqué de vertus. Je devrais peut-être à un vivant tableau de Greuze, à un paralytique environné 37d’enfans, à la veuve d’un soldat, qui me tendront des mains suppliantes. Ce sont de terribles créanciers! Ne faut-il pas pleurer avec eux? Puis, quand nous les avons payés, nous leur devons encore des secours. La veille de l’échéance, je m’étais couché dans ce calme faux des gens qui dorment avant leur exécution, avant un duel: ils se laissent toujours bercer par une menteuse espérance. Mais en me réveillant, quand je fus de sang-froid, que je sentis mon ame emprisonnée dans le porte-feuille d’un banquier, couchée sur des états, écrite à l’encre rouge, mes dettes jaillirent partout comme des sauterelles. Elles étaient dans ma pendule, sur mes fauteuils, ou incrustées dans les meubles dont je me servais avec le 38plus de plaisir. Devenus la proie des harpies du Châtelet, ces doux esclaves matériels allaient donc être enlevés par des recors, et brutalement jetés sur la place! Ah! ma dépouille, c’était encore moi-même. La sonnette de mon appartement retentissait dans mon cœur; elle me frappait où l’on doit frapper les rois, à la tête. C’était un martyre, sans le ciel pour récompense. Oui, pour un homme libre, généreux, une dette, c’est l’enfer; mais l’enfer avec des huissiers et des agens d’affaires; une dette impayée, c’est la bassesse, un commencement de friponnerie, et pis que tout cela, un mensonge! Elle ébauche des crimes, elle engendre l’échafaud.
Mes lettres de change furent pro39testées; mais trois jours après je les payai; voici comment. Un spéculateur vint me proposer de lui vendre l’île que je possédais dans la Loire, et où était le tombeau de ma mère. J’acceptai. En signant le contrat chez le notaire de mon acquéreur, je sentis, au fond de l’étude obscure, une fraîcheur semblable à celle d’une cave dont on aurait ouvert la porte. Je frissonnai en reconnaissant le même froid humide dont je fus saisi sur le bord de la fosse où j’avais enseveli mon père. J’accueillis ce hasard comme un funeste présage. Il me semblait entendre la voix de ma mère et voir son ombre; puis, je ne sais quelle puissance faisait retentir vaguement mon propre nom dans mon oreille, au milieu d’un bruit de cloches! Le 40prix de mon île me laissa, toutes dettes payées, deux mille francs. Certes, j’eusse pu revenir à la paisible existence du savant, retourner à ma mansarde, après avoir expérimenté la vie, y revenir la tête pleine d’observations immenses, et jouissant déjà d’une espèce de réputation. Mais Fœdora n’avait pas lâché sa proie. Nous nous étions souvent trouvés en présence. Je l’écrasais par mon luxe, je lui faisais corner mon nom aux oreilles par ses amans étonnés de mon esprit, de mes chevaux, de mes succès, de mes équipages. Elle restait froide et insensible à tout, même à cette horrible phrase: – Il se tue pour vous! dite par Rastignac. Je chargeais le monde entier de ma vengeance, mais je n’étais pas heureux! En creusant ainsi la vie jus41qu’à la fange, j’avais toujours senti davantage les délices d’un amour partagé; j’en poursuivais le fantôme à travers les hasards de mes dissipations, au sein des orgies; et, pour mon malheur, j’étais trompé dans mes belles croyances, j’étais puni de mes bienfaits par l’ingratitude, récompensé de mes fautes par mille plaisirs. Sinistre philosophie, mais vraie pour le débauché! Enfin, Fœdora m’avait communiqué la lèpre de sa vanité. En sondant mon ame,je la trouvai gangrenée, pourrie. Le démon m’avait imprimé son ergot sur le front. Je sentais qu’il m’était désormais impossible de me passer des tressaillemens continuels d’une vie à tout moment risquée, et des exécrables raffinemens de la richesse. 42Riche à millions, j’aurais toujours joué, mangé, couru. Je ne voulais plus rester seul avec moi-même. J’avais besoin de courtisanes, de faux amis, de vin, de bonne chère pour m’étourdir. Tous les liens qui attachent un homme à la famille étaient brisés en moi pour toujours. Galérien du plaisir, je devais accomplir ma destinée de suicide. Pendant les derniers jours de ma fortune, je fis des excès incroyables, mais chaque matin, la Mort me rejetait dans la vie. Semblable à un rentier viager, j’aurais pu passer tranquillement dans un incendie. Enfin, je me trouvai seul avec une pièce de vingt francs. Alors je me souvins du bonheur de Rastignac…
– Hé! hé! s’écria Raphaël qui 43pensa tout à coup à son talisman et tira la peau de chagrin de sa poche.
Soit que, fatigué des luttes de cette longue journée, il n’eût plus la force de gouverner son intelligence dans les flots de vin et de punch; soit qu’exaspéré par l’image de sa vie, il se fût insensiblement enivré par le torrent de ses paroles, Raphaël s’anima, s’exalta comme un homme complètement privé de raison.
– Au diable la mort! cria-t-il en brandissant la peau. Je veux vivre maintenant! Je suis riche. J’ai toutes les vertus. Rien ne me résistera. Qui ne serait pas bon quand on peut tout? Hé! hé! Ohé! J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, je les aurai. Saluez-moi, pourceaux qui 44vous vautrez sur ces tapis comme sur du fumier? Vous m’appartenez, fameuse propriété! Je suis riche, je peux vous acheter, tous, même le député qui ronfle là. Allons, canaille de la haute société, bénissez-moi! Je suis pape!
En ce moment, les exclamations de Raphaël, jusque là couvertes par la basse-taille de tous les ronflemens, furent entendues soudain. Presque tous les dormeurs se réveillèrent en criant, ils virent l’interrupteur mal assuré sur ses jambes, et maudirent sa bruyante ivresse par un concert de juremens.
– Taisez-vous! reprit Raphaël. Chiens! à vos niches. Émile, j’ai des trésors, je te donnerai des cigares de la Havane.
45– Je t’entends, répondit le poète, Fœdora ou la mort! Va ton train! Cette sucrée de Fœdora t’a trompé. Toutes les femmes sont filles d’Ève. Ton histoire n’est pas du tout dramatique.
– Ah! tu dormais, sournois?
– Non! Fœdora ou la mort, j’y suis!
– Réveille-toi, s’écria Raphaël en frappant Émile avec la peau de chagrin comme s’il voulait en tirer du fluide électrique.
– Tonnerre, dit Émile en se levant et en saisissant Raphaël à bras-le-corps, mon ami, tu es impoli. Songe donc que tu es avec des femmes.
– Je suis millionnaire.
– Si tu n’es pas millionnaire, tu es bien certainement ivre.
– Ivre du pouvoir. Je peux te tuer! 46Silence, je suis Néron! je suis Nabuchodonosor!
– Mais, Raphaël, nous sommes en mauvaise compagnie; et tu devrais, par dignité, rester silencieux.
– Ma vie a été un trop long silence. Maintenant, je vais me venger du monde entier. Je ne m’amuserai pas à dissiper de vils écus, j’imiterai, je résumerai mon époque en consommant des vies humaines et des intelligences, des ames. Voilà un luxe qui n’est pas mesquin: c’est l’opulence de la peste! Je lutterai de pouvoir avec la fièvre jaune, bleue, verte, avec les armées, les échafauds! Je puis avoir Fœdora; mais, non, je n’en veux pas, de Fœdora, c’est ma maladie, Fœdora, je meurs de Fœdora! Au diable, Fœdora!
47– Si tu continues à crier, je t’emporte dans la salle à manger.
– Vois-tu cette peau? c’est le testament de Salomon! Il est à moi Salomon, ce petit cuistre de roi! J’ai l’Arabie, Pétrée encore, à moi. L’univers? à moi. Tu es à moi, si je veux! Ah! si je veux, prends garde? Je peux acheter toute ta boutique de poésie, tes hémistiches, tu seras mon valet. Tu me feras des couplets et tu régleras mon papier. Valet! valet, cela veut dire: Il se porte bien!
À ce mot, Émile emporta Raphaël dans la salle à manger.
– Eh bien! oui, mon ami, lui dit-il, je suis ton valet. Mais, comme tu vas être rédacteur en chef d’un journal, tais-toi? sois décent, par considération pour moi? M’aimes-tu?
48– Si je t’aime! Tu auras des cigares de la Havane, avec cette peau. Toujours la peau! mon ami, la peau souveraine! Excellent topique, je peux guérir les cors. As-tu des cors? je te les ôte.
– Jamais je ne l’ai vu si stupide.
– Stupide, mon ami? Non. Cette peau se rétrécit quand j’ai un désir… C’est une antiphrase. Le brachmane, car il se trouve un brachmane là-dessous! le brachmane donc, était un goguenard, parce que les désirs, vois-tu? doivent étendre…
– Eh bien! oui.
– Je te dis…
– Oui, cela est très vrai, je pense comme toi. Le désir étend…
– Je te dis, la peau!
– Oui.
49– Tu ne me crois pas. Je te connais, mon ami? tu es menteur comme un roi.
– Comment veux-tu que j’adopte les divagations de ton ivresse?
– Je te parie, puisque je peux te le prouver. Prenons la mesure.
– Allons, il ne s’endormira pas, s’écria Émile en voyant Raphaël occupé à fureter dans la salle à manger.
Valentin, animé d’une adresse de singe, grace à cette singulière lucidité dont les phénomènes contrastent parfois chez les ivrognes avec les obtuses visions de l’ivresse, sut trouver une écritoire et une serviette, en répétant toujours: – Prenons la mesure! Prenons la mesure.
– Eh bien, oui! reprit Émile, prenons la mesure!
50Les deux amis étendirent la serviette, sur laquelle ils superposèrent la Peau de chagrin. Émile, dont la main semblait être plus assurée que ne l’était celle de Raphaël, décrivit à la plume, par une ligne d’encre, les contours du talisman, pendant que son ami lui disait: – J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, n’est-il pas vrai? Eh bien, quand je les aurai, tu verras la diminution de tout mon chagrin.
– Oui, maintenant dors. Veux-tu que je t’arrange sur ce canapé? Allons, es-tu bien?
– Oui, mon nourrisson des muses. Tu m’amuseras, tu chasseras mes mouches! Tu as été l’ami du malheur, tu as le droit d’être l’ami du pouvoir. Aussi, je te donnerai des ci… ga… res… de la Hav…
51– Allons, cuve ton or, millionnaire.
– Toi, cuve tes hémistiches. Bonsoir! Dis donc bonsoir à Nabuchodonosor? Amour! À boire! France… gloire et riche… Riche…
Bientôt les deux amis s’endormirent, en unissant leurs ronflemens à la musique dont les salons retentissaient. Concert inutile! Les bougies s’éteignirent, une à une, en faisant éclater leurs bobèches de cristal. Puis, la nuit enveloppa d’un crêpe cette longue orgie, dans laquelle le récit de Raphaël avait été comme une orgie de paroles, de mots sans idées, et d’idées auxquelles les expressions avaient souvent manqué.
Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva, bâillant, fatiguée, 52et les joues marbrées par les empreintes du tabouret en velours peint sur lequel sa tête avait reposé. Euphrasie, réveillée par le mouvement de sa compagne, se dressa tout à coup en jetant un cri rauque. Sa jolie figure, si blanche, si fraîche, la veille, était jaune et pâle comme celle d’une fille allant à l’hôpital. Insensiblement les convives se remuèrent en poussant des gémissemens sinistres. Ils se sentirent les bras et les jambes tout raidis, et mille fatigues diverses les accablèrent à leur réveil. Un valet vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des salons. L’assemblée se trouva bientôt tout entière sur pied, rappelée à la vie par les chauds rayons du soleil qui semblait avoir l’éclat d’une trom53pette, en pétillant sur les têtes des dormeurs. Les mouvemens du sommeil ayant brisé l’élégant édifice de leurs coiffures ou frippé leurs toilettes, les femmes, frappées par l’éclat du jour, présentèrent un hideux spectacle. Leurs cheveux pendaient sans grace, leurs physionomies avaient changé d’expression, et leurs yeux si brillans étaient ternis par la lassitude. Les teints bilieux qui jettent tant d’éclat aux lumières faisaient horreur; les figures lymphatiques, si blanches, si molles, quand elles sont reposées, étaient devenues vertes; les bouches naguère délicieuses et rouges, maintenant sèches et blanches, portaient les honteux stigmates de l’ivresse. Les hommes reniaient leurs maîtresses 54nocturnes à les voir ainsi décolorées, cadavéreuses comme des fleurs écrasées dans une rue après le passage des processions; mais ces hommes dédaigneux étaient plus horribles encore. Vous eussiez frémi de voir ces faces humaines, aux yeux caves et cernés qui semblaient ne rien voir, engourdies par le vin, hébétées par un sommeil gêné, plus fatigant que réparateur. Ces visages hâves, où paraissaient à nu tous les appétits physiques sans la poésie dont notre ame les décore, avaient je ne sais quoi de féroce et de froidement bestial. Ce réveil du vice sans vêtemens et sans fard, ce squelette du Mal, tout déguenillé, froid, vide et privé des sophismes de l’esprit, ou des enchantemens du luxe, épouvanta ces intrépides 55athlètes, quelque habitués qu’ils fussent à lutter avec la débauche. Artistes et courtisanes gardèrent le silence, en examinant d’un œil hagard le désordre de l’appartement où tout avait été dévasté, ravagé par le feu des passions. Puis, un rire satirique s’éleva tout à coup lorsque le banquier, entendant le râle sourd de ses hôtes, essaya de les saluer par une grimace. Son visage en sueur et sanguinolent fit planer sur cette scène infernale l’image du crime sans remords. Le tableau fut complet. C’était la vie fangeuse, au sein du luxe; un horrible mélange des pompes et des misères humaines; le réveil de la débauche quand, de ses mains fortes, elle a pressé tous les fruits de la vie pour ne laisser autour d’elle que d’ignobles 56débris ou des mensonges auxquels elle ne croit plus. Vous eussiez dit la Mort souriant au milieu d’une famille pestiférée. Plus de parfums, plus de lumières étourdissantes, plus de gaîté, plus de désirs; mais le dégoût avec ses odeurs nauséabondes et sa poignante philosophie; puis, le soleil, éclatant comme la vérité; puis, un air pur comme la vertu, qui contrastaient avec une atmosphère chaude, chargée de miasmes, les miasmes d’une orgie! Malgré leur habitude du vice, quelques-unes de ces jeunes filles pensèrent à leur réveil d’autrefois; quand, innocentes et pures, elles entrevoyaient, par leurs croisées champêtres, ornées de chèvre-feuilles et de roses, un frais paysage, enchanté par les joyeuses roulades de 57l’alouette, vaporeusement illuminé par les lueurs de l’aurore et paré des fantaisies de la rosée. D’autres se peignirent le déjeûner de la famille, la table autour de laquelle riaient innocemment les enfans et le père, où tout respirait un charme indéfinissable, où les mets étaient simples comme les cœurs. Un artiste songeait à la paix de son atelier, à sa chaste statue, au gracieux modèle qui l’attendait. Un jeune homme, se souvenant du procès d’où dépendait le sort d’une famille, pensait à la transaction importante qui réclamait sa présence. Le savant regrettait son cabinet où l’appelait un noble ouvrage. Presque tous se plaignaient d’eux-mêmes. En ce moment, Émile, frais et rose comme le plus joli des 58commis-marchands d’une boutique en vogue, apparut en riant.
– Vous êtes plus laids que des records, s’écria-t-il. Vous ne pourrez rien faire aujourd’hui; la journée est perdue; m’est avis de déjeûner.
À ces mots, le Banquier sortit pour donner des ordres. Les femmes allèrent, languissamment, rétablir le désordre de leurs toilettes devant les glaces. Chacun se secoua. Les plus vicieux prêchèrent les plus sages. Les courtisanes se moquèrent de ceux qui paraissaient ne pas se trouver de force à continuer ce rude festin. En un moment, ces spectres s’animèrent, formèrent des groupes, s’interrogèrent et sourirent. Quelques valets habiles et lestes remirent promptement les meubles et chaque 59chose en sa place. Un déjeûner splendide fut servi. Les convives se ruèrent alors dans la salle à manger. Là, si tout porta l’empreinte ineffaçable des excès de la veille, au moins y eut-il trace d’existence et de pensée comme dans les dernières convulsions d’un mourant. C’était le convoi du mardi gras, espèce de saturnale enterrée par des masques fatigués de leurs danses, ivres de l’ivresse, et voulant convaincre le plaisir d’impuissance pour ne pas s’avouer la leur. Au moment où cette intrépide assemblée borda la table du capitaliste, le notaire, qui, la veille, avait disparu prudemment après le dîner, pour finir son orgie dans le lit conjugal, montra sa figure officieuse sur laquelle errait un doux 60sourire. Il semblait avoir deviné quelque succession à déguster, à partager, à inventorier, à grossoyer, une succession pleine d’actes à faire, grosse d’honoraires, aussi juteuse que le filet tremblant dans lequel l’amphitryon plongeait alors son couteau.
– Oh! oh! nous allons déjeuner par-devant notaire, s’écria le vaudevilliste.
– Vous arrivez à propos pour coter et parapher toutes ces pièces, lui dit le banquier en lui montrant le festin.
– Il n’y a pas de testament à faire, mais pour des contrats de mariage, peut-être! dit le savant qui, pour la première fois depuis un an, s’était supérieurement marié.
61– Oh! oh!…
– Ah! ah!…
– Un instant, répliqua le notaire assourdi par un chœur de mauvaises plaisanteries, je viens ici pour affaire sérieuse. J’apporte six millions à l’un de vous.
Silence profond.
– Monsieur, dit-il en s’adressant à Raphaël, qui, dans ce moment, s’occupait, sans cérémonie, à s’essuyer les yeux avec un coin de sa serviette, madame votre mère n’était-elle pas une demoiselle O’Flaharty?
– Oui, répondit Raphaël assez machinalement, Barbe-Marie-Charlotte, née à Tours.
– Avez-vous ici, reprit le notaire, votre acte de naissance et celui de madame de Valentin?
62– Je le crois.
– Eh bien! Monsieur, vous êtes seul et unique héritier du major Martin O’Flaharty, décédé en août 1828, à Calcutta.
– Bravo, le major! cria le jugeur.
– Le major ayant disposé, par son testament, de plusieurs sommes en faveur de quelques établissemens publics, sa succession a été réclamée à la Compagnie des Indes par le gouvernement français, reprit le notaire. Or, elle est en ce moment claire, palpable, liquide; et depuis quinze jours, je cherchais infructueusement les ayant-cause de la demoiselle Barbe-Marie-Charlotte O’Flaharty, lorsque hier à table…
En ce moment, Raphaël se leva soudain, en laissant échapper le mou63vement brusque d’un homme qui reçoit une blessure. Il y eut comme une acclamation silencieuse, car le premier sentiment des convives fut dicté par une sourde et cruelle envie. Tous les yeux se tournèrent vers lui comme autant de flammes. Puis, un murmure, semblable à celui d’un parterre qui se courrouce, une rumeur d’émeute commença, grossit, et chacun dit un mot pour saluer cette fortune immense apportée par le notaire. Rendu à toute sa raison par la brusque obéissance du Sort, Raphaël étendit promptement sur la table la serviette avec laquelle il avait naguère mesuré la Peau de chagrin. Sans rien écouter, il y superposa le talisman et frissonna violemment en voyant une assez grande 64distance entre le contour tracé sur le linge et celui de la peau.
– Hé bien! qu’a-t-il donc? s’écria le banquier.
– Soutiens-le, Chatillon, dit un peintre à Émile. La joie va le tuer.
Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la figure flétrie de cet héritier; ses traits se contractèrent; les saillies de son visage blanchirent; les creux en devinrent sombres; le masque, livide; et les yeux, fixes. Il voyait la MORT. Ce banquier splendide, entouré de courtisanes fanées, de visages rassasiés, cette agonie de la joie, était une vivante image de sa vie. Il regarda trois fois le talisman qui jouait à l’aise dans les impitoyables lignes imprimées sur la serviette; il essayait de douter; mais 65un clair pressentiment anéantissait son incrédulité. Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur au milieu du désert, il avait un peu d’eau pour sa soif et devait mesurer sa vie au nombre des gorgées. Il voyait clairement ce que chaque désir devait lui coûter de jours. Puis, il croyait à la peau de chagrin, il s’écoutait respirer, il se sentait déjà malade. Il se demandait: – Ne suis-je pas pulmonique? Ma mère n’est-elle pas morte de la poitrine?
– Ah! ah! Raphaël, vous allez bien vous amuser! Que me donnerez-vous? disait Aquilina.
– Buvons à la mort de son oncle, le major Martin O’Flaharty? Voilà un homme!
66– Il sera pair de France.
– Bah! qu’est-ce qu’un pair de France après Juillet? dit le jugeur.
– Auras-tu ta loge aux Bouffons?
– J’espère que vous nous régalerez tous!
– Un homme comme lui sait faire grandement les choses.
Le hourra de cette assemblée rieuse résonnait aux oreilles de Valentin sans qu’il pût saisir le sens d’un seul mot. Il pensait vaguement à l’existence mécanique et sans désirs d’un paysan de Bretagne, chargé d’enfans, labourant son champ, mangeant du sarrasin, buvant du cidre à même son piché, croyant à la Vierge et au roi, communiant à Pâques, dansant le dimanche sur une pelouse verte et 67ne comprenant pas le sermon de son recteur. Tout ce qui s’offrait en ce moment à ses regards, ces lambris dorés, ces courtisanes, ce repas, ce luxe, le prenaient à la gorge et le faisaient tousser.
– Désirez-vous des asperges, lui cria le banquier.
– Je ne désire rien, lui répondit Raphaël d’une voix tonnante.
– Bravo, répliqua l’amphitryon. Vous comprenez la fortune. Elle doit être un brevet d’impertinence. Vous êtes des nôtres! Messieurs, buvons à la puissance de l’or. M. de Valentin devenu six fois millionnaire arrive au pouvoir. Il est roi! Il peut tout, il est au-dessus de tout, comme le sont tous les riches. Pour lui désormais, LES FRANÇAIS SONT ÉGAUX DE68VANT LA LOI, est un mensonge inscrit en tête du Code. Il n’obéira pas aux lois, les lois lui obéiront. Il n’y a pas d’échafaud, pas de bourreaux pour les millionnaires!
– Oui, répliqua Raphaël, car ils sont eux-mêmes leurs bourreaux!
– Oh! oh! cria le banquier, buvons.
– Buvons, répéta Raphaël en mettant le talisman dans sa poche.
– Que fais-tu là? dit Émile en lui arrêtant la main. – Messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à l’assemblée assez surprise des manières de Raphaël, apprenez que notre ami de Valentin… Que dis-je? LE MARQUIS DE VALENTIN! possède un secret pour faire fortune. Ses souhaits 69sont accomplis au moment même où il les forme. Or, à moins de passer pour un laquais, pour un homme sans cœur, il va nous enrichir tous!
– Ah! mon petit Raphaël, je veux une parure de perles, s’écria Euphrasie.
– S’il est reconnaissant, il me donnera deux voitures attelées de beaux chevaux et qui aillent vite! dit Aquilina.
– Souhaitez-moi cent mille livres de rente.
– Des cachemires!
– Payez mes dettes!
– Envoie une apoplexie à mon oncle, le grand sec!
– Raphaël, je te tiens quitte à dix mille livres de rente.
70– Que de donations, s’écria le notaire.
– Il devrait bien me guérir de la goutte.
– Faites baisser les rentes! s’écria le banquier.
Toutes ces phrases partirent comme les gerbes du bouquet qui termine un feu d’artifice, et ces furieux désirs étaient peut-être plus sérieux que plaisans.
– Mon cher ami, dit Émile d’un air grave, je me contenterai de deux cent mille francs de rente. Allons, exécute-toi de bonne grace, allons?
– Émile, dit Raphaël, tu ne sais donc pas à quel prix?
– Belle excuse, s’écria le poète. Ne devons-nous pas nous sacrifier pour nos amis.
71– Alors j’ai presque envie de souhaiter votre mort à tous, répondit Valentin en jetant un regard sombre et profond sur les convives.
– Les mourans sont furieusement cruels, dit Émile en riant. – Te voilà riche, ajouta-t-il sérieusement. Eh bien! je ne te donne pas deux mois pour devenir fangeusement égoïste. Tu es déjà stupide! Tu ne comprends pas une plaisanterie. Il ne te manque plus que de croire à ta Peau de chagrin.
Raphaël craignit les moqueries de cette assemblée, garda le silence, but outre mesure et s’enivra pour oublier un moment sa funeste puissance.
73TROISIÈME PARTIE.
L’AGONIE.
Dans les premiers jours du mois de décembre, un vieillard septuagénaire allait, malgré la pluie, par la rue de Varennes, en levant le nez à la porte de chaque hôtel et cherchant l’adresse 74de M. le marquis Raphaël de Valentin, avec la naïveté d’un enfant et l’air absorbé des philosophes. L’empreinte d’un violent chagrin, aux prises avec un caractère despotique, éclatait sur cette figure accompagnée de longs cheveux gris en désordre et desséchée comme un vieux parchemin qui se tord dans le feu. Si quelque peintre eût rencontré ce singulier personnage, vêtu de noir, maigre et ossu; sans doute, il l’aurait, de retour à l’atelier, transfiguré sur son album, en inscrivant au-dessous du portrait: Poète classique en quête d’une rime. Après avoir vérifié le numéro qui lui avait été indiqué, cette vivante palingénésie de Rollin, frappa doucement à la porte d’un magnifique hôtel.
– Monsieur Raphaël y est-il, de75manda le bonhomme à un suisse en livrée.
– M. le marquis ne reçoit personne, répondit le valet en avalant une énorme mouillette qu’il retirait d’un large bol de café.
– Sa voiture est là, répondit le vieil inconnu en montrant un brillant équipage arrêté sous le dais de bois qui représentait une tente de coutil, et par lequel les marches du perron étaient abritées. Il va sortir, je l’attendrai.
– Ah! ah! mon ancien, vous pourriez bien rester ici jusqu’à demain matin, reprit le suisse. Il y a toujours une voiture toute prête pour Monsieur. Mais sortez, je vous prie. Je perdrais six cents francs de rente viagère, si je laissais, une seule fois, en76trer, sans ordre, une personne étrangère à l’hôtel.
En ce moment, un grand vieillard, dont le costume ressemblait assez à celui d’un huissier ministériel, sortit du vestibule et descendit précipitamment quelques marches en examinant le vieux solliciteur ébahi.
– Au surplus, voici monsieur Jonathas, dit le suisse. Parlez-lui.
Les deux vieillards, attirés l’un vers l’autre par une sympathie ou par une curiosité mutuelle, se rencontrèrent au milieu de la vaste cour d’honneur, à un rond point où croissaient quelques touffes d’herbes entre les pavés. Un silence effrayant régnait dans cet hôtel. En voyant Jonathas, vous eussiez voulu pénétrer le mystère qui planait sur sa fi77gure, et dont tout parlait dans cette maison morne. Le premier soin de Raphaël, en recueillant l’immense succession de son oncle, avait été de découvrir où vivait le vieux serviteur dévoué dont il s’était séparé après l’enterrement de son père, et sur l’affection duquel il pouvait compter. Jonathas pleura de joie en revoyant son jeune maître, auquel il croyait avoir dit un éternel adieu; mais rien n’égala son bonheur quand le marquis le promut aux éminentes fonctions d’intendant. Le vieux Jonathas devint une puissance intermédiaire placée entre Raphaël et le monde entier. Ordonnateur suprême de la fortune de son maître, exécuteur aveugle d’une pensée inconnue, il était comme un sixième sens à travers le78quel les émotions de la vie arrivaient à Raphaël.
– Monsieur, dit le vieillard à Jonathas en montant quelques marches du perron pour se mettre à l’abri de la pluie, je désirerais parler à monsieur Raphaël.
– Parler à monsieur le marquis, s’écria l’intendant. À peine m’adresse-t-il la parole, à moi son père nourricier.
– Mais je suis aussi son père nourricier, s’écria le vieil homme. Si votre femme l’a jadis allaité, je lui ai fait sucer moi-même le sein des muses. Il est mon nourrisson, mon enfant, mon élève, carus alumnus! J’ai façonné sa cervelle, son entendement, développé son génie, et j’ose le dire, à mon honneur et gloire. N’est-il pas un des hommes les plus remarquables 79de notre époque? Je l’ai eu, sous moi, en sixième, en troisième et en rhétorique. Je suis son professeur…
– Ah! monsieur est monsieur Porriquet.
– Précisément. Mais monsieur…
– Chut, chut, fit Jonathas à deux marmitons dont les voix s’élevaient un peu trop, et rompaient le silence claustral dans lequel la maison était ensevelie.
– Mais, monsieur, reprit le professeur, M. le marquis serait-il malade?
– Mon cher monsieur, répondit Jonathas, Dieu seul sait ce qui tient mon maître. Voyez-vous. Il n’existe pas à Paris, deux maisons semblables à la nôtre. Entendez-vous? Deux maisons? ma foi, non. M. le marquis a fait acheter cet hôtel. Il appartenait précé80demment à un duc et pair. Il a dépensé trois cent mille francs pour le meubler. Voyez-vous? C’est une somme, trois cent mille francs. Mais chaque pièce de notre maison est un vrai miracle. – Bon! me suis-je dit, en voyant toute cette magnificence, c’est comme chez défunt monsieur son père! M. le marquis va recevoir la ville et la cour! Point. Monsieur n’a voulu voir personne. Il mène une drôle de vie, monsieur Porriquet, entendez-vous? Une vie inconciliable. Ainsi, monsieur se lève tous les jours à la même heure. Il n’y a que moi, moi seul, voyez-vous? qui puisse entrer dans sa chambre. J’ouvre à sept heures, été comme hiver. Cela est convenu singulièrement. Et alors, étant entré, je lui dis: – Monsieur le mar81quis, il faut vous réveiller et vous habiller. Alors il se réveille et s’habille. Je dois lui donner sa robe de chambre, toujours faite de la même façon, et de même étoffe. Je suis obligé de la remplacer, voyez-vous, quand elle ne pourra plus servir, rien que pour lui éviter la peine d’en demander une neuve. C’te imagination! Au fait, il a mille francs à manger par jour. Il fait ce qu’il veut, ce cher enfant. Je l’ai vu tout petit, et je l’aime tant qu’il me donnerait un soufflet sur la joue droite, que je lui tendrais la gauche! Il me dirait de faire autre chose plus difficile, je le ferais encore, entendez-vous? Au reste, il m’a chargé d’un tas de vétilles. Il y en a bien assez pour m’occuper. Il lit les journaux, pas vrai? Ordre de les mettre au même 82endroit, sur la même table. Je viens aussi, à la même heure, lui faire moi-même la barbe et je ne tremble pas. Le cuisinier perdrait mille écus de rente viagère qui l’attendent après la mort de Monsieur, si le déjeûner ne se trouvait pas inconciliablement servi devant Monsieur, à dix heures, tous les matins, et le dîner à cinq heures précises. Le menu est dressé pour l’année entière, jour par jour.
M. le marquis n’a rien à souhaiter. Il a des fraises quand y a des fraises, et le premier maquereau qui arrive à Paris, il le mange. Le programme est imprimé, il sait le matin son dîner par cœur. Pour lors, il s’habille à la même heure avec les mêmes habits, le même linge, posés toujours par moi, entendez-vous? sur le même fauteuil. Je 83dois encore veiller à ce qu’il ait toujours le même drap, et, en cas de besoin, si sa redingote s’abîme, une supposition, la remplacer par une autre, sans lui en dire un mot. S’il fait beau, j’entre et je dis à mon maître: – Vous devriez sortir, Monsieur? Il me répond – oui, ou non. S’il a idée de se promener, il n’attend pas ses chevaux, ils sont toujours attelés, et le cocher reste inconciliablement, fouet en main, comme vous le voyez là.
Le soir, après le dîner, Monsieur va un jour à l’Opéra et l’autre aux… mais non, il n’a pas encore été aux Italiens, parce que je n’ai pu me procurer une loge qu’hier. Puis, il rentre à onze heures précises pour se coucher. Pendant les intervalles de la journée où il ne fait rien, il lit, il 84lit toujours, voyez-vous? C’est une idée qu’il a. J’ai ordre de lire avant lui le journal de la littérature et des livres, afin d’acheter tous les ouvrages nouveaux qui paraissent, pour qu’il puisse les trouver, le jour même de leur vente, sur sa cheminée. J’ai la consigne d’entrer d’heure en heure, chez lui, pour veiller au feu, à tout, et pour voir à ce que rien ne lui manque. Il m’a donné, monsieur, un petit livre à apprendre par cœur et où sont écrits tous mes devoirs, un vrai catéchisme. En été, je dois, avec des tas de glaces, maintenir la température au même degré de fraîcheur, et mettre en tout temps des fleurs nouvelles partout. Il est riche! il a mille francs à manger par jour, il peut faire ses fantaisies. Il a été privé 85assez long-temps du nécessaire, le pauvre enfant! Il ne tourmente personne; il est bon comme le bon pain; jamais ne dit mot; mais, par exemple, silence complet à l’hôtel, dans le jardin! Enfin, M. le marquis n’a pas un seul désir à former. Voyez-vous? Tout marche au doigt et à l’œil, et recta! Et il a raison; si l’on ne tient pas les domestiques, tout va à la débandade. C’est moi qui lui dis tout ce qu’il doit faire, et il m’écoute. Vous ne sauriez croire à quel point il a poussé la chose. Ses appartemens sont… en… en comment donc? ah! en enfilade! Eh bien, il ouvre, une supposition, la porte de sa chambre ou de son cabinet, crac! toutes les portes s’ouvrent d’elles-mêmes par un mécanisse. Pour lors, il peut aller d’un bout à l’autre 86de sa maison sans trouver une seule porte fermée. C’est gentil, et commode! et agréable pour nous autres! Ça nous a coûté gros, par exemple! Enfin, finalement, monsieur Porriquet, il m’a dit: – «Jonathas, tu auras soin de moi comme d’un enfant au maillot. Au maillot, oui, monsieur, au maillot qu’il a dit. Tu penseras à mes besoins, pour moi.» Je suis le maître, entendez-vous? et il est quasiment le domestique. Le pourquoi? Ah! par exemple! voilà ce que personne au monde ne sait que lui et le bon Dieu. C’est inconciliable!
– Il fait un poème, s’écria le vieux professeur.
– Vous croyez, monsieur, qu’il fait un poème. C’est donc bien assujettissant, ça! Mais, voyez-vous, je 87ne crois pas. Il me répète souvent qu’il veut vivre comme une vergétation, en vergétant. Et pas plus tard qu’hier, monsieur Porriquet, il regardait une tulipe et il disait en s’habillant: «— Voilà ma vie. Je vergète, mon pauvre Jonathas.» À cette heure, d’autres prétendent qu’il est monomane. C’est inconciliable!
– Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeur avec une gravité magistrale qui imprima un profond respect au vieux valet de chambre, que monsieur Raphaël s’occupe d’un grand ouvrage. Il est plongé dans de vastes méditations et ne veut pas en être distrait par les préoccupations de la vie vulgaire. Au milieu de ses travaux intellectuels, un homme de génie oublie tout. Un jour le célèbre Newton…
88– Ah! Newton, bien! dit Jonathas. Je ne le connais pas.
– Newton, un grand géomètre, reprit Porriquet, passa vingt-quatre heures, le coude appuyé sur une table; et quand il sortit de sa rêverie, il croyait le lendemain être encore à la veille, comme s’il eût dormi. Je vais aller le voir, ce cher enfant! Je peux lui être utile.
– Minute! s’écria Jonathas. Vous seriez le roi de France, l’ancien, s’entend! que vous n’entreriez pas à moins de forcer les portes et de me marcher sur le corps. Mais, monsieur Porriquet, je cours lui dire que vous êtes là, et je lui demanderai comme ça: – Faut-il le faire monter! Il répondra oui ou non. Jamais je ne lui dis: – Souhaitez-vous? voulez-vous? 89désirez-vous? Ces mots-là sont rayés de la conversation. Une fois il m’en est échappé un: – Veux-tu me faire mourir? m’a-t-il dit, tout en colère.
Jonathas laissa le vieux professeur dans le vestibule, en lui faisant signe de ne pas avancer; il revint assez promptement avec une réponse favorable, et conduisit le vieil émérite à travers de somptueux appartemens dont toutes les portes étaient ouvertes. M. Porriquet aperçut, de loin, son élève, au coin d’une cheminée. Raphaël, enveloppé d’une robe de chambre à grands dessins, et plongé dans un fauteuil à ressorts, lisait le journal. L’extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en proie, était exprimée par l’attitude 90maladive de son corps affaissé, peinte sur son front et sur son visage pâle comme une fleur étiolée. Une sorte de grace efféminée et les bizarreries particulières aux malades riches, distinguaient sa personne. Ses mains, semblables à celles d’une jolie femme, avaient une blancheur molle et délicate; ses cheveux blonds, devenus rares, se bouclaient autour de ses tempes par une coquetterie cherchée. Une calotte grecque, entraînée par un gland trop lourd pour le léger cachemire dont elle était faite, pendait sur un côté de sa tête; il avait laissé tomber à ses pieds le couteau de malachite enrichi d’or dont il s’était servi pour couper les feuillets d’un livre; et sur ses genoux était le bec d’ambre d’un magnifique houka de l’Inde dont les 91spirales émaillées gisaient comme un serpent dans sa chambre, et dont il oubliait de sucer les frais parfums. Cependant, la faiblesse générale de son jeune corps était démentie par des yeux bleus où toute la vie semblait s’être retirée, où brillait un sentiment extraordinaire et dont l’expression saisissait tout d’abord. Ce regard faisait mal à voir. Les uns pouvaient y lire du désespoir; d’autres, y deviner un combat intérieur, aussi terrible qu’un remords. C’était le coup d’œil profond de l’impuissant qui refoule ses désirs au fond de son cœur, ou celui de l’avare jouissant par la pensée de tous les plaisirs que son argent pourrait lui procurer, mais s’y refusant pour ne pas amoindrir son trésor. Ou, le regard du Promé92thée enchaîné, de Napoléon déchu, qui apprend à l’Elisée, en 1815, la faute stratégique commise par ses ennemis, qui demande le commandement pour vingt-quatre heures et ne l’obtient pas! Véritable regard de conquérant et de damné! Et, mieux encore, le regard que, plusieurs mois auparavant, Raphaël avait jeté sur la Seine ou sur sa dernière pièce d’or mise au jeu! Il soumettait sa volonté, son intelligence au grossier bon sens d’un vieux paysan à peine civilisé par une domesticité de cinquante années; il abdiquait la vie pour vivre, et dépouillait son ame de toutes les poésies du désir, presque joyeux de devenir une sorte d’automate. Il voulait braver la mort; et, pour mieux lutter avec la cruelle puissance dont il avait accepté le défi, 93il s’était fait chaste à la manière d’Origène, en châtrant son imagination. Le lendemain du jour où, soudainement enrichi par un testament, il avait vu décroître la Peau de chagrin, il s’était trouvé chez son notaire. Là, un médecin assez en vogue avait raconté, sérieusement, au dessert, la manière dont un Suisse attaqué d’une pulmonie s’en était guéri. Cet homme n’avait pas dit un mot pendant dix ans et s’était soumis à ne respirer que six fois par minute dans l’air épais d’une vacherie, en suivant un régime alimentaire extrêmement doux. – Je serai cet homme! se dit en lui-même Raphaël qui voulait vivre à tout prix. Et, au sein du luxe, il reprit une vie studieuse, la vie d’une machine à vapeur.
94Quand le vieux professeur envisagea ce jeune cadavre, il tressaillit. Tout lui semblait artificiel dans ce corps fluet et débile. En voyant le marquis à l’œil dévorant, au front chargé de pensées, il ne put reconnaître l’élève au teint frais et rose, aux membres juvéniles dont il avait gardé le souvenir… Si le classique bonhomme, critique sagace et conservateur du bon goût, avait lu lord Byron, il aurait cru voir Manfred, là où il eût voulu trouver Childe-Harold.
– Bonjour, mon bon père Porriquet, dit Raphaël à son professeur en pressant les doigts glacés du vieillard dans une main brûlante et moite. Comment vous portez-vous?
– Mais, moi, je vais bien, répon95dit le vieillard effrayé par le contact de cette main fiévreuse. Et vous?
– Oh! j’espère me maintenir en bonne santé.
– Vous travaillez sans doute à quelque bel ouvrage?
– Non, répondit Raphaël. Exegi monumentum, père Porriquet. J’ai achevé une grande page et j’ai dit adieu pour toujours à la Science. À peine sais-je où se trouve mon manuscrit.
– Le style en est pur, sans doute? demanda le professeur. Vous n’aurez pas, j’espère, adopté le langage barbare de cette nouvelle école qui croit faire merveille en inventant Ronsard.
96– Mon ouvrage est une œuvre purement physiologique.
– Oh, tout est dit, reprit le professeur. Dans les sciences, la grammaire doit se prêter aux exigences des découvertes. Néanmoins, mon enfant, un style clair, harmonieux, la langue de Fénélon, de Monsieur de Buffon, du grand Racine, un style classique enfin! ne gâte jamais rien. Mais, mon ami, reprit le professeur en s’interrompant, j’oubliais l’objet de ma visite. C’est une visite intéressée.
Se rappelant trop tard la verbeuse élégance et les éloquentes périphrases auxquelles un long professorat avait habitué son maître, Raphaël se repentit presque de l’avoir reçu; mais, au moment où il allait souhaiter de le voir dehors, il comprima 97promptement son secret désir en jetant un furtif coup-d’œil à la Peau de chagrin, suspendue devant lui et appliquée sur une étoffe blanche où ses contours fatidiques étaient soigneusement dessinés par une ligne rouge qui l’encadrait exactement. Depuis la fatale orgie, Raphaël étouffait le plus léger de ses caprices, et vivait de manière à ne pas causer le moindre tressaillement à ce terrible talisman. La Peau de chagrin était comme un tigre avec lequel il lui fallait vivre, sans en réveiller la férocité. Il écouta donc patiemment les amplifications du vieux professeur. Le père Porriquet mit une heure à lui raconter les persécutions dont il était devenu l’objet depuis la révolution de juillet. Le bonhomme, voulant un gouvern98ement fort, avait émis le vœu patriotique de laisser les épiciers à leurs comptoirs; les hommes d’état, au maniement des affaires publiques; les avocats, au Palais; les pairs de France, au Luxembourg; et, alors un des ministres populaires du Roi-citoyen l’avait banni de sa chaire, en l’accusant de carlisme. Chose assez étrange! Le vieillard se trouvait sans place, sans retraite et sans pain. Étant la providence d’un pauvre neveu dont il payait la pension au séminaire de Saint-Sulpice, il venait, moins pour lui-même que pour son enfant adoptif, prier son ancien élève de réclamer auprès du nouveau ministre, non sa réintégration, mais l’emploi de proviseur dans quelque collége de province. Raphaël était en proie à une 99somnolence invincible, lorsque la voix monotone du bonhomme cessa de retentir à ses oreilles. Obligé, par politesse, de regarder les yeux blancs et presque immobiles de ce vieillard au débit lent et lourd, il avait été stupéfié, magnétisé par une inexplicable force d’inertie.
– Hé bien! mon bon père Porriquet, répliqua-t-il sans savoir précisément à quelle interrogation il répondait, je n’y puis rien, rien du tout. Je souhaite seulement bien vivement que vous réussissiez! Je suis tout à vous.
En ce moment, sans s’apercevoir de l’effet que produisirent sur le front jaune et ridé du vieillard ces banales paroles, pleines d’égoïsme et d’insouciance, Raphaël se dressa comme un 100jeune chevreuil. Il vit une légère ligne blanche entre le bord de la peau noire et le dessin rouge; alors il poussa un cri si terrible que le pauvre professeur en fut épouvanté.
– Allez, vieille bête! s’écria-t-il, vous serez nommé proviseur! Ne pouviez-vous pas me demander une rente viagère de dix mille écus plutôt que ma protection? Alors votre visite ne m’aurait rien coûté! Il y a cent mille emplois en France, et je n’ai qu’une vie! Une vie d’homme vaut plus que tous les emplois du monde!
Jonathas! Jonathas!…
Jonathas parut.
– Voilà de tes œuvres, triple sot! Pourquoi m’as-tu proposé de recevoir Monsieur? dit-il en lui montrant le vieillard pétrifié. T’ai-je remis mon 101ame entre les mains pour la déchirer? Tu m’arraches en ce moment dix années d’existence! Encore une faute comme celle-ci, et tu me conduiras à la demeure où j’ai conduit mon père. N’aurais-je pas mieux aimé posséder la belle lady Branston que d’obliger cette vieille carcasse, espèce de haillon humain? J’ai de l’or pour lui! Et, d’ailleurs, quand tous les Porriquet du monde mourraient de faim, qu’est-ce que cela me ferait!
La colère avait blanchi le visage de Raphaël, une légère écume sillonnait ses lèvres tremblantes, et l’expression de ses yeux était épouvantable. À cet aspect, les deux vieillards furent saisis d’un tressaillement convulsif, comme deux enfans en présence d’un serpent. Le jeune homme 102tomba sur son fauteuil. Il se fit une sorte de réaction dans son ame, et des larmes coulèrent abondamment de ses yeux flamboyans.
– Oh! ma vie! ma belle vie! dit-il. Plus de bienfaisantes pensées! Plus d’amour, plus rien. Il se tourna vers le professeur. – Le mal est fait, mon vieil ami, reprit-il d’une voix douce. Je vous aurai largement récompensé de vos soins. Et mon malheur aura, du moins, produit le bien d’un bon et digne homme.
Il y avait tant d’ame dans l’accent qui accompagnait ces paroles presque inintelligibles, que les deux vieillards pleurèrent comme on pleure en entendant un air attendrissant chanté dans une langue étrangère.
103– Il est épileptique, dit M. Porriquet à voix basse.
– Je reconnais votre bonté, mon ami, reprit doucement Raphaël. Vous voulez m’excuser. La maladie est un accident, tandis que l’inhumanité serait un vice, un crime. Laissez-moi, maintenant, ajouta-t-il. Vous recevrez demain ou après-demain, peut-être même ce soir, votre nomination. Adieu.
Le vieillard se retira, pénétré d’horreur et en proie à de vives inquiétudes sur la santé morale de Valentin. Cette scène avait eu pour lui quelque chose de surnaturel. Il doutait de lui-même et s’interrogeait comme s’il se fût réveillé après un songe pénible.
– Écoute, Jonathas, reprit le jeune 104homme en s’adressant à son vieux serviteur. Tâche de comprendre la mission que je t’ai confiée!
– Oui, monsieur le marquis.
– Je suis comme un homme mis hors la loi commune.
– Oui, monsieur le marquis.
– Toutes les jouissances de la vie se jouent autour de mon lit de mort, et dansent comme de belles femmes devant moi; si je les appelle? je meurs. Toujours la mort! Tu dois être une barrière entre le monde et moi.
– Oui, monsieur le marquis, dit le vieux valet en essuyant les gouttes de sueur qui chargeaient son front ridé. Mais, si vous ne voulez pas voir de belles femmes, comment ferez-vous ce soir aux Italiens? Une famille anglaise qui repart pour Londres 105m’a cédé le reste de son abonnement, et vous avez une belle loge. Oh! une loge superbe! Aux premières.
Tombé dans une profonde rêverie, Raphaël n’écoutait plus.
Voyez-vous cette fastueuse voiture? ce coupé simple en dehors, de couleur brune, mais sur les panneaux duquel brille l’écusson d’une antique et noble famille? Quand ce coupé passe rapidement, les grisettes l’admirent, en convoitent le satin jaune, la soie onduleuse, le tapis de la Savonnerie, la passementerie fraîche comme une paille de riz tressée par des mains blanches, les moelleux coussins, et les glaces muettes. Deux laquais en livrée se tiennent derrière cette voiture aristocratique; mais au fond, sur la soie, gît une tête brû106lante aux yeux cernés, Raphaël, triste et pensif.
Fatale image de la richesse! Il court à travers Paris comme une fusée, arrive au péristyle du théâtre Favart, le marche-pied se déploie, ses deux valets le soutiennent, une foule envieuse le regarde.
– Qu’a-t-il fait celui-là pour être si riche? dit un pauvre étudiant en Droit qui, faute d’un écu, ne pouvait entendre les magiques accords de Rossini.
Raphaël marchait lentement dans les corridors de la salle, il ne se promettait aucune jouissance de ces plaisirs si fort enviés jadis. En attendant le second acte de la Semiramide, il se promenait au foyer, errait à travers les galeries, insouciant de sa loge 107dans laquelle il n’était pas encore entré. Le sentiment de la propriété n’existait déjà plus au fond de son cœur. Semblable à tous les malades, il ne songeait qu’à son mal. Appuyé sur le manteau de la cheminée, autour de laquelle abondaient, au milieu du foyer, les élégans, jeunes et vieux, d’anciens et de nouveaux ministres, des pairs sans pairie, et des pairies sans pair, telles que les a faites la révolution de juillet, enfin tout un monde de spéculateurs et de journalistes, Raphaël vit à quelques pas de lui, parmi toutes les têtes, une figure étrange et surnaturelle. Il s’avança en clignant les yeux fort insolemment vers cet être bizarre, afin de le contempler de plus près. – Quelle admirable peinture! se dit-il. Les sour108cils, les cheveux et la virgule à la Mazarin dont l’inconnu semblait faire parade, étaient teints en noir; mais, appliqué sur une chevelure sans doute trop blanche, le cosmétique avait produit une couleur violâtre et fausse dont les teintes changeaient suivant les reflets plus ou moins vifs des lumières. Son visage étroit et plat, dont les rides étaient comblés par d’épaisses couches de rouge et de blanc, exprimait à la fois la ruse et l’inquiétude. Cette enluminure manquait à quelques endroits de la face dont elle faisait singulièrement ressortir la décrépitude et le teint plombé; aussi, était-il impossible de ne pas rire en voyant cette tête au menton pointu, au front proéminent, assez semblable à ces gro109tesques figures de bois, sculptées en Allemagne, par les bergers pendant leurs loisirs. En examinant tour à tour ce vieil Adonis et Raphaël, un observateur aurait cru reconnaître, dans le marquis, les yeux d’un jeune homme sous le masque d’un vieillard; et dans l’inconnu, les yeux ternes d’un vieillard sous le masque d’un jeune homme. Valentin cherchait à se rappeler en quelle circonstance il avait vu jadis ce petit vieillard sec, bien cravaté, botté en adulte, qui marchait en faisant sonner ses éperons et se croisait les bras comme s’il avait toutes les forces d’une pétulante jeunesse à dépenser. Sa démarche n’accusait rien de gêné, ni d’artificiel. Son élégant habit, soigneusement boutonné, déguisait une antique et forte charpente, 110en lui donnant la tournure d’un vieux fat qui suit encore les modes. Cette espèce de poupée pleine de vie, vrai prodige, avait pour Raphaël tous les charmes d’une apparition, et il le contemplait comme un vieux Rembrandt enfumé, récemment restauré, verni, mis dans un cadre neuf. Cette comparaison lui fit retrouver la trace de la vérité dans ses confus souvenirs; et, alors, il reconnut le marchand de curiosités, l’homme auquel il devait son malheur! En ce moment, un rire satanique échappait à ce fantastique personnage, et se dessinait sur ses lèvres froides, tendues par un faux râtelier. À ce rire, la vive imagination de Raphaël lui montra, dans cet homme de frappantes ressemblances avec la tête idéale que les peintres ont 111donnée au Méphistophélès de Goëthe. Mille superstitions s’emparèrent de l’ame forte de Raphaël. Dans ce moment, il crut à la puissance du démon, à tous les sortilèges rapportés dans les légendes du moyen âge, et mises en œuvre par les poètes. Se refusant avec horreur au sort de Faust, il invoqua soudain le ciel, ayant comme les mourans, une foi fervente en Dieu, en la vierge Marie. Radieuse et fraîche, une mystérieuse lumière lui permit d’apercevoir le ciel de Michel-Ange et de Sanzio d’Urbin: des nuages, un vieillard à barbe blanche, des têtes ailées, une belle femme assise dans une auréole. Maintenant il comprenait, il adoptait ces admirables créations dont les fantaisies presque humaines lui expliquaient son aventure 112et lui permettaient encore un espoir. Mais quand ses yeux retombèrent sur le foyer des Italiens, au lieu de la vierge, il vit une ravissante fille d’Opéra, et reconnut en elle la détestable Euphrasie, cette danseuse au corps souple et léger, qui, vêtue d’une robe éclatante, couverte de perles orientales, arrivait impatiente de son vieillard impatient, et venait se montrer, insolente, le front hardi, les yeux pétillans, à ce monde envieux et spéculateur, pour témoigner de la richesse sans bornes du marchand dont elle dissipait les trésors. Raphaël se souvint du souhait goguenard par lequel il avait accueilli le fatal présent du vieux homme, et savoura tous les plaisirs de la vengeance en contemplant l’humiliation pro113fonde de cette sagesse sublime, dont naguère la chute semblait impossible. Le funèbre sourire du centenaire s’adressait à Euphrasie dont la bouche rose répondit par un mot d’amour. Puis, offrant à cette femme, un bras desséché, le petit juif fit deux ou trois fois le tour du foyer, en recueillant, avec délices, les regards de passion et les complimens jetés par la foule à sa maîtresse, sans voir les rires dédaigneux, sans entendre les railleries mordantes dont il était l’objet.
– Dans quel cimetière, cette jeune goule a-t-elle déterré ce cadavre? s’écria le plus élégant de tous les romantiques.
Euphrasie se prit à sourire. Le railleur était un jeune homme aux cheveux blonds, aux yeux bleus et bril114lans, svelte, portant moustache, tout le bagage du genre, ayant un frac écourté, le chapeau sur l’oreille, et la repartie vive.
– Que de vieillards, se dit Raphaël en lui-même, couronnent une vie de probité, de travail, de vertu, par une folie! Celui-ci a les pieds froids, et fait l’amour.
– Hé bien! monsieur, s’écria Valentin, en arrêtant le juif et en lançant une œillade à Euphrasie; ne vous souvenez-vous plus des sévères maximes de votre philosophie?
– Ah! ah! répondit le marchand d’une voix déjà cassée. Je suis maintenant heureux comme un jeune homme. J’avais pris l’existence au rebours. Il y a toute une vie dans une heure d’amour.
115En ce moment, les spectateurs, entendant le prélude de l’orchestre, quittèrent le foyer pour se rendre à leurs places. Le vieillard salua Raphaël, et ils se séparèrent. En entrant dans sa loge, le marquis aperçut Fœdora, placée à l’autre côté de la salle précisément en face de lui. Sans doute arrivée depuis peu, elle rejetait son écharpe en arrière, se découvrait le cou, faisait ces mille petits mouvemens indescriptibles d’une coquette occupée à se poser. Tous les regards étaient concentrés sur elle. Un jeune pair de France l’accompagnait. La comtesse lui demanda la lorgnette qu’elle lui avait donnée à porter; et, au geste qu’elle fit, à la manière dont elle regarda ce nouveau partenaire, Raphaël devina la tyrannie à laquelle 116son successeur était soumis. Fasciné sans doute comme il l’avait été jadis; dupé comme lui; comme lui, luttant avec toute la puissance d’un amour vrai contre les froids calculs de cette femme, il devait souffrir les tourmens auxquels Valentin avait heureusement renoncé. Une joie inexprimable anima la figure de Fœdora, quand, après avoir braqué sa lorgnette sur toutes les loges, et rapidement examiné les toilettes, elle eut la conscience d’écraser, par sa parure et par sa beauté, les plus jolies, les plus élégantes femmes de Paris. Elle se mit à rire pour montrer ses dents blanches; agita sa tête ornée de fleurs, pour en faire admirer l’éclat et la coiffure; puis, son regard alla, de loge en loge, se moquant d’un béret mal posé sur le 117front d’une princesse russe, ou d’un chapeau manqué qui coiffait horriblement mal la fille d’un banquier; mais, tout à coup, elle pâlit, en rencontrant les yeux fixes de Raphaël. Son amant dédaigné la foudroya par un intolérable coup d’œil de mépris. Quand aucun de ses amans bannis ne méconnaissait sa puissance, Valentin, seul dans le monde, était à l’abri de ses séductions. Un pouvoir impunément bravé touche à sa ruine. Cette maxime est gravée plus profondément au cœur d’une femme qu’à la tête des rois. Aussi, Fœdora voyait-elle en Raphaël la mort de ses prestiges et de sa coquetterie. Un mot, dit par lui, la veille, à l’Opéra, était déjà devenu célèbre, dans les salons de Paris. Le tranchant de cette 118terrible épigramme avait fait à la comtesse une blessure incurable. En France, nous savons cautériser une plaie, mais nous n’y connaissons pas encore de remède au mal que produit une phrase. Au moment où toutes les femmes regardèrent alternativement le marquis et la comtesse, Fœdora aurait voulu l’abîmer dans les oubliettes de quelque Bastille; car, malgré son talent pour la dissimulation, ses rivales devinèrent sa souffrance. Enfin, sa dernière consolation lui échappa. Ces mots délicieux: – Je suis la plus belle! Cette phrase éternelle qui calmait tous les chagrins de sa vanité, devint un mensonge. Au moment où finissait l’ouverture du second acte, une femme vint se placer près de Raphaël, dans 119une loge qui, jusqu’alors, était restée vide. Le parterre entier laissa échapper un murmure d’admiration. Cette mer de faces humaines agita ses lames intelligentes et tous les yeux regardèrent l’inconnue. Jeunes et vieux firent un tumulte si prolongé que, pendant le lever du rideau, les musiciens de l’orchestre se tournèrent d’abord pour réclamer le silence; mais ils partagèrent cet applaudissement et finirent par en augmenter les confuses rumeurs. Des conversations animées s’établirent dans chaque loge. Les femmes s’étaient toutes armées de leurs jumelles; et les vieillards rajeunis, nettoyaient avec la peau de leurs gants le verre de leurs lorgnettes. Puis, l’enthousiasme se calma par degrés. Les 120chants retentirent sur la scène. Tout rentra dans l’ordre. La bonne compagnie, comme honteuse d’avoir cédé à un mouvement naturel, reprit la froideur aristocratique de ses manières polies. Les riches ne veulent s’étonner de rien, ils doivent reconnaître, au premier aspect d’une belle œuvre, le défaut qui les dispensera de l’admiration, sentiment vulgaire. Cependant quelques hommes restèrent immobiles, sans écouter la musique, perdus dans un ravissement naïf, occupés à contempler la voisine de Raphaël. Valentin aperçut dans une baignoire, et près d’Aquilina, l’ignoble figure du banquier sanglant qui lui adressait une grimace approbative. Puis, il vit Émile, qui, debout à l’orchestre, semblait lui 121dire: – Mais regarde donc la belle créature que tu as près de toi! Enfin Rastignac assis près d’une jeune femme, une veuve sans doute, tortillait ses gants comme un homme au désespoir d’être enchaîné là, sans pouvoir aller près de la divine inconnue. La vie de Raphaël dépendait d’un pacte encore inviolé qu’il avait fait avec lui-même. Il s’était promis de ne jamais regarder attentivement aucune femme; et, pour se mettre à l’abri d’une tentation, il portait un lorgnon dont le verre microscopique, artistement disposé, détruisait l’harmonie des plus beaux traits, en leur donnant un hideux aspect. Encore en proie à la terreur dont il avait été saisi le matin, quand, pour un simple vœu de politesse, le talisman 122s’était si promptement resserré, Raphaël résolut fermement de ne pas se retourner vers sa voisine. Assis comme l’est une duchesse, non pas comme une duchesse impériale, mais comme une duchesse du faubourg Saint-Germain, il présentait le dos au coin de sa loge, et dérobait avec impertinence la moitié de la scène à l’inconnue, ayant l’air de la mépriser, d’ignorer même qu’une jolie femme se trouvât derrière lui. La voisine, copiant avec exactitude la posture de Valentin, avait appuyé son coude sur le bord de la loge, et se mettait la tête de trois quarts, en regardant les chanteurs, comme si elle se fût posée devant un peintre. Ces deux personnes ressemblaient à deux amans brouillés qui se boudent, se tournent 123le dos, et vont s’embrasser au premier mot d’amour. Par momens, les légers marabouts, ou les cheveux de l’inconnue, effleuraient la tête de Raphaël, et lui causaient une sensation voluptueuse contre laquelle il luttait courageusement. Bientôt, il sentit le doux contact des ruches de blonde qui garnissaient le tour de la robe. La robe elle-même fit entendre le murmure efféminé de ses plis, frissonnement plein de molles sorcelleries. Enfin, le mouvement imperceptible imprimé par la respiration à la poitrine, au dos, aux vêtemens de cette jolie femme, toute sa vie suave se communiqua soudain à Raphaël comme une étincelle électrique; et le tulle ou la dentelle transmirent fidèlement à son épaule cha124touillée, la délicieuse chaleur de ce dos blanc et nu. Par un caprice de la nature, ces deux êtres désunis par le bon ton, séparés par les abîmes de la mort, respirèrent ensemble, et pensèrent peut-être l’un à l’autre. Les pénétrans parfums de l’aloës achevèrent d’enivrer Raphaël. Son imagination irritée par un obstacle, et que les entraves rendaient encore plus fantasque, lui dessina rapidement une femme en traits de feu. Il se retourna brusquement. Choquée sans doute de se trouver en contact avec un étranger, l’inconnue fit un mouvement semblable, leurs visages, animés par la même pensée, restèrent en présence.
– Pauline!
– Monsieur Raphaël!
Pétrifiés l’un et l’autre, ils se re125gardèrent un instant en silence. Raphaël voyait Pauline dans une toilette simple et de bon goût. À travers la gaze qui couvrait chastement son corsage, des yeux habiles pouvaient apercevoir une blancheur de lis et deviner des formes qu’une femme eût admirées. Puis, c’était toujours sa modestie virginale, sa candeur, sa gracieuse attitude. L’étoffe de sa manche, accusait l’émotion profonde dont elle était saisie, par un tremblement nerveux qui semblait faire palpiter son corps aussi fortement que palpitait son cœur.
– Oh! venez demain, dit-elle, venez à l’hôtel Saint-Quentin, y reprendre vos papiers. J’y serai à midi. Soyez exact.
Puis, elle se leva précipitam126ment et disparut. Raphaël voulut suivre Pauline; mais, il craignit de la compromettre, il resta, regarda Fœdora, la trouva laide; et, bientôt, ne pouvant comprendre une seule phrase de musique, étouffant dans cette salle, le cœur plein, il sortit, et revint chez lui.
– Jonathas, dit-il à son vieux domestique, au moment où il fut dans son lit, donne-moi une demi-goutte de laudanum sur un morceau de sucre, et demain ne me réveille qu’à midi moins vingt minutes.
– Je veux être aimé de Pauline! s’écria-t-il, le lendemain, en regardant le talisman avec une indéfinissable angoisse.
La peau ne fit aucun mouvement, elle semblait avoir perdu sa force con127tractile; elle ne pouvait sans doute pas réaliser un désir accompli déjà.
– Ah! ah! s’écria Raphaël, en se sentant délivré comme d’un manteau de plomb qu’il aurait porté depuis le jour où le talisman lui avait été donné. Tu mens! Tu ne m’obéis pas? Le pacte est rompu! Je suis libre, je vivrai. C’était donc une mauvaise plaisanterie.
En disant ces paroles, il n’osait pas croire à sa propre pensée. Il se mit aussi simplement qu’il l’était jadis, et voulut aller à pied à son ancienne demeure, en essayant de se reporter en idée à ces jours heureux où il se livrait sans danger à la furie de ses désirs, où il n’avait point encore jugé toutes les jouissances humaines. Il marchait, voyant, non plus la 128Pauline de l’hôtel Saint-Quentin, mais la Pauline de la veille, cette maîtresse accomplie, si souvent rêvée, jeune fille spirituelle, aimante, artiste, comprenant les poètes, comprenant la poésie, et vivant au sein du luxe; en un mot, Fœdora douée d’une belle ame; ou Pauline comtesse et deux fois millionnaire comme l’était Fœdora. Quand il se trouva sur le seuil usé, sur la dalle cassée de cette porte où, tant de fois, il avait eu des pensées de désespoir, une vieille femme sortit de la salle et lui dit: – N’êtes-vous pas M. Raphaël de Valentin?
– Oui, ma bonne mère, répondit-il.
– Vous connaissez votre logement, reprit-elle. Vous y êtes attendu.
– Cet hôtel est-il toujours tenu par madame Gaudin? demanda-t-il.
129– Oh! non, monsieur. Maintenant madame Gaudin est baronne. Elle est dans une belle maison à elle, de l’autre côté de l’eau. Son mari est revenu. Dame! il a rapporté des mille et des cents. L’on dit qu’elle pourrait acheter tout le quartier Saint-Jacques si elle le voulait. Elle m’a donné gratis son fonds, et son restant de bail. Ah! c’est une bonne femme, tout de même! Elle n’est pas plus fière aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.
Raphaël monta lestement à sa mansarde. Quand il atteignit les dernières marches de l’escalier, il entendit les sons du piano. Pauline était là! Il ouvrit doucement la porte, et la vit modestement vêtue d’une robe de percaline; mais la façon de la robe, les gants, le chapeau, le châle négli130gemment jetés sur le lit, révélaient toute une fortune.
– Ah! vous voilà, enfin, s’écria Pauline en tournant la tête et se levant par un naïf mouvement de joie.
Raphaël vint s’asseoir près d’elle; et rougissant, honteux, heureux, il la regarda sans rien dire.
– Pourquoi nous avez-vous donc quittées? reprit-elle en baissant les yeux, au moment où son visage s’empourpra. Qu’êtes-vous devenu?
– Ah! Pauline, j’ai été, je suis bien malheureux encore.
– Là! s’écria-t-elle tout attendrie. J’ai deviné cela, hier, en vous voyant bien mis, riche en apparence, et, en réalité, hein, monsieur Raphaël? Est-ce toujours comme autrefois?
Valentin ne put retenir quelques 131larmes, elles roulèrent dans ses yeux, et alors il s’écria: – Pauline!… je… Il n’acheva pas, ses yeux étincelèrent d’amour, et son cœur déborda dans son regard.
– Oh! il m’aime! il m’aime! s’écria Pauline.
Raphaël fit un signe de tête, en se sentant hors d’état de dire une seule parole. À ce geste, la jeune fille lui prit la main, et, la serrant avec force, elle lui dit, tantôt riant, tantôt sanglottant: – Riches! riches! heureux! riches! ta Pauline est riche! Mais moi je devrais aujourd’hui être bien pauvre. J’ai mille fois dit que je paierais ce mot: – il m’aime! de tous les trésors de la terre. Ô mon Raphaël! J’ai des millions. Tu aimes le luxe; mais tu dois aimer mon cœur aussi. Il y 132a tant d’amour pour toi dans ce cœur. Tu ne sais pas? mon père est revenu. Je suis une riche héritière. Ma mère et lui me laissent entièrement maîtresse de mon sort! Je suis libre! Comprends-tu?
En proie à une sorte de délire, Raphaël tenait les mains de Pauline, et les baisait si ardemment, si avidement, que son baiser semblait être une sorte de convulsion. Pauline se dégagea les mains, les jeta sur les épaules de Raphaël et le saisit. Alors, ils se comprirent, se serrèrent et s’embrassèrent avec cette sainte, cette délicieuse ferveur, dégagée de toute arrière-pensée, dont un seul baiser se trouve empreint, le jeune, le premier baiser, par lequel deux ames prennent possession d’elles-mêmes.
133– Ah! s’écria Pauline en retombant sur la chaise, je ne veux plus te quitter. – Je ne sais d’où me vient tant de hardiesse? reprit-elle en rougissant.
– De la hardiesse, ma Pauline? Oh! ne crains rien! C’est de l’amour, de l’amour vrai, profond, éternel comme le mien, n’est-ce pas?
– Oh! parle, parle, parle! dit-elle. Ta bouche a été si long-temps muette pour moi.
– Tu m’aimais donc?
– Oh! Dieu! si je t’aimais! Que de fois j’ai pleuré, là, tiens? en faisant ta chambre, déplorant ta misère et la mienne. Je me serais vendue au démon pour t’éviter un chagrin! Aujourd’hui, mon Raphaël, car tu es bien à moi. À moi cette belle tête; à moi ton 134cœur! Oh! oui, ton cœur, surtout! Éternelle richesse! – Eh bien! où en suis-je? reprit-elle après une pause. Ah! m’y voici! nous avons trois, quatre, cinq millions, je crois. Si j’étais pauvre, je tiendrais peut-être à porter ton nom, à être nommée ta femme. Mais, en ce moment, je voudrais te sacrifier le monde entier, je voudrais être encore ta servante. Va, Raphaël, en t’offrant mon cœur, ma personne, ma fortune, je ne te donnerais rien de plus aujourd’hui, que le jour où j’ai mis là, dit-elle en montrant le tiroir de la table, certaine pièce de cent sous! Oh! comme alors ta joie m’a fait mal.
– Pourquoi es-tu riche? s’écria Raphaël. Pourquoi n’as-tu pas de va135nité? je ne puis rien pour toi. Il se tordit les mains de bonheur, de désespoir d’amour. Quand tu seras madame la marquise de Valentin! Je te connais, ame céleste, ce titre et ma fortune ne vaudront pas…
– Un seul de tes cheveux, s’écria-t-elle.
– Moi aussi, j’ai des millions; mais que sont maintenant les richesses pour nous! Ah! j’ai ma vie, je puis te l’offrir, prends-la.
– Oh! ton amour. Raphaël, ton amour vaut le monde. Comment! ta pensée est à moi? Mais je suis la plus heureuse des heureuses.
– L’on va nous entendre, dit Raphaël.
– Hé, il n’y a personne, répondit-elle en laissant échapper un geste mutin.
136– Eh bien, viens, s’écria Valentin en lui tendant les bras.
Elle sauta sur ses genoux, et, joignant ses mains autour du cou de Raphaël: – Embrassez-moi, dit-elle, pour tous les chagrins que vous m’avez donnés! Pour effacer la peine que vos joies m’ont faite! Pour toutes les nuits que j’ai passées à peindre mes écrans.
– Tes écrans…
– Puisque nous sommes riches, mon trésor, je puis te dire tout. Pauvre enfant! Ah! comme il est facile de tromper les hommes d’esprit! Est-ce que tu pouvais avoir des gilets blancs et des chemises propres deux fois la semaine, pour trois francs de blanchissage par mois? Mais tu buvais deux fois plus de lait qu’il ne t’en 137revenait pour ton argent. Je t’attrapais sur tout: le feu, l’huile, et l’argent donc? Oh! mon Raphaël! ne me prends pas pour femme, dit-elle en riant, je suis une personne trop astucieuse.
– Mais comment faisais-tu donc?
– Je travaillais jusqu’à deux heures du matin, répondit-elle, et je donnais à ma mère une moitié du prix de mes écrans, à toi l’autre.
Ils se regardèrent pendant un moment, tous deux hébétés de joie et d’amour.
– Oh! s’écria Raphaël, nous paierons sans doute, un jour, ce bonheur par quelque effroyable chagrin!
– Serais-tu marié? cria Pauline. Ah! je ne veux te céder à aucune femme.
138– Je suis libre, ma chérie.
– Libre, répéta-t-elle. Libre, et à moi!
Elle se laissa glisser sur ses genoux, joignit les mains, et regarda Raphaël avec une dévotieuse ardeur.
– J’ai peur de devenir folle! – Combien tu es gentil! reprit-elle en passant une main dans la blonde chevelure de son amant. Est-elle bête, ta comtesse Fœdora! Quel plaisir j’ai ressenti hier en me voyant saluée par tous ces hommes. Elle n’a jamais été applaudie, elle! – Dis, cher? quand mon dos a touché ton bras, j’ai entendu en moi je ne sais quelle voix qui m’a crié: – Il est là! Je me suis retournée, et je t’ai vu! Oh! je me suis sauvée, je me sentais 139l’envie de te sauter au cou, devant tout le monde.
– Tu es bien heureuse de pouvoir parler, s’écria Raphaël. Moi, j’ai le cœur serré. Je voudrais pleurer, je ne puis… Ne me retire pas ta main! Il me semble que je resterais pendant toute ma vie, à te regarder ainsi, heureux, content.
– Oh! répète-moi cela, mon amour?
– Et que sont les paroles, reprit Valentin en laissant tomber une larme chaude sur les mains de Pauline. Plus tard, j’essaierai de te dire mon amour; en ce moment, je ne puis que le sentir…
– Oh! s’écria-t-elle, cette belle ame, ce beau génie, ce cœur que je 140connais si bien, tout est à moi, comme je suis à toi.
– Pour toujours, ma douce créature! dit Raphaël d’une voix émue. Tu seras ma femme, mon bon génie. Ta présence a toujours dissipé mes chagrins, rafraîchi mon ame. En ce moment, ton sourire angélique a pour ainsi dire purifié mon cœur. Je crois commencer une nouvelle vie. Le passé cruel et mes tristes folies me semblent n’être plus que de mauvais songes. Je suis pur, près de toi. Je sens l’air du bonheur. – Oh! sois là toujours, ajouta-t-il en la pressant saintement sur son cœur palpitant.
– Vienne la mort quand elle voudra! s’écria Pauline en extase. J’ai vécu!
141Heureux qui devinera leurs joies, il les aura connus!
– Oh! mon Raphaël! s’écria Pauline, après quelques heures de silence bien employées, je voudrais qu’à l’avenir personne n’entrât dans cette chère mansarde.
– Il faut en murer la porte, mettre une grille à la lucarne, et acheter la maison, répondit le marquis.
– C’est cela, dit-elle. Puis, après un moment de silence: – Nous avons un peu oublié de chercher tes manuscrits?
Et ils se prirent à rire avec une douce innocence.
– Bah! je me moque de toutes les sciences, s’écria Raphaël.
– Ah! monsieur, et la gloire?.
– Tu es ma seule gloire.
142– Tu étais bien malheureux en faisant tous ces petits pieds de mouche, dit-elle en feuilletant les papiers.
– Ma Pauline…
– Oh! oui, je suis ta Pauline. Eh bien?
– Où demeures-tu donc?
– Rue Saint-Lazare. Et toi?
– Rue de Varennes.
– Comme nous serons loin l’un de l’autre, jusqu’à ce que…
Elle s’arrêta, regardant son ami d’un air coquet et malicieux.
– Mais, répondit Raphaël, nous avons tout au plus une quinzaine de jours à rester séparés.
– Vrai! dans quinze jours nous nous marierons. Elle sauta comme une enfant. – Oh! je suis une fille dénaturée, reprit-elle, je ne pense 143plus ni à père, ni à mère, ni à rien dans le monde! Tu ne sais pas, pauvre chéri? mon père est bien malade. Il est revenu des Indes, souffrant. Oh! bien souffrant. Il a manqué mourir au Havre. Nous l’avons été chercher là. – Ah! Dieu, s’écria-t-elle en regardant l’heure à sa montre, déjà trois heures. Je dois me trouver à son réveil, à quatre heures. Je suis la maîtresse au logis; ma mère fait toutes mes volontés; mon père m’adore; mais je ne veux pas abuser de leur bonté. Ce serait mal! Le pauvre père, c’est lui qui m’a envoyée aux Italiens hier. Tu viendras le voir demain, n’est-ce pas?
– Madame la marquise de Valentin veut-elle me faire l’honneur d’accepter mon bras?
144– Ah! cher chéri! Je vais emporter la clef de cette chambre, reprit-elle. N’est-ce pas un palais, notre trésor…
– Pauline? encore un baiser.
– Mille! – Mon Dieu, dit-elle en regardant Raphaël, ce sera toujours ainsi! Je crois rêver.
Ils descendirent lentement l’escalier. Puis, bien unis, marchant du même pas, tressaillant ensemble sous le poids du même bonheur, se serrant comme deux colombes, ils arrivèrent trop tôt sur la place de la Sorbonne, où la voiture de Pauline attendait.
– Je veux aller chez toi! s’écria-t-elle. Je veux voir ta chambre, ton cabinet, et m’asseoir à la table sur laquelle tu travailles. Ce sera comme 145autrefois, ajouta-t-elle en rougissant.
– Joseph, dit-elle en s’adressant à un valet, je vais rue de Varennes avant de retourner à la maison. Il est trois heures un quart, et je dois être revenue à quatre. George pressera les chevaux.
Et les deux amans, mollement balancés et portés sur de voluptueux coussins, tous deux rayonnant d’amour, furent, en peu d’instans, menés à l’hôtel de Valentin.
– Oh! que je suis contente d’avoir examiné tout cela, s’écria Pauline en chiffonnant la soie des rideaux qui drapaient le lit de Raphaël. Ce soir, en m’endormant, je tâcherai d’être là, en pensée. Je me figurerai ta chère tête sur cet oreiller. Dis-moi, Raphaël, 146tu n’as pris conseil de personne pour meubler ton hôtel?
– De personne.
– Bien vrai? Ce n’est pas une femme qui…
– Pauline!
– Oh! je me sens une affreuse jalousie! Mais, tu as bon goût. Je veux avoir demain un lit pareil au tien.
Raphaël, ivre de bonheur, saisit Pauline.
– Oh! mon père, mon père, dit-elle.
– Je vais donc te reconduire, car je veux te quitter le moins possible, s’écria Valentin.
– Combien tu es aimant! Je n’osais pas te le proposer…
– N’es-tu donc pas ma vie?
147– Il n’y a pas deux hommes comme toi sous le ciel.
Mais il serait fastidieux de consigner fidèlement ces adorables bavardages de l’amour auxquels l’accent, le regard, un geste intraduisible donnent seuls du prix. Valentin reconduisit Pauline jusque chez elle, et revint ayant au cœur autant de plaisir que l’homme peut en ressentir et en porter ici-bas. Quand il fut assis dans son fauteuil, près de son feu, pensant à la soudaine et complète réalisation de toutes ses espérances, une idée froide lui traversa l’ame comme l’acier d’un poignard perce une poitrine. Il regarda la peau de chagrin, elle s’était légèrement rétrécie.
– Ah!
148Il prononça le grand juron français, sans y mettre les jésuitiques réticences de l’abbesse des Andouillettes; puis, il pencha la tête sur son fauteuil, et resta sans mouvement les yeux arrêtés sur une patère, sans la voir.
– Grand Dieu! s’écria-t-il. Quoi! tous mes désirs, tous! Pauvre Pauline!
Il prit un compas, mesura ce que la matinée lui avait coûté d’existence.
– Je n’en ai pas pour deux mois, dit-il.
Une sueur glacée sortit de ses pores, et il demeura comme perdu dans ses pensées. Tout à coup il obéit à un inexprimable mouvement de rage, et saisit la peau de chagrin en s’écriant: – Je suis bien bête! Il sor149tit, courut, traversa les jardins, jeta le talisman au fond d’un puits en disant: – Vogue la galère! Au diable toutes ces sottises!
Raphaël se laissa donc aller au bonheur d’aimer, et vécut cœur à cœur avec Pauline, qui ne conçut pas le refus en amour. Leur mariage, retardé par des difficultés peu intéressantes à raconter, devait se célébrer dans les premiers jours de mars. Ils s’étaient éprouvés, ne doutaient point d’eux-mêmes; et, le bonheur leur ayant révélé toute la puissance de leur affection, jamais deux ames, deux caractères ne s’étaient aussi parfaitement unis qu’ils le furent par la passion. En s’étudiant, ils s’aimèrent davantage. C’était de part et d’autre, même délicatesse, même pudeur, même 150volupté, la plus douce de toutes les voluptés, celle des anges. Point de nuages dans leur ciel: tour à tour, les désirs de l’un faisaient la loi de l’autre. Riches tous deux, ils ne connaissaient point de caprices qu’ils ne pussent satisfaire, et, partant, n’avaient point de caprices. Un goût exquis, le sentiment du beau, une vraie poésie animaient l’ame de l’épouse. La mousseline, les fleurs formaient ses plus riches parures. Dédaignant les diamans et tous les colifichets de la finance, un sourire de son ami lui semblait plus beau que toutes les perles d’Ormus. Puis, Pauline et Raphaël fuyaient le monde. La solitude leur était si belle, si féconde en plaisirs. Les oisifs voyaient exactement tous les soirs ce joli mé151nage de contrebande, aux Italiens ou à l’Opéra. Si, d’abord, quelques médisances égayèrent les salons, bientôt le torrent d’événemens qui passait alors sur Paris fit oublier deux amans inoffensifs. Enfin, espèce d’excuse auprès des prudes, leur mariage était annoncé, et leurs gens se trouvaient discrets par hasard. Donc, aucune méchanceté trop vive ne les punit de leur bonheur.
Vers la fin du mois de février, époque à laquelle d’assez beaux jours firent croire aux joies du printemps, un matin, Pauline et Raphaël déjeunaient ensemble dans une petite serre, espèce de salon rempli de fleurs, et de plain-pied avec le jardin. Le doux et pâle soleil de l’hiver dont les rayons se brisaient à travers des 152arbustes rares, tiédissait alors la température. Les yeux étaient égayés par les vigoureux contrastes des divers feuillages, par les couleurs des touffes fleuries et par toutes les fantaisies de la lumière et de l’ombre. Quand tout Paris se chauffait encore devant de tristes foyers, les deux jeunes époux riaient sous un berceau de camélias, de lilas, de bruyères; et leurs têtes joyeuses s’élevaient au-dessus des narcisses, des muguets et des roses du Bengale. Dans cette serre voluptueuse et riche, les pieds foulaient une natte africaine coloriée comme un tapis. Les parois tendues en coutil vert n’offraient pas la moindre trace d’humidité. L’ameublement était de bois en apparence grossier, mais dont l’écorce polie 153brillait de propreté. Un jeune chat accroupi sur la table, où l’avait attiré l’odeur du lait, se laissait barbouiller de café par Pauline. La folâtre jouait avec lui, défendait la crême qu’elle lui permettait à peine de flairer afin d’exercer sa patience et d’entretenir le combat. Elle éclatait de rire à chacune de ses grimaces, et débitait mille plaisanteries pour empêcher Raphaël de lire le journal, qui, dix fois déjà, lui était tombé des mains. Il y avait, dans cette scène matinale, un bonheur inexprimable comme tout ce qui est naturel et vrai. Raphaël feignait toujours de lire sa feuille, et contemplait à la dérobée Pauline aux prises avec le chat, sa Pauline enveloppée d’un long peignoir qui la lui voilait impar154faitement, sa Pauline, les cheveux en désordre, et montrant un petit pied blanc veiné de bleu dans une pantoufle de velours noir. Charmante à voir ainsi déshabillée, et délicieuse comme les fantastiques figures de Westhall, elle semblait être tout à la fois jeune fille et femme; et peut-être même, encore plus jeune fille que femme, parce que, sans doute, elle jouissait d’une félicité sans mélange, et ne connaissait de l’amour que ses premières joies. Au moment où, tout-à-fait absorbé par sa douce rêverie, Raphaël avait oublié son journal, Pauline le saisit, le chiffonna, en fit une boule, le lança dans le jardin, et le chat courut après la politique qui tournait, comme toujours, sur elle-même. Puis, quand Raphaël, 155distrait par cette scène enfantine, voulut continuer à lire et fit le geste de lever la feuille qu’il n’avait plus, ce furent des rires francs, joyeux, renaissant d’eux-mêmes comme les chants d’un oiseau.
– Je suis jalouse du journal, dit-elle en essuyant les larmes que son rire d’enfant avait fait couler. – N’est-ce pas une félonie, reprit-elle en redevenant femme tout à coup, que de lire des proclamations russes en ma présence, et de préférer la prose de l’empereur Nicolas à des paroles, à des regards d’amour?
– Je ne lisais pas, mon ange aimé, je te regardais.
En ce moment, le pas lourd du jardinier, dont les souliers ferrés fai156saient crier le sable des allées, retentit près de la serre.
– Excusez, monsieur le marquis, si je vous interromps ainsi que madame, mais je vous apporte une curiosité comme je n’en ai jamais vue. En tirant tout à l’heure, sous votre respect, un seau d’eau, j’ai amené cette singulière plante marine! La voilà! Faut, tout de même, que ce soit bien accoutumé à l’eau, car ce n’était point mouillé, ni humide. C’était sec comme du bois. Et c’est point gras du tout. Comme monsieur le marquis est plus savant que moi certainement, j’ai pensé qu’il fallait la lui apporter, et que ça l’intéresserait.
Et le jardinier montrait à Raphaël l’inexorable Peau de chagrin qui n’a157vait pas un pied carré de superficie.
– Merci, Vanière, dit Raphaël. C’est une chose très curieuse.
– Qu’as-tu, mon ange? tu pâlis! s’écria Pauline.
– Laissez-nous, Vanière.
Le jardinier s’éloigna.
– Ta voix m’effraie, reprit la jeune fille. Elle est singulièrement altérée. Qu’as-tu? Que sens-tu? Où as-tu mal? Tu as mal! Un médecin! cria-t-elle. Jonathas! Au secours!
– Ma Pauline, tais-toi, répondit Raphaël qui recouvrait son sang-froid. Sortons. Il y a près de moi une fleur dont le parfum m’incommode. Peut-être, est-ce cette verveine?
Pauline s’élança sur l’innocent arbuste, le saisit par la tige, et le jeta dans le jardin.
158– Oh! ange, s’écria-t-elle en serrant Raphaël par une étreinte aussi forte que leur amour, en lui apportant, avec une langoureuse coquetterie, ses lèvres vermeilles à baiser, en te voyant pâlir, j’ai compris que je ne te survivrais pas! Oui, ta vie est ma vie. Mon Raphaël, passe-moi ta main sur le dos? J’y sens encore la petite mort, j’y ai froid. Comme tes lèvres sont brûlantes. Et ta main! Elle est glacée! ajouta-t-elle.
– Tu es folle? s’écria Raphaël.
– Pourquoi cette larme, dit-elle. Laisse-la-moi boire!
– Oh! Pauline! Pauline! tu m’aimes trop.
– Il se passe en toi quelque chose d’extraordinaire, Raphaël? Sois vrai, va je saurai bientôt ton secret. Donne-159moi cela, dit-elle en prenant la peau de chagrin.
– Tu es mon bourreau, cria le jeune homme en jetant un regard d’horreur sur le talisman.
– Oh! quelle voix, répondit Pauline en laissant tomber le fatal symbole du destin; et regardant Raphaël: – Qu’as-tu dit, mon ange? lui demanda-t-elle.
– M’aimes-tu? reprit-il.
– Oh, si je t’aime! Est-ce une question?
– Eh bien! laisse-moi. Va-t-en!
Soumise, la pauvre petite s’en alla, mais pleurant.
– Quoi? s’écria Raphaël quand il fut seul, dans un siècle de lumière, où nous avons appris que les diamans n’étaient que du car160bone solide; à une époque où tout s’explique; où la police traduirait un nouveau Messie devant les tribunaux, et soumettrait ses miracles à l’Académie des Sciences; dans un temps où nous ne croyons plus qu’aux paraphes des notaires! Je croirai, moi? à une espèce de Mané – Thekel – Pharès. Non, de par Dieu! je ne penserai pas que l’Etre-suprême puisse trouver du plaisir à tourmenter une honnête créature. Allons voir les savans!
Alors il arriva bientôt, entre la Halle aux vins, immense recueil de tonneaux, et la Salpétrière, immense séminaire d’ivrognerie, devant une petite mare infecte où s’ébaudissaient des canards aussi remarquables par la rareté des espèces que par la di161versité du plumage. Leurs ondoyantes couleurs, semblables aux vitraux d’une cathédrale, pétillaient sous les rayons du soleil. Et tous les canards du monde étaient là, criant, barbottant, grouillant et formant une espèce de chambre canarde rassemblée contre son gré; mais heureusement sans roi, sans principes, et vivant, sans rencontrer de chasseurs, sous l’œil des naturalistes qui les regardaient assez rarement.
– Monsieur est là, dit un porte-clefs à Raphaël qui avait demandé un savant.
Le marquis vit un petit homme entre deux âges et profondément enfoncé dans quelque sage méditation à l’aspect de deux canards. Il avait la physionomie douce, un air obligeant, 162mais il régnait dans toute sa personne une préoccupation scientifique. Sa perruque, incessamment grattée, fantasquement retroussée par le col de l’habit, laissait voir une ligne de cheveux blancs et accusait la fureur des découvertes qui, semblable à toutes les passions, nous arrache si puissamment aux choses de ce monde. Raphaël, homme de science et d’étude, admira consciencieusement ce naturaliste dont les veilles étaient consacrées à l’agrandissement des connaissances humaines, et qui, même par ses erreurs, servait encore la gloire de la France. Mais une petite maîtresse aurait ri sans doute, en remarquant la solution de continuité qui se trouvait entre la culotte et le gilet rayé du savant. Cet interstice était 163d’ailleurs chastement rempli par une chemise qu’il avait copieusement froncée, en se baissant et se levant tour-à-tour au gré de ses observations zoogénésiques. Après quelques premières phrases de politesse, Raphaël crut nécessaire d’adresser à M. Lacrampe un compliment bannal sur ses canards.
– Oh! nous sommes riches en canards! répondit le naturaliste. C’est, du reste, comme vous le savez sans doute, le genre le plus fécond de l’ordre des Palmipèdes… Il commence au Cygne et finit au Canard Zinzin, en comprenant cent trente-sept variétés d’individus bien distincts, ayant leurs noms, leurs mœurs, leur patrie, leur physionomie, et qui ne se ressemblent pas plus entre eux qu’un 164blanc ne ressemble à un nègre! En vérité, monsieur, quand nous mangeons un canard, la plupart du temps, nous ne nous doutons guère de l’étendue… Il s’interrompit à l’aspect d’un joli petit canard qui remontait le talus de la mare. C’est le cygne à cravate, que vous voyez-là. Pauvre enfant du Canada! il est venu de bien loin pour nous montrer son plumage brun et gris, sa petite cravate noire. Tenez! il se gratte. Voici la fameuse oie à duvet ou canard Eider, sous l’édredon de laquelle dorment nos petites maîtresses. Est-elle jolie? Qui n’admirerait pas ce petit ventre d’un blanc rougeâtre, ce bec vert? Je viens, monsieur, reprit-il, d’être témoin d’un accouplement dont j’avais jusqu’alors désespéré. Le mariage s’est 165fait assez heureusement, et j’en attendrai fort impatiemment le résultat. Je me flatte d’obtenir une cent trente-sixième espèce à laquelle peut-être mon nom sera donné! – Voici les nouveaux époux, dit-il en montrant deux canards. C’est une oie rieuse (anas albifrons) et le grand canard siffleur (anas rufina de Buffon). J’avais long-temps hésité entre le canard siffleur, le canard à sourcils blancs et le canard souchet (anas clypeata), tenez, voici le souchet! C’est ce gros scélérat brun-noir, dont le col est verdâtre et si coquettement irisé. Mais, monsieur, le canard siffieur était hupé! alors vous comprenez que je n’ai plus balancé. Il ne nous manque ici que le canard varié à calotte noire. Ces messieurs prétendent 166unanimement que ce canard fait double emploi avec le canard sercelle à bec recourbé; quant à moi. – Il fit un geste admirable qui peignit à la fois la modestie et l’orgueil des savans, orgueil plein d’entêtement, modestie pleine de suffisance. – Je ne le pense pas, ajouta-t-il. Vous voyez, mon cher monsieur, que nous ne nous amusons pas ici. Je m’occupe en ce moment de la monographie du genre canard. Mais je suis à vos ordres.
Tout en se dirigeant vers une assez jolie maison de la rue Buffon, Raphaël soumit la Peau de chagrin aux investigations de M. Lacrampe.
– Je connais cela, répondit le savant, après avoir braqué sa loupe sur le talisman. C’est quelque dessus 167de boîte. Le chagrin est fort ancien! Aujourd’hui les gaîniers préfèrent se servir de galuchat. Le galuchat est, comme vous le savez sans doute, la dépouille du Raja sephen, un poisson de la mer Rouge…
– Mais ceci, Monsieur, puisque vous avez l’extrême bonté…
– Ceci! reprit le savant. Eh bien, entre le galuchat et le chagrin, il y a, monsieur, toute la différence de l’océan à la terre, du poisson à un quadrupède, et cependant, la peau du poisson est plus dure que la peau de l’animal terrestre. Ceci, dit-il en montrant le talisman, est, comme vous le savez sans doute, un des produits les plus curieux de la zoologie.
– Voyons, s’écria Raphaël.
168– Monsieur, répondit le savant en s’enfonçant dans son fauteuil, ceci… est une peau d’âne.
– Je le sais, dit le jeune homme.
– Il existe en Perse, reprit le naturaliste, un âne extrêmement rare, l’onagre des anciens, equus asinus, le koulan des Tatars. Pallas a été l’observer et l’a rendu à la science. En effet cet animal avait long-temps passé pour fantastique. Il est, comme vous le savez, célèbre dans l’Écriture sainte, et Moïse avait défendu de l’accoupler avec ses congénères. Mais l’onagre est encore plus fameux par les prostitutions dont il a été l’objet, et dont parlent souvent les prophètes bibliques. Pallas, comme vous le savez sans doute, déclare, dans ses Act. Petrop… tome II, que 169ces excès bizarres sont encore religieusement accrédités chez les Persans et les Nogaïs comme un remède souverain contre les maux de reins et la goutte sciatique… Nous ne nous doutons guère de cela, nous autres pauvres Parisiens! le Muséum ne possède même pas d’onagre. – Quel superbe animal! reprit le savant. Il est plein de mystères. Son œil est muni d’une espèce de tapis réflecteur auquel les Orientaux attribuent le pouvoir de la fascination. Sa robe est plus élégante et plus polie que ne l’est celle de nos plus beaux chevaux; elle est sillonnée de bandes plus ou moins fauves et ressemble beaucoup à la peau du zèbre. Son lainage a quelque chose de moelleux, d’ondoyant, de gras au toucher. Sa vue 170égale en justesse et en précision la vue de l’homme. Un peu plus grand que nos plus beaux ânes domestiques, il est doué d’un courage extraordinaire, et, quand, par hasard, il est surpris, il se défend avec une supériorité remarquable contre les bêtes les plus féroces. Quant à la rapidité de sa marche, elle ne peut se comparer qu’au vol des oiseaux! Un onagre, monsieur, tuerait à la course les meilleurs chevaux arabes ou persans. D’après le père du consciencieux docteur Niébuhr dont, comme vous le savez sans doute, nous déplorons encore la perte récente, le terme moyen du pas ordinaire de ces admirables créatures est de sept mille pas géométriques par heure! Nos ânes dégénérés ne sauraient donner une 171idée de cet âne indépendant et fier. Il a le port leste, animé, l’air spirituel, fin, une physionomie gracieuse, des mouvemens pleins de coquetterie! C’est le roi de l’Orient. Les superstitions turques et persanes lui donnent même une mystérieuse origine, et le nom de Salomon se mêle à tous les récits que les conteurs du Thibet et de la Tartarie font sur les prouesses attribuées à ces nobles animaux. Enfin, un onagre apprivoisé vaut des sommes immenses; mais il est presque impossible de les saisir dans leurs montagnes où ils bondissent comme des chevreuils, et semblent voler comme des oiseaux. La fable des chevaux ailés, notre Pégase, a sans doute pris naissance dans ces pays, où les bergers ont pu voir souvent un onagre 172sautant d’un rocher à un autre. Les ânes de selle obtenus en Perse par l’accouplement d’une ânesse avec un onagre apprivoisé, sont peints en rouge, suivant une immémoriale tradition. Cet usage a donné lieu peut-être à notre proverbe: méchant comme un âne rouge. À une époque où l’histoire naturelle était très-négligée en France, un voyageur aura, je pense, amené un de ces animaux curieux qui supportent fort impatiemment l’esclavage; et, de là, le dicton! – La peau que vous me présentez, reprit le savant, est la peau d’un onagre. Nous varions sur l’origine du nom. Les uns prétendent que Chagri est un mot turc; d’autres veulent que Chagri soit la ville où cette dépouille zoologique subit une 173préparation chimique, assez bien décrite par Pallas et qui lui donne le grain particulier que nous admirons. M. Martellens m’a écrit que Châagri est un ruisseau.
– Monsieur, je vous remercie de m’avoir donné des renseignemens qui fourniraient une admirable note à quelque Dom Calmet, si les bénédictins existaient encore; mais j’ai eu l’honneur de vous faire observer que ce fragment était primitivement d’un volume égal…. à cette carte géographique, dit Raphaël en montrant à M. Lacrampe un atlas ouvert; et depuis trois mois elle s’est insensiblement contractée…
– Bien, reprit le savant. Je comprends. Mais, monsieur, toutes les dépouilles d’êtres primitivement or174ganisés sont sujettes à un dépérissement naturel, facile à concevoir, et dont les progrès sont soumis aux influences atmosphériques. Les métaux eux-mêmes se dilatent ou se resserrent d’une manière sensible. Les ingénieurs ont observé des déplacemens assez considérables de pierres très pesantes, dans lesquelles des barres de fer avaient seulement été scellées. La science est vaste, et la vie humaine est bien courte; aussi, n’avons-nous pas la prétention de connaître tous les phénomènes de la nature.
– Monsieur, reprit Raphaël presque confus, excusez la demande que je vais vous faire. Êtes-vous bien sûr que cette peau soit soumise aux lois 175ordinaires de la zoologie, qu’elle puisse s’étendre?
– Oh! certes, dit M. Lacrampe en essayant de tirer le talisman. – Ah! peste, s’écria-t-il. Mais, monsieur, reprit-il, si vous voulez aller voir M. Planchette, le célèbre professeur de mécanique, il trouvera certainement un moyen d’agir sur cette peau, de l’amollir, de la distendre.
– Oh! Monsieur, vous me sauvez la vie.
Raphaël salua le savant naturaliste et courut chez M. Planchette, en laissant le bon Lacrampe au milieu de son cabinet rempli de monstres, de fœtus, de bocaux et de plantes séchées. Il remportait de cette visite, sans le savoir, toute la science humaine, une nomenclature! Ce bon-homme 176ressemblait à Sancho Pança racontant à Don Quichotte l’histoire des moutons. Il s’amusait à compter des brebis, à les numéroter; et, arrivé sur le bord de la tombe, il connaissait à peine une petite fraction des incommensurables nombres du grand troupeau, jeté par Dieu à travers l’océan des mondes, dans un but ignoré.
Raphaël était content. – Je vais tenir mon âne en bride, s’écriait-il.
Sterne avait dit avant lui: – Ménageons notre âne, si nous voulons vivre vieux! Mais la bête est si fantasque!
M. Planchette était un grand homme sec, véritable poète perdu dans une perpétuelle contemplation, occupé à regarder toujours un abîme sans fond, LE MOUVEMENT! Le vulgaire 177taxe de folie ces esprits sublimes, gens incompris qui vivent dans une admirable insouciance du luxe et du monde, restant des journées entières à fumer un cigare éteint, ou venant dans un salon sans avoir toujours bien exactement marié les boutons de leurs vêtemens avec les boutonnières. Mais un jour, après avoir long-temps mesuré le vide, ou entassé des x sous des Aa + gG, ils ont analysé quelque loi naturelle, décomposé le plus simple des principes, et tout à coup la foule admire une nouvelle machine, ou quelque haquet dont la facile structure nous étonne et nous confond! Et le savant modeste sourit en disant à ses admirateurs: – Qu’ai-je donc créé? Rien. L’homme n’invente pas une force, il 178la dirige, et la science consiste à imiter la nature.
Raphaël surprit M. Planchette immobile, et planté sur ses deux jambes, comme un pendu tombé droit sous une potence. Le mathématicien examinait une bille d’agate qui roulait sur un cadran solaire, et attendait, sans doute, qu’elle s’y arrêtât. M. Planchette n’était ni décoré, ni pensionné. Le pauvre homme ne savait pas enluminer ses calculs. Se trouvant heureux de vivre à l’affût d’une découverte, il ne pensait ni à la gloire, ni au monde, ni à lui-même, et vivait dans la science pour la science.
– Cela est indéfinissable, s’écria-t-il.
– Ah! ah! monsieur, reprit-il en apercevant Raphaël, je suis votre 179serviteur. Comment va la maman? Allez voir ma femme…
– J’aurais cependant pu vivre ainsi! pensa Raphaël qui tira le savant de sa rêverie en lui demandant le moyen d’agir sur le talisman, qu’il lui présenta.
– Dussiez-vous rire de ma crédulité, monsieur, dit le marquis en terminant, je ne vous cacherai rien. Cette peau me semble posséder une force de résistance sur laquelle rien ne peut prévaloir.
M. Planchette sourit dédaigneusement.
– Monsieur, dit-il, les gens du monde traitent toujours la science assez cavalièrement, et, tous, nous disent à peu près ce qu’un Incroyable disait à M. de Lalande en lui ame180nant des dames après l’éclipse: – Ayez la bonté de recommencer. Mais, voyons? Quel effet voulez-vous produire? La mécanique a pour but, soit d’appliquer les lois du mouvement, soit de les neutraliser. Quant au mouvement en lui-même, je vous déclare avec humilité que nous sommes hors d’état de le définir. Cela posé, nous avons remarqué certains phénomènes constans qui régissent l’action des solides et des fluides, et nous pouvons, en reproduisant les causes génératrices de ces phénomènes, arriver à transporter les corps, à leur transmettre une force locomotive dans des rapports de vitesse déterminée; à les lancer; à les diviser simplement ou à l’infini, soit que nous les cassions ou les pulvé181risions; puis, à les tordre, à leur imprimer une rotation, à les modifier, à les comprimer, à les dilater, les étendre. Et toute cette science, monsieur, repose sur un seul fait. – Vous voyez cette bille, reprit-il. Regardez? Elle est ici sur cette pierre. La voici maintenant là. De quel nom appellerons-nous cet acte si physiquement naturel et cependant si moralement extraordinaire? Mouvement, locomotion, changement de lieu? Quelle immense vanité n’est pas cachée sous les mots humains? Un nom, est-ce donc une solution? Voilà pourtant toute la science! Nos machines ne font que décomposer cet acte, ce fait. Nous pouvons avec ce léger phénomène, opéré sur une masse, faire sauter Paris; nous 182pouvons augmenter la vitesse aux dépens de la force, et la force aux dépens de la vitesse. Et qu’est-ce que la force et la vitesse? Notre science est impuissante à le dire, comme elle l’est à créer un mouvement! Un mouvement, quel qu’il soit, est un immense pouvoir! Et l’homme n’invente pas de pouvoirs! Le pouvoir est un, comme le mouvement qui est l’essence même du pouvoir. Tout est mouvement. La pensée est un mouvement. La nature entière repose sur le mouvement. La mort n’est que l’absence du mouvement; et, si Dieu est éternel, c’est qu’il est toujours en mouvement. Dieu est le mouvement, peut-être! Voilà pourquoi le mouvement est inexplicable comme lui; comme lui, pro183fond, sans bornes, incompréhensible, intangible. Qui a jamais touché, compris, mesuré le mouvement? Nous en sentons les effets sans le voir. Nous pouvons même le nier comme nous nions Dieu. Où est-il, où n’est-il pas? D’où part-il? Où en est le principe? Où en est la fin? Il nous enveloppe, nous presse et nous échappe. Il est évident comme un fait, obscur comme une abstraction, et tout à la fois effet et cause. Il lui faut comme à nous l’espace? et qu’est-ce que l’espace? Le mouvement seul nous le révèle, et sans le mouvement, il n’est plus qu’un mot vide de sens. Problême insoluble, semblable au vide, semblable à la création, à l’infini, le mouvement confond la pensée humaine, et 184tout ce qu’il est permis à l’homme de concevoir, c’est qu’il ne le concevra jamais! Entre chacun des points successivement occupés par cette bille dans l’espace, reprit le savant, il se rencontre un abîme pour la raison humaine, monsieur, un abîme, où est tombé Pascal! Pour agir sur la substance inconnue que vous voulez soumettre à une force inconnue, il faut d’abord étudier cette substance! D’après sa nature, ou elle se brisera sous un choc, ou elle y résistera. Si elle doit se diviser et que votre intention ne soit pas de la partager, nous n’atteindrons pas le but proposé! Voulez-vous la comprimer? Il faut transmettre un mouvement égal à toutes les parties de la substance de manière à diminuer uniformément l’in185tervalle qui les sépare. Désirez-vous l’étendre? Nous devrons tâcher d’imprimer à chaque molécule une force excentrique égale; car sans l’observation exacte de cette loi, nous y produirions des solutions de continuité. Il existe, monsieur, des modes infinis, des combinaisons sans bornes dans le mouvement; à quel effet vous arrêtez-vous?
– Monsieur, dit Raphaël impatienté, je désire une pression quelconque assez forte pour étendre infiniment cette peau…
– La substance étant finie, répondit le mathématicien, ne saurait être distendue indéfiniment, mais la compression multipliera nécessairement l’étendue de sa surface aux dépens de l’épaisseur; bref, elle s’amincira 186jusqu’à ce que la matière manque…
– Obtenez ce résultat, monsieur, s’écria Raphaël, et vous aurez gagné deux millions.
– Je vous volerais votre argent, répondit le professeur avec le flegme d’un Hollandais. Je vais vous démontrer en deux mots l’existence d’une machine sous laquelle Dieu lui-même serait écrasé comme une mouche. Elle réduirait un homme à l’état de papier brouillard, un homme botté, éperonné, cravaté, chapeau, or, bijoux, tout…
– Quelle horrible machine!
– Au lieu de jeter leurs enfans à l’eau, les Chinois devraient les utiliser ainsi, reprit le savant sans penser au respect de l’homme pour sa progéniture.
187Et, tout entier à son idée, M. Planchette prit un pot de fleurs vide, en terre rouge, troué dans le fond, le posa sur la dalle gnomonique; puis, apercevant un peu de terre glaise dans un coin du jardin, il alla en chercher un morceau. Raphaël stupéfait, resta charmé comme un enfant écoutant quelque histoire merveilleuse contée par sa nourrice. M. Planchette jeta sa terre glaise sur la dalle; puis, tirant de sa poche une serpette, il coupa deux branches de sureau, et se mit à les vider; mais tout en préparant sa machine, il sifflait et chantait comme si Raphaël n’eût pas été là.
– Tout est prêt, dit-il.
Il attacha fort habilement, par un coude en terre glaise, l’un de ses tuyaux de bois au fond du pot, de 188manière à ce que le trou du sureau correspondît à celui du vase. Vous eussiez dit une énorme pipe. Puis, il étala sur la dalle du cadran solaire un lit de glaise auquel il donna la forme d’une pelle, assit le pot de fleurs dans la partie la plus large, et fixa la branche de sureau sur la portion qui en représentait le manche. Enfin, mettant un pâté de terre glaise à l’extrémité du tube en sureau, il y planta l’autre branche creuse, toute droite, mais en pratiquant un autre coude pour la joindre à la branche horizontale, en sorte que l’air, ou tel fluide ambiant donné, pût circuler dans cette machine improvisée, et courir, depuis l’embouchure du tube vertical, à travers le canal intermé189diaire, jusque dans le grand pot de fleurs vide.
– Monsieur, cet appareil, dit-il à Raphaël avec le sérieux d’un académicien prononçant son discours de réception, est le plus beau titre du grand Pascal à notre admiration.
– Je ne comprends pas…
Le savant sourit. Il alla détacher d’un arbre fruitier une petite bouteille dans laquelle son pharmacien lui avait envoyé une liqueur où se prenaient les fourmis; il en cassa le fond, se fit un entonnoir, l’adapta soigneusement au trou de la branche creuse qu’il avait fixée verticalement dans l’argile, en opposition au grand réservoir figuré par le pot de fleurs; et, au moyen d’un arrosoir, il y versa la quantité d’eau nécessaire pour qu’elle 190se trouvât également bord à bord et dans le grand vase et dans la petite embouchure circulaire du sureau. Raphaël pensait à sa Peau de chagrin.
– Monsieur, dit le mécanicien, l’eau passe encore aujourd’hui pour un corps incompressible. N’oubliez pas ce principe fondamental. Néanmoins elle se comprime; mais si légèrement, que nous devons compter sa faculté contractile comme zéro. – Vous voyez la surface que présente l’eau arrivée à la superficie du pot de fleurs.
– Oui, monsieur.
– Hé bien, supposez cette surface mille fois plus étendue que ne l’est l’orifice du bâton de sureau par lequel j’ai versé le liquide. Tenez, j’ôte l’entonnoir.
191– D’accord.
– Hé bien, monsieur, si par un moyen quelconque j’augmente le volume de cette masse en introduisant encore de l’eau par l’orifice du petit tuyau, le fluide sera contraint d’y descendre, et de monter dans le réservoir figuré par le pot de fleurs jusqu’à ce que le liquide arrive à un même niveau dans l’un et l’autre…
– Cela est évident, s’écria Raphaël.
– Mais il y a cette différence, reprit le savant, que si la mince colonne d’eau ajoutée dans le petit tube vertical y présente une force égale, au poids d’une livre, par exemple, comme son action se transmettra fidèlement à la masse liquide et viendra réagir sur tous les points de la 192surface qu’elle présente dans le pot de fleurs, il s’y trouvera mille colonnes d’eau qui, tendant toutes à s’élever comme si elles étaient poussées par une force égale à celle qui fait descendre le liquide dans le bâton de sureau vertical, produiront nécessairement ici, dit M. Planchette en montrant à Raphaël l’ouverture du pot de fleurs, une puissance mille fois plus considérable que la puissance introduite là…
Et le savant indiquait du doigt au marquis le tuyau de bois fiché droit dans la glaise.
– Cela est tout simple, dit Raphaël.
M. Planchette sourit.
– En d’autres termes, reprit-il avec cette ténacité de logique natu193relle aux mathématiciens, il faudrait pour repousser l’irruption de l’eau, déployer, sur chaque partie de la grande surface, une force égale à la force agissant dans le conduit vertical; à cette différence près que, si la colonne liquide y est haute d’un pied, les mille petites colonnes de la grande surface n’y auront qu’une très faible élévation. – Maintenant dit Planchette en donnant une chiquenaude à ses bâtons, remplaçons ce petit appareil grotesque, par des tubes métalliques d’une force et d’une dimension convenables? Si vous couvrez d’une forte platine mobile la surface fluide du grand réservoir, et, qu’à cette platine, vous en opposiez une autre dont la résistance et la solidité soient à toute épreuve; si, de 194plus, vous m’accordez la puissance d’ajouter sans cesse de l’eau par le petit tube vertical à la masse liquide, l’objet, pris entre les deux plans solides, doit nécessairement céder à l’immense action qui le comprime indéfiniment. Or, le moyen d’introduire constamment de l’eau par le petit tube est une niaiserie en mécanique, ainsi que le mode de transmettre la puissance de la masse liquide à une platine… Deux pistons et quelques soupapes suffisent. – Alors, concevez-vous, mon cher monsieur, dit-il en prenant le bras de Valentin, qu’il n’existe guère de substance qui, prise entre ces deux résistances indéfinies, ne soit fatalement contrainte à s’étaler.
– Quoi! l’auteur des Lettres pro195vinciales a inventé… s’écria Raphaël.
– Lui seul, monsieur. La mécanique ne connaît rien de plus simple ni de plus beau. Le principe contraire, l’expansibilité de l’eau a créé la machine à vapeur. Mais l’eau n’est expansible qu’à un certain degré, tandis que son incompressibilité, étant une force en quelque sorte négative, se trouve nécessairement infinie.
– Si cette peau s’étend, dit Raphaël, je vous promets d’élever une statue colossale à Blaise Pascal; de fonder un prix de cent mille francs pour le plus beau problème de mécanique résolu dans chaque période de dix ans; de doter vos cousines, arrière-cousines; et, enfin, de bâtir un 196hôpital destiné aux mathématiciens devenus fous.
– Ce serait fort utile, dit M. Planchette. – Monsieur, reprit il avec le calme d’un homme vivant dans une sphère tout intellectuelle, nous irons demain chez M. Spieghalter. Ce mécanicien distingué vient de confectionner, d’après mes plans, une machine perfectionnée avec laquelle un enfant pourrait faire tenir cent bottes de foin dans un chapeau.
– À demain, Monsieur.
– À demain.
– Parlez-moi de la mécanique! s’écria Raphaël. N’est-ce pas la plus belle de toutes les sciences? L’autre avec ses onagres, ses classemens, ses canards, ses genres et ses bocaux pleins de monstres, est tout au plus 197bon à marquer les points dans un billard public.
Le lendemain, Raphaël, tout joyeux, vint chercher M. Planchette, et ils allèrent ensemble dans la rue de la Santé, nom de favorable augure. En entrant chez Spieghalter, le jeune homme se trouva dans un établissement immense, où ses regards tombèrent sur une multitude de forges rouges et rugissantes. C’était une pluie de feu, un déluge de clous, un océan de pistons, de vis, de leviers, de traverses, de limes, d’écrous, une mer de fontes, de bois, de soupapes et d’aciers en barres. La limaille prenait à la gorge. Il y avait du fer dans la température; les hommes étaient couverts de fer; tout puait le fer. Le fer avait une vie, il était organisé, il 198se fluidifiait, marchait, pensait en prenant toutes les formes, en obéissant à tous les caprices. Enfin, à travers les hurlemens des soufflets, les crescendo des marteaux, les sifflemens des tours qui faisaient grogner le fer, il arriva dans une grande pièce, propre et bien aérée, où il put contempler à son aise la presse immense dont M. Planchette lui avait parlé. Il admira des espèces de madriers en fonte, et des jumelles en fer, unies par une indestructible concaténation.
– Si vous tourniez sept fois cette manivelle avec promptitude, lui dit M. Spieghalter en lui montrant un balancier de fer poli, vous feriez jaillir une planche d’acier en des milliers de jets qui vous entreraient dans les jambes comme des aiguilles.
199– Peste! s’écria Raphaël.
M. Planchette glissa lui-même la peau de chagrin entre les deux platines de cette presse infernale; et, avec la sécurité que donnent les convictions scientifiques, il manœuvra vivement le balancier.
– Couchez-vous tous, nous sommes morts, cria Spieghalter d’une voix tonnante en se laissant tomber lui-même à terre.
Un sifflement horrible retentit dans les ateliers. L’eau contenue dans la machine brisa la fonte, produisit un jet d’une incroyable puissance, et se dirigea heureusement sur une vieille forge qu’elle renversa, bouleversa, tordit comme lorsqu’une trombe entortille une maison et l’emporte avec elle.
200– Oh! oh! dit tranquillement M. Planchette, le chagrin est sain comme mon œil! Maître Spieghalter, il y avait une paille dans votre fonte, ou un interstice dans le grand tube.
– Non, non, je connais ma fonte. Monsieur peut remporter son outil. Il faut que le diable soit logé dedans.
L’Allemand furieux, saisit un marteau de forgeron, jeta la peau sur une enclume; et, avec toute la force que donne la colère, il déchargea sur le talisman le plus terrible coup qui jamais eût mugi dans ses ateliers.
– Il n’y paraît seulement pas! s’écria M. Planchette en caressant le chagrin rebelle.
Les ouvriers accoururent. Le con201tre-maître prit la peau, la plongea dans le charbon de terre d’une forge; et, tous rangés en demi-cercle autour du feu, attendirent avec impatience le jeu d’un énorme soufflet. Raphaël, M. Spieghalter, le professeur Planchette occupaient le centre de cette foule noire et attentive. En voyant tous ces yeux blancs, ces têtes poudrées de fer, ces vêtemens noirs et luisans, ces poitrines poilues, Raphaël se crut transporté dans le monde nocturne et fantastique des ballades allemandes. Le contre-maître saisit la peau avec des pinces après l’avoir laissée dans le foyer pendant dix minutes.
– Rendez-la-moi! s’écria Raphaël.
Le contre-maître la présenta par plaisanterie à Raphaël, qui la mania 202facilement, elle était froide, souple et ductile sous ses doigts. Un cri d’horreur s’éleva de toutes parts. Les ouvriers s’enfuirent. Valentin resta seul avec M. Planchette dans l’atelier désert.
– C’est vrai, quelque chose de diabolique est là-dedans! s’écria Raphaël au désespoir. Aucune puissance humaine ne saurait donc me donner un jour de plus.
– Monsieur, j’ai tort, répondit le mathématicien d’un air contrit. Nous devions soumettre cette peau singulière à l’action d’un laminoir. Où diable avais-je les yeux en vous proposant une pression.
– C’est moi qui l’ai demandée, répliqua Raphaël.
Le savant respira comme un 203coupable acquitté par douze jurés. Cependant, intéressé par le problème étrange que lui offrait cette peau, il réfléchit un moment, puis, dit froidement: – Il faut traiter cette substance inconnue par des réactifs. Allons voir Japhet! La Chimie sera peut-être plus heureuse que ne l’est la Mécanique!
Valentin mit son cheval au grand trot, dans l’espoir de rencontrer le fameux chimiste Japhet à son laboratoire.
– Hé bien, mon vieil ami? dit Planchette, en apercevant Japhet assis dans un fauteuil et contemplant un précipité. Comment va la chimie?
– Elle s’endort! Rien de neuf. L’Académie a cependant reconnu l’exis204tence de la Salicine. Mais la salicine, l’asparagine, la vauqueline, la digitaline, ne sont pas des découvertes.
– Faute de pouvoir inventer des choses, dit Raphaël, il paraît que vous en êtes réduits à inventer des noms.
– Cela est, pardieu, vrai, jeune homme!
– Tiens, dit le professeur Planchette au chimiste, essaie de nous décomposer cette substance. Si tu en extrais un principe quelconque, je le nomme d’avance, la diaboline. En voulant la comprimer nous venons de briser une presse hydraulique.
– Voyons, voyons cela! s’écria joyeusement le chimiste. Ce sera peut-être un nouveau corps simple.
– Monsieur, dit Raphaël, c’est 205tout simplement un morceau de peau d’âne.
– Monsieur, reprit gravement le célèbre chimiste, Monsieur…
– Je ne plaisante pas, répliqua le marquis en lui présentant son chagrin.
Le baron Japhet appliqua sur la peau les papilles et les houppes nerveuses de sa langue si habile à déguster les sels, les acides, les alcalis, les gaz, et dit après quelques essais: – Point de goût! Voyons, nous allons lui faire boire un peu d’acide phthorique.
Soumis à l’action de ce principe, si prompt à désorganiser les tissus animaux, la peau ne subit aucune altération.
– Ce n’est pas du chagrin! s’écria 206le chimiste. Nous allons traiter ce mystérieux inconnu comme un minéral et lui donner sur le nez en le mettant dans un creuset infusible où j’ai précisément de la potasse rouge.
M. Japhet sortit et revint bientôt.
– Monsieur, dit-il à Raphaël, laissez-moi prendre un morceau de cette singulière substance. Elle est si extraordinaire…
– Un morceau! s’écria Raphaël. Pas seulement la valeur d’un cheveu. D’ailleurs essayez? dit-il d’un air tout à la fois triste et goguenard.
Le savant cassa un rasoir en voulant entamer la peau; alors il tenta de la briser par une forte décharge d’électricité; puis, il la soumit à l’action de la pile voltaïque; mais enfin 207toutes les foudres de sa science échouèrent sur le terrible talisman. Il était sept heures du soir. Planchette, Japhet et Raphaël, ne s’apercevant pas de la fuite du temps, attendaient le résultat d’une dernière expérience. Le chagrin sortit victorieux d’un épouvantable choc auquel il avait été soumis, grace à une quantité raisonnable de poudre fulminante.
– Je suis perdu! s’écria Raphaël. Dieu est là. Je vais mourir.
Il laissa les deux savans stupéfaits.
– Gardons-nous bien de raconter cette aventure à l’Institut, nos collègues s’y moqueraient de nous, dit Planchette au chimiste après une longue pause pendant laquelle ils se regardèrent sans oser se communiquer leurs pensées.
208Ils étaient comme des chrétiens sortant de leurs tombes sans trouver un Dieu dans le ciel. – La science? Impuissante! – Les acides? Eau claire! – La potasse rouge? Déshonorée. – La pile voltaïque et la foudre? Deux bilboquets!
– Une presse hydraulique fendue, ajouta Planchette, fendue comme une mouillette!
– Je crois au diable, dit le baron Japhet après un moment de silence.
– Et moi à Dieu, répondit Planchette.
Tous deux étaient dans leur rôle. Pour un mécanicien, l’univers est une machine qui veut un ouvrier; tandis que pour la chimie, œuvre d’un démon qui va décomposant tout, le monde est un gaz sans ame.
209– Nous ne pouvons pas nier le fait, reprit le chimiste.
– Bah! Messieurs les Doctrinaires ont créé pour nous consoler ce nébuleux axiome: Bête comme un fait!
– Ton axiome, répliqua le chimiste, me semble, à moi, fait comme une bête?
Ils se prirent à rire, et dînèrent en gens qui ne voyaient plus qu’un phénomène dans un miracle.
En rentrant chez lui, Valentin était en proie à une rage froide. Il ne croyait plus à rien. Ses idées se brouillaient dans sa cervelle, tournoyaient et vacillaient comme celles de tout homme en présence d’un fait impossible. Il avait cru volontiers à quelque défaut secret dans la machine de Spieghalter; l’impuissance de la 210science et du feu ne l’étonnait pas; mais la souplesse de la peau quand il la maniait, et sa dureté lorsque les moyens de destruction mis à la disposition de l’homme étaient dirigés sur elle, l’épouvantaient. Ce fait incontestable lui donnait le vertige.
– Je suis fou, se dit-il en entrant chez lui. Quoique depuis ce matin, je sois à jeun, je n’ai ni faim, ni soif, et je sens, dans ma poitrine, un foyer qui me brûle.
Il mit la peau de chagrin dans le cadre où elle avait été naguère enfermée; puis, après avoir, de nouveau, décrit, par une ligne d’encre rouge, le contour actuel du talisman il s’assit dans son fauteuil.
– Déjà huit heures, s’écria-t-il. 211Cette journée a passé comme un songe.
Il s’accouda sur le bras du fauteuil, s’appuya la tête dans sa main gauche, et resta perdu dans une de ces méditations funèbres, dans ces pensées dévorantes dont les condamnés à mort emportent le secret au tombeau.
– Ah! Pauline! Pauline, s’écria-t-il. Pauvre enfant, il y a des abîmes que l’amour ne saurait franchir, quelque puissantes et fortes que soient ses ailes.
En ce moment, il entendit très distinctement un soupir étouffé. Il reconnut par un des plus touchans priviléges de la passion, le souffle de sa Pauline.
– Oh! se dit-il, voilà mon arrêt. Si 212elle était là, je voudrais mourir dans ses bras.
Un éclat de rire, bien franc, bien joyeux, lui fit tourner la tête vers son lit, et il vit à travers les rideaux diaphanes, la figure de Pauline, souriant comme un enfant heureux d’une malice qui réussit; ses beaux cheveux formaient des milliers de boucles sur ses épaules; elle était là, semblable à une rose du Bengale sur un lit de roses blanches.
– J’ai séduit Jonathas, dit-elle. Ce lit ne m’appartient-il pas, à moi qui suis l’épouse? Ne me gronde pas, chéri; je ne voulais que dormir près de toi, te surprendre. Oh! pardonne-moi cette folie.
Puis, elle sauta hors du lit par un mouvement de chatte, se montra ra213dieuse dans ses mousselines, et s’assit sur les genoux de Raphaël: – De quel abîme parlais-tu donc, mon amour? dit-elle en laissant voir sur son front une expression soucieuse.
– De la mort, ma chérie.
– Oh! tu me fais mal, répondit-elle. Nous autres, pauvres femmes, nous sommes faibles, et il y a certaines idées auxquelles nous ne pouvons pas nous arrêter. Elles nous tuent. Est-ce force d’amour, ou manque de courage? Mais cependant la mort ne m’effraie pas, reprit-elle en riant. Mourir avec toi, demain matin, ensemble, dans un dernier baiser! Oh! ce serait un bonheur. Il me semble que j’aurais encore vécu plus de cent ans. Qu’importe le nombre des jours, si, dans une nuit, dans une heure, 214nous avons épuisé toute une vie de paix et d’amour.
– Tu as raison, s’écria Raphaël, le ciel parle par ta jolie bouche. Donne, que je la baise. Et, mourons.
– Mourons! dit-elle en riant.
Vers les neuf heures du matin, le jour, qui passait à travers les fentes des persiennes, amoindri par la mousseline des rideaux, permettait à peine de voir les riches couleurs du tapis et les meubles soyeux de la chambre où reposaient les deux époux. Quelques dorures étincelaient. Un rayon de soleil venait mourir sur le mol édredon que les jeux de l’amour avaient jeté par terre. Suspendue à une grande psyché, la robe de Pauline se dessinait comme une vaporeuse apparition. Ses souliers mignons avaient été 215laissés loin du lit avec négligence. Le silence profond de ce temple amoureux fut troublé par un rossignol qui vint se poser sur l’appui de la fenêtre. Ses gazouillemens répétés, et le bruit que firent ses ailes soudainement déployées quand il s’envola, réveillèrent Raphaël.
– Pour mourir, dit-il en achevant une pensée commencée dans le rêve d’où il sortait, il faut que mon organisation, ce mécanisme de chair et d’os animé par ma volonté, et qui fait de moi un individu homme, présente une lésion sensible. Les médecins doivent connaître les symptômes de la vitalité, de la mort, et savoir me dire si je suis en santé ou malade.
Il contempla Pauline qui, tout en dormant, lui tenait la tête, exprimant 216ainsi, même pendant le sommeil, les tendres sollicitudes de l’amour. Gracieusement étendue comme un jeune enfant et le visage tourné vers son ami, elle semblait le regarder encore et lui tendre sa jolie bouche entr’ouverte qui laissait passer un souffle égal et pur. Ses petites dents de porcelaine relevaient la rougeur de ses lèvres fraîches sur lesquelles errait un sourire. L’incarnat de son teint était plus vif, et la blancheur, pour ainsi dire, plus blanche en ce moment qu’aux heures les plus amoureuses de la journée. Son abandon, sa gracieuse posture peignaient une innocente confiance qui mêlait au charme de l’amour les adorables attraits de l’enfance endormie. Les femmes même les plus naturelles obéissent encore 217pendant le jour à certaines conventions sociales qui enchaînent leur naïveté, les expansions vives de leur ame et leurs mouvemens; mais le sommeil semble les rendre par degrés à la chaste aisance, à la soudaineté de vie qui décorent le premier âge. Pauline était là, ne rougissant de rien comme une de ces chères et célestes créatures dont la raison n’a encore jeté ni pensées dans les gestes, ni secrets dans le regard. Son profil se détachait vivement sur la fine batiste des oreillers. De grosses ruches de dentelles mêlées à ses cheveux en désordre lui donnaient un petit air mutin. Elle semblait s’être endormie dans le plaisir. Ses longs cils étaient appliqués sur sa joue comme pour garantir sa vue d’une 218lueur trop forte ou pour aider à ce recueillement de l’ame quand elle essaie de retenir une volupté parfaite, mais fugitive. Son oreille mignonne, blanche et rouge, encadrée par une touffe de cheveux, et dessinée dans une coque de la Malines, eût rendu fou d’amour un artiste, un peintre, un vieillard, eût peut-être restitué la raison à quelque insensé. Oh! voir sa maîtresse endormie, au matin, rieuse dans un songe, paisible sous votre protection, vous aimant même en rêve, au moment où la créature semble cesser d’être, et vous offrant encore une bouche muette, qui, dans le sommeil, possède un langage pour vous parler du dernier baiser… voir une femme confiante, demi-nue, mais enveloppée dans son amour 219comme dans son manteau, et chaste au sein du désordre, admirer ses vêtemens épars, un bas de soie rapidement quitté la veille pour vous plaire, une ceinture dénouée, dont la boucle d’or, qui gît à terre, vous accuse une passion, une foi infinie; n’est-ce pas une joie sans nom? Cette ceinture est un poème entier: la femme qu’elle protégeait n’existe plus, elle vous appartient, elle est devenue vous; et, désormais, la trahir! c’est se blesser soi-même. Raphaël se sentit attendri. Il contempla cette chambre chargée d’amour, pleine de souvenirs, où le jour prenait des teintes voluptueuses, où tout semblait mystère; puis, il revint à cette belle femme aux formes pures, jeunes, amante encore, et, dont surtout les 220sentimens étaient à lui sans partage. Alors il désira vivre toujours. Quand son regard tomba sur Pauline, elle ouvrit aussitôt les yeux comme si un rayon de soleil l’eût frappée.
– Bonjour, ami! dit-elle en souriant. Es-tu beau, méchant?
Ces deux têtes avaient une grace inexprimable, due à l’amour et à la jeunesse, au demi-jour et au silence. C’était une de ces divines scènes dont la magie passagère appartient aux premiers jours de la passion, comme la naïveté, la candeur sont les attributs de l’enfance. Oui, les joies printanières de l’amour et les rires de notre jeune âge doivent s’enfuir et ne plus vivre que dans notre souvenir pour nous désespérer, ou nous jeter quelque parfum consolateur, selon 221les caprices de nos méditations séniles.
– Oh! pourquoi t’es-tu réveillée? dit Raphaël. J’avais tant de plaisir à te voir endormie, j’en pleurais.
– Et moi aussi, répondit-elle, j’ai pleuré cette nuit en te contemplant dans ton repos, mais non pas de joie. Écoute, mon Raphaël, écoute-moi! Lorsque tu dors, ta respiration n’est pas franche. Il y a dans ta poitrine quelque chose qui résonne. Cela m’a fait peur. Tu as, même pendant ton sommeil, une petite toux sèche, absolument semblable à celle de mon père qui meurt d’une phthisie. Et, dans le bruit de tes poumons, j’ai reconnu quelques-uns des effets bizarres de cette maladie. Ensuite tu avais la fièvre. J’en suis sûre! Ta main était 222moite et brûlante. – Oh! chéri! tu es jeune, dit-elle en frissonnant. Tu pourrais te guérir encore si, par malheur. – Mais, non! s’écria-t-elle joyeusement, il n’y a pas de malheur, car la maladie se gagne, disent les médecins.
Et, de ses deux bras, elle enlaça Raphaël; puis, saisissant sa respiration en un baiser chaud d’amour, un de ces baisers dans lesquels l’ame est tout entière. – Je ne désire pas vivre vieille! dit-elle. Oh! mourir jeunes tous deux, et nous en aller dans le ciel les mains pleines de fleurs.
– Ces projets-là se font toujours quand nous sommes en bonne santé, répondit Raphaël en plongeant ses mains dans la chevelure de Pauline pour lui caresser la tête.
223En ce moment Raphaël eut un horrible accès de toux, une de ces toux graves et sonores qui semblent sortir d’un cercueil, qui font pâlir le front des malades, puis les laissent tremblans, tout en sueur, après avoir remué leurs nerfs, ébranlé leurs côtes, fatigué leur moelle épinière, et imprimé je ne sais quelle lourdeur à leurs veines. Raphaël abattu, pâle, se coucha lentement, affaissé comme un homme dont toute la force s’est dissipée dans un dernier effort. Pauline le regarda d’un œil fixe, agrandi par la peur, et resta immobile, blanche, silencieuse.
– Ne faisons plus de folies, mon ange, dit-elle enfin.
Puis, elle voulut cacher à Raphaël les horribles pressentimens dont elle 224était agitée, et se voila la figure de ses mains; car elle apercevait le hideux squelette de la MORT. La tête de Raphaël était devenue livide et creuse comme un crâne arraché aux profondeurs d’un cimetière pour servir aux études de quelque savant. Pauline se souvenait de l’exclamation échappée la veille à Valentin et se dit à elle-même: – Oui, il y a des abîmes que l’amour ne peut pas traverser; mais il doit s’y ensevelir!…
Les deux époux faisaient silence. Plus de jeux. Pauline était comme une mère pour son mari.
Quelques jours après cette scène de désolation, Raphaël se trouva, par une matinée du mois de mars, assis dans un fauteuil, entouré de quatre médecins qui l’avaient fait pla225cer au jour, devant la fenêtre de sa chambre, et, tour à tour, lui tâtaient le pouls, le palpaient, l’interrogeaient avec une apparence d’intérêt et de sagacité. Le malade épiait leurs pensées, en interprétant et leurs gestes et les moindres plis qui se formaient sur leurs fronts. Cette consultation était sa dernière espérance. Ces hommes, juges suprêmes, allaient lui prononcer un arrêt de vie ou de mort. Aussi, pour arracher à la science humaine son dernier mot, Valentin avait-il convoqué les oracles de la médecine moderne. Grace à sa fortune et à son nom, les types des trois systèmes entre lesquels flottent les connaissances humaines étaient là devant lui. Trois de ces docteurs portaient avec eux toute la philosophie médi226cale, et représentaient admirablement bien le combat que se livrent, en ce moment, la Spiritualité, l’Analyse, et je ne sais quel Éclectisme railleur. Quant au quatrième médecin, c’était un homme plein d’avenir et de science, le plus distingué peut-être des élèves internes de l’Hôtel-Dieu, sage et modeste député de la studieuse jeunesse qui s’apprête à recueillir l’héritage des trésors amassés depuis cinquante ans par l’École de Paris, et qui bâtira peut-être le monument pour lequel les siècles précédens ont apporté tant de matériaux divers. Ami du marquis et son camarade de collége, il lui avait donné ses soins depuis une semaine, et l’aidait à répondre aux interrogations des trois professeurs auxquels il expliquait parfois avec une sorte d’in227sistance quelques diagnostics dont il avait été frappé et qui lui semblaient révéler les progrès d’une phthisie pulmonaire.
– Vous avez sans doute fait beaucoup d’excès, mené une vie dissipée? Ou, vous vous êtes livré à de grands travaux d’intelligence? dit à Raphaël celui des trois célèbres docteurs dont la tête carrée, la figure large, l’organisation puissante lui paraissaient annoncer un génie supérieur à celui de ses deux antagonistes.
– J’ai voulu me tuer par la débauche, après avoir travaillé pendant trois ans à un vaste ouvrage dont vous vous occuperez peut-être un jour, lui répondit Raphaël.
Le grand docteur hocha la tête en signe de contentement, et comme 228s’il se fût dit en lui-même: J’en étais sûr! Ce docteur était l’illustre Brisset, le chef des Organistes, le successeur des Cabanis et des Bichat, le médecin des esprits positifs et matérialistes qui voient en l’homme un être fini, uniquement sujet aux lois de sa propre organisation, et dont l’état normal ou les anomalies délétères peuvent aussi bien s’expliquer par des causes évidentes que par des dérangemens physiques. À cette réponse, Brisset regarda silencieusement un homme de moyenne taille, dont le visage empourpré, l’œil ardent semblaient appartenir à quelque satyre antique; et qui, le dos appuyé sur l’angle du mur, près de la croisée, contemplait attentivement Raphaël sans mot dire. Celui-là, homme d’exaltation et de 229croyance, était le docteur Caméristus, le chef des Vitalistes, le Victor Cousin, ou, pour mieux dire, le Ballanche de la médecine. Poétique défenseur des doctrines abstraites de Van-Helmont, il voyait, dans la vie humaine, un principe élevé, secret, un phénomène inexplicable qui se joue des bistouris, trompe la chirurgie, échappe aux médicamens de la Pharmaceutique, aux x de l’Algèbre, aux démonstrations de l’Anatomie, se rit de nos efforts; espèce de flamme impalpable, intangible, invisible, soumise à quelque loi divine, et qui reste souvent au milieu d’un corps condamné par nos arrêts, comme elle déserte aussi les organisations les plus viables. Un sourire sardonique errait sur les lèvres du troisième, le 230docteur Maugredie, esprit distingué, mais pyrrhonien, moqueur. Il ne croyait qu’au scalpel; concédait à Brisset la mort d’un homme qui se portait à merveille, et reconnaissait avec Caméristus qu’un homme pouvait vivre encore après sa mort. Trouvant du bon dans toutes les théories, mais n’en adoptant aucune, il prétendait que le meilleur système médical était de n’en point avoir, et de s’en tenir aux faits. C’était le Panurge de l’École, le roi de l’observation, le grand explorateur, le grand railleur, l’homme des tentatives désespérées. Il examinait la peau de chagrin.
– Je voudrais bien être témoin de la coïncidence qui existe entre vos désirs et son rétrécissement, dit-il au marquis.
231– À quoi bon? s’écria Brisset.
– À quoi bon? répéta Caméristus.
– Ah! vous êtes d’accord, répondit Maugredie.
– Cette contraction est toute simple, ajouta Brisset.
– Elle est surnaturelle, dit Caméristus.
– En effet, répliqua Maugredie en affectant un air grave et rendant à Raphaël sa peau de chagrin, le racornissement du cuir est un fait inexplicable et cependant naturel qui, depuis l’origine du monde, fait le désespoir de la médecine et des jolies femmes.
À force d’examiner les trois docteurs, Valentin ne découvrit en eux aucune sympathie pour ses maux. Restant silencieux à chaque réponse, le toisant 232même avec indifférence, ils le questionnaient, mais sans le plaindre. Il y avait de la nonchalance dans leur politesse; et, soit certitude, soit réflexion, leurs paroles étaient si rares, si indolentes, que, par momens, Raphaël les crut distraits. De temps à autre, Brisset seul répondait: «Bon!— bon! – bien!…» à tous les symptômes désespérans dont le jeune médecin confirmait l’existence. Caméristus demeurait plongé dans une profonde rêverie. Maugredie ressemblait à un auteur comique étudiant deux originaux pour les transporter fidèlement sur la scène. Mais la figure de Prosper trahissait une peine profonde, un attendrissement plein de tristesse. Médecin depuis peu de temps, il n’était pas encore insensible, froid de233vant la douleur, impassible près d’un lit funèbre, et ne savait pas éteindre dans ses yeux les larmes amies qui empêchent un homme de voir clair, et de saisir, comme un général d’armée, le moment propice à la victoire, sans écouter les cris des moribonds. Après être restés pendant une demi-heure environ à prendre en quelque sorte la mesure de la maladie et du malade, comme un tailleur prend la mesure d’un habit à un jeune homme qui lui commande un vêtement de noces, ils dirent quelques lieux communs, parlèrent même des affaires publiques; puis, ils voulurent passer dans le cabinet de Raphaël pour se communiquer leurs idées et rédiger la sentence.
– Messieurs, leur dit Valentin, 234ne puis-je donc pas assister au débat?
À ce mot, Brisset et Maugredie se récrièrent vivement; et, malgré les instances de leur malade, ils se refusèrent à délibérer en sa présence. Raphaël se soumit à l’usage, en pensant qu’il pourrait se glisser dans un couloir d’où il entendrait facilement les discussions médicales auxquelles les trois professeurs allaient se livrer.
– Messieurs, dit Brisset en entrant, permettez-moi de vous donner promptement mon avis. Je ne veux ni vous l’imposer, ni le voir controversé, d’abord, parce qu’il est net, précis, et résulte d’une similitude complète entre un de mes malades et le sujet que nous avons été appelés à examiner; puis, je suis attendu à mon hospice. L’importance du fait 235qui y réclame ma présence, m’excusera de prendre, le premier, la parole. Le sujet qui nous occupe est également fatigué par des travaux intellectuels… – Qu’a-t-il donc fait, Prosper? dit-il en s’adressant au jeune médecin.
– Une théorie de la volonté.
– Ah! diable, mais c’est un vaste sujet. Puis il reprit. – Il est fatigué, dis-je, par des excès de pensée, par des écarts de régime et par l’emploi répété de stimulans trop énergiques. L’action violente du corps et du cerveau a donc vicié le jeu de tout l’organisme. Il est facile, messieurs, de reconnaître, dans les symptômes de la face et du corps, une irritation prodigieuse à l’estomac, la névrose du grand sympathique, la vive sensi236bilité de l’épigastre, et le resserrement des hypocondres. Vous avez remarqué la grosseur et la saillie du foie. Enfin M. Prosper a constamment observé les digestions de son malade, et nous a dit qu’elles étaient difficiles, laborieuses. À proprement parler, il n’existe plus d’estomac. Donc, l’homme a disparu. L’intellect est atrophié parce que l’homme ne digère plus. L’altération progressive de l’épigastre, centre de la vie, a vicié tout le système. De là partent des irradiations constantes et flagrantes; le désordre a gagné le cerveau par le plexus nerveux; d’où l’irritation excessive de cet organe. Il y a monomanie. Le malade est sous le poids d’une idée fixe. Pour lui, cette Peau de chagrin se rétrécit réellement. Peut-être a-t-237elle toujours été comme nous l’avons vue; mais, qu’il se contracte ou non, ce chagrin est pour lui la mouche que certain grand visir avait sur le nez. Mettez promptement des sangsues à l’épigastre; calmez l’irritation de cet organe où l’homme tout entier réside; tenez le malade au régime; la monomanie cessera. Je n’en dirai pas davantage au docteur Prosper, il doit saisir l’ensemble et les détails du traitement. Peut-être y a-t-il complication de maladie, et les voies respiratoires sont-elles également irritées; mais je crois le traitement de l’appareil intestinal beaucoup plus important, plus nécessaire, plus urgent que ne l’est celui des poumons. L’étude tenace de matières abstraites et quelques passions violentes ont produit de gra238ves perturbations dans ce mécanisme vital; cependant il est temps encore d’en redresser les ressorts; rien n’y est trop fortement adultéré. Vous pouvez donc facilement sauver votre ami, dit-il à Prosper.
– Notre savant collègue prend l’effet pour la cause, répondit Caméristus. Oui, les altérations, si bien observées par lui, existent chez le malade; mais l’estomac n’a pas graduellement établi des irradiations dans l’organisme et vers le cerveau, comme une fêlure étend autour d’elle des rayons dans une vitre. Il a fallu un coup pour trouer le vitrail? Et ce coup, qui l’a porté? le savons-nous? avons-nous suffisamment observé le malade? Connaissons-nous tous les accidens de sa vie? Messieurs, le principe vital, 239l’archée de Van-Helmont est atteint en lui; la vitalité même est attaquée dans son essence. L’étincelle divine, l’intelligence transitoire qui sert comme de lien à la machine, et qui produit la volonté, la science de la vie, a cessé de régulariser les phénomènes journaliers du mécanisme, et les fonctions de chaque organe. De là proviennent les désordres si bien appréciés par mon docte confrère. Le mouvement n’est pas venu de l’épigastre au cerveau, mais du cerveau vers l’épigastre. Non, dit-il en se frappant avec force la poitrine, non, je ne suis pas un estomac fait homme! Non, tout n’est pas là. Je ne me sens pas le courage de dire que si j’ai un bon épigastre, le reste est de forme. Nous ne pou240vons pas, reprit-il plus doucement, soumettre à une même cause physique et à un traitement uniforme les troubles graves qui surviennent chez les différens sujets plus ou moins sérieusement atteints. Aucun homme ne se ressemble. Nous avons tous des organes particuliers, diversement affectés, diversement nourris, propres à remplir des missions différentes, et à développer des thèmes nécessaires à l’accomplissement d’un ordre de choses qui nous est inconnu. La portion du grand tout, qui, par une haute volonté, vient opérer, entretenir en nous le phénomène de l’animation, se formule d’une manière distincte dans chaque homme, et fait de lui un être en apparence fini, mais qui, par un point, coexiste à une cause in241finie. Aussi, devons-nous étudier chaque sujet séparément, le pénétrer, reconnaître en quoi consiste sa vie, quelle en est la puissance. Depuis la mollesse d’une éponge mouillée jusqu’à la dureté d’une pierre ponce, il y a des nuances infinies. Voilà l’homme. Entre les organisations spongieuses des lymphatiques et la vigueur métallique des muscles de quelques hommes destinés à une longue vie, que d’erreurs ne commettra pas le système unique, implacable, de la guérison par l’abattement, par la prostration des forces humaines que vous supposez toujours irritées! Ici donc, je voudrais un traitement tout moral, un examen approfondi de l’être intime. Allons chercher la cause du mal dans les entrailles de l’ame et non dans 242les entrailles du corps! Un médecin est un être inspiré, doué d’un génie particulier, à qui Dieu concède le pouvoir de lire dans la vitalité, comme il donne aux prophètes des yeux pour contempler l’avenir; au poète, la faculté d’évoquer la nature; au musicien, celle d’arranger les sons dans un ordre harmonieux, dont le type est en haut, peut-être!…
– C’est de la médecine absolutiste, monarchique et religieuse, dit Brisset en murmurant.
– Messieurs, reprit promptement Maugredie, en couvrant avec promptitude l’exclamation de Brisset, ne perdons pas de vue le malade…
– Voilà donc où en est la science, s’écria tristement Raphaël. Ma guérison flotte entre un rosaire et un cha243pelet de sangsues, entre le bistouri de Dupuytren et la prière du prince de Hohenlohe! Et sur la ligne qui sépare le fait, de la parole, la matière, de l’esprit, Maugredie est là, doutant. Le oui et non humain me poursuit partout! Toujours le Carymary, Carymara de Rabelais: je suis spirituellement malade, carymary; ou matériellement malade, carymara. Dois-je vivre? Ils l’ignorent. Au moins Planchette était-il plus franc, en me disant: Je ne sais pas.
En ce moment, Valentin entendit la voix du docteur Maugredie.
– Le malade est monomane! Eh bien, d’accord! s’écria-t-il. Mais il a deux cent mille livres de rente; ces monomanes-là sont fort rares et nous leur devons au moins un avis. Quant 244à savoir si son épigastre a réagi sur le cerveau ou son cerveau sur l’épigastre, nous pourrons peut-être vérifier le fait, quand il sera mort. Résumons-nous donc. Il est malade, le fait est incontestable. Il lui faut un traitement quelconque. Laissons les doctrines. Mettons-lui des sangsues pour calmer l’irritation intestinale et la névrose sur l’existence desquelles nous sommes d’accord; puis, envoyons-le aux Eaux. Nous agirons à la fois d’après les deux systèmes. S’il est pulmonique, nous ne pouvons guère le sauver, ainsi…
Raphaël quitta promptement le couloir et vint se remettre dans son fauteuil. Bientôt en effet les quatre médecins sortirent du cabinet. Prosper porta la parole, et lui dit: – Ces mes245sieurs ont unanimement reconnu la nécessité d’une application immédiate de sangsues à l’estomac, et l’urgence d’un traitement à la fois physique et moral. D’abord un régime diététique afin de calmer l’irritation de votre organisme…
Ici Brisset fit un signe d’approbation.
– Puis, un régime hygiénique pour réagir sur votre moral. Ainsi nous vous conseillons unanimement d’aller aux eaux d’Aix, en Savoie, ou du Mont-d’Or, en Auvergne, si vous les préférez; mais l’air et les sites de la Savoie sont plus agréables que ceux du Cantal. Enfin, vous obéirez à votre fantaisie et suivrez votre goût.
Là, le docteur Caméristus laissa échapper un geste d’assentiment.
246– Ces messieurs, reprit Prosper, ayant reconnu de légères altérations dans l’appareil respiratoire, sont tombés d’accord sur l’utilité de mes prescriptions antérieures. Ils pensent que votre guérison est facile et dépendra de l’emploi sagement alternatif de ces divers moyens… Et…
– Et voilà pourquoi votre fille est muette, dit Raphaël en souriant et en attirant Prosper dans son cabinet pour lui remettre le prix de cette inutile consultation.
– Ils sont logiques, lui répondit Prosper. Caméristus sent, Brisset examine, Maugredie doute. L’homme n’a-t-il pas une ame, un corps et une raison? L’une de ces trois causes premières agit en nous d’une manière plus ou moins forte, et il y aura tou247jours de l’homme dans la science humaine. Crois-moi, Raphaël. Nous ne guérissons pas, nous aidons à guérir ou à mourir. Entre la médecine de Brisset et celle de Caméristus, se trouve encore la médecine expectante; mais pour pratiquer celle-ci avec succès, il faudrait connaître son malade depuis dix ans. Il y a au fond de la médecine une négation comme dans toutes les sciences… Tâche donc de vivre sagement, essaie d’un voyage en Savoie, car le mieux est et sera toujours de se confier à la nature.
Raphaël partit pour les eaux d’Aix.
FIN DU TROISIÈME VOLUME.
1TROISIÈME PARTIE.
Suite.
L’AGONIE.
Au retour de la promenade et par une belle soirée de printemps, quelques-unes des personnes venues aux eaux d’Aix se trouvèrent réunies dans les 2salons du Cercle. Assis près d’une fenêtre et tournant le dos à l’assemblée, Raphaël resta long-temps seul, plongé dans une de ces rêveries machinales, durant lesquelles nos pensées naissent, s’enchaînent, s’évanouissent sans revêtir de formes, et passent en nous comme de légers nuages à peine colorés. Alors la tristesse est douce, la joie vaporeuse, et l’âme presque endormie. Se laissant aller à cette vie sensuelle, Valentin se baignait dans la tiède atmosphère du soir, en buvant l’air pur et parfumé des montagnes, heureux de ne sentir aucune douleur et d’avoir enfin réduit au silence sa menaçante Peau de chagrin. Au moment où les teintes rouges du couchant s’éteignirent sur les cimes, la température fraîchit; 3il quitta sa place en poussant la fenêtre.
– Monsieur, lui dit une vieille dame, auriez-vous la complaisance de ne pas fermer la croisée? Nous étouffons.
Cette phrase déchira le tympan de Raphaël par des dissonnances d’une aigreur singulière. Elle fut comme le mot que lâche imprudemment un homme à l’amitié duquel nous voulions croire et qui détruit quelque douce illusion de sentiment en trahissant un abîme d’égoïsme. Le marquis jeta sur la vieille femme le froid regard d’un diplomate impassible, il appela un valet, et lui dit sèchement quand il arriva: – Ouvrez cette fenêtre? À ces mots, une surprise insolite éclata sur tous les visa4ges. L’assemblée entière se mit à chuchoter. Chacun regarda Raphaël d’un air plus ou moins expressif, comme s’il eût commis quelque grave impertinence; et, n’ayant pas encore dépouillé sa primitive timidité de jeune homme, il se trouva moralement dans une situation assez semblable à celle où nous sommes, quand, par un caprice de cauchemar, nous nous voyons tout nus au milieu de quelque fête somptueuse. Mais secouant sa torpeur, il reprit bientôt son énergie et se demanda compte à lui-même de cette scène étrange. Soudain un rapide mouvement anima son cerveau. Le passé lui apparut dans une vision distincte où les causes du sentiment qu’il inspirait, saillirent en relief comme les veines d’un cadavre dont, par quel5que savante injection, les naturalistes colorent les moindres ramifications. Il se reconnut lui-même dans ce tableau fugitif, y suivit son existence, jour par jour, pensée à pensée. Il se voyait, non sans surprise, sombre, et distrait au sein de ce monde rieur; toujours songeant à sa destinée, préoccupé de son mal; paraissant dédaigner la causerie la plus insignifiante; fuyant ces intimités éphémères qui s’établissent promptement entre les voyageurs parce qu’ils comptent sans doute ne plus se rencontrer; bref, peu soucieux des autres et semblable enfin à ces rochers insensibles aux caresses comme à la furie des vagues. Puis, par un rare privilége d’intuition, il lut dans toutes les âmes. En apercevant sous la lueur d’un flambeau le crâne 6jaune, le profil sardonique d’un vieillard, il se rappela de lui avoir gagné son argent sans lui avoir proposé de prendre sa revanche; plus loin il reconnut une jolie femme dont il avait froidement reçu les agaceries; enfin chaque visage lui reprochait un de ces torts inexplicables en apparence, mais dont le crime gît toujours dans une invisible blessure faite à l’amour-propre. Il avait involontairement froissé toutes les petites vanités qui gravitaient autour de lui. Les convives de ses fêtes ou ceux auxquels il avait offert ses chevaux, s’étaient irrités de son luxe; surpris de leur ingratitude, il leur avait épargné ces espèces d’humiliations; dès lors, ils s’étaient cru méprisés, et l’accusaient d’aristocratie. En sondant ainsi les cœurs, il les vit 7à la loupe, en déchiffra les pensées les plus secrètes, et eut horreur de la société, de sa politesse, de son vernis. Riche et d’un esprit supérieur, il était envié, haï; son silence trompait la curiosité, sa modestie semblait de la hauteur à ces gens mesquins et superficiels. Puis, il devina le crime latent, irrémissible dont il était coupable envers eux: il échappait à la juridiction de leur médiocrité. Rebelle à leur despotisme inquisiteur, il savait se passer d’eux. Alors, voulant se venger de cette royauté clandestine, ils s’étaient instinctivement ligués pour lui faire sentir leur pouvoir, le soumettre à quelque ostracisme et lui apprendre, qu’eux aussi, pouvaient se passer de lui. Pris de pitié 8d’abord à cette vue du monde, il frémit bientôt en pensant à la souple puissance qui lui soulevait ainsi le voile de chair sous lequel est ensevelie la nature morale, et ferma les yeux, comme pour ne plus rien voir. Tout à coup, un rideau noir fut tiré sur cette sinistre fantasmagorie de vérité; mais il se trouva dans l’horrible isolement qui attend les Puissances et les Dominations. La société ne daignait même plus se grimer pour lui, parce qu’il la devinait peut-être! En ce moment, il eut un violent accès de toux. Loin de recueillir une seule de ces paroles indifférentes en apparence, mais qui du moins simulent une espèce de compassion polie chez les personnes de bonne compagnie rassemblées par le 9hasard, il entendit des interjections hostiles et des plaintes murmurées à voix basse.
– Sa maladie est contagieuse.
– Le président du Cercle devrait lui interdire l’entrée du salon.
– En bonne police, il est vraiment défendu de tousser ainsi.
– Quand un homme est aussi malade, il ne doit pas venir aux Eaux!
– Il me chassera d’ici!
Raphaël se leva pour se dérober à la malédiction générale, et se promena dans l’appartement; puis, afin de trouver une protection, il revint près d’une jeune femme inoccupée à laquelle il médita d’adresser quelques flatteries; mais, quand il s’en approcha, elle lui tourna le dos et feignit de regarder les danseurs. Raphaël crai10gnit d’avoir déjà, pendant cette soirée, usé de son talisman. Il ne se sentit ni la volonté ni le courage d’entamer la conversation, quitta le salon, et se réfugia dans la salle de billard. Là, personne ne lui parla, ne le salua, ne lui jeta le plus léger regard de bienveillance. Alors, son esprit naturellement méditatif lui révéla, par une intus-susception, la cause générale et rationelle de l’aversion qu’il avait exercée. Ce petit monde obéissait, sans le savoir peut-être, à la grande loi qui régit la haute société dont Raphaël acheva de comprendre la morale implacable. Un regard rétrograde lui en montra le type complet en Fœdora. Il ne devait pas rencontrer plus de sympathie pour ses maux chez celle-ci, que, pour ses misères de cœur, chez celle-là. Le 11beau monde bannit de son sein les malheureux, comme un homme de santé vigoureuse expulse de son corps un principe morbifique. Le monde abhorre les douleurs et les infortunes; il les redoute à l’égal des contagions, et n’hésite jamais entre elles et les vices: le vice est un luxe. Quelque majestueux que soit un malheur, la société sait l’amoindrir, le ridiculiser par une épigramme; elle dessine des caricatures pour jeter à la tête des rois déchus les affronts qu’elle en recevait naguère; et, semblable aux jeunes Romaines du Cirque, elle ne fait jamais grâce au gladiateur qui tombe. Elle vit d’or et de moquerie. Mort aux faibles! est le vœu de cette espèce d’Ordre Équestre, institué chez toutes les nations de la terre; car il y a, par12tout des riches, et cette sentence est écrite au fond de tous les cœurs pétris par l’opulence ou l’aristocratie. Rassemblez-vous des enfans dans un collége? Cette image en raccourci de la société, mais image d’autant plus vraie qu’elle est plus naïve et plus franche, vous offre toujours de pauvres ilotes, créatures de souffrance et de douleur, incessamment placées entre le mépris et la pitié. L’Évangile leur promet le ciel. Descendez-vous plus bas sur l’échelle des êtres organisés? Si quelque volatile est endolori parmi ceux d’une basse-cour, les autres le poursuivent à coups de bec, le plument, l’assassinent. Fidèle à cette charte de l’égoïsme, le monde prodigue ses rigueurs aux misères assez hardies pour venir affronter ses fêtes, pour chagriner ses 13plaisirs. Quiconque souffre de corps ou d’âme, manque d’argent ou de pouvoir, est un Paria parqué dans un désert dont il lui est défendu de franchir les limites; sinon, partout, il trouvera l’hiver sous ses pas: froideur de regards, froideur de manières, de paroles, de cœur; heureux, s’il ne récolte pas l’insulte, là, où, pour lui, devait éclore une consolation. Aussi, mourans, restez sur vos lits désertés! Vieillards, soyez seuls à vos froids foyers! Pauvres filles sans dot, gelez et brûlez dans vos greniers solitaires! Si le monde tolère un malheur, n’est-ce pas pour le façonner à son usage, en tirer profit, le bâter, lui mettre un mors, une housse, le monter, en faire une joie. Quinteuses demoiselles de compagnie, composez-vous de gais visages; 14endurez les vapeurs de votre prétendue bienfaitrice; portez ses chiens; et, rivales de ses griffons anglais, amusez-la, devinez-la; puis, taisez-vous! Et toi, roi des valets sans livrée, parasite effronté, laisse ton caractère à la maison: digère comme digère ton amphitryon, pleure de ses pleurs, ris de son rire, tiens ses épigrammes pour agréables; et, si tu veux en médire, attends sa chute. Ainsi le monde, honore-t-il le malheur: il le tue, ou le chasse; l’avilit, ou le châtre.
Ces réflexions sourdirent au cœur de Raphaël avec la promptitude d’une inspiration poétique; puis, en regardant autour de lui, soudain, il sentit ce froid sinistre que la société distille pour éloigner les misères, et qui saisit l’âme encore plus vivement que la 15bise de décembre ne glace le corps. Il se croisa les bras sur la poitrine, s’appuya le dos à la muraille, et tomba dans une mélancolie profonde. Il songeait au peu de bonheur recueilli par le monde, pour prix de cette épouvantable police. Qu’était-ce? des amusemens sans plaisir, de la gaieté sans joie, des fêtes sans jouissance, du délire sans volupté, enfin, tout le bois ou toutes les cendres d’un foyer, mais sans une étincelle de flamme. Quand il releva la tête, il se vit seul, les joueurs avaient fui. Alors quelques larmes s’échappèrent de ses yeux.
– Pour leur faire adorer ma toux, il me suffirait de leur révéler mon pouvoir! se dit-il.
À cette pensée, il jeta le mépris comme un manteau entre le monde 16et lui. Le lendemain, le médecin des eaux vint le voir d’un air affectueux et s’inquiéta de sa santé. Raphaël éprouva un mouvement de joie en entendant les paroles amies qui lui furent adressées. Il trouva la physionomie du docteur empreinte de douceur et de bonté. Les boucles de sa perruque blonde respiraient la philanthropie. La coupe de son habit carré, les plis de son pantalon, ses souliers larges comme ceux d’un quaker, tout, jusqu’à la poudre circulairement semée par sa petite queue sur son dos légèrement voûté, trahissait un caractère apostolique, exprimait la charité chrétienne et le dévouement d’un homme qui, par zèle pour ses malades, s’était astreint à jouer admirablement bien le wisht et le trictrac.
17– Monsieur le marquis, dit-il après avoir causé long-temps avec Raphaël, je vais sans doute dissiper votre tristesse. Maintenant, je connais assez votre constitution pour affirmer que les médecins de Paris, dont je ne conteste certes pas les grands talens, se sont complètement trompés sur la nature de votre maladie. À moins d’accident, M. le marquis, vous pouvez vivre la vie de Mathusalem. Vos poumons sont aussi forts que des soufflets de forge, et votre estomac ferait honte à celui d’une autruche; ma, si vous restez dans une température élevée, vous risquez d’être très-proprement et promptement mis en terre sainte. M. le marquis va me comprendre en deux mots. La chimie a démontré que la respiration constitue chez l’homme 18une véritable combustion dont le plus ou moins d’intensité dépend de l’affluence ou de la rareté des principes phlogistiques amassés par l’organisme particulier à chaque individu. Or, chez vous, le phlogistique abonde. Vous êtes, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, sur-oxigéné par la complexion ardente de tous les hommes destinés aux grandes passions. En respirant l’air vif et pur, qui accélère la vie chez les hommes à fibre molle, vous aidez encore à une combustion déjà trop rapide. Donc, une des conditions de votre existence est l’atmosphère épaisse des étables, des vallées. Oui, l’air vital de l’homme que dévore le génie est dans les gras pâturages de l’Allemagne, à Baden-Baden, à Tœplitz. Si vous n’avez pas horreur 19de l’Angleterre, sa sphère brumeuse calmera votre incandescence; mais, nos eaux, situées à mille pieds au-dessus du niveau de la Méditerranée, vous sont funestes.
– Tel est mon avis, dit-il en laissant échapper un geste de modestie; je le donne contre nos intérêts, puisque, si vous le suivez, nous aurons le malheur de vous perdre…
Sans ces derniers mots, Raphaël eût été séduit peut-être par la fausse bonhomie du mielleux médecin; mais il était trop profond observateur pour ne pas deviner à l’accent, au geste et au regard dont cette phrase doucement railleuse fut accompagnée, la mission dont le petit homme avait sans doute été chargé par l’assemblée de ses joyeux malades. Donc, tous ces 20oisifs au teint fleuri, ces vieilles femmes ennuyées, ces Anglais nomades, ces petites maîtresses échappées à leurs maris et conduites aux eaux par leurs amans, entreprenaient d’en chasser un pauvre moribond débile, chétif, en apparence incapable de résister à une persécution journalière. Raphaël accepta le combat en voyant un amusement dans cette intrigue, et répondit au docteur: – Puisque vous seriez désolé de mon départ, je vais essayer de mettre à profit votre bon conseil tout en restant ici. Dès demain, j’y ferai construire une maison où nous condenserons l’air suivant votre ordonnance.
Interprétant le sourire amèrement goguenard qui vint errer sur les lèvres de Raphaël, le médecin se con21tenta de le saluer, sans trouver un mot à lui dire. Le lac du Bourget est une vaste coupe de montagnes, tout ébréchée, où brille, à sept ou huit cents pieds au-dessus de la Méditerranée, une goutte d’eau, bleue comme ne l’est aucune eau dans le monde. Vu du haut de la Dan-du-Chat, ce lac est là comme une turquoise égarée. Cette jolie goutte d’eau a neuf lieues de contour, et, dans certains endroits, près de cinq cents pieds de profondeur. Être là, au milieu d’une nappe de saphir, par un beau ciel; ne voir à l’horizon que des montagnes nuageuses, n’entendre que le bruit des rames; admirer les neiges étincelantes de la Maurienne française; passer tour à tour des blocs de granit vêtus 22de velours par des fougères ou des arbustes nains, à des collines riantes; d’un côté le désert, de l’autre une riche nature; un pauvre assistant au dîner d’un riche; c’est un spectacle où tout est grand, où tout est petit. L’aspect des montagnes change les conditions de l’optique et de la perspective: un sapin de cent pieds vous semble un roseau, et de larges vallées vous apparaissent étroites autant que des sentiers. Ce lac est le seul où l’on puisse faire une confidence de cœur à cœur; on y pense et on y aime. En aucun endroit, vous ne rencontreriez une plus belle entente entre l’eau, le ciel, les montagnes et la terre. Il y a des harmonies pour toutes les crises de la vie. Ce lieu garde le secret des douleurs, il 23les console, les amoindrit, et jette dans l’amour je ne sais quoi de grave, de recueilli qui rend la passion plus profonde, plus pure. Un baiser s’y agrandit. Mais c’est surtout le lac des souvenirs; il les favorise, il leur donne la teinte de ses ondes, miroir où tout vient se réfléchir par l’omnipotence de notre imagination. Raphaël ne supportait la vie qu’au milieu de ce beau paysage, et là, seulement, il pouvait rester indolent, songeur, sans désirs. Après la visite du docteur, il alla faire sa promenade habituelle et se fit débarquer à la pointe déserte d’une jolie colline sur laquelle est situé le village de Saint-Innocent. Le lac est bordé là par une montagne impraticable; et, de ce promontoire, la vue embrasse les monts du Bugey aux 24pieds desquels coule le Rhône. Mais Raphaël était venu pour contempler son point de vue favori, l’abbaye mélancolique de Haute-Combe, sépulture des rois de Sardaigne, prosternés là, devant les montagnes, à l’autre bord du lac, comme des pèlerins arrivés au terme de leur voyage. Tout à coup un frissonnement égal et cadencé de rames, qui longeaient la colline, troubla le silence de ce paysage, et lui donna comme une voix monotone, semblable aux psalmodies des moines. Étonné de rencontrer des promeneurs dans cette partie du lac, ordinairement solitaire, le marquis examina, sans sortir de sa rêverie, les personnes assises dans la barque. Il y reconnut, à l’arrière, la vieille dame qui l’avait si durement interpellé la veille. Quand 25le bateau passa devant Raphaël, une seule personne le salua; ce fut la demoiselle de compagnie de cette dame, pauvre fille noble qu’il lui semblait voir pour la première fois. Déjà, depuis quelques instans, il avait oublié les promeneurs, promptement disparus derrière le promontoire, lorsqu’il entendit près de lui le frôlement d’une robe et le bruit de petits pas légers. Il fut assez surpris d’apercevoir, en se retournant, la demoiselle de compagnie; et, devinant à son air contraint qu’elle voulait lui parler, il s’avança vers elle. Âgée d’environ trente-six ans, grande et mince, sèche et froide, elle était, comme toutes les vieilles filles, assez embarrassée de son regard qui ne s’accordait plus avec une démarche indécise, gênée, sans élasti26cité. Tout à la fois vieille et jeune, elle exprimait par une certaine dignité de maintien le haut prix qu’elle attachait à ses trésors et à ses perfections. Du reste, elle avait les gestes discrets et monastiques des femmes habituées à s’aimer elles-mêmes, sans doute pour ne pas faillir à leur destinée d’amour.
– Monsieur, dit-elle à Raphaël, votre vie est en danger. Ne venez plus au Cercle!
Puis, elle fit quelques pas en arrière, comme si déjà sa vertu se trouvait compromise.
– Mais, mademoiselle, répondit Valentin en souriant, de grâce expliquez-vous plus clairement, puisque vous avez daigné venir jusqu’ici…
– Ah! reprit-elle, sans le puissant 27motif qui m’amène, je n’aurais pas risqué d’encourir la disgrâce de madame la comtesse. Et si elle savait jamais que je vous ai prévenu…
– Et qui le lui dirait, mademoiselle? s’écria Raphaël.
– C’est vrai, répondit la vieille fille en lui jetant le regard tremblottant d’une chouette mise au soleil. Mais pensons à vous, reprit-elle. Plusieurs jeunes gens se sont promis de vous provoquer, de vous forcer à vous battre en duel. Ils veulent vous chasser des Eaux. Ainsi….
La voix de la vieille dame retentit dans le lointain.
– Mademoiselle, dit le marquis, ma reconnaissance…
Sa protectrice s’était déjà sauvée en entendant la voix de sa maî28tresse qui, derechef, glapissait dans les rochers.
– Pauvre fille! Les misères s’entendent et se secourent toujours, pensa Raphaël, en s’asseyant au pied de son arbre.
La clef de toutes les sciences est, sans contredit, le point d’interrogation. Nous devons la plupart des grandes découvertes au: Comment? Et la sagesse dans la vie consiste peut-être à se demander à tout propos: Pourquoi? Mais aussi cette factice prescience détruit-elle nos illusions. Ainsi, Valentin, ayant pris, sans préméditation de philosophie, la bonne action de la vieille fille pour texte de ses pensées vagabondes, la trouva pleine de fiel.
– Que je sois aimé d’une demoi29selle de compagnie, se dit-il, il n’y a rien là d’extraordinaire: j’ai vingt-sept ans, un titre et deux cent mille livres de rente! Mais que sa maîtresse, qui dispute aux chattes la palme de l’hydrophobie, l’ait menée en bateau, près de moi, n’est-ce pas chose étrange et merveilleuse? Ces deux femmes, venues en Savoie pour y dormir comme des marmottes, et qui demandent à midi s’il est jour, se seraient levées avant huit heures aujourd’hui, pour faire du hasard en se mettant à ma poursuite… Tarare!
Bientôt cette vieille fille et son ingénuité quadragénaire fut, à ses yeux, une nouvelle transformation de ce monde artificieux et taquin, une ruse mesquine, un complot maladroit, une pointillerie de prêtre ou de femme. 30Le duel était-il une fable? Ou voulait-on seulement lui faire peur? Insolentes et tracassières comme des mouches, ces âmes étroites avaient réussi à piquer sa vanité, à réveiller son orgueil, à exciter sa curiosité. Ne voulant ni devenir leur dupe ni passer pour un lâche, et amusé peut-être par ce petit drame, il vint au Cercle le soir même. Il se tint debout, accoudé sur le marbre de la cheminée, et resta tranquille au milieu du salon principal, en s’étudiant à ne donner aucune prise sur lui, mais il examinait les visages, et défiait en quelque sorte l’assemblée par sa circonspection. Il était comme un dogue sûr de sa force, attendant le combat chez lui, sans aboyer inutilement. Vers la fin de la soirée, il se promena dans le salon de 31jeu; et, allant de la porte d’entrée à celle du billard, il jetait de temps à autre un coup d’œil aux jeunes gens qui y faisaient une partie. Après quelques tours, il s’entendit nommer par eux; et, quoiqu’ils parlassent à voix basse au moment où ils arrivaient près de la salle, Raphaël devina facilement qu’il était devenu l’objet d’un débat. Enfin il finit par saisir quelques phrases dites à haute voix.
– Toi!
– Oui, moi!
– Je t’en défie!
– Parions?
– Oh! il ira.
Au moment où Valentin, curieux de connaître le sujet du pari, s’arrêta pour écouter attentivement la conversation, un jeune homme, grand et 32fort, de bonne mine, mais ayant le regard fixe et impertinent des gens appuyés sur quelques pouvoirs matériels, sortit du billard, et s’adressant à lui: – Monsieur, dit-il d’un ton calme, je me suis chargé de vous apprendre une chose que vous semblez ignorer. Votre figure et votre personne déplaisent ici à tout le monde et à moi en particulier. Vous êtes trop poli pour ne pas vous sacrifier au bien général, et je vous prie de ne plus vous présenter au Cercle.
– Cette plaisanterie, déjà faite sous l’Empire dans plusieurs garnisons, est devenue aujourd’hui, Monsieur, de fort mauvais ton, répondit froidement Raphaël.
– Je ne plaisante pas, reprit le jeune homme, et, je vous le répète, 33votre santé souffrirait beaucoup de votre séjour ici. La chaleur, les lumières, l’air du salon, la compagnie nuisent à votre maladie…
– Où avez-vous étudié la médecine, demanda Raphaël.
– Monsieur, j’ai été reçu bachelier au tir de Lepage à Paris, et licencié chez Lozès, le roi du fleuret.
– Il vous reste un dernier grade à prendre, répliqua Valentin, lisez le Code de la politesse, vous serez un parfait gentilhomme.
En ce moment les jeunes gens, souriant ou silencieux, sortirent du billard; et les autres joueurs, devenus attentifs, quittèrent leurs cartes pour écouter une querelle qui réjouissait toutes leurs passions. Seul au milieu de ce monde ennemi, Raphaël tâcha 34de conserver son sang-froid et de ne pas se donner le moindre tort; mais son antagoniste s’étant permis un sarcasme où l’outrage s’enveloppait dans une forme éminemment incisive et spirituelle, il lui répondit gravement: – Monsieur, il n’est plus permis aujourd’hui de donner un soufflet à un homme; mais je ne sais de quel mot nommer et flétrir une conduite aussi lâche que l’est la vôtre…
– Assez! assez! vous vous expliquerez demain, dirent plusieurs voix confuses.
Et quelques jeunes gens se jetèrent entre les deux champions. Raphaël sortit du salon, passant pour l’offenseur, ayant accepté un rendez-vous près du château de Bordeau, dans une petite prairie en pente, non loin d’une 35route nouvellement percée et qui permettait, au vainqueur, de gagner à Lyon. Quelque fût l’issue de ce duel, Raphaël devait nécessairement quitter les eaux d’Aix; la société triomphait. Le lendemain, sur les huit heures du matin, l’adversaire de Raphaël, suivi de deux témoins et d’un chirurgien, arriva le premier sur le terrain.
– Nous serons très-bien ici, il fait un temps superbe pour se battre, s’écria-t-il gaîment en regardant la voûte bleue du ciel, les eaux du lac, les rochers sans la moindre arrière-pensée de doute et de deuil. – Si je le touche à l’épaule, dit-il en continuant, le mettrai-je bien au lit pour un mois? Hein, docteur?
– Au moins, répondit le chirurgien. Mais laissez ce petit saule tran36quille; autrement, vous vous fatigueriez la main, et ne seriez plus maître de votre coup. Vous pourriez tuer votre homme au lieu de le blesser.
Le bruit d’une voiture se fit entendre.
– Le voici, dirent les témoins, qui bientôt aperçurent dans la route une calèche de voyage attelée de quatre chevaux et menée par deux postillons.
– Quel singulier genre! s’écria l’adversaire de Valentin, il vient se faire tuer en poste.
À un duel comme au jeu, les plus légers incidens influent sur l’imagination des acteurs fortement intéressés au succès d’une partie. Aussi le jeune homme attendit-il avec une sorte d’inquiétude l’arrivée de cette voiture qui 37resta sur la route. Le vieux Jonathas en descendit lourdement le premier pour aider Raphaël à sortir, et le soutint de ses bras débiles, en ayant pour lui les soins minutieux qu’un amant prodigue à sa maîtresse. Puis, tous deux se perdirent dans les sentiers qui séparaient la grande route de l’endroit désigné pour le combat, et ne reparurent que long-temps après. Ils allaient lentement. Aussi, les quatre spectateurs de cette scène singulière éprouvèrent-ils une émotion profonde à l’aspect de Valentin appuyé sur le bras de son serviteur. Pâle et défait, il marchait en goutteux, baissait la tête et ne disait mot. C’étaient deux vieillards également détruits, l’un par le temps, l’autre par la pensée: le premier avait son âge écrit sur 38ses cheveux blancs, le jeune n’avait plus d’âge.
– Monsieur, je n’ai pas dormi, dit Raphaël à son adversaire.
Cette parole glaciale et le regard terrible dont elle fut accompagnée firent tressaillir le véritable provocateur. Il eut la conscience de son tort et une honte secrète de sa conduite. Il y avait dans l’attitude, dans le son de voix et le geste de Raphaël quelque chose d’étrange. Le marquis fit une pause, et chacun imita son silence. L’inquiétude et l’attention étaient au comble.
– Il est encore temps, reprit-il, de me donner une légère satisfaction; mais donnez-la-moi, Monsieur, sinon, vous allez mourir. Vous comptez encore en ce moment sur votre 39habileté, sans reculer à l’idée d’un combat où vous croyez avoir tout l’avantage. Eh bien! Monsieur, je suis généreux, je vous préviens de ma supériorité. Je possède une terrible puissance. Pour anéantir votre adresse, pour voiler vos regards, faire trembler vos mains et palpiter votre cœur, pour vous tuer même, il me suffit de le désirer. Et je ne veux pas être obligé d’exercer mon pouvoir, il me coûte trop cher d’en user. Si donc vous vous refusez à me présenter des excuses, votre balle ira dans l’eau de cette cascade, malgré votre habitude de l’assassinat; et la mienne, droit à votre cœur sans que je le vise.
En ce moment des voies confuses interrompirent Raphaël. En prononçant ces paroles, il avait constamment 40dirigé sur son adversaire l’insupportable clarté de son regard fixe; puis, il s’était redressé, montrant un visage impassible, implacable, semblable à celui d’un fou froidement méchant.
– Fais-le taire, avait dit le jeune homme à son témoin, sa voix me tord les entrailles!
– Monsieur, cessez. Vos discours sont inutiles, crièrent à Raphaël le chirurgien et les témoins.
– Messieurs, je remplis un devoir. Ce jeune homme a-t-il des dispositions à prendre?
– Assez, assez!
Alors le marquis resta debout, immobile, sans perdre un instant de vue son adversaire; et, celui-ci, dominé par une puissance presque magique, était, comme un oiseau devant un 41serpent, contraint de subir ce regard homicide: il le fuyait, il y revenait sans cesse.
– Donne-moi de l’eau, j’ai soif, dit-il à son témoin.
– As-tu peur?
– Oui, répondit-il. L’œil de cet homme est brûlant et me fascine.
– Veux-tu lui faire des excuses?
– Il n’est plus temps.
Les deux adversaires furent placés à dix pas l’un de l’autre. Ils avaient chacun, près d’eux, une paire de pistolets, et devaient tirer deux coups à volonté, mais après le signal donné par les témoins. Tel était le programme de cette cérémonie.
– Que fais-tu, Charles, cria le jeune homme qui servait de second à 42l’adversaire de Raphaël; tu prends la balle avant la poudre…
– Je suis mort, répondit-il en murmurant, vous m’avez mis en face du soleil…
– Il est derrière vous, lui dit Valentin d’une voix grave et solennelle, en chargeant son pistolet lentement, sans s’inquiéter ni du signal déjà donné, ni du soin avec lequel l’ajustait son adversaire. Cette sécurité surnaturelle avait quelque chose de terrible qui saisit même les deux postillons amenés là par une curiosité cruelle. Jouant avec son pouvoir, ou voulant l’éprouver, Raphaël parlait à Jonathas, et le regardait au moment où il essuya le feu de son ennemi. La balle de Charles alla briser le petit saule, et ricocha sur l’eau, tandis 43qu’il fut atteint dans le cœur par celle de Valentin, qui tira au hasard. Sans faire attention au jeune homme qu’il venait de tuer, Raphaël chercha promptement sa Peau de chagrin pour voir ce que lui coûtait une vie humaine. À peine la trouva-t-il grande comme une feuille de platane. Alors, une espèce de râle sortit de sa poitrine.
– Eh bien! que regardez-vous donc là, postillons? En route, dit le marquis.
Arrivé le soir même en France, il prit aussitôt la route d’Auvergne, et se rendit aux Eaux du Mont-d’Or. Pendant ce voyage, il surgit au cœur de Raphaël une de ces pensées soudaines qui tombent dans notre âme comme un rayon de soleil à travers d’épais nuages sur quelque obscure 44vallée. Tristes lueurs! sagesses implacables! elles illuminent les évènemens accomplis, nous dévoilent nos fautes, et nous laissent sans pardon devant nous-mêmes. Valentin pensa tout à coup que la possession du pouvoir, quelque immense qu’il pût être, ne donnait pas la science de s’en servir. Le sceptre est un jouet pour un enfant; une hache, pour Richelieu; et pour Napoléon, un levier à faire pencher le monde. Le pouvoir nous laisse tels que nous sommes et ne grandit que les grands. Raphaël avait pu tout faire, il n’avait rien fait.
Aux Eaux du Mont-d’Or, il retrouva ce monde qui, toujours, s’éloignait de lui avec l’empressement que les animaux mettent à fuir un des leurs, étendu mort, après l’avoir flairé 45de loin. Mais cette haine était réciproque. Sa dernière aventure lui avait donné une aversion profonde pour la société. Aussi, son premier soin fut-il de chercher un asile écarté aux environs des Eaux. Il sentait instinctivement le besoin de se rapprocher de la nature, des émotions vraies, et de cette vie végétative à laquelle nous nous laissons si complaisamment aller au milieu des champs. Le lendemain de son arrivée, il gravit, non sans peine, le pic de Sancy, et visita les vallées supérieures, les sites aériens, les lacs ignorés, les rustiques chaumières des Monts-d’Or, dont les âpres et sauvages attraits commencent à tenter les pinceaux de nos artistes. Parfois, en effet, il se rencontre là d’admirables paysages pleins de grâce et de fraîcheur qui 46contrastent vigoureusement avec l’aspect sinistre de ces montagnes désolées. À peu près à une demi-lieue du village, Raphaël se trouva dans un endroit où, coquette et joueuse comme un enfant, la nature semblait avoir pris plaisir à cacher des trésors. En voyant cette retraite pittoresque et naïve, Valentin résolut d’y vivre. La vie devait y être tranquille, spontanée, frugiforme comme celle d’une plante. Figurez-vous un cône renversé, mais un cône de granit largement évasé, espèce de cuvette dont les bords étaient morcelés par des anfractuosités bizarres; présentant ici, des tables droites, sans végétation, unies, bleuâtres et sur lesquelles les rayons solaires glissaient comme sur un miroir; là, des rochers entamés par des cassures, ridés par 47des ravins, d’où pendaient des quartiers de lave dont la chute était lentement préparée par les eaux pluviales, et souvent couronnés de quelques arbres rachitiques et penchés que torturaient les vents. Puis, cà et là, des redans obscurs et frais d’où s’élevait un bouquet de châtaigniers hauts comme des cèdres, ou des grottes jaunâtres, montrant une bouche noire et profonde, palissée de ronces, de fleurs, et précédée d’une langue de verdure. Au fond de cette coupe, l’ancien cratère d’un volcan peut-être, se trouvait un petit étang dont l’eau pure avait l’éclat du diamant. Autour de ce bassin profond, bordé de granit, de saules, de glaïeuls, de frênes et de mille plantes aromatiques alors en fleurs, régnait une prairie verte comme 48un boulingrin anglais, mais dont l’herbe était fine et jolie, toujours arrosée par les infiltrations qui ruisselaient entre les fentes des rochers, et engraissée des dépouilles végétales que les orages entraînaient sans cesse des hautes cimes vers le fond. Irrégulièrement taillé en dents de loup comme le bas d’une robe, l’étang pouvait avoir six arpens d’étendue; et, selon les rapprochemens des rochers et de l’eau, la prairie avait un arpent ou deux de largeur; en quelques endroits, à peine restait-il assez de place pour le passage des vaches. À une certaine hauteur, la végétation cessait. Le granit affectait dans les airs les formes les plus bizarres, et contractait ces couleurs variées, ces belles teintes qui donnent aux 49montagnes très-élevées, de vagues ressemblances avec les nuages du ciel. Au doux aspect du vallon, ces rochers nus et pelés opposaient leurs amères beautés: c’étaient les images stériles et sauvages de la désolation, des éboulemens à craindre et des formes si capricieuses que l’une de ces roches est nommée le Capucin, tant elle ressemble à un moine. Mais parfois ces aiguilles pointues, ces piles audacieuses, ces cavernes aériennes s’illuminaient tour à tour, suivant le cours du soleil ou les fantaisies de l’atmosphère, et prenaient les nuances de l’or, se teignaient de pourpre, devenaient parfois d’un rose vif, ou ternes et grises: il y avait dans ces hauteurs un spectacle continuel et changeant comme les reflets irisés de la gorge des 50pigeons. Souvent, entre deux lames de laves que vous eussiez dit séparées par un coup de hache, un beau rayon de lumière pénétrait, à l’aurore ou au coucher du soleil, jusqu’au fond de cette riante corbeille, où il se jouait dans les eaux du bassin, semblable à la raie d’or qui perce la fente d’un volet et traverse une chambre espagnole, soigneusement close pour la sieste. Puis, quand le soleil planait au-dessus du vieux cratère, rempli d’eau par une révolution antédiluvienne, alors les flancs rocailleux s’échauffaient, l’ancien volcan s’allumait, et cette rapide chaleur fécondait la végétation, réveillait les germes, colorait les fleurs, mûrissait les fruits de ce petit coin de terre ignoré. Lorsque Raphaël y parvint, il aperçut 51quelques vaches paissant dans la prairie; et, quand il eut fait quelques pas vers l’étang, il vit, à l’endroit où le terrain avait le plus de largeur, une modeste maison bâtie en granit, mais couverte en bois. Le toit de cette espèce de chaumière en harmonie avec le site était orné de mousses, de lierres et de fleurs qui trahissaient une haute antiquité. Une fumée grêle, dont les oiseaux ne s’effrayaient plus, s’échappait de la cheminée en ruine. À la porte, il y avait un grand banc, placé entre deux chèvrefeuilles énormes, rouges de fleurs et qui embaumaient. À peine voyait-on les murs sous les pampres de la vigne et sous les guirlandes de roses et de jasmin, qui croissaient à l’aventure et sans gêne. Insoucians de cette parure champêtre, 52les habitans n’en avaient nul soin, et laissaient à la nature sa grâce vierge et lutine. Des langes accrochés à un groseiller séchaient au soleil. Il y avait un chat accroupi sur une machine à teiller le chanvre; et, dessous, un chaudron jaune, récemment récuré, gisait au milieu de quelques pelures de pommes de terre. De l’autre côté de la maison, Raphaël aperçut une clôture d’épines sèches, destinée sans doute à empêcher les poules de dévaster les fruits et le potager. Le monde paraissait finir là. Cette habitation ressemblait à ces nids d’oiseaux si ingénuement fixés au creux d’un rocher, bien empaillés, pleins d’art et de négligence tout ensemble. C’était une nature naïve et bonne, une rusticité vraie; mais poétique, parce qu’elle florissait à mille 53lieues de nos poésies peignées, n’avait d’analogie avec aucune idée, ne procédait que d’elle-même, vrai triomphe du hasard!
Au moment où Raphaël arriva, le soleil jetait ses rayons de droite à gauche, et faisait resplendir les couleurs de la végétation, mettait en relief ou décorait de tous les prestiges de la lumière, de toutes les oppositions de l’ombre, les fonds jaunes et grisâtres des rochers, les différens verts des feuillages, les masses bleues, rouges ou blanches des fleurs, les plantes grimpantes et leurs cloches, le velours chatoyant des mousses, les grappes purpurines de la bruyère, mais surtout la nappe d’eau claire où se réfléchissaient fidèlement les cimes granitiques, les arbres, la maison et le ciel.
54Dans ce tableau délicieux, tout avait son lustre, depuis le mica brillant jusqu’à la touffe d’herbes blondes cachée dans un doux clair-obscur. Tout y était harmonieux à voir: soit la vache tachetée, au poil luisant; soit les fragiles fleurs aquatiques étendues comme des franges qui pendaient au-dessus de l’eau, dans un enfoncement où bourdonnaient des insectes vêtus d’azur ou d’éméraude; soit les racines d’arbres, espèces de chevelures sablonneuses qui couronnaient une informe figure de cailloux. Les tièdes senteurs des eaux, des fleurs et des grottes qui parfumaient ce réduit solitaire, causèrent à Raphaël une sensation presque voluptueuse. Le silence majestueux qui régnait dans ce bocage, oublié peut-être sur les rôles du percepteur, 55fut interrompu tout-à-coup par les aboyemens de deux chiens. Les vaches tournèrent la tête vers l’entrée du vallon, montrèrent à Raphaël leurs muffles humides, et après l’avoir stupidement contemplé, se remirent à brouter philosophiquement. Suspendus dans les rochers comme par magie, une chèvre et son chevreau cabriolèrent et vinrent se poser sur une table de granit près de Raphaël, en paraissant l’interroger. Enfin, les jappemens des chiens attirèrent au dehors un gros enfant qui resta béant; puis, vint un vieillard en cheveux blancs et de moyenne taille. Ces deux êtres étaient en rapport avec le paysage, avec l’air, les fleurs et la maison. La santé débordait dans cette nature plantureuse: la vieillesse et l’enfance 56y étaient belles. Enfin il y avait dans tous ces types d’existence un laisser-aller primordial, une routine de bonheur qui donnait un démenti à nos capucinades philosophiques et guérissait le cœur de ses passions boursoufflées. Le vieillard appartenait aux modèles affectionnés par les mâles pinceaux de Schnetz: c’était un visage brun dont les rides nombreuses paraissaient rudes au toucher, un nez droit, des pommettes saillantes et veinées de rouge comme une vieille feuille de vigne, des contours anguleux, tous les caractères de la force, même là où la force avait disparu; puis, des mains calleuses, quoiqu’elles ne travaillassent plus, conservaient un poil blanc et rare; enfin, une attitude d’homme vraiment libre, qui en Italie serait 57peut-être devenu brigand par amour pour sa précieuse liberté. L’enfant, véritable montagnard, avait des yeux noirs qui pouvaient envisager le soleil sans cligner, un teint de bistre, des cheveux bruns en désordre. Il était leste et décidé, naturel dans ses mouvemens comme un oiseau; mal vêtu, il laissait voir une peau blanche et fraîche à travers les déchirures de ses habits. Tous deux restèrent debout et en silence, l’un près de l’autre, mus par le même sentiment, offrant sur leur physionomie la preuve d’une identité parfaite dans leur vie également oisive. Le vieillard avait épousé tous les jeux de l’enfant, et l’enfant, l’humeur du vieillard; espèce de pacte, entre deux faiblesses; entre une force prête à finir et une force prête à se 58mouvoir. Enfin une femme âgée d’environ trente ans apparut sur le seuil de la porte. Elle filait en marchant. C’était une Auvergnate, haute en couleur, l’air réjoui, franche, à dents blanches, figure de l’Auvergne, taille d’Auvergne, coiffure, robe de l’Auvergne, seins rebondis de l’Auvergne, et son parler; une idéalisation complète du pays: mœurs laborieuses, ignorance, économie, cordialité, tout y était. Elle salua Raphaël; ils entrèrent en conversation; les chiens s’apaisèrent; le vieillard s’assit sur un banc au soleil, et l’enfant suivit sa mère partout où elle alla, silencieux, mais écoutant, examinant l’étranger.
– Vous n’avez pas peur ici, ma bonne femme?
59– Et d’où que nous aurions peur, Monsieur? Quand nous barrons l’entrée, qui donc pourrait venir ici? Oh! nous n’avons point peur! D’ailleurs, dit-elle en faisant entrer le marquis dans la grande chambre de la maison, qu’est-ce que les voleurs viendraient donc prendre chez nous? Et elle montrait des murs noircis par la fumée, sur lesquels étaient, pour tout ornement, ces images enluminées en bleu, en rouge et en vert qui représentent la Mort de Crédit, la Passion de Jésus-Christ et les Grenadiers de la garde impériale; puis, çà et là, dans la chambre, un vieux lit de noyer à colonnes; sur la cheminée, des plâtres jaunis et colorés; une table à pieds tordus, des escabeaux, la huche au pain, du lard pendu au plancher, du 60sel dans un pot, et une poële. En sortant de la maison, Raphaël aperçut, au milieu des rochers, un homme qui tenait une houe à la main, et qui, penché, curieux, regardait la maison.
– Monsieur, c’est l’homme, dit l’Auvergnate en laissant échapper ce sourire familier aux paysannes, il laboure là-haut.
– Et ce vieillard est votre père?
– Faites excuse, Monsieur, c’est le grand-père de notre homme. Tel que vous le voyez, il a cent deux ans. Eh ben, dernièrement il a mené, à pied, notre petit gars à Clermont! Ça été un homme fort; maintenant, il ne fait plus que dormir, boire et manger. Il s’amuse toujours avec le petit gars. Quelquefois le petit l’emmène dans les hauts! Il y va tout de même…
61Aussitôt Valentin se résolut à vivre entre ce vieillard et cet enfant, à respirer dans leur atmosphère, à manger de leur pain, à boire de leur eau, à dormir de leur sommeil, à se faire de leur sang dans les veines. Caprice de mourant! Devenir une des huîtres de ce rocher, sauver son écaille du néant, engourdir, près de lui, la mort, fut, pour lui, l’archétype de la morale individuelle, la religion de la personnalité, la véritable formule de l’existence humaine, le beau idéal de la vie, la seule vie, la vraie vie. Il lui vint au cœur une profonde pensée d’égoïsme où s’engloutit l’univers. À ses yeux il n’y eut plus d’univers, l’univers passa tout en lui. Pour les malades, le monde commence 62au chevet et finit au pied de leur lit. Ce paysage fut le lit de Raphaël.
Qui n’a pas, une fois dans sa vie, espionné les pas et démarches d’une fourmi, glissé des pailles dans l’unique orifice par lequel respire une limace blonde, étudié les fantaisies d’une demoiselle fluette; admiré les mille veines, coloriées comme une rose de cathédrale gothique, qui se détachent sur le fond rougeâtre des feuilles d’un jeune chêne? Qui n’a pas délicieusement regardé pendant long-temps l’effet de la pluie et du soleil sur un toit de tuiles brunes, ou contemplé les gouttes de la rosée, les pétales des fleurs, les découpures variées de leurs calices? Qui ne s’est pas plongé dans ces rêveries matérielles, in63dolentes et occupées, sans but et conduisant néanmoins à quelque pensée? Qui n’a pas enfin mené la vie de l’enfance, la vie paresseuse, la vie du sauvage, moins ses travaux? Ainsi vécut Raphaël pendant plusieurs jours, sans soins, sans désirs, éprouvant un mieux sensible, un bien-être extraordinaire qui calma ses inquiétudes, apaisa ses souffrances. Il gravissait les rochers, puis allait s’asseoir sur un pic d’où ses yeux embrassaient quelque paysage d’immense étendue. Là, il restait des journées entières comme une plante au soleil, comme un lièvre au gîte. Ou bien, se familiarisant avec des phénomènes de la végétation, avec les vicissitudes du ciel, il épiait le progrès de toutes les œuvres, sur la terre, dans les eaux ou dans l’air. Il 64tenta de s’associer au mouvement intime de cette nature, et de s’identifier assez complètement à sa passive obéissance, pour tomber sous la loi despotique et conservatrice qui régit les existences instinctives. Il ne voulait plus être chargé de lui-même; et, semblable à ces criminels d’autrefois, qui, poursuivis par la Justice, étaient sauvés s’ils atteignaient l’ombre d’un autel, il essayait de se glisser dans le sanctuaire de la vie. Il réussit à devenir partie intégrante de cette large et puissante fructification: il avait épousé les intempéries de l’air, habité tous les creux de rochers, appris les mœurs et les habitudes de toutes les plantes, étudié le régime des eaux, leurs gisemens, et fait connaissance avec les animaux. Enfin, il s’était si parfaite65ment uni à cette terre animée qu’il en avait, en quelque sorte, saisi l’âme et pénétré les secrets. Pour lui, les formes infinies de tous les règnes étaient les développemens d’une même substance, les combinaisons d’un même mouvement, vaste respiration d’un être immense qui agissait, pensait, marchait, grandissait, et il voulait grandir, marcher, penser, agir avec lui, comme lui. Il avait fantastiquement mêlé sa vie à la vie de ce rocher; c’était sa maison, sa coquille; il s’y était implanté. Grâce à ce mystérieux illuminisme, convalescence factice, semblable à ces bienfaisans délires accordés par la nature comme autant de haltes dans la douleur, Valentin goûta tous les plaisirs d’une seconde enfance durant les premiers 66momens de son séjour au milieu de ce riant paysage. Il allait y dénichant des riens, entreprenant mille choses sans en achever aucune; oubliant le lendemain les projets de la veille; insouciant, musard, il fut heureux et se crut sauvé.
Un matin, il était resté par hasard, au lit, jusqu’à midi, plongé dans cette rêverie mêlée de veille et de sommeille qui prête aux réalités les apparences de la fantaisie, et donne aux chimères le relief de l’existence, quand tout à coup, sans savoir d’abord s’il ne continuait pas un rêve, il entendit, pour la première fois, le bulletin de sa santé donné par son hôtesse à Jonathas, venu, comme chaque jour, le lui demander. L’Auvergnate croyait, sans doute, Valentin encore endormi, 67et n’avait pas baissé le diapason de sa voix montagnarde.
– Ça ne va pas mieux, ça ne va pas pire, disait-elle. Il a encore toussé pendant toute cette nuit, à rendre l’âme. Il tousse, il crache, ce cher Monsieur, que c’est une pitié. Je me demandons, moi et mon homme, où il prend la force de tousser comme ça. Que ça fend le cœur. Quelle damnée maladie qu’il a? C’est qu’il n’est point bien, du tout! J’avons toujours peur de le trouver crevé dans son lit, un matin. Il est vraiment pâle comme un Jésus de cire! Dame, je le vois quand il se lève, eh ben, son pauvre corps est maigre comme un cent de clous. Et il ne sent déjà pas bon tout de même! Ça lui est égal, il se consomme à courir comme s’il avait de la 68santé. Il a bien du courage tout de même de ne pas se plaindre. Mais, c’est sûr, vraiment, qu’il serait mieux en terre qu’en pré, vu qu’il souffre la passion de Dieu! Je ne le désirons pas, Monsieur; ce n’est point notre intérêt. Mais il ne nous donnerait pas ce qu’il nous donne que je l’aimerions tout de même: ce n’est point l’intérêt qui nous pousse. – Ah! mon Dieu! reprit-elle, il n’y a que les Parisiens pour avoir de ces chiennes de maladies-là! Où qui prennent ça, donc? Pauvre jeune homme, il est sûr qu’il ne peut guère ben finir. C’te fièvre, voyez-vous, ça vous le mine, ça le creuse, ça le ruine! Il ne s’en doute point. Il ne le sait point, Monsieur! Il ne s’aperçoit de rien. Faut pas pleurer pour ça, M. Jonathas? 69il faut se dire qu’il sera heureux de ne plus souffrir. Vous devriez faire une neuvaine pour lui. J’avons vu de belles guérisons par les neuvaines, et je paierions bien un cierge pour sauver une si douce créature, si bonne. C’est un agneau pascal.
La voix de Raphaël était devenue trop faible pour qu’il pût se faire entendre, il fut donc obligé de subir cet épouvantable bavardage; mais l’impatience le chassa de son lit; et, se montrant sur le seuil de la porte: – Vieux scélérat! cria-t-il à Jonathas, tu veux donc être mon bourreau?
La paysanne crut voir un spectre et s’enfuit.
– Je te défends, dit Raphaël en continuant, d’avoir la moindre inquiétude sur ma santé.
70– Oui, M. le marquis, répondit le vieux serviteur en essuyant ses larmes.
– Et tu feras même fort bien dorénavant, de ne pas venir ici sans mon ordre.
Jonathas voulut obéir; mais, avant de se retirer, il jeta sur le marquis un regard fidèle et compatissant où Raphaël lut son arrêt de mort. Découragé, rendu tout à coup au sentiment vrai de sa situation, Valentin s’assit sur le seuil de la porte, se croisa les bras sur la poitrine et baissa la tête. Jonathas effrayé s’approcha de son maître.
– Monsieur?
– Va-t-en! va-t-en! lui cria le malade.
71Pendant la matinée du lendemain, Raphaël, ayant gravi les rochers, s’était assis dans une crevasse pleine de mousse d’où il pouvait voir le chemin étroit par lequel on venait des Eaux à son habitation. Au bas du pic, il aperçut Jonathas conversant derechef avec l’Auvergnate. Une malicieuse puissance lui interpréta les hochemens de tête, les gestes désespérans, la sinistre naïveté de cette femme, et lui en jeta même les fatales paroles dans le vent et dans le silence. Pénétré d’horreur, il se réfugia sur les plus hautes cimes des montagnes et y resta jusqu’au soir, sans avoir pu chasser les sinistres pensées, si malheureusement réveillées dans son cœur par le cruel intérêt dont il était devenu l’objet. Tout à coup l’Auvergnate elle-72même se dressa soudain devant lui comme une ombre dans l’ombre du soir; et, par une bizarrerie de poëte, il voulut trouver, dans son jupon rayé de noir et de blanc, une vague ressemblance avec les côtes desséchées d’un spectre.
– Voilà le serein qui tombe, mon cher Monsieur, lui dit-elle. Si vous restez là, vous vous avanceriez, ni plus ni moins qu’un fruit patrouillé. Faut rentrer! Ça n’est pas sain de humer la rosée, avec ça que vous n’avez rien pris depuis ce matin!
– Par le tonnerre de Dieu, s’écria-t-il, sacrée sorcière, je vous ordonne de me laisser vivre à ma guise, ou je décampe d’ici. C’est bien assez de me creuser ma fosse tous les matins, au moins ne la fouillez pas le soir.
73– Votre fosse! Monsieur! Creuser votre fosse! Où qu’elle est donc votre fosse? Je voudrions vous voir bastant comme notre père, et point dans la fosse! La fosse! nous y sommes toujours assez tôt, dans la fosse.
– Assez, dit Raphaël.
– Prenez mon bras, Monsieur.
– Non.
Le sentiment que l’homme supporte le plus difficilement est la pitié quand il la mérite. La haine est un tonique; elle fait vivre; elle inspire la vengeance; mais la pitié tue, elle affaiblit encore notre faiblesse. C’est le mal devenu patelin, c’est le mépris dans la tendresse, ou la tendresse dans l’offense. Raphaël trouva chez le centenaire une pitié triomphante: chez l’enfant, une pitié curieuse; chez 74la femme, une pitié tracassière; chez le mari, une pitié intéressée; mais, sous quelque forme que ce sentiment se montrât, il était toujours gros de mort. Un poëte fait, de tout, un poëme, terrible ou joyeux, suivant les images qui le frappent; son âme exaltée rejette les nuances douces, et choisit toujours les couleurs vives et tranchées. Or, cette pitié produisit au cœur de Raphaël un horrible poëme de deuil et de mélancolie. Il n’avait pas songé sans doute à la franchise des sentimens naturels, quand il désira se rapprocher de la nature. Quand il se croyait seul sous un arbre et qu’il était aux prises avec une quinte opiniâtre, dont il ne triomphait jamais sans sortir abattu par cette terrible lutte, il voyait les yeux brillans et 75fluides du petit garçon, placé en vedette sous une touffe d’herbes, comme un sauvage, et qui l’examinait avec cette enfantine curiosité dans laquelle il y a autant de raillerie que de plaisir, et je ne sais quel intérêt mêlé d’insensibilité. Le terrible: – Frère, il faut mourir! des Chartreux, semblait constamment écrit dans les yeux des paysans avec lesquels vivait Raphaël et il ne savait ce qu’il craignait le plus de leurs paroles naïves ou de leur silence. Tout en eux le gênait. Enfin un matin, il vit deux hommes vêtus de noir qui rôdèrent autour de lui, le flairèrent et l’étudièrent à la dérobée. Puis, feignant d’être venus là pour se promener, ils lui adressèrent des questions bannales auxquelles il répon brièvement. Il reconnut en eux le 76médecin et le curé des Eaux, sans doute envoyés par Jonathas, consultés par ses hôtes ou attirés par l’odeur d’une mort prochaine. Alors, il entrevit son propre convoi, il entendit le chant des prêtres, il compta les cierges, et ne vit plus qu’à travers un crêpe les beautés de cette riche nature, au sein de laquelle il croyait avoir rencontré la vie. Tout ce qui naguère lui annonçait une longue existence, lui prophétisait maintenant une fin prochaine. Le lendemain, il partit pour Paris, après avoir été abreuvé des souhaits mélancoliques et cordialement plaintifs que ses hôtes lui adressèrent.
Après avoir voyagé durant toute la nuit, Raphaël s’éveilla dans l’une des plus riantes vallées du Bourbonnais, 77dont les sites et les points de vue tourbillonnaient devant lui, rapidement emportés comme les images vaporeuses d’un songe. La nature s’étalait à ses yeux avec une cruelle coquetterie. C’était tantôt une perspective de l’Allier déroulant son ruban liquide et brillant; puis, des hameaux modestement cachés au fond d’une gorge de rochers jaunâtres et montrant la pointe de leurs clochers; tantôt les moulins d’un petit vallon se découvraient soudain après des vignobles monotones; et toujours de rians châteaux, des villages suspendus ou quelques routes bordées de peupliers majestueux; enfin, la Loire et ses longues nappes diamantées reluisirent au milieu de ses sables dorés. Séductions sans fin! La nature agitée, vivace comme un 78enfant, contenant à peine l’amour et la sève du mois de juin, attirait fatalement les regards éteints du malade. Il leva les persiennes de sa voiture, et se remit à dormir.
Vers le soir, après avoir passé Cosne, il fut réveillé par une joyeuse musique, et se trouva devant une fête de village. La poste étant située près de la place, il vit, pendant le temps que les postillons mirent à relayer sa voiture, les danses de cette population joyeuse, les filles parées de fleurs, jolies, agaçantes, les jeunes gens animés, puis les trognes des vieux paysans, toutes gaillardes et rougies par le vin. Les petits enfans se rigolaient, les vieilles femmes parlaient en riant, tout avait une voix, et le plaisir enjolivait même les habits et les tables dressées. La place et l’église 79avaient enfin une physionomie de bonheur, et les toits, les fenêtres, les portes même du village semblaient s’être endimanchés aussi. Semblables aux moribonds impatiens du moindre bruit, Raphaël ne put réprimer une sinistre interjection, ni le désir d’imposer silence à ces violons, d’anéantir ce mouvement, d’assourdir ces clameurs, de dissiper cette fête insolente. Il monta tout chagrin dans sa voiture. Puis, quand il regarda sur la place, il vit la joie effarouchée, les paysannes en fuite et les bancs déserts. Sur l’échafaud de l’orchestre, un ménétrier aveugle continuait à jouer sur sa clarinette une ronde criarde. Cette musique sans danseurs, ce vieillard solitaire au profil grimaud, en haillons, les cheveux épars, et caché dans l’ombre d’un til80leul, était comme une image fantastique du souhait de Raphaël. Il tombait à torrens une de ces fortes pluies que les nuages électriques du mois de juin versent si brusquement et qui finissent aussitôt. C’était chose si naturelle, que Raphaël, après avoir regardé dans le ciel quelques nuages blanchâtres emportés par un grain de vent, ne songea pas à regarder sa Peau de chagrin. Il se remit dans le coin de sa voiture, qui bientôt roula sur la route.
Le lendemain il se trouva chez lui, dans sa chambre, au coin de sa cheminée. Il s’était fait allumer un grand feu; il avait froid! Jonathas lui apporta des lettres. Elles étaient toutes de Pauline. Il ouvrit la première sans empressement, et la déplia comme 81si c’eût été le papier grisâtre d’une sommation sans frais envoyée par le percepteur. Il lut la première phrase: «Parti! mais c’est une fuite, mon Raphaël? Comment! personne ne peut me dire où tu es? Et si je ne le sais pas, qui donc le saurait?» Sans vouloir en apprendre davantage, il prit froidement toutes les lettres et les jeta dans le foyer, en regardant d’un œil terne et sans chaleur les jeux de la flamme qui tordait le papier parfumé, le racornissait, le retournait, le morcelait. Çà et là, des fragmens roulèrent sur les cendres, en lui laissant voir des commencemens de phrase, des mots, des pensées à demi brûlées, et que, par caprice, il se plut à saisir dans la flamme; divertissement machinal et presque involontaire.
82…..Assise à ta porte…. attendu… – Caprice… j’obéis… Des rivales… moi! non!….. ta Pauline aime…. plus de Pauline donc?…. Si tu avais voulu me quitter, tu ne m’aurais pas abandonnée…. Amour éternel…. Mourir!
Ces mots lui donnèrent une sorte de remords, il saisit les pincettes et sauva des flammes un dernier lambeau de lettre.
«….. J’ai murmuré, disait Pauline, mais je ne me suis pas plaint, Raphaël? En me laissant loin de toi, tu as sans doute voulu me dérober le poids de quelques chagrins. Un jour, tu me tueras peut-être, mais tu es trop bon pour me faire souffrir… Eh bien, ne pars plus ainsi. Va, je puis affronter les plus 83grands supplices, mais près de toi… Le chagrin que tu m’imposerais ne serait plus un chagrin: j’ai dans le cœur encore bien plus d’amour que je ne t’en ai montré. Je puis tout supporter, hors de pleurer loin de toi, et de ne pas savoir ce que tu…..»
Raphaël posa sur la cheminée ce débris de lettre noirci par le feu; puis, tout à coup il le rejeta promptement dans le foyer. Ce papier était une image trop vive de son amour et de sa fatale vie.
– Va chercher M. Prosper, dit-il à Jonathas.
Prosper vint et trouva Raphaël au lit.
– Mon ami, peux-tu me composer une boisson légèrement opiacée qui 84m’entretienne dans une somnolence continuelle, sans que l’emploi constant de ce breuvage me fasse mal?
– Rien n’est plus aisé, répondit le jeune docteur; mais il faudra bien, cependant, rester debout quelques heures de la journée, pour manger.
– Quelques heures! dit Raphaël en l’interrompant. Non, non, je ne veux être levé que durant une heure au plus…
– Quel est donc ton dessein? demanda Prosper.
– Dormir, c’est encore vivre, répondit le malade.
– Ne laisse entrer personne, fût-ce même mademoiselle Pauline de Vitschnau, dit Valentin à Jonathas, pendant que le médecin écrivait son ordonnance.
85– Hé bien, M. Prosper, y a-t-il de la ressource? demanda le vieux domestique au jeune docteur qu’il avait reconduit jusqu’au perron.
– Il peut aller encore long-temps, ou mourir ce soir. Chez lui, les chances de vie et de mort sont égales. Je n’y comprends rien, répondit le médecin en laissant échapper un geste de doute. Il faut le distraire.
– Le distraire! Monsieur, vous ne le connaissez pas. Il a tué l’autre jour un homme, sans dire ouf! On ne le distrait point.
Raphaël demeura pendant quelques jours plongé dans le néant de son sommeil factice. Grâce à la puissance matérielle exercée par l’opium sur notre âme prétendue immatérielle, cet homme d’imagination si puissamment 86active s’abaissa jusqu’à la hauteur de ces animaux paresseux qui croupissent au sein des forêts, sous la forme d’une dépouille végétale, sans faire un pas pour saisir une facile proie. Il avait même éteint la lumière du ciel. Le jour n’entrait plus chez lui. Vers les huit heures du soir, il sortait de son lit. Sans avoir une conscience lucide de son existence, il satisfaisait sa faim, puis se recouchait aussitôt. Ses heures froides et ridées ne lui apportaient que de confuses images, des apparences, des clairs-obscurs sur un fond noir. Il s’était enseveli dans un profond silence, dans une négation de mouvement et d’intelligence. Un soir, il se réveilla beaucoup plus tard que de coutume, et ne trouva pas son dîner servi. Il sonna Jonathas.
87– Tu peux partir, lui dit-il. Je t’ai fait riche; tu seras heureux dans tes vieux jours; mais je ne veux plus te laisser jouer ma vie. Comment, misérable, je suis réveillé par la faim. Où est mon dîner? réponds?
Jonathas laissa échapper un sourire de contentement, prit une bougie dont la lumière tremblottait dans l’obscurité profonde des immenses appartemens de l’hôtel, et conduisit son maître, redevenu machine, à une vaste galerie dont il ouvrit brusquement la porte. Aussitôt Raphaël fut inondé de lumière, ébloui, surpris par un spectacle inouï. C’étaient ses lustres d’or chargés de bougies, les fleurs les plus rares de sa serre artistement disposées, une table étincelante d’argenterie, d’or, de nacre, de porcelaines, un re88pas royal, riche de mets appétissans, tout fumant, et irritant par ses saveurs les houppes nerveuses du palais. Il vit ses amis convoqués, puis des femmes parées et ravissantes, la gorge nue, les épaules découvertes, les chevelures pleines de fleurs, les yeux brillans, toutes de beautés diverses, et agaçantes sous de voluptueux travestissemens. L’une avait dessiné ses formes attrayantes par une jaquette irlandaise. L’autre portait la basquina lascive des Andalouses. Celle-ci, demi nue en Diane chasseresse, celle-là, modeste et amoureuse sous le costume de mamoiselle de Lavallière, étaient également vouées à l’ivresse. Dans les regards de tous les convives brillaient la joie, l’amour, le plaisir. Au moment où la morte figure de Raphaël se montra dans 89l’ouverture de la porte, une acclamation soudaine éclata, rapide, rutilante comme les rayons de cette fête improvisée. Les voix, les parfums, la lumière, et, près de lui, deux femmes d’une pénétrante beauté frappèrent tous ses sens, réveillèrent son appétit. Puis, une délicieuse musique, cachée dans un salon voisin, couvrit, par un torrent d’harmonie, ce tumulte enivrant, et compléta cette étrange vision. Raphaël se sentit la main pressée par une main chatouilleuse, une main de femme dont les bras frais et blancs se levaient pour le serrer, la main d’Aquilina. Alors, il recula d’horreur en comprenant que ce tableau n’était pas vague et fantastique comme les fugitives images de ses rêves décolorés. Il poussa un cri sinistre, ferma 90brusquement la porte et flétrit son vieux serviteur en le frappant au visage.
– Monstre, tu as donc juré de me faire mourir! s’écria-t-il.
Puis, tout palpitant du danger qu’il venait de courir, il trouva des forces pour regagner sa chambre, but une forte dose de sommeil et se coucha.
– Que diable, dit Jonathas en se relevant, M. Prosper m’avait cependant bien ordonné de le distraire.
Il était environ minuit. À cette heure, Raphaël, par un de ces caprices physiologiques, l’étonnement et le désespoir des sciences médicales, resplendissait de beauté pendant son sommeil. Un rose vif colorait ses joues blanches, son front, gracieux comme celui d’une jeune fille, exprimait le génie. La vie était en fleur sur ce visage 91tranquille et reposé. Vous eussiez dit d’un jeune enfant endormi sous la protection de sa mère. Et son sommeil était un bon sommeil, sa bouche vermeille laissait passer un souffle égal et pur. Raphaël souriait, transporté sans doute par un rêve, dans une belle vie. Il était peut-être centenaire; ses petits-enfans lui souhaitaient encore de longs jours; et, de son banc rustique, au soleil, assis sous le feuillage, il apercevait, comme le prophète, en haut de la montagne, la terre promise, dans un bienfaisant lointain.
– Te voilà donc!
Ces mots, prononcés d’une voix argentine, dissipèrent les figures nuageuses de son sommeil. À la lueur de la lampe, il vit, assise sur son lit, sa 92Pauline, mais Pauline embellie par l’absence et par la douleur. Raphaël resta stupéfait à l’aspect de cette figure blanche comme les pétales d’une fleur des eaux, et qui, accompagnée de longs cheveux noirs, semblait encore plus blanche dans l’ombre. Des larmes avaient tracé leur route brillante sur ses joues, et y restaient suspendues, prêtes à tomber au moindre effort. Vêtue de blanc, la tête penchée et foulant à peine le lit, elle était là comme un ange descendu des cieux, apparition qu’un souffle pouvait faire disparaître.
– Ah! j’ai tout oublié, s’écria-t-elle au moment où Raphaël ouvrit les yeux. Je n’ai de voix que pour te dire: Je suis à toi! Oui, près de toi, mon cœur est tout amour. Ah! jamais, 93ange de ma vie, tu n’as été si beau. Tes yeux foudroyent! Mais je devine tout, va! Tu as été chercher la santé sans moi, tu me craignais… Eh bien.
– Fuis! fuis! Laisse-moi, répondit enfin Raphaël d’une voix sourde. Mais va-t-en donc! Si tu restes là, je meurs! Veux-tu me voir mourir?
– Mourir! répéta-t-elle. Est-ce que tu peux mourir sans moi. Mourir! mais tu es jeune! Mourir! mais je t’aime! Mourir! ajouta-t-elle d’une voix profonde et gutturale, en lui prenant les mains par un mouvement de folie.
– Froides! dit-elle. Est-ce une illusion?
Raphaël tira de dessous son chevet 94le lambeau de la Peau de chagrin, fragile et petit comme une feuille de saule, et le lui montrant: – Pauline, disons-nous adieu…
– Adieu, répéta-t-elle d’un air surpris.
– Oui. Ceci est un talisman; il accomplit mes désirs, et représente ma vie. Vois ce qu’il m’en reste. Si tu me regardes encore, je vais mourir…
La jeune fille crut Valentin devenu fou, prit le talisman, et alla chercher la lampe. Puis, éclairée par la lueur vacillante, qui se projetait également sur Raphaël, elle examina très-attentivement et le visage de son amant et la dernière parcelle de la Peau magique. Mais lui, la voyant ainsi, belle de terreur et d’amour, ne 95fut plus maître de sa pensée. Alors, les souvenirs des scènes caressantes et des joies délirantes de sa passion triomphèrent dans son âme depuis long-temps endormie, et s’y réveillèrent comme un foyer mal éteint.
– Pauline, viens! Pauline!
Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se dilatèrent; ses sourcils, violemment tirés par une douleur inouïe, s’écartèrent avec horreur; elle lisait dans les yeux de Raphaël un de ces désirs furieux, jadis sa gloire à elle; et, à mesure que grandissait ce désir, la Peau, en se contractant, lui chatouillait la main.
Sans réfléchir, elle s’enfuit dans le salon voisin, dont elle ferma la porte.
– Pauline! Pauline! cria le mo96ribond en courant après elle, je t’aime, je t’adore! je te veux! je te maudis, si tu ne m’ouvres! Je veux mourir à toi!
Alors, avec une force singulière, dernier éclat de vie, il jeta la porte à terre, et vit sa maîtresse, à demi nue, se roulant sur un canapé. Pauline avait tenté vainement de se déchirer le sein. Pour se donner une prompte mort, elle cherchait à s’étrangler avec son châle.
– Si je meurs, il vivra, disait-elle.
Pauline tâchait vainement de serrer le nœud. Ses cheveux étaient épars, ses épaules nues, ses vêtemens en désordre, et, dans cette lutte avec la mort, les yeux en pleurs, le visage enflammé, se tordant sous un horrible désespoir, 97elle présentait à Raphaël, ivre d’amour, mille beautés qui augmentèrent son délire. Il se jeta sur elle avec la légèreté d’un oiseau de proie, brisa le châle, et voulut la prendre dans ses bras. Il chercha des paroles pour exprimer le désir qui dévorait toutes ses forces; mais il ne trouva que les sons étranglés du râle dans sa poitrine, dont chaque respiration creusée plus avant semblait partir de ses entrailles. Enfin, ne pouvant bientôt plus former de sons, il mordit Pauline.
Jonathas se présenta tout épouvanté des cris qu’il entendait et tenta d’arracher à la jeune fille le cadavre sur lequel elle s’était accroupie dans un coin.
– Que demandez-vous, dit-elle. Il est à moi je l’ai tué! Ne l’avais-je pas prédit?
98EPILOGUE.
– Et que devint Pauline?
– Ah! Pauline! bien. Êtes-vous quelquefois resté, par une douce soirée d’hiver, devant votre foyer domestique, voluptueusement livré à des souvenirs d’amour ou de jeunesse, en 99contemplant les rayures produites par le feu sur un morceau de chêne? Tantôt la combustion y dessine les cases rouges d’un damier, tantôt elle y miroite des velours; puis, tout à coup, de petites flammes bleues courent, bondissent et jouent sur le fond ardent du brasier. Vient un peintre inconnu, qui se sert de cette flamme; qui, par un artifice unique, trace au sein de ces flamboyantes teintes violettes ou empourprées, une figure supernaturelle et d’une délicatesse inouïe, phénomène fugitif que le hasard ne recommencera jamais! femme aux cheveux emportés par le vent, et dont le profil respire une passion délicieuse! du feu dans le feu! elle sourit, elle expire; vous ne la reverrez plus! Adieu fleur de la flamme! adieu 100principe incomplet, inattendu, venu trop tôt ou trop tard pour être quelque beau diamant.
– Mais, Pauline?
– Vous n’y êtes pas? je recommence. Place! place! Elle arrive! La voici la Reine des illusions! La femme qui passe comme un baiser, la femme vive comme un éclair, comme lui jaillie brûlante du ciel, l’être incréé, tout esprit, tout amour. Elle a revêtu je ne sais quel corps de flamme; ou, pour elle, la flamme s’est un moment animée! Les lignes de ses formes sont d’une pureté désespérante. Oui, elle vient du ciel. Ne resplendit-elle pas comme un ange? n’entendez-vous le fémissement aérien de ses ailes? Plus légère que l’oiseau, elle s’abat près de vous, et 101ses terribles yeux fascinent; sa douce, mais puissante haleine attire vos lèvres par une force magique; elle fuit et vous entraîne, vous ne sentez plus la terre! Vous voulez passer une seule fois votre main chatouillée, votre main fanatisée sur ce corps de neige, froisser ces cheveux d’or, baiser ces yeux étincelans. Une vapeur vous enivre, une musique enchanteresse vous charme. Vous tressaillez de tous vos nerfs, vous êtes tout désir, tout souffrance. Ô bonheur sans nom! vous avez touché les lèvres de cette femme; mais tout à coup une atroce douleur vous réveille! – Ha! ha! votre tête a porté sur l’angle de votre lit! Vous en avez embrassé l’acajou brun, les dorures froides, quelque bronze, un amour en cuivre!
– Mais, Monsieur, Pauline?
102– Encore! Écoutez? Par une belle matinée, en partant de Tours, un jeune homme embarqué sur la Ville d’Angers, tenait dans sa main la main d’une jolie femme. Unis ainsi, tous deux admirèrent long-temps au-dessus des larges eaux de la Loire, une blanche figure, artificiellement éclose au sein du brouillard comme un fruit des eaux et du soleil, ou comme un caprice des nuées et de l’air. Tour à tour ondine ou sylphide, cette fluide créature voltigeait dans les airs comme un mot vainement cherché qui court dans la mémoire sans se laisser saisir; elle se promenait entre les îles, elle agitait sa tête à travers les hauts peupliers; puis, devenue gigantesque, elle faisait ou resplendir les mille plis de sa robe, ou briller l’auréole décrite par le soleil 103autour de son visage; elle planait sur les hameaux, sur les collines, et semblait défendre au bateau à vapeur de passer devant le château d’Ussé. Vous eussiez dit le fantôme de la Dame des Belles Cousines qui voulait protéger son pays contre les inventions modernes.
– Bien, je comprends! Ainsi de Pauline. Mais Fœdora?
– Oh! Fœdora! Vous la rencontrerez! Elle était hier aux Bouffons, elle ira ce soir à l’Opéra! Elle est partout.
À la Bouleaunière, avril 1831.
FIN DE LA PEAU DE CHAGRIN.
En exprimant, dans notre introduction aux ÉTUDES DE MŒURS, la pensée qui animait l’auteur de cette œuvre*, nous faisions pressentir qu’elle
* La publication de la quatrième livraison des Études de Mœurs au dix-neuvième siècle, où se trouve l’introduction faite à cet ouvrage par M. Félix Davin, a été retardée par quelques changemens utiles aux intérêts de l’auteur et du libraire, mais cette livraison doit être mise en vente sous peu de jours. (Note de l’éditeur.)
4n’était encore que la base sur laquelle il se proposait d’asseoir deux autres ouvrages où se développeraient des idées graduellement plus élevées et où de nouvelles formules qui intéressent l’avenir des sociétés se dérouleraient poétiquement: les Études philosophiques forment le premier de ces deux ouvrages.
Préoccupés par les fluctuations politiques qui, dans notre époque de ré5novation pénible, semblent être devenues l’état normal de la nation, et n’attachant qu’une importance secondaire aux questions d’art, le public et les journaux ignorent le secret de cette lente, mais incessante édification. Les écrivains d’aujourd’hui, qui se servent de la critique moins pour éclairer les masses et diriger la littérature que pour blesser les poètes et nier la science, pourraient encore envelopper ce long labeur de quelque obscurité, en ne faisant voir dans ces deux titres (Études de Mœurs au dix-neuvième siècle et Études philosophiques) qu’une antithèse favorable à la spéculation des éditeurs, tandis que, 6selon nous, ce sont deux grandes idées judicieusement exprimées. Il était temps que l’auteur pensât à incruster profondément le sens général de son œuvre dans un titre qui frappât le public; car aujourd’hui nous nous sommes habitués à prendre les gens au mot, et à leur croire la valeur qu’ils se donnent. Le critique ingénieux qui nous a devancé dans l’appréciation de cet ouvrage, et à l’originalité, à la profondeur duquel nous rendons d’ailleurs une justice entière, en a cru lui-même sur parole l’humble étiquette que M. de Balzac avait, sur le vœu d’un libraire, primitivement attachée à ses œuvres, et s’était borné à exa7miner en lui le talent du conteur sous toutes ses faces et avec toutes ses qualités sans doute, mais en le réduisant nécessairement à d’étroites proportions. Et cela devait être. L’auteur lui-même avait-il embrassé d’un coup d’œil l’étendue du canevas qu’il remplit chaque jour. Nous ne le pensons pas. Si son plan avait pu jaillir complet de sa tête, comme ces belles unités que les artistes d’autrefois mettaient toute une vie à concevoir, et que la dévorante précipitation de notre siècle ne permet presque plus d’accomplir, peut-être aurait-il laissé tomber sa plume! Eh! oui, certes, il aurait reculé devant des travaux aussi vastes, et à 8l’achèvement desquels la persistance de la volonté devait faillir avant la force du talent.
Aussi est-ce un phénomène curieux et digne d’observation que l’enfantement des Œuvres de M. de Balzac, ainsi que les développemens inattendus qui les ont fécondées et les larges superpositions dont elles se sont accrues. L’histoire de la littérature offre assurément peu d’exemples de cette élaboration progressive d’une idée qui, d’abord indécise en apparence et formulée par de simples contes, a pris tout à coup une extension qui la place enfin au cœur de la plus haute philosophie.
9Maintenant que l’élévation de quelques parties importantes nous laisse entrevoir la physionomie de l’édifice, maintenant que commence à poindre le sens intime de la formule générale dégagée par l’auteur de ses nombreux aperçus sur l’humanité, ne pouvons-nous pas naturellement supposer qu’un jour, en comparant les différentes pensées empreintes dans ses travaux, il a fait comme l’ouvrier qui, par hasard, quitte l’envers de sa tapisserie et vient en regarder le dessin dans son entier. Dès-lors, et parce que le germe d’une haute synthèse était depuis longtemps en lui-même, il s’est mis à rêver l’effet de l’ensemble. Soudain, rem10plissant dans sa pensée les lacunes de sa construction couverte de fresques, supposant ici un groupe, là une figure principale, plus loin un second plan ou des teintes de rappel, il s’est épris de ces tableaux et s’est remis à l’ouvrage avec une furie française, parce qu’il était encore dans l’âge où l’on ne doute de rien. Puis, une fois engagé, cet homme à la constante volonté duquel ceux qui le connaissent rendent un éclatant hommage, et qu’on estimera, certes, un jour autant que son talent, cet homme a toujours marché devant lui sans se souvenir le lendemain ni des efforts ni des fatigues de la veille.
11Ces travaux devaient être naturellement soumis à quelques variations de pensée, à quelques caprices d’exécution. Sous peine d’affaissement, l’auteur ne pouvait suivre, comme un ouvrier qui taille son bloc de granit, une ligne tracée au cordeau. La régularité du travail aurait tué chez lui l’inspiration, aurait lassé la verve. De là sont venus ces déplacemens de sujets que certaines personnes ont pu lui reprocher, et qui n’étaient que des nécessités de position. La mode, au-devant de laquelle courent les libraires, exigeait des livres à toute force, peu leur importait le sens des œuvres qu’ils publiaient. Ainsi, tel fragment n’avait 12rien de philosophique et convenait aux Scènes de la Vie privée, tandis que telle scène était une étude philosophique: la fatalité du commerce, le besoin du moment les transposait. La première livraison des ÉTUDES PHILOSOPHIQUES en offre un exemple. Adieu, publié dans le troisième volume des Scènes de la Vie privée, et dont personne n’a compris la destination dans l’œuvre générale, est certes une des plus justes et des plus fermes déductions du thème inscrit sur la Peau de chagrin. L’auteur ne s’inquiétait pas plus de ces transpositions qu’un architecte ne s’enquiert de la place où sont apportées dans le chantier 13les pierres dont il doit faire un monument. Puis, peut-être, avant de dévoiler son plan au public, voulait-il essayer ses forces, peut-être attendait-il, pour dégager l’édifice de ses échafaudages et de son enceinte de planches, que plusieurs sculptures fussent achevées, que les principales lignes fussent dessinées, et qu’au moins le fronton s’élevât large et pur.
Mieux informé que ne l’ont été certains critiques empressés déjà d’attaquer M. de Balzac par le côté biographique, et qui l’ont peint fort inexactement, nous avons eu des renseignemens sur la partie la plus studieuse et la plus inconnue de sa vie, 14sur son moment le plus poétique. Ce fut aux jours d’une misère infligée par la volonté paternelle, alors opposée à la vocation du poète, et qui nous ont valu le beau récit de Raphaël dans la Peau de chagrin, ce fut pendant les années 1818, 1819 et 1820 que M. de Balzac, réfugié dans un grenier près de la bibliothèque de l’Arsenal, travailla sans relâche à comparer, analyser, résumer les œuvres que les philosophes et les médecins de l’antiquité, du moyen âge et des deux siècles précédens, avaient laissé sur le cerveau de l’homme. Cette pente de son esprit est une prédilection. Si Louis Lambert est mort, il lui reste de Vendôme un autre ca15marade, également adonné aux études philosophiques, M. Barchou de Penhoën, auquel nous devons déjà de beaux travaux sur Fitche, sur M. Ballanche, et qui pourrait attester au besoin combien fut précoce chez M. de Balzac le germe du système physiologique autour duquel voltige encore sa pensée, mais où viennent se rattacher par essaims les conceptions qui peuvent paraître isolées. De ces premières études a donc surgi une œuvre scientifique dont nous aurions volontiers développé le but, mais que les confidens de l’auteur nous ont conseillé de tenir dans l’ombre jusqu’au jour où il l’aura suffisamment méditée et où elle pourra 16sans danger se produire dans toute son étendue. Cette science exigeait trop de temps, trop de fortune peut-être, pour devenir l’occupation exclusive d’une jeunesse nécessairement inexpérimentée ou précaire. D’ailleurs bientôt de graves intérêts auxquels on a fait allusion, contrairement aux lois de la bienséance littéraire, condamnèrent M. de Balzac à des travaux qu’aucun critique n’a pu encore embrasser dans leur ensemble. Quoique mystérieusement enfermées, ces occupations primitives et la pente entraînante d’un esprit métaphysique dominèrent les œuvres auxquelles s’adonna M. de Balzac par nécessité. Ses connaissances, aussi 17variées qu’étendues, transpirèrent et teignirent si vigoureusement ses premiers essais que certaines personnes auxquelles l’auteur de la Physiologie du Mariage était inconnu attribuaient ce livre à un vieux médecin ou à quelque vieillard enfin veuf! Ainsi que nous le disions, le jour où l’artiste a quitté l’envers de sa tapisserie pour voir le dessin de son lit et ce que produisaient ses couleurs, il s’est aperçu que, malgré lui peut-être, il développait le texte qu’il avait dans l’âme, qu’il déduisait les preuves de sa science cachée, qu’il faisait une œuvre analytigue dont il portait la synthèse en lui-18même, qu’il exprimait le drame et la poésie de son monde avant d’en mettre au jour les formules physiologiques.
Cette digression était nécessaire pour faire comprendre dans son entier le système de ces deux ouvrages et les liens qui les unissent.
Nous avons établi que les Études de Mœurs étaient une exacte représentation de tous les effets sociaux, une galerie de tableaux heureusement divisée en salles dont chacune a sa destination. Ainsi, les Scènes de la Vie privée, compositions pleines de fraîcheur, éclatantes de coloris et de jeunesse, sont appelées, quand ce livre sera complet, à figurer la vie humaine dans 19son réveil matinal, et croissant pour fleurir. Ce sera d’abord l’enfance vue par une seule échappée, mais vivement saisie, peinte dans ses premiers débrouillemens d’intelligence; ce seront, dans Une Fille d’Ève, les premières sensations de la jeune fille, puis les délicieuses timidités des grands enfans de vingt ans; enfin la vie accusée dans ses premières malices qui trahissent déjà des caractères. Là, donc, principalement des émotions, des sensations irréfléchies; là des fautes commises moins par volonté que par inexpérience des mœurs et par ignorance du train du monde; là, pour les femmes, le malheur vient de leurs 20croyances dans la sincérité des sentimens; le jeune homme est pur; les infortunes naissent de l’antagonisme méconnu que produisent les lois sociales entre les plus naturels désirs et les plus impérieux souhaits de nos instincts dans toute leur vigueur; là le chagrin a pour principe la première et la plus excusable de nos erreurs. Dans ce livre, la vie est donc prise entre les derniers développemens de la puberté qui finit et les premiers calculs d’une virilité qui commence. Cette première vue de la destinée humaine était sans encadrement possible. Aussi l’auteur s’est-il complaisamment promené partout: ici, 21dans le fond d’une campagne; là, en province; plus loin, dans Paris. Au contraire, les Scènes de la Vie de province sont destinées à représenter cette phase de la vie humaine où les passions, les calculs et les idées prennent la place des sensations, des mouvemens irréfléchis, des images acceptées comme des réalités. A vingt ans les sentimens se produisent généreux; à trente ans, déjà tout commence à se chiffrer, l’homme devient égoïste. Un esprit de second ordre se serait contenté d’accomplir cette tâche; mais M. de Balzac, amoureux des difficultés à vaincre, a voulu lui donner un cadre; il a choisi le plus simple en ap22parence, le plus négligé de tous jusqu’à ce jour, mais le plus harmonieux, le plus riche en demi-teintes, la vie de province. Là, dans des tableaux dont la bordure est étroite, mais dont la toile présente des sujets qui touchent aux intérêts généraux de la société, l’auteur s’est attaché à nous montrer sous ses mille faces la grande transition par laquelle les hommes passent de l’émotion, sans arrière-pensées aux idées les plus politiques. La vie devient sérieuse; les intérêts positifs contrecarrent à tout moment les passions violentes aussi bien que les espérances les plus naïves. Les désillusionnemens commencent. Ici se 23vèlent les frottemens du mécanisme social. Là, le choc journalier des intérêts moraux ou pécuniaires fait jaillir le drame et parfois le crime au sein de la famille la plus calme en apparence. L’auteur dévoile les tracasseries mesquines dont la périodicité concentre un intérêt poignant sur le moindre détail d’existence. Il nous initie aux secrets de ces petites rivalités, de ces jalousies de voisinage, de ces tracasseries de ménage dont la force, s’accroissant chaque jour, dégrade en peu de temps les hommes, et affaiblit les plus rudes volontés. La grâce des rêves s’envole. Chacun voit juste, et prise dans la vie le bon24heur des matérialités, là où, dans les Scènes de la Vie privée, il s’abandonnait au platonisme. La femme raisonne au lieu de sentir, elle calcule sa chute là où elle se livrait. Enfin, la vie s’est rembrunie en mûrissant. Dans les Scènes de la Vie parisienne, les questions s’élargissent. L’existence y est peinte à grands traits; elle y arrive graduellement à l’âge qui touche à la décrépitude. Une capitale était le seul cadre possible pour ces peintures d’une époque climatérique, où les infirmités n’affligent pas moins le cœur que le corps de l’homme. Ici les sentimens vrais sont des exceptions; ils sont brisés par le jeu des intérêts, écrasés 25entre les rouages de ce monde mécanique;la vertu y est calomniée, l’innocence y est vendue; les passions ont fait place à des goûts ruineux, à des vices; tout se sublimise, s’analyse, se vend et s’achète; c’est un bazar où tout est coté; les calculs s’y font au grand jour et sans pudeur; l’humanité n’a plus que deux formes, le trompeur et le trompé; c’est à qui s’assujétira la civilisation, la pressurera pour lui seul; la mort des grands parens est attendue; l’honnête homme est un niais; les idées généreuses sont des moyens; la religion est jugée comme une nécessité de gouvernement; la probité devient une position; tout s’exploite, se débite; le ri26dicule est une annonce et un passeport; le jeune homme a cent ans, et insulte la vieillesse. De cette société corrompue parce qu’elle est éminemment civilisée, de cette société où la misère et le luxe sont toujours en présence, comme deux athlètes dans un cirque où tous deux doivent périr, où la vie brûle, l’auteur introduira plus tard, si sa puissance de création et le temps ne lui manquent pas, dans deux autres salles de sa galerie où se dérouleront les spectacles atroces mais pompeux des masses sociales luttant entre elles; il en peindra la vie et les intérêts incarnés dans quelques hommes chargés d’en prévoir les nécessités 27et de mettre aux prises les individus entre eux. Ce seront les Scènes de la Vie politique et les Scènes de la Vie militaire, dont les titres accusent trop bien le but pour que nous ne soyons pas dispensés de l’expliquer. Enfin il reposera la vie, là où elle se repose, à la campagne, où se retrouveront les débris des hommes brisés par la politique, par la guerre et par les orages de la vie. Tel est, en raccourci, le plan que nous avons tâché d’exprimer dans notre précédente introduction, et qu’il fallait résumer ici. Telles sont les Études de Mœurs dans leur plus simple dessin.
Quelques critiques n’ayant pas l’é28chelle de proportion ou n’étudiant pas les divers travaux de l’auteur d’aussi près que nous peut-être, qui avons suivi avec amour toutes les phases de son talent, ont critiqué le peu d’étendue des sujets, les appelant ici des contes, là des nouvelles, et presque partout les amoindrissant. Mais n’en est-il pas de ces prétendues petites choses exactement comme des pierres carrées, des chapiteaux épars, des métopes à demi-couvertes de fleurs et de dragons, qui, vus au chantier, entre la scie ou le ciseau du manœuvre, semblent insignifians et petits, et que l’architecte, dans son dessin, a destinés à orner quelque riche enta29blement, à faire des voussures, à courir le long des grandes croisées en ogive de sa cathédrale, de son château, de sa chapelle, de sa maison des champs? Certes, l’auteur aurait pu donner les proportions du roman ordinaire à chaque détail, et l’on sait bien qu’il n’en est pas à faire ses premières preuves en ce genre. Mais les existences de cinq bénédictins, mises bout à bout, auraient-elles suffi seulement à exécuter ces six parties des ÉTUDES DE MŒURS? Et d’ailleurs, dans cette riche galerie de tableaux, dont les grandes salles s’étendent à l’infini, ne compte-t-on pas des cadres d’une assez remarquable dimension, tels que ceux 30d’Eugénie Grandet, du Médecin de campagne et celui des Chouans, qui appartiennent évidemment aux Scènes de la Vie militaire? Enfin, si l’on veut songer que, dans l’innombrable série des sujets déjà connus, il se rencontre soixante figures féminines toutes dissemblables, autant de portraits d’hommes, sans compter ces groupes secondaires où les physionomies, pour être moins distinctes, n’en sont pas moins originales, car toutes possèdent véritablement une poésie particulière qui a dû faire regretter souvent à l’auteur de ne pas l’exprimer entièrement, ne trouvera-t-on pas déjà quelque grandeur à ces ébauches éparses, à ces bases 31commencées, à ces masses de pierres dont le terrain est encombré? Puis, si l’on vient à comprendre que, forcé de ne dessiner ici qu’un trait, là un profil, plus loin de mettre ce personnage en trois quarts, celui-ci dans la lumière, celui-là dans l’ombre, quelques-uns en pied, d’autres en buste, l’auteur a dû souvent éprouver mille peines à rétrécir ses conceptions dans le cadre qui leur était assigné pour l’harmonie de l’ensemble, assurément on ne lui saura pas moins de gré de ce qu’il n’a pas exécuté que de ce qu’il a fait. Nous ne parlons pas ici de la partie matérielle de ses tableaux, de tant de détails significatifs, d’intérieurs, de fa32çades, de paysages qui, non moins que chaque caractère d’homme, que chaque figure de femme, sont des spécialités. Et n’est-ce point ici le lieu de remarquer qu’un des traits distinctifs de M. de Balzac est d’avoir, le premier, ramené le roman moderne à la vérité, à la peinture des infortunes réelles, tandis que de toutes parts on n’exploitait que des bizarreries et des exceptions, émouvantes sans doute à la manière des topiques, mais qui ne touchaient point et laissaient peu de souvenirs dans l’âme? En un mot, lorsque l’on ne s’occupait que des images, lui s’est occupé des idées. Le roman, pour arriver à une place 33honorable dans la littérature, doit être en effet l’histoire des mœurs, dont ne se soucient guère les historiens en toges qui se croient grands pour avoir enregistré des faits. Sous ce rapport, M. de Balzac est un historien qui restera. Qu’importe que le vrai qu’il exploite semble d’abord petit, comparé au faux grandiose de tant de livres contemporains, si l’ensemble doit faire une masse imposante! Mais cette critique, relative aux détails, nous semble injuste encore. «M. de Balzac a compris (disions-nous dans un article où nous avons taché de lui rendre justice) qu’en dehors des grands types et des passions majeures, renouvelés 34sous tant de faces, il existe des types secondaires et des passions de moyen ordre, non moins dramatiques, et surtout plus neufs. Ces passions et ces types, il est allé les chercher presque tous dans la famille, autour du foyer; et fouillant sous ces enveloppes en apparence si uniformes et si calmes, il en a exhumé tout à coup des caractères tellement multiples et naturels en même temps, que tout le monde s’est demandé comment des choses aussi familières, aussi vraies, étaient restées si longtemps inconnues. C’est que jamais aussi romancier n’était entré avant lui aussi intimement dans 35cet examen de détails et de petits faits, qui, interprétés et choisis avec sagacité, qui groupés avec cet art, avec cette patience admirables des vieux faiseurs de mosaïques, composent un ensemble plein d’unité, d’originalité, de fraîcheur. Ce romancier entreprend pour la société actuelle ce que Walter Scott a fait pour le moyen âge. L’un a résumé en types larges et saillans tous les caractères généraux des grandes époques historiques de l’Angleterre et de l’Écosse: hommes et femmes, corporations et castes, partis, sectes, courtisans, bourgeois, princes, manans, il a tout fait poser devant lui, 36tout classé, tout mis en relief. L’œuvre de M. de Balzac, plus logiquement disposée, non moins grandiose, n’était pas moins difficile, et n’est pas moins merveilleusement exécutée. A travers toutes les physionomies pâles et effacées de la noblesse, de la bourgeoisie et du peuple de notre époque, il choisit ces traits fugitifs, ces nuances délicates, ces finesses imperceptibles aux yeux vulgaires; il creuse ces habitudes, anatomise ces gestes, scrute ces regards, ces inflexions de voix et de visage qui ne disaient rien ou disaient quelque chose à tous, et sa galerie de portraits se déroule féconde, inépuisa37ble, toujours plus complète, souvent dominée par les visages expressifs de ses femmes, conceptions délicates dont rien ne donnerait l’idée, si nous n’avions ces portraits inouïs auxquels Lawrence a donné une âme, et qui sont à eux seuls des traités de physiognomonie.»
Si l’on trouve çà et là quelques taches, une description un peu longue, une analyse un peu minutieuse, une réflexion refroidissante, un coloris trop vermillonné, des préparations trop coquettes, quelques répétitions de mots, quelques périodes verbeuses qui échappent à la luxuriante nature de l’auteur, doit-on lui en faire 38un bien grand crime? Pour les voir disparaître, ne doit-on pas attendre l’achèvement de l’édifice? Alors, certes, le terrain se nétoiera. Quel architecte n’a ses trous de boulins à combler, son dernier grattage à faire? Alors, comme nous l’avons dit, se produira une vue complète de l’humanité, avec tous ses mouvans tableaux; les phases de la vie individuelle et sociale, l’histoire des instincts, des sentimens, des passions, l’analyse des erreurs, des intérêts, la peinture des vices, en un mot la physiologie générale de la destinée humaine. Ainsi donc, aux Études de Mœurs la richesse du roman, le luxe des descrip39tions, les découpures bizarres, la passion à plein cœur, les fleurs à pleines mains, les phases sociales, les maisons de toutes nos villes, tous les styles et tous les genres, en un mot toutes les individualités que nous avons signalées. Cette partie du monument, la plus vaste, la plus ardente, multiple en ses combinaisons, devait occuper principalement la jeunesse de l’auteur. Pour pouvoir aborder de si diverses peintures, ne faut-il pas avoir encore quelques facultés exhorbitantes, des idées qui débordent, une fécondante chaleur de cœur? Ces choses accomplies, l’auteur n’aura-t-il pas fait sur des proportions gigantesques une sorte de 40speculum mundi? Jadis Skakspeare s’est, dit-on, proposé dans ses compositions scéniques un semblable but; mais, de son temps, la société n’était-elle pas plus tranchée, conséquemment moins compliquée. Puis le théâtre exclut d’ailleurs les peines inouïes et les obstacles presque infranchissables que soulèvent les transitions auxquelles Boileau faisait une part si large, que l’absence de ce travail lui donnait une moins grande estime pour le beau livre de La Bruyère. Ainsi, d’abord, et en ne comparant que les communes résistances de la matière à ouvrer, l’auteur d’aujourd’hui a trouvé le problème plus difficile à résoudre; puis, 41il le trouve agrandi et d’autant plus rude à entreprendre, qu’il compte autour de lui plus de hauts et solennels devanciers.
Telle est la large base sur laquelle vont s’élever les Études philosophiques. Après avoir accusé dans ses Études de Mœurs au dise-neuvième siècle toutes les plaies sociales, dépeint toutes les professions, parcouru toutes les localités, exploré tous les âges, montré l’homme et la femme dans toutes leurs transformations civiles ou naturelles, physiques ou morales, après nous avoir enfin dépeint les effets sociaux, ici l’auteur tend à remonter aux causes de ces effets. Dans les 42premières assises de cette construction sont pressées et foulées les individualités typisées; dans la seconde se dressent des types individualisés. Ce peu de mots révèle la loi littéraire au moyen de laquelle M. de Balzac a su jeter le sentiment et la vie dans ce monde écrit. Ainsi là où, dans les Études de Mœurs, il a peint, dans le père Grandet, un avare qui semble être l’avarice tout entière; ici, sa plume met l’avarice aux prises avec elle-même dans maître Cornélius, personnage allégorique qui a toute la saveur d’un avare habilement peint en pied. Les effets étant plus considérables que ne le sont les causes, les Étu43des philosophiques semblent devoir offrir un cercle plus rétréci que ne l’est celui des Études de Mœurs. Cela est vrai. Mais si l’œuvre paraît aller en diminuant de volume, elle gagne en intensité; pour tout dire en un mot, elle se condense.
Maintenant, pour dégager par l’analyse l’essence de cette seconde partie du grand ouvrage, il faut montrer l’âme qui la fait mouvoir, il faut marquer les reflets brillans qu’y projète la science inconnue dont la pensée conduit l’auteur malgré lui. Nous l’avouerons, cette découverte demandait chez le critique une conscience de lecture qui manque à notre Critique moderne. 44Si nous n’avions pas plus vivement senti les beautés que les défauts de ces compositions, peut-être leur sens caché nous aurait-il échappé. Mais quelques passages rapprochés les uns des autres, quelques épigraphes étudiées avec soin, nous ont mis sur la voie. Pour nous, il est évident que M. de Balzac considère la pensée comme la cause la plus vive de la désorganisation de l’homme, conséquemment de la société. Il croit que toutes les idées, conséquemment tous les sentimens, sont des dissolvans plus ou moins actifs. Les instincts, violemment surexcités par les combinaisons factices que créent les idées sociales, peuvent, 45selon lui, produire en l’homme des foudroiemens brusques ou le faire tomber dans un affaissement successif et pareil à la mort; il croit que la pensée, augmentée de la force passagère que lui prête la passion, et telle que la société la fait, devient nécessairement pour l’homme un poison, un poignard. En d’autres termes et suivant l’axiome de Jean-Jacques, l’homme qui pense est un animal dépravé. «Assurément, dit M. Ph. Ch., il n’est pas de donnée plus tragique. A mesure que l’homme se civilise, il se suicide. Le désordre et le ravage portés par l’intelligence dans l’homme, considéré comme individu 46et comme être social, telle est l’idée que M. de Balzac a jetée dans ses œuvres. Rabelais avait vu, dans un autre temps, l’étrange effet de la pensée religieuse qui, à force de pénétrer la société, achevait de la dissoudre. L’âme, divinisée par le christianisme, avait tout envahi. Le spiritualisme effaçait la matière; le symbole, l’idéalisation régnaient sans partage; pour un symbole l’Occident s’était rué sur l’Orient. Il dominait la poésie, qu’il réduisait à l’état de fantôme, en multipliant les personnifications allégoriques, en bannissant de son domaine les êtres vivans, la chair et le sang humains. 47Rabelais s’arma d’un symbole pour faire la guerre au symbole. Holà! messer Gaster, voici votre règne! Tonnes pleines d’hypocras, bons saucissons chargés d’épices, bombance gigantesque, culte de la dive bouteille, douce abbaye de Thélème, dont le rien-faire est la liturgie, venez! et donnez-nous, dans une épopée immense l’apothéose, de ce corps humain que l’on foule aux pieds. L’ère de Rabelais a expiré, celle qu’il annonçait parcourt son cycle et l’accomplit. Ce ne sont plus les ravages de la pensée idéaliste, mais ceux du sensualisme analytique que le romancier philoso48phe peut retracer aujourd’hui.»
Certes, la phrase de Jean-Jacques, commentée par Godwin, poétisée par lord Byron, atteste combien peu serait neuve la pensée intime de M. de Balzac. Là, néanmoins, commence la grandeur de son œuvre. Les plus immenses découvertes des sciences mathématiques ou physiques ne sont jamais que la preuve cherchée, trouvée ou devinée d’un fait déjà connu. Des générations entières avaient vu les révolutions de la terre et du ciel; Newton, Kepler, Lagrange, Laplace, Arago en ont dit, en disent encore les causes, ils prouvent en un mot. Le fait physico-moral qui meut le monde 49social avait été mieux formulé par la sagesse des nations que Rousseau ne l’a formulé lui-même. La lame use le fourreau, dit le peuple. M. de Balzac, lui, écrit LOUIS LAMBERT! Il prouve à la manière des savans. Nous avons à dessein cité l’histoire de LOUIS LAMBERT. Là se trouve, en germe informe, cette science tenue secrète, science cruellement positive, dit-on, et qui terminerait bien des discussions philosophiques. Pour LOUIS LAMBERT, y dit-il, la Volonté, la Pensée étaient des forces vives. Soit prouvée cette proposition, voyez où elle mène? Avant de publier LOUIS LAMBERT, l’auteur avait dit dans LA PEAU DE CHAGRIN: 50«Elle parut s’amuser beaucoup (Fœdora) en apprenant que la volonté humaine était une force matérielle semblable à la vapeur.» Étudiez l’épigraphe mise en tête de l’Adieu, où l’auteur nous a peint une femme naissant tout à coup à la vie en retrouvant sa raison; enfant par la faiblesse, femme pour sentir un bonheur complet? La vie et l’amour tombent sur elle comme la foudre, elle n’en soutient pas l’assaut, elle meurt! Les plus hardis physiologistes, dit la terrible épigraphe, sont effrayés par les résultats physiques de ce phénomène moral qui n’est cependant qu’un foudroiement opéré à l’intérieur, et, comme tous les effets 51électriques, bizarre et capricieux dans ses modes. Voyez dans LE MÉDECIN DE CAMPAGNE la discussion sur le suicide? Aussi, dit Benassis, est-ce la pensée qui tue et non le pistolet. Enfin, dans la nouvelle édition de Louis Lambert, déjà imprimée pour ces Études philosophiques, et dont le libraire nous a confié les épreuves, se trouvent ces mots: «Notre cervelle est le matras où nous transportons ce que nos diverses organisations peuvent absorber de matière éthérée, base commune de plusieurs substances connues sous les noms impropres d électricité, chaleur, lumière, fluide galvanique, magnétique, etc., et d’où elle sort sous forme de 52pensée. Rapprochez ces fragmens épars dans l’œuvre des belles pages où Balthazar Claës explique l’absolu chimique et dit à sa femme: Nos sentimens sont l’effet d’un gaz qui se dégage? n’apercevrez-vous pas les élémens d’une œuvre scientifique dont les éclairs jaillissent, malgré l’auteur? Ici nous sommes loin de l’homme qui pense est un animal dépravé. La question est indécise! Quelle est la fin de l’homme du moment où celui qui ne désire rien, qui vit sous la forme d’une plante, existe cent ans, tandis que l’artiste créateur doit mourir jeune? Où est le soleil, là est la pensée; où est le froid, là est le crétinisme, là est la longévité, est-il dit dans 53LOUIS LAMBERT. Ce fait est toute une science. Ces paroles, et beaucoup d’autres qui les étendent ou les confirment, semées dans cent pages de M. de Balzac, expliquent ses Études philosophiques.
Avant d’arriver à la société composée d’hommes, l’auteur a dû s’appliquer à décomposer l’homme, qui en est pour ainsi dire l’unité. Or, les critiques n’ont pas vu que la Peau de chagrin est un arrêt physiologique, définitif, porté par la science moderne, sur la vie humaine; que cet ouvrage en est l’expression poétique, abstraction faite des individualités sociales. L’effet produit par le désir, par la passion, sur le capital des forces hu54maines, n’y est-il pas magnifiquement accusé? De là cette morale que peignait si énergiquement le caporal Trim, par le moulinet qu’il trace en l’air avec son bâton et dont M. de Balzac a fait une épigraphe si mal comprise par la plupart des lecteurs. Peu de personnes ont vu qu’après un tel arrêt porté sur notre organisation il n’y avait d’autres ressources, pour la généralité des hommes, que de se laisser aller à l’allure serpentine de la vie, aux ondulations bizarres de la destinée. Donc, après avoir poétiquement formulé, dans la Peau de chagrin, le système de l’homme, considéré comme organisation, et en avoir dégagé cet axiome: 55«La vie décroît en raison directe de la puissance des désirs ou de la dissipation des idées,» l’auteur prend cet axiome comme un cicérone prend la torche pour vous introduire dans les souterrains de Rome, il vous dit: Suivez-moi! Examinons le mécanisme dont vous avez vu les effets dans les Études de Mœurs! Alors il fait passer sous vos yeux les sentimens humains dans ce qu’ils ont de plus expressif en comptant sur votre intelligence pour revenir par des dégradations aux crises moins fortes dont se composent les événemens de la vie individuelle. Il s’élance, il montre l’idée exagérant l’instinct, arrivant à la passion, et qui, 56incessamment placée sous le coup des influences sociales, devient désorganisatrice. Ainsi, dans l’Adieu, l’idée du bonheur, exaltée à son plus haut degré social, foudroie l’épouse, et par épouse l’auteur entend nécesairement l’épouse et l’amante. Dans le Réquisitionnaire, c’est une mère tuée par la violence du sentiment maternel. Voilà donc la femme considérée sous ses trois faces sociales, comme amante, comme épouse, comme mère, et devenant, sous ces trois aspects, victime de l’idée. Dans el Verdugo, c’est l’idée de dynastie mettant une hache dans la main d’un fils, lui faisant commettre tous les crimes en un seul. «Là, dit encore M. Ph. 57Ch., le parricide est ordonné par une famille et au nom d’une chimère sociale, le parricide pour sauver un titre!» Voyez comme dans l’Élixir de longue vie l’idée Hérédité devient meurtrière à son tour, et combien est acéré le poignard qu’elle met dans la main des enfans! Suivez-moi, si vous en avez le courage? venons assister ensemble à ce terrible drame exécuté au bord de la mer? Le voyez-vous, ce pénitent sinistre, assis immobile au haut de son rocher? Eh bien, là encore l’idée a porté ses ravages! la paternité, à son tour, est devenue tueuse. Ce pénitent est un père qui a noyé son fils parce qu’il soupçonnait en lui 58des instincts que la société réprouve, et s’est fait meurtrier pour que son fils ne le devînt pas. Idée sublime! Examinez maintenant cette autre étude, dont le titre ingénieux est à lui seul toute une biographie, Histoire de la Grandeur et de la Décadence de César Birotteau, marchand parfumeur, chevalier de la Légion-d’Honneur et adjoint au maire du deuxième arrondissement de la ville de Paris? le développement du décourageant axiome formulé par la Peau de chagrin marche à travers le monde en y versant des lumières sur toutes les catastrophes. César Birotteau, type parfait du négociant probe, du négociant 59pour qui la considération est une autre atmosphère indispensable, est tué soudainement par l’idée probité comme par un coup de pistolet; il a soutenu le malheur goutte à goutte, il ne soutient pas la joie et la vie qui tombent sur lui comme une trombe et le brisent. Cette étude est un chapitre de plus ajouté à l’histoire d’une famille que les pinceaux de M. de Balzac ont surtout affectionnée. Le pauvre vicaire de Saint-Gatien, qui joue un rôle dans les Études de Mœurs, est représenté ici dans la personne de son frère; mais François Birotteau est une individualité, tandis que César Birotteau sera regardé comme le type 60de cette classe nombreuse à laquelle appartiennent plusieurs personnages semés dans l’œuvre de l’auteur, figures modestes dont la grandeur vient de la manière dont elles se détachent sur le fond commun des souffrances humaines, qu’elles semblent réveiller toutes avec les leurs. Telles sont la Fosseuse et Gondrin, dans LE MÉDECIN DE CAMPAGNE, la grande Nanon, madame Grandet et sa fille, dans EUGÉNIE GRANDET, l’Enfant maudit, Juana de Mancini, le Comte Chabert, le Père Goriot, Pauline de Villenoix Louis Lambert et plusieurs autres. En effet, nul auteur n’a su mieux assigner sa part à chacune des sphères 61sociales. S’il transfigure le monde des millionnaires, il semble affectionner, il caresse le monde où l’on souffre; partout dans son œuvre les gens dépouillés comparaissent auprès des spoliateurs. Un jour cette justice lui sera rendue. Si Walter Scott plaide pour les habits brodés, M. de Balzac a réveillé nos sympathies pour les infortunes courageuses, pour les chagrins domestiques. Son style n’est mordant, sa raillerie n’est incisive que pour les riches; pour les pauvres et les souffrans, sa palette n’a que de douces couleurs. Vient ensuite Maître Cornélius, cette forte étude historique, où l’on retrouve si nettement dessinés les 62traits les plus curieux de cette grande figure de Louis XI, toujours incomplètement reproduite dans les tableaux des romanciers ou dramaturges; et là, voyez quelle inévitable logique! c’est l’idée avarice tuant l’avare dans la personne du vieil argentier. Le Chef d’œuvre inconnu nous montre l’art tuant l’œuvre; première initiation à la tragédie de Louis Lambert. Dans l’Auberge rouge, cette sanglante histoire d’un parvenu, la plus terrible peut-être qu’ait imaginée M. de Balzac, se trouve une analogie magnifiquement exécutée entre l’idée d’un crime et le crime même. Là, selon nous, à part les détails de cette composition, 63se rencontrent les plus sévères déductions du thème général. Un être débile tué par la terreur est le résultat de l’histoire intitulée: l’Enfant maudit, délicieuse histoire désormais complétée par un nouveau volume que chacun pressentait. La chaude et savante étude des Proscrits contient plusieurs propositions identiques: le suicide d’un enfant que l’ambition du ciel dégoûte de la vie, le génie devenant funeste à un grand poète, et l’idée de Patrie faisant crier à ce poète: — Mort aux Guelfes! au moment où il vient de peindre les supplices infernaux destinés aux assassins. Jésus-Christ en Flandre est la démonstration de la puissance 64de la foi, considérée aussi comme idée. Ici la conclusion habituelle de M. de Balzac eût pu être facilement appliquée, car à combien de martyrs cette idée n’a-t-elle pas été funeste? mais il a mieux aimé se reposer un instant de son affligeant système et faire luire un rayon du ciel à travers les masses de ténèbres dont il nous montre environnés. «Dans ce conte, suivant l’expression du critique déjà cité, «les pariahs de la société, ceux qu’elle bannit de ses universités et de ses collèges, restent fidèles à leurs croyances, et conservent, avec leur pureté morale, la force de cette foi qui les sauve, tandis que 65les gens supérieurs, fiers de leur haute capacité, voient s’accroître leurs maux avec leur orgueil, et leurs douleurs avec leurs lumières.»
Le rêve fantastique intitulé l’Église est une saisissante vision des idées religieuses se dévorant elles-mêmes, et croulant tour à tour les unes sur les autres, ruinées par l’incrédulité, qui est aussi une idée. Louis Lambert est la plus pénétrante et la plus admirable démonstration de l’axiome fondamental des Études philosophiques. N’est-ce pas la pensée tuant le penseur? fait cruellement vrai que M. de Balzac a suivi pas à pas dans le cerveau, et dont Manfred est la poé66sie, comme Faust en est le drame.
L’ordre adopté par l’éditeur pour la publication successive des Études philosophiques nous oblige à garder le silence sur l’ECCE HOMO, terrible contre-partie de LOUIS LAMBERT. Il faut aussi que nous nous taisions sur ces titres qui annoncent de beaux livres, les puînés de Louis Lambert, sans doute! — SŒUR MARIE DES ANGES. — LE LIVRE DES DOULEURS. — MELMOTH RÉCONCILIÉ. — AVENTURES D’UNE IDÉE HEUREUSE; sur SÉRAPHITA même, quoique la Revue de Paris en ait publié le commencement. Même silence sur LE PROPHÈTE, sur LE PRÉSIDENT FRITOT, sur LE PHI67LANTROPE ET LE CHRÉTIEN. Mais ce que nous pouvons prévoir, c’est que l’auteur n’oubliera aucun sentiment humain, aucune idée, que toute l’âme de l’homme va passer dans son redoutable creuset, comme toute la société a passé sous ses pinceaux. La Comédie du Diable, si bouffonne en apparence, est devenue, dans cette édition, une âpre critique des gouvernemens, une sorte de tohu-bohu des politiques, une sarcastique transition pour arriver à la conclusion de l’œuvre, à cette Histoire de la Succession du marquis de Carabas, qui sera la formule allégorique de la vie collective des nations, comme la Peau de chagrin est la for68mule de la vie. «C’est non-seulement, dit M. Ph. Ch., à qui nous emprunterons ce dernier aperçu (car à lui aussi ont été faites quelques confidences sur cet ouvrage), «c’est non-seulement la société dans ses masses que frappe de mort l’égoïsme, fils de l’analyse et de cette raison approfondissante qui nous ramène sans cesse à notre personnalité; c’est aussi la société dans ses élémens partiels, c’est encore le gouvernement et la politique. De degrés en degrés, l’auteur s’élèvera jusqu’à cette dernière ironie, la plus haute, et la plus en harmonie avec notre temps. Dans l’Histoire de la Succession 69du marquis de Carabas, dernière œuvre qui complétera la grande vue philosophique de M. de Balzac, nous verrons la société politique en proie à la même impuissance, au même néant qui dévore Raphaël dans la Peau de chagrin; même intensité de désir, même éclat extérieur, même misère réelle, même formule inévitable, éternelle, où la NATIONALITÉ se trouvera pressée comme L’INDIVIDUALISME l’est dans la sienne.»
Ces hautes vues philosophiques seront complétées par plusieurs autres études en germe dans la pensée de l’auteur, mais que son inépuisable 70verve aura peut-être fait éclore avant que nous n’ayons achevé nous-même ces pages arides ou nous disséquons péniblement le génie le plus chaud, le plus vivace, le plus fécond de notre époque.
Dans notre désir de nous rendre compte à nous-même d’un ouvrage dont la portée effraie, et où la pensée se perd comme un voyageur s’égare dans le dédale des arcades d’une ville qui n’existe plus (comparaison juste pour une ville commencée qui n’existe pas encore, à la différence près des ruines aux construction neuves), nous avions aperçu dans les Études philosophiques, telles que l’auteur nous les 71montre aujourd’hui, les traces d’une espérance qui vivifie ces désespérantes figures d’écorchés. Il nous semblait, si nous pouvons risquer cette image, qu’au sein de ces passions déchaînées et qui crient aussi puissamment que dans le final de Don Juan, une voix religieuse, et pleine de suavités, mystérieuse, mais consolatrice, dominait ces cris horribles et montait vers le ciel. En rassemblant dans la pensée ces cinq grandes poésies: l’Enfantmaudit, les Proscrits, Louis Lambert, Jésus-Christ en Flandre, et Séraphita; en leur supposant quelques anneaux, quelques compositions intermédiaires, nous avons aimé à penser qu’à travers nos 72sentimens foudroyés par l’analyse l’auteur faisait courir un radieux rayon de foi, une mélodieuse métempsycose chrétienne qui commençait dans les douleurs terrestres et aboutissait au ciel. Nous l’avons demandé, non sans émotion, à l’auteur, et nous a confirmé dans cette croyance par un de ces mots qui viennent de l’âme, qui révèlent un beau cœur. Donc, lorsque cet architecte aura fini d’agiter sa baguette magique, des lueurs divines éclaireront sa cathédrale, dont la destination sera double, comme l’est celle de ces beaux monumens du moyen âge en dehors desquels se pressent les passions humaines sous de fantastiques figures d’hommes 73ou d’animaux, tandis qu’à l’intérieur rayonnent les beautés pures de l’autel.
Faisons des vœux pour que la Critique soit bienveillante à ce laborieux ouvrier, souhaitons que ni le découragement, ni la maladie, ni la misère ne lui arrachent des mains son outil créateur; car nous l’aurons dit le premier et nous nous ferons gloire de l’avoir dit, il s’agit ici d’une des plus immenses entreprises qu’un seul homme ait osé concevoir; il s’agit d’une œuvre qu’un poète ingénieux nommait, devant nous, les Mille et une Nuits de l’Occident, sans savoir, que ces morceaux, si divers, si poétiques, si vrais, pris séparément, 74s’enchaînaient et devaient produire le speculum mundi dont nous parlions!
Et que sera-ce, lorsque, plus tard, la troisième partie, dont le titre est connu de quelques amis de l’auteur, quand les Études analytiques, auxquelles appartiennent évidemment la Physiologie du Mariage et le Traité de la Vie extérieure, dont plusieurs fragmens ont été publiés, quand ces dernières conséquences d’une vaste pensée viendront couronner de leurs riches entablemens ce palais littéraires, comparable aux poèmes que les Sarrasins écrivaient en marbre, et sur lequel ils gravaient l’Alcoran en caractères 75d’or? À ce dernier labeur, où se concentrera l’examen railleur des principes sociaux, appartient encore un livre dont le titre (la Monographie de la Vertu) a plus d’une fois excité la curiosité de ceux qui, du fond de leurs solitudes, applaudissent aux efforts de l’auteur, qui marquent avec orgueil les phases progressives de son talent, et s’initient par des vœux à ses fatigues et à ses veilles.
Ainsi donc, quand les ÉTUDES DE MŒURS auront peint la société dans tous ses effets, les ÉTUDES PHILOSOPHIQUES en constateront les causes, et les ÉTUDES ANALYTIQUES en creuseront les principes. Ces trois mots sont 76la clef de cette œuvre étourdissante par sa profondeur, surprenante pas ses détails, dont nous avons essayé de faire comprendre ici toute la portée.
FÉLIX DAVIN.
6 décembre.
LA PEAU DE CHAGRIN,
PREMIER VOLUME.
77PREMIÈRE PARTIE.
LA PEAU DE CHAGRIN.
Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s’ouvraient, conformément à la loi qui protége, à Paris, une 78passion essentiellement productive et chère au fisc. Sans trop hésiter, l’inconnu monta l’escalier du tripot désigné sous le nom de Numéro 39.
– Monsieur, votre chapeau, s’il vous plaît? lui cria d’une voix sèche et grondeuse un petit vieillard blême, accroupi dans l’ombre, protégé par une barricade, et qui se leva soudain en montrant une figure moulée d’après un type ignoble.
Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau. Est-ce une parabole évangélique et providentielle. N’est-ce pas plutôt une manière de conclure un contrat infernal avec vous, en exigeant je ne sais quel gage. Serait-ce pour vous obliger à garder un maintien respectueux 79devant ceux qui vont gagner votre argent. Est-ce une curiosité de la police, qui, fouillant tous les égoûts sociaux, est intéressée à savoir le nom de votre chapelier, ou le vôtre, si vous l’avez inscrit sur la coiffe. Est-ce, enfin, pour prendre la mesure de votre crâne et dresser une statistique instructive sur la capacité cérébrale des joueurs? Sur ce point l’administration garde un silence complet. Mais sachez-le bien! à peine avez-vous fait un pas vers le tapis vert, déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez à vous-même. Vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et votre manteau. À votre sortie, le JEU, par une atroce épigramme en action, vous démon80trera qu’il vous laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage. Avez-vous toutefois une coiffure neuve, vous apprendrez à vos dépens, qu’il faut se faire un costume de joueur.
L’étonnement, manifesté par l’étranger quand il reçut une fiche numérotée en échange de son chapeau dont heureusement les bords étaient légèrement pelés, indiquait assez une âme encore innocente. Le petit vieillard, qui sans doute avait croupi dès son jeune âge dans les atroces plaisirs de la vie des joueurs, lui jeta un coup-d’œil terne et sans chaleur, mais dans lequel un philosophe aurait lu les misères de l’hôpital, les vagabondages des gens ruinés, les procès-verbaux d’une foule d’asphyxies, les travaux forcés à per81pétuité, les expatriations au Guazacoalco. Cet homme dont la longue face blanche n’était plus nourrie que par les soupes gélatineuses de M. d’Arcet, présentait la pâle image de la passion réduite à son terme le plus simple. Dans ses rides, il y avait trace de vieilles tortures. Il devait jouer ses maigres appointemens le jour même où il les recevait. Enfin, semblable aux rosses sur qui les coups de fouet n’ont plus de prise, rien ne le faisait tressaillir. Les sourds gémissemens des joueurs qui sortaient ruinés, leurs muettes imprécations, leurs regards hébétés le trouvaient toujours insensible. C’était le Jeu incarné. Si le jeune homme avait contemplé ce triste Cerbère, peut-être se serait-il dit: – Il n’y a plus qu’un 82jeu de cartes dans ce cœur-là! Mais l’inconnu n’écouta pas ce conseil vivant, placé là sans doute par la Providence, comme elle a mis le dégoût à la porte de tous les mauvais lieux. Non. Il entra résolument dans la salle où le son de l’or exerçait une prestigieuse fascination sur les sens en pleine convoitise. Ce jeune homme était probablement poussé là par la plus logique de toutes les éloquentes phrases de J.-J. Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pensée: Oui, je conçois qu’un homme aille au Jeu; mais c’est lorsque entre lui et la mort il ne voit plus que son dernier écu…
Le soir, les maisons de jeu n’ont qu’une poésie vulgaire, mais dont l’effet est assuré comme celui d’un mélodrame sanguinolent. Les salles sont 83garnies de spectateurs et de joueurs, de vieillards indigens qui s’y traînent pour s’y réchauffer, de faces agitées, d’orgies commencées dans le vin et prêtes à finir dans la Seine. La passion y abonde; mais le trop grand nombre d’acteurs vous empêche de contempler face à face le démon du jeu. La soirée est un véritable morceau d’ensemble où la troupe entière crie, où chaque instrument de l’orchestre module sa phrase. Vous verriez là beaucoup de gens honorables qui viennent y chercher des distractions, et les payent comme ils payeraient le plaisir du spectacle, de la gourmandise, ou comme ils iraient dans une mansarde acheter, à bas prix, de cuisans regrets pour trois mois. Mais comprenez-vous tout ce que 84doit avoir de délire et de vigueur dans l’ame, un homme qui attend avec impatience l’ouverture d’un tripot. Il existe, entre le joueur du matin et le joueur du soir, la différence qui distingue le mari nonchalant, de l’amant pâmé sous les fenêtres de sa belle. Le matin seulement, arrivent la passion palpitante, le besoin dans sa franche horreur. En ce moment, vous pourrez admirer un véritable joueur, un joueur qui n’a pas mangé, dormi, vécu, pensé, tant il était rudement flagellé par le fouet de sa martingale; tant il souffrait, travaillé par le prurit d’un coup de trente et quarante. À cette heure maudite, vous rencontrerez des yeux dont le calme effraie, des visages qui vous fascinent, des regards qui soulèvent les cartes et les 85dévorent. Aussi, les maisons de jeu ne sont-elles sublimes qu’à l’ouverture de leurs séances. Si l’Espagne a ses combats de taureaux, si Rome a eu ses gladiateurs, Paris s’enorgueillit de son Palais-Royal dont les agaçantes roulettes donnent le plaisir de voir couler le sang à flots, sans que les pieds du parterre risquent d’y glisser. Essayez de jeter un regard furtif sur cette arène. Entrez. Quelle nudité! Les murs, couverts d’un papier, gras à hauteur d’homme, n’offrent pas une seule image qui puisse rafraîchir l’ame; il ne s’y trouve même pas un clou pour faciliter le suicide. Le parquet est usé, malpropre. Une table ronde occupe le centre de la salle. La simplicité des chaises de paille pressées autour de ce tapis usé par 86l’or, annonce une curieuse indifférence du luxe chez ces hommes qui viennent périr là pour la fortune et pour le luxe. Cette antithèse humaine se découvre partout où l’ame réagit puissamment sur elle-même. L’amoureux veut mettre sa maîtresse dans la soie, la revêtir d’un moelleux tissu d’Orient, et, la plupart du temps, il la possède sur un grabat. L’ambitieux se rêve au faîte du pouvoir, tout en s’aplatissant dans la boue du servilisme. Le marchand végète au fond d’une boutique humide et malsaine, en élevant un vaste hôtel d’où son fils, héritier précoce, sera chassé par une licitation fraternelle. Enfin, existe-t-il chose plus déplaisante qu’une maison de plaisir? Singulier problème! Toujours en opposition 87avec lui-même, trompant ses espérances par ses maux présens, et ses maux par un avenir qui ne lui appartient pas, l’homme imprime à tous ses actes le caractère de l’inconséquence et de la faiblesse. Ici bas, rien n’est complet que le malheur.
Au moment où le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s’y trouvaient déjà. Trois vieillards à têtes chauves, étaient nonchalamment assis autour du tapis vert. Leurs visages de plâtre, impassibles comme ceux des diplomates, révélaient des ames blasées, des cœurs qui, depuis long-temps, avaient désappris de palpiter, même en risquant les biens paraphernaux d’une femme. Un jeune Italien, aux cheveux noirs, au teint olivâtre, était accoudé tranquillement 88au bout de la table, et paraissait écouter ces pressentimens secrets qui crient fatalement à un joueur: – Oui. – Non! Cette tête méridionale respirait l’or et le feu. Sept ou huit spectateurs, debout, rangés de manière à former une galerie, attendaient les scènes que leur préparaient les coups du sort, les figures des acteurs, le mouvement de l’argent et celui des rateaux. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs, comme l’est le peuple à la Grève, quand le bourreau tranche une tête. Un grand homme sec, en habit râpé, tenait un registre d’une main, et, de l’autre, une épingle pour marquer les passes de la Rouge ou de la Noire. C’était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge de toutes les jouissances de leur siècle; 89un de ces avares sans trésor qui jouent en idée une mise imaginaire; espèce de fou raisonnable qui se consolait de ses misères en caressant une chimère; qui agissait enfin avec le vice et le danger, comme les jeunes prêtres avec Dieu, quand ils disent des messes blanches. En face de la banque, un ou deux de ces fins spéculateurs, experts des chances du jeu, et semblables à d’anciens forçats qui ne s’effraient plus des galères, étaient venus là pour hasarder trois coups et remporter immédiatement le gain probable dont ils vivaient. Deux vieux garçons de salle se promenaient nonchalamment les bras croisés, et de temps en temps, regardaient le jardin par les fenêtres, comme pour montrer aux passans leurs plates figures, en guise d’enseigne. 90Le tailleur et le banquier venaient de jeter sur les ponteurs ce regard blême qui les tue, et disaient d’une voix grêle: – Faites le jeu! quand le jeune homme ouvrit la porte.
Le silence devint en quelque sorte plus profond, et les têtes se tournèrent vers le nouveau venu par curiosité. Mais, chose inouïe, les vieillards émoussés, les employés pétrifiés, les spectateurs, et jusqu’au fanatique Italien, tous éprouvèrent, en voyant l’inconnu, je ne sais quel sentiment épouvantable. Ne faut-il pas être bien malheureux pour obtenir de la pitié, bien faible pour exciter une sympathie, ou d’un bien sinistre aspect pour faire frissonner les ames dans cette salle où les douleurs doivent être muettes, la misère gaie, le désespoir 91décent. Eh bien! il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui remua ces cœurs glacés quand le jeune homme entra. Mais les bourreaux n’ont-ils pas quelquefois pleuré sur les vierges dont la Révolution leur ordonnait de couper les blondes têtes?
Au premier coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible mystère. Ses jeunes traits étaient empreints d’une grace nébuleuse. Son regard, attestait tant d’efforts trahis, tant d’espérances trompées! La morne impassibilité du suicide donnait à son front une pâleur matte et maladive: un sourire amer dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche; et sa physionomie exprimait une résignation qui faisait mal à voir. Quelque secret génie scintil92lait au fond de ses yeux voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Était-ce la débauche qui marquait de son sale cachet cette noble figure jadis pure et brillante, maintenant dégradée? Les médecins auraient sans doute attribué à des lésions au cœur ou à la poitrine, le cercle jaune qui encadrait les paupières et la rougeur dont les joues étaient marbrées; tandis que les poètes eussent voulu reconnaître, à ces signes, les ravages de la science, les traces de nuits passées à la lueur d’une lampe studieuse. Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce cœur qu’avaient seulement effleurés 93les orgies, l’étude et la maladie. Comme lorsqu’un célèbre criminel arrive au bagne, les condamnés l’accueillent avec respect; ainsi, tous ces démons humains experts en tortures saluèrent une douleur inouïe, une blessure dont ils soupçonnaient par instinct la profondeur, et reconnurent un de leurs princes, à la majesté de sa muette ironie, à l’élégante misère de ses vêtemens. Le jeune homme avait bien un frac de bon goût; mais la jonction de son gilet et de sa cravate était trop savamment maintenue pour qu’on lui supposât du linge. Ses mains, jolies comme des mains de femme, étaient d’une douteuse propreté. Enfin, depuis deux jours, il ne portait plus de gants! Si le Tailleur et 94les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c’est que les enchantemens de l’innocence florissaient par vestiges dans ses formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares, naturellement bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et le vice paraissait n’y être qu’un accident. La verte vie de la jeunesse y luttait encore avec les ravages d’une impuissante lubricité. Les ténèbres et la lumière, le néant et l’existence s’y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce et de l’horreur. Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route. Aussi, tous ces professeurs émérites de vice et d’infamie, semblables à une vieille femme édentée, prise de pitié à l’as95pect d’une belle fille qui s’offre à la corruption, furent-ils prêts à crier au novice: – Sortez! Celui-ci marcha droit à la table, s’y tint debout, jeta sans calcul, sur le tapis, une pièce d’or qu’il avait à la main; puis, abhorrant, comme les ames fortes, de chicanières incertitudes, il lança sur le Tailleur un regard tout à la fois turbulent et calme. L’intérêt de ce coup était si puissant que les vieillards ne firent pas de mise; mais l’Italien saisit avec le fanatisme de la passion une idée qui vint lui sourire, et ponta sa masse d’or en opposition au jeu de l’inconnu.
Le Banquier oublia de dire ces phrases qui se sont à la longue converties en un cri rauque et inintelli96gible: – Faites le jeu! – Le jeu est fait! – Rien ne va plus.
Le Tailleur étala les cartes et sembla souhaiter bonne chance au dernier venu, indifférent qu’il était à la perte ou au gain fait par les entrepreneurs de ces sombres plaisirs. Chacun des spectateurs voulut voir un drame et la dernière scène d’une noble vie dans le sort de cette pièce d’or, et leurs yeux, arrêtés sur les cartons fatidiques, étincelèrent. Mais, malgré l’attention avec laquelle les joueurs regardèrent alternativement et le jeune homme et les cartes, ils ne purent apercevoir aucun symptôme d’émotion sur sa figure froide et résignée.
– Rouge perd, dit officiellement le Tailleur.
97Une espèce de râle sourd sortit de la poitrine de l’Italien lorsqu’il vit tomber le paquet de billets que lui lança le Banquier. Quant au jeune homme, il ne comprit sa ruine qu’au moment où le rateau s’allongea pour ramasser son dernier napoléon. L’ivoire fit rendre un bruit sec à la pièce, qui, rapide comme une flèche, alla se réunir au tas d’or étalé devant la caisse. L’inconnu ferma les yeux doucement et ses lèvres blanchirent; mais il releva bientôt ses paupières, sa bouche reprit une rougeur de corail, il affecta l’air d’un Anglais pour qui la vie n’a plus de mystères, et disparut sans mendier une consolation par un de ces regards déchirans que les joueurs au désespoir lancent assez souvent sur la galerie dont ils sont 98entourés. Combien d’événemens se pressent dans l’espace d’une seconde, et que de choses dans un coup de dé!
– Voilà sans doute sa dernière cartouche, dit en souriant le croupier, après un moment de silence, pendant lequel il tint cette pièce d’or entre le pouce et l’index, pour la montrer aux assistans.
– C’est un cerveau brûlé qui va se jeter à l’eau, répondit un habitué en regardant autour de lui les joueurs qui se connaissaient tous.
– Bah! s’écria le garçon de bureau, en prenant une prise de tabac.
– Si nous avions imité monsieur? dit un des vieillards à ses collègues, en désignant l’Italien. Hein!
Tout le monde regarda l’heureux joueur dont les mains tremblaient 99en comptant ses billets de banque.
– J’ai entendu, dit-il, une voix qui me criait dans l’oreille: Le Jeu aura raison contre le désespoir de ce jeune homme.
– Ce n’est pas un joueur, reprit le Banquier. Autrement, il aurait groupé son argent en trois coups pour se donner plus de chances.
Le jeune homme passait sans réclamer son chapeau. Le vieux molosse, ayant remarqué le mauvais état de cette guenille, la lui rendit sans proférer une parole, le joueur restitua la fiche par un mouvement machinal, et descendit les escaliers en sifflant le di tanti palpiti d’un souffle si faible qu’il en entendit à peine lui-même les notes délicieuses. Il se trouva bientôt sous les galeries 100du Palais-Royal. Dirigé par une dernière pensée, il alla jusqu’à la rue Saint-Honoré, prit le chemin des Tuileries, et traversa le jardin d’un pas irrésolu. Il marchait comme au milieu d’un désert, coudoyé par des hommes qu’il ne voyait pas; n’écoutant, à travers les clameurs populaires, qu’une seule voix, celle de la mort; enfin, perdu dans une engourdissante méditation, semblable à celle dont jadis étaient saisis les criminels qu’une charette conduisait du Palais à la Grève, vers cet échafaud, rouge de tout le sang versé depuis 1793.
Il existe je ne sais quoi de grand et d’épouvantable dans le suicide. Les chutes d’une multitude de gens sont sans danger comme celles des enfans 101qui tombent de trop bas pour se blesser; mais quand un grand homme se brise, il doit venir de bien haut, s’être élevé jusqu’aux cieux, avoir entrevu quelque paradis inaccessible. Implacables doivent être les ouragans qui forcent à demander la paix de l’ame à la bouche d’un pistolet. Combien de jeunes talens s’étiolent confinés dans une mansarde, y périssent faute d’un ami, faute d’une femme consolatrice, au sein d’un million d’êtres, en présence d’une foule lassée d’or et qui s’ennuie. À cette pensée, le suicide prend des proportions gigantesques. Entre une mort volontaire et la féconde espérance dont la voix appelle un jeune homme à Paris, Dieu seul sait combien se heurtent de conceptions, de poésies abandonnées, 102de désespoirs, de cris étouffés, de tentatives inutiles et de chefs-d’œuvre avortés. Chaque suicide est un poème sublime de mélancolie. Où trouverez-vous, dans l’océan des littératures, un livre surnageant qui puisse lutter de génie avec ces trois lignes: Hier, à quatre heures, une jeune femme s’est jetée dans la Seine du haut du Pont-des-Arts. Devant ce laconisme parisien, les drames, les romans, tout pâlit, même ce vieux frontispice: Les lamentations du glorieux roi de Kaërnavan, mis en prison par ses enfans… Dernier fragment d’un livre perdu, dont la seule lecture faisait pleurer ce Sterne, qui lui-même délaissait sa femme et ses enfans.
L’inconnu fut assailli par mille pensées semblables qui passaient en 103lambeaux dans son ame comme des drapeaux déchirés voltigent au milieu d’une bataille. S’il déposait pendant un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs, pour s’arrêter devant quelques fleurs dont il admirait les têtes mollement balancées par la brise parmi les massifs de verdure; bientôt saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux au ciel. Là, des nuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde lui conseillaient encore de mourir. Il s’achemina vers le Pont-Royal en songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs. Il souriait en se rappelant que lord Castelreagh avait satisfait le plus humble de nos besoins 104avant de se couper la gorge, et que M. Auger l’académicien avait été chercher sa tabatière pour priser tout en marchant à la mort. Il analysait ces bizarreries et s’interrogeait lui-même, quand, en se serrant contre le parapet du pont, pour laisser passer un fort de la halle, celui-ci lui ayant légèrement blanchi la manche de son habit, il se surprit à en secouer soigneusement la poussière. Arrivé au point culminant de la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre.
– Mauvais temps pour se noyer, lui dit en riant une vieille femme vêtue de haillons. Est-elle sale et froide, la Seine!
Il répondit par un sourire plein de naïveté, qui attestait le délire de son courage; mais il frissonna tout à coup 105en voyant de loin, sur le port des Tuileries, la baraque surmontée d’un écriteau où ces paroles sont tracées en lettres hautes d’un pied: SECOURS AUX ASPHYXIÉS. M. Dacheux lui apparut armé de sa philantropie, réveillant et faisant mouvoir ces vertueux avirons qui cassent la tête aux noyés, quand malheureusement ils remontent sur l’eau. Il l’aperçut ameutant les curieux, quêtant un médecin, apprêtant des fumigations. Il lut les doléances des journalistes entre les joies d’un festin et le sourire d’une danseuse. Il entendit sonner les écus comptés à des bateliers pour sa tête, par le préfet de la Seine. Mort, il valait cinquante francs; mais, vivant, il n’était qu’un homme de talent sans protecteurs, sans amis, sans Paillasse, sans 106tambour, un véritable zéro social dont l’état n’avait nul souci. Une mort en plein jour lui parut ignoble, il résolut de mourir pendant la nuit, afin de livrer un cadavre indéchiffrable à cette société qui méconnaissait l’utilité de sa vie, il continua donc son chemin, et se dirigea vers le quai Voltaire, en prenant la démarche indolente d’un désœuvré qui veut tuer le temps. Quand il descendit les marches qui terminent le trottoir du pont, à l’angle du quai, son attention fut excitée par les bouquins dont le parapet est toujours garni. Peu s’en fallut qu’il n’en marchandât quelques-uns. Il se prit à sourire, remit philosophiquement les mains dans ses goussets, et allait reprendre son allure d’insouciance où perçait un froid dédain, 107quand il entendit avec surprise quelques pièces retentir d’une manière véritablement fantastique au fond de sa poche. Un sourire d’espérance illumina son visage, glissa de ses lèvres sur ses traits, sur son front, fit briller de joie ses yeux et ses joues sombres. Cette étincelle de bonheur ressemblait à ces feux qui courent dans les vestiges d’un papier déjà consumé par la flamme; mais le visage eut le sort des cendres noires, et redevint triste quand l’inconnu ayant vivement retiré la main de son gousset, aperçut trois gros sous.
– Ah! mon bon monsieur, la carita! la carita! catarina! Un petit sou pour avoir du pain!
Un jeune ramoneur dont la figure bouffie était noire, le corps brun de 108suie, les vêtemens déguenillés, tendit la main à cet homme pour lui arracher ses derniers sous. À deux pas du petit savoyard, un vieux pauvre honteux, maladif, souffreteux, ignoblement vêtu d’une tapisserie trouée, lui dit d’une grosse voix sourde: – Monsieur, donnez-moi ce que vous voulez, je prierai Dieu pour vous…
Mais quand l’homme jeune eut regardé le vieillard, celui-ci se tut et ne demanda plus rien, reconnaissant peut-être, sur ce visage funèbre, la livrée d’une misère plus âpre que n’était la sienne.
– La carita! la carita!
L’inconnu jeta sa monnaie à l’enfant et au vieux pauvre, en quittant le trottoir pour aller vers les mai109sons, car il ne pouvait plus supporter le poignant aspect de la Seine.
– Nous prierons Dieu pour la conservation de vos jours, lui dirent les deux mendians.
En arrivant à l’étalage d’un marchand d’estampes, cet homme presque mort rencontra une jeune femme qui descendait d’un brillant équipage. Il contempla délicieusement cette charmante personne dont la blanche figure était harmonieusement encadrée dans le satin d’un élégant chapeau; il fut séduit par une taille svelte, par de jolis mouvemens; et la robe, légèrement relevée par le marche-pied, lui laissa voir une jambe dont les fins contours étaient dessinés par un bas blanc et bien tiré. La jeune femme entra dans le ma110gasin, y marchanda des album, des collections de lithographies; elle en acheta pour plusieurs pièces d’or qui étincelèrent et sonnèrent sur le comptoir. Le jeune homme, en apparence occupé sur le seuil de la porte à regarder des gravures exposées dans la montre, échangea vivement avec la belle inconnue l’œillade la plus perçante que puisse lancer un homme, contre un de ces coups d’œil insoucians jetés au hasard sur les passans. Et c’était, de sa part, un adieu à l’amour, à la femme! Cette dernière et puissante interrogation ne fut même pas comprise, ne remua pas ce cœur de femme frivole, ne la fit pas rougir, ne lui fit pas baisser les yeux. Qu’était-ce pour elle? une admiration de plus, un désir excité dont elle triompherait, 111le soir, en disant: – J’étais bien aujourd’hui. Le jeune homme passa promptement à un autre cadre et ne se retourna point quand l’inconnue remonta dans sa voiture. Les chevaux partirent avec une vîtesse aristocratique, et cette dernière image du luxe, de l’élégance, flamba devant lui, rapide comme sa vie. Il se mit à marcher d’un pas mélancolique le long des magasins, en examinant, sans beaucoup d’intérêt, les échantillons qui s’y trouvaient étalés. Quand les boutiques lui manquèrent, il étudia le Louvre, l’Institut, les tours de Notre-Dame, celles du Palais, le Pont-des-Arts. Ces monumens paraissaient prendre une physionomie triste en réflétant les teintes grises du ciel dont les rares clartés prêtaient un air menaçant 112à Paris, qui, pareil à une jolie femme, est soumis à d’inexplicables caprices de laideur et de beauté. Ainsi, la nature elle-même conspirait à le plonger dans une extase douloureuse.
En proie à cette puissance malfaisante dont nous éprouvons tous, en certains jours de notre vie, l’action dissolvante, il sentait son organisme arriver insensiblement aux phénomènes de la fluidité. Les tourmens de cette agonie lui imprimaient un mouvement semblable à celui des vagues, et lui faisaient voir les bâtimens, les hommes à travers un brouillard, où tout ondoyait. Il voulut se soustraire aux titillations morales que produisaient sur son âme, les réactions de la nature physique, et se dirigea vers un magasin d’antiquités dans l’inten113tion de donner une pâture à ses sens ou d’y attendre la nuit en marchandant des objets d’arts. C’était, pour ainsi dire, quêter du courage et demander un cordial, comme les criminels qui se défient de leurs forces en allant à l’échafaud.
La conscience de sa prochaine mort rendit, pour un moment, au jeune homme toute l’assurance d’une duchesse qui a deux amans. Aussi entra-t-il chez le marchand de curiosités d’un air dégagé, laissant voir sur ses lèvres un sourire fixe comme celui d’un ivrogne. N’était-il pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort. Donc, l’inconnu retomba bientôt dans ses vertiges et continua d’apercevoir les choses sous d’étranges couleurs, ou animées d’un léger mouvement dont 114le principe était sans doute dans une irrégulière circulation de son sang, tantôt bouillonnant comme une cascade, tantôt tranquille et fade comme de l’eau tiède.
Il demanda simplement à visiter les magasins, pour chercher s’ils ne renfermeraient pas quelques singularités à sa convenance. Un jeune garçon à figure fraîche et joufflue, à chevelure rousse, et coiffé d’une casquette de loutre, commit la garde de la boutique à une vieille paysanne, espèce de Caliban femelle, occupée à nettoyer un poêle dont les merveilles étaient dues au génie de Bernard de Palissy. Puis, il dit à l’étranger d’un air insouciant: – Voyez, Monsieur, voyez! Nous n’avons en bas que des choses assez ordinaires; mais si 115vous voulez prendre la peine de monter au premier étage, je pourrai vous montrer de fort belles momies du Caire, plusieurs poteries incrustées, quelques ébènes sculptées, vraie renaissance, récemment arrivées et qui sont de toute beauté…
Dans l’horrible situation où se trouvait l’inconnu, ce babil de cicérone, ces phrases sottement mercantiles furent, pour lui, comme les taquineries mesquines par lesquelles des esprits étroits assassinent un homme de génie. Portant sa croix jusqu’au bout, il parut écouter son conducteur, et lui répondit par gestes ou par monosyllabes. Mais, insensiblement, il sut conquérir le droit d’être silencieux, et put se livrer, sans crainte, à ses dernières 116méditations qui furent gigantesques, terribles. Il était poète, et son âme rencontra fortuitement une immense pâture. Il devait voir, par avance, les ossemens de vingt mondes.
Au premier coup d’œil, les magasins lui offrirent un tableau confus, dans lequel toutes les œuvres humaines se heurtaient. Des crocodiles, des singes, des boas empaillés souriaient à des vitraux d’église, semblaient vouloir mordre des bustes, courir après des laques, ou grimper sur des lustres. Un vase de Sèvres où madame Jacquotot avait peint Napoléon, se trouvait auprès d’un sphynx dédié à Sésostris. Le commencement du monde et les événemens d’hier se mariaient avec une grotesque bonho117mie. Un tournebroche était posé sur un ostensoir, un sabre républicain sur une hacquebute du moyen âge. Madame Dubarry, peinte au pastel par Latour, une étoile sur la tête, nue et dans un nuage, paraissait contempler avec concupiscence une chibouque indienne, en cherchant à deviner l’utilité des spirales qui serpentaient vers elle. Les instrumens de mort: poignards, pistolets curieux, armes à secret, étaient jetés pêle-mêle avec des instrumens de vie: soupières en porcelaine, assiettes de Saxe, tasses orientales venues de Chine, salières antiques, drageoirs féodaux. Un vaisseau d’ivoire voguait à pleines voiles sur le dos d’une immobile tortue. Une machine pneumatique éborgnait l’empe118reur Auguste, qui ne s’en fâchait pas. Plusieurs portraits d’échevins français, de bourguemestres hollandais, insensibles, comme pendant leur vie, s’élevaient au dessus de ce chaos d’antiquités, en y lançant un regard pâle et froid. Tous les pays de la terre semblaient avoir apporté là un débris de leurs sciences, un échantillon de leurs arts. C’était une espèce de fumier philosophique auquel rien ne manquait, ni le calumet du sauvage, ni la pantoufle vert et or du sérail, ni le yatagan du Maure, ni l’idole des Tartares. Il y avait jusqu’à la blague à tabac du soldat, jusqu’au ciboire aux hosties du prêtre, jusqu’aux plumes d’un trône. Ces monstrueux tableaux étaient encore assujettis à mille accidens de lumière, par la bizarrerie 119d’une multitude de reflets dus à la confusion des nuances, à la brusque opposition des jours et des ténèbres. L’oreille croyait entendre des cris interrompus; l’esprit, saisir des drames inachevés; l’œil apercevoir des lueurs mal étouffées. Enfin, une poussière obstinée avait jeté son léger voile sur tous ces objets dont les angles multipliés et les sinuosités nombreuses produisaient les effets les plus pittoresques.
L’inconnu compara d’abord ces trois salles gorgées de civilisation, de cultes, de divinités, de chefs-d’œuvre, de royautés, de débauches, de raison et de folie, à un miroir plein de facettes dont chacune représentait un monde. Après cette impression brumeuse, il voulut choisir ses jouissan120ces. Mais à force de regarder, de penser, de rêver, il tomba sous la puissance d’une fièvre due peut-être à la faim qui rugissait dans ses entrailles. La vue de tant d’existences nationales ou individuelles, attestées par ces gages humains qui leur survivaient, acheva d’engourdir les sens du jeune homme. Le désir qui l’avait poussé dans le magasin fut exaucé. Il sortit de la vie réelle, monta par degrés vers un monde idéal, arriva dans les palais enchantés de l’Extase, où l’univers lui apparut par bribes et en traits de feu, comme l’avenir passa jadis flamboyant aux yeux de saint Jean dans Pathmos.
Une multitude de figures endolories, gracieuses, terribles, lucides, lointaines, rapprochées, se leva par 121masses, par myriades, par générations. L’Égypte, raide, mystérieuse, se dressa de ses sables, représentée par une momie qu’enveloppaient des bandelettes noires: les Pharaons, ensevelissant des générations pour construire une tombe; Moïse, les Hébreux, le désert! il entrevit tout un monde antique et solennel. Fraîche et suave, une statue de marbre, assise sur une colonne torse et rayonnant de blancheur, lui parla des mythes voluptueux de la Grèce et de l’Ionie. Eh, qui n’aurait souri, comme lui, de voir sur un fond brun la jeune fille rouge dansant dans la fine argile d’un vase étrusque devant le dieu Priape qu’elle saluait d’un air joyeux? Puis en regard une reine latine caressait sa Chimère avec amour: les ca122prices de la Rome impériale respiraient là, tout entiers, et révélaient le bain, la couche, la toilette d’une Julie indolente, songeuse, attendant son Tibulle. Armée du pouvoir des talismans arabes, la tête de Cicéron évoquait les souvenirs de la Rome libre et déroulait les pages de Tite-Live. Le jeune homme contempla Senatus Populus Que Romanus… Alors le consul, les licteurs, les toges bordées de pourpre, les luttes du Forum, le peuple courroucé défilaient lentement devant lui comme les vaporeuses figures d’un rêve. Enfin, la Rome chrétienne dominait ces images. Une peinture ouvrait les cieux. Il y voyait la vierge Marie plongée dans un nuage d’or, au sein des anges, éclipsant la gloire du soleil, écoutant les plaintes des mal123heureux auxquels cette suprême consolatrice souriait d’un air doux. Mais, en touchant une mosaïque faite avec les différentes laves du Vésuve et de l’Etna, son âme s’élançait dans la chaude et fauve Italie! Il assistait aux orgies de Borgia, courait dans les Abruzzes, aspirait aux amours italiennes, se passionnait pour les blancs visages aux longs yeux noirs. Il frémissait des dénouemens nocturnes interrompus par la froide épée d’un mari, en apercevant une dague du moyen âge dont la poignée était travaillée comme l’est une dentelle, et dont la rouille ressemblait à des taches de sang. L’Inde et ses religions revivaient dans un magot chinois coiffé de son chapeau pointu à losanges relevées, paré de clochettes et vêtu 124d’or et de soie. Près du magot, une natte, jolie comme la bayadère qui s’y était roulée, exhalait encore les odeurs du sandal. Un monstre du Japon, dont les yeux restaient tordus, la bouche contournée, les membres torturés, réveillait l’âme par les inventions d’un peuple qui, fatigué du beau, toujours unitaire, trouve d’ineffables plaisirs dans la fécondité des laideurs. Une salière sortie des ateliers de Benvenuto Cellini le reportait au sein de la cour de France, au temps où les arts et la licence fleurirent, où les souverains se divertissaient à des supplices, où les Conciles couchés dans les bras des courtisanes, décrétaient la chasteté pour les simples prêtres. Il vit les conquêtes d’Alexandre sur un camée; les massacres de Pizarre dans une arquebuse à mè125che; les guerres de religion échevelées, cruelles, bouillantes, au fond d’un casque. Puis, les riantes images de la chevalerie sourdirent d’une armure de Milan supérieurement damasquinée, bien fourbie, et sous la visière de laquelle brillaient encore les yeux d’un paladin.
Cet océan de meubles, d’inventions, de modes, d’œuvres, de ruines lui composait un poëme sans fin. Formes, couleurs, pensées, tout revivait là; mais rien de complet ne s’offrait à l’ame. Le poëte devait achever les croquis du grand peintre qui avait fait cette immeuse palette, où les innombrables accidens de la vie humaine étaient jetés à profusion, avec dédain. Après s’être emparé du monde, après avoir contemplé 126des pays, des âges, des règnes, le jeune homme revint à des existences individuelles. Il se repersonnifia, s’empara des détails en repoussant la vie des nations comme trop accablante pour un seul homme.
Là, dormait un enfant en cire sauvé du cabinet de Ruysch, et cette ravissante créature lui rappelait toutes les joies de son jeune âge. Au prestigieux aspect du pagne virginal de quelque jeune fille d’Otahiti, sa brûlante imagination lui peignait la vie simple de la nature, la chaste nudité de la vraie pudeur, les délices de la paresse si naturelle à l’homme, toute une destinée calme au bord d’un ruisseau frais et rêveur, sous un bananier, qui, sans culture, dispensait une manne savoureuse.
127Mais tout à coup il devenait corsaire, et revêtait la terrible poésie empreinte dans le rôle de Lara, vivement inspiré par les couleurs nacrées de mille coquillages, exalté par la vue de quelques madrépores qui sentaient le varech, les algues et les ouragans atlantiques. Admirant plus loin les délicates miniatures, les arabesques d’azur et d’or dont quelque précieux missel manuscrit était enrichi, il oubliait les tumultes de la mer; mollement balancé dans une pensée de paix, il épousait de nouveau l’étude et la science, souhaitait la grasse vie des moines, exempte de chagrins, exempte de plaisirs, et se couchait au fond d’une cellule en contemplant par sa fenêtre en ogive, les prairies, les bois, les vignobles de son monastère. Devant 128quelques Teniers, il endossait la casaque d’un soldat, la misère d’un ouvrier, désirait porter le bonnet sale et enfumé des Flamands, s’enivrait de bière, jouait aux cartes avec eux, et souriait à une grosse paysanne d’attrayant embonpoint. Il grelottait en voyant une tombée de neige de Mieris, ou se battait en regardant un combat de Salvator-Rosa. Il caressait un tomhawk d’Illinois, et sentait le scalpel d’un Chérokée qui lui enlevait la peau du crâne. Enfin, émerveillé à l’aspect d’un rebec, il le confiait à la main d’une châtelaine dont il écoutait la romance mélodieuse, en lui déclarant son amour, le soir, auprès d’une cheminée gothique, dans l’ombre où se perdait un regard de consentement. Il s’accrochait à toutes les joies, 129saisissait toutes les douleurs, s’emparait de toutes les formules d’existence, en éparpillant si généreusement sa vie et ses sentimens sur les simulacres de cette nature plastique et vide, que le bruit de ses pas retentissait dans son ame comme le son lointain d’un autre monde, comme la rumeur de Paris arrive sur les tours de Notre-Dame.
En montant l’escalier intérieur qui conduisait aux salles situées au premier étage, il vit des boucliers votifs, des panoplies, des tabernacles sculptés, des figures en bois accrochées aux murs, posées sur chaque marche. Poursuivi par les formes les plus étranges, par des créations merveilleuses assises sur les confins de la mort et de la vie, il marchait 130dans les enchantemens d’un songe; et, doutant de son existence, il était, comme ces objets curieux, ni tout-à-fait mort, ni tout-à-fait vivant. Quand il entra dans les nouveaux magasins, le jour commençait à pâlir; mais la lumière semblait inutile aux richesses resplendissantes d’or et d’argent qui s’y trouvaient entassées. Les plus coûteux caprices de dissipateurs morts sous des mansardes après avoir possédé plusieurs millions, étaient dans ce vaste bazar des folies humaines. Une écritoire payée cent mille francs et rachetée pour cent sous, gisait auprès d’une serrure à secret dont le prix de fabrication aurait suffi jadis à la rançon d’un roi. Là, le génie humain apparaissait dans toutes les pompes de sa 131misère, dans toute la gloire de ses petitesses gigantesques. Une table d’ébène, véritable idole d’artiste, sculptée d’après les dessins de Jean Goujon, et qui coûta jadis plusieurs années de travail, avait été peut-être acquise au prix du bois à brûler. Des coffrets précieux, des meubles faits par la main des fées, y étaient dédaigneusement amoncelés.
– Il y a des millions ici, s’écria le jeune homme en arrivant à la pièce qui terminait une immense enfilade d’appartemens dorés et sculptés par des artistes du siècle dernier.
– Dites des milliards, reprit le gros garçon joufflu. Mais ce n’est rien encore; montez au troisième étage, et vous verrez!
L’inconnu suivit son conducteur 132et parvint à une quatrième galerie, où successivement passèrent, devant ses yeux fatigués, plusieurs tableaux du Poussin; une sublime statue de Michel-Ange; quelques ravissans paysages de Claude Lorrain; un Gérard Dow, qui ressemblait à une page de Sterne; des Rembrandt, des Murillo, des Velasquez, sombres et colorés comme un poëme de lord Byron; des bas-reliefs antiques, des coupes d’agates, des onyx merveilleux. Enfin, c’étaient des travaux à dégoûter du travail, des chefs-d’œuvre accumulés à faire prendre en haine les arts et à tuer l’enthousiasme. Il arriva devant une vierge de Raphaël; mais il était las de Raphaël. Une figure de Corrège qui voulait un regard, ne l’obtint même pas. Un vase inestimable, 133en porphyre antique, et dont les sculptures circulaires représentaient, de toutes les priapées romaines, la plus grotesquement licencieuse, délices de quelque Corinne, eut à peine un sourire.
Il étouffait sous les débris de cinquante siècles évanouis; il était malade de toutes ces pensées humaines; assassiné par le luxe et les arts; oppressé sous ces formes renaissantes qui, pareilles à des monstres enfantés sous ses pieds par quelque malin génie, lui livraient un combat sans fin. Semblable, en ses caprices, à la chimie moderne qui résume la création par un gaz; l’âme ne compose-t-elle pas de terribles poisons par la rapide concentration de ses jouissances, de ses forces ou de ses idées; et, beau134coup d’hommes ne périssent-ils pas sous le foudroiement de quelque acide moral soudainement épandu sur leur être intérieur.
– Que contient cette boîte, demanda-t-il en arrivant à un grand cabinet, dernier monceau de gloire, d’efforts humains, d’originalités, de richesses.
Et il montra du doigt une grande caisse carrée, construite en acajou, suspendue à un clou par une chaîne d’argent.
– Ah! monsieur en a la clef, dit le gros garçon avec un air de mystère. Si vous désirez voir ce portrait, je me hasarderai volontiers à le prévenir…
– Vous hasarder! reprit le jeune homme. Votre maître est-il un prince?
135– Mais, je ne sais pas, répondit le garçon.
Ils se regardèrent pendant un moment aussi étonnés l’un que l’autre. L’apprenti interpréta le silence de l’inconnu comme un souhait, et le laissa seul dans le cabinet.
Vous êtes-vous jamais lancé dans l’immensité de l’espace et du temps, en lisant les œuvres géologiques de Cuvier? Emporté par son génie, avez-vous plané sur l’abîme sans bornes du passé, comme soutenu par la main d’un enchanteur? En découvrant de tranche en tranche, de couche en couche, sous les carrières de Montmartre ou dans les schistes de l’Oural, ces animaux dont les dépouilles fossilisées appartiennent à des civilisations antédiluvien136nes, l’âme est effrayée d’entrevoir des milliards d’années, des millions de peuples dont la faible mémoire humaine, dont l’indestructible tradition divine n’ont pas tenu compte, et dont la cendre, poussée à la surface de notre globe, y forme les deux pieds de terre qui nous donnent du pain et des fleurs. Cuvier n’est-il pas le plus grand poète de notre siècle? Lord Byron a bien reproduit, par des mots, quelques agitations morales; mais notre immortel naturaliste a reconstruit des mondes avec des os blanchis, a rebâti, comme Cadmus, des cités avec des dents, a repeuplé mille forêts de tous les mystères de la zoologie avec quelques fragmens de houille, a retrouvé des populations de géans dans le pied d’un mammouth. Ces figures 137se dressent, grandissent et meublent des régions en harmonie avec leurs statures colossales. Il est poète avec des chiffres, sublime en posant un zéro près d’un sept; il réveille le néant sans prononcer des paroles grandement magiques; il fouille une parcelle de gypse, y aperçoit une empreinte, et vous crie: – Voyez! Soudain les marbres s’animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule; et arrive enfin, après d’innombrables dynasties de créatures gigantesques, après des races de poissons et des familles de mollusques, le genre humain, produit dégénéré d’un type grandiose, brisé peut-être par le Créateur. Échauffés par son regard rétrospectif, ces hommes chétifs, nés d’hier, peuvent franchir le 138Chaos, entonner un hymne sans limites et se configurer le passé de l’univers dans une sorte d’Apocalypse rétrograde. Alors, en présence de cette épouvantable résurrection due à la voix d’un seul homme, la miette dont nous sommes usufruitiers dans cet infini sans nom, commun à toutes les sphères, et que nous avons nommé LE TEMPS, cette minute de vie nous fait pitié. Nous nous demandons, écrasés que nous sommes sous tant d’univers en ruines, à quoi bon nos gloires, nos haines, nos amours? Et si, pour devenir un point intangible dans l’avenir, la peine de vivre doit s’accepter? Déracinés du présent, nous sommes morts jusqu’à ce que notre valet de chambre entre et vienne nous dire: – Ma139dame la comtesse a répondu que, ce soir, elle attendrait Monsieur.
Les merveilles dont l’aspect venait de présenter au jeune homme toute la création connue, mirent dans son âme l’abattement que produit chez le philosophe la vue scientifique des créations inconnues. Il souhaita plus vivement que jamais de mourir, et tomba sur une chaise curule, en laissant errer ses regards à travers les fantasmagories de ce panorama du passé. Alors, les tableaux s’illuminèrent, les têtes de vierge lui sourirent, et les statues se colorèrent d’une vie trompeuse. À la faveur de l’ombre, et mises en danse par la fiévreuse tourmente qui fermentait dans son cerveau brisé, toutes ces œuvres s’agitèrent et tourbillonnèrent devant lui. 140Chaque magot lui jeta sa grimace. Les yeux des personnages représentés dans les tableaux, remuèrent en pétillant. Chacune de ces formes frémit, sautilla, se détacha de sa place, gravement, légèrement, avec grâce ou brusquerie selon ses mœurs, son caractère et sa contexture. Ce fut un mystérieux sabbat digne des fantaisies entrevues par le docteur Faust sur le Brocken. Mais, ces phénomènes d’optique enfantés, soit par la fatigue ou par la tension des forces oculaires, soit par les caprices du crépuscule, ne pouvaient effrayer l’inconnu. Les terreurs de la vie étaient impuissantes sur une âme familiarisée avec les terreurs de la mort. Il favorisa même par une sorte de complicité railleuse, les bizarreries de ce galva141nisme moral, dont les prodiges s’accouplaient aux dernières pensées qui lui donnaient encore le sentiment de l’existence. Le silence régnait si profondément autour de lui, que bientôt il s’aventura dans une douce rêverie, dont les impressions, graduellement noires, suivirent, de nuance en nuance et comme par magie, les lentes dégradations de la lumière. Une lueur prête à quitter le ciel ayant fait reluire un dernier reflet rouge en luttant contre la nuit, il leva la tête, vit un squelette à peine éclairé qui le montra du doigt, et pencha dubitativement le crâne de droite à gauche, comme pour lui dire: – Les morts ne veulent pas encore de toi! En passant la main sur son front, pour chasser le sommeil, le jeune 142homme sentit distinctement un vent frais produit par je ne sais quoi de velu qui lui effleura les joues. Il frissonna. Mais, les vitres ayant retenti d’un claquement sourd, il pensa que cette froide caresse digne des mystères de la tombe lui avait été faite par quelque chauve-souris. Pendant un moment encore, les vagues reflets du couchant lui permirent d’apercevoir indistinctement les fantômes dont il était entouré. Puis, toute cette nature morte s’abolit dans une même teinte noire. La nuit, l’heure de mourir étaient subitement venues. Il s’écoula, dès ce moment, un certain laps de temps, pendant lequel il n’eut aucune perception claire des choses terrestres, soit qu’il se fût enseveli dans une rêverie plus profonde, 143soit qu’il eût cédé à la somnolence provoquée par ses fatigues et par la multitude des pensées qui lui déchiraient le cœur. Tout à coup il crut avoir été appelé par une voix terrible et tressaillit comme lorsqu’au milieu d’un brûlant cauchemar nous sommes précipités d’un seul bond dans les profondeurs d’un abîme. Il ferma les yeux, les rayons d’une vive lumière l’éblouissaient. Il vit briller au sein des ténèbres une sphère rougeâtre dont le centre était occupé par un petit vieillard qui se tenait debout et dirigeait sur lui la clarté d’une lampe. Il ne l’avait entendu ni venir, ni parler, ni se mouvoir. Cette apparition eut quelque chose de magique. L’homme le plus intrépide, surpris ainsi dans son sommeil, 144aurait sans doute tremblé devant ce personnage extraordinaire qui semblait être sorti d’un sarcophage voisin. La singulière jeunesse qui animait les yeux immobiles de cette espèce de fantôme empêchait l’inconnu de croire à des effets surnaturels. Néanmoins, pendant le rapide intervalle qui sépara sa vie somnambulique de sa vie réelle, il demeura dans le doute philosophique recommandé par Descartes, et fut alors, malgré lui, sous la puissance de ces inexplicables hallucinations dont notre fierté repousse les mystères ou que notre science impuissante tâche en vain d’analyser.
Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre, vêtu d’une robe en velours noir, serrée autour de ses reins par 145un gros cordon de soie. Sur sa tête, une calotte en velours également noir laissait passer, de chaque côté de la figure, les longues mèches de ses cheveux blancs, et s’appliquait sur le crâne de manière à rigidement encadrer le front. La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Sans le bras décharné, qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait posé une étoffe, et que le vieillard tenait en l’air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de la lampe, ce visage aurait paru suspendu dans les airs. Une barbe grise et taillée en pointe cachait le menton de cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces têtes 146judaïques qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse. Les lèvres de cet homme étaient si décolorées, si minces qu’il fallait une attention particulière pour deviner la ligne tracée par la bouche dans son blanc visage. Son large front ridé, ses joues blêmes et creuses, la rigueur implacable de ses petits yeux verts, dénués de cils et de sourcils, pouvaient faire croire à l’inconnu que le Peseur d’or de Gérard Dow était sorti de son cadre. Une finesse inquisitoriale, trahie par les sinuosités de ses rides, et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. Il était impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond 147des cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux. Vous y lisiez la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu. Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de cette figure, soit une belle image du père Éternel, soit le masque ricaneur de Méphistophélès, car il se trouvait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche. En broyant toutes les peines humaines sous un pouvoir immense, cet 148homme devait avoir tué les joies terrestres. L’on frémissait en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère étrangère au monde et où il vivait seul; sans jouissances parce qu’il n’avait plus d’illusions; sans douleur, parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs. Il se tenait debout, immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière. Ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient éclairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce cabinet mystérieux.
Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme au moment où il ouvrit les yeux, après avoir été bercé par des pensées de mort et de fantasques images. S’il demeura 149comme étourdi, s’il se laissa momentanément dominer par une croyance digne d’enfans qui écoutent les contes de leurs nourrices, il faut attribuer cette erreur au voile étendu sur sa vie et sur son entendement par ses méditations, à l’agacement de ses nerfs irrités, au drame violent dont les scènes venaient de lui prodiguer les atroces délices contenues dans un morceau d’opium. Cette vision avait lieu dans Paris, sur le quai Voltaire, au dix-neuvième siècle, temps et lieux où la magie devait être impossible. Voisin de la maison où le dieu de l’incrédulité française avait expiré, disciple de Gay-Lussac et d’Arago, contempteur des tours de gobelets que font les hommes du pouvoir, l’inconnu n’obéissait sans doute qu’aux fascinations poétiques dont il 150avait accepté les prestiges et auxquelles nous nous prêtons souvent comme pour fuir de désespérantes vérités, comme pour tenter la puissance de Dieu. Il trembla donc devant cette lumière et ce vieillard, agité par l’inexplicable pressentiment de quelque pouvoir étrange. Mais cette émotion précordiale était semblable à celle que nous avons tous éprouvée devant Napoléon, ou en présence de quelque grand homme brillant de génie et revêtu de gloire.
– Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël? lui dit courtoisement le vieillard d’une voix dont la sonorité claire et brève avait quelque chose de métallique.
Et il posa la lampe sur le fût d’une colonne brisée, de manière à ce que 151la boîte brune en reçût toute la clarté.
Aux noms religieux de Jésus-Christ et de Raphaël, il échappa au jeune homme un geste de curiosité, sans doute attendu par le vieillard qui fit jouer un ressort. Soudain, le panneau d’acajou glissa dans une rainure, tomba sans bruit et livra la toile à l’admiration de l’inconnu. À l’aspect de cette immortelle création, il oublia les fantaisies du magasin, et les caprices de son sommeil; il redevint homme, reconnut dans le vieillard une créature de chair, bien vivante, nullement fantasmagorique, et revécut dans le monde réel.
La tendre sollicitude, la douce sérénité du divin visage influèrent aussitôt sur lui. Quelque parfum épanché 152des cieux dissipa les tortures infernales qui lui brûlaient la moelle des os. La tête du Sauveur des hommes paraissait sortir des ténèbres figurées par un fond noir. Une auréole de rayons étincelait vivement autour de sa chevelure d’où cette lumière voulait sortir. Sous le front, sous les chairs, il y avait une éloquente conviction qui s’échappait de chaque trait par de pénétrantes effluves. Les lèvres vermeilles venaient de faire entendre la parole de vie, et le spectateur en cherchait le retentissement sacré dans les airs, il en demandait les ravissantes paraboles au silence, il l’écoutait dans l’avenir, la retrouvait dans les enseignemens du passé. L’Évangile était traduit par la simplicité calme de ces adorables yeux où se 153réfugiaient les âmes troublées; enfin sa religion se lisait tout entière en un suave et magnifique sourire qui semblait exprimer ce précepte où elle se résume: – Aimez-vous les uns les autres! Cette peinture inspirait une prière, commandait le pardon, étouffait l’égoïsme, réveillait toutes les vertus endormies. Partageant le privilège des enchantemens de la musique, l’œuvre de Raphaël vous jetait sous le charme impérieux des souvenirs; et son triomphe était complet, car on oubliait le peintre. Le prestige de la lumière agissait encore sur cette merveille; et par momens, il semblait que la tête s’élevât dans le lointain, au sein de quelque nuage.
– J’ai couvert cette toile de pièces d’or, dit froidement le marchand.
– Eh bien! il va falloir mourir, 154s’écria le jeune homme qui sortait d’une rêverie dont la dernière pensée l’avait ramené vers sa fatale destinée, en le faisant descendre, par d’insensibles déductions, d’une dernière espérance à laquelle il s’était attaché.
– Ah! ah! j’avais donc raison de me méfier de toi, répondit le vieillard en saisissant les deux mains du jeune homme qu’il serra par les poignets dans l’une des siennes comme dans un étau.
L’inconnu sourit tristement de cette méprise, et dit d’une voix douce: – Hé, Monsieur, ne craignez rien! Il s’agit de ma vie et non de la vôtre. – Pourquoi n’avouerai-je pas une innocente supercherie? reprit-il après avoir regardé le vieillard inquiet. En attendant la nuit afin de pouvoir me 155noyer sans esclandre, je suis venu voir vos richesses. Qui ne pardonnerait ce dernier plaisir à un homme de science et de poésie?
Le soupçonneux vieillard examina d’un œil sagace le morne visage de son faux chaland tout en l’écoutant parler. Rassuré bientôt par l’accent de cette voix douloureuse, ou lisant peut-être dans ces traits décolorés, les sinistres destinées dont avaient naguère frémi les joueurs, il lâcha les mains qu’il tenait si vigoureusement. Mais, par un reste de suspicion qui révélait une expérience au moins centenaire, il étendit nonchalamment le bras vers un buffet comme pour s’appuyer, et dit en y prenant un stylet: – Êtes-vous depuis trois ans 156surnuméraire au trésor, sans y avoir touché de gratification?
L’inconnu ne put s’empêcher de sourire en faisant un geste négatif.
– Votre père vous a-t-il trop vivement reproché d’être venu au monde? ou bien êtes-vous déshonoré?
– Si je voulais me déshonorer, je vivrais.
– Avez-vous été sifflé aux Funambules? ou vous trouvez-vous obligé de composer des flons flons pour payer le convoi de votre maîtresse? N’auriez-vous pas plutôt la maladie de l’or, voulez-vous détrôner l’ennui? Enfin quelle erreur vous engage à mourir?
– Ne cherchez pas le principe de ma mort dans les raisons vulgaires qui commandent la plupart des sui157cides. Pour me dispenser de vous dévoiler des souffrances inouïes et qu’il est difficile d’exprimer en langage humain, je vous dirai que je suis dans la plus profonde, la plus ignoble, la plus perçante de toutes les misères. – Et, ajouta-t-il d’un ton de voix dont la fierté sauvage démentait ses paroles précédentes, je ne veux mendier ni secours ni consolations.
– Eh! eh! Ces deux syllabes que d’abord le vieillard fit entendre pour toute réponse, ressemblèrent au cri d’une crecelle. Puis il reprit ainsi: – Sans vous forcer à m’implorer, sans vous faire rougir, et sans vous donner un centime de France, un parat du Levant, un tarain de Sicile, un heller d’Allemagne, une seule des sersterces ou des oboles de l’ancien monde ni 158une piastre du nouveau; sans vous offrir quoi que ce soit, en or, argent, billon, papier, billet, je veux vous faire plus riche, plus puissant et plus considéré que ne peut l’être un roi constitutionnel… Eh! eh!…
Le jeune homme crut le vieillard en enfance, et resta comme engourdi, sans oser répondre.
– Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout à coup la lampe pour en diriger la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cette Peau de Chagrin, ajouta-t-il.
Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus du siège où il s’était assis, un morceau de chagrin, accroché sur le mur et dont la dimen159sion n’excédait pas celle d’une peau de renard; mais, par un phénomène, inexplicable au premier abord, cette peau projetait, au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin, des rayons si lumineux que vous eussiez dit d’une petite comète. Le jeune incrédule s’approcha de ce prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une phrase mentale; mais cependant, animé d’une curiosité bien légitime, il se pencha pour le regarder alternativement sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité. Les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à 160des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière. Il démontra mathématiquement la raison de ce phénomène au vieillard qui, pour toute réponse, sourit avec malice. Ce sourire de supériorité fit croire au jeune savant qu’il était dupe en ce moment de quelque charlatanisme; il ne voulut pas emporter une énigme de plus dans la tombe, et retourna promptement la peau comme un enfant pressé de connaître les secrets de son jouet nouveau.
– Ah! ah! s’écria-t-il, voici l’empreinte du sceau que les Orientaux nomment le cachet de Salomon.
– Vous le connaissez donc? demanda le marchand dont les na161rines laissèrent passer deux ou trois bouffées d’air qui peignirent plus d’idées que ne pouvaient en exprimer les plus énergiques paroles.
– Y a-t-il au monde un homme assez simple pour croire à cette chimère! s’écria le jeune homme piqué d’entendre ce rire muet et plein d’amères dérisions. – Ne savez-vous pas, ajouta-t-il, que les superstitions de l’Orient ont consacré la forme mystique et les caractères mensongers de cet emblème qui représente une puissance fabuleuse. Je ne crois pas devoir être plus taxé de niaiserie dans cette circonstance, que si je parlais des Sphinx ou des Griffons, dont l’existence est en quelque sorte scientifique.
– Puisque vous êtes un orientaliste, 162reprit le vieillard, peut-être lirez-vous cette sentence.
Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l’envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis appartenu.
– J’avoue, s’écria l’inconnu, que je ne devine guère le procédé dont on se sera servi pour graver si profondément ces lettres sur la peau d’un onagre.
Et, se retournant avec vivacité vers les tables chargées de curiosités, ses yeux parurent y chercher quelque chose.
163– Que voulez-vous, demanda le vieillard.
– Un instrument pour trancher le chagrin afin de voir si les lettres y sont empreintes ou incrustées.
Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu, qui le prit et tenta d’entamer la peau à l’endroit où les paroles se trouvaient écrites; mais quand il eut enlevé une légère couche du cuir, les lettres y reparurent si nettes et tellement conformes à celles qui étaient imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n’en avoir rien ôté.
– L’industrie du Levant a des secrets qui lui sont réellement particuliers, dit-il en regardant la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude.
164– Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en prendre aux hommes qu’à Dieu!
Les paroles mystérieuses étaient disposées de la manière suivante.
SI TU ME POSSÈDES, TU POSSÉDERAS TOUT.
MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA. DIEU L’A
VOULU AINSI. DÉSIRE, ET TES DÉSIRS
SERONT ACCOMPLIS. MAIS RÈGLE
TES SOUHAITS SUR TA VIE.
ELLE EST LA. À CHAQUE
VOULOIR JE DÉCROITRAI
COMME TES JOURS.
ME VEUX-TU?
PRENDS. DIEU
T’EXAUCERA.
– SOIT!
– Ah, vous lisez couramment le sanscrit, dit le vieillard. Peut-être 165avez-vous voyagé en Perse ou dans le Bengale?
– Non, Monsieur, répondit le jeune homme en tâtant avec curiosité cette peau symbolique, assez semblable à une feuille de métal par son peu de flexibilité.
Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l’avait prise, en lançant au jeune homme un regard empreint d’une froide ironie qui semblait dire: – Il ne pense déjà plus à mourir.
– Est-ce une plaisanterie, est-ce un mystère, demanda le jeune inconnu.
Le vieillard hocha la tête et dit gravement: – Je ne saurais vous répondre. J’ai offert le terrible pouvoir dont ce talisman est investi, à des 166hommes doués de plus d’énergie que vous ne paraissez en avoir; mais tout en se moquant de la problématique influence qu’il devait exercer sur leurs destinées futures, aucun n’a voulu se risquer à conclure ce contrat si fatalement proposé par je ne sais quelle puissance. Je pense comme eux. Comme eux, j’ai douté, me suis abstenu, et…
– Et vous n’avez pas même essayé… dit le jeune homme en l’interrompant.
– Essayer! reprit le vieillard. Si vous étiez sur la colonne de la place Vendôme, essaieriez-vous de vous jeter dans les airs? Peut-on arrêter le cours de la vie? L’homme a-t-il jamais pu scinder la mort? Avant d’entrer dans ce cabinet, vous aviez résolu de vous 167suicider. Mais, tout à coup, un secret vous occupe, et vous distrait de mourir. Enfant! Chacun de vos jours ne vous offrira-t-il pas une énigme plus intéressante que ne l’est celle-ci. Écoutez-moi. J’ai vu la cour licencieuse du régent. Comme vous, j’étais alors dans la misère. J’ai mendié mon pain. Néanmoins, j’ai atteint l’âge de cent deux ans, et suis devenu millionnaire. Le malheur m’a donné la fortune, l’ignorance m’a instruit. Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort: VOULOIR et POUVOIR. Entre ces 168deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et c’est à elle que je dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit? mais SAVOIR! laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. Ainsi, le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée; et le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes. En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, non dans les sens qui s’émoussent, mais dans le cerveau qui ne s’use pas et survit à tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon ame ni mon corps. Cependant, j’ai vu le monde entier. Mes pieds ont foulé les plus hautes montagnes de l’Asie et de l’Amérique. 169J’ai appris tous les langages humains, j’ai vécu sous tous les régimes. J’ai prêté mon argent à un Chinois en prenant pour gage le corps de son père; j’ai dormi sous la tente de l’Arabe sur la foi de sa parole; j’ai signé des contrats dans toutes les capitales européennes, et j’ai laissé sans crainte, mon or, dans le wigham des sauvages. J’ai tout obtenu parce que j’ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir, n’est-ce pas savoir! Oh! savoir, jeune homme, n’est-ce pas jouir intuitivement? N’est-ce pas découvrir la substance même du fait et s’en emparer essentiellement? Que reste-t-il d’une possession matérielle? Une idée. Jugez alors combien doit être belle la vie d’un homme qui, pouvant empreindre toutes les réa170lités dans sa pensée, transporte en son ame les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées des souillures terrestres. La pensée est la clef de tous les trésors. Elle procure les joies de l’avare sans en donner les soucis. J’ai plané sur le monde, où mes plaisirs ont toujours été des jouissances intellectuelles. Mes débauches étaient la contemplation des mers, des peuples, des forêts, des montagnes! J’ai tout vu; mais tranquillement, sans fatigue. Je n’ai jamais rien désiré, j’ai tout attendu. Je me suis promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui m’appartenait. Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambition, revers, tristesse, sont pour moi des idées que je 171change en rêveries. Au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis; et, au lieu de leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe, je m’en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure. N’ayant jamais lassé mes organes, je jouis encore d’une santé robuste; et mon ame, ayant hérité de toute la force dont je n’abusais pas, cette tête est encore mieux meublée que ne le sont mes magasins. Là, dit-il en se frappant le front, là sont les vrais millions. Je passe des journées délicieuses en jetant un regard intelligent dans le passé. J’évoque des pays entiers, des sites, des vues de l’Océan, des figures historiquement belles! J’ai un sérail imaginaire où je possède toutes les femmes que 172je n’ai pas eues. Je revois souvent vos guerres, vos révolutions; et je les juge. Oh! comment préférer de fébriles, de légères admirations pour quelques chairs plus ou moins colorées, pour des formes plus ou moins rondes; comment préférer tous les désastres de vos volontés trompées, à la faculté sublime de faire comparaître en soi l’univers, au plaisir immense de se mouvoir sans être garotté par les liens du temps ou de l’espace, au plaisir de tout embrasser, de tout voir, de se pencher sur le bord du monde pour interroger les autres sphères, pour écouter Dieu! – Ceci, dit-il d’une voix éclatante en montrant la peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis, ce sont vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, 173vos douleurs qui font trop vivre! Le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir. Qui pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté? Les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles pas la vue; tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours. Le mot de Sagesse ne vient-il pas de savoir? Et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir?
– Eh bien, oui! je veux savoir, dit l’inconnu en saisissant la peau de chagrin.
– Jeune homme prenez garde! s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.
– J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée, mais elles ne m’ont 174même pas nourri, répliqua l’inconnu. Je ne veux être la dupe ni d’une prédication digne de Swedenborg, ni de votre amulette orientale, ni des charitables efforts que vous faites, Monsieur, pour me retenir dans un monde où mon existence est désormais impossible. – Voyons? ajouta-t-il en serrant le talisman d’une main convulsive et regardant le vieillard. Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs, plus pétillans et soient de force à nous enivrer pour trois jours. Que la nuit soit parée de femmes ardentes! Enfin, je veux que la 175Débauche en délire et rugissante nous emporte dans son char à quatre chevaux, par delà les bornes du monde pour nous verser sur des plages inconnues. Que les ames montent dans les cieux ou se plongent dans la boue, je ne sais si, alors, elles s’élèvent ou s’abaissent; peu m’importe! Mais je commande à ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies dans une joie. Oui, j’ai besoin d’embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière étreinte pour en mourir. Aussi souhaité-je et des priapées antiques après boire, et des chants à réveiller les morts, et de triples baisers, des baisers sans fin dont le bruit passe sur Paris comme un craquement d’incendie, y réveille les époux et leur inspire une ardeur 176cuisante qui rajeunisse même les septuagénaires!
Un éclat de rire parti de la bouche du petit vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruissement de l’enfer, et l’interdit si despotiquement qu’il se tut.
– Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir tout à coup pour donner passage à des tables somptueusement servies, à des convives de l’autre monde? Non, non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte. Tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus ex177horbitant. Le brachmane auquel je dois ce talisman m’a jadis expliqué qu’il s’opérerait un mystérieux accord entre les destinées et les souhaits du possesseur. Votre premier désir est vulgaire, je pourrais le réaliser; mais j’en laisse le soin aux événemens de votre nouvelle existence. Après tout, vous vouliez mourir; hé bien! votre suicide n’est que retardé.
L’inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours plaisanté par ce singulier vieillard dont l’intention demi-philantropique lui parut clairement démontrée dans cette dernière raillerie, s’écria: – Je verrai bien, Monsieur, si ma fortune changera pendant le temps que je vais mettre à franchir la largeur du quai. Mais si vous ne vous moquez pas d’un mal178heureux, je désire, pour me venger d’un si fatal service, que vous tombiez amoureux d’une danseuse! Alors, vous comprendrez le bonheur d’une débauche, et peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les biens que vous avez si philosophiquement ménagés.
À ces mots, il sortit sans entendre un grand soupir que poussa le vieillard, traversa les salles, et descendit les escaliers de cette maison, suivi par le gros garçon joufflu qui voulut vainement l’éclairer; il courait avec la prestesse d’un voleur pris en flagrant délit. Aveuglé par une sorte de délire, il ne s’aperçut même pas de l’incroyable ductilité de la peau de chagrin, qui, devenue souple comme un gant, se roula sous ses doigts fré179nétiques, et put entrer dans la poche de son habit où il la mit presque machinalement. En s’élançant de la porte du magasin sur la chaussée, il heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras dessus bras dessous.
– Animal!
– Imbécile!
Telles furent les gracieuses interpellations qu’ils échangèrent.
– Eh! c’est Raphaël.
– Ah bien! nous te cherchions.
– Quoi! c’est vous.
Ces trois phrases amicales succédèrent à l’injure, aussitôt que la clarté d’un réverbère balancé par le vent frappa les visages de ce groupe étonné.
– Mon cher ami, dit à Raphaël le jeune homme qu’il avait failli ren180verser, tu vas venir avec nous.
– De quoi s’agit-il donc?
– Avance toujours, je te conterai l’affaire en marchant.
Et de force ou de bonne volonté, Raphaël fut entouré de ses amis qui, l’ayant enchaîné par les bras dans leur joyeuse bande, l’entraînèrent vers le Pont-des-Arts.
– Mon cher, dit l’orateur en continuant, nous sommes à ta poursuite depuis une semaine environ. À ton respectable hôtel Saint-Quentin, dont nous avons, par parenthèse, admiré l’enseigne inamovible en lettres toujours alternativement noires et rouges comme au temps de J.-J. Rousseau, ta Léonarde nous a dit que tu étais parti pour la campagne au mois de juin. Cependant, nous n’avions 181certes pas l’air des gens à argent, huissiers, créanciers, gardes du commerce, etc. N’importe! Rastignac t’avait aperçu la veille aux Bouffons, nous avons repris courage, et mis de l’amour-propre à découvrir si tu te perchais sur les arbres des Champs-Élysées, si tu allais coucher pour deux sous dans ces maisons philantropiques où les mendians dorment appuyés sur des cordes tendues, ou si, enfin, plus heureux, ton bivouac n’était pas établi dans quelque boudoir. Nous ne t’avons rencontré nulle part, ni sur les écrous de Sainte-Pélagie, ni sur ceux de la Force! Les ministères, l’Opéra, les maisons conventuelles, cafés, bibliothèques, listes de préfets, bureaux de journalistes, restaurans, foyers de théâtre, bref, tout 182ce qu’il y a dans Paris de bons et de mauvais lieux ayant été savamment explorés, nous gémissions sur la perte d’un homme doué d’assez de génie pour se faire également chercher à la cour et dans les prisons. Nous parlions de te canoniser comme un héros de juillet! et, ma parole d’honneur, nous te regrettions…
En ce moment, Raphaël passait avec ses amis sur le Pont-des-Arts, où, sans les écouter, il regardait la Seine dont les eaux mugissantes répétaient les lumières de Paris. Au-dessus de ce fleuve dans lequel il voulait se précipiter naguère, les prédictions du vieillard étaient accomplies, car l’heure de sa mort se trouvait déjà fatalement retardée.
– Et, nous te regrettions vrai183ment! dit son ami poursuivant toujours. Il s’agit d’une combinaison dans laquelle nous te comprenions en ta qualité d’homme supérieur, c’est-à-dire d’homme qui sait se mettre au-dessus de tout. L’escamotage de la muscade constitutionnelle sous le gobelet royal se fait aujourd’hui, mon cher, plus gravement que jamais. L’infâme Monarchie renversée par l’héroïsme populaire était une femme de mauvaise vie avec laquelle on pouvait rire et banqueter; mais la Patrie est une épouse acariâtre et vertueuse, dont il nous faut accepter, bon gré, mal gré, les caresses compassées. Or donc, le pouvoir s’est transporté, comme tu sais, des Tuileries chez les journalistes, de même que le budget a changé de quartier, 184en passant du faubourg Saint-Germain à la Chaussée-d’Antin. Mais, voici ce que tu ne sais peut-être pas! Le gouvernement, c’est-à-dire l’aristocratie de banquiers et d’avocats, qui font aujourd’hui de la patrie comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie, a senti la nécessité de mystifier le bon peuple de France avec des mots nouveaux et de vieilles idées, à l’instar des philosophes de toutes les écoles et des hommes forts de tous les tems. Il s’agit donc de nous inculquer une opinion royalement nationale, en nous prouvant qu’il est bien plus heureux de payer douze cents millions trente-trois centimes à la patrie représentée par messieurs tels et tels, que onze cents millions neuf centimes à un roi qui disait moi au lieu de 185dire nous. En un mot, un journal armé de deux ou trois cents bons mille francs vient d’être fondé dans le but de faire une opposition qui contente les mécontens, sans nuire au gouvernement national du roi-citoyen. Or, comme nous nous moquons de la liberté autant que du despotisme, de la religion aussi bien que de l’incrédulité; que, pour nous, la patrie est une capitale où toutes les idées s’échangent, où tous les jours amènent de succulens dîners, de nombreux spectacles, où fourmillent de licencieuses prostituées, des soupers qui ne finissent que le lendemain, des amours qui vont à l’heure comme les citadines; et que Paris sera toujours la plus adorable de toutes les patries! la patrie de la joie, de la liberté, de l’es186prit, des jolies femmes, des mauvais sujets, du bon vin, et où le bâton du pouvoir ne se fera jamais trop sentir, puisque l’on est près de ceux qui le tiennent,
Nous, véritables sectateurs du dieu Méphistophélès,
Avons entrepris de badigeonner l’esprit public, de rhabiller les acteurs, de clouer de nouvelles planches à la baraque gouvernementale, de médicamenter les doctrinaires, de recuire les vieux républicains, de réchampir les bonapartistes et de ravitailler les centres, pourvu qu’il nous soit permis de rire, in petto, des rois et des peuples, de ne pas être toujours de notre opinion, et de passer une joyeuse vie à la Panurge ou more orientali, cou187chés sur de moelleux coussins. Nous te destinions les rênes de cet empire macaronique et burlesque, ainsi nous t’emmenons de ce pas au dîner donné par les fondateurs dudit journal. Tu y seras accueilli comme un frère, et nous t’y saluerons roi de ces esprits frondeurs que rien n’épouvante et dont la perspicacité découvre les intentions de l’Autriche, de l’Angleterre ou de la Russie, avant que la Russie, l’Angleterre ou l’Autriche n’aient des intentions! Oui, nous t’instituerons le souverain de ces puissances intelligentes qui fournissent au monde les Mirabeau, les Talleyrand, les Pitt, les Metternich, enfin tous ces hardis Crispins qui jouent entre eux les destinées d’un empire comme les hommes vulgaires 188jouent leur kirchen-waser aux dominos. Nous t’avons donné pour le plus intrépide compagnon qui jamais ait étreint corps à corps la Débauche, ce monstre admirable avec lequel veulent lutter tous les esprits forts! Nous avons même affirmé qu’il ne t’a pas encore vaincu. J’espère que tu ne feras pas mentir nos éloges. L’amphitryon nous a promis de surpasser les étroites saturnales de nos petits Lucullus modernes. Il est assez riche pour mettre de la grandeur dans les petitesses, de l’élégance et de la grâce dans le vice. – Entends-tu, Raphaël, lui demanda l’orateur en s’interrompant.
– Oui, répondit le jeune homme moins étonné de l’accomplissement de ses souhaits que surpris de la 189manière simple et naturelle dont les événemens s’enchaînaient. Quoiqu’il lui fût impossible de croire à une influence magique, il admirait les hasards de la destinée humaine.
– Mais tu nous dis oui, comme si tu pensais à la mort de ton grand-père lui répliqua l’un de ses voisins.
– Ah! reprit Raphaël avec un accent de naïveté qui fit rire ces écrivains, l’espoir de la jeune France, je pensais, mes amis, que nous voilà près de devenir de bien grands coquins! Jusqu’à présent nous avons fait de l’impiété entre deux vins; nous avons pesé la vie étant ivres; nous avons prisé les hommes et les choses en digérant; vierges du fait, nous étions hardis en paroles; mais marqués maintenant par le fer chaud de 190la politique, nous allons entrer dans le grand bagne, et y perdre nos illusions. Or, quand on ne croit plus qu’au diable, il est permis de regretter le paradis de la jeunesse, le temps d’innocence où nous tendions dévotieusement la langue à un bon prêtre, pour recevoir le sacré corps de notre Seigneur Jésus-Christ. Ah! mes bons amis, si nous avons eu tant de plaisir à commettre nos premiers péchés, c’est que nous avions des remords pour les embellir et leur donner du piquant, de la saveur; tandis que maintenant…
– Oh! maintenant, reprit le premier interlocuteur, il nous reste…
– Quoi, dit un autre.
– Le crime…
– Ah! c’est un mot cela! Mais il a 191toute la hauteur d’une potence et toute la profondeur de la Seine, répliqua Raphaël.
– Oh! tu ne m’entends pas. Je parle des crimes politiques. Je n’envie, depuis ce matin, qu’une existence, celle des conspirateurs. Demain, je ne sais si ma fantaisie durera toujours, mais ce soir, la vie pâle de notre civilisation, unie comme la rainure d’un chemin de fer, fait bondir mon cœur de dégoût! Je suis épris de passion pour les malheurs de la déroute de Moscou, pour les émotions du Corsaire rouge et l’existence des contrebandiers. Puisqu’il n’y a plus de Chartreux en France, je voudrais au moins un Botany-bay, une espèce d’infirmerie destinée aux petits lord Byron, qui, après avoir chiffonné la vie 192comme une serviette après dîner, n’ont plus rien à faire qu’à incendier leur pays, se brûler la cervelle, conspirer pour la république ou demander la guerre…
– Émile, dit avec feu le voisin de Raphaël à l’interlocuteur, foi d’homme, sans la révolution de juillet, je me faisais prêtre pour aller mener une vie animale au fond de quelque campagne, et…
– Et tu aurais lu le bréviaire tous les jours?
– Oui.
– Tu es un fat.
– Nous lisons bien les journaux.
– Pas mal, pour un journaliste! Mais, tais-toi, nous marchons au milieu d’une masse d’abonnés. Le journalisme, vois-tu? c’est la religion des 193sociétés modernes, et il y a progrès; car nous autres pontifes ne sommes pas tenus de croire, ni le peuple non plus.
En devisant ainsi, comme de braves gens qui savaient le De Viris illustribus, depuis longues années, ils arrivèrent à un hôtel de la rue Joubert.
Émile était un auteur qui avait conquis plus de gloire dans ses chutes que les autres n’en recueillent de leurs succès. Hardi dans ses compositions, plein de verve et de mordant, il possédait toutes les qualités que comportaient ses défauts. Franc, rieur, il disait en face mille épigrammes à un ami, qu’absent, il défendait avec courage et loyauté. Il se moquait de tout, même de son avenir; et, toujours dépourvu d’argent, il restait comme 194tous les hommes de quelque portée, plongé dans une inexprimable paresse, jetant un livre dans un mot au nez de gens qui ne savaient pas mettre un mot dans leurs livres. Prodigue de promesses qu’il ne réalisait jamais, il s’était fait de sa fortune et de sa gloire un coussin pour dormir, courant ainsi la chance de se réveiller vieux, à l’hôpital. Du reste, ami jusqu’à l’échafaud, fanfaron de cynisme et simple comme un enfant, il ne travaillait que par boutade ou par nécessité.
– Nous allons faire, suivant l’expression de maître Alcofribas, un fameux tronçon de chiere lie, dit-il à Raphaël en lui montrant les caisses de fleurs qui embaumaient et verdissaient les escaliers.
195– J’aime beaucoup les porches bien chauffés et garnis de riches tapis, répondit Raphaël. Le luxe dès le péristyle est rare en France. Ici, je me sens renaître.
– Et là-haut nous allons boire et rire encore une fois, mon pauvre Raphaël.
– Ah çà! reprit-il, j’espère que nous serons les vainqueurs et que nous marcherons sur toutes ces têtes-là.
Puis, d’un geste moqueur, il lui montra les convives, en entrant dans un salon qui resplendissait de dorures et de lumières.
Ils furent aussitôt accueillis par les jeunes gens les plus remarquables de Paris. L’un venait de révéler un talent neuf, et de rivaliser, par son 196premier tableau, avec les gloires de la peinture impériale. L’autre avait hasardé, la veille, un livre plein de verdeur, empreint d’une sorte de dédain littéraire et qui découvrait à l’école moderne de nouvelles routes. Plus loin, un statuaire dont la figure pleine de rudesse accusait quelque vigoureux génie, causait avec un de ces froids railleurs qui, selon l’occurrence, tantôt, ne veulent voir de supériorités nulle part, et tantôt en reconnaissent partout. Ici, le plus spirituel de nos caricaturistes à l’œil malin, à la bouche mordante, guettait les épigrammes pour les traduire à coups de crayon. Là, ce jeune et audacieux écrivain, qui, mieux que personne, distillait la quintessence des pensées politiques, ou, dans un ar197ticle, condensait en se jouant l’esprit d’un écrivain fécond, s’entretenait avec ce poète dont les écrits écraseraient toutes les œuvres du temps présent, si son talent avait la puissance de sa haine. Tous deux essayaient de ne pas dire la vérité, et de ne pas mentir, en s’adressant de douces flatteries. Un musicien célèbre consolait en si bémol et d’une voix moqueuse un jeune homme politique récemment tombé de la tribune sans se faire aucun mal. De jeunes auteurs sans style étaient auprès de jeunes auteurs sans idées; des prosateurs pleins de poésie, près de poètes prosaïques. Voyant ces êtres incomplets, un pauvre saint-simonien, assez naïf pour croire à sa doctrine, les accouplait avec charité, voulant sans doute 198les transformer en religieux de son ordre. Enfin, il y avait deux ou trois de ces savans, destinés à mettre de l’azote dans la conversation, et plusieurs vaudevillistes prêts à y jeter de ces lueurs éphémères, qui, semblables aux étincelles du diamant, ne donnent ni chaleur ni lumière. Quelques hommes à paradoxes, riant sous cape des gens qui épousaient leurs admirations ou leurs mépris pour les hommes et les choses, faisaient déjà de cette politique à double tranchant, avec laquelle ils conspirent contre tous les systèmes, sans prendre parti pour aucun. Le jugeur, qui ne s’étonne de rien, qui se mouche au milieu d’une cavatine aux Bouffons, y crie brava! avant tout le monde, et contredit ceux qui préviennent son avis, était 199là, cherchant à s’attribuer les mots des gens d’esprit. Parmi ces convives, cinq avaient de l’avenir; une dixaine devait obtenir quelque gloire viagère; quant aux autres, ils pouvaient, comme toutes les médiocrités, se dire le fameux mot de Louis XVIII: Union et Oubli. L’Amphitryon avait la gaieté soucieuse d’un homme qui dépense deux mille écus. De temps en temps ses yeux se dirigeaient avec impatience vers la porte du salon, en appelant celui des convives qui se faisait attendre. Bientôt apparut un gros petit homme, qui fut accueilli par une flatteuse rumeur. C’était le notaire qui, le matin même, avait achevé de créer le journal.
Un valet de chambre vêtu de noir 200vint ouvrir les portes d’une vaste salle à manger où chacun alla, sans cérémonie, reconnaître sa place autour d’une table immense. Avant de quitter les salons, Raphaël y jeta un dernier coup d’œil. Son souhait était, certes, bien complètement réalisé. La soie et l’or tapissaient les appartemens. De riches candélabres supportant d’innombrables bougies faisaient briller les moindres frises dorées, les ciselures délicates des bronzes, et les somptueuses couleurs de l’ameublement. Les fleurs rares de quelques jardinières artistement construites avec des bambous, répandaient de doux parfums; les draperies respiraient une élégance sans prétention; et il y avait en tout je ne sais quelle 201grâce poétique, dont le prestige devait agir sur l’imagination d’un homme sans argent.
– Cent mille livres de rente sont un bien joli commentaire du catéchisme, et nous aident merveilleusement à mettre la morale en action! dit-il en soupirant. Oh! oui, ma vertu ne va guère à pied. Pour moi le vice, c’est une mansarde, un habit rapé, un chapeau gris en hiver et des dettes chez le portier. Ah! je veux vivre au sein de ce luxe un an, six mois, n’importe! et puis après, mourir. J’aurai du moins épuisé, connu, dévoré mille existences.
– Oh! oh, lui dit Émile qui l’écoutait, tu prends le coupé d’un agent de change pour le bonheur. Va, tu serais bientôt ennuyé de la fortune 202en t’apercevant qu’elle te ravirait la chance d’être un homme supérieur. Entre les pauvretés de la richesse et les richesses de la pauvreté, l’artiste a-t-il jamais balancé? Ne nous faut-il pas toujours des luttes, à nous autres. Aussi, prépare ton estomac, vois.
Et il lui montra, par un geste héroïque, le majestueux, le trois fois saint, l’évangélique et rassurant aspect que présentait la salle à manger du benoît capitaliste.
– Cet homme-là, reprit-il, ne s’est vraiment donné la peine d’amasser son argent que pour nous. N’est-ce pas une espèce d’éponge oubliée par les naturalistes dans l’ordre des Polypiers, et qu’il s’agit de presser avec délicatesse, avant de la laisser sucer par 203des héritiers? Ne trouves-tu pas du style aux bas-reliefs qui décorent les murs! Et les lustres, et les tableaux, quel luxe bien entendu! S’il faut croire les envieux et ceux qui tiennent à voir les ressorts de la vie, cet homme aurait tué, pendant la révolution, je ne sais quelle vieille dame asthmatique, un petit orphelin scrofuleux et quelque autre personne. Peux-tu donner place à des crimes sous les cheveux grisonnans de notre vénérable amphitryon? Il a l’air d’un bien bon homme. Vois donc comme l’argenterie étincelle? Et chacun de ces rayons brillans serait pour lui un coup de poignard. Allons donc! autant vaudrait croire en Mahomet. Si le public avait raison, voici trente hommes de cœur et de talent qui s’apprêteraient à 204manger les entrailles, à boire le sang d’une famille. Et nous deux, jeunes gens pleins de candeur, d’enthousiasme, nous serions complices du forfait! J’ai envie de demander à notre capitaliste s’il est honnête homme.
– Non pas maintenant! s’écria Raphaël, mais quand il sera ivre-mort, nous aurons dîné.
Et les deux amis s’assirent en riant.
D’abord, et par un regard plus rapide que la parole, chaque convive paya son tribut d’admiration au somptueux coup d’œil qu’offrait une longue table, blanche comme une couche de neige fraîchement tombée, et sur laquelle s’élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds. Les cristaux ré205pétaient les couleurs de l’iris dans leurs reflets étoilés; les bougies traçaient des feux croisés à l’infini; et, les mets placés sous des dômes d’argent, aiguisaient l’appétit et la curiosité. Les paroles furent assez rares. Les voisins se regardèrent. Le vin de Madère circula.
Puis, le premier service apparut dans toute sa gloire. Il aurait fait honneur à feu Cambacérès, et Brillat-Savarin l’eût célébré. Les vins de Bordeaux, de Bourgogne, blancs, rouges, furent servis avec une profusion royale. Cette première partie du festin était comparable, en tout point, à l’exposition d’une tragédie classique.
Le second acte devint quelque peu bavard. Chaque convive avait bu rai206sonnablement en changeant de crûs suivant ses caprices, de sorte qu’au moment où l’on emporta les restes de ce magnifique service, de tempestueuses discussions s’étaient établies. Quelques fronts pâles rougissaient, plusieurs nez commençaient à s’empourprer, les visages s’allumaient, les yeux pétillaient. C’était l’aurore de l’ivresse. Le discours ne sortait pas encore des bornes de la civilité; mais les railleries, les bons mots s’échappaient peu à peu de toutes les bouches. La calomnie élevait même tout doucement sa petite tête et parlait d’une voix flûtée. Çà et là, quelques sournois écoutaient attentivement, espérant garder leur raison. Le second service trouva donc les esprits tout-à-fait échauffés. Chacun 207mangea en parlant, parla en mangeant, but sans prendre garde à l’affluence des liquides, tant ils étaient lampans et parfumés, tant l’exemple était contagieux. L’amphitryon se piqua d’animer ses convives, et fit avancer les terribles vins du Rhône, le chaud Tokay, de vieux Roussillons capiteux. Alors, déchaînés comme les chevaux d’une malle-poste qui part d’un relais, ces hommes fouettés par les piquantes flèches du vin de Champagne impatiemment attendu, mais abondamment versé, laissèrent galoper leur esprit dans le vide de ces raisonnemens que personne n’écoute, se mirent à raconter ces histoires qui n’ont pas d’auditeur, recommencèrent cent fois ces interpellations qui 208restent sans réponse. L’orgie seule déploya sa grande voix, sa voix composée de cent clameurs confuses qui grossissent comme les crescendo de Rossini. Puis, arrivèrent les toasts insidieux, les forfanteries, les défis. Tous renonçaient à se glorifier de leur capacité intellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux, des foudres, des cuves. Il semblait que chacun eût deux voix. Il vint un moment où les maîtres parlèrent tous à la fois, et où les valets sourirent.
Mais cette mêlée de paroles, où les paradoxes douteusement lumineux, les vérités grotesquement habillées se heurtèrent à travers les cris, les jugemens interlocutoires, les arrêts souverains, et les niaiseries, comme au milieu d’un combat se croisent les bou209lets, les balles et la mitraille, eût sans doute intéressé quelque philosophe par la singularité des pensées, ou surpris un politique par la bizarrerie des systèmes. C’était tout à la fois un livre et un tableau. Les philosophies, les religions, les morales, si différentes d’une latitude à l’autre, les gouvernemens, enfin tous les grands actes de l’intelligence humaine, tombèrent sous une faulx aussi longue que celle du Temps; et, peut-être, eussiez-vous pu difficilement décider si elle était maniée par la Sagesse ivre, ou par l’Ivresse devenue sage et clairvoyante. Ces esprits emportés par une espèce de tempête, semblaient, comme la mer irritée contre ses falaises, vouloir ébranler toutes les lois entre 210lesquelles flottent les civilisations, satisfaisant ainsi, sans le savoir, à la volonté de Dieu, qui laissa dans la nature le bien et le mal sans cesse en présence, en gardant pour lui seul le secret de leur lutte perpétuelle. Furieuse et burlesque, la discussion fut en quelque sorte un sabbat des intelligences. Entre les tristes plaisanteries dites par ces enfans de la révolution à la naissance d’un Journal, et les propos tenus par de joyeux buveurs à la naissance de Gargantua, se trouvait tout l’abîme qui sépare le dix-neuvième siècle du seizième. Celui-ci apprêtait une destruction en riant, et le nôtre riait au milieu des ruines.
– Comment appelez-vous le jeune homme que je vois là bas? dit le notaire en montrant Raphaël. J’ai 211cru l’entendre nommer Valentin.
– Que chantez-vous avec votre Valentin tout court, s’écria Émile en riant. Raphaël de Valentin, s’il vous plaît! Nous ne sommes pas un enfant trouvé; mais le descendant de l’Empereur Valens, souche des Valentinois, fondateur des villes de Valence en Espagne et en France, héritier légitime de l’empire d’Orient. Si nous laissons trôner Mahmoud à Constantinople, c’est par pure bonne volonté, et faute d’argent ou de soldats.
Puis il décrivit en l’air, avec sa fourchette, une couronne au-dessus de la tête de Raphaël. Le notaire se recueillit pendant un moment, et se remit bientôt à boire en laissant échapper un geste authentique, par lequel il semblait 212avouer qu’il lui était impossible de rattacher à sa clientelle les villes de Valence, de Constantinople, Mahmoud, l’empereur Valens et la famille des Valentinois.
– La destruction de ces fourmillières nommées Babylone, Tyr, Carthage ou Venise, toujours écrasées sous les pieds d’un géant qui passe, ne serait-elle pas un avertissement donné à l’homme par une puissance moqueuse? dit un journaliste, espèce d’esclave acheté pour faire du Bossuet à dix sous la ligne.
– Moïse, Sylla, Louis XI, Richelieu, Robespierre et Napoléon sont peut-être un même homme qui reparaît à travers les civilisations comme une comète dans le ciel! répondit Raphaël.
213– Pourquoi sonder la Providence? dit un fabricant de ballades.
– Allons, voilà la Providence, s’écria le jugeur en l’interrompant. Je ne connais rien au monde de plus élastique.
– Mais, Monsieur, Louis XIV a fait périr plus d’hommes pour creuser les aqueducs de Maintenon que la Convention pour asseoir justement l’impôt, pour mettre de l’unité dans la loi, nationaliser la France et faire également partager les héritages, disait un jeune homme devenu républicain faute d’un syllabe devant son nom.
– Monsieur, lui répondit un propriétaire, vous qui prenez le sang pour du vin; cette fois-ci, laisse214rez-vous à chacun sa tête sur ses épaules?
– À quoi bon, Monsieur? les principes de l’ordre social ne valent-ils donc pas quelques sacrifices.
– Henri? Hé! Chose le républicain prétend que la tête de ce propriétaire serait un sacrifice, dit un jeune homme à son voisin.
– Les hommes et les évènemens ne sont rien, disait le républicain en continuant sa théorie à travers les hoquets, il n’y a en politique et en philosophie, que des principes et des idées.
– Quelle horreur! Vous n’auriez nul chagrin de tuer vos amis pour un si…
– Hé! Monsieur, l’homme qui a des remords est le vrai scélérat, car 215il a quelque idée de la vertu; tandis que Pierre-le-Grand, le duc d’Albe étaient des systèmes, et le corsaire Monbar, une organisation.
– Mais la société ne peut-elle pas se priver de vos systèmes et de vos organisations?
– Oh! d’accord, s’écria le républicain.
– Eh! votre stupide république me donne des nausées! Nous ne saurions découper tranquillement un chapon sans y trouver la loi agraire.
– Tes principes sont excellens, mon petit Brutus farci de truffes! Mais tu ressembles à mon valet de chambre! Le drôle est si cruellement possédé par la manie de la propreté, que si je lui laissais brosser mes ha216bits à sa fantaisie, j’irais tout nu.
– Vous êtes des brutes! Vous voulez nettoyer une nation avec des curedents, répliqua l’homme à la république. Selon vous la justice serait plus dangereuse que les voleurs.
– Hé! hé! fit un avoué.
– Sont-ils ennuyeux avec leur politique! dit le notaire. – Fermez la porte. – Il n’y a pas de science ou de vertu qui vaille une goutte de sang. Si nous voulions faire la liquidation de la Vérité nous la trouverions peut-être en faillite.
– Ah! il en aurait sans doute moins coûté de nous amuser dans le mal que de nous disputer dans le bien. Aussi, donnerais-je tous les discours prononcés à la tribune depuis quarante ans pour une truite, 217pour un conte de Perrault ou une croquade de Charlet.
– Vous avez bien raison! – Passez-moi les asperges. – Car après tout, la liberté enfante l’anarchie, l’anarchie conduit au despotisme et le despotisme ramène à la liberté. Des millions d’êtres ont péri sans avoir pu faire triompher aucun de ces systèmes. N’est-ce pas le cercle vicieux dans lequel tournera toujours le monde moral? Quand l’homme croit avoir perfectionné, il n’a fait que déplacer les choses.
– Oh! oh! s’écria un vaudevilliste, alors, Messieurs, je porte un toast à Charles X, père de la liberté!
– Pourquoi pas, dit un journaliste. Quand le despotisme est dans les lois, la liberté se trouve 218dans les mœurs, et vice versâ.
– Buvons donc à l’imbécillité du pouvoir qui nous donne tant de pouvoir sur les imbécilles! dit le banquier.
– Hé! mon cher, au moins Napoléon nous a-t-il laissé de la gloire! criait un officier de marine qui n’était pas sorti de Brest.
– Ah! la gloire! Triste denrée. Elle se paye cher et ne se garde pas. Ne serait-elle point l’égoïsme des grands hommes, comme le bonheur est celui des sots?
– Monsieur, vous êtes bien heureux.
– Le premier qui inventa les fossés était sans doute un homme faible, car la société ne profite qu’aux gens chétifs. Placés aux deux extrémités du monde moral, le sauvage et le 219penseur ont également horreur de la Propriété.
– Joli! s’écria le notaire; s’il n’y avait pas de propriétés, comment pourrions-nous faire des actes?
– Voilà des petits pois délicieusement fantastiques!
– … Et le curé fut trouvé mort dans son lit, le lendemain…
– Qui parle de mort? Ne badinez pas! J’ai un oncle.
– Vous vous résigneriez sans doute à le perdre.
– Ce n’est pas une question.
– Écoutez-moi, Messieurs! Manière de tuer son oncle. Chut! (Écoutez! Écoutez!) Ayez d’abord un oncle gros et gras, septuagénaire au moins, ce sont les meilleurs oncles (Sensation). Faites-lui manger, sous un pré220texte quelconque, un pâté de foie gras..
– Hé! mon oncle est un grand homme sec, avare et sobre
– Ah! ces oncles-là sont des monstres qui abusent de la vie.
– Et, dit l’homme aux oncles en continuant, annoncez-lui, pendant sa digestion, la faillite de son banquier.
– S’il résiste?
– Lâchez-lui une jolie fille.
– S’il est, dit-il en faisant un geste négatif.
– Alors, ce n’est pas un oncle! l’oncle est essentiellement égrillard.
– La voix de la Malibran a perdu deux notes!
– Non, Monsieur…
– Si! Monsieur.
– Oh! oh! – Oui et non. – N’est-ce pas l’histoire de toutes les disser221tations religieuses, politiques et littéraires. L’homme est un bouffon qui danse sur des précipices!
– À vous entendre, je suis un sot…
– Au contraire, c’est parce que vous ne m’entendez pas.
– L’instruction, belle niaiserie. M. Heineffettermach porte le nombre des volumes imprimés à plus d’un milliard, et la vie d’un homme ne permet pas d’en lire cent cinquante mille. Alors, expliquez-moi ce que signifie le mot instruction? Pour les uns, elle consiste à savoir le nom du cheval d’Alexandre, du dogue Bérécillo, de Tabourot, seigneur des Accords, et d’ignorer celui de l’homme auquel nous devons le flottage des bois, ou la porcelaine. Pour les autres, 222être instruit, c’est savoir brûler un testament et vivre en honnêtes gens, aimés, considérés, au lieu de voler une montre en récidive, avec les cinq circonstances aggravantes, et d’aller mourir en place de Grève, haïs et déshonorés.
– Lamartine restera.
– Ah! Scribe, Monsieur, a bien de l’esprit.
– Et Victor Hugo?
– C’est un grand homme, n’en parlons plus.
– Vous êtes ivres!
– La conséquence immédiate d’une constitution est l’aplatissement des intelligences. Arts, sciences, monumens, tout est dévoré par un effroyable sentiment d’égoïsme, notre lèpre actuelle. Vos trois cents bourgeois, assis sur des banquettes, 223ne penseront qu’à planter des peupliers. Le despotisme fait illégalement de grandes choses, et la liberté ne se donne même pas la peine d’en faire légalement de très-petites.
– Votre enseignement mutuel fabrique des pièces de cent sous en chair humaine, dit un absolutiste en interrompant. Les individualités disparaissent chez un peuple nivelé par l’instruction.
– Cependant le but de la société n’est-il pas de procurer à chacun le bien-être, demanda le saint-simonien.
– Si vous aviez cinquante mille livres de rente, vous ne penseriez guère au peuple. Êtes-vous épris de belle passion pour l’humanité? allez à Madagascar, vous y trouverez un 224joli petit peuple tout neuf à saint-simoniser, à classer, à mettre en bocal; mais ici, chacun entre tout naturellement dans son alvéole, comme une cheville dans son trou. Les portiers sont portiers, et les niais sont des bêtes sans avoir besoin d’être élus par un Collège de Pères. Ah! ah!
– Vous êtes un carliste!
– Pourquoi pas? J’aime le despotisme, il annonce un certain mépris pour la race humaine. Je ne hais pas les rois. Ils sont si amusans! Trôner dans une chambre, à trente millions de lieues du soleil, n’est-ce donc rien?
– Mais résumons cette large vue de la civilisation, disait le savant qui, pour l’instruction du sculpteur inattentif, avait entrepris une discussion sur le commencement des sociétés et 225sur les peuples autochtones. À l’origine des nations la force fut en quelque sorte matérielle, une, grossière. Puis, avec l’accroissement des aggrégations, les gouvernemens ont procédé par des décompositions plus ou moins habiles du pouvoir primitif. Ainsi, dans la haute antiquité, la force était dans la théocratie; le prêtre tenait le glaive et l’encensoir. Plus tard, il y eut deux sacerdoces: le pontife et le roi. Aujourd’hui, notre société, dernier terme de la civilisation, a distribué la puissance suivant le nombre des combinaisons; et nous sommes arrivés aux forces nommées: industrie, pensée, argent, parole. Alors le pouvoir n’ayant plus d’unité marche sans cesse vers une dissolution sociale qui n’a plus d’au226tre barrière que l’intérêt. Aussi nous ne nous appuyons ni sur la religion, ni sur la force matérielle, mais sur l’intelligence. Le livre vaut-il le glaive, la discussion vaut-elle l’action? Voilà le problême.
– L’intelligence a tout tué, s’écria le carliste. Allez, la liberté absolue mène les nations au suicide. Elles s’ennuient dans le triomphe, comme un Anglais millionnaire.
– Que nous direz-vous de neuf? Aujourd’hui vous avez ridiculisé tous les pouvoirs, et c’est même chose vulgaire que de nier Dieu! Vous n’avez plus de croyance. Aussi le siècle est-il comme un vieux sultan perdu de débauche! Enfin, votre lord Byron, en dernier désespoir de poésie, a chanté les passions du crime.
227– Savez-vous, lui répondit un médecin complètement ivre, qu’une dose de phosphore de plus ou de moins fait l’homme de génie ou le scélérat, l’homme d’esprit ou l’idiot, l’homme vertueux ou le criminel.
– Peut-on traiter ainsi la vertu! s’écria le vaudevilliste. La vertu, sujet de toutes les pièces de théâtre, dénouement de tous les drames, base de tous les tribunaux.
– Hé! tais-toi donc, animal. Ta vertu, c’est Achille sans talon!
– À boire!
– Veux-tu parier que je bois une bouteille de vin de Champagne d’un seul trait?
– Quel trait d’esprit, s’écria le caricaturiste.
– Ils sont gris comme des charretiers, dit un jeune homme qui don228nait sérieusement à boire à son gilet.
– Oui, Monsieur, le gouvernement actuel est l’art de faire régner l’opinion publique…
– L’opinion, mais c’est la plus vicieuse de toutes les prostituées! À vous entendre, hommes de morale et de politique, il faudrait sans cesse préférer vos lois à la nature, l’opinion à la conscience. Allez, tout est vrai, tout est faux! Si la société nous a donné le duvet des oreillers, elle a certes compensé le bienfait par la goutte, comme elle a mis la procédure pour tempérer la justice, et les rhumes à la suite des schalles de Cachemire…
– Monstre! dit Émile en interrompant le misanthrope, comment peux-tu médire de la civilisation en 229présence de vins, de mets aussi délicieux, et à table jusqu’au menton? Mords ce chevreuil aux pieds et aux cornes dorées; mais ne mords pas ta mère.
– Est-ce ma faute, à moi, si le catholicisme arrive à mettre un million de dieux dans un sac de farine, si la république aboutit toujours à quelque Robespierre, si la royauté se trouve entre l’assassinat de Henri IV et le jugement de Louis XVI, si le libéralisme devient Lafayette?
– L’avez-vous embrassé en juillet?
– Non.
– Alors taisez-vous, sceptique.
– Les sceptiques sont les hommes les plus consciencieux.
– Ils n’ont pas de conscience.
– Que dites-vous? ils en ont au moins deux.
230– Escompter le ciel! Monsieur, voilà une idée vraiment commerciale. Les religions antiques n’étaient qu’un heureux développement du plaisir physique; mais nous autres nous avons développé l’âme et l’espérance. Il y a eu progrès.
– Hé, mes bons amis, que pouvez-vous attendre d’un siècle repu de politique? Quel a été le sort de Smarra! La plus ravissante conception…
– Smarra! cria le jugeur d’un bout de la table à l’autre. Ce sont des phrases tirées au hasard dans un chapeau. Véritable ouvrage écrit pour Charenton.
– Vous êtes un sot!
– Vous êtes un drôle.
– Oh! oh!
– Ah! ah!
231– Ils se battront.
– Non.
– À demain, monsieur.
– À l’instant, répondit le poëte.
– Allons! allons! vous êtes deux braves.
– Vous en êtes un autre! dit le provocateur.
– Ils ne peuvent seulement pas se mettre debout.
– Ah! je ne me tiens pas droit, peut-être, reprit le belliqueux auteur en se dressant comme un cerf-volant indécis.
Il jeta sur la table un regard hébété. Puis, comme exténué par cet effort, il retomba sur sa chaise, pencha la tête et resta muet.
– Ne serait-il pas plaisant, dit le jugeur à son voisin, de me battre pour 232un ouvrage que je n’ai jamais vu, ni lu?
– Eugène, prends garde à ton habit! Ton voisin pâlit.
– Kant! Encore un ballon lancé pour amuser les niais! Le matérialisme et le spiritualisme sont deux jolies raquettes avec lesquelles des charlatans en robe font aller le même volant. Que Dieu soit en tout, selon Spinosa, ou que tout vienne de Dieu, selon saint Paul… Imbécilles! Ouvrir ou fermer une porte, n’est ce pas le même mouvement? L’œuf vient-il de la poule ou la poule de l’œuf? – Passez-moi du canard! – Voilà toute la science.
– Nigaud, lui cria le savant, la question que tu poses est tranchée par un fait.
233– Et lequel?
– Les chaires de professeurs n’ont pas été faites pour la philosophie, mais bien la philosophie pour les chaires? Mets des lunettes et lis le budget.
– Voleurs!
– Imbécilles!
– Fripons!
– Dupes!
– Où trouverez-vous ailleurs qu’à Paris un échange aussi vif, aussi rapide entre les pensées, s’écria le plus spirituel des artistes en prenant une voix de basse-taille.
– Allons, Henri, fais-nous quelque farce classique! Voyons, une charge!
– Voulez-vous que je vous fasse le dix-neuvième siècle?
234– Écoutez!
– Silence!
– Mettez des sourdines à vos muffles!
– Te tairas-tu, chinois!
– Donnez-lui du vin, et qu’il se taise, cet enfant!
– À toi, Henri!
L’artiste boutonna son habit noir jusqu’au col, mit ses gants jaunes, et se grima de manière à singer le Globe; mais, le bruit couvrit sa voix, et il fut impossible de saisir un seul mot de sa spirituelle moquerie. S’il ne représenta pas le siècle, au moins représenta-t-il le journal, car, il ne s’entendit pas lui-même.
Le dessert se trouva servi comme par enchantement. La table fut couverte d’un vaste surtout en bronze 235doré sorti des ateliers de Galle. De hautes figures, douées par un célèbre artiste des formes convenues pour la beauté idéale en Europe, soutenaient et portaient des buissons de fraises, des ananas, des dattes fraîches, des raisins jaunes, de blondes pêches, des oranges arrivées de Sétubal par un paquebot, des grenades, des fruits de la Chine, enfin toutes les surprises du luxe, les miracles du petit four, les délicatesses les plus friandes, les friandises les plus séductrices. Les couleurs de ces tableaux gastronomiques étaient rehaussées par l’éclat de la porcelaine, par des lignes étincelantes d’or, par les découpures des vases. Gracieuse comme les liquides franges de l’océan, verte et légère, la mousse couronnait les 236paysages du Poussin, copiés à Sèvres. Le budget d’un prince allemand n’aurait pas payé cette richesse insolente. L’argent, la nacre, l’or, les cristaux furent de nouveau prodigués sous de nouvelles formes; mais les yeux engourdis et la verbeuse fièvre de l’ivresse permirent à peine aux convives d’avoir une intuition vague de cette féerie digne d’un conte oriental. Les vins de dessert apportèrent leurs parfums et leurs flammes, philtres puissans, vapeurs enchanteresses, qui engendrent une espèce de mirage intellectuel, et dont les liens puissans enchaînent les pieds, alourdissent les mains. Les pyramides de fruits furent pillées, les voix grossirent, le tumulte grandit. Alors il n’y eut plus de paroles distinctes. Les 237verres volèrent en éclats, et des rires atroces partirent comme des fusées. Le vaudevilliste saisit un cor et se mit à sonner une fanfare. Ce fut comme un signal donné par le diable. Cette assemblée en délire hurla, siffla, chanta, cria, rugit, gronda. Vous eussiez souri de voir les gens naturellement gais, devenus sombres comme les dénouemens de Crébillon, ou rêveurs comme des marins en voiture. Les hommes fins disaient leurs secrets à des curieux qui n’écoutaient pas. Les mélancoliques souriaient comme des danseuses qui achèvent leurs pirouettes. Un journaliste se dandinait à la manière des ours en cage. Des amis intimes se battaient. Les ressemblances animales inscrites sur les figures humaines 238et si curieusement démontrées par les physiologistes, reparaissaient vaguement dans les gestes, dans les habitudes du corps. Il y avait un livre tout fait pour quelque Bichat qui se serait trouvé là, froid et à jeun. Le maître du logis se sentait ivre et n’osait se lever; mais il approuvait les extravagances de ses convives par une grimace fixe, en tâchant de conserver un air décent et hospitalier. Sa large figure, devenue rouge et bleue, presque violacée, terrible à voir, s’associait au mouvement général par des efforts semblables au roulis et au tangage d’un brick.
– Les avez-vous assassinés, lui demanda Émile.
– La confiscation et la peine de mort sont abolies depuis la révolu239tion de juillet, répondit le banquier.
Puis il se mit à rire en haussant les sourcils d’un air tout à la fois plein de finesse et de bêtise.
– Mais ne les voyez-vous pas quelquefois en songe? reprit Raphaël.
– Il y a prescription! dit le meurtrier plein d’or.
– Et sur sa tombe, s’écria Émile d’un ton sardonique, l’entrepreneur du cimetière gravera: Passans, accordez une larme à sa mémoire! – Oh! reprit-il, je donnerais bien cent sous au mathématicien qui me démontrerait par une équation algébrique l’existence de l’enfer.
Il jeta une pièce en l’air.
– Face pour Dieu!
– Ne regarde pas! cria Raphaël 240en saisissant la pièce. Que sait-on? le hasard est si plaisant.
– Hélas! reprit Émile d’un air tristement bouffon, je ne vois pas où poser les pieds entre la géométrie de l’incrédule et le pater noster du pape. – Buvons! Trinc est, je crois, l’oracle de la dive bouteille et sert de conclusion au Pantagruel.
– Nous devons au pater noster, répondit Raphaël, nos arts, nos monumens, nos sciences peut-être; et, bienfait plus grand encore, nos gouvernemens modernes, dans lesquels une société vaste et féconde est merveilleusement représentée par cinq cents intelligences, où les forces opposées les unes aux autres, se neutralisent, en laissant tout pouvoir à la CIVILISATION, reine gigantesque qui 241remplace le ROI, cette ancienne et terrible figure, espèce de faux destin créé par l’homme entre le ciel et lui. En présence de tant d’œuvres accomplies, l’athéisme apparaît comme un squelette qui n’engendre pas. Qu’en dis-tu?
– Je songe aux flots de sang répandus par le catholicisme, dit froidement Émile. Il a pris nos veines et nos cœurs pour faire une contrefaçon du déluge. Mais n’importe! Tout homme qui pense doit marcher sous la bannière du Christ. Lui seul a consacré le triomphe de l’esprit sur la matière; lui seul nous a poétiquement révélé le monde intermédiaire qui nous sépare de Dieu.
– Tu crois? reprit Raphaël en lui jetant un indéfinissable sourire d’i242vresse. Eh bien, pour ne pas nous compromettre, portons le fameux toast: – Diis ignotis!
Et ils vidèrent leurs calices de science, de gaz carbonique, de parfums, de poésie et d’incrédulité.
– Si ces Messieurs veulent passer dans le salon, le café les y attend.
Et les portes s’ouvrirent. En ce moment, presque tous les convives se roulaient au sein de ces limbes délicieuses, où les lumières de l’esprit s’éteignent, où le corps, délivré de son tyran, s’abandonne aux joies délirantes de la liberté. Les uns, arrivés à l’apogée de l’ivresse, restaient mornes et péniblement occupés à saisir une pensée qui leur attestât leur propre existence; les autres, plongés dans le marasme produit 243par une digestion alourdissante, niaient le mouvement. D’intrépides orateurs disaient encore de vagues paroles dont ils ne comprenaient pas, eux-mêmes, le sens. Quelques refrains retentissaient comme le bruit d’une mécanique obligée d’accomplir sa vie factice et sans âme. Le silence et le tumulte s’étaient bizarrement accouplés. Néanmoins, en entendant la voix sonore du valet qui, à défaut d’un maître, leur annonçait des joies nouvelles, ils se levèrent entraînés, soutenus ou portés, les uns par les autres.
La troupe entière resta, pendant un moment, immobile et charmée, sur le seuil de la porte. Les jouissances excessives du festin pâlirent devant le chatouillant spectacle que l’amphi244tryon offrait au plus voluptueux de leurs sens. Sous les étincelantes bougies d’un lustre d’or, autour d’une table chargée de vermeil, un groupe de femmes se présenta soudain aux convives hébétés dont les yeux s’allumèrent comme autant de diamans. Riches étaient les parures, mais plus riches encore étaient ces beautés éblouissantes devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles de ce palais. Les yeux passionnés de ces créatures, prestigieuses comme des fées, avaient encore plus de vivacité que les torrens de lumière qui faisaient resplendir les reflets satinés des tentures, la blancheur des marbres, les saillies délicates des bronzes et la grâce des draperies. Le cœur brûlait, à voir les contrastes de leurs coiffures 245agitées et de leurs attitudes, toutes diverses d’attraits et de caractère. C’était une haie de fleurs mêlées de rubis, de saphirs et de corail; une ceinture de colliers noirs, sur des cous de neige; des écharpes légères flottant comme les flammes d’un phare; des turbans orgueilleux; des tuniques modestement provoquantes. Ce sérail offrait des séductions pour tous les yeux, des voluptés pour tous les caprices. Posée à ravir, une danseuse semblait être sans voile sous les plis onduleux du cachemire. Là, une gaze diaphane, ici, la soie chatoyante cachaient ou révélaient des perfections mystérieuses. De petits pieds étroits parlaient d’amour, des bouches fraîches et rouges se taisaient. De frêles et dé246centes jeunes filles, vierges d’hier, et dont les jolies chevelures respiraient une religieuse innocence, se présentaient aux regards comme des apparitions qu’un souffle pouvait dissiper. Puis, des beautés aristocratiques au regard fier, mais indolentes, mais fluettes, maigres, gracieuses, penchaient la tête comme si elles avaient encore de royales protections à faire acheter. Une Anglaise, blanche et chaste, figure aérienne, descendue des nuages d’Ossian, ressemblait à un ange de mélancolie, à un remords fuyant le crime. La Parisienne, dont toute la beauté gît dans une grâce indescriptible, vaine de sa toilette et de son esprit, armée de sa toute-puissante faiblesse, souple et dure, syrène sans cœur et sans passion, mais qui 247sait artificieusement créer les trésors de la passion et contrefaire les accens du cœur, ne manquait pas à cette périlleuse assemblée, où brillaient encore des Italiennes tranquilles en apparence et consciencieuses dans leur félicité; de riches Normandes aux formes magnifiques, des femmes méridionales aux cheveux noirs, aux yeux bien fendus. Vous eussiez dit les beautés de Versailles convoquées par Lebel, ayant, dès le matin, dressé tous leurs pièges, arrivant comme une troupe d’esclaves orientales, réveillées par la voix du marchand, pour partir à l’aurore. Elles restaient interdites, honteuses, et s’empressaient autour de la table comme des abeilles qui bourdonnent à l’entrée d’une ruche. Cet embarras 248craintif, reproche et coquetterie tout ensemble, accusait et séduisait. Était-ce pudeur involontaire. Peut-être, un sentiment que la femme ne dépouille jamais complètement, leur ordonnait-il de s’envelopper dans le manteau de la vertu pour donner plus de charme et de piquant aux prodigalités du vice. Aussi, la conspiration ourdie par le maître du logis sembla-t-elle devoir échouer. Ces hommes sans frein furent subjugués tout d’abord par la puissance majestueuse dont la femme est investie. Un murmure d’admiration résonna comme la plus douce musique. L’amour n’avait pas voyagé de compagnie avec l’ivresse; et, au lieu d’un ouragan de passions, les convives, surpris dans un moment de faiblesse, s’abandonnèrent aux déli249ces d’une voluptueuse extase. Obéissant à la poésie qui les domine toujours, les artistes étudièrent avec bonheur les nuances délicates qui distinguaient ces beautés choisies. Réveillé par une pensée, due peut-être à quelque émanation d’acide carbonique dégagé du vin de Champagne, un philosophe frissonnait en songeant aux malheurs qui amenaient là ces femmes dignes peut-être jadis des plus purs hommages. Chacune d’elles avait, sans doute, un drame sanglant à raconter. Presque toutes apportaient d’infernales tortures, et traînaient après elles des hommes sans foi, des promesses trahies, des joies rançonnées par la misère. Les convives s’approchèrent d’elles avec politesse, et des conversa250tions aussi diverses que les caractères s’établirent. Des groupes se formèrent. Vous eussiez dit d’un salon de bonne compagnie où les jeunes filles et les femmes vont offrant aux convives, après le dîner, les secours que le café, les liqueurs et le sucre prêtent aux gourmands embarrassés dans les travaux d’une digestion récalcitrante. Mais bientôt quelques rires éclatèrent; le murmure augmenta; les voix s’élevèrent. L’orgie, domptée pendant un moment, menaçait par intervalles de se réveiller. Ces alternatives de silence et de bruit avaient une vague ressemblance avec une harmonie de Beethoven.
Assis sur un moelleux divan, les deux amis virent d’abord arriver près d’eux une grande fille bien propor251tionnée, superbe en son maintien, de physionomie assez irrégulière, mais perçante, mais impétueuse, et qui saisissait l’ame par de vigoureux contrastes. Sa chevelure noire, lascivement bouclée, semblait avoir déjà subi les combats de l’amour et retombait en flocons légers sur ses larges épaules, qui offraient des perspectives attrayantes à voir. De longs rouleaux bruns enveloppaient à demi un cou majestueux, sur lequel la lumière glissait par intervalles, en révélant la finesse des plus jolis contours. Sa peau, d’un blanc mat, faisait ressortir les tons chauds et animés de ses vives couleurs. L’œil armé de longs cils lançait des flammes hardies, étincelles d’amour. La bouche rouge, humide, entr’ouverte, 252appelait le baiser. Elle avait une taille forte, mais amoureusement élastique. Son sein, ses bras étaient largement développés, comme ceux des belles figures du Carrache; néanmoins, elle paraissait leste, souple, et sa vigueur supposait l’agilité d’une panthère, comme la mâle élégance de ses formes en promettait les voluptés dévorantes. Quoiqu’elle dût savoir rire et folâtrer, ses yeux et son sourire effrayaient la pensée. Semblable à ces prophétesses agitées par un démon, elle étonnait plutôt qu’elle ne plaisait. Toutes les expressions passaient par masses et comme des éclairs sur sa figure mobile. Peut-être eût-elle ravi des gens blasés; mais un jeune homme l’eût redoutée. C’était une statue colossale, tombée du haut 253de quelque temple grec, sublime à distance; vue de près, grossière; mais sa foudroyante beauté devait réveiller les impuissans, sa voix charmer les sourds, ses regards ranimer de vieux ossemens. Émile la comparait vaguement à une tragédie de Shakespeare, espèce d’arabesque admirable, où la passion éclate, où la joie hurle, où l’amour a je ne sais quoi de sauvage, où la magie de la grâce et du bonheur succède aux sanglans tumultes de la colère; monstre qui sait mordre et caresser, rire comme un démon, pleurer comme les anges, improviser dans une seule étreinte toutes les séductions de la femme, excepté les soupirs de la mélancolie et les enchanteresses modesties d’une vierge; puis, 254en un moment, rugir, se déchirer les flancs, briser sa passion, son amant; enfin se détruire elle-même comme fait un peuple insurgé. Vêtue d’une robe en velours rouge, elle foulait d’un pied insouciant quelques fleurs déjà tombées de la tête de ses compagnes, et, d’une main dédaigneuse, tendait aux deux amis un plateau d’argent. Fière de sa beauté, fière de ses vices peut-être, elle montrait un bras blanc qui se détachait vivement sur le velours. Elle était là comme la reine du plaisir, comme une image de la joie humaine, de cette joie qui dissipe les trésors amassés par trois générations, qui rit sur les cadavres, se moque des aïeux, dissout des perles et des trônes, transforme les jeunes gens en vieil255lards, et souvent les vieillards en jeunes gens; de cette joie, permise seulement aux géans fatigués du pouvoir, éprouvés par la pensée, ou pour lesquels la guerre est devenue comme un jouet.
– Comment te nommes-tu? lui dit Raphaël.
– Aquilina.
– Oh! oh! tu viens de Venise sauvée, s’écria Émile.
– Oui! répondit elle. De même que les papes se donnent de nouveaux noms, en montant au-dessus des hommes, j’en ai pris un autre en m’élevant au-dessus de toutes les femmes.
– As-tu donc, comme ta patrone, un noble et terrible conspirateur qui t’aime et sache mourir pour toi? dit 256vivement Émile réveillé par cette apparence de poésie.
– Je l’ai eu, répondit-elle. Mais la guillotine a été ma rivale. Aussi, mettai-je toujours quelques chiffons rouges dans ma parure, pour que ma joie n’aille jamais trop loin.
– Oh! si vous lui laissez raconter l’histoire des quatre jeunes gens de La Rochelle, elle n’en finira pas. Tais-toi donc, Aquilina! Les femmes n’ont-elles pas toutes un amant à pleurer? mais toutes n’ont pas, comme toi, le bonheur de l’avoir perdu sur un échafaud. Ah! j’aimerais bien mieux savoir le mien couché dans une fosse à Clamart que près d’une rivale.
Ces phrases si cruellement logiques furent prononcées d’une voix douce 257et mélodieuse, par la plus innocente, la plus jolie et la plus gentille petite créature qui, suivant l’expression d’Horace Walpole, fût jamais sortie d’un œuf enchanté. Elle était venue à pas muets, et montrait une figure délicate, une taille grêle, des yeux bleus ravissans de modestie, des tempes fraîches et pures. Une naïade ingénue qui s’échappe de sa source, n’est pas plus timide, plus blanche, ni plus naïve. Elle paraissait avoir seize ans, ignorer le mal, ignorer l’amour, ne pas connaître les orages de la vie, et venir d’une église où elle aurait prié les anges d’obtenir avant le temps son rappel dans les cieux. À Paris seulement, se rencontrent ces créatures au visage candide, qui cachent la dépravation la 258plus profonde, les vices les plus raffinés sous un front aussi doux, aussi tendre que la fleur d’une marguerite.
Trompés d’abord par les célestes promesses écrites dans les suaves attraits de cette jeune fille, Émile et Raphaël, acceptant le café qu’elle leur versa dans les tasses présentées par Aquilina, se mirent à la questionner. Alors elle acheva de transfigurer aux yeux des deux poètes, par une sinistre allégorie, je ne sais quelle face de la vie humaine, en opposant, à l’expression rude et passionnée de son imposante compagne, le portrait de cette corruption froide, voluptueusement cruelle, assez étourdie pour commettre un crime, assez forte pour en rire; espèce de démon sans cœur, qui punit les âmes riches et 259tendres de ressentir les émotions dont il est privé, qui trouve toujours une grimace d’amour à vendre, des larmes pour le convoi de sa victime, et de la joie, le soir, pour en lire le testament. Un poète eût admiré la belle Aquilina, le monde entier devait fuir la touchante Euphrasie. L’une était l’âme du vice, l’autre, le vice sans ame.
– Je voudrais bien savoir, dit Émile à cette jolie créature, si parfois tu songes à l’avenir.
– L’avenir, répondit-elle en riant. Qu’appelez-vous l’avenir? Pourquoi penserais-je à ce qui n’existe pas encore? Je ne regarde jamais ni en arrière ni avant de moi. N’est-ce pas déjà trop que de m’occuper d’une journée à la fois. D’ailleurs l’avenir, nous le connaissons, c’est l’hôpital.
260– Comment peux-tu voir d’ici l’hôpital et ne pas éviter d’y aller, s’écria Raphaël.
– Qu’a donc l’hôpital de si effrayant, demanda la terrible Aquilina. Quand nous ne sommes ni mères ni épouses; quand la vieillesse nous met des bas noirs aux jambes et des rides au front, flétrit tout ce qu’il y a de femme en nous, et sèche la joie dans les regards de nos amis, de quoi pourrions-nous avoir besoin? Alors, vous ne voyez plus en nous, de notre nature, que sa fange primitive, qui marche sur deux pattes, froide, sèche, décomposée; et qui va, produisant un bruissement de feuilles mortes. Les plus jolis chiffons nous deviennent des haillons; l’ambre qui réjouissait le boudoir prend une 261odeur de mort et sent le squelette; puis, s’il se trouve un cœur dans cette boue, vous y insultez tous. Vous ne nous permettez même pas un souvenir. Ainsi, que nous soyons, à cette époque de la vie, dans un riche hôtel à soigner des chiens, ou dans un hôpital à trier des guenilles, notre existence n’est-elle pas exactement la même? Cacher nos cheveux blancs sous un mouchoir à carreaux rouges et bleus, ou sous des dentelles; balayer les rues avec du bouleau ou les marches des Tuileries avec du satin; être assises à des foyers dorés ou nous chauffer à des cendres, dans un pot de terre rouge; assister au spectacle de la Grève, au lieu d’aller à l’Opéra, y a-t-il donc là tant de différence?
– Aquilina mia, jamais tu n’as eu 262tant de raison au milieu de tes désespoirs! reprit Euphrasie. Oui, les cachemires, les vélins, les parfums, l’or, la soie, le luxe, tout ce qui brille, tout ce qui plaît, ne va bien qu’à la jeunesse. Le temps seul pourrait avoir raison contre nos folies; mais le bonheur nous absout! Vous riez de ce que je dis, s’écria-t-elle en lançant un sourire venimeux aux deux amis. N’ai-je pas raison? j’aime mieux mourir de plaisir que de maladie. Je n’ai ni la manie de la perpétuité, ni grand respect pour l’espèce humaine, à voir ce que Dieu en fait. Donnez-moi des millions, je les mangerai. Je ne voudrais pas garder un centime pour l’année prochaine. Vivre pour plaire et régner, tel est l’arrêt que prononce chaque 263battement de mon cœur. La société m’approuve, ne fournit-elle pas sans cesse à mes dissipations? Pourquoi le bon Dieu me fait-il tous les matins la rente de ce que je dépense tous les soirs? Pourquoi nous bâtissez-vous des hôpitaux? Et comme il ne nous a pas mis entre le bien et le mal pour choisir ce qui nous blesse ou nous ennuie, allez donc! je serais bien sotte de ne pas m’amuser.
– Et les autres, dit Émile.
– Les autres, eh! bien, qu’ils s’arrangent! j’aime mieux rire de leurs souffrances que d’avoir à pleurer sur les miennes. Je défie un homme de me causer la moindre peine.
– Qu’as-tu donc souffert pour penser ainsi, demanda Raphaël.
– J’ai été quittée pour un héri264tage, moi! dit-elle, en prenant une pose qui fit ressortir toutes ses séductions. Et cependant j’avais passé les nuits et les jours à travailler pour nourrir mon amant. Ah! je ne veux plus être la dupe d’aucun sourire, d’aucune promesse, et je prétends faire de mon existence une longue partie de plaisir.
– Mais, s’écria Raphaël, le bonheur ne vient-il donc pas de l’ame?
– Eh bien, reprit Aquilina, n’est-ce rien que de se voir admirée, flattée, de triompher de toutes les femmes, même des plus vertueuses en les écrasant par notre beauté, par notre richesse? D’ailleurs, nous vivons plus en un jour qu’une bonne bourgeoise en dix ans, et alors tout est jugé.
– Une femme sans vertu n’est-elle 265pas odieuse, dit Émile à Raphaël.
Euphrasie leur lança un regard de vipère, et répondit avec un inimitable accent d’ironie: – La vertu! Nous la laissons aux laides et aux bossues. Que seraient-elles sans cela, les pauvres femmes.
– Allons, tais-toi, s’écria Émile, ne parle point de ce que tu ne connais pas.
– Ah! je ne la connais pas, reprit Euphrasie. Se donner pendant toute sa vie à un être détesté; savoir élever des enfans qui vous abandonnent, et leur dire: – Merci! quand ils vous frappent au cœur; voilà les vertus que vous ordonnez à la femme. Encore, pour la récompenser de son abnégation, venez-vous lui imposer des souffrances en cherchant à la sé266duire. Et si elle résiste, vous la compromettez. Jolie vie! Autant rester libre, aimer ceux qui nous plaisent, et mourir jeunes.
– Ne crains-tu pas de payer tout cela un jour?
– Eh bien, répondit-elle, au lieu d’entremêler mes plaisirs de chagrins, ma vie sera coupée en deux parts: une jeunesse certainement joyeuse, et je ne sais quelle vieillesse incertaine pendant laquelle je souffrirai tout à mon aise…
– Elle n’a pas aimé, dit Aquilina d’un son de voix profond. Elle n’a jamais fait cent lieues pour aller dévorer avec mille délices, un regard et un refus. Elle n’a point attaché sa vie à un cheveu, ni essayé de poignarder plusieurs hommes pour sauver son 267souverain, son seigneur, son Dieu. Pour elle, l’amour était un joli colonel…
– Hé! hé! La Rochelle, répondit Euphrasie, l’amour est comme le vent, nous ne savons pas d’où il vient. D’ailleurs, si tu avais été bien aimée par une bête, tu prendrais les gens d’esprit en horreur.
– Le Code nous défend d’aimer les bêtes, répliqua la grande Aquilina d’un accent ironique.
– Je te croyais plus indulgente pour les militaires, s’écria Euphrasie en riant.
– Sont-elles heureuses, de pouvoir abdiquer ainsi leur raison, s’écria Raphaël.
– Heureuses, dit Aquilina, souriant de pitié, de terreur, et jetant 268aux deux amis un horrible regard. Ah! vous ne savez pas ce que c’est que d’être condamnée au plaisir avec un mort dans le cœur.
En ce moment contempler les salons, c’était avoir une vue anticipée du Pandémonium de Milton. Les flammes bleues du punch coloraient d’une teinte infernale les visages de ceux qui pouvaient boire encore. Des danses folles, animées par une sauvage énergie, excitaient des rires et des cris qui éclataient comme les détonations d’un feu d’artifice. Jonchés de morts et de mourans, le boudoir et un petit salon offraient l’image d’un champ de bataille. L’atmosphère était chaude de vin et de plaisirs et de paroles. L’ivresse, l’amour, le délire, l’oubli du monde 269étaient dans les cœurs, sur les visages, dans l’air, écrits sur les tapis, exprimés par le désordre, et jetaient sur tous les regards de légers voiles qui faisaient voir dans l’air des vapeurs enivrantes. Il s’était ému, comme dans les bandes lumineuses tracées par un rayon du soleil, une poussière brillante à travers laquelle se jouaient les formes les plus capricieuses, les luttes les plus grotesques. Çà et là, des groupes de figures enlacées se confondaient avec les marbres blancs, nobles chefs-d’œuvre de la sculpture dont les appartemens étaient ornés. Quoique les deux amis conservassent encore une sorte de lucidité trompeuse dans les idées, et, dans leurs organes, un dernier frémissement, simulacre 270imparfait de la vie, il leur était impossible de reconnaître ce qu’il y avait de réel dans les fantaisies bizarres, de possible dans les tableaux surnaturels qui passaient incessamment devant leurs yeux lassés. Le ciel étouffant de nos rêves, l’ardente suavité que contractent les figures dans nos visions, surtout je ne sais quelle agilité chargée de chaînes, enfin, les phénomènes les plus inaccoutumés du sommeil les assaillaient si vivement qu’ils prirent les jeux de cette débauche pour les caprices d’un cauchemar où le mouvement est sans bruit, où les cris sont perdus pour l’oreille.
En ce moment, le valet de chambre de confiance réussit, non sans peine, à faire venir son maître dans 271l’antichambre, et lui dit à l’oreille: – Monsieur, tous les voisins sont aux fenêtres et se plaignent du tapage.
– S’ils ont peur du bruit, ne peuvent-ils pas faire mettre de la paille devant leurs portes, s’écria l’amphitryon.
Raphaël laissa tout à coup échapper un éclat de rire si burlesquement intempestif, que son ami lui demanda compte d’une joie aussi brutale.
– Tu me comprendrais difficilement, répondit-il. D’abord, il faudrait t’avouer que vous m’avez arrêté sur le quai Voltaire au moment où j’allais me jeter dans la Seine; et tu voudrais, sans doute, connaître les motifs de ma mort. Mais quand j’a272jouterais que, par un hasard presque fabuleux, les ruines les plus poétiques du monde matériel venaient alors de se résumer à mes yeux par une traduction symbolique de la sagesse humaine; tandis qu’en ce moment les débris de tous les trésors intellectuels dont nous avons fait à table un si cruel pillage, aboutissent à ces deux femmes, images vives et originales de la folie, et que notre profonde insouciance des hommes et des choses a servi de transition aux tableaux fortement colorés de deux systèmes d’existence si diamétralement opposés, en seras-tu plus instruit? Si tu n’étais pas ivre, tu y verrais peut-être un traité de philosophie…
– Si tu n’avais pas les deux pieds 273sur cette ravissante Aquilina, dont les ronflemens ont je ne sais quelle analogie avec le rugissement d’un orage près d’éclater, reprit Émile qui, lui-même, s’amusait à rouler et à dérouler les cheveux d’Euphrasie sans trop avoir la conscience de cette innocente occupation, tu rougirais de ton ivresse et de ton bavardage. Tes deux systèmes peuvent entrer dans une seule phrase, et se réduisent à une pensée. La vie simple et mécanique conduit à quelque sagesse insensée, en étouffant notre intelligence par le travail; et la vie passée dans le vide des abstractions, ou dans les abîmes du monde moral, mène à quelque folle sagesse. En un mot, tuer les sentimens pour vivre vieux, ou mourir jeune en accep274tant le martyre des passions, voilà notre arrêt. Encore, cette sentence lutte-t-elle avec les tempéramens que nous a donnés le rude goguenard, auquel nous devons le patron de toutes les créatures.
– Imbécille, s’écria Raphaël en l’interrompant. Continue à t’abréger ainsi, tu feras des volumes! Si j’avais eu la prétention de formuler proprement ces deux idées, je t’aurais dit que l’homme se corrompt par l’exercice de la raison et se purifie par l’ignorance. Mais c’est faire le procès aux sociétés! Or, que nous vivions avec les sages ou que nous périssions avec les fous, le résultat n’est-il pas, tôt ou tard, le même? Aussi, le grand abstracteur des quintessences a-t-il jadis exprimé ces deux systèmes en 275deux mots: – CARYMARY, CARYMARA…
– Tu me fais douter de la puissance de Dieu, car tu es plus bête qu’il n’est puissant, répliqua Émile. Notre cher Rabelais a résolu cette philosophie par un mot plus bref que Carymary, Carymara, c’est PEUT-ÊTRE d’où Montaigne a pris son Que sais-je? et Charles Nodier le Qu’est-ce que cela me fait? de Breloque. Encore, ces derniers mots de la science morale ne sont-ils guère que l’exclamation de Pyrrhon restant entre le bien et le mal, comme l’âne de Buridan entre deux mesures d’avoine. Mais laissons là cette éternelle discussion, qui aboutit aujourd’hui à un oui et non. Quelle expérience voulais-tu donc faire en te 276jetant dans la Seine, étais-tu jaloux de la machine hydraulique du pont Notre-Dame?
– Ah! si tu connaissais ma vie.
– Ah! ah! s’écria Émile, je ne te croyais pas si vulgaire, la phrase est usée. Ne sais-tu pas que nous avons tous la prétention de souffrir beaucoup plus que les autres.
– Ah! s’écria Raphaël.
– Mais tu es bouffon avec ton ah! Voyons? Une maladie d’ame ou de corps t’oblige-t-elle de ramener tous les matins, par une contraction de tes muscles, les chevaux qui, le soir, doivent t’écarteler, comme, jadis, le fit Damien? As-tu mangé ton chien tout cru, sans sel, dans ta mansarde? Tes enfans t’ont-ils jamais dit: – Père, j’ai faim? As-tu vendu les che277veux de ta maîtresse, pour aller au jeu? As-tu été payer à un faux domicile, une fausse lettre de change, tirée sur un faux oncle, avec la crainte d’arriver trop tard? Voyons j’écoute. Si tu te jetais à l’eau pour une femme, pour un protêt, ou par ennui, je te renie. Confesse-toi, ne mens pas, je ne te demande point de mémoires historiques. Surtout, sois aussi bref que ton ivresse te le permettra; car je suis exigeant comme un lecteur, et prêt à dormir comme une femme qui lit ses vêpres.
– Pauvre sot! dit Raphaël. Depuis quand les douleurs ne sont-elles plus en raison de la sensibilité? Lorsque nous arriverons au degré de science qui nous permettra de faire une histoire naturelle des cœurs, de 278les nommer, de les classer en genres, en sous-genres, en familles, en crustacés, en fossiles, en sauriens, en microscopiques, en… que sais-je? Alors, mon bon ami, ce sera chose prouvée qu’il en existe de tendres, de délicats, comme des fleurs, et qui doivent se briser, comme elles, par de légers froissemens auxquels certains cœurs minéraux ne sont même pas sensibles.
– Oh! de grâce, épargne-moi ta préface, dit Émile d’un air moitié riant moitié piteux, en prenant la main de Raphaël.
FIN DE LA PREMIERE PARTIE.
1DEUXIÈME PARTIE.
LA FEMME SANS CŒUR.
Après être resté silencieux pendant un moment, Raphaël dit en laissant échapper un geste d’insouciance: – Je ne sais, en vérité, s’il ne faut pas attribuer aux fumées du 2vin et du punch, l’espèce de lucidité qui me permet d’embrasser en cet instant toute ma vie comme un seul et même tableau, où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières, les demi-teintes sont fidèlement rendues. Ce jeu poétique de mon imagination ne m’étonnerait pas, s’il n’était accompagné d’une sorte de dédain pour mes souffrances et pour mes joies passées. Vue à distance, ma vie est comme rétrécie par un phénomène moral. Cette longue et lente douleur qui a duré dix ans, peut aujourd’hui se reproduire par quelques phrases, dans lesquelles la douleur ne sera plus qu’une pensée, et le plaisir, une réflexion philosophique. Je juge, au lieu de sentir.
3– Tu es ennuyeux comme un amendement, s’écria Émile.
– C’est possible, reprit Raphaël sans murmurer. Aussi, pour ne pas abuser de tes oreilles, te ferai-je grâce des dix-sept premières années de ma vie. Jusque là, j’ai vécu comme toi, comme mille autres, de cette vie de collège ou de lycée, dont maintenant, nous nous rappelons tous avec tant de délices les malheurs fictifs et les joies réelles; à laquelle notre gastronomie blasée redemande les légumes du vendredi, tant que nous ne les avons pas goûtés de nouveau. Cette belle vie dont nous méprisons les travaux, qui cependant nous ont appris le travail…
– Arrive au drame, dit Émile 4d’un air moitié comique et moitié plaintif.
– Quand je sortis du collége, reprit Raphaël en réclamant par un geste le droit de continuer, mon père m’astreignit à une discipline sévère. Il me logea dans une chambre contiguë à son cabinet. Je me couchais dès neuf heures du soir et me levais à cinq heures du matin. Il voulait que je fisse mon Droit en conscience. J’allais en même temps à l’École et chez un avoué. Mais les lois du temps et de l’espace étaient si sévèrement appliquées à mes courses, à mes travaux, et mon père me demandait en dînant un compte si rigoureux de….
– Qu’est-ce que cela me fait? dit Émile.
5– Eh! que le diable t’emporte! répondit Raphaël. Comment pourrais-tu concevoir mes sentimens si je ne te raconte les faits imperceptibles qui influèrent sur mon ame, la façonnèrent à la crainte, et me firent long-temps rester dans la naïveté primitive du jeune homme? Ainsi, jusqu’à vingt et un ans, j’ai été courbé sous un despotisme aussi froid que celui d’une règle monacale. Pour te révéler les tristesses de ma vie, il suffira peut-être de te dépeindre mon père. C’était un grand homme sec et mince, le visage en lame de couteau, le teint pâle, à parole brève, taquin comme une vieille fille, méticuleux comme un chef de bureau. Sa paternité planait au-dessus de mes lutines et joyeuses pensées, de manière à les 6enfermer sous un dôme de plomb. Quand je voulais lui manifester un sentiment doux et tendre, il me recevait comme si j’allais lui dire une sottise. Je le redoutais bien plus que nous ne craignions naguère nos maîtres d’étude. J’avais toujours huit ans pour lui. Je crois encore le voir devant moi: il se tenait droit comme un cierge pascal; et, dans sa redingote marron, il avait l’air d’un hareng saur enveloppé dans la couverture rougeâtre d’un pamphlet. Et cependant j’aimais mon père! Au fond, il était juste. Mais peut-être ne haïssons-nous pas la sévérité quand elle est justifiée par un grand caractère, par des mœurs pures, et qu’elle est adroitement entremêlée de bonté.
Si mon père ne me quitta jamais; 7si, jusqu’à l’âge de vingt ans, il ne laissa pas dix francs à ma disposition, dix coquins, dix libertins de francs, trésor immense dont la possession vainement enviée me faisait rêver d’ineffables délices; du moins, il cherchait à me procurer quelques distractions; et, après m’avoir fait attendre un plaisir pendant des mois entiers, il me conduisait aux Bouffons, à un concert, à un bal, où j’espérais rencontrer une maîtresse. Une maîtresse! c’était, pour moi, l’indépendance. Mais honteux et timide, ne sachant point l’idiome des salons et n’y connaissant personne, j’en revenais le cœur toujours aussi neuf, et tout aussi gonflé de désirs. Puis, le lendemain, bridé comme un cheval d’escadron par mon père, il me fal8lait, dès le matin, retourner chez un Avoué, au Droit, au Palais. Vouloir m’écarter de la route uniforme qu’il m’avait tracée, c’eût été m’exposer à sa colère; il m’avait menacé de m’embarquer, à ma première faute, en qualité de mousse pour les Antilles; aussi me prenait-il un horrible frisson quand, par hasard, j’osais m’aventurer, pendant une heure ou deux, dans quelque partie de plaisir. Figure-toi l’imagination la plus vagabonde, le cœur le plus amoureux, l’ame la plus tendre, l’esprit le plus poétique, sans cesse en présence de l’homme le plus caillouteux, le plus atrabilaire, le plus froid du monde? Marie une jeune fille à un squelette, et tu comprendras l’existence dont tu m’interdis de te déve9lopper les scènes curieuses: projets de fuite évanouis à l’aspect de mon père, désespoirs calmés par le sommeil, désirs comprimés, sombres mélancolies dissipées par la musique. J’exhalais mon malheur en mélodies; souvent, Beethoven ou Mozart furent mes discrets confidens. Aujourd’hui, je souris en me souvenant de tous les préjugés qui troublèrent ma conscience à cette époque d’innocence et de vertu. Si j’avais mis le pied chez un restaurateur, je me serais cru ruiné. Mon imagination me faisait considérer un café comme un lieu de débauche où les hommes se perdaient d’honneur et engageaient leur fortune. Quant à risquer de l’argent au jeu, il aurait fallu en avoir. Oh! quand je devrais 10t’endormir, je veux te raconter l’une des plus terribles joies de ma vie, une de ces joies armées de griffes et qui s’enfoncent dans notre cœur comme un fer chaud sur l’épaule d’un forçat. J’étais au bal chez le duc de Navailles, cousin de mon père. Mais pour que tu puisses parfaitement comprendre ma position, il faut tout t’avouer. J’avais un habit râpé, des souliers mal faits, une cravate de cocher et des gants déjà portés. Je me mis dans un coin afin de pouvoir tout à mon aise prendre des glaces et contempler les jolies femmes. Mon père m’aperçut; et, par une raison que je n’ai jamais devinée, tant cet acte de confiance m’abasourdit, il me donna sa bourse et ses clefs à garder. À dix pas de moi, quelques hommes 11jouaient, et j’entendais frétiller l’or. J’avais vingt ans, et souhaitais passer une journée entière plongé dans les crimes de mon âge. C’était un libertinage d’esprit dont nous ne trouverions l’analogue ni dans les caprices de courtisane, ni dans les songes de jeune fille. Depuis un an, je me rêvais bien mis, en voiture, ayant une belle femme à mes côtés, tranchant du seigneur, dînant chez Véry, allant le soir au spectacle, et décidé à ne revenir que le lendemain chez mon père; mais armé, contre lui, d’une aventure plus intriguée que ne l’est le Mariage de Figaro, et dont il lui aurait été impossible de se dépêtrer. J’avais estimé toute cette joie cinquante écus. N’étais-je pas encore sous le charme naïf de l’école buissonnière? 12J’allai donc dans un boudoir où, seul, les yeux cuisans, les doigts tremblans, je comptai l’argent de mon père. Sa bourse contenait cent écus. Tout à coup, les joies de mon escapade apparurent devant moi visibles, dansant comme les sorcières de Macbeth autour de leur chaudière; mais alléchantes, frémissantes et délicieuses. Je devins un coquin déterminé. Sans écouter ni les tintemens de mon oreille ni les battemens précipités de mon cœur, je pris deux pièces de vingt francs que je vois encore! Les millésimes en étaient effacés, et la figure de Bonaparte y grimaçait. Après avoir mis la bourse dans ma poche, je revins vers une table de jeu, en tenant les deux pièces d’or dans la paume humide de 13ma main et je rôdai autour des joueurs comme un émouchet au-dessus d’un poulailler. En proie à des angoisses inexprimables, je jetai soudain un regard translucide autour de moi; puis, certain de n’être aperçu par aucune personne de ma connaissance, je pariai pour un petit homme gras et réjoui, sur la tête duquel j’accumulai plus de prières et de vœux qu’il ne s’en fait en mer, pendant trois tempêtes. Mais, avec un instinct de scélératesse et de machiavélisme dont Sixte-Quint eût été surpris, j’allai me planter près d’une porte, regardant à travers les salons sans y rien voir. Mon âme et mes yeux voltigeaient autour du fatal tapis vert. De cette soirée, date la première observation physiologique à laquelle 14j’ai dû cette espèce de pénétration qui m’a permis de saisir quelques mystères de notre double nature. En effet, je tournais le dos à la table où se disputait mon futur bonheur, bonheur d’autant plus profond peut-être, qu’il était criminel! il y avait, entre les deux joueurs et moi, toute une haie d’hommes, épaisse de quatre ou cinq rangées de causeurs; il s’élevait un bourdonnement de voix qui empêchait même de distinguer le son de l’or, qui se mêlait au bruit de l’orchestre; eh bien! par un privilège accordé à toutes les passions et qui leur donne le pouvoir d’anéantir l’espace ou le temps, j’entendais distinctement les paroles des deux joueurs, je connaissais leurs points, 15je savais celui des deux qui retournait le roi, comme si j’eusse vu les cartes; et quoiqu’à dix pas du jeu, je pâlissais de ses caprices. Mon père passa devant moi tout à coup; je compris alors cette parole de l’Écriture: L’esprit de Dieu passa devant sa face! Mais j’avais gagné! À travers le tourbillon d’hommes qui gravitait autour des joueurs, j’accourus à la table en m’y glissant avec la dextérité d’une anguille qui s’échappe par la maille rompue d’un filet. De douloureuses, toutes mes fibres devinrent joyeuses. J’étais comme un condamné qui, marchant au supplice, a rencontré le roi. Le hasard fit qu’un homme décoré réclama quarante francs. Ils manquaient au jeu. Tous les regards tombèrent sur moi. 16Je pâlis, et des gouttes de sueur sillonnèrent mon front jeune. Le crime d’avoir volé mon père me parut bien vengé; mais le bon, gros, petit homme dit d’une voix certainement angélique: «Tous ces messieurs avaient mis,» et il paya les quarante francs. Alors je relevai mon front et jetai des regards triomphans sur les joueurs. Puis, après avoir réintégré dans la bourse de mon père l’or que j’y avais pris, je laissai mon gain à ce digne et honnête monsieur qui continua de gagner. Aussitôt que je me vis possesseur de cent soixante francs, je les enveloppai dans mon mouchoir de manière à ce qu’ils ne pussent ni remuer ni sonner pendant notre retour au logis, et je ne jouai plus.
– Que faisiez-vous au jeu? me dit 17mon père en entrant dans le fiacre.
– Je regardais, répondis-je en tremblant.
– Mais, reprit mon père, il n’y aurait eu rien d’extraordinaire à ce que vous eussiez été forcé par amour-propre à mettre quelque argent sur le tapis. Aux yeux des gens du monde, vous paraissez assez âgé pour avoir le droit de faire des sottises. Ainsi, je vous excuserais, Raphaël, si vous vous étiez servi de ma bourse...
Je ne répondis rien. Quand nous fûmes de retour, je rendis à mon père ses clefs et son argent. En rentrant dans sa chambre, il vida la bourse sur sa cheminée et compta l’or. Puis, il se tourna vers moi d’un air assez gracieux, et me dit en séparant chaque phrase par une pause 18plus ou moins longue et significative: – Mon fils, vous avez bientôt vingt ans. Je suis content de vous. Il vous faut une pension, quand ce ne serait que pour vous apprendre à économiser, à connaître les choses de la vie. Dès ce soir, je vous donnerai cent francs par mois. Vous disposerez de votre argent comme il vous plaira. Voici le premier trimestre de cette année, ajouta-t-il en caressant une pile d’or, comme pour vérifier la somme.
J’avoue que je fus prêt à me jeter à ses pieds, à lui déclarer que j’étais un brigand, un infâme, et... pis que cela, un menteur! Mais la honte me retint. J’allais l’embrasser, il me repoussa faiblement.
– Maintenant tu es un homme, 19mon enfant, me dit-il. Ce que je fais est une chose simple et juste dont tu ne dois pas me remercier. Si j’ai droit à votre reconnaissance, Raphaël, reprit-il d’un ton doux, mais plein de dignité, c’est pour avoir sauvé votre jeunesse des malheurs qui dévorent tous les jeunes gens, à Paris. Désormais nous serons comme deux amis. Vous deviendrez, dans un an, docteur en droit. Vous avez, non sans quelques déplaisirs et certaines privations, acquis les connaissances solides et l’amour du travail si essentiel aux hommes appelés à manier les affaires. Apprenez, Raphaël, à me connaître. Je ne veux faire de vous, ni un avocat, ni un notaire; mais un homme d’état qui puisse devenir la gloire de notre pauvre maison. – À demain! ajouta-t-il 20en me renvoyant par un geste mystérieux.
Dès ce jour, mon père m’initia franchement à ses projets. J’étais fils unique et j’avais perdu ma mère depuis dix ans. Autrefois, peu flatté d’avoir le droit de labourer la terre l’épée au côté, mon père, chef d’une maison historique, à peu près oubliée en Auvergne, vint à Paris pour y tenter le diable. Doué de cette finesse qui rend les hommes du midi de la France si supérieurs quand elle se trouve accompagnée d’énergie, il était parvenu sans grand appui, à prendre position au cœur même du pouvoir. La révolution renversa bientôt sa fortune; mais il avait su épouser l’héritière d’une riche maison, et s’était vu, sous l’em21pire, au moment de restituer à notre famille son ancienne splendeur. La restauration, qui rendit à ma mère des biens considérables, ruina mon père. Ayant jadis acheté plusieurs terres données par l’empereur à ses généraux, et situées en pays étranger, il luttait depuis dix ans avec des liquidateurs et des diplomates, avec les tribunaux prussiens et bavarois pour se maintenir dans la possession contestée de ces malheureuses dotations.
Aussitôt, mon père me jeta dans le labyrinthe inextricable de ce vaste procès d’où dépendait notre avenir. Nous pouvions être condamnés à restituer les revenus par lui perçus, ainsi que le prix de certaines coupes de bois faites de 1814 à 1817; dans ce cas, le bien de ma mère suffi22sait à peine pour sauver l’honneur de notre nom. Ainsi le jour où mon père parut en quelque sorte m’avoir émancipé, je tombai sous le joug le plus odieux. Il fallut combattre comme sur un champ de bataille, travailler nuit et jour, aller voir des hommes d’état, tâcher de surprendre leur religion, tenter de les intéresser à notre affaire, les séduire, eux, leurs femmes, leurs valets, leurs chiens, et déguiser cet horrible métier sous des formes élégantes, sous d’agréables plaisanteries. Je compris tous les chagrins dont la figure de mon père portait l’empreinte. Pendant une année environ, je menai donc en apparence la vie d’un homme du monde; mais cette dissipation et mon empressement à me lier avec 23des parens en faveur ou avec les gens qui pouvaient nous être utiles, cachaient d’immenses travaux. Mes divertissemens étaient encore des plaidoiries, et mes conversations, des mémoires. Jusque là, j’avais été vertueux par l’impossibilité de me livrer à mes goûts de jeune homme; mais craignant de causer la ruine de mon père ou la mienne par une négligence, je devins mon propre despote. Je n’osais me permettre ni un plaisir ni une dépense. Lorsque nous sommes jeunes, quand, à force de froissemens, les hommes et les choses ne nous ont point encore enlevé cette fleur de sentiment si délicate, cette verdeur de pensée, cette noble et pure conscience qui ne nous laisse jamais transiger avec 24le mal, nous sentons vivement nos devoirs; notre honneur parle haut et se fait écouter; nous sommes francs et sans détour. Ainsi étais-je alors, et je voulus justifier la confiance de mon père. Naguère, je lui aurais dérobé délicieusement une chétive somme; mais, portant avec lui le fardeau de ses affaires, de son nom, de sa maison, je lui eusse donné secrètement mes biens, mes espérances, comme je lui sacrifiais mes plaisirs; heureux même de mon sacrifice! Aussi, quand M. de Villèle exhuma, tout exprès pour nous, un décret impérial sur les déchéances, et qu’il nous eut ruinés, signai-je la vente de mes propriétés, n’en gardant qu’une île sans valeur, située au milieu de la Loire et où se trou25vait le tombeau de ma mère. Aujourd’hui, peut-être, les argumens, les détours, les discussions philosophiques, philantropiques et politiques ne me manqueraient pas pour me dispenser de faire ce que mon avoué nommait une bêtise. Mais à vingt et un ans, nous sommes, je le répète, tout générosité, tout chaleur, tout amour. Les larmes que je vis dans les yeux de mon père furent alors, pour moi, la plus belle des fortunes; et le souvenir de ces larmes fait souvent ma consolation. Dix mois après avoir payé ses créanciers, mon père mourut de chagrin. Il m’adorait et m’avait ruiné. Cette idée le tua. Donc, en 1826, à l’âge de vingt-deux ans, vers la fin de l’automne, je suivis tout seul le convoi de mon 26premier ami, de mon père. Peu de jeunes gens se sont trouvés, seuls avec leurs pensées, derrière un corbillard, perdus dans Paris, sans avenir, sans fortune. Les orphelins recueillis par la charité publique ont au moins pour avenir le champ de bataille; pour père, le gouvernement ou le procureur du roi; pour refuge, un hospice. Moi je n’avais rien!
Trois mois après, un commissaire-priseur me remit onze cent douze francs, produit net et liquide de la succession paternelle. Des créanciers m’avaient obligé de faire la vente de notre mobilier. Accoutumé dès ma jeunesse à donner une grande valeur à tous les objets de luxe dont j’étais entouré, je ne pus m’empê27cher de marquer une sorte d’étonnement à l’aspect de ce reliquat exigu. – «Oh! me dit le commissaire-priseur, tout cela était bien rococo.» Ce mot épouvantable flétrissait toutes les religions de mon enfance, et me dépouillait de mes premières illusions, les plus chères de toutes. Ma fortune se résumait par un bordereau de vente. Mon avenir gisait dans un sac de toile qui contenait onze cent douze francs. La société m’apparaissait en la personne d’un huissier-priseur qui me parlait le chapeau sur la tête. Enfin, un valet de chambre qui me chérissait, et auquel ma mère avait jadis constitué quatre cents francs de rente viagère, me dit en quittant la maison d’où j’étais si souvent sorti joyeusement 28en voiture, pendant mon enfance: – Soyez bien économe! monsieur Raphaël! Il pleurait, le bonhomme.
Tels sont, mon cher Émile, les événemens qui maîtrisèrent ma destinée, modifièrent mon ame, et me placèrent, jeune encore, dans la plus fausse de toutes les situations sociales. Des liens de famille, mais faibles, m’attachaient à quelques maisons riches dont ma fierté m’aurait interdit l’accès, si le mépris et l’indifférence ne m’en avaient déjà fermé les portes. Ainsi, quoique parent de personnes très-influentes et prodigues de leur protection pour des étrangers, je n’avais ni parens ni protecteurs. Mon ame, sans cesse arrêtée dans ses expansions, s’était repliée sur elle-même; quoique plein 29de franchise et de naturel, je devais paraître froid, dissimulé. Le despotisme de mon père m’avait ôté toute confiance en moi; j’étais timide et gauche; je ne croyais pas que ma voix pût exercer le moindre empire; je me déplaisais; je me trouvais laid, j’avais honte de mon regard. Malgré la voix intérieure qui doit soutenir tous les hommes de talent dans leurs luttes, et qui me criait: – Courage! marche! Malgré les révélations soudaines de ma puissance dans la solitude, malgré l’espoir dont j’étais animé en comparant les ouvrages nouveaux admirés du public, à ceux qui voltigeaient dans ma pensée, je doutais de moi, comme un enfant sans mère. J’étais la proie d’une excessive ambition, je me croyais destiné 30à de grandes choses et me sentais dans le néant. Puis, j’avais besoin des hommes, et je me trouvais sans amis; je devais me frayer une route dans le monde, et j’y restais seul parce que j’y étais honteux. Pendant l’année où je fus jeté par mon père dans le tourbillon de la haute société, j’y vins avec un cœur neuf, avec une ame fraîche; et, comme tous les grands enfans, j’aspirai secrètement à de belles amours. Je rencontrai, parmi les jeunes gens de mon âge, une secte de fanfarons qui allaient tête levée, disant des riens, s’asseyant sans trembler près des femmes qui me semblaient les plus imposantes, débitant des impertinences, mâchant le bout de leurs cannes, minaudant et se prostituant à eux-mêmes les 31plus jolies personnes, mettant ou prétendant avoir mis leurs têtes sur tous les oreillers, ayant l’air d’être au refus du plaisir, considérant les plus vertueuses, les plus prudes comme de prise facile et pouvant être conquises à la simple parole, au moindre geste hardi, par le premier regard insolent! Moi, je te le déclare, en mon ame et conscience, la conquête du pouvoir ou d’une grande renommée littéraire me paraissait un triomphe moins difficile à obtenir qu’un succès auprès d’une femme de haut rang, jeune, spirituelle et gracieuse. Ainsi je trouvai les troubles de mon cœur, mes sentimens, mes cultes en désaccord avec les maximes de la société. J’avais de la hardiesse, mais dans l’ame seulement, et non 32dans les manières. J’ai su plus tard, que les femmes ne voulaient pas être mendiées. J’en ai beaucoup vu, que j’adorais de loin, auxquelles je livrais un cœur à toute épreuve, une ame à déchirer, une énergie qui ne s’effrayait ni des sacrifices, ni des tortures: elles appartenaient à des sots dont je n’aurais pas voulu pour portiers. Combien de fois, muet, immobile, n’ai-je pas admiré la femme de mes rêves, surgissant dans un bal! Dévouant alors en pensée mon existence entière à des caresses éternelles, j’imprimais toutes mes espérances en un regard, et lui offrais, dans mon extase, un amour de jeune homme qui ne demandait qu’à être abusé. J’aurais, en certains momens, donné ma vie pour une seule nuit. Eh bien! 33n’ayant jamais trouvé d’oreilles à qui confier mes propos passionnés, de regards où reposer les miens, de cœur pour mon cœur, j’ai vécu dans tous les tourmens d’une impuissante énergie qui se dévorait elle-même, soit faute de hardiesse ou d’occasions, soit par inexpérience. Peut-être ai-je désespéré de me faire comprendre, ou tremblé d’être trop compris. Et, cependant, j’avais un orage tout prêt à chaque regard poli qui m’était adressé! Mais, malgré ma promptitude à prendre ce regard, ou des mots en apparence affectueux, comme de tendres engagemens, je n’ai jamais osé ni parler ni me taire. À force de sentiment, ma parole était insignifiante, et mon silence, stupide. J’avais sans doute trop de naï34veté pour une société factice qui ne vit qu’aux lumières, et rend toutes ses pensées avec des phrases convenues, avec des mots dictés par la mode; puis, je ne savais point parler en me taisant, ni me taire en parlant. Enfin, gardant en moi des feux qui me brûlaient; ayant une ame semblable à celles que les femmes paraissent jalouses de rencontrer; en proie à cette exaltation dont elles sont avides; possédant l’énergie dont se vantent les sots, je n’ai connu que des femmes à moi seul traîtreusement cruelles. Aussi, admirais-je naïvement les héros de coterie quand ils célébraient leurs triomphes, sans les soupçonner de mensonges. J’avais sans doute le tort de souhaiter un amour sur parole, de vouloir 35trouver grande et forte, dans un cœur de femme frivole et légère, affamée de luxe, ivre de vanité, cette passion large, cet océan qui battait tempestueusement dans mon cœur. Oh! se sentir né pour aimer, pour rendre une femme bien heureuse, et ne pas avoir trouvé même une courageuse et noble Marceline, ou quelque vieille marquise! Porter des trésors dans une besace, et ne pouvoir rencontrer, même une enfant, quelque jeune fille curieuse, pour les lui faire admirer. J’ai souvent voulu me tuer de désespoir…
– Joliment tragique, ce soir, s’écria Émile.
– Eh! laisse-moi condamner ma vie, répondit Raphaël, et plaider pour mon divorce avec elle! Si ton amitié 36ne te donne pas la force d’écouter mes élégies, si tu ne peux me faire crédit d’une demi-heure d’ennui, dors! Mais ne me demande plus compte de mon suicide qui gronde, qui se dresse, qui m’appelle et que je salue. Pour juger un homme, au moins faut-il être dans le secret de sa pensée, de ses malheurs, de ses émotions? Ne vouloir connaître de l’homme que les événemens matériels, c’est faire de la chronologie! L’histoire des sots!
Le ton amer avec lequel ces paroles furent prononcées frappa si vivement Émile que, dès ce moment, il prêta toute son attention à Raphaël, en le regardant d’un air presque hébété.
– Mais, reprit le narrateur, main37tenant, la lueur qui colore ces accidens leur prête un nouvel aspect. Chaque ordre de choses, que je considérais jadis comme un malheur, a dû engendrer les facultés, les forces dont, plus tard, je me suis enorgueilli. La curiosité philosophique, les travaux excessifs, l’amour de la lecture, qui, depuis l’âge de sept ans jusqu’à mon entrée dans le monde, ont constamment occupé ma vie, ne m’auraient-ils pas doué de la facile puissance avec laquelle, s’il faut vous en croire, je sais rendre mes idées et aller en avant dans le vaste champ des connaissances humaines? L’abandon auquel j’étais condamné, l’habitude de refouler mes sentimens et de vivre dans mon cœur, ne m’ont-ils pas investi du pou38voir de comparer, de méditer? Ma sensibilité ne s’étant pas perdue au service de ces irritations mondaines qui rapetissent la plus belle ame et la réduisent à l’état de guenille, ne s’est-elle pas concentrée pour devenir l’organe perfectionné d’une volonté plus haute que celle de la passion? Méconnu par les femmes, je me souviens de les avoir observées avec toute la sagacité de l’amour dédaigné. Maintenant, j’en suis certain, la sincérité de mon caractère a dû leur déplaire! Peut-être veulent-elles un peu d’hypocrisie? Mais, moi, qui suis, tour-à-tour, dans la même heure, enfant, homme, savant, futile, penseur, sans préjugés, plein de superstitions, et souvent femme comme elles, n’ont-elles pas dû prendre ma 39naïveté pour du cynisme, la pureté même de ma pensée pour du libertinage? La science leur était ennui; la langueur féminine, faiblesse; puis, cette excessive mobilité d’imagination, le malheur des poètes, me faisait sans doute juger comme un être incapable d’amour, sans constance dans les idées, sans énergie. Idiot, quand je me taisais, je les effarouchais peut-être quand j’essayais de leur plaire. Ainsi, toutes les femmes m’ont condamné. J’ai accepté, dans les larmes et le chagrin, l’arrêt porté par le monde. Cette peine a produit son fruit. Je voulus me venger de la société, je voulus posséder l’ame de toutes les femmes en me soumettant les intelligences, et voir tous les regards fixés sur moi quand mon nom 40serait prononcé par un valet à la porte d’un salon. Je m’instituai grand homme. Dès mon enfance, je m’étais frappé le front en me disant comme André de Chénier: «Il y a quelque chose là!» Je croyais sentir en moi une pensée à exprimer, un système à établir, une science à expliquer.
O mon cher Émile! aujourd’hui que j’ai vingt-six ans à peine, que je suis sûr de mourir inconnu, sans avoir jamais été l’amant de la femme que j’ai rêvé de posséder, laisse-moi te conter toutes mes folies? N’avons-nous pas tous, plus ou moins, pris nos désirs pour des réalités? Ah! je ne voudrais pas, pour ami, d’un jeune homme qui ne se serait pas, dix fois dans ses rêves, tressé des couronnes, construit un piédestal ou 41dessiné de complaisantes maîtresses. Moi! j’ai souvent été général, empereur; j’ai été Byron, puis… rien. Après avoir joué sur le faîte des choses humaines, je m’apercevais que j’avais encore toutes les montagnes, toutes les difficultés à gravir. Cet immense amour-propre qui bouillonnait en moi, cette croyance sublime à une destinée, et qui devient du génie, peut-être, quand un homme ne se laisse pas déchiqueter l’ame par le contact des affaires aussi facilement qu’un mouton abandonne sa laine aux épines des halliers où il passe; tout cela me sauva. Je voulus me couvrir de gloire et travailler dans le silence pour la maîtresse que j’espérais avoir un jour. Toutes les femmes se résumaient par une seule; et, cette femme, je 42croyais la rencontrer dans la première qui s’offrait à mes regards. Mais, voyant une reine dans chacune d’elles, toutes devaient, comme les reines qui sont obligées de faire des avances à leurs amans, venir un peu au devant de moi, souffreteux, pauvre et timide. Ah! pour celle qui m’eût plaint, j’avais dans le cœur tant de reconnaissance, outre l’amour, que je l’eusse adorée pendant toute sa vie.
Plus tard, mes observations m’ont appris de cruelles vérités. Ainsi, mon cher Émile, je risquais de vivre éternellement seul. Les femmes sont habituées, par je ne sais quelle pente de leur esprit, à ne voir dans un homme de talent, que ses défauts; et, dans un sot, que ses qualités; 43elles éprouvent de grandes sympathies pour les qualités du sot, qui sont une flatterie perpétuelle de leurs propres défauts; tandis que l’homme supérieur ne leur offre pas assez de jouissances pour compenser ses imperfections. Le talent est une fièvre intermittente, et nulle femme n’est bien jalouse d’en partager seulement les malaises. Toutes veulent trouver dans leurs amans des motifs de satisfaire leur vanité; ce sont elles encore qu’elles aiment en nous! Or, un homme pauvre, fier, artiste, doué du pouvoir de créer, n’est-il pas armé d’une espèce d’égoïsme? Il existe autour de lui je ne sais quel tourbillon de pensées dans lequel il enveloppe tout, même sa maîtresse qui doit en suivre le mouvement. Une femme 44adulée peut-elle croire à l’amour d’un tel homme? Ira-t-elle le chercher? Cet amant n’a pas le loisir de venir faire, autour d’un divan, ces petites singeries de sensibilité auxquelles les femmes tiennent tant, et qui sont le triomphe des gens faux et insensibles. À peine trouve-t-il assez de temps pour ses travaux, comment en dépenserait-il à se rapetisser, à se chamarrer? J’aurais donné ma vie d’un coup, et je ne l’aurais pas détaillée. Enfin, il existe dans le manège d’un agent de change qui fait les commissions d’une femme pâle et minaudière, je ne sais quoi de mesquin dont l’artiste a horreur. Il faut plus que de l’amour à un homme pauvre et grand, il a besoin de dévouement. Or, les petites créatures qui vivent de cachemires, ou se 45font les porte-manteaux de la mode, n’ont pas de dévouement; elles en exigent, et voient dans l’amour le plaisir de commander, non celui d’obéir. La véritable épouse en cœur, en chair et en os se laisse traîner là, où va celui en qui résident sa vie, sa force, sa gloire, son bonheur. Aux hommes supérieurs, il faut des femmes dignes d’eux, et qui les comprennent. Tous leurs malheurs viennent d’un désaccord entre eux et ce qui les entoure. Moi, qui me croyais homme de génie, j’aimais précisément ces petites maîtresses! Avec des idées si contraires aux idées reçues, avec la prétention d’escalader le ciel sans échelle, avec des trésors qui n’avaient pas cours, armé de connaissances étendues dont ma mémoire 46était surchargée et que je n’avais pas encore classées, que je ne m’étais point assimilées pour ainsi dire; me trouvant sans parens, sans amis, seul au milieu du plus affreux désert, un désert pavé, un désert animé, pensant, vivant, où tout vous est bien plus qu’ennemi, indifférent! la résolution que je pris était naturelle, quoique folle. Elle comportait je ne sais quoi d’impossible qui me donna du courage. Ce fut comme un pari fait avec moi-même, et dont j’étais le joueur et l’enjeu. Voici mon plan.
Mes onze cents francs devaient suffire à ma vie pendant trois ans, et je m’accordais ces trois années pour mettre au jour un ouvrage qui pût attirer l’attention publique sur moi, me faire une fortune, un nom. Je 47me réjouissais en pensant que j’allais vivre de pain et de lait, comme un solitaire de la Thébaïde, plongé dans le monde des livres et des idées, dans une sphère inaccessible, au milieu de ce Paris si tumultueux; sphère de travail et de silence, où, comme les chrysalides, je me bâtissais une tombe, pour renaître brillant et glorieux. J’allais risquer de mourir pour vivre. En réduisant l’existence à ses vrais besoins, au strict nécessaire, je trouvais que trois cent soixante-cinq francs par an devaient suffire à mon luxe de pauvreté. En effet, cette maigre somme a satisfait à ma vie, tant que j’ai voulu subir ma propre discipline claustrale…
– C’est impossible, s’écria Émile.
– J’ai vécu près de trois ans ainsi, 48répondit Raphaël avec une sorte de fierté. Comptons! reprit-il. Trois sous de pain, deux sous de lait, trois sous de charcuterie m’empêchaient de mourir de faim et tenaient mon esprit dans un état de lucidité singulière. J’ai observé, tu le sais, de merveilleux effets produits par la diète sur l’imagination. Mon logement me coûtait trois sous par jour; je brûlais pour trois sous d’huile par nuit; je faisais moi-même ma chambre; je portais des chemises de flanelle pour ne dépenser que deux sous de blanchissage par jour; je me chauffais avec du charbon de terre, dont le prix divisé par les jours de l’année, n’a jamais donné plus de deux sous pour chacun; enfin, j’avais des habits, du 49linge, des chaussures pour trois années; c’était assez, je ne voulais m’habiller que pour aller à certains cours publics et aux bibliothèques. Toutes ces dépenses réunies ne faisant que dix-huit sous, il m’en restait deux pour les choses imprévues. Je ne me souviens pas d’avoir, pendant cette longue période de travail, passé le Pont-des-Arts, ni d’avoir jamais acheté d’eau; j’allais en chercher le matin, à la fontaine de la place Saint-Michel, au coin de la rue des Grès. Oh! je portais ma pauvreté fièrement. Un homme qui pressent un bel avenir, marche dans sa vie de misère comme un innocent conduit au supplice; il n’a point honte. Je n’avais pas voulu prévoir la maladie; mais, comme Aquilina, j’envisageais l’hôpital sans 50terreur. Je n’ai pas douté un moment de ma bonne santé. D’ailleurs, le pauvre ne doit se coucher que pour mourir. Je me coupai les cheveux, jusqu’au moment où un ange d’amour et de bonté…. mais je ne veux pas anticiper sur la situation à laquelle j’arrive. Apprends seulement, mon cher ami, qu’à défaut de maîtresse, je vécus avec une grande pensée, avec un rêve, un mensonge auquel nous commençons tous par croire plus ou moins. Aujourd’hui, je ris de moi, de ce moi, peut-être saint et sublime, qui n’existe plus.
La société, le monde, nos usages, nos mœurs, vus de près, m’ont révélé le danger de ma croyance innocente et la superfluité de mes fervens travaux. Tout cela est inutile à l’am51bitieux. Il faut peu de bagage à qui poursuit la fortune. La faute des hommes supérieurs est de dépenser leurs jeunes années à se rendre dignes d’elle. Pendant qu’ils thésaurisent et leurs forces et la science pour porter sans effort le poids d’une puissance qui les fuit, les intrigans, riches de mots et dépourvus d’idées, vont et viennent, surprennent les sots, se logent dans la confiance des demi-niais: les uns étudient, les autres marchent; les uns sont modestes, les autres hardis; l’homme de génie tait son orgueil, l’intrigant met le sien tout en dehors; celui-ci doit arriver nécessairement. Les hommes du pouvoir ont si fort besoin de croire au mérite tout fait, au talent effronté, qu’il y a, chez le 52vrai savant, de l’enfantillage à espérer des récompenses humaines. Je ne cherche certes pas à paraphraser les lieux communs de la vertu, le cantique des cantiques éternellement chanté par les gens qui ne parviennent à rien, mais je veux déduire logiquement la raison des fréquens succès obtenus par les hommes médiocres. Néanmoins, l’étude est si maternellement bonne, qu’il y a peut-être un crime à lui demander des récompenses, autres que les pures et douces joies dont elle nourrit ses enfans. Je me souviens d’avoir quelquefois trempé gaiement mon pain dans mon lait, assis auprès de ma fenêtre, en respirant l’air du ciel, en laissant planer mes yeux sur un 53paysage de toits bruns, grisâtres, rouges, en ardoises, en tuiles, couverts de mousses jaunes ou vertes. Si d’abord cette vue me parut monotone, bientôt j’y découvris de singulières beautés: tantôt, le soir, des raies lumineuses, parties des volets mal fermés, nuançaient et animaient les noires profondeurs de ce pays original; tantôt les lueurs pâles des réverbères projetaient d’en bas des reflets jaunâtres à travers le brouillard, et accusaient faiblement les rues dans les ondulations de ces toits pressés, océan de vagues immobiles. Parfois, de rares figures apparaissaient au milieu de ce morne désert. Parmi les fleurs de quelque jardin aérien, j’entrevoyais le profil anguleux et crochu d’une vieille femme arrosant des ca54pucines, ou dans le cadre d’une lucarne pourrie, quelque jeune fille faisant sa toilette, se croyant seule, et dont je ne pouvais apercevoir que le beau front et les longs cheveux élevés en l’air par un joli bras blanc. J’admirais dans les gouttières quelques végétations éphémères, pauvres herbes bientôt emportées par un orage! J’étudiais les mousses, leurs couleurs ravivées par la pluie, et qui, sous le soleil, se changeaient en un velours sec et brun à reflets capricieux. Enfin, les poétiques et fugitifs effets du jour, les tristesses du brouillard, les soudains pétillemens du soleil, le silence et les magies de la nuit, les mystères de l’aurore, les fumées de chaque cheminée, tous les accidens de cette singulière nature m’étaient de55venus familiers et me divertissaient. J’aimais ma prison, peut-être parce qu’elle était volontaire. Ces savanes de Paris formées par des toits nivelés comme une plaine, mais qui couvraient des abîmes peuplés, allaient à mon ame et s’harmoniaient avec mes pensées. Il est fatigant de retrouver brusquement le monde quand nous descendons des hauteurs célestes où nous entraînent les méditations scientifiques. Aussi, ai-je alors parfaitement conçu la nudité des monastères.
Quand je fus bien résolu à suivre mon nouveau plan de vie, je cherchai mon logis dans les quartiers les plus déserts de Paris. Un soir, en revenant de l’Estrapade, je passais par la rue des Cordiers pour retourner chez 56moi. À l’angle de la rue de Cluny, je vis une petite fille d’environ quatorze ans, qui jouait au volant avec une de ses camarades, et dont les rires et les espiégleries amusaient les voisins. Il faisait beau, la soirée était chaude, le mois de septembre durait encore. Devant chaque porte, des femmes étaient assises et devisaient comme dans une ville de province par un jour de fête. J’observai d’abord la jeune fille dont la physionomie était d’une admirable expression, et le corps, tout posé pour un peintre. C’était une scène ravissante. Puis, cherchant la cause de cette bonhomie au milieu de Paris, je remarquai que la rue n’aboutissait à rien, et ne devait pas être très passante. En me rappelant le séjour de 57J.-J. Rousseau dans ce lieu, je trouvai l’hôtel Saint-Quentin, et le délabrement dans lequel il était me fit espérer d’y rencontrer un gîte peu coûteux. Je voulus le visiter. En entrant dans une chambre basse, je vis les classiques flambeaux de cuivre garnis de leurs chandelles, tous méthodiquement rangés au-dessus de chaque clef, et je fus frappé de la propreté qui régnait dans cette salle, ordinairement assez mal tenue dans les autres hôtels. Elle était peignée comme un tableau de genre, et les ustensiles, les meubles, le lit bleu avaient la coquetterie d’une nature de convention. La maîtresse de l’hôtel, femme de quarante ans environ, qui avait des malheurs écrits dans ses traits, et dont le regard était comme 58terni par des pleurs, se leva, et vint à moi. Je lui soumis humblement le tarif de mon loyer. Sans en paraître étonnée, elle chercha une clef parmi toutes les autres, et me conduisit dans les mansardes, où elle me montra une chambre qui avait vue sur les toits, sur les cours obscures des maisons voisines, et par les fenêtres desquelles passaient de longues perches chargées de linge. Rien n’était plus horrible que cette mansarde aux murs jaunes et sales qui sentait la misère et appelait son savant. La toiture s’en abaissait irrégulièrement et les tuiles disjointes y laissaient voir le ciel. Il y avait place pour un lit, une table, quelques chaises, et, sous l’angle obtus du toit, je pouvais loger mon piano. N’étant pas assez riche pour meubler 59cette cage digne des plombs de Venise, la pauvre femme n’avait jamais pu la louer. Ayant précisément excepté, de la vente mobilière que je venais de faire, les objets qui m’étaient en quelque sorte personnels, je fus bientôt d’accord avec mon hôtesse, et le lendemain je m’installai chez elle.
Je vécus dans ce sépulcre aérien pendant près de trois ans, travaillant nuit et jour sans relâche, avec tant de plaisir que l’étude me semblait être le plus beau thème, la plus heureuse solution d’une vie humaine. Le calme et le silence nécessaires au savant, ont je ne sais quoi de doux, d’enivrant comme l’amour. L’exercice de la pensée, la recherche des idées, les contemplations tranquilles de la 60science nous prodiguent d’ineffables délices, indescriptibles, comme tout ce qui participe de l’intelligence dont les phénomènes sont invisibles à nos sens extérieurs; aussi, sommes-nous toujours forcés d’expliquer les mystères de l’esprit par des comparaisons matérielles. Ainsi, le plaisir de nager dans un lac d’eau pure, au milieu des rochers, des bois, des fleurs, seul, caressé par une brise tiède, donnerait aux ignorans une bien faible image du bonheur que j’éprouvais quand mon ame était baignée dans les lueurs de je ne sais quelle lumière, quand j’écoutais les voix terribles et confuses de l’inspiration, quand les images ruisselaient d’une source inconnue dans mon cerveau palpitant. Oh! voir une idée qui 61pointe dans le champ des abstractions humaines comme le lever du soleil au matin, et s’élève comme lui; qui mieux encore, grandit comme un enfant, arrive à la puberté, se fait lentement virile, est une joie supérieure aux autres joies terrestres ou plutôt c’est un divin plaisir. L’étude prête une sorte de magie à tout ce qui nous environne. Le bureau chétif sur lequel j’écrivais et la basane brune dont il était couvert, mon piano, mon lit, mon fauteuil, les bizarreries de mon papier de tenture, mes meubles, toutes ces choses s’animèrent, et devinrent pour moi d’humbles amis, les complices silencieux de mon avenir. Combien de fois, ne leur ai-je pas communiqué mon âme, en les regardant! Souvent en laissant voyager mes 62yeux sur une moulure déjetée, je rencontrais des développemens nouveaux, une preuve frappante de mon système ou des mots que je croyais heureux pour rendre des pensées presque intraduisibles. À force de contempler les objets dont j’étais entouré, je trouvais à chacun sa physionomie, son caractère; souvent ils me parlaient, et si, par dessus les toits, le soleil couchant leur jetait à travers mon étroite fenêtre quelque lueur furtive, ils se coloraient, pâlissaient, brillaient, s’attristaient ou s’égayaient, en me surprenant toujours par une multitude d’effets originaux. Ces menus accidens de la vie solitaire échappent aux préoccupations du monde, mais ils sont la consolation des prisonniers. N’étais-je pas cap63tivé par une idée, emprisonné dans un système, mais soutenu par la perspective d’une vie glorieuse. À chaque difficulté vaincue, je baisais les mains douces de la femme aux beaux yeux, élégante, riche, qui devait un jour caresser mes cheveux en me disant avec attendrissement: – Tu as bien souffert, pauvre ange!
J’avais entrepris deux grandes œuvres. D’abord, une comédie qui devait me donner, en peu de jours, une renommée, une fortune, et l’entrée de ce monde où je voulais reparaître pour y exercer les droits régaliens de l’homme de génie. Vous avez tous vu dans mon chef-d’œuvre la première erreur d’un jeune homme qui sort du collége, une véritable niaiserie d’enfant. Vos plaisanteries ont détruit de fécondes illusions, 64qui, depuis, ne se sont plus réveillées. Mais, toi seul, mon cher Émile, as calmé la plaie profonde que d’autres firent à mon cœur, toi seul admiras ma Théorie de la volonté, ce long ouvrage, pour lequel j’avais appris les langues orientales, l’anatomie, la physiologie, et auquel j’avais consacré la plus grande partie de mon temps; œuvre qui, si je ne me trompe, doit compléter les travaux de Mesmer, de Lavater, de Gall, de Bichat, en ouvrant une nouvelle route à la science humaine. Là s’arrête ma belle vie, cette vie secrète, ce sacrifice de tous les jours, ce travail de ver-à-soie inconnu au monde et dont la seule récompense est peut-être dans le travail même. Depuis l’âge de raison jusqu’au jour 65où j’eus terminé ma théorie, j’ai observé, appris, écrit, lu sans relâche, et ma vie fut comme un long pensum. Amant efféminé de la paresse orientale, amoureux de mes rêves, sensuel, j’ai toujours travaillé, me refusant à toutes les jouissances de la vie. Gourmand, j’ai été sobre. Aimant et la marche et les voyages maritimes, désirant visiter plusieurs pays, trouvant encore du plaisir à faire, comme un enfant, ricocher des cailloux sur l’eau, je suis resté constamment assis, une plume à la main. Bavard, j’allais écouter en silence les professeurs aux Cours publics de la Bibliothèque et du Muséum. J’ai dormi sur mon grabat solitaire comme un religieux de l’ordre de Saint-Maur, et la femme était cependant 66ma seule chimère, une chimère que je caressais et qui me fuyait toujours. Enfin, ma vie a été une cruelle antithèse, un perpétuel mensonge. Puis, jugez donc les hommes! Parfois tous mes goûts naturels se réveillaient comme un incendie long-temps couvé. Alors, par une sorte de mirage ou de calenture, moi, veuf de toutes les femmes que je désirais, dénué de tout et logé dans une mansarde d’artiste; je me voyais entouré de maîtresses ravissantes; je courais à travers les rues de Paris, couché sur les moelleux coussins d’un brillant équipage; j’étais rongé de vices, plongé dans la débauche, voulant tout, ayant tout; ivre, à jeun, comme saint Antoine dans sa tentation. Heureusement le sommeil finissait par 67engloutir toutes ces visions dévorantes. Le lendemain, la Science m’appelait en souriant, et je lui étais fidèle. J’imagine que les femmes dites vertueuses doivent être souvent la proie de ces tourbillons de folie, de désirs et de passions qui s’élèvent en nous, malgré nous. De tels rêves ne sont pas sans charmes. Ne ressemblent-ils pas à ces causeries du soir, en hiver, où l’on part de son foyer pour aller en Chine. Mais que devient la vertu, pendant ces délicieux voyages où la pensée franchit tous les obstacles?
Pendant les dix premiers mois de ma réclusion, je menai la vie pauvre et solitaire que je t’ai dépeinte; j’allais chercher moi-même, dès le matin et sans être vu, mes provisions pour la 68journée; je faisais ma chambre; j’étais tout ensemble, le maître, le serviteur, et diogénisais avec une incroyable fierté. Mais après ce temps, pendant lequel l’hôtesse et sa fille espionnèrent mes mœurs et mes habitudes, examinèrent ma personne et comprirent ma misère peut-être, parce qu’elles étaient elles-mêmes fort malheureuses, il s’établit d’inévitables liens entre elles et moi. La petite Pauline, cette charmante créature dont les grâces naïves et secrètes m’avaient en quelque sorte amené là, me rendit plusieurs services qu’il me fut impossible de refuser. Toutes les infortunes sont sœurs, elles ont le même langage, la même générosité, la générosité de ceux qui, ne possédant rien, sont prodigues de sentiment, payent 69de leur temps et de leur personne. Insensiblement Pauline s’impatronisa chez moi. Elle voulut me servir, et sa mère ne s’y opposa point. Je vis la mère elle-même raccommodant mon linge et rougissant d’être surprise à cette charitable occupation. Malgré moi, je devins leur protégé, j’acceptai leurs services. Pour comprendre cette singulière affection, il faut connaître l’emportement du travail, la tyrannie des idées et cette répugnance instinctive dont l’homme qui vit par la pensée, est saisi pour les détails de la vie mécanique. Pouvais-je résister à la délicate attention avec laquelle Pauline m’apportait, à pas muets, mon repas frugal, quand elle s’apercevait que, depuis sept ou huit heures, je n’avais rien pris? Avec 70les grâces de la femme et l’ingénuité de l’enfance, elle me souriait en me faisant un signe pour me dire que je ne devais pas la voir. C’était Ariel se glissant comme un sylphe sous mon toit, et prévoyant mes besoins.
Un soir, Pauline me raconta son histoire avec une touchante ingénuité. Son père était chef d’escadron dans les grenadiers à cheval de la garde impériale. Au passage de la Bérésina, il avait été fait prisonnier par les Russes. Plus tard, quand Napoléon proposa de l’échanger, les autorités russes le firent vainement chercher en Sibérie. Au dire des autres prisonniers, il s’était échappé avec le projet d’aller aux Indes. Depuis ce temps, madame Gaudin, mon hôtesse, n’avait pu obtenir aucune 71nouvelle de son mari. Les désastres de 1814 et 1815 étaient arrivés. Alors, se trouvant seule, sans ressources et sans secours, elle avait pris le parti de tenir un hôtel garni, pour faire vivre sa fille. Elle espérait toujours revoir son mari. Son plus cruel chagrin était de laisser Pauline sans éducation, sa Pauline, filleule de la princesse Borghèse, et qui n’aurait pas dû mentir aux belles destinées promises par son impériale protectrice. Quand madame Gaudin me confia cette amère douleur qui la tuait, et qu’elle me dit avec un accent déchirant: «Je donnerais bien et le chiffon de papier qui a créé Gaudin baron de l’empire, et le droit que nous avons à la dotation de Wistchnau, pour savoir Pauline élevée à Saint-72Denis.» Tout à coup, je tressaillis, et j’eus l’idée, pour reconnaître tous les soins dont j’étais devenu l’objet, de m’offrir à faire l’éducation de Pauline. La candeur avec laquelle on accepta ma proposition fut égale à la naïveté qui la dictait. J’eus ainsi des heures de récréation. Pauline avait les plus heureuses dispositions. Elle apprit avec tant de facilité, qu’elle devint bientôt plus forte que je ne l’étais sur le piano. En s’accoutumant à penser tout haut, près de moi, elle déployait les mille gentillesses d’un cœur qui s’ouvre à la vie comme le calice d’une fleur lentement déployée par le soleil. Elle m’écoutait avec recueillement et plaisir, en arrêtant sur moi ses yeux noirs et veloutés qui semblaient sourire. Elle répétait ses leçons d’un accent doux 73et caressant, en témoignant une joie enfantine quand j’étais content d’elle. Sa mère, chaque jour plus inquiète d’avoir à préserver de tout danger une jeune fille qui développait en croissant toutes les promesses faites par les grâces de son enfance, la vit avec plaisir s’enfermer pendant toute la journée, pour lire et apprendre des leçons. Mon piano étant le seul dont elle pût se servir, elle profitait de mes absences pour étudier. Quand je rentrais, je la trouvais chez moi, dans la toilette la plus modeste; mais au moindre mouvement qu’elle faisait, sa taille élégante et souple, les attraits de sa personne se révélaient sous l’étoffe grossière dont elle était vêtue. Elle avait un pied mignon dans d’ignobles souliers. 74C’était l’héroïne du conte de Peau-d’Ane, une reine en esclavage. Mais ses jolis trésors, sa richesse de jeune fille, tout ce luxe de beauté fut comme perdu pour moi. Je m’étais ordonné à moi-même de ne voir qu’une sœur en Pauline. J’aurais eu horreur de tromper la confiance de sa mère. Ainsi, j’admirais cette charmante fille comme un tableau, comme le portrait d’une maîtresse morte. C’était mon enfant, ma statue; et, Pygmalion nouveau, je voulais faire, d’une vierge vivante et colorée, sensible et parlante, un marbre. J’étais très sévère avec elle; mais plus je lui faisais éprouver les effets de mon despotisme magistral, plus elle devenait douce et soumise.
Si je fus encouragé dans ma retenue et dans ma continence par des sentimens nobles, néanmoins les rai75sons de procureur ne me manquèrent pas. Je ne comprends point la probité des écus, sans la probité de la pensée. Tromper une femme ou faire faillite, a toujours été même chose pour moi. Aimer une jeune fille ou se laisser aimer par elle, constitue un vrai contrat dont les conditions doivent être bien entendues. Nous sommes maîtres d’abandonner la femme qui se vend, mais non pas la jeune fille qui se donne, car elle ignore l’étendue de son sacrifice. Ainsi, j’aurais épousé Pauline, et c’eût été une folie. N’était-ce pas livrer une ame douce et vierge à d’effroyables malheurs? Mon indigence parlait son langage égoïste, et venait toujours mettre sa main de fer entre cette bonne créature et moi. Puis j’avoue à ma honte que je ne conçois pas l’a76mour dans la misère. Peut-être est-ce, en moi, une dépravation due à cette maladie humaine que nous nommons la Civilisation; mais une femme, fût-elle attrayante autant que la belle Hélène, la Galathée d’Homère, n’a plus aucun pouvoir sur mes sens, pour peu qu’elle soit crottée. Ah! vive l’amour dans la soie, sur le cachemire, entouré des merveilles du luxe qui le parent merveilleusement bien, parce que lui-même est un luxe peut-être. J’aime à froisser, sous mes désirs, de pimpantes toilettes, à briser des fleurs, à porter une main dévastatrice dans les élégans édifices d’une coiffure embaumée. Des yeux brûlans cachés par un voile de dentelle que les regards percent comme la flamme déchire la fumée du canon, m’offrent de fantastiques attraits. À mon amour, il faut 77des échelles de soie, escaladées en silence, par une nuit d’hiver. Quel plaisir d’arriver couvert de neige dans une chambre éclairée par des parfums, tapissée de soies peintes, et d’y trouver une femme qui, elle aussi, secoue de la neige. Quel autre nom donner à ces voiles de voluptueuses mousselines à travers lesquels elle se dessine vaguement comme un ange dans son nuage et dont elle va se dépouiller? Puis il me faut encore un craintif bonheur, une audacieuse sécurité. Enfin, je veux revoir cette mystérieuse femme, mais éclatante, mais au milieu du monde, mais vertueuse, environnée d’hommages, vêtue de dentelles, de diamans, donnant ses ordres à la Ville, et si haut placée et si imposante que 78nul n’ose lui adresser de vœux. Au milieu de sa cour, elle me jette un regard à la dérobée, un regard qui dément tout cela, un regard qui me sacrifie le monde et les hommes! Certes, je me suis vingt fois trouvé ridicule d’aimer quelques aunes de blonde, du velours, de fines batistes, les tours de force d’un coiffeur, des bougies, un carrosse, un titre, d’héraldiques couronnes peintes par des vitriers ou fabriquées par un orfèvre, enfin tout ce qu’il y a de factice et de moins femme dans la femme. Je me suis moqué de moi, je me suis raisonné; tout a été vain. Une femme aristocratique avec son sourire fin, la distinction de ses manières et son respect d’elle-même, m’enchante. Quand elle met une barrière 79entre elle et le monde, elle flatte en moi toutes les vanités qui sont la moitié de l’amour. Enviée par tous, ma félicité me paraît avoir plus de saveur, plus de goût. En ne faisant rien de ce que font les autres femmes, en ne marchant pas, ne vivant pas comme elles; en s’enveloppant dans un manteau qu’elles ne peuvent avoir; en respirant des parfums à elle; ma maîtresse me semble être bien mieux à moi: plus elle s’éloigne de la terre, même dans ce que l’amour a de terrestre, et plus elle s’embellit à mes yeux. En France, heureusement pour moi, nous sommes depuis vingt ans sans reine, j’eusse aimé la reine!. Pour avoir les façons d’une princesse, une femme doit être riche. Or, en présence de mes romanesques 80fantaisies, qu’était Pauline? Pouvait-elle me vendre des nuits qui coûtent la vie, un amour qui tue, et met en jeu toutes les facultés humaines. Nous ne mourons guère pour de pauvres filles qui se donnent! Je n’ai jamais pu détruire ces sentimens ni ces rêveries de poëte. J’étais né pour l’amour impossible, et le hasard a voulu que je fusse servi par delà mes souhaits. Combien de fois n’ai-je pas vêtu de satin les pieds mignons de Pauline; emprisonné sa taille, svelte comme un jeune peuplier, dans une robe de gaze; jeté sur son sein une légère écharpe en lui faisant fouler les tapis de son hôtel et la conduisant à une voiture élégante. Je l’eusse adorée ainsi. Je lui donnais une fierté qu’elle n’avait pas; 81je la dépouillais de toutes ses vertus, de ses graces naïves, de son délicieux naturel, de son sourire ingénu, pour la plonger dans le Styx de nos vices et lui rendre le cœur invulnérable, pour la farder de nos crimes, pour en faire la poupée fantasque de nos salons, une femme fluette qui se couche au matin pour renaître le soir, à l’aurore des bougies. Elle était tout sentiment, tout fraîcheur, je la voulais sèche et froide. Dans les derniers jours de ma vie, le souvenir m’a montré Pauline, comme il nous peint les scènes de notre enfance; et, plus d’une fois, je suis resté attendri, songeant à de délicieux momens: soit que je la revisse, assise près de ma table, occupée à coudre, paisible, silencieuse, recueillie et faiblement 82éclairée par le jour qui, descendant de ma lucarne, dessinait de légers reflets argentés sur sa belle chevelure noire; soit que j’entendisse son rire jeune, ou sa voix au timbre riche chanter les gracieux cantilènes qu’elle composait sans efforts. Souvent elle s’exaltait en faisant de la musique; et alors, sa figure ressemblait d’une manière frappante à la noble tête par laquelle Carlo Dolci a voulu représenter la Poésie ou l’Italie. Ma cruelle mémoire me jetait cette jeune fille à travers les folies de mon existence comme un remords, comme une image de la vertu! Mais laissons la pauvre enfant à sa destinée! quelque malheureuse qu’elle puisse être, au moins l’aurai-je mise à l’abri d’un effroyable orage, en évitant de la traîner dans mon enfer.
83Jusqu’à l’hiver dernier, ma vie fut la vie tranquille et studieuse dont j’ai tâché de te donner une faible image. Dans les premiers jours du mois de décembre 1829, je rencontrai Rastignac, qui, malgré le misérable état de mes vêtemens, me donna le bras et s’enquit de ma fortune avec un intérêt vraiment fraternel. Voyant cela, je lui racontai brièvement et ma vie et mes espérances. Il se mit à rire, me traita tout à la fois d’homme de génie et de sot. Sa voix gasconne, son expérience du monde, l’opulence qu’il devait à son savoir-faire, agirent sur moi d’une manière irrésistible. Il me fit mourir à l’hôpital, méconnu comme un niais, conduisit mon propre convoi, me jeta dans le trou des pauvres. Il me 84parla de charlatanisme; et avec cette verve aimable qui le rend si séduisant, si entraînant, il me montra tous les hommes de génie comme des charlatans. Il me déclara que j’avais un sens de moins, une cause de mort, si je restais, seul, rue des Cordiers. Selon lui, je devais aller dans le monde, égoïser adroitement, habituer les gens à prononcer mon nom et me dépouiller moi-même de l’humble monsieur qui messeyait à un grand homme de son vivant. – «Les imbécilles, s’écria-t-il, nomment ce métier-là, intriguer, les gens à morale le proscrivent sous le mot de vie dissipée; ne nous arrêtons pas aux hommes, interrogeons les résultats? Toi, tu travailles? Eh bien, tu ne feras jamais rien: moi, je suis 85propre à tout, bon à rien, paresseux comme un homard, hé bien! j’arriverai à tout. Je me répands, je me pousse, et l’on me fait place, je me vante et l’on me croit. La dissipation, mon cher, est un système politique. La vie d’un homme occupé à manger sa fortune devient souvent une spéculation; il place ses capitaux en amis, en plaisirs, en protecteurs, en connaissances. Un négociant risque-t-il un million? pendant vingt ans, il ne dort, ni ne boit, ni ne s’amuse; il couve son million; il le fait trotter par toute l’Europe; il s’ennuie, se donne à tous les démons que l’homme a inventés; puis, une faillite le laisse souvent sans un sou, sans un nom, sans un ami. Le dissipateur, lui, s’amuse à vivre, à faire courir ses 86chevaux; et si, par hasard, il perd ses capitaux, il a la chance d’être nommé receveur-général, de se bien marier, d’être attaché à un ministre, à un ambassadeur. Il a encore des amis, une réputation, et toujours de l’argent. Connaissant les ressorts du monde, il les manœuvre à son profit. Ceci est-il logique, ou ne suis-je qu’un fou? N’est-ce pas là la moralité de la comédie qui se joue tous les jours dans le monde? – Ton ouvrage est achevé, reprit-il après une pause, tu as un talent immense! Eh bien! ce n’est que ton point de départ. Il faut maintenant faire ton succès toi-même, c’est plus sûr. Tu iras conclure des alliances avec les coteries, conquérir des prôneurs. Moi, je veux me mettre de moitié dans ta gloire, être le bijou87tier qui aura monté les diamans de ta couronne. Pour commencer, dit-il, sois ici demain soir. Je te présenterai dans une maison où va tout Paris, notre Paris à nous, celui des beaux, des gens à millions, des célébrités, enfin des hommes qui parlent d’or comme Chrysostome. Quand ils ont adopté un livre, le livre devient à la mode; s’il est réellement bon, ils ont donné quelque brevet de génie sans le savoir. Si tu as de l’esprit, mon cher enfant, tu feras toi-même la fortune de ta Théorie, en comprenant mieux la théorie de la fortune. En un mot, demain soir, tu verras Fœdora! la belle comtesse Fœdora, la femme à la mode.
– Je n’en ai jamais entendu parler.
– Tu es un Caffre, dit Rastignac en riant, ne pas connaître Fœdora! 88Une femme à marier qui possède près de quatre-vingt mille livres de rentes, et qui ne veut de personne ou dont personne ne veut! Espèce de problème féminin, une Parisienne à moitié Russe, une Russe à moitié Parisienne! Une femme chez laquelle s’éditent toutes les productions romantiques qui ne paraissent pas; la plus belle femme de Paris, la plus gracieuse. Tu n’es même pas un Caffre, tu es la bête intermédiaire qui sépare le Caffre de l’animal.» Adieu, à demain. Il fit une pirouette et disparut sans attendre ma réponse, n’admettant pas qu’un homme raisonnable pût refuser d’être présenté à Fœdora.
Comment expliquer la fascination d’un nom! FŒDORA! Ce nom me 89poursuivit comme une mauvaise pensée, avec laquelle on cherche à transiger! Une voix me disait: – Tu iras chez Fœdora! Et j’avais beau me débattre avec cette voix et lui crier qu’elle mentait, elle écrasait tous mes raisonnemens avec ce nom: Fœdora. Mais ce nom, cette femme étaient le symbole de tous mes désirs et le thème de ma vie. Le nom réveillait les poésies artificielles du monde, faisait briller les fêtes du haut Paris, et les clinquans de la vanité; la femme m’apparaissait avec tous les problèmes de passion dont je m’étais affolé. Ce n’était peut-être ni la femme ni le nom, mais tous mes vices qui se dressaient debout dans mon ame pour me tenter de nou90veau. La comtesse Fœdora, riche et sans amant, résistant à des séductions parisiennes, n’était-ce pas l’incarnation de mes espérances, de mes visions? Je me créai une femme, je la dessinai dans ma pensée, je la rêvai. Pendant la nuit, je ne dormis pas, je devins son amant, je fis tenir en peu d’heures une vie entière, une vie d’amour, j’en savourai les fécondes, les brûlantes délices. Le lendemain, incapable de soutenir le supplice d’attendre longuement la soirée, j’allai louer un roman, et passai la journée à le lire, me mettant ainsi dans l’impossibilité de penser, de mesurer le temps. Pendant ma lecture, le nom de Fœdora retentissait en moi, comme un son que l’on entend 91dans le lointain, qui ne vous trouble pas, mais qui se fait écouter. Je possédais heureusement encore, un habit noir et un gilet blanc assez honorables; puis, de toute ma fortune, il me restait environ trente francs que j’avais semés dans mes hardes, dans mes tiroirs, afin de mettre entre une pièce de cent sous et mes fantaisies, la barrière imposante d’une recherche et les hasards d’une circumnavigation dans ma chambre. Au moment de m’habiller, je poursuivis mon trésor à travers un océan de papiers. La rareté du numéraire peut te faire concevoir tout ce que mes gants et mon fiacre emportèrent de richesses: ils mangèrent le pain de tout un mois. Mais nous ne manquons jamais d’argent 92pour nos caprices, nous ne discutons que le prix des choses utiles ou nécessaires; nous jetons l’or avec insouciance à des danseuses, et nous marchandons un ouvrier dont la famille affamée attend le paiement d’un mémoire. Combien de gens ont un habit de cent francs, un diamant à la pomme de leur canne, et dînent à vingt-cinq sous chez Tabar? Il semble que nous n’achetions jamais assez chèrement les plaisirs de la vanité.
Je trouvai Rastignac fidèle au rendez-vous. Il sourit de ma métamorphose, m’en plaisanta; puis, tout en allant chez la comtesse, il me donna de charitables conseils sur la manière de me conduire avec elle. Il me la peignit avare, vaine et défiante; mais avare avec faste, vaine avec simplicité, défiante avec bonhomie. – «Tu 93connais mes engagemens, me dit-il. Tu sais combien je perdrais à changer d’amour. En observant Fœdora, j’étais désintéressé, de sang-froid, mes remarques doivent être justes. Or, en pensant à te présenter chez elle, je songeais à ta fortune; ainsi, prends garde à tout ce que tu lui diras. Elle a une mémoire cruelle. Elle est d’une adresse à désespérer un diplomate, car elle saurait deviner le moment où il dit vrai. Entre nous, je crois qu’elle n’a jamais été mariée. L’ambassadeur de Russie s’est mis à rire, quand je lui ai parlé d’elle; il ne la reçoit pas et la salue fort légèrement quand il la rencontre au bois. Cependant, elle est de la société de madame de F, va chez mesdames de N, de V. En France, sa réputation est intacte. 94La maréchale S., la plus collet-monté de toute la coterie Bonapartiste, va souvent passer avec elle la belle saison à sa terre. Beaucoup de jeunes fats et même le fils d’un pair de France, lui ont offert un nom en échange de sa fortune; mais elle les a tous poliment éconduits. Peut-être sa sensibilité ne commence-t-elle qu’au titre de comte! N’es-tu pas marquis? Ainsi, marche en avant si elle te plait! Voilà ce que j’appelle donner des instructions. Cette plaisanterie me fit croire que Rastignac voulait rire et piquer ma curiosité, en sorte que ma passion improvisée était arrivée à son paroxisme quand nous nous arrêtâmes devant un péristyle orné de fleurs. En montant un vaste escalier tapissé, où je remarquai toutes les recherches du comfortable anglais, 95le cœur me battit; et j’en rougissais, je démentais mon origine, mes sentimens, ma fierté, j’étais sottement bourgeois. Mais je sortais d’une mansarde, après trois années de pauvreté, sans savoir encore mettre au dessus des bagatelles de la vie, ces trésors acquis, ces immenses capitaux intellectuels qui vous font riche en un moment, quand le pouvoir tombe entre vos mains, sans vous écraser parce que l’étude vous a formé d’avance aux luttes politiques.
J’aperçus une femme d’environ vingt-deux ans, de moyenne taille, vêtue de blanc, entourée d’un cercle d’hommes, mollement couchée sur une ottomane, et tenant à la main un écran de plumes. En voyant entrer Rastignac, elle se leva, vint à nous, 96sourit avec grâce, me fit, d’une voix mélodieuse, un compliment sans doute apprêté. Notre ami m’avait annoncé comme un homme de talent. Son adresse et son emphase gasconne me procurèrent un accueil flatteur. Je fus l’objet d’une attention particulière dont je devins confus; mais Rastignac avait heureusement parlé de ma modestie. Je rencontrai là des savans, des gens de lettres, d’anciens ministres, des pairs de France. La conversation reprit son cours quelque temps après mon arrivée; et, sentant que j’avais une réputation à soutenir, je me rassurai; puis, je tâchai, sans abuser de la parole quand elle m’était accordée, de résumer les discussions par des mots plus ou moins incisifs, tantôt profonds, 97tantôt spirituels. Je produisis quelque sensation; et, pour la première fois de sa vie, Rastignac fut prophète. Quand il y eut assez de monde pour que chacun retrouvât sa liberté, mon introducteur me donna le bras et nous nous promenâmes dans les appartemens.
– N’aie pas l’air d’être trop émerveillé de la princesse, me dit-il, car elle pourrait deviner le motif de ta visite.
Les salons étaient meublés avec un goût exquis. J’y vis des tableaux de choix. Chaque pièce avait, comme chez les Anglais les plus opulens, son caractère particulier. La tenture de soie, les agrémens, la forme des meubles, le moindre décor s’harmoniait avec une pensée première. 98Ainsi, dans un boudoir gothique, dont les portes étaient cachées par des rideaux en tapisserie, les encadremens de l’étoffe, la pendule, les dessins du tapis étaient gothiques; le plafond, formé de solives brunes sculptées, présentait à l’œil des caissons pleins de grâce et d’originalité; les boiseries en étaient artistement travaillées; rien ne détruisait l’ensemble de cette jolie décoration, pas même les croisées, dont les vitraux étaient coloriés et précieux. Je fus surpris à l’aspect d’un petit salon moderne, où je ne sais quel artiste avait épuisé la science de notre décor si léger, si frais, si suave, sans éclat, sobre de dorures. C’était amoureux et vague comme une ballade allemande; un vrai réduit taillé 99pour une passion de 1827, embaumé par des jardinières pleines de fleurs rares, et à la suite duquel j’aperçus en enfilade, une pièce dorée où revivait le goût du siècle de Louis XIV, et qui, opposé à nos peintures actuelles, produisait un bizarre, mais un agréable contraste.
– Ici, tu seras assez bien logé, me dit Rastignac avec un sourire où perçait une légère ironie. N’est-ce pas séduisant? ajouta-t-il en s’asseyant.
Mais, tout à coup il se leva, me prit par la main, et me conduisit à la chambre à coucher; puis, me montrant, sous un dais de mousseline et de moire blanches, un lit voluptueux, doucement éclairé, le vrai lit d’une jeune fée fiancée à un génie: – N’y a-t-il pas, s’écria-t-il à voix 100basse, de l’impudeur, de l’insolence, de la coquetterie outre mesure à nous laisser contempler ce trône de l’amour? Ne se donner à personne et permettre à tout le monde de mettre là sa carte! Ah! si j’étais libre, je voudrais voir cette femme soumise et pleurant à ma porte.
– Es-tu donc si certain de sa vertu?
– Les plus audacieux de nos maîtres, et même les plus habiles avouent avoir échoué près d’elle, l’aiment encore et sont ses amis dévoués. Cette femme n’est-elle pas une énigme? Ces paroles excitèrent en moi une sorte d’ivresse. Ma jalousie craignait déjà le passé. Tressaillant d’aise, je revins précipitamment dans le salon où j’avais laissé la comtesse. Je la ren101contrai dans le boudoir gothique. Elle m’arrêta par un sourire, me fit asseoir près d’elle, me questionna sur mes travaux, et parut s’y intéresser vivement, surtout quand je lui traduisis mon système en plaisanteries, au lieu de prendre le langage d’un professeur pour le lui développer doctoralement. Elle parut s’amuser beaucoup en apprenant que la volonté humaine était une force matérielle, semblable à la vapeur; et que, dans le monde moral, rien ne résistait à cette puissance quand un homme s’habituait à la concentrer, à en manier la somme, à diriger constamment sur les autres ames la projection de cette masse fluide; qu’il pouvait à son gré, tout modifier re102lativement à l’homme, même certaines lois de la nature. Ses objections me révélèrent en elle une certaine finesse d’esprit. Je me complus à lui donner raison pendant quelques momens pour la flatter; puis je détruisis ses raisonnemens de femme par un mot, en attirant son attention sur un fait journalier dans la vie, fait vulgaire en apparence, mais au fond plein de problèmes insolubles pour le savant. Je piquai sa curiosité. Elle resta même un instant silencieuse quand je lui dis que nos idées étaient des êtres organisés, complets, qui vivaient dans un monde invisible, et influaient sur nos destinées, en lui citant pour preuves les pensées de Descartes, de Napoléon, de Diderot, 103qui avaient conduit, qui conduisaient encore tout un siècle. J’eus l’honneur de l’amuser. Elle me quitta, en m’invitant à la venir voir. En style de cour, elle me donna mes entrées. Soit que je prisse, selon ma louable habitude, des formules polies pour des paroles de cœur; soit qu’elle me crût destiné à quelque célébrité prochaine; ou que, réellement, elle voulût augmenter sa ménagerie de savans, je me flattai d’avoir su lui plaire.
Appelant à mon secours toutes mes connaissances physiologiques et mes études antérieures sur la femme, je consacrai le reste de la soirée à l’examen le plus minutieux de sa personne et de ses manières. Caché dans l’embrasure d’une fenêtre, j’espionnai ses 104pensées en les cherchant dans son maintien, en étudiant ce manège d’une maîtresse de maison qui va et vient, s’assied et cause, appelle un homme, l’interroge et s’appuie pour l’écouter, sur un chambranle de porte. Je vis dans sa démarche un mouvement brisé si doux, une ondulation de robe si gracieuse, elle excitait si puissamment le désir, que je devins alors très incrédule sur sa vertu. Si Fœdora méconnaissait aujourd’hui l’amour, elle avait dû jadis être fort passionnée. Sa volupté savante se peignait jusques dans la manière dont elle se posait devant son interlocuteur: elle se soutenait sur la boiserie avec coquetterie, comme une femme prête à tomber, mais aussi prête à s’enfuir si quelque regard trop vif l’in105timide. Les bras mollement croisés, paraissant respirer les paroles, les écoutant même du regard et avec bienveillance, elle exhalait le sentiment. Ses lèvres fraîches et rouges, tranchaient sur un teint d’une vive blancheur. Ses cheveux bruns faisaient assez bien valoir la couleur orangée de ses yeux mêlés de veines comme une pierre de Florence, et dont l’expression semblait ajouter de la finesse à ses paroles. Son corsage était paré des grâces les plus attrayantes. Une rivale aurait peut-être accusé de dureté ses épais sourcils qui paraissaient se rejoindre, et remarqué je ne sais quel duvet imperceptible dont les contours de son visage étaient ornés. Enfin je trouvai la passion empreinte en tout, l’a106mour écrit sur ses paupières italiennes, sur ses belles épaules dignes de la Vénus de Milo, dans ses traits, sur sa lèvre supérieure un peu forte et légèrement ombragée. Cette femme était certes tout un roman! Ces richesses féminines, cet ensemble harmonieux des lignes, les promesses faites à l’amour que je lisais dans cette structure, étaient tempérées, il est vrai, par une réserve constante, par une modestie extraordinaire qui contrastaient avec l’expression de toute la personne. Il fallait une observation aussi sagace que la mienne pour découvrir, dans cette nature, les signes d’une destinée de volupté. Pour expliquer plus clairement ma pensée, il y avait en elle deux femmes séparées, par le buste 107peut-être: l’une était froide, tandis que la tête seule semblait être amoureuse. Avant d’arrêter ses yeux sur un homme, elle préparait son regard comme s’il se passait je ne sais quoi de mystérieux en elle-même; vous eussiez dit une convulsion dans ses yeux si brillans. Enfin, ou ma science était imparfaite, et j’avais encore bien des secrets à découvrir dans le monde moral, ou la comtesse possédait une belle ame, dont les sentimens et les émanations communiquaient à sa physionomie ce charme qui nous subjugue, nous fascine; ascendant tout moral et d’autant plus puissant qu’il s’accorde avec les sympathies du désir. Je sortis ravi, séduit par cette femme, enivré par son luxe, chatouillé dans tout 108ce que mon cœur avait de noble, de vicieux, de bon, de mauvais. En me sentant si ému, si vivant, si exalté, je crus comprendre l’attrait qui amenait là ces artistes, ces diplomates, ces hommes de pouvoir et ces agioteurs doublés de tôle comme leurs caisses. Sans doute, ils venaient chercher près d’elle l’émotion délirante qui faisait vibrer en moi toutes les forces de mon être, fouettait mon sang dans la moindre veine, agaçait le plus petit nerf et tressaillait dans mon cerveau! Elle ne s’était donnée à aucun pour les garder tous. Une fe me est coquette tant qu’elle n’aime pas. – Puis, dis-je à Rastignac, elle a peut-être été mariée ou vendue à quelque vieillard, et le souvenir de 109ces premières noces lui donne de l’horreur pour l’amour.
Je revins à pied du faubourg Saint-Honoré où Fœdora demeure. Entre son hôtel et la rue des Cordiers il y a presque tout Paris; mais le chemin me parut court, et cependant il faisait froid. Entreprendre la conquête de Fœdora, dans l’hiver, un rude hiver, quand je n’avais pas trente francs en ma possession, quand la distance qui nous séparait était si grande! Un jeune homme pauvre peut, seul, savoir ce qu’une passion coûte en voitures, en gants, en habits, linge, etc. Et, si l’amour reste un peu trop de temps platonique, il devient ruineux. Vraiment, il y a des Lauzun de l’École de droit auxquels il est impossible d’approcher d’une passion 110logée à un premier étage. Et comment pouvais-je lutter, moi, faible, grêle, mis simplement, pâle et have comme un artiste en convalescence d’un ouvrage, avec des jeunes gens bien frisés, jolis, pimpans, cravatés à désespérer la Croatie tout entière, riches, armés de tilburys et vêtus d’impertinence? – Bah! Fœdora ou la mort! criais-je au détour d’un pont, Fœdora, c’est la fortune. Et le beau boudoir gothique et le salon à la Louis XIV passèrent devant mes yeux; et je la voyais, elle, la comtesse, avec sa robe blanche, ses grandes manches gracieuses, et sa séduisante démarche et son corsage tentateur. Quand j’arrivai dans ma mansarde nue, froide, aussi mal peignée que le sont les perruques d’un 111naturaliste, j’étais encore environné par toutes les images du luxe de Fœdora. Ce contraste était un mauvais conseiller. Les crimes doivent naître ainsi. Alors je maudis, en frissonnant de rage, ma décente et honnête misère, ma mansarde féconde où tant de pensées avaient surgi. Je demandai compte à Dieu, au diable, à l’état social, à mon père, à l’univers entier, de ma destinée, de mon malheur, et je me couchai tout affamé, grommelant de risibles imprécations, mais bien résolu de séduire Fœdora. Ce cœur de femme était un dernier billet de loterie chargé de ma fortune.
Je te ferai grâce de mes premières visites chez Fœdora, pour arriver promptement au drame. Tout en tâchant de m’adresser à 112son ame, j’essayai de gagner son esprit, d’avoir sa vanité pour moi. Afin d’être sûrement aimé, je lui donnai mille raisons de mieux s’aimer elle-même. Jamais je ne la laissai dans un état d’indifférence, les femmes veulent des émotions à tout prix, et je les lui prodiguais. Je l’eusse mise en colère plutôt que de la voir insouciante avec moi. Si d’abord, animé d’une volonté ferme et du désir de me faire aimer, je pris un peu d’ascendant sur elle, bientôt ma passion grandit, je ne fus plus maître de moi; je tombai dans le vrai, je me perdis et devins éperdument amoureux. Je ne sais pas bien ce que nous appelons en poésie ou dans la conversation l’amour; mais, le sentiment qui se développa tout à coup dans 113ma double nature, je ne l’ai trouvé peint nulle part: ni dans les phrases rhétoriciennes et apprêtées de J.J. Rousseau, dont j’occupais peut-être le logis, ni dans les froides conceptions de nos deux siècles littéraires; ni dans les tableaux de l’Italie. Quelques motifs de Rossini, la Madone du Murillo que possède le maréchal Soult, les lettres de la Lescombat, certains mots épars dans les recueils d’anecdotes, mais surtout les prières des extatiques et quelques passages de nos fabliaux, ont pu seuls me transporter dans les divines régions de mon premier amour. Rien dans les langages humains, aucune traduction de la pensée, faite à l’aide des couleurs, des marbres, des mots ou des sons, ne saurait rendre le 114nerf, la vérité, le fini, la soudaineté du sentiment dans l’ame! Oui, qui dit art, dit mensonge. L’amour passe par des transformations infinies avant de se mêler pour toujours à notre vie et de la teindre à jamais. Le secret de cette infusion imperceptible échappe à l’analyse de l’artiste. La vraie passion s’exprime par des cris, par des soupirs ennuyeux pour un homme froid. Il faut lire quelque livre d’amour, Clarisse Harlowe, au moment où l’on aime, pour être de moitié dans les rugissemens de Lovelace. L’amour est une source naïve, partie de son lit de cresson, de fleurs, de gravier, qui, rivière, qui, fleuve, change de nature et d’aspect à chaque flot; puis se jette dans un incommensurable océan où les esprits incomplets voient de la 115monotonie, où les grandes ames s’abîment en de perpétuelles contemplations. Comment oser décrire ces teintes transitoires du sentiment, ces riens qui ont tant de prix, ces mots dont l’accent épuise tous les trésors du langage, ces regards plus féconds en pensées et plus beaux que les plus riches poëmes? Dans chacune des scènes mystiques par lesquelles nous nous éprenons insensiblement d’une femme, s’ouvre un abîme à engloutir toutes les poésies humaines. Eh! comment pourrions-nous reproduire, par des gloses, les vives et mystérieuses agitations de l’ame, quand les paroles nous manquent pour peindre, même les mystères visibles de la beauté? Quelles fascinations! Combien d’heures ne suis-je pas resté, plongé 116dans une extase ineffable occupé à la voir. Heureux, de quoi? je ne sais. Dans ces momens, si son visage était inondé de lumière, il s’y opérait je ne sais quel phénomène qui le faisait resplendir. L’imperceptible duvet dont sa peau délicate et fine est couverte en dessinait mollement les contours avec la grâce que nous admirons dans les lignes lointaines de l’horison quand elles se perdent dans le soleil. Il semblait que le jour la caressât en s’unissant à elle, ou qu’il s’échappât de sa rayonnante figure une lumière plus vive que la lumière même. Puis, une ombre passant sur cette douce figure, y produisait une sorte de couleur qui en variait les expressions en changeant les teintes. Souvent, une pensée semblait se peindre 117sur son front de marbre; son œil paraissait rougir; sa paupière vacillait; ses traits ondulaient, agités par un sourire; le corail intelligent de ses lèvres s’animait, se dépliait, se repliait; je ne sais quel reflet de ses cheveux jetait des tons bruns sur ses tempes fraîches. Eh bien! à chaque accident, elle avait parlé. C’étaient, à chaque nuance de beauté, des fêtes nouvelles pour mes yeux, ou des grâces inconnues qui se révélaient à mon cœur. Je voulais lire un sentiment, un espoir dans toutes ces phases du visage. Ces discours muets pénétraient d’ame à ame comme un son dans l’écho, et me prodiguaient des joies passagères qui me laissaient des impressions profondes. Sa voix me causait un délire que j’avais peine 118à comprimer. Imitant je ne sais quel prince de Lorraine, j’aurais pu ne pas sentir un charbon ardent au creux de ma main pendant qu’elle aurait passé dans ma chevelure ses doigts chatouilleux. Ce n’était plus une admiration, un désir; c’était un charme, une fatalité. Souvent, rentré sous mon toit, je voyais indistinctement Fœdora chez elle, et je participais vaguement à sa vie. Si elle souffrait, je souffrais, et lui disais le lendemain: – Vous avez souffert. Combien de fois n’est-elle pas venue au milieu de la nuit silencieuse, évoquée par la puissance de mon extase! Alors, tantôt soudaine, comme une lumière qui jaillit, elle me faisait quitter la plume, elle effarouchait la Science et l’Étude qui s’enfuyaient 119désolées. Elle me forçait à l’admirer, se mettait dans la pose attrayante où je l’avais vue naguère. Tantôt, moi-même, j’allais au devant d’elle dans le monde des apparitions, et la saluais comme une espérance, en lui demandant de me faire entendre sa voix argentine; puis, je me réveillais, en pleurant.
Un jour, après m’avoir promis de venir au spectacle avec moi; tout à coup, elle refusa capricieusement de sortir, et me pria de la laisser seule. Désespéré d’une contradiction qui me coûtait une journée de travail, et le dirais-je? mon dernier écu! je me rendis là, où elle aurait dû être, voulant voir la pièce qu’elle avait désiré voir. À peine placé, je reçus un coup électrique dans le cœur. Une voix 120me dit: – Elle est là! Je me retourne, j’aperçois la comtesse au fond de sa loge, et cachée dans l’ombre, au rez-de-chaussée. Ah! mon regard n’hésita pas. Mes yeux la trouvèrent tout d’abord avec une sécurité, une lucidité fabuleuse. Mon âme avait volé vers sa sphère, vers sa vie, comme un insecte d’azur vole à sa fleur. Par quoi mes sens avaient-ils été avertis? Il est de ces tressaillemens intimes qui peuvent surprendre les gens superficiels; cependant, ce sont des effets de notre nature intérieure aussi simples que les phénomènes habituels de notre vision extérieure. Aussi, ne fus-je pas étonné, mais fâché. Mes études sur la puissance morale dont nous méconnaissons les jeux, servaient au moins à me faire 121rencontrer dans ma passion quelques preuves vivantes de mon système. Cette alliance du savant et de l’amoureux, d’une cordiale idolâtrie et d’un amour scientifique, avait je ne sais quoi de bizarre. La science était souvent contente de ce qui désespérait l’amant, et quand il croyait triompher, l’amant chassait, loin de lui, la science avec bonheur. Fœdora me vit, et devint sérieuse; je la gênais. Au premier entr’acte, j’allai lui faire une visite; elle était seule, je restai. Quoique nous n’eussions jamais parlé d’amour, je pressentis une explication. Je ne lui avais point encore dit mon secret, et cependant il existait entre nous une sorte d’entente. Elle me confiait ses projets d’amusement, et me demandait la veille, 122avec une sorte d’inquiétude amicale, si je viendrais le lendemain; elle me consultait par un regard quand elle disait un mot spirituel, comme si elle eût voulu me plaire exclusivement. Si je boudais, elle devenait caressante; si elle faisait la fâchée, j’avais en quelque sorte le droit de l’interroger; si je me rendais coupable d’une faute, elle se laissait long-temps supplier avant de me pardonner. Ces querelles auxquelles nous avions pris goût, étaient pleines d’amour; elle y déployait tant de grâces et de coquetterie! et moi j’y trouvais tant de bonheur! En ce moment, notre intimité fut tout-à-fait suspendue, et nous restâmes, l’un devant l’autre, comme deux étrangers. La comtesse était glaciale; et, moi, j’appréhendais un malheur.
123– Vous allez m’accompagner, me dit-elle quand la pièce fut finie.
Le temps avait changé subitement. Lorsque nous sortîmes, il tombait une neige mêlée de pluie. La voiture de Fœdora ne put arriver jusqu’à la porte du théâtre. En voyant une femme bien mise, obligée de traverser le boulevard, un commissionnaire étendit son parapluie au-dessus de nos têtes, et réclama le prix de son bon office quand nous fûmes montés. Je n’avais rien, j’eusse alors vendu dix ans de ma vie pour deux sous. Tout ce qui fait l’homme et ses mille vanités furent écrasés en moi par une douleur infernale. Ces mots: – Je n’ai pas de monnaie, mon cher! furent dits d’un ton dur qui parut venir de ma passion con124trariée, dits par moi, frère de cet homme, moi qui connaissais si bien le malheur! moi qui, naguère, avais donné sept cent mille francs avec tant de facilité! Le valet repoussa le commissionnaire, et les chevaux fendirent l’air. En revenant à son hôtel, Fœdora, distraite ou affectant d’être préoccupée, répondit par de dédaigneux monosyllabes à mes questions. Je gardai le silence. Ce fut un horrible moment. Arrivés chez elle, nous nous assîmes devant la cheminée; puis, quand le valet de chambre se fut retiré après avoir attisé le feu, la comtesse se tourna vers moi d’un air indéfinissable, et me dit avec une sorte de solennité: – Depuis mon retour en France, ma fortune a tenté quelques jeunes gens. 125J’ai reçu des déclarations d’amour qui auraient pu satisfaire mon orgueil, et j’ai rencontré des hommes dont l’affection était si sincère et si profonde, qu’ils m’eussent encore épousée, même quand ils n’auraient trouvé en moi qu’une fille pauvre comme je l’étais jadis. Enfin, sachez, monsieur de Valentin, que de nouvelles richesses et des titres nouveaux m’ont été offerts. Mais, apprenez aussi, que je n’ai jamais revu les personnes assez mal inspirées pour m’avoir parlé d’amour. Si mon affection pour vous était légère, je ne vous donnerais pas un avertissement dans lequel il entre plus d’amitié que d’orgueil. Une femme s’expose à recevoir une sorte d’affront lorsqu’en se supposant aimée, elle se 126refuse, par avance, à un sentiment toujours flatteur. Je connais les scènes d’Arsinoë, d’Araminte; ainsi, je me suis familiarisée avec les réponses que je puis entendre en pareille circonstance; mais j’espère aujourd’hui ne pas être mal jugée par un homme supérieur pour lui avoir montré franchement mon ame.
Elle s’exprimait avec le sang-froid d’un avoué, d’un notaire, expliquant à leurs cliens les moyens d’un procès ou les articles d’un contrat. Le timbre clair et séducteur de sa voix n’accusait pas la moindre émotion. Seulement, sa figure et son maintien, toujours nobles et décens, me semblèrent avoir une froideur, une sécheresse diplomatiques. Elle avait sans doute médité ses paroles et fait 127le programme de cette scène. Oh! mon cher ami, quand certaines femmes trouvent du plaisir à nous déchirer le cœur, quand elles se sont promis d’y enfoncer un poignard et de le retourner dans la plaie; ces femmes-là sont adorables! elles aiment ou veulent être aimées; un jour, elles nous récompenseront de nos douleurs, comme Dieu doit, dit-on, rémunérer nos bonnes œuvres; et nous rendront en plaisirs le centuple d’un mal dont elles ont dû apprécier la violence: il y a de la passion dans leur méchanceté. Mais être torturé par une femme qui nous tue avec indifférence, n’est-ce pas un atroce supplice? En ce moment, Fœdora marchait, sans le savoir, sur toutes mes espérances, brisait ma vie et 128détruisait mon avenir, avec la froide insouciance et l’innocente cruauté d’un enfant qui, par curiosité, déchire les ailes d’un papillon.
– Plus tard, ajouta Fœdora, vous reconnaîtrez, je l’espère, la solidité de l’affection que j’offre à mes amis. Pour eux, vous me trouverez toujours bonne et dévouée. Je saurais leur donner ma vie; mais vous me mépriseriez si je subissais leur amour sans le partager. Je m’arrête. Vous êtes le seul homme auquel j’aie encore dit ces derniers mots.
D’abord les paroles me manquèrent et j’eus peine à maîtriser l’ouragan qui s’élevait en moi; mais bientôt, je refoulai mes sensations au fond de mon ame, et me mis à sourire.
– Si je vous dis que je vous aime, 129répondis-je, vous me bannirez; si je m’accuse d’indifférence, vous m’en punirez: les prêtres, les magistrats et les femmes ne dépouillent jamais leur robe entièrement. Le silence ne préjuge rien; trouvez bon, Madame, que je me taise. Pour m’avoir adressé de si fraternels avertissemens, il faut que vous ayez craint de me perdre, et cette pensée pourrait satisfaire à mon orgueil. Mais laissons la personnalité loin de nous. Vous êtes, peut-être, la seule femme avec laquelle je puisse discuter en philosophe une résolution si contraire aux lois de la nature. Relativement aux autres sujets de votre espèce, vous êtes un phénomène. Eh bien! cherchons ensemble, de bonne foi, la cause de cette anomalie psycologi130que. Existe-t-il, en vous, comme chez beaucoup de femmes, fières d’elles-mêmes, amoureuses de leurs perfections, un sentiment d’égoïsme raffiné qui vous fasse prendre en horreur l’idée d’appartenir à un homme, d’abdiquer votre vouloir, et d’être soumise à une supériorité de convention qui vous offense? vous me sembleriez mille fois plus belle! Auriez-vous été maltraitée une première fois par l’amour? Peut-être le prix que vous devez attacher à l’élégance de votre taille, à votre délicieux corsage vous fait-il craindre les dégâts de la maternité? Ne serait-ce pas une de vos meilleurs raisons secrètes pour vous refuser à être trop bien aimée? Avez-vous des imperfections qui vous rendent vertueuse malgré vous? 131Ne vous fâchez pas. Je discute, j’étudie, je suis à mille lieues de la passion. La nature, qui fait des aveugles de naissance, peut bien créer des femmes sourdes, muettes et aveugles en amour. Vraiment vous êtes un sujet précieux pour l’observation médicale! Vous ne savez pas tout ce que vous valez. Vous pouvez avoir un dégoût fort légitime pour les hommes; je vous approuve, ils me paraissent tous laids et odieux. Mais vous avez raison, ajoutai-je en sentant mon cœur se gonfler, vous devez nous mépriser. Il n’existe pas d’homme qui soit digne de vous!
Je ne te dirai pas tous les sarcasmes que je lui débitai, mais en riant. Eh bien! la parole la plus acérée, l’ironie la plus aiguë ne lui arra132chèrent ni un mouvement, ni un geste de dépit. Elle m’écoutait en gardant sur les lèvres, dans les yeux, son sourire d’habitude, ce sourire qu’elle prenait comme un vêtement, et toujours le même pour ses amis, pour ses simples connaissances, pour les étrangers.
– Ne suis-je pas bien bonne de me laisser mettre ainsi sur un amphithéâtre? dit-elle en saisissant un moment pendant lequel je la regardais en silence. Vous voyez, continua-t-elle en riant, que je n’ai pas de sottes susceptibilités en amitié! Beaucoup de femmes puniraient votre impertinence en vous faisant fermer leur porte.
– Vous pouvez me bannir de chez vous, sans même être tenue de 133donner la raison de vos sévérités.
En disant cela, je me sentais prêt à la tuer si elle m’avait congédié.
– Vous êtes fou, s’écria-t-elle en souriant.
– Avez-vous jamais songé, repris-je, aux effets d’un violent amour? Un homme au désespoir a souvent assassiné sa maîtresse.
– Il vaut mieux être morte que malheureuse, répondit-elle froidement. Un homme aussi passionné doit, un jour, abandonner sa femme et la laisser sur la paille, après lui avoir mangé sa fortune.
Cette arithmétique m’abasourdit. Je vis clairement un abîme entre cette femme et moi. Nous ne pouvions jamais nous comprendre.
– Adieu, lui dis-je froidement.
134– Adieu, répondit-elle en inclinant la tête d’un air amical. À demain.
Je la regardai pendant un moment, en lui dardant tout l’amour auquel je renonçais. Elle était debout, me jetant son sourire banal, le détestable sourire d’une statue de marbre, sec et poli, paraissant exprimer l’amour, mais froid. Concevras-tu bien, mon cher, toutes les douleurs dont je fus assailli, en revenant chez moi, par la pluie et la neige, en marchant sur le verglas des quais, pendant une lieue, ayant tout perdu! Oh! savoir qu’elle ne pensait seulement pas à ma misère et me croyait, comme elle, riche et doucement voituré. Que de ruines et de déceptions! Il ne s’agissait plus d’argent, mais de toutes les fortunes de mon ame. J’allais au 135hasard, en discutant avec moi-même les mots de cette étrange conversation, et je m’égarais si bien dans mes commentaires que je finissais par douter de la valeur nominale des paroles, et des idées! Et j’aimais toujours, j’aimais cette femme froide dont le cœur voulait être conquis à chaque heure, et qui, en effaçant toujours les promesses de la veille, se produisait le lendemain comme une maîtresse nouvelle. En tournant sous les guichets de l’Institut, un mouvement fiévreux me saisit. Je me souvins alors que j’étais à jeun. Je ne possédais pas un denier. Pour comble de malheur, la pluie déformait mon chapeau, le détruisait. Comment pouvoir aborder désormais une femme élégante, et me présenter 136dans un salon sans un chapeau mettable. Grâce à des soins extrêmes, et tout en maudissant la mode niaise et sotte qui nous condamne à exhiber la coiffe de nos chapeaux en les gardant constamment à la main, j’avais maintenu le mien jusque là dans un état douteux. Sans être curieusement neuf, ou sèchement vieux, dénué de barbe, ou très-soyeux, il pouvait passer pour un chapeau problématique; c’était le chapeau d’un homme soigneux; mais son existence artificielle arrivait à son dernier période, il était blessé, déjeté, fini, véritable haillon, digne représentant de son maître. Faute de trente sous, je perdais mes derniers vêtemens. Ah! combien de sacrifices ignorés n’avais-je pas faits à Fœdora depuis trois mois? Souvent je 137consacrais l’argent nécessaire au pain d’une semaine pour aller la voir un moment. Quitter mes travaux et jeûner, ce n’était rien! Mais, traverser les rues de Paris sans se laisser éclabousser, courir pour éviter la pluie, arriver chez elle aussi élégant que les fats dont elle était entourée. Ah! pour un poëte amoureux et distrait, cette tâche avait d’innombrables difficultés. Mon bonheur, mon amour dépendre d’une moucheture de fange sur mon seul gilet blanc! Renoncer à la voir, si je me crottais, si je me mouillais. Ne pas posséder cinq sous pour faire effacer, par un décrotteur, la plus légère tache de boue sur ma botte. Ma passion s’était augmentée de tous ces petits supplices inconnus, mais immenses chez un homme irri138table. Les malheureux ont des dévouemens dont il ne leur est point permis de parler aux femmes qui vivent dans une sphère de luxe et d’élégance. Elles voient le monde à travers un prisme qui teint en or les hommes et les choses. Optimistes par égoïsme, cruelles par bon ton, elles s’exemptent de réfléchir, au nom de leurs jouissances, et s’absolvent, de leur indifférence au malheur, par l’entraînement du plaisir. Pour elle, un denier n’est jamais un million, c’est le million qui leur semble être un denier. Si l’amour doit plaider sa cause par de grands sacrifices, il doit aussi les couvrir délicatement d’un voile, les ensevelir dans le silence; mais en prodiguant leur fortune et leur vie, en se dévouant, les hommes riches profitent 139des préjugés mondains qui donnent toujours un certain éclat à leurs amoureuses folies; alors, pour eux, le silence parle, et le voile est une grâce; tandis que mon affreuse détresse me condamnait à d’épouvantables souffrances, sans qu’il me fût permis de dire: J’aime! ou: Je meurs! Était-ce du dévouement après tout! N’étais-je pas richement récompensé par le plaisir que j’éprouvais à tout immoler pour elle? La comtesse avait donné d’extrêmes valeurs, attaché d’excessives jouissances aux accidens les plus vulgaires de ma vie. Naguère insouciant en fait de toilette, je respectais maintenant mon habit comme un autre moi-même. Je l’aimais. Entre une blessure à recevoir et la déchirure de mon frac, je n’aurais 140pas hésité! Tu dois alors épouser ma situation et comprendre les rages de pensées, la frénésie croissante dont je fus la proie en marchant, et que peut-être la marche animait encore. J’éprouvais je ne sais quelle joie infernale à me trouver au faîte du malheur. Je voulais voir un présage de fortune dans cette dernière crise; mais le mal a des trésors sans fonds! La porte de mon hôtel était entr’ouverte. À travers les découpures en forme de cœur pratiquées dans le volet, j’aperçus une lumière projetée dans la rue. Pauline et sa mère causaient en m’attendant. J’entendis prononcer mon nom. J’écoutai.
– Monsieur Raphaël, disait Pauline, est bien mieux que l’étudiant du numéro sept! Ses cheveux blonds 141sont d’une si jolie couleur. Ne trouves-tu pas quelque chose dans sa voix, je ne sais, mais quelque chose qui vous remue le cœur? Et puis, quoiqu’il ait l’air un peu fier, il est si bon, il a des manières si distinguées, Oh! il est vraiment très-bien. Je suis sûre que toutes les femmes doivent être folles de lui.
– Tu en parles, reprit madame Gaudin, comme si tu l’aimais.
– Oh! je l’aime comme un frère, répondit-elle en riant. Je serais joliment ingrate si je n’avais pas de l’amitié pour lui? Ne m’a-t-il pas appris la musique, le dessin, la grammaire; enfin, tout ce que je sais? Tu ne fais pas grande attention à mes progrès, ma bonne mère; mais je deviens si instruite, que dans quelque temps, je 142serai assez forte pour donner des leçons; et, alors, nous pourrons avoir une domestique.
Je me retirai doucement; puis, après avoir fait quelque bruit, j’entrai dans la salle pour y prendre ma lampe que Pauline voulut allumer. La pauvre enfant venait de jeter un baume délicieux sur mes plaies. Ce naïf éloge de ma personne me rendit un peu de courage. J’avais besoin de croire en moi-même et de recueillir un jugement impartial sur la véritable valeur de mes avantages. Mes espérances ainsi ranimées se reflétèrent peut-être sur les choses dont j’étais entouré. Peut-être aussi, n’avais-je point encore bien sérieusement examiné la scène assez souvent offerte à mes regards par ces deux 143femmes au milieu de cette salle; mais alors, j’admirai, dans sa réalité, le plus délicieux tableau de cette nature modeste, si naïvement reproduite par les peintres flamands. La mère assise au coin d’un foyer à demi éteint, tricotait des bas, et laissait errer sur ses lèvres un bon sourire. Pauline coloriait des écrans. Ses couleurs, ses pinceaux étalés sur une petite table, parlaient aux yeux par de piquans effets. Mais ayant quitté sa place et se tenant debout pour allumer ma lampe, sa blanche figure en recevait toute la lumière. Il fallait être subjugué par une bien terrible passion pour ne pas adorer ses mains transparentes et roses, sa virginale attitude et l’idéal de sa tête. La nuit, le silence prêtaient leur charme 144à cette laborieuse veillée, à ce paisible intérieur. Il y avait de la résignation dans ces travaux, mais une résignation religieuse et pleine de sentimens élevés. Puis, une indéfinissable harmonie existait entre les choses et les personnes. Chez Fœdora, le luxe était sec, il réveillait en moi de mauvaises pensées; là, cette humble misère, ce bon naturel me rafraîchissaient l’ame. Peut-être étais-je humilié en présence du luxe; et, près de ces deux femmes, au milieu de cette salle brune où la vie simplifiée semblait se réfugier dans les émotions du cœur, peut-être me réconciliais-je avec moi-même, en trouvant à exercer la protection que l’homme est si jaloux de faire sentir. Quand je fus près de Pauline, elle me jeta 145un regard presque maternel, et s’écria, les mains tremblantes, en posant vivement la lampe: – Dieu! comme vous êtes pâle! Ah! il est tout mouillé. Ma mère va vous essuyer. – Monsieur Raphaël, reprit-elle après une légère pause, vous êtes friand de lait. Nous avons eu ce soir de la crème. Tenez, voulez-vous y goûter?
Elle sauta, comme un petit chat, sur un bol de porcelaine plein de lait, et me le présenta si vivement, me le mit sous le nez d’une si gentille façon, que j’hésitai.
– Vous me refuseriez? dit-elle d’une voix altérée.
Nos deux fiertés se comprenaient: Pauline paraissait souffrir de sa pauvreté, et me reprocher ma hauteur. 146Je fus attendri. Cette crème était peut-être son déjeûner du lendemain, j’acceptai cependant. La pauvre fille essaya de cacher sa joie, mais elle pétillait dans ses yeux.
– J’en avais besoin, lui dis-je en m’asseyant.
Alors une expression soucieuse passa sur son front.
– Vous souvenez-vous, Pauline, de ce passage où Bossuet nous peint Dieu, récompensant un verre d’eau plus richement qu’une victoire?
– Oui, dit-elle.
Et son sein battait comme celui d’une jeune fauvette serrée entre les mains d’un enfant.
– Eh bien! comme nous nous quitterons bientôt, ajoutai-je d’une voix mal assurée, laissez-moi vous té147moigner ma reconnaissance pour tous les soins que vous et votre mère avez eus de moi.
– Oh! ne comptons pas, dit-elle en riant; mais son rire cachait une émotion qui me fit mal.
– Mon piano, repris-je, sans paraître avoir entendu ses paroles, est un des meilleurs instrumens d’Erard: acceptez-le. Prenez-le sans scrupule, je ne saurais vraiment l’emporter dans le voyage que je compte faire…
Éclairées peut-être par l’accent de mélancolie avec lequel je prononçai ces mots, les deux femmes semblèrent m’avoir compris et me regardèrent avec une curiosité mêlée d’effroi. L’affection que je cherchais au milieu des froides régions du grand 148monde, elle était là, vraie, sans faste, mais onctueuse et durable peut-être.
– Il ne faut pas prendre tant de souci, me dit la mère. Bah! restez ici! Mon mari est en route, à cette heure, reprit-elle. Ce soir, j’ai lu l’Évangile de saint Jean pendant que Pauline tenait, suspendue entre ses doigts, notre clef attachée dans une Bible, et la clef a tourné! Cela annonce que Gaudin se porte bien et prospère. Pauline a recommencé pour vous et pour le jeune homme du numéro sept; mais la clef n’a tourné que pour vous. Allez, nous serons tous riches! Gaudin reviendra millionnaire. Je l’ai vu en rêve sur un vaisseau plein de serpens; mais heureusement l’eau était trouble, ce qui 149signifie or et pierreries d’outre-mer.
Ces paroles amicales et vides, semblables aux vagues chansons avec lesquelles une mère endort les douleurs de son enfant, me rendirent une sorte de calme. L’accent et le regard de la bonne femme exhalaient cette douce cordialité qui n’efface pas le chagrin, mais qui l’apaise, qui le berce et l’émousse. Pauline, plus perspicace que sa mère, m’examinait avec inquiétude, et ses yeux intelligens semblaient deviner ma vie et mon avenir. Je remerciai par une inclination de tête la mère et la fille; puis, je me sauvai, craignant de m’attendrir. Quand je me trouvai seul, sous mon toit, je me couchai dans mon malheur. Ma fatale imagination me dessina mille 150projets sans base, me dicta des résolutions impossibles. Quand un homme se traîne dans les décombres de sa fortune, il rencontre encore quelques ressources; mais moi, j’étais dans le néant. Ah! mon cher! nous accusons trop facilement la misère. Soyons indulgens pour les effets du plus actif de tous les dissolvans sociaux: avec elle, il n’existe plus ni pudeur, ni crimes, ni vertu, ni esprit. J’étais sans idées, sans force, comme une jeune fille tombée à genoux devant un tigre. Un homme sans passion et sans argent reste maître de sa personne; mais un malheureux qui aime, ne s’appartient plus, et ne peut pas se tuer. L’amour nous donne une sorte de religion pour nous-même; nous respectons en 151nous une autre vie. C’est le plus horrible des malheurs; le malheur avec une espérance, une espérance qui vous fait accepter des tortures. Je m’endormis avec l’idée d’aller le lendemain confier à Rastignac la singulière détermination de Fœdora.
– Ah! ah! me dit Rastignac, en me voyant entrer chez lui dès neuf heures du matin. Je sais ce qui t’amène. Tu dois être congédié par Fœdora. Quelques bonnes ames, jalouses de ton empire sur la comtesse, ont annoncé votre mariage. Dieu sait les folies que tes rivaux t’ont prêtées et les calomnies dont tu as été l’objet!
– Alors, tout s’explique, m’écriai-je.
Je me souvins de toutes mes impertinences, et trouvai la comtesse 152sublime! À mon gré, j’étais un infâme qui n’avait pas encore assez souffert, et je vis plus, dans son indulgence, que la patiente charité de l’amour.
– N’allons pas si vite, me dit le prudent Gascon. Fœdora possède la pénétration naturelle aux femmes profondément égoïstes. Elle t’aura deviné, jugé peut-être au moment où tu ne voyais encore en elle que sa fortune et son luxe. En dépit de ton adresse, elle aura lu dans ton ame. Elle est assez dissimulée pour qu’aucune dissimulation ne trouve grace devant elle. – Je crois, ajouta-t-il, t’avoir mis dans une mauvaise voie. Malgré la finesse de son esprit et de ses manières, cette créature-là me semble impérieuse comme toutes les femmes 153qui ne prennent de plaisir que par la tête. Pour elle le bonheur gît tout entier dans le bien-être de la vie, dans les jouissances sociales; et, chez elle, le sentiment est un rôle. Elle te rendrait malheureux, et ferait de toi son premier valet.
Rastignac parlait à un sourd. Je l’interrompis en lui exposant, avec une apparente gaîté, ma situation financière.
– Hier au soir, me répondit-il, une veine contraire m’a emporté tout mon argent. Sans cette vulgaire infortune, j’eusse partagé volontiers ma bourse avec toi. Mais, allons déjeuner au cabaret, les huîtres nous donneront peut-être un bon conseil.
Il s’habilla, fit atteler son tilbury; puis, semblables à deux million154naires, nous arrivâmes au Café de Paris avec l’impertinence de ces audacieux spéculateurs qui vivent sur des capitaux imaginaires. Ce diable de Gascon me confondait par l’aisance de ses manières, et par son aplomb imperturbable. Au moment où nous prenions le café, après avoir fini un repas fort délicat, et très-bien entendu, Rastignac, qui distribuait des coups de tête à une foule de jeunes gens également recommandables par les graces de leur personne et par l’élégance de leur mise, me dit, en voyant entrer un de ces dandys: – Voici ton affaire. Et il fit signe à un gentilhomme bien cravaté, qui semblait chercher une table à sa convenance, de venir lui parler.
– Ce gaillard-là, me dit Rastignac 155à l’oreille, est décoré pour avoir publié des ouvrages qu’il ne comprend pas. Il est chimiste, historien, romancier, publiciste; il possède des quarts, des tiers, des moitiés dans je ne sais combien de pièces de théâtre, et il est ignorant comme la mule de don Miguel! Ce n’est pas un homme, c’est un nom, une étiquette familière au public. Aussi, se garderait-il bien d’entrer dans ces cabinets, sur lesquels il y a cette inscription: Ici, l’on peut écrire soi-même. Il est fin à jouer tout un congrès. En deux mots, c’est un métis en morale: ni tout-à-fait probe ni complètement fripon. Mais, chut! il s’est déjà battu. Le monde n’en demande pas davantage et dit de lui: C’est un homme honorable. – Eh bien, mon excellent ami, mon honorable ami, comment se 156porte Votre Intelligence? lui dit Rastignac, au moment où l’inconnu s’assit à la table voisine.
– Mais ni bien ni mal. Je suis accablé de travail. J’ai entre les mains tous les matériaux nécessaires pour faire des mémoires historiques, très curieux, et je ne sais à qui les attribuer. Cela me tourmente, parce que, vraiment, les mémoires vont passer de mode.
– Sont-ce des mémoires contemporains, anciens, sur la cour?
– Sur l’affaire du collier.
– N’est-ce pas un miracle? me dit Rastignac en riant. Puis se retournant vers le spéculateur: – M. de Valentin, reprit-il en me désignant, est un de mes amis que je vous présente comme l’une de nos futures 157célébrités littéraires. Or, il avait, jadis, une tante fort bien en cour, marquise de plus; et depuis deux ans, il travaille à une histoire royaliste de la révolution. Puis, se penchant à l’oreille de ce singulier négociant, il lui dit: – C’est un homme de talent, mais un niais qui peut vous faire vos mémoires, au nom de sa tante, pour cent écus par volume.
– Le marché me va, répondit l’autre en haussant sa cravate. Garçon, mes huîtres, donc!
– Oui, mais vous me donnerez vingt-cinq louis de commission et lui paierez un volume d’avance, reprit Rastignac.
– Non, non. Je n’avancerai que cinquante écus pour être plus sûr 158d’avoir promptement mon manuscrit.
Rastignac me répéta cette conversation mercantile à voix basse; puis sans me consulter: – Nous sommes d’accord, lui répondit-il. Quand pouvons-nous aller vous voir pour terminer cette affaire?
– Eh bien, venez dîner ici, demain soir, à sept heures.
Nous nous levâmes, Rastignac jeta de la monnaie au garçon, mit la carte à payer dans sa poche, et nous sortîmes. J’étais stupéfait de la légèreté, de l’insouciance avec laquelle il avait vendu ma respectable tante, la marquise de Monbauron…
– J’aime mieux m’embarquer pour le Brésil, et y enseigner aux Indiens l’algèbre dont je ne sais pas un mot, 159plutôt que de salir le nom de ma famille!
Rastignac m’interrompit par un éclat de rire.
– Es-tu bête? Prends d’abord les cinquante écus et fais les mémoires. Quand ils seront achevés, tu refuseras de les mettre sous le nom de ta tante, imbécille! Madame de Monbauron, morte sur l’échafaud, ses paniers, ses considérations, sa beauté, son fard, ses mules, valent bien plus de six cents francs. Si le libraire ne veut pas alors payer ta tante ce qu’elle vaut, il trouvera quelque vieux chevalier de Saint-Louis, ou je ne sais quelle fangeuse comtesse pour signer les mémoires!
– Oh! m’écriai-je, pourquoi suis-je sorti de ma vertueuse mansarde? Le 160monde a un envers bien salement ignoble.
– Bon, répondit Rastignac, voilà de la poésie, et il s’agit d’affaires. Tu est un enfant. Écoute, quant aux mémoires, le public les jugera; quant à mon Proxénète littéraire, n’a-t-il pas dépensé huit ans de sa vie, et payé ses relations avec la librairie par de cruelles expériences? En partageant inégalement avec lui le travail du livre, ta part d’argent n’est-elle pas aussi la plus belle? Vingt-cinq louis sont une bien plus grande somme pour toi, que mille francs pour lui. Va, tu peux écrire des mémoires historiques, œuvres d’art si jamais il en fut, quand Diderot a fait six sermons pour cent écus.
– Enfin, lui dis-je tout ému, c’est 161pour moi une nécessité. Ainsi, mon pauvre ami, je te dois des remercîmens. Vingt-cinq louis me rendront bien riche.
– Et plus riche que tu ne penses, reprit-il en riant. Si Marivault me donne une commission dans l’affaire, ne devines-tu pas qu’elle sera pour toi?
– Allons au bois de Boulogne, dit-il, nous y verrons ta comtesse, et je te montrerai la jolie petite veuve que je dois épouser, une charmante personne, Alsacienne, un peu grasse; elle lit Kant, Schiller, Jean Paul, et une foule de livres hydrauliques! Elle a la manie de toujours me demander mon opinion. Je suis obligé d’avoir l’air de comprendre toute cette sensiblerie allemande, et de con162naître un tas de ballades, toutes drogues qui me sont défendues par le médecin. Je n’ai pas encore pu la déshabituer de son enthousiasme littéraire. Elle pleure des adverses à la lecture de Goëthe, et je suis obligé de pleurer un peu, par complaisance… Vingt-cinq mille livres de rentes, mon cher, et le plus joli petit pied, la plus jolie main de la terre! Ah! si elle ne disait pas mon anche et prouiller pour mon ange et brouiller, ce serait une femme accomplie.
Nous vîmes la comtesse. Elle était brillante dans un brillant équipage; la coquette nous salua fort affectueusement en me jetant un sourire qui, alors, me parut divin et plein d’amour. Ah! j’étais bien heureux! je me croyais aimé; j’avais de l’argent, et des trésors de passion: plus de mi163sère! Léger, gai, content de tout, je trouvai la maîtresse de mon ami, charmante. Les arbres, l’air, le ciel, toute la nature semblait me répéter le sourire de Fœdora. En revenant des Champs-Élysées, nous allâmes chez le chapelier et chez le tailleur de Rastignac; et l’affaire du Collier me permit de quitter mon misérable pied de paix, pour passer à un formidable pied de guerre. Désormais, je pouvais sans crainte lutter de grace, et d’élégance avec les jeunes gens qui tourbillonnaient autour de Fœdora. Je revins chez moi. Je m’y enfermai, restant tranquille en apparence, près de ma lucarne; mais disant d’éternels adieux à mes toits, vivant dans l’avenir, dramatisant ma vie, escomptant l’amour et ses joies. Ah! comme une 164existence peut devenir orageuse entre les quatre murs d’une mansarde. L’ame humaine est une fée. Elle métamorphose une paille en diamans; et, sous sa baguette, les palais enchantés éclosent comme les fleurs des champs sous les chaudes inspirations du soleil.
Le lendemain, vers midi, Pauline frappa doucement à ma porte, et m’apporta… devine quoi? une lettre de Fœdora! La comtesse me priait de venir la prendre au Luxembourg, pour aller, de là, voir ensemble le Muséum et le Jardin des Plantes.
– Un commissionnaire attend la réponse, me dit-elle après un moment de silence.
Je griffonnai promptement une lettre de remercîment que Pauline 165emporta. Je m’habillai; mais, au moment où, assez content de moi-même, j’achevais ma toilette, un frisson glacial me saisit à cette pensée: Fœdora est-elle venue en voiture ou à pied? Pleuvra-t-il? fera-t-il beau? – Mais, me dis-je, qu’elle soit à pied ou en voiture, est-on jamais certain de l’esprit fantasque d’une femme? Elle sera sans argent, et voudra peut-être donner cent sous à un petit Savoyard parce qu’il aura de jolies guenilles! J’étais sans un rouge liard et ne devais avoir de l’argent que le soir. Oh! comme dans ces crises de notre jeunesse, un poëte paie cher la puissance cérébrale dont le hasard l’a investi! En un instant, mille pensées vives et douloureuses me piquèrent comme autant 166de dards. Je regardai le ciel par ma lucarne. Le temps était fort incertain. En cas de malheur, je pouvais bien prendre une voiture pour la journée; mais aussi, ne tremblerais-je pas à tout moment, au milieu de mon bonheur, de ne pas rencontrer, le soir, M. de Marivault? Je ne me sentis pas assez fort pour supporter tant de craintes au sein de ma joie; et, avec la certitude de ne rien trouver, j’entrepris une grande exploration à travers ma chambre; je cherchai des écus imaginaires jusque dans les profondeurs de ma paillasse, je fouillai tout; je secouai même de vieilles bottes; et, en proie à une fièvre nerveuse, je regardais mes meubles d’un œil hagard après les avoir renversés tous. Comprendras-tu le délire dont je fus animé lorsqu’en ou167vrant pour la septième fois le tiroir de ma table à écrire que je visitais avec cette espèce d’indolence dans laquelle nous plonge le désespoir, j’aperçus, collée contre une planche latérale, tapie sournoisement, mais propre, brillante, lucide, comme une étoile à son lever, une belle et noble pièce de cent sous! Ne lui demandant pas compte de son silence, de la cruauté dont elle était coupable en se tenant ainsi cachée, je la baisai comme un ami fidèle au malheur, exact à nous consoler, et je la saluai par un cri qui trouva de l’écho. Surpris, je me retournai brusquement et vis Pauline toute pâle.
– J’ai cru, dit-elle d’une voix émue, que vous vous faisiez mal. Le commissionnaire… Elle s’interrompit, 168comme si elle étouffait. Mais ma mère l’a payé, ajouta-t-elle. Puis elle s’enfuit, enfantine et follette comme un caprice. Pauvre petite! je lui souhaitai mon bonheur. En ce moment, il me semblait avoir, dans l’ame, tout le plaisir de la terre, et j’aurais voulu restituer aux malheureux la part que je croyais leur voler. Nous avons presque toujours raison dans nos pressentimens d’adversité… La comtesse avait renvoyé sa voiture. Par un de ces caprices que les jolies femmes ne s’expliquent pas toujours à elles-mêmes, elle voulait aller au Jardin des Plantes par les boulevards et à pied.
– Mais il va pleuvoir, lui dis-je.
Elle prit plaisir à me contredire. Par hasard, il fit beau pendant tout 169le temps que nous marchâmes dans le Luxembourg; mais, quand nous en sortîmes, un gros nuage dont j’avais maintes fois épié la marche avec une secrète inquiétude, ayant laissé tomber quelques gouttes d’eau, nous montâmes dans un fiacre. Lorsque nous eûmes atteint les boulevards, la pluie cessa, le ciel reprit sa sérénité. En arrivant au Muséum, je voulus renvoyer la voiture, Fœdora me pria de la garder. Que de tortures! Mais causer avec elle en comprimant un secret délire qui, sans doute, se formulait sur mon visage, par quelque sourire niais et arrêté; errer dans le Jardin des Plantes, en parcourir les allées bocagères et sentir son bras appuyé sur le mien, il y eut dans tout cela je ne 170sais quoi de fantastique: c’était un rêve en plein jour. Cependant, ses mouvemens, soit en marchant, soit en nous arrêtant, n’avaient rien de doux ni d’amoureux, malgré leur apparente volupté. Quand je cherchais à m’associer en quelque sorte à l’action de sa vie, je rencontrais en elle une intime et secrète vivacité, je ne sais quoi de saccadé, d’excentrique. Les femmes sans ame n’ont rien de moelleux dans leurs gestes. Aussi, n’étions-nous unis, ni par une même volonté, ni par un même pas. Il n’existe point de mots pour rendre ce désaccord matériel de deux êtres, car nous ne sommes pas encore habitués à reconnaître une pensée dans le mouvement. Ce phénomène de 171notre nature se sent instinctivement, et ne s’exprime pas.
Pendant ces violens paroxismes de ma passion, reprit Raphaël après un moment de silence, et comme s’il répondait à une objection qu’il se fût faite à lui-même, je n’ai pas disséqué mes sensations, analysé mes plaisirs, ni supputé les battemens de mon cœur, comme un avare examine et pèse ses pièces d’or. Oh! non, l’expérience jette aujourd’hui sa triste lumière sur les événemens passés; et le souvenir m’apporte ces images, comme par un beau temps les flots de la mer amènent brin à brin les débris d’un naufrage sur la grève.
– Vous pouvez me rendre un service assez important, me dit-elle en me regardant d’un air confus; et, 172après vous avoir confié mon antipathie pour l’amour, je me sens plus libre, en réclamant de vous un bon office au nom de l’amitié. N’aurez-vous pas, reprit-elle en riant, beaucoup plus de mérite à m’obliger aujourd’hui?
Je la regardais avec douleur. N’éprouvant rien près de moi, elle était pateline et non pas affectueuse. Elle me paraissait jouer un rôle en actrice consommée; puis, tout à coup son accent, un regard, un mot réveillaient mes espérances; mais si mon amour ranimé se peignait alors dans mes yeux, elle en soutenait les rayons sans que la clarté des siens s’en altérât, car ils semblaient, comme ceux des tigres, être doublés par une feuille 173de métal. En ces momens-là, je la détestais.
– La protection du duc de Navailles, dit-elle, en continuant avec des inflexions de voix pleines de câlinerie, me serait très utile auprès d’une personne toute-puissante en Russie et dont l’intervention est nécessaire pour me faire rendre justice dans une affaire qui concerne à la fois ma fortune et mon état dans le monde. Le duc de Navailles n’est-il pas votre cousin? Une lettre de lui déciderait tout.
– Je vous appartiens, lui répondis-je, ordonnez…
– Vous êtes bien aimable, reprit-elle en me serrant la main. Venez dîner avec moi, je vous dirai tout comme à un confesseur.
174Cette femme si méfiante, si discrète et à laquelle personne n’avait entendu dire un mot sur ses intérêts, allait donc me consulter.
– Oh! combien j’aime maintenant le silence que vous m’avez imposé, m’écriai-je. Mais j’aurais voulu quelque épreuve plus rude encore.
En ce moment, elle accueillit l’ivresse de mes regards, et ne se refusa point à mon admiration: elle m’aimait donc! Nous arrivâmes chez elle; et, fort heureusement, le fond de ma bourse put satisfaire le cocher. Je passai délicieusement la journée, seul avec elle, chez elle. C’était la première fois que je pouvais la voir ainsi. Jusqu’à ce jour, le monde et sa gênante politesse, et ses façons froides nous avaient toujours séparés, 175même pendant ses somptueux dîners; mais alors, j’étais chez elle, comme si j’eusse vécu sous son toit. Je la possédais pour ainsi dire; et ma vagabonde imagination, brisant les entraves, arrangeant les événemens de la vie à ma guise, me plongeait dans les délices d’un amour heureux. Me croyant son époux, je l’admirais occupée de petits détails; j’éprouvais même du bonheur à lui voir ôter son schall, son chapeau. Elle me laissa seul un moment, puis elle revint les cheveux arrangés, charmante; et cette jolie toilette avait été faite pour moi! Pendant le dîner, elle me prodigua ses attentions. Oh! comme elle était femme! elle déployait des graces infinies dans mille choses qui semblent des riens et qui, cependant, 176sont la moitié de la vie. Quand nous fûmes tous deux devant un foyer pétillant, assis sur la soie, environnés des plus désirables créations d’un luxe oriental, et que je vis, là, si près de moi, cette femme dont la beauté célèbre faisait palpiter tant de cœurs, cette femme si difficile à conquérir, me parlant, me rendant l’objet de toutes ses coquetteries, ma voluptueuse félicité devint presque de la souffrance. Pour mon malheur, je me souvins de l’importante affaire que je devais conclure, et voulus aller au rendez-vous qui m’avait été donné la veille.
– Quoi, déjà! dit-elle en me voyant prendre mon chapeau.
Elle m’aimait! Je le crus, du moins, en l’entendant prononcer ces deux 177mots d’une voix caressante. Alors, pour prolonger mon extase, j’aurais volontiers troqué deux années de ma vie contre chacune des heures qu’elle voulait bien m’accorder. Mon bonheur s’augmenta de tout l’argent que je perdais! Il était minuit quand elle me renvoya.
Néanmoins, le lendemain, mon héroïsme me coûta bien des remords. Je craignais d’avoir manqué l’affaire des mémoires, devenue si capitale pour moi, je courus chez Rastignac, et nous allâmes surprendre à son lever le titulaire de mes travaux futurs. M. Marivault me lut un petit acte où il n’était point question de ma tante, et après la signature duquel il me compta cinquante écus. Nous déjeûnâmes tous les trois. Quand 178j’eus payé mon nouveau chapeau, soixante cachets à trente sous et mes dettes, il ne me resta plus que trente francs. Mais toutes les difficultés de la vie s’étaient aplanies pour quelques jours; et, si j’avais voulu écouter Rastignac, je pouvais avoir des trésors en adoptant avec franchise le système anglais. Il voulait absolument m’établir un crédit et me faire faire des emprunts, en prétendant que les emprunts soutiendraient le crédit. Selon lui, l’avenir était, de tous les capitaux du monde, le plus considérable et le plus solide. En hypothéquant ainsi mes dettes sur de futurs contingens, il donna ma pratique à son tailleur; artiste, qui, comprenant le jeune homme, dut me laisser tranquille jusqu’à mon mariage.
179De ce jour, je rompis avec la vie monastique et studieuse que j’avais menée pendant trois ans. J’allai fort assidûment chez Fœdora, où je tâchai de surpasser en apparence les impertinens ou les héros de coterie qui s’y trouvaient. En croyant avoir échappé pour toujours à la misère, je recouvrai ma liberté d’esprit, j’écrasai mes rivaux, et je passai pour un homme plein de séductions, prestigieux, irrésistible. Cependant les gens habiles disaient en parlant de moi: – «Un garçon aussi spirituel ne doit avoir de passions que dans la tête!» Ils vantaient charitablement mon esprit aux dépens de ma sensibilité. – «Est-il heureux de ne pas aimer! s’écriaient-ils. S’il aimait, aurait-il autant de gaieté, de 180verve?» J’étais cependant bien amoureusement stupide en présence de Fœdora! Seul avec elle, je ne savais rien lui dire; ou, si je parlais, je médisais de l’amour; j’étais tristement gai, comme un courtisan qui veut cacher un cruel dépit. Enfin, j’essayai de me rendre indispensable à sa vie, à son bonheur, à sa vanité; j’étais tous les jours près d’elle, un esclave, un jouet sans cesse à ses ordres. Après avoir ainsi dissipé ma journée, je revenais chez moi pour y travailler durant toutes les nuits, ne dormant guère que deux ou trois heures de la matinée. Mais n’ayant pas, comme Rastignac, l’habitude du système anglais, je me vis bientôt sans un sou. Alors, mon cher ami, fat sans bonnes fortunes, élégant sans argent, amou181reux anonyme, je retombai dans cette vie précaire, dans ce froid, dans ce profond malheur soigneusement caché sous les trompeuses apparences du luxe, et je ressentis mes souffrances premières, mais moins aiguës; je m’étais familiarisé sans doute avec leurs terribles crises. Souvent les gâteaux et le thé, si parcimonieusement offerts dans les salons, étaient ma seule nourriture. Quelquefois, les somptueux dîners de la comtesse me sustentaient pendant deux jours.
J’employai tout mon temps, mes efforts et ma science d’observation à pénétrer plus avant dans l’impénétrable caractère de Fœdora. Jusqu’alors, l’espérance ou le désespoir avaient influencé mon opinion, et je voyais en elle tour à tour la 182femme la plus aimante ou la plus insensible de son sexe; mais ces alternatives de joie et de tristesse devinrent intolérables, et je voulus chercher un dénouement à cette lutte affreuse, en tuant mon amour. De sinistres lueurs brillaient parfois dans mon ame et me faisaient entrevoir des abîmes entre nous. La comtesse justifiait toutes mes craintes: je n’avais pas encore surpris de larmes dans ses yeux; au théâtre, une scène attendrissante la trouvait froide et rieuse; elle réservait toute sa finesse pour elle et ne devinait ni le malheur, ni le bonheur d’autrui; enfin elle m’avait joué! Heureux de lui faire un sacrifice, je m’étais presque avili pour elle, en allant voir mon parent le duc de Navailles, homme 183égoïste qui rougissait de ma misère, et avait de trop grands torts envers moi pour ne pas me haïr. Il me reçut donc avec cette froide politesse qui donne aux gestes et aux paroles l’apparence de l’insulte. Son regard inquiet excita ma pitié. J’eus honte pour lui de sa petitesse au milieu de tant de grandeur, de sa pauvreté au milieu de tant de luxe. Il me parla des pertes considérables que lui occasionnait le trois pour cent. Alors je lui dis quel était l’objet de ma visite. Le changement de ses manières qui, de glaciales, devinrent insensiblement affectueuses, me dégoûta. Hé bien, mon ami, il vint chez la comtesse, il m’y écrasa. Elle trouva pour lui des enchantemens, des prestiges inconnus; elle le séduisit, trai184ta sans moi cette affaire mystérieuse dont je ne sus pas un mot; j’avais été pour elle un moyen. Elle paraissait ne plus m’apercevoir quand mon cousin était chez elle; et m’acceptait alors avec moins de plaisir peut-être que le jour où je lui fus présenté. Un soir, elle m’humilia devant le duc, par un de ces gestes, par un de ces regards qu’aucune parole ne saurait peindre. Je sortis pleurant, formant mille projets de vengeance, combinant d’épouvantables viols. Souvent je l’accompagnais aux Bouffons. Là, près d’elle, tout entier à mon amour, je la contemplais en me livrant au charme d’écouter la musique, épuisant mon ame dans la double jouissance d’aimer et de retrouver les mouvemens de mon 185cœur bien rendus par les délicieuses phrases du musicien. Ma passion était dans l’air, sur la scène, elle triomphait partout, excepté chez Fœdora. Je lui prenais la main, j’étudiais ses traits et ses yeux en sollicitant une fusion de nos sentimens, une de ces soudaines harmonies qui, réveillées par la musique, font vibrer les ames à l’unisson; mais sa main était muette et ses yeux ne disaient rien. Quand le feu de mon cœur, s’émanant de tous mes traits, la frappait trop fortement au visage, elle me jetait ce sourire cherché, convenu, qui, phrase classique, se reproduit, au Salon, dans tous les portraits. Elle n’écoutait pas la musique. Les divines pages de Rossini, de Cimarosa, de Zingarelli, ne lui 186rappelaient aucun sentiment, ne lui traduisaient aucune poésie de sa vie. Son ame était aride. Fœdora se produisait là comme un spectacle dans le spectacle. Sa lorgnette voyageait incessamment de loge en loge. Elle était inquiète, quoique tranquille; et, victime de la mode, sa loge, son bonnet, sa voiture, sa personne étaient tout pour elle. Vous rencontrez souvent des gens de colossale apparence dont le cœur est tendre, délicat sous un corps de bronze; mais elle, elle avait peut-être un cœur de bronze sous sa grêle et gracieuse enveloppe. Enfin ma fatale science me déchirait bien des voiles. Malgré toute sa finesse, Fœdora laissait voir quelques vestiges de sa plébéienne origine et percer 187la froideur de son ame. Pour avoir ce qu’on nomme bon ton dans le monde, ne faut-il pas savoir s’oublier pour les autres, mettre dans sa voix et dans ses gestes une ineffable douceur? Eh bien! chez elle, l’oubli d’elle-même était fausseté; la politesse, était servitude; et ses manières manquaient de cette aisance qui procède du cœur, ou que l’éducation peut seule suppléer. Ses paroles emmiellées étaient, pour les autres, l’expression de la bienfaisance et de la bonté; son exagération était de la chaleur, de l’enthousiasme; mais, j’avais étudié ses grimaces, j’avais dépouillé l’être intérieur de cette frêle écorce dont se contente le monde, et n’étais plus dupe de ses singeries: je connaissais bien son ame 188de chatte. Quand un niais la complimentait, la vantait, j’avais honte pour elle. Et je l’aimais toujours! J’espérais fondre ces glaces sous les ailes d’un amour de poète. Si je pouvais, une fois, ouvrir son cœur aux tendresses de la femme, si je lui faisais comprendre la sublimité des dévouemens, alors je la voyais parfaite, elle devenait un ange. Je l’aimais en homme, en amant, en artiste, quand il fallait ne pas l’aimer pour l’obtenir. Un fat bien gourmé, quelque froid calculateur, en aurait triomphé peut-être. Vaine, artificieuse, elle eût sans doute entendu le langage de la vanité, se serait laissé entortiller dans les pièges d’une intrigue; elle eût été dominée par un homme sec et glacé. 189Des douleurs acérées entraient jusqu’au vif dans mon ame, quand elle me révélait naïvement son effroyable égoïsme. Je l’apercevais, avec douleur, seule un jour dans la vie et ne sachant à qui tendre la main, ne rencontrant pas de regards amis où reposer les siens. Un soir, j’eus le courage de lui peindre, sous des couleurs chaudes et animées, sa vieillesse déserte, vide et triste. À l’aspect de cette épouvantable vengeance de la nature trompée, elle me répondit par un mot atroce.
– J’aurai toujours de la fortune! me dit-elle. Eh bien! avec de l’or nous pouvons toujours créer autour de nous les sentimens qui sont nécessaires à notre bien-être.
Je me levai. Je sortis foudroyé 190par la logique de ce luxe, de cette femme, de ce monde dont j’étais si sottement idolâtre. Je n’aimais pas Pauline pauvre; Fœdora, riche, n’avait-elle pas le droit de repousser Raphaël? Notre conscience est un juge infaillible, quand nous ne l’avons pas encore assassinée. – Fœdora, me criait une voix sophistique, n’aime ni ne repousse personne. Elle est libre; mais elle s’est donnée pour de l’or. Amant ou époux, le comte russe l’a possédée. Elle aura bien une tentation dans sa vie! Attends-la.
Elle n’était ni vertueuse ni fautive; elle vivait loin de l’humanité, dans une sphère à elle: enfer ou paradis. Mystère femelle, vêtu de cachemire et de broderies, la com191tesse mettait en jeu tous les sentimens humains dans mon cœur: orgueil, fortune, amour, curiosité.
Un caprice de la Mode ou cette envie de paraître original qui nous poursuit tous, avait amené la manie de vanter un petit spectacle du boulevard. La comtesse avait témoigné le désir de voir la figure enfarinée d’un acteur qui faisait les délices de quelques gens d’esprit, et j’avais obtenu l’honneur de la conduire à la première représentation de je ne sais quelle mauvaise farce. La loge coûtait à peine cent sous; mais, je ne possédais pas un traître liard. Ayant encore un demi-volume de mémoires à écrire, je n’osais pas aller mendier un secours à M. Marivault, 192et Rastignac, ma providence, était absent. Cette gêne constante maléficiait toute ma vie. Une fois déjà, au sortir des Bouffons, Fœdora m’avait, par une horrible pluie, fait avancer une voiture, sans que je pusse me soustraire à son obligeance de parade. Elle n’admit aucune de mes excuses, ni mon goût pour la pluie, ni mon envie d’aller au jeu. Elle ne devinait pas mon indigence dans l’embarras de mon maintien, dans mes paroles tristement plaisantes. Mes yeux rougissaient, mais comprenait-elle un regard? Ah! la vie des jeunes gens est soumise à de singuliers caprices! Pendant le voyage, chaque tour de roue réveilla dans mon ame des pensées chaudes qui me brûlèrent le cœur; j’essayai de détacher une plan193che au fond de la voiture, en espérant me glisser et rester sur le pavé; puis, rencontrant des obstacles invincibles, je me pris à rire convulsivement, et demeurai dans un calme morne, hébété comme un homme au carcan. Heureusement, à mon arrivée au logis; Pauline, aux premiers mots que je balbutiai, m’interrompit en disant: – Si vous n’avez pas de monnaie… Ah! la musique de Rossini n’était rien auprès des paroles prononcées en ce moment par cette jeune fille. Mais revenons aux Funambules? Pour pouvoir y conduire la comtesse, je pensai à mettre en gage le cercle d’or dont le portrait de ma mère était environné. Quoique le Mont-de-Piété se fût toujours dessiné dans ma pensée comme une des portes du 194bagne, il valait encore mieux y porter mon lit moi-même que de solliciter une aumône. Le regard d’un homme auquel vous demandez de l’argent fait tant de mal. Certains emprunts nous coûtent notre honneur, comme certains refus prononcés par une bouche amie, nous enlèvent une dernière illusion. Je trouvai Pauline travaillant toute seule. Sa mère était couchée. Jetant un regard furtif sur le lit dont les rideaux étaient légèrement relevés, je crus voir madame Gaudin profondément endormie, en apercevant au milieu de l’ombre son profil calme et jaune imprimé sur l’oreiller.
– Vous avez du souci? me dit Pauline en quittant son pinceau.
– Écoutez, ma pauvre enfant, 195lui r épondis-je en m’asseyant près d’elle, vous pouvez me rendre un grand service.
Elle me regarda d’un air si heureux que je tressaillis.
– M’aimerait-elle? me dis-je en la contemplant. – Pauline?
Elle leva la tête et baissa les yeux. Alors je l’examinai, pensant pouvoir lire dans son cœur comme dans le mien, tant sa physionomie était naïve et pure.
– Vous m’aimez? lui dis-je.
– Ah! je crois bien, s’écria-t-elle en riant.
Elle ne m’aimait pas. Son accent moqueur et la gentillesse du geste qui lui échappa, peignaient seulement une folâtrerie de jeune fille. Alors, je lui avouai ma détresse et l’embarras dans 196lequel je me trouvais, en la priant de m’aider à en sortir.
– Comment, monsieur Raphaël, dit-elle, vous ne voulez pas aller au Mont-de-Piété, et vous m’y envoyez!
Je rougis, confondu par la logique d’un enfant.
– Oh! j’irais bien, dit-elle en me prenant la main, comme si elle eût voulu compenser par une caresse la sévérité de son exclamation; mais la course est inutile. Ce matin, en faisant votre chambre, j’ai trouvé derrière le piano deux pièces de cent sous qui s’étaient glissées à votre insu entre le mur et la barre, et je les ai mises sur votre table.
– Vous devez bientôt recevoir de l’argent, monsieur Raphaël, me dit la bonne mère en montrant sa 197tête entre les rideaux, je puis bien vous prêter quelques écus en attendant.
– Oh! Pauline, m’écriai-je en lui serrant la main, je voudrais être riche.
– Bah! pourquoi faire? dit-elle en secouant la tête par un geste mutin. Sa main, tremblant dans la mienne, répondait à tous les battemens de mon cœur. Elle retira vivement ses doigts; puis examinant les miens: – Vous épouserez une femme riche! dit-elle. Mais elle vous donnera bien du chagrin. Ah! Dieu! elle vous tuera. J’en suis sûre.
Il y avait dans son cri une sorte de croyance aux folles superstitions qu’elle tenait de sa mère.
– Vous êtes bien crédule, Pauline!
198– Oh! bien certainement! dit-elle en me regardant avec terreur, la femme que vous aimerez vous tuera.
Puis, elle reprit son pinceau, le trempa dans la couleur en laissant paraître une vive émotion, et ne me regarda plus. En ce moment, j’aurais bien voulu croire à des chimères. Un homme n’est pas tout-à-fait misérable quand il est superstitieux; une superstition est une espérance. Retiré dans ma chambre, je vis en effet deux nobles écus dont la présence me parut inexplicable. Au sein des pensées confuses du premier sommeil, je tâchai de vérifier mes dépenses pour me justifier cette trouvaille inespérée; mais je m’endormis perdu dans d’inutiles calculs. Le lendemain Pauline 199vint me voir, au moment où je sortais pour aller louer la loge.
– Vous n’avez peut-être pas assez de dix francs, M. Raphaël, me dit en rougissant cette bonne et aimable fille, ma mère m’a chargée de vous offrir cet argent. – Prenez, prenez, ajouta-t-elle en jetant trois écus sur ma table et se sauvant.
Je la retins; puis, séchant les larmes qui roulaient dans mes yeux:
– Pauline, lui dis-je, vous êtes un ange! Ce prêt me touche bien moins que l’admirable pudeur de sentiment avec laquelle vous me l’offrez. Ah! je désirais une femme riche, élégante, titrée. Eh bien! maintenant, je voudrais posséder des millions et rencontrer une jeune fille pauvre comme vous, et comme vous 200riche de cœur, je renoncerais à une passion fatale qui me tuera. Vous aurez peut-être raison.
– Assez! dit-elle. Puis, elle s’enfuit en chantant, et sa voix de rossignol, ses roulades fraîches retentirent dans l’escalier.
– Elle est bien heureuse de ne pas aimer encore! me dis-je en pensant aux tortures que je souffrais depuis quelques mois. Les quinze francs de Pauline me furent bien précieux. En partant, Fœdora, songeant aux émanations populacières de la salle où nous devions rester pendant quelques heures, regretta de ne pas avoir un bouquet. J’allai lui chercher des fleurs, je lui apportai ma vie, et toute ma fortune. J’eus à la fois des re201mords et des plaisirs, en lui donnant un bouquet dont le prix me révéla tout ce que la galanterie superficielle en usage dans le monde avait de dispendieux.
– Merci! dit-elle. Bientôt elle se plaignit de l’odeur un peu trop forte d’un jasmin du Mexique. Puis, elle éprouva un intolérable dégoût en voyant la salle, en se trouvant assise sur de dures banquettes. Elle me reprocha de l’avoir amenée là. Et cependant elle était près de moi. Elle voulut s’en aller. Elle s’en alla. M’imposer des nuits sans sommeil, avoir dissipé deux mois de mon existence et ne pas lui plaire! Ah! jamais ce démon ne fut ni plus gracieux ni plus insensible. Pendant la route, assis près d’elle, dans 202un étroit coupé, je respirais son souffle, je pouvais toucher son gant parfumé, je voyais distinctement les trésors de sa beauté; je sentais une vapeur douce comme l’iris: toute la femme et point de femme. En ce moment un trait de lumière m’illumina cette vie mystérieuse. Je pensai tout à coup à l’œuvre récemment publiée par un poète, à Fragoletta, capricieuse conception d’artiste, taillée dans la statue de Polyclès. Je croyais voir ce monstre qui, tantôt officier, dompte un cheval fougueux; tantôt jeune fille, se met à sa toilette et désespère ses amans; puis, amant, désespère une vierge douce et modeste. Ne pouvant plus résoudre autrement Fœdora, je lui racontai cette histoire fantastique. Mais, en elle, rien ne 203décela sa ressemblance avec cette poésie de l’impossible. Elle s’en amusa de bonne foi, comme un enfant écoutant une fable des Mille et une nuits.
– Alors, me disais-je en revenant chez moi, pour résister à l’amour d’un homme de mon âge, à la chaleur communicative de ce puissant fanatisme, à cette belle contagion de l’ame, Fœdora doit être gardée par quelque mystère. Peut-être, semblable à lady Delacour, est-elle dévorée par un cancer? Sa vie est sans doute une vie artificielle! À cette pensée, j’eus froid. Mais bientôt, je formai le projet le plus extravagant et le plus raisonnable en même temps auquel un amant puisse jamais songer. Pour examiner cette 204femme corporellement comme je l’avais étudiée intellectuellement, pour la connaître enfin tout entière, je résolus de passer une nuit chez elle, dans sa chambre, à son insu. Voici comment j’exécutai cette entreprise qui me dévorait l’ame et la pensée comme un désir de vengeance mord le cœur d’un moine corse.
Fœdora réunissait, chez elle, aux jours de réception, une assemblée trop nombreuse pour qu’il fût possible au portier d’établir une balance exacte entre les entrées et les sorties. Assuré par cette réflexion de pouvoir rester dans la maison sans y causer de scandale, j’attendis impatiemment, pour accomplir mon dessein, la prochaine soirée de la comtesse. En m’habillant, je mis dans la 205poche de mon gilet, un petit canif anglais, à défaut de poignard. Trouvé sur moi, cet instrument littéraire n’avait rien de suspect; et, ne sachant pas jusqu’où me conduirait ma résolution romanesque, je voulais être armé. La lame d’un canif doit bien pénétrer jusqu’au cœur. Lorsque les salons commencèrent à se remplir, j’allai dans la chambre à coucher, pour y examiner les êtres. Les persiennes et les volets en étaient fermés, ce fut un premier bonheur. Présumant que la femme de chambre pourrait venir pour détacher les rideaux drapés aux fenêtres, je voulus les faire tomber et lâchai les embrasses. Je risquais beaucoup en me hasardant à faire ainsi le ménage par avance; mais je m’étais soumis à tous 206les périls de ma situation, et les avais froidement calculés. Vers minuit, je vins me cacher dans l’embrasure d’une fenêtre et je m’y tapis dans le coin le plus obscur. Pour ne pas laisser voir mes pieds, j’essayai de les poser sur la plinthe de la boiserie, et de me tenir en l’air, le dos appuyé contre le mur en me cramponnant à l’espagnolette. Après une étude approfondie de mon équilibre, de mes points d’appui, de l’espace qui me séparait des rideaux, je parvins à me familiariser avec les difficultés de ma position. J’étais sûr de pouvoir demeurer là sans être découvert, si les crampes, la toux et les éternuemens me laissaient tranquille. Alors, pour ne pas me fatiguer inutilement, je me 207tins debout en attendant le moment critique pendant lequel je devais rester suspendu comme une araignée dans sa toile. La moire blanche et la mousseline des rideaux, formaient devant moi de gros plis semblables à des tuyaux d’orgues, où je pratiquai des trous avec mon canif, en les disposant de manière à tout voir par ces espèces de meurtrières. J’entendis vaguement le murmure des salons, les rires des causeurs, leurs éclats de voix. Ce tumulte vaporeux, cette sourde agitation diminua par degrés. Puis, quelques hommes vinrent prendre leurs chapeaux, placés, près de moi, sur la commode de la comtesse. Quand ils froissaient les rideaux, je frissonnais en pensant aux distractions, aux hasards de ces re208cherches faites par des gens pressés de partir, et qui furètent partout. J’eus bon espoir pour le succès de mon entreprise en n’éprouvant aucun des malheurs que je craignais. Le dernier chapeau fut emporté par un vieil amoureux de Fœdora, qui, se croyant seul, regarda le lit et poussa un gros soupir, suivi de je ne sais quelle exclamation assez énergique. Enfin la comtesse, n’ayant plus autour d’elle, dans le boudoir voisin de sa chambre, que cinq ou six personnes intimes, leur proposa d’y prendre le thé. Alors, les calomnies pour lesquelles la société actuelle a réservé le peu de croyance qui lui reste, se mêlèrent à des épigrammes, à des jugemens spirituels, au bruit des tasses et des cuillers. Sans pitié 209pour mes rivaux, Rastignac excitait un rire franc par de mordantes saillies.
– M. de Rastignac est un homme avec lequel il ne faut pas se brouiller, dit en riant la comtesse.
– Je le crois, répondit-il naïvement. J’ai toujours raison dans mes haines. Et dans mes amitiés, ajouta-t-il. Mes ennemis me servent autant que mes amis peut-être. J’ai fait une étude assez spéciale de l’idiome moderne et des artifices naturels dont on se sert pour tout attaquer ou pour tout défendre. L’éloquence ministérielle est un perfectionnement social. Un de vos amis est-il sans esprit? vous parlez de sa probité, de sa franchise. L’ouvrage d’un autre est-il lourd? vous en 210faites un travail consciencieux; si le livre est mal écrit, vous en vantez les idées. Tel homme est sans foi, sans constance, vous échappe à tout moment? Bah! il est séduisant, prestigieux, il charme. S’agit-il de vos ennemis? vous leur jetez à la tête les morts et les vivans; vous renversez, pour eux, les termes de votre langage, et vous êtes aussi perspicace à découvrir leurs défauts que vous étiez habile à mettre en relief les vertus de vos amis. Cette application de la lorgnette à la vue morale est le secret de nos conversations et tout l’art du courtisan. N’en pas user, c’est vouloir combattre sans armes des gens bardés de fer comme des chevaliers bannerets. Et j’en use! j’en abuse même quelquefois. Aussi me 211respecte-t-on moi et mes amis, car d’ailleurs, mon épée vaut ma langue.
Là-dessus, un des plus fervens admirateurs de Fœdora, jeune homme dont l’impertinence était célèbre et qui s’en faisait même un moyen de parvenir, releva le gant si dédaigneusement jeté par Rastignac; et se mit, en parlant de moi, à vanter outre mesure mes talens et ma personne. Rastignac avait oublié ce genre de médisance. Cet éloge sardonique trompa la comtesse. Elle m’immola sans pitié, abusant même de mes secrets pour faire rire ses amis, et de mes prétentions et de mes espérances.
– Il a de l’avenir, dit Rastignac. Peut-être sera-t-il un jour homme à prendre de cruelles revanches. Ses 212talens égalent au moins son courage; aussi regardai-je comme bien hardis ceux qui s’attaquent à lui, car il a de la mémoire…
– Et fait des mémoires, dit la comtesse à qui parut déplaire le profond silence qui régna.
– Des mémoires de fausse comtesse, madame, répliqua Rastignac; et pour les écrire, il faut encore une autre sorte de courage.
– Je lui crois beaucoup de courage, reprit-elle, il m’est fidèle.
Il me prit une vive tentation de me montrer soudain aux rieurs comme l’ombre de Banquo dans Macbeth. Je perdais une maîtresse, mais j’avais un ami! Cependant l’amour me souffla tout à coup un de ces lâches et subtils paradoxes avec lesquels il sait 213endormir toutes nos douleurs. – Si Fœdora m’aime, pensé-je, ne doit-elle pas dissimuler son affection sous une plaisanterie malicieuse? Combien de fois le cœur n’a-t-il pas démenti les mensonges de la bouche.
Enfin bientôt mon impertinent rival resté seul avec la comtesse voulut partir.
– Eh quoi! déjà, lui dit-elle avec un son de voix plein de câlineries et qui me fit palpiter. Vous ne me donnerez pas encore un moment. N’avez-vous donc plus rien à me dire, et ne me sacrifierez-vous pas quelques-uns de vos plaisirs?
Il s’en alla.
– Ah! s’écria-t-elle en bâillant, ils sont tous bien ennuyeux! Et tirant avec force un cordon, le bruit d’une 214sonnette retentit dans les appartemens. La comtesse entra dans sa chambre en fredonnant une phrase du Pria che spunti. Jamais personne ne l’avait entendue chanter, et ce mutisme donnait lieu à de bizarres interprétations. Elle avait, dit-on, promis à son premier amant, charmé de ses talens, et jaloux d’elle par delà le tombeau, de ne donner à personne un bonheur qu’il voulait avoir goûté seul. Je tendis les forces de mon ame pour aspirer les sons: de note en note, la voix s’éleva, Fœdora sembla s’animer, les richesses de son gosier se déployèrent, et cette mélodie eut alors quelque chose de divin. La comtesse avait dans l’organe, une clarté vive, une justesse de ton, je ne sais quoi d’harmonique et de vi215brant qui pénétrait, remuait et chatouillait le cœur. Les musiciennes sont presque toujours amoureuses. Oh! celle qui chantait ainsi devait savoir bien aimer. La beauté de cette voix fut donc un mystère de plus dans une femme déjà si mystérieuse. Je la voyais alors comme je te vois. Elle paraissait s’écouter elle-même et ressentir une volupté qui lui fût particulière; elle éprouvait comme une jouissance d’amour. Elle vint devant la cheminée en achevant le principal motif de ce rondo; mais, quand elle se tut, sa physionomie changea, ses traits se décomposèrent et sa figure exprima la fatigue. Elle venait d’ôter un masque; actrice, son rôle était fini. Cependant l’espèce de flétrissure imprimée à sa beauté, soit par son travail d’artiste, 216soit par la lassitude de la soirée, n’était pas sans charme.
– La voilà vraie, me dis-je.
Elle mit, comme pour se chauffer, un pied sur la barre de bronze qui surmontait le garde-cendre, ôta ses gants, détacha ses bracelets, et enleva par dessus sa tête une chaîne d’or au bout de laquelle était suspendue sa cassolette ornée de pierres précieuses. J’éprouvais un plaisir indicible à voir tous ses mouvemens empreints de cette gentillesse dont les chattes font preuve en se toilettant au soleil. Elle se regarda dans la glace et dit tout haut d’un air de mauvaise humeur: – Je n’étais pas jolie, ce soir. Mon teint se fane avec une effrayante rapidité. Il faudrait peut-être me coucher plus tôt, renon217cer à cette vie dissipée. Mais Justine se moque-t-elle de moi?
Elle sonna de nouveau, la femme de chambre accourut. Où logeait-elle? je ne sais. Elle arriva par un escalier dérobé. J’étais curieux de la voir; mon imagination de poète avait souvent incriminé cette invisible servante qui était une fille brune, grande et bien faite.
– Madame a sonné?
– Deux fois, répondit Fœdora. Vas-tu donc maintenant devenir sourde?
– J’étais à faire le lait d’amandes de madame…
Justine s’agenouilla, défit les cothurnes des souliers, déchaussa sa maîtresse, qui, nonchalamment étendue sur un fauteuil à ressorts, au 218coin du feu, bâillait en se grattant la tête. Il n’y avait rien que de très naturel dans tous ses mouvemens, et nul symptôme ne me révéla les souffrances secrètes que j’avais supposées.
– George est amoureux, dit-elle, je le renverrai. N’a-t-il pas encore défait les rideaux, ce soir? À quoi pense-t-il?
À cette observation, tout mon sang reflua vers mon cœur. Heureusement il ne fut plus question des rideaux.
– L’existence est bien vide, reprit la comtesse. Ah ça! prends garde de m’égratigner comme tu l’as fait hier. Tiens, vois-tu, dit-elle en lui montrant un petit genou poli, satiné, je porte encore la marque de tes griffes.
Elle mit ses pieds nus dans des pantoufles de velours fourrées de cygne, 219et détacha sa robe pendant que Justine prit un peigne pour lui arranger les cheveux.
– Il faut vous marier, madame, avoir des enfans.
– Des enfans! Il ne me manquerait plus que cela pour m’achever, s’écria-t-elle. Un mari! Quel est l’homme auquel je pourrais me… Étais-je bien coiffée ce soir?
– Mais… pas très-bien.
– Tu es une sotte.
– Rien ne vous va plus mal que de trop crêper vos cheveux, reprit Justine. Les grosses boucles bien lissées vous sont plus avantageuses.
– Vraiment!
– Mais oui, madame, les cheveux crêpés clair ne vont bien qu’aux blondes.
220– Me marier!… Oh non, non. Le mariage est un trafic pour lequel je ne suis pas née.
Quelle épouvantable scène pour un amant! Cette femme solitaire, sans parens, sans amis, athée en amour, ne croyant à aucun sentiment; et, quelque faible que fût en elle ce besoin d’épanchement cordial, naturel à toute créature humaine, réduite pour le satisfaire à causer avec sa femme de chambre, à dire des phrases sèches, ou des riens! J’en eus pitié. Bientôt Justine la délaça. Je la contemplai curieusement au moment où le dernier voile s’enleva. Elle avait un corsage de vierge qui m’éblouit. À travers sa chemise de batiste et à la lueur des bougies, son corps blanc et rose étincelait comme une statue 221d’argent qui brille sous la gaze dont un ouvrier l’a revêtue. Non, nulle imperfection ne devait lui faire redouter les yeux furtifs de l’amour.
– Dépêche-toi donc! dit-elle. J’ai froid.
Justine apporta un peignoir de batiste que Fœdora mit par dessus sa chemise; puis, elle s’assit devant le feu, muette et pensive, pendant que sa femme de chambre allumait la bougie de la lampe d’albâtre suspendue devant le lit. Justine alla chercher une bassinoire, prépara le lit, aida sa maîtresse à se coucher; et, après un temps assez long, mais employé par de minutieux services dont les détails multipliés accusaient la profonde vénération de Fœdora pour elle-même, cette fille partit et je restai seul 222avec la comtesse. Elle se retourna plusieurs fois, elle était agitée, elle soupirait; ses lèvres laissaient échapper un léger bruit qui, perceptible à l’ouïe dans le silence de la nuit, peignait des mouvemens d’impatience. Elle avança la main vers sa table, y prit une fiole, versa dans son lait quelques gouttes d’une liqueur dont je ne distinguai pas l’espèce, et but; puis, après quelques soupirs pénibles: – Ah! mon Dieu! s’écria-t-elle. Cette exclamation, et surtout l’accent qu’elle y mit, me brisa le cœur. Insensiblement elle resta sans mouvement. J’eus peur; mais bientôt j’entendis retentir la respiration égale et forte d’une personne endormie; alors j’écartai la soie criarde des rideaux, je quittai ma position et vins 223me placer au pied de son lit, en la regardant avec un sentiment indéfinissable. Elle était ravissante ainsi. Elle avait la tête sous le bras, comme un enfant; ce tranquille et joli visage enveloppé de dentelles, exprimait une suavité qui m’enflamma. Présumant trop de moi-même, je n’avais pas compris mon supplice: être si près et si loin d’elle! Je fus obligé de subir toutes les tortures que je m’étais préparées.
– Ah! mon Dieu! Cette phrase avait tout à coup changé mes idées sur Fœdora, et je devais remporter pour toute lumière ce lambeau d’une pensée inconnue. Ce mot insignifiant ou profond, sans substance ou plein de mystères, pouvait s’interpréter également par le bonheur ou par la souf224france, par une douleur de corps, ou par des peines: était-ce imprécation ou prière, souvenir ou avenir, regret ou crainte?Il y avait toute une vie dans cette parole, vie d’indigence ou de richesse; enfin, il y tenait même un crime! La sachant alors parfaitement belle, l’énigme cachée dans ce beau semblant de femme renaissait par ce mot, mais Fœdora pouvait maintenant être expliquée de tant de manières qu’elle était inexplicable peut-être! Les fantaisies du souffle qui passait entre ses dents, tantôt faible, tantôt accentué, grave ou léger, formaient une sorte de langage auquel j’attribuais des pensées et des sentimens. Je rêvais avec elle, j’espérais m’initier à ses secrets en pénétrant dans son sommeil; je flottais entre 225mille partis contraires, entre mille jugemens. Enfin à voir ce beau visage, calme et pur, il me fut impossible de refuser un cœur à cette femme. Je résolus de faire encore une tentative en lui racontant ma vie, mon amour, mes sacrifices; de réveiller en elle la pitié; de lui arracher une larme, à elle qui ne pleurait jamais. J’avais placé toutes mes espérances dans cette dernière épreuve, quand le tapage de la rue m’annonça le jour. Il y eut un moment où je me représentai Fœdora se réveillant dans mes bras. Je pouvais me mettre tout doucement à ses côtés, m’y glisser et l’étreindre. Cette idée me tyrannisa si cruellement que, voulant y résister, je me sauvai dans le salon, sans prendre aucune précaution pour éviter le bruit; 226mais j’arrivai heureusement à une porte dérobée qui donnait sur un petit escalier. Ainsi que je l’avais présumé, la clef se trouvait à la serrure; je tirai la porte avec force, je descendis hardiment dans la cour, et, sans regarder si j’étais vu, je sautai vers la rue en trois bonds.
Deux jours après, un auteur devait lire une comédie chez la comtesse, j’y allai dans l’intention d’y rester le dernier pour lui présenter une requête assez singulière. Je voulais la prier de m’accorder la soirée du lendemain, et de me la consacrer tout entière, en faisant fermer sa porte. Quand je me trouvai seul avec elle, le cœur me faillit. Chaque battement de la pendule m’épouvantait. Il était minuit moins un quart. – Si je ne lui 227parle pas, me dis-je, il faut me briser le crâne sur l’angle de la cheminée. Je m’accordai trois minutes de délai; les trois minutes se passèrent et je ne me brisai pas le crâne sur le marbre; mais mon cœur se gonfla, s’alourdit comme une éponge dans l’eau.
– Vous êtes extrêmement aimable, me dit-elle.
– Ah! madame, répondis-je, si vous pouviez me comprendre!
– Qu’avez-vous? reprit-elle, vous pâlissez.
– J’hésite à réclamer de vous une grace…
Alors, je lui demandai le rendez-vous.
– Volontiers, dit-elle. Mais pourquoi ne me parleriez-vous pas en ce moment?
228– Pour ne pas vous tromper, je dois, madame, vous faire apercevoir l’étendue de votre engagement. Je désire passer cette soirée près de vous comme si nous étions frère et sœur. Je connais vos antipathies; mais vous avez pu m’apprécier assez pour être certaine que je ne veux rien de vous qui puisse vous déplaire. D’ailleurs, les audacieux ne procèdent pas ainsi. Vous m’avez témoigné de l’amitié, vous êtes bonne, pleine d’indulgence. Eh bien! sachez que je dois vous dire adieu, demain. – Ne vous rétractez pas, m’écriai-je en la voyant prête à parler, et je disparus.
Le 2 mai dernier, vers huit heures du soir, je me trouvai seul avec Fœdora, dans son boudoir gothique. 229Alors je ne tremblai pas, j’étais sûr d’être heureux. Ma maîtresse devait m’appartenir, ou sinon, je me réfugiais dans les bras de la mort. J’avais condamné mon lâche amour. Un homme est bien fort quand il s’avoue sa faiblesse.
Vêtue d’une robe de cachemire bleu, la comtesse était étendue sur un divan, les pieds soutenus par un coussin. Un béret oriental, coiffure que les peintres attribuent aux premiers Hébreux, avait ajouté je ne sais quel piquant attrait d’étrangeté à ses séductions. Sa figure était empreinte d’un charme fugitif qui semblait prouver que nous sommes à chaque instant des êtres nouveaux, uniques, sans aucune similitude avec le nous de l’avenir et du passé. Je ne 230l’avais jamais vue aussi éclatante.
– Savez-vous, dit-elle en riant, que vous avez piqué ma curiosité?
– Je ne la tromperai point, répondis-je froidement, en m’asseyant près d’elle et lui prenant une main qu’elle m’abandonna très amicalement. – Vous avez une bien belle voix! lui dis-je.
– Vous ne m’avez jamais entendue, s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement de surprise.
– Je vous prouverai le contraire quand cela sera nécessaire. Votre chant délicieux serait-il donc encore un mystère? Rassurez-vous, je ne veux pas le pénétrer.
Nous restâmes environ une heure à causer familièrement. Si je pris le 231ton, les manières et les gestes d’un homme auquel Fœdora ne devait rien refuser, j’eus aussi tout le respect d’un amant. En jouant ainsi, j’obtins la faveur de lui baiser la main, elle se déganta par un mouvement mignon, et j’étais alors si voluptueusement enfoncé dans l’illusion à laquelle je voulais croire, que mon ame se fondit, s’épancha tout entière dans ce baiser. Fœdora se laissa flatter, caresser avec un incroyable abandon. Mais ne m’accuse pas de niaiserie. Si j’avais voulu faire un pas au-delà de cette câlinerie fraternelle, j’eusse senti les griffes de la chatte. Nous restâmes dix minutes environ, plongés dans un profond silence. Je l’admirais, lui prêtant des charmes auxquels elle mentait. En ce mo232ment, elle était à moi, à moi seul. Alors, je possédai cette ravissante créature, comme il était permis de la posséder… intuitivement. Je l’enveloppais dans mon désir, la tenais, la serrais, et mon imagination l’épousait. Certes alors, je vainquis sans doute la comtesse par la puissance d’une fascination magnétique; aussi, ai-je toujours regretté de ne pas m’être entièrement soumis cette femme. Mais, en ce moment, je n’en voulais pas à son corps, il me fallait une ame, une vie, ce bonheur idéal et complet, ce beau rêve auquel nous ne croyons pas long-temps! Cependant la soirée s’avançait.
– Madame, lui dis-je enfin, sentant que la dernière heure de mon ivresse était arrivée, écoutez-moi. Je 233vous aime, vous le savez, je vous l’ai dit mille fois. Vous auriez dû m’entendre. Ne voulant devoir votre amour ni à des graces de fat, ni à des flatteries ou à des importunités de niais, vous ne m’avez pas compris. Combien de maux n’ai-je pas soufferts pour vous et dont, cependant, vous êtes innocente! Mais dans quelques momens vous me jugerez. Il y a deux misères, madame: celle qui va effrontément par les rues, en haillons, qui recommence Diogène, sans le savoir; se nourrissant de peu, réduisant la vie au simple; heureuse, plus que la richesse peut-être, insouciante du moins; elle prend le monde, là, où les puissans n’en veulent plus. Puis la misère du luxe: une misère espagnole qui cache la mendi234cité sous un titre; elle est fière, emplumée, elle a des carrosses; c’est la misère en gilet blanc, en gants jaunes, qui perd une fortune, faute d’un centime. L’une est la misère du peuple, l’autre celle des escrocs, des rois et des gens de talent. Je ne suis ni peuple, ni roi, ni escroc; peut-être n’ai-je pas de talent; ainsi je suis une exception. Mon nom m’ordonne peut-être de mourir plutôt que de mendier. Rassurez-vous, madame. Je suis riche aujourd’hui. – Je possède de la terre, tout ce qu’il m’en faut, lui dis-je en voyant sa physionomie prendre la froide expression qui se peint dans nos traits quand nous sommes surpris par des quêteuses de bonne compagnie. – Vous souvenez-vous 235du jour où vous avez voulu venir au Gymnase sans moi, croyant que je ne m’y trouverais pas?
Elle fit un signe de tête affirmatif.
– J’avais employé mon dernier écu pour aller vous y voir. Vous rappelez-vous la promenade que nous fîmes au Jardin des Plantes? Votre voiture me coûta toute ma fortune.
Là, je lui racontai mes sacrifices, je lui peignis ma vie, non pas comme je te la raconte aujourd’hui dans l’ivresse du vin, mais dans une noble ivresse de cœur. Ma passion déborda par des mots flamboyans, par des traits de sentiment, oubliés depuis, et que nul art, ni le souvenir lui-même ne saurait reproduire. Ce ne fut pas la narration sans chaleur d’un 236amour détesté; non, mon amour dans sa force, dans la beauté de son espérance, mon amour exalté m’inspira ces paroles qui projettent toute une vie, et répètent les cris d’une ame vivement déchirée. Mon accent fut celui des dernières prières faites par un mourant sur le champ de bataille. Elle pleura. Je m’arrêtai. Grand Dieu! Ses larmes étaient le fruit de cette émotion factice, achetée cent sous à la porte d’un théâtre.
– Si j’avais su… dit-elle.
– N’achevez pas, m’écriai-je. Je vous aime encore assez en ce moment pour vous tuer…
Elle voulut saisir le cordon de la sonnette. J’éclatai de rire.
– N’appelez pas, repris-je. Je vous laisserai paisiblement achever votre 237vie. Ce serait mal entendre la haine que de vous tuer! Non, non, ne craignez pas de violence. J’ai passé toute une nuit au pied de votre lit.
– Monsieur? dit-elle en rougissant.
Après ce premier mouvement donné à la pudeur que doit posséder toute femme, même la plus insensible, elle me jeta un regard méprisant et me dit: – Vous avez dû avoir bien froid?
– Croyez-vous, madame, que votre beauté me soit si précieuse, lui répondis-je en devinant les pensées qui l’agitaient. Votre figure était, pour moi, la promesse d’une ame plus belle encore que vous n’êtes belle. Eh! madame, les hommes qui ne voient que la femme dans une femme, peuvent acheter tous les soirs des oda238lisques dignes du sérail et se rendre heureux à bas prix! Mais j’étais ambitieux. Je voulais vivre cœur à cœur avec vous, avec vous qui n’avez pas de cœur. Je le sais maintenant. Si vous deviez être à un homme, je l’assassinerais. Mais non, vous l’aimeriez, et sa mort vous ferait peut-être de la peine! Combien je souffre! m’écriai-je.
– Si cela peut vous consoler, dit-elle en riant, je puis vous assurer que je n’appartiendrai à personne.
– Alors, repris-je en l’interrompant, vous insultez à Dieu même, et vous en serez punie! Un jour, couchée peut-être, sur un divan; ne pouvant supporter, ni le bruit, ni la lumière; condamnée à vivre dans une sorte de tombe, vous souffrirez 239des maux inouis; quand vous chercherez la cause de ces lentes et vengeresses douleurs, alors souvenez-vous des malheurs que vous avez si largement jetés sur votre passage! Ayant semé partout des imprécations, vous trouverez la haine au retour. Nous sommes les propres juges, les bourreaux d’une Justice qui règne ici-bas, et marche au-dessus de celle des hommes, au-dessous de celle de Dieu…
– Ah, ah! dit-elle en riant, je suis sans doute bien criminelle de ne pas vous aimer! Est-ce ma faute? Eh bien, non, je ne vous aime pas. Vous êtes un homme, cela suffit. Je me trouve heureuse d’être seule. Pourquoi changerais-je ma vie, égoïste si vous voulez, contre les ca240prices d’un maître? Le mariage est un sacrement en vertu duquel nous ne nous communiquons que des chagrins. Puis, les enfans m’ennuieraient. Ne vous ai-je pas loyalement prévenu de mon caractère. Pourquoi ne vous êtes-vous pas contenté de mon amitié? Je voudrais pouvoir vous consoler des peines que je vous ai causées, en ne devinant pas le compte de vos petits écus. J’apprécie l’étendue de vos sacrifices. Il n’y a que l’amour qui puisse payer votre dévouement, votre délicatesse; mais, je ne vous aime pas, et toute cette scène m’affecte désagréablement.
– Je sens combien je suis ridicule, pardonnez-moi, lui dis-je avec douceur, sans pouvoir retenir mes larmes. – Je vous aime assez, repris-je, 241pour écouter avec délices les cruelles paroles que vous prononcez. Oh! je voudrais pouvoir signer mon amour, de tout mon sang…
– Tous les hommes nous disent plus ou moins bien ces phrases classiques, reprit-elle en riant. Mais il paraît qu’il est très difficile de mourir à nos pieds, car je rencontre de ces morts-là partout. Il est minuit, je vous prie de me laisser coucher…
– Et dans deux heures vous vous écrierez: – Ah! mon Dieu! lui dis-je.
– Avant-hier! Oui, dit-elle en riant, je pensais à mon agent de change. J’avais oublié de lui faire convertir mes rentes de cinq en trois, et, dans la journée, le trois avait baissé.
Je la contemplais d’un œil étince242lant de rage. Ah! quelquefois un crime doit être tout un poème! Alors, je l’ai compris. Familiarisée sans doute avec les déclarations les plus passionnées, elle avait déjà oublié mes larmes et mes paroles.
– Épouseriez-vous un pair de France, lui demandai-je froidement.
– Peut-être, s’il était duc.
Je pris mon chapeau, je la saluai.
– Permettez-moi de vous accompagner jusqu’à la porte de mon appartement, dit-elle, en mettant une ironie perçante dans son geste, dans la pose de sa tête et dans son accent.
– Madame.
– Monsieur.
– Je ne vous verrai plus.
– Je l’espère, répondit-elle en inclinant la tête avec une impertinente expression.
243– Vous voulez être duchesse? repris-je animé par une sorte de frénésie que son geste alluma dans mon cœur. Vous êtes folle de titres et d’honneurs? Eh bien, laissez-vous seulement aimer par moi? Permettez à ma plume de ne parler, à ma voix de ne retentir que pour vous? Soyez le principe secret de ma vie, soyez mon étoile! Puis, ne m’acceptez pour époux que ministre, pair de France, duc. Je me ferai tout ce que vous voudrez que je sois!
– Vous avez, dit-elle en souriant, assez bien employé votre temps chez l’avoué. Vos plaidoyers ont de la chaleur.
– Tu as le présent, m’écriai-je, et moi l’avenir. Je ne perds qu’une femme et tu perds un nom, une fa244mille. Le temps est gros de ma vengeance. Tu rencontreras la laideur, là où je trouverai la gloire!
– Merci de la péroraison, dit-elle en retenant un bâillement et témoignant par son attitude le désir de ne me plus voir.
Ce mot m’imposa silence. Je lui jetai ma haine dans un regard et je m’enfuis, aimant toujours cette horrible femme. Voilà, mon cher, mes premières amours!
FIN DU DEUXIEME VOLUME.
DEUXIÈME PARTIE.
(SUITE.)
LA FEMME SANS CŒUR.
1Il fallait oublier Fœdora, me guérir de ma folie, reprendre ma studieuse solitude, ou mourir. Alors je m’imposai des travaux exorbitans: je voulus achever mes ouvrages. Pen2dant quinze jours je ne sortis pas de ma mansarde, et consumai toutes les nuits en de pâles et tristes études; mais, malgré mon courage et les inspirations de mon désespoir, je travaillais difficilement et par saccades. La muse avait fui. Je ne pouvais chasser le fantôme brillant et moqueur de Fœdora. Chacune de mes pensées couvait une autre pensée maladive; je ne sais quel désir, terrible comme un remords. J’imitai les anachorètes de la Thébaïde. Sans prier comme eux; comme eux, je vivais dans un désert, en creusant mon ame au lieu de creuser des rochers. Je me serais au besoin serré les reins avec une ceinture armée de pointes, afin de dompter la douleur morale, par une douleur physique. Un soir, Pauline pénétra dans ma cham3bre; et, d’une voix suppliante: – Vous vous tuez, me dit-elle, vous devriez sortir, aller voir vos amis.
– Ah! Pauline! votre prédiction était vraie. Fœdora me tue, je veux mourir. La vie m’est insupportable.
– Il n’y a donc qu’une femme dans le monde? dit-elle en souriant. Pourquoi mettez-vous des peines infinies dans une vie si courte?
Je regardais Pauline avec stupeur. Elle me laissa seul. Je ne m’étais pas aperçu de sa retraite. J’avais entendu sa voix, sans comprendre le sens de ses paroles.
Bientôt je fus obligé de porter le manuscrit de mes mémoires à mon entrepreneur de littérature. Préoccupé par ma passion, j’ignorais comment j’avais pu vivre sans argent, 4je savais seulement que les quatre cent cinquante francs qui m’étaient dus suffiraient à payer mes dettes. J’allai donc chercher mon or. Ce jour-là, je rencontrai Rastignac. Il me trouva changé, maigri.
– De quel hôpital sors-tu? me dit-il.
– Cette femme me tue, répondis-je. Je ne puis ni la mépriser ni l’oublier.
– Il vaut mieux la tuer, tu n’y songeras peut-être plus! s’écria-t-il en riant.
– J’y ai bien pensé, répondis-je. Mais si parfois, je rafraîchis mon ame par l’idée d’un crime, viol ou assassinat, et les deux ensemble même, je me trouve incapable de le commettre en réalité. La comtesse est un ad5mirable monstre. Puis, ne demanderait-elle pas grace?
– Elle est comme toutes les femmes que nous ne pouvons pas avoir, dit Rastignac en m’interrompant.
– Je suis fou, m’écriai-je. Je sens la folie rugir par momens dans mon cerveau: mes idées sont comme des fantômes, elles dansent devant moi, sans que je puisse les saisir. Je préfère la mort à cette vie. Aussi cherché-je avec conscience le meilleur moyen de terminer cette lutte. Il ne s’agit plus de la Fœdora vivante, de la Fœdora du faubourg Saint-Honoré, mais de ma Fœdora, de celle qui est là! dis-je en me frappant le front. Que penses-tu de l’opium?
– Bah! des souffrances atroces, répondit Rastignac.
6– L’asphyxie?
– Canaille!
– La Seine?
– Les filets et la Morgue sont bien sales.
– Un coup de pistolet?
– Et si tu te manques, tu restes défiguré. – Écoute, reprit-il. J’ai, comme tous les jeunes gens, médité sur les suicides. Qui de nous ne s’est pas, dans sa vie, tué deux ou trois fois. Je n’ai rien trouvé de mieux que d’user l’existence par le plaisir. Plonge-toi dans une dissolution profonde? ta passion, ou toi, vous y périrez. L’intempérance, mon cher, est la reine de toutes les morts. Ne commande-t-elle pas à l’apoplexie foudroyante? l’apoplexie est un coup de pistolet qui ne nous manque pas. Les or7gies nous prodiguent tous les plaisirs physiques; n’est-ce pas l’opium en petite monnaie? En nous forçant de boire à outrance, la débauche porte de mortels défis au vin; le tonneau de malvoisie du duc de Clarence n’a-t-il pas meilleur goût que tes bourbes de la Seine? Enfin, quand nous tombons noblement sous la table, n’est-ce pas une petite asphyxie périodique? Puis, si la patrouille nous ramasse, en restant étendus sur les lits froids des corps-de-garde, ne jouissons-nous pas des plaisirs de la Morgue, moins les ventres enflés, turgides, bleus, verts? – Ah! ah! reprit-il, ce long suicide n’est pas une mort d’épicier en faillite. Les négocians ont déshonoré la rivière; maintenant, ils se jettent à l’eau par spéculation et 8pour attendrir leurs créanciers. Moi, je tâcherais de mourir avec élégance. Si tu veux créer un nouveau genre de mort en te débattant ainsi contre la vie, je suis ton second. Je m’ennuie, je suis désappointé. Ma veuve me fait, du plaisir, un vrai bagne. D’ailleurs, j’ai découvert qu’elle a six doigts au pied gauche. Je ne puis pas vivre avec une femme qui a six doigts! Cela se saurait, et je deviendrais ridicule. Puis, elle n’a que dix-huit mille livres de rente! Sa fortune diminue et ses doigts augmentent. Au diable! En menant une vie enragée, peut-être trouverons-nous le bonheur par hasard.
Rastignac m’entraîna. Ce projet faisait briller de trop fortes séductions, il rallumait trop d’espérances, 9enfin, il avait une couleur trop poétique pour ne pas plaire à un poète.
– Et de l’argent? lui dis-je.
– N’as-tu pas quatre cent cinquante francs?
– Oui, mais je dois à mon tailleur, à mon hôtesse.
– Tu paies ton tailleur? Tu ne seras jamais rien, pas même ministre.
– Mais que pouvons-nous faire avec vingt louis?
– Aller au jeu.
Je frissonnai.
– Ah! reprit-il en s’apercevant de ma pruderie, tu veux te lancer dans ce que je nomme le Système dissipationnel, et tu as peur d’un tapis vert!
– Écoute, lui répondis-je, j’ai 10promis à mon père de ne jamais mettre le pied dans une maison de jeu. Non-seulement cette promesse est sacrée; mais j’éprouve même une sorte d’horreur invincible en passant devant un tripot; prends mes cent écus, et vas-y seul. Pendant que tu risqueras toute notre fortune, j’irai mettre mes affaires en ordre, et reviendrai t’attendre chez toi.
Voilà, mon cher, comment je me perdis. Il suffit à un jeune homme de rencontrer une femme qui ne l’aime pas, ou une femme qui l’aime trop, pour que toute sa vie soit dérangée. Le bonheur engloutit nos forces, comme le malheur éteint nos vertus! Revenu à mon hôtel Saint-Quentin, je contemplai long-temps la mansarde où j’avais mené la chaste 11vie d’un savant, une vie qui aurait été peut-être honorable, longue, et que je n’aurais pas dû quitter pour la vie passionnée qui m’entraînait dans un gouffre. Pauline me surprit dans une attitude mélancolique, et cette douce fille, ce génie familier, cet ange gardien me regarda silencieusement.
– Eh bien! dit-elle. Qu’avez-vous?
Je me levai froidement, et comptai l’argent que je devais à sa mère en y ajoutant le prix de mon loyer pour six mois. Elle m’examina avec une sorte de terreur.
– Je vous quitte, ma pauvre Pauline.
– Je l’ai deviné! s’écria-t-elle.
– Écoutez, ma chère enfant? je ne renonce pas à revenir ici. Gardez-12moi ma cellule pendant une demi-année. Si je ne suis pas de retour vers le quinze novembre, alors, Pauline, vous hériterez de moi. Ce manuscrit cacheté, dis-je en lui montrant un paquet de papiers, est la copie de mon grand ouvrage sur la Volonté. Vous le déposerez à la Bibliothèque du Roi. Quant à tout ce que je laisse ici… vous en ferez ce que vous voudrez.
Elle me jetait des regards qui pesaient sur mon cœur. Pauline était là comme une conscience vivante.
– Je n’aurai plus de leçons! dit-elle en me montrant le piano.
Je ne répondis pas.
– M’écrirez-vous?
– Adieu, Pauline.
Je l’attirai doucement à moi. Puis, sur son front d’amour, et vierge 13comme la neige qui n’a pas touché terre, je mis un baiser de frère, un baiser de vieillard. Elle se sauva. Je ne voulus pas voir madame Gaudin. Je mis ma clef à sa place habituelle et partis. En quittant la rue de Cluny, j’entendis derrière moi le pas léger d’une femme.
– Tenez, me dit Pauline, je vous avais brodé cette bourse, la refuserez-vous aussi?
Je crus apercevoir, à la lueur du réverbère, une larme dans les yeux de Pauline, et je soupirai. Poussés tous deux par la même pensée peut-être, nous nous séparâmes avec l’empressement de gens qui auraient voulu fuir la peste.
La vie de dissipation à laquelle je me vouais, apparut devant moi bi14zarrement exprimée par la chambre où j’attendais, avec une noble insouciance, le retour de Rastignac. Au milieu de la cheminée, s’élevait une pendule surmontée d’une Vénus accroupie sur sa tortue, et qui tenait entre ses bras un cigare à demi consumé. Des meubles élégans, présens de l’amour, étaient épars, et sans ordre. De vieilles chaussettes traînaient sur un voluptueux divan. Le comfortable fauteuil à ressorts dans lequel j’étais plongé portait des cicatrices comme un vieux soldat, il offrait aux regards ses bras déchirés, et montrait, incrustées sur son dossier, la pommade ou l’huile antique de toutes les têtes d’amis. L’opulence et la misère s’accouplaient naïvement dans le lit, sur les murs, partout. 15Vous eussiez dit les palais de Naples bordés de lazzaroni. C’était une chambre de joueur ou de mauvais sujet dont le luxe est tout personnel, qui vit de sensations, et des incohérences ne se soucie guère… Il y avait de la poésie dans ce tableau. La vie s’y dressait avec ses paillettes et ses haillons, soudaine, incomplète comme elle est réellement; mais vive, mais fantasque; espèce de halte où le maraudeur a pillé sa joie. Un Byron auquel manquaient des pages avait allumé la falourde du jeune homme qui risque au jeu cent francs et n’a pas une bûche, qui court en tilbury sans posséder une chemise saine et valide. Puis, le lendemain, une comtesse, une actrice ou l’écarté lui don16nent un trousseau de roi. Ici, la bougie était fichée dans le fourreau vert d’un briquet phosphorique; là gisait un portrait de femme, dépouillé de sa monture d’or cizelé. Comment un jeune homme naturellement avide d’émotions, renoncerait-il aux attraits d’une vie aussi riche d’oppositions, et qui lui donne les plaisirs de la guerre en temps de paix.
J’étais presque assoupi quand, d’un coup de pied, Rastignac enfonça la porte de sa chambre, et s’écria: – Victoire! victoire! nous pourrons mourir à notre aise.
Il me montra son chapeau plein d’or, le mit sur la table, et nous dansâmes autour comme deux Cannibales ayant une proie à manger, 17hurlant, trépignant, sautant, nous donnant des coups de poing à tuer un rhinocéros, et chantant à l’aspect de tous les plaisirs du monde contenus, pour nous, dans ce chapeau.
– Douze mille francs, répétait Rastignac en ajoutant quelques billets de banque au tas d’or. À d’autres, cet argent suffirait pour vivre; mais nous suffira-t-il pour mourir? Oh! oui! nous expirerons dans un bain d’or. Hourra!
Et nous cabriolâmes derechef. Enfin nous partageâmes en frères, pièce à pièce, en commençant par les doubles napoléons, allant des grosses pièces aux petites, et distillant notre joie, en disant long-temps: – À toi… – À moi…
– Oh! nous ne dormirons pas, s’é18cria Rastignac. – Joseph, du punch? Puis, jetant de l’or à son fidèle domestique: – Voilà ta part, dit-il. Enterre-toi si tu peux?
Le lendemain, j’achetai des meubles chez Lesage, je louai l’appartement où tu m’as connu, rue Taitbout, et je chargeai le meilleur tapissier de le décorer. J’eus une voiture et des chevaux. Alors, je me lançai dans un tourbillon de plaisirs creux et réels tout à la fois. Je jouais, je gagnais et perdais tour à tour d’énormes sommes, mais au bal, chez nos amis, jamais dans les maisons de jeu, pour lesquelles je conservai ma sainte et primitive horreur. Insensiblement je me fis des amis. Je dus leur attachement soit à des querelles, soit à cette facilité confiante avec laquelle 19nous nous livrons nos secrets en nous avilissant ensemble; mais peut-être aussi, ne nous accrochons-nous bien que par nos vices? Puis je hasardai quelques compositions littéraires. Elles me valurent des complimens, parce que les grands hommes de la littérature marchande, ne voyant point en moi de rival à craindre, me vantèrent, moins sans doute pour mon mérite personnel que pour chagriner celui de leurs camarades. Enfin je devins un viveur, pour me servir de l’expression pittoresque consacrée par votre langage d’orgie. Je mettais de l’amour-propre à me tuer promptement, à écraser les plus gais compagnons par ma verve et par ma puissance. J’étais toujours frais, élégant. Je passais, 20dit-on, pour spirituel, et rien ne trahissait en moi cette épouvantable existence, qui fait, d’un homme, un entonnoir, un appareil à chyle, un cheval de luxe. Bientôt la débauche m’apparut dans toute la majesté de son horreur, et je la compris! Certes, les hommes sages et rangés qui étiquettent des bouteilles pour leurs héritiers ne peuvent guère concevoir ni la théorie de cette large vie, ni son état normal. En ferez-vous adopter la poésie aux gens de province, pour lesquels l’opium et le thé, si prodigues de délices, ne sont encore que deux médicamens? À Paris même, dans cette capitale de la pensée, ne se rencontre-t-il pas des sybarites incomplets? Inhabiles à supporter l’excès du plaisir, ne s’en vont-ils pas fatigués après 21une orgie, comme le sont ces bons bourgeois qui, après avoir entendu quelque nouvel opéra de Rossini, condamnent la musique? Ne renoncent-ils pas à cette vie, comme un homme sobre, qui ne veut plus manger de pâtés de Ruffec, parce que le premier lui a donné une indigestion? Mais la débauche est certainement un art comme la poésie. Elle veut des ames fortes. Pour en saisir les mystères, pour en savourer les beautés, un homme doit, en quelque sorte, faire de consciencieuses études. Comme toutes les sciences, elle est d’abord repoussante, épineuse. D’immenses obstacles environnent les grands plaisirs de l’homme, non ses jouissances de détail, mais les systèmes qui érigent en habitudes ses sensations les plus rares, 22les résument, les lui fertilisent en lui créant une vie dramatique dans sa vie, en nécessitant une exorbitante, une prompte dissipation de ses forces. La Guerre, le Pouvoir, les Arts, sont des corruptions mises aussi loin de la portée humaine, aussi profondes que l’est la débauche, et toutes sont de difficile accès; mais quand une fois l’homme est monté à l’assaut de ces grands mystères, ne marche-t-il pas dans un monde nouveau. Les généraux, les ministres, les artistes sont tous plus ou moins portés vers la dissolution par le besoin d’opposer de violentes distractions à leur existence si fort en dehors de la vie commune. Après tout, la guerre est la débauche du sang, comme la politique est celle des intérêts: tous les excès sont frères. 23Ces monstruosités sociales possèdent la puissance des abîmes; elles nous attirent comme Moscou appelait Napoléon; elles donnent des vertiges; elles fascinent; et nous voulons en voir le fond sans savoir pourquoi. Il y a peut-être la pensée de l’infini dans ces précipices, ou quelque grande flatterie pour l’homme. Alors n’intéresse-t-il pas tout à lui-même? Pour contraster avec le paradis de ses heures studieuses, avec les délices de la conception, l’artiste, bientôt fatigué, demande, soit, comme Dieu, le repos du dimanche, soit les voluptés de l’enfer, afin d’opposer le travail des sens au travail de ses facultés. Le délassement de lord Byron ne pouvait pas être le boston babillard qui charme un 24rentier; poëte, il voulait la Grèce à jouer contre Mahmoud. En guerre, l’homme devient un ange exterminateur, il est le bourreau, mais un bourreau gigantesque. Eh! ne faut-il pas des enchantemens bien extraordinaires pour nous faire accepter ces atroces douleurs, ennemies de notre frêle enveloppe, et qui entourent les passions comme d’une enceinte épineuse? S’il se roule convulsivement et souffre une sorte d’agonie après avoir abusé du tabac, le fumeur n’a-t-il pas assisté, je ne sais en quelles régions, à de délicieuses fêtes? Sans se donner le temps d’essuyer ses pieds qui trempent le sang jusqu’à la cheville, l’Europe n’a-t-elle pas sans cesse recommencé la guerre? L’homme en masse a-t-il donc aussi son ivresse, comme 25la nature a ses accès d’amour! Pour l’homme privé, pour le Mirabeau inutile, ou qui, végétant, par un règne paisible, aspire à des tempêtes, la débauche comprend tout. Elle est une perpétuelle étreinte de toute la vie, ou mieux, un duel avec une puissance inconnue, avec un monstre. D’abord, le monstre épouvante. Il faut l’attaquer par les cornes. Ce sont des fatigues inouïes. La nature vous a donné je ne sais quel estomac étroit ou paresseux? vous le domptez, vous l’élargissez; vous apprenez à porter le vin; vous apprivoisez l’ivresse; vous passez les nuits sans sommeil, vous vous faites enfin un tempérament de colonel de cuirassiers, en vous créant vous-même une seconde fois, comme pour fronder Dieu! Quand l’homme 26s’est ainsi métamorphosé; quand, vieux soldat, le néophyte a façonné son ame à l’artillerie, ses jambes à la marche; alors, sans appartenir au monstre, mais sans savoir, entre eux, quel est le maître, ils se roulent l’un l’autre, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, dans une sphère où tout est merveilleux, où s’endorment les douleurs de l’ame, où revivent seulement des fantômes d’idées. Déjà cette lutte atroce est devenue nécessaire. Réalisant ces fabuleux personnages qui, selon les légendes, ont vendu leur ame au diable pour en obtenir la puissance de mal faire; le dissipateur a troqué sa mort contre toutes les jouissances de la vie; mais abondantes, mais fécondes! Au lieu de couler long-temps entre deux ri27ves monotones, au fond d’un Comptoir ou d’une Étude, l’existence bouillonne et fuit comme un torrent. Enfin la débauche est sans doute au corps ce que sont à l’ame les plaisirs mystiques. L’ivresse vous plonge en des rêves dont les fantasmagories sont aussi curieuses que peuvent l’être celles de l’opium. Vous avez des heures ravissantes comme les caprices d’une jeune fille: ce sont des causeries délicieuses avec des amis; puis, des mots qui peignent toute une vie, des joies franches et sans arrière-pensée, des voyages sans fatigue, des poèmes déroulés en quelques phrases. La brutale satisfaction de la bête, au fond de laquelle la science a été chercher une ame, est suivie de torpeurs enchanteresses 28après lesquelles soupirent les hommes d’intelligence. Ne sentent-ils pas tous la nécessité d’un repos absolu, complet, et la débauche n’est-elle pas une sorte d’impôt que leur génie paie au Mal? Vois-les tous! S’ils ne sont pas voluptueux, la nature les fait chétifs. Moqueuse ou jalouse, une puissance leur vicie l’ame ou le corps pour neutraliser les efforts de leurs talens. Pendant ces heures avinées, les hommes et les choses comparaissent devant vous, vêtus de vos livrées. Roi de la création, vous la transformez à vos souhaits. Puis à travers ce délire perpétuel, le jeu vous verse, à votre gré, son plomb fondu dans les veines. Enfin, un jour, vous appartenez au monstre! Alors, vous avez, comme je l’eus, 29un réveil enragé: l’Impuissance assise à votre chevet. Vieux guerrier, une phthisie vous dévore; diplomate, un anévrisme suspend dans votre cœur la mort à un fil; moi, c’était peut-être une pulmonie qui était venue me dire: «Partons!» comme jadis à l’artiste, à Raphaël d’Urbin, tué par quelque excès d’amour. Voilà comme j’ai vécu! J’arrivais ou trop tôt ou trop tard dans la vie du monde; sans doute, ma force y eût été dangereuse si je ne l’avais amortie ainsi. L’univers n’a-t-il pas été guéri d’Alexandre par la coupe d’Hercule, à la fin d’une orgie! Enfin à certaines destinées trompées, il faut le ciel ou l’enfer, la débauche ou l’hospice du mont Saint-Bernard. Tout-à-l’heure je n’avais pas le courage de 30moraliser ces deux créatures, dit-il en montrant Euphrasie et Aquilina. N’étaient-elles pas mon histoire personnifiée, une image de ma vie? Je ne pouvais guère les accuser, elles m’apparaissaient comme des juges!
Au milieu de ce poème vivant, au sein de cette étourdissante maladie, j’eus cependant deux crises bien fertiles en âcres douleurs. D’abord, quelques jours après m’être jeté, comme Sardanapale, dans mon bûcher, je rencontrai Fœdora sous le péristyle des Bouffons. Nous attendions nos voitures. – Ah! ah! je vous retrouve encore en vie! Ce mot était la traduction de son sourire, des malicieuses et sourdes paroles qu’elle dit à son sigisbé. Elle lui racontait sans doute mon histoire, en jugeant mon amour 31comme un amour vulgaire. Elle applaudissait à sa fausse perspicacité. Oh! mourir pour elle, l’adorer encore, la voir dans mes excès, dans mes ivresses, dans le lit des courtisanes; et me sentir victime de sa plaisanterie quand je périssais sa victime! Ne pas pouvoir déchirer ma poitrine et y fouiller mon amour pour le jeter à ses pieds.
Enfin, j’épuisai facilement mon trésor. Mais trois années de régime m’avaient constitué la plus robuste de toutes les santés, et le jour où je me trouvai sans argent, je me portais à merveille. Alors, pour continuer de mourir, je signai des lettres de change à courte échéance. Puis le jour du paiement arriva. Cruelles émotions! et comme elles font vivre de 32jeunes cœurs! Ah! je n’étais pas fait pour vieillir encore! Mon ame était toujours jeune, vivace et verte. Ma première dette ranima toutes mes vertus, qui vinrent à pas lents et m’apparurent tristes et désolées: je sus transiger avec elles comme avec ces vieilles tantes qui commencent par nous gronder, et finissent en nous consolant, en nous donnant des larmes et de l’argent. Plus sévère, mon imagination me montrait mon nom voyageant, de ville en ville, dans les places de l’Europe. Or, notre nom, c’est nous-même! a dit M. Eusèbe Salverte. Après des courses vagabondes, j’allais, comme le double d’un Allemand, revenir à mon logis, d’où je n’étais pas sorti, pour me réveiller moi-même en sursaut. Ces hommes 33de la banque, ces remords commerciaux, vêtus de gris, portant la livrée de leur maître, une plaque d’argent! jadis, je les voyais avec indifférence quand ils allaient par les rues de Paris; mais aujourd’hui, je les haïssais par avance. Un matin, l’un d’eux ne viendrait-il pas me demander raison des onze lettres que j’avais griffonnées ? Ma signature valait 3,000 francs, et je ne les valais pas moi-même! Les huissiers, aux faces insouciantes à tous les désespoirs, même à la mort, se levaient devant moi, comme les bourreaux qui disent à un condamné: – Voici trois heures et demie qui sonnent. Leurs clercs avaient le droit de s’emparer de moi, de griffonner mon nom, de le salir, de s’en moquer. JE DEVAIS! Devoir, c’est, peut 34être, ne plus s’appartenir? D’autres hommes ne pouvaient-ils pas me demander compte de ma vie? pourquoi j’avais mangé des puddings à la chipolata, pourquoi je buvais à la glace? pourquoi je dormais, marchais, pensais, m’amusais, sans les payer? Au milieu d’une poésie, au sein d’une idée, ou à déjeûner, entouré d’amis, de joie, de douces railleries, je pouvais voir entrer un monsieur en habit marron, tenant à la main un chapeau râpé. Ce monsieur sera ma dette, ce sera ma lettre de change, un spectre qui flétrira tout. Il faudra quitter la table pour aller lui parler. Enfin, il m’enlèvera ma gaîté, ma maîtresse, tout, jusqu’à mon lit. Le remords est plus tolérable, il ne nous met ni dans la rue ni à Sainte-Pélagie; il ne 35nous plonge pas dans cette exécrable sentine de vice et d’infamie, il ne nous jette qu’à l’échafaud, et le bourreau ennoblit! Au moment de notre supplice, tout le monde croit à notre innocence; tandis qu’on ne laisse pas une vertu au débauché sans argent! Puis ces dettes à deux pattes, habillées de drap vert, portant des lunettes bleues ou des parapluies multicolores; ces dettes incarnées avec lesquelles nous nous trouvons face à face au coin d’une rue, au moment où nous sourions, ces gens allaient avoir l’horrible privilége de dire:— «M. de Valentin me doit et ne me paie pas. Je le tiens. Ah! ah! qu’il n’ait pas l’air de me faire mauvaise mine!» Il faut saluer nos créanciers, les saluer avec grace. – «Quand me paierez-vous?» 36disent-ils. Et nous voilà dans l’obligation de mentir, d’implorer un autre homme, pour de l’argent! de nous courber devant un sot assis sur sa caisse; de recevoir son froid regard, son regard de sangsue, aussi odieux qu’un soufflet; de subir sa morale de Barême, sa crasse ignorance. Une dette est une œuvre d’imagination qu’ils ne comprennent pas. Il faut être entraîné, subjugué, pour s’endetter; eux, rien ne les subjugue, rien de généreux ne les entraîne. Ils vivent dans l’argent, ne connaissent que l’argent. J’avais horreur de l’argent. Enfin la lettre de change peut se métamorphoser en vieillard chargé de famille, flanqué de vertus. Je devrais peut-être à un vivant tableau de Greuze, à un paralytique environné 37d’enfans, à la veuve d’un soldat, qui me tendront des mains suppliantes. Ce sont de terribles créanciers! Ne faut-il pas pleurer avec eux? Puis, quand nous les avons payés, nous leur devons encore des secours. La veille de l’échéance, je m’étais couché dans ce calme faux des gens qui dorment avant leur exécution, avant un duel: ils se laissent toujours bercer par une menteuse espérance. Mais en me réveillant, quand je fus de sang-froid, que je sentis mon ame emprisonnée dans le porte-feuille d’un banquier, couchée sur des états, écrite à l’encre rouge, mes dettes jaillirent partout comme des sauterelles. Elles étaient dans ma pendule, sur mes fauteuils, ou incrustées dans les meubles dont je me servais avec le 38plus de plaisir. Devenus la proie des harpies du Châtelet, ces doux esclaves matériels allaient donc être enlevés par des recors, et brutalement jetés sur la place! Ah! ma dépouille, c’était encore moi-même. La sonnette de mon appartement retentissait dans mon cœur; elle me frappait où l’on doit frapper les rois, à la tête. C’était un martyre, sans le ciel pour récompense. Oui, pour un homme libre, généreux, une dette, c’est l’enfer; mais l’enfer avec des huissiers et des agens d’affaires; une dette impayée, c’est la bassesse, un commencement de friponnerie, et pis que tout cela, un mensonge! Elle ébauche des crimes, elle engendre l’échafaud.
Mes lettres de change furent pro39testées; mais trois jours après je les payai; voici comment. Un spéculateur vint me proposer de lui vendre l’île que je possédais dans la Loire, et où était le tombeau de ma mère. J’acceptai. En signant le contrat chez le notaire de mon acquéreur, je sentis, au fond de l’étude obscure, une fraîcheur semblable à celle d’une cave dont on aurait ouvert la porte. Je frissonnai en reconnaissant le même froid humide dont je fus saisi sur le bord de la fosse où j’avais enseveli mon père. J’accueillis ce hasard comme un funeste présage. Il me semblait entendre la voix de ma mère et voir son ombre; puis, je ne sais quelle puissance faisait retentir vaguement mon propre nom dans mon oreille, au milieu d’un bruit de cloches! Le 40prix de mon île me laissa, toutes dettes payées, deux mille francs. Certes, j’eusse pu revenir à la paisible existence du savant, retourner à ma mansarde, après avoir expérimenté la vie, y revenir la tête pleine d’observations immenses, et jouissant déjà d’une espèce de réputation. Mais Fœdora n’avait pas lâché sa proie. Nous nous étions souvent trouvés en présence. Je l’écrasais par mon luxe, je lui faisais corner mon nom aux oreilles par ses amans étonnés de mon esprit, de mes chevaux, de mes succès, de mes équipages. Elle restait froide et insensible à tout, même à cette horrible phrase: – Il se tue pour vous! dite par Rastignac. Je chargeais le monde entier de ma vengeance, mais je n’étais pas heureux! En creusant ainsi la vie jus41qu’à la fange, j’avais toujours senti davantage les délices d’un amour partagé; j’en poursuivais le fantôme à travers les hasards de mes dissipations, au sein des orgies; et, pour mon malheur, j’étais trompé dans mes belles croyances, j’étais puni de mes bienfaits par l’ingratitude, récompensé de mes fautes par mille plaisirs. Sinistre philosophie, mais vraie pour le débauché! Enfin, Fœdora m’avait communiqué la lèpre de sa vanité. En sondant mon ame,je la trouvai gangrenée, pourrie. Le démon m’avait imprimé son ergot sur le front. Je sentais qu’il m’était désormais impossible de me passer des tressaillemens continuels d’une vie à tout moment risquée, et des exécrables raffinemens de la richesse. 42Riche à millions, j’aurais toujours joué, mangé, couru. Je ne voulais plus rester seul avec moi-même. J’avais besoin de courtisanes, de faux amis, de vin, de bonne chère pour m’étourdir. Tous les liens qui attachent un homme à la famille étaient brisés en moi pour toujours. Galérien du plaisir, je devais accomplir ma destinée de suicide. Pendant les derniers jours de ma fortune, je fis des excès incroyables, mais chaque matin, la Mort me rejetait dans la vie. Semblable à un rentier viager, j’aurais pu passer tranquillement dans un incendie. Enfin, je me trouvai seul avec une pièce de vingt francs. Alors je me souvins du bonheur de Rastignac…
– Hé! hé! s’écria Raphaël qui 43pensa tout à coup à son talisman et tira la peau de chagrin de sa poche.
Soit que, fatigué des luttes de cette longue journée, il n’eût plus la force de gouverner son intelligence dans les flots de vin et de punch; soit qu’exaspéré par l’image de sa vie, il se fût insensiblement enivré par le torrent de ses paroles, Raphaël s’anima, s’exalta comme un homme complètement privé de raison.
– Au diable la mort! cria-t-il en brandissant la peau. Je veux vivre maintenant! Je suis riche. J’ai toutes les vertus. Rien ne me résistera. Qui ne serait pas bon quand on peut tout? Hé! hé! Ohé! J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, je les aurai. Saluez-moi, pourceaux qui 44vous vautrez sur ces tapis comme sur du fumier? Vous m’appartenez, fameuse propriété! Je suis riche, je peux vous acheter, tous, même le député qui ronfle là. Allons, canaille de la haute société, bénissez-moi! Je suis pape!
En ce moment, les exclamations de Raphaël, jusque là couvertes par la basse-taille de tous les ronflemens, furent entendues soudain. Presque tous les dormeurs se réveillèrent en criant, ils virent l’interrupteur mal assuré sur ses jambes, et maudirent sa bruyante ivresse par un concert de juremens.
– Taisez-vous! reprit Raphaël. Chiens! à vos niches. Émile, j’ai des trésors, je te donnerai des cigares de la Havane.
45– Je t’entends, répondit le poète, Fœdora ou la mort! Va ton train! Cette sucrée de Fœdora t’a trompé. Toutes les femmes sont filles d’Ève. Ton histoire n’est pas du tout dramatique.
– Ah! tu dormais, sournois?
– Non! Fœdora ou la mort, j’y suis!
– Réveille-toi, s’écria Raphaël en frappant Émile avec la peau de chagrin comme s’il voulait en tirer du fluide électrique.
– Tonnerre, dit Émile en se levant et en saisissant Raphaël à bras-le-corps, mon ami, tu es impoli. Songe donc que tu es avec des femmes.
– Je suis millionnaire.
– Si tu n’es pas millionnaire, tu es bien certainement ivre.
– Ivre du pouvoir. Je peux te tuer! 46Silence, je suis Néron! je suis Nabuchodonosor!
– Mais, Raphaël, nous sommes en mauvaise compagnie; et tu devrais, par dignité, rester silencieux.
– Ma vie a été un trop long silence. Maintenant, je vais me venger du monde entier. Je ne m’amuserai pas à dissiper de vils écus, j’imiterai, je résumerai mon époque en consommant des vies humaines et des intelligences, des ames. Voilà un luxe qui n’est pas mesquin: c’est l’opulence de la peste! Je lutterai de pouvoir avec la fièvre jaune, bleue, verte, avec les armées, les échafauds! Je puis avoir Fœdora; mais, non, je n’en veux pas, de Fœdora, c’est ma maladie, Fœdora, je meurs de Fœdora! Au diable, Fœdora!
47– Si tu continues à crier, je t’emporte dans la salle à manger.
– Vois-tu cette peau? c’est le testament de Salomon! Il est à moi Salomon, ce petit cuistre de roi! J’ai l’Arabie, Pétrée encore, à moi. L’univers? à moi. Tu es à moi, si je veux! Ah! si je veux, prends garde? Je peux acheter toute ta boutique de poésie, tes hémistiches, tu seras mon valet. Tu me feras des couplets et tu régleras mon papier. Valet! valet, cela veut dire: Il se porte bien!
À ce mot, Émile emporta Raphaël dans la salle à manger.
– Eh bien! oui, mon ami, lui dit-il, je suis ton valet. Mais, comme tu vas être rédacteur en chef d’un journal, tais-toi? sois décent, par considération pour moi? M’aimes-tu?
48– Si je t’aime! Tu auras des cigares de la Havane, avec cette peau. Toujours la peau! mon ami, la peau souveraine! Excellent topique, je peux guérir les cors. As-tu des cors? je te les ôte.
– Jamais je ne l’ai vu si stupide.
– Stupide, mon ami? Non. Cette peau se rétrécit quand j’ai un désir… C’est une antiphrase. Le brachmane, car il se trouve un brachmane là-dessous! le brachmane donc, était un goguenard, parce que les désirs, vois-tu? doivent étendre…
– Eh bien! oui.
– Je te dis…
– Oui, cela est très vrai, je pense comme toi. Le désir étend…
– Je te dis, la peau!
– Oui.
49– Tu ne me crois pas. Je te connais, mon ami? tu es menteur comme un roi.
– Comment veux-tu que j’adopte les divagations de ton ivresse?
– Je te parie, puisque je peux te le prouver. Prenons la mesure.
– Allons, il ne s’endormira pas, s’écria Émile en voyant Raphaël occupé à fureter dans la salle à manger.
Valentin, animé d’une adresse de singe, grace à cette singulière lucidité dont les phénomènes contrastent parfois chez les ivrognes avec les obtuses visions de l’ivresse, sut trouver une écritoire et une serviette, en répétant toujours: – Prenons la mesure! Prenons la mesure.
– Eh bien, oui! reprit Émile, prenons la mesure!
50Les deux amis étendirent la serviette, sur laquelle ils superposèrent la Peau de chagrin. Émile, dont la main semblait être plus assurée que ne l’était celle de Raphaël, décrivit à la plume, par une ligne d’encre, les contours du talisman, pendant que son ami lui disait: – J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, n’est-il pas vrai? Eh bien, quand je les aurai, tu verras la diminution de tout mon chagrin.
– Oui, maintenant dors. Veux-tu que je t’arrange sur ce canapé? Allons, es-tu bien?
– Oui, mon nourrisson des muses. Tu m’amuseras, tu chasseras mes mouches! Tu as été l’ami du malheur, tu as le droit d’être l’ami du pouvoir. Aussi, je te donnerai des ci… ga… res… de la Hav…
51– Allons, cuve ton or, millionnaire.
– Toi, cuve tes hémistiches. Bonsoir! Dis donc bonsoir à Nabuchodonosor? Amour! À boire! France… gloire et riche… Riche…
Bientôt les deux amis s’endormirent, en unissant leurs ronflemens à la musique dont les salons retentissaient. Concert inutile! Les bougies s’éteignirent, une à une, en faisant éclater leurs bobèches de cristal. Puis, la nuit enveloppa d’un crêpe cette longue orgie, dans laquelle le récit de Raphaël avait été comme une orgie de paroles, de mots sans idées, et d’idées auxquelles les expressions avaient souvent manqué.
Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva, bâillant, fatiguée, 52et les joues marbrées par les empreintes du tabouret en velours peint sur lequel sa tête avait reposé. Euphrasie, réveillée par le mouvement de sa compagne, se dressa tout à coup en jetant un cri rauque. Sa jolie figure, si blanche, si fraîche, la veille, était jaune et pâle comme celle d’une fille allant à l’hôpital. Insensiblement les convives se remuèrent en poussant des gémissemens sinistres. Ils se sentirent les bras et les jambes tout raidis, et mille fatigues diverses les accablèrent à leur réveil. Un valet vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des salons. L’assemblée se trouva bientôt tout entière sur pied, rappelée à la vie par les chauds rayons du soleil qui semblait avoir l’éclat d’une trom53pette, en pétillant sur les têtes des dormeurs. Les mouvemens du sommeil ayant brisé l’élégant édifice de leurs coiffures ou frippé leurs toilettes, les femmes, frappées par l’éclat du jour, présentèrent un hideux spectacle. Leurs cheveux pendaient sans grace, leurs physionomies avaient changé d’expression, et leurs yeux si brillans étaient ternis par la lassitude. Les teints bilieux qui jettent tant d’éclat aux lumières faisaient horreur; les figures lymphatiques, si blanches, si molles, quand elles sont reposées, étaient devenues vertes; les bouches naguère délicieuses et rouges, maintenant sèches et blanches, portaient les honteux stigmates de l’ivresse. Les hommes reniaient leurs maîtresses 54nocturnes à les voir ainsi décolorées, cadavéreuses comme des fleurs écrasées dans une rue après le passage des processions; mais ces hommes dédaigneux étaient plus horribles encore. Vous eussiez frémi de voir ces faces humaines, aux yeux caves et cernés qui semblaient ne rien voir, engourdies par le vin, hébétées par un sommeil gêné, plus fatigant que réparateur. Ces visages hâves, où paraissaient à nu tous les appétits physiques sans la poésie dont notre ame les décore, avaient je ne sais quoi de féroce et de froidement bestial. Ce réveil du vice sans vêtemens et sans fard, ce squelette du Mal, tout déguenillé, froid, vide et privé des sophismes de l’esprit, ou des enchantemens du luxe, épouvanta ces intrépides 55athlètes, quelque habitués qu’ils fussent à lutter avec la débauche. Artistes et courtisanes gardèrent le silence, en examinant d’un œil hagard le désordre de l’appartement où tout avait été dévasté, ravagé par le feu des passions. Puis, un rire satirique s’éleva tout à coup lorsque le banquier, entendant le râle sourd de ses hôtes, essaya de les saluer par une grimace. Son visage en sueur et sanguinolent fit planer sur cette scène infernale l’image du crime sans remords. Le tableau fut complet. C’était la vie fangeuse, au sein du luxe; un horrible mélange des pompes et des misères humaines; le réveil de la débauche quand, de ses mains fortes, elle a pressé tous les fruits de la vie pour ne laisser autour d’elle que d’ignobles 56débris ou des mensonges auxquels elle ne croit plus. Vous eussiez dit la Mort souriant au milieu d’une famille pestiférée. Plus de parfums, plus de lumières étourdissantes, plus de gaîté, plus de désirs; mais le dégoût avec ses odeurs nauséabondes et sa poignante philosophie; puis, le soleil, éclatant comme la vérité; puis, un air pur comme la vertu, qui contrastaient avec une atmosphère chaude, chargée de miasmes, les miasmes d’une orgie! Malgré leur habitude du vice, quelques-unes de ces jeunes filles pensèrent à leur réveil d’autrefois; quand, innocentes et pures, elles entrevoyaient, par leurs croisées champêtres, ornées de chèvre-feuilles et de roses, un frais paysage, enchanté par les joyeuses roulades de 57l’alouette, vaporeusement illuminé par les lueurs de l’aurore et paré des fantaisies de la rosée. D’autres se peignirent le déjeûner de la famille, la table autour de laquelle riaient innocemment les enfans et le père, où tout respirait un charme indéfinissable, où les mets étaient simples comme les cœurs. Un artiste songeait à la paix de son atelier, à sa chaste statue, au gracieux modèle qui l’attendait. Un jeune homme, se souvenant du procès d’où dépendait le sort d’une famille, pensait à la transaction importante qui réclamait sa présence. Le savant regrettait son cabinet où l’appelait un noble ouvrage. Presque tous se plaignaient d’eux-mêmes. En ce moment, Émile, frais et rose comme le plus joli des 58commis-marchands d’une boutique en vogue, apparut en riant.
– Vous êtes plus laids que des records, s’écria-t-il. Vous ne pourrez rien faire aujourd’hui; la journée est perdue; m’est avis de déjeûner.
À ces mots, le Banquier sortit pour donner des ordres. Les femmes allèrent, languissamment, rétablir le désordre de leurs toilettes devant les glaces. Chacun se secoua. Les plus vicieux prêchèrent les plus sages. Les courtisanes se moquèrent de ceux qui paraissaient ne pas se trouver de force à continuer ce rude festin. En un moment, ces spectres s’animèrent, formèrent des groupes, s’interrogèrent et sourirent. Quelques valets habiles et lestes remirent promptement les meubles et chaque 59chose en sa place. Un déjeûner splendide fut servi. Les convives se ruèrent alors dans la salle à manger. Là, si tout porta l’empreinte ineffaçable des excès de la veille, au moins y eut-il trace d’existence et de pensée comme dans les dernières convulsions d’un mourant. C’était le convoi du mardi gras, espèce de saturnale enterrée par des masques fatigués de leurs danses, ivres de l’ivresse, et voulant convaincre le plaisir d’impuissance pour ne pas s’avouer la leur. Au moment où cette intrépide assemblée borda la table du capitaliste, le notaire, qui, la veille, avait disparu prudemment après le dîner, pour finir son orgie dans le lit conjugal, montra sa figure officieuse sur laquelle errait un doux 60sourire. Il semblait avoir deviné quelque succession à déguster, à partager, à inventorier, à grossoyer, une succession pleine d’actes à faire, grosse d’honoraires, aussi juteuse que le filet tremblant dans lequel l’amphitryon plongeait alors son couteau.
– Oh! oh! nous allons déjeuner par-devant notaire, s’écria le vaudevilliste.
– Vous arrivez à propos pour coter et parapher toutes ces pièces, lui dit le banquier en lui montrant le festin.
– Il n’y a pas de testament à faire, mais pour des contrats de mariage, peut-être! dit le savant qui, pour la première fois depuis un an, s’était supérieurement marié.
61– Oh! oh!…
– Ah! ah!…
– Un instant, répliqua le notaire assourdi par un chœur de mauvaises plaisanteries, je viens ici pour affaire sérieuse. J’apporte six millions à l’un de vous.
Silence profond.
– Monsieur, dit-il en s’adressant à Raphaël, qui, dans ce moment, s’occupait, sans cérémonie, à s’essuyer les yeux avec un coin de sa serviette, madame votre mère n’était-elle pas une demoiselle O’Flaharty?
– Oui, répondit Raphaël assez machinalement, Barbe-Marie-Charlotte, née à Tours.
– Avez-vous ici, reprit le notaire, votre acte de naissance et celui de madame de Valentin?
62– Je le crois.
– Eh bien! Monsieur, vous êtes seul et unique héritier du major Martin O’Flaharty, décédé en août 1828, à Calcutta.
– Bravo, le major! cria le jugeur.
– Le major ayant disposé, par son testament, de plusieurs sommes en faveur de quelques établissemens publics, sa succession a été réclamée à la Compagnie des Indes par le gouvernement français, reprit le notaire. Or, elle est en ce moment claire, palpable, liquide; et depuis quinze jours, je cherchais infructueusement les ayant-cause de la demoiselle Barbe-Marie-Charlotte O’Flaharty, lorsque hier à table…
En ce moment, Raphaël se leva soudain, en laissant échapper le mou63vement brusque d’un homme qui reçoit une blessure. Il y eut comme une acclamation silencieuse, car le premier sentiment des convives fut dicté par une sourde et cruelle envie. Tous les yeux se tournèrent vers lui comme autant de flammes. Puis, un murmure, semblable à celui d’un parterre qui se courrouce, une rumeur d’émeute commença, grossit, et chacun dit un mot pour saluer cette fortune immense apportée par le notaire. Rendu à toute sa raison par la brusque obéissance du Sort, Raphaël étendit promptement sur la table la serviette avec laquelle il avait naguère mesuré la Peau de chagrin. Sans rien écouter, il y superposa le talisman et frissonna violemment en voyant une assez grande 64distance entre le contour tracé sur le linge et celui de la peau.
– Hé bien! qu’a-t-il donc? s’écria le banquier.
– Soutiens-le, Chatillon, dit un peintre à Émile. La joie va le tuer.
Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la figure flétrie de cet héritier; ses traits se contractèrent; les saillies de son visage blanchirent; les creux en devinrent sombres; le masque, livide; et les yeux, fixes. Il voyait la MORT. Ce banquier splendide, entouré de courtisanes fanées, de visages rassasiés, cette agonie de la joie, était une vivante image de sa vie. Il regarda trois fois le talisman qui jouait à l’aise dans les impitoyables lignes imprimées sur la serviette; il essayait de douter; mais 65un clair pressentiment anéantissait son incrédulité. Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur au milieu du désert, il avait un peu d’eau pour sa soif et devait mesurer sa vie au nombre des gorgées. Il voyait clairement ce que chaque désir devait lui coûter de jours. Puis, il croyait à la peau de chagrin, il s’écoutait respirer, il se sentait déjà malade. Il se demandait: – Ne suis-je pas pulmonique? Ma mère n’est-elle pas morte de la poitrine?
– Ah! ah! Raphaël, vous allez bien vous amuser! Que me donnerez-vous? disait Aquilina.
– Buvons à la mort de son oncle, le major Martin O’Flaharty? Voilà un homme!
66– Il sera pair de France.
– Bah! qu’est-ce qu’un pair de France après Juillet? dit le jugeur.
– Auras-tu ta loge aux Bouffons?
– J’espère que vous nous régalerez tous!
– Un homme comme lui sait faire grandement les choses.
Le hourra de cette assemblée rieuse résonnait aux oreilles de Valentin sans qu’il pût saisir le sens d’un seul mot. Il pensait vaguement à l’existence mécanique et sans désirs d’un paysan de Bretagne, chargé d’enfans, labourant son champ, mangeant du sarrasin, buvant du cidre à même son piché, croyant à la Vierge et au roi, communiant à Pâques, dansant le dimanche sur une pelouse verte et 67ne comprenant pas le sermon de son recteur. Tout ce qui s’offrait en ce moment à ses regards, ces lambris dorés, ces courtisanes, ce repas, ce luxe, le prenaient à la gorge et le faisaient tousser.
– Désirez-vous des asperges, lui cria le banquier.
– Je ne désire rien, lui répondit Raphaël d’une voix tonnante.
– Bravo, répliqua l’amphitryon. Vous comprenez la fortune. Elle doit être un brevet d’impertinence. Vous êtes des nôtres! Messieurs, buvons à la puissance de l’or. M. de Valentin devenu six fois millionnaire arrive au pouvoir. Il est roi! Il peut tout, il est au-dessus de tout, comme le sont tous les riches. Pour lui désormais, LES FRANÇAIS SONT ÉGAUX DE68VANT LA LOI, est un mensonge inscrit en tête du Code. Il n’obéira pas aux lois, les lois lui obéiront. Il n’y a pas d’échafaud, pas de bourreaux pour les millionnaires!
– Oui, répliqua Raphaël, car ils sont eux-mêmes leurs bourreaux!
– Oh! oh! cria le banquier, buvons.
– Buvons, répéta Raphaël en mettant le talisman dans sa poche.
– Que fais-tu là? dit Émile en lui arrêtant la main. – Messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à l’assemblée assez surprise des manières de Raphaël, apprenez que notre ami de Valentin… Que dis-je? LE MARQUIS DE VALENTIN! possède un secret pour faire fortune. Ses souhaits 69sont accomplis au moment même où il les forme. Or, à moins de passer pour un laquais, pour un homme sans cœur, il va nous enrichir tous!
– Ah! mon petit Raphaël, je veux une parure de perles, s’écria Euphrasie.
– S’il est reconnaissant, il me donnera deux voitures attelées de beaux chevaux et qui aillent vite! dit Aquilina.
– Souhaitez-moi cent mille livres de rente.
– Des cachemires!
– Payez mes dettes!
– Envoie une apoplexie à mon oncle, le grand sec!
– Raphaël, je te tiens quitte à dix mille livres de rente.
70– Que de donations, s’écria le notaire.
– Il devrait bien me guérir de la goutte.
– Faites baisser les rentes! s’écria le banquier.
Toutes ces phrases partirent comme les gerbes du bouquet qui termine un feu d’artifice, et ces furieux désirs étaient peut-être plus sérieux que plaisans.
– Mon cher ami, dit Émile d’un air grave, je me contenterai de deux cent mille francs de rente. Allons, exécute-toi de bonne grace, allons?
– Émile, dit Raphaël, tu ne sais donc pas à quel prix?
– Belle excuse, s’écria le poète. Ne devons-nous pas nous sacrifier pour nos amis.
71– Alors j’ai presque envie de souhaiter votre mort à tous, répondit Valentin en jetant un regard sombre et profond sur les convives.
– Les mourans sont furieusement cruels, dit Émile en riant. – Te voilà riche, ajouta-t-il sérieusement. Eh bien! je ne te donne pas deux mois pour devenir fangeusement égoïste. Tu es déjà stupide! Tu ne comprends pas une plaisanterie. Il ne te manque plus que de croire à ta Peau de chagrin.
Raphaël craignit les moqueries de cette assemblée, garda le silence, but outre mesure et s’enivra pour oublier un moment sa funeste puissance.
73TROISIÈME PARTIE.
L’AGONIE.
Dans les premiers jours du mois de décembre, un vieillard septuagénaire allait, malgré la pluie, par la rue de Varennes, en levant le nez à la porte de chaque hôtel et cherchant l’adresse 74de M. le marquis Raphaël de Valentin, avec la naïveté d’un enfant et l’air absorbé des philosophes. L’empreinte d’un violent chagrin, aux prises avec un caractère despotique, éclatait sur cette figure accompagnée de longs cheveux gris en désordre et desséchée comme un vieux parchemin qui se tord dans le feu. Si quelque peintre eût rencontré ce singulier personnage, vêtu de noir, maigre et ossu; sans doute, il l’aurait, de retour à l’atelier, transfiguré sur son album, en inscrivant au-dessous du portrait: Poète classique en quête d’une rime. Après avoir vérifié le numéro qui lui avait été indiqué, cette vivante palingénésie de Rollin, frappa doucement à la porte d’un magnifique hôtel.
– Monsieur Raphaël y est-il, de75manda le bonhomme à un suisse en livrée.
– M. le marquis ne reçoit personne, répondit le valet en avalant une énorme mouillette qu’il retirait d’un large bol de café.
– Sa voiture est là, répondit le vieil inconnu en montrant un brillant équipage arrêté sous le dais de bois qui représentait une tente de coutil, et par lequel les marches du perron étaient abritées. Il va sortir, je l’attendrai.
– Ah! ah! mon ancien, vous pourriez bien rester ici jusqu’à demain matin, reprit le suisse. Il y a toujours une voiture toute prête pour Monsieur. Mais sortez, je vous prie. Je perdrais six cents francs de rente viagère, si je laissais, une seule fois, en76trer, sans ordre, une personne étrangère à l’hôtel.
En ce moment, un grand vieillard, dont le costume ressemblait assez à celui d’un huissier ministériel, sortit du vestibule et descendit précipitamment quelques marches en examinant le vieux solliciteur ébahi.
– Au surplus, voici monsieur Jonathas, dit le suisse. Parlez-lui.
Les deux vieillards, attirés l’un vers l’autre par une sympathie ou par une curiosité mutuelle, se rencontrèrent au milieu de la vaste cour d’honneur, à un rond point où croissaient quelques touffes d’herbes entre les pavés. Un silence effrayant régnait dans cet hôtel. En voyant Jonathas, vous eussiez voulu pénétrer le mystère qui planait sur sa fi77gure, et dont tout parlait dans cette maison morne. Le premier soin de Raphaël, en recueillant l’immense succession de son oncle, avait été de découvrir où vivait le vieux serviteur dévoué dont il s’était séparé après l’enterrement de son père, et sur l’affection duquel il pouvait compter. Jonathas pleura de joie en revoyant son jeune maître, auquel il croyait avoir dit un éternel adieu; mais rien n’égala son bonheur quand le marquis le promut aux éminentes fonctions d’intendant. Le vieux Jonathas devint une puissance intermédiaire placée entre Raphaël et le monde entier. Ordonnateur suprême de la fortune de son maître, exécuteur aveugle d’une pensée inconnue, il était comme un sixième sens à travers le78quel les émotions de la vie arrivaient à Raphaël.
– Monsieur, dit le vieillard à Jonathas en montant quelques marches du perron pour se mettre à l’abri de la pluie, je désirerais parler à monsieur Raphaël.
– Parler à monsieur le marquis, s’écria l’intendant. À peine m’adresse-t-il la parole, à moi son père nourricier.
– Mais je suis aussi son père nourricier, s’écria le vieil homme. Si votre femme l’a jadis allaité, je lui ai fait sucer moi-même le sein des muses. Il est mon nourrisson, mon enfant, mon élève, carus alumnus! J’ai façonné sa cervelle, son entendement, développé son génie, et j’ose le dire, à mon honneur et gloire. N’est-il pas un des hommes les plus remarquables 79de notre époque? Je l’ai eu, sous moi, en sixième, en troisième et en rhétorique. Je suis son professeur…
– Ah! monsieur est monsieur Porriquet.
– Précisément. Mais monsieur…
– Chut, chut, fit Jonathas à deux marmitons dont les voix s’élevaient un peu trop, et rompaient le silence claustral dans lequel la maison était ensevelie.
– Mais, monsieur, reprit le professeur, M. le marquis serait-il malade?
– Mon cher monsieur, répondit Jonathas, Dieu seul sait ce qui tient mon maître. Voyez-vous. Il n’existe pas à Paris, deux maisons semblables à la nôtre. Entendez-vous? Deux maisons? ma foi, non. M. le marquis a fait acheter cet hôtel. Il appartenait précé80demment à un duc et pair. Il a dépensé trois cent mille francs pour le meubler. Voyez-vous? C’est une somme, trois cent mille francs. Mais chaque pièce de notre maison est un vrai miracle. – Bon! me suis-je dit, en voyant toute cette magnificence, c’est comme chez défunt monsieur son père! M. le marquis va recevoir la ville et la cour! Point. Monsieur n’a voulu voir personne. Il mène une drôle de vie, monsieur Porriquet, entendez-vous? Une vie inconciliable. Ainsi, monsieur se lève tous les jours à la même heure. Il n’y a que moi, moi seul, voyez-vous? qui puisse entrer dans sa chambre. J’ouvre à sept heures, été comme hiver. Cela est convenu singulièrement. Et alors, étant entré, je lui dis: – Monsieur le mar81quis, il faut vous réveiller et vous habiller. Alors il se réveille et s’habille. Je dois lui donner sa robe de chambre, toujours faite de la même façon, et de même étoffe. Je suis obligé de la remplacer, voyez-vous, quand elle ne pourra plus servir, rien que pour lui éviter la peine d’en demander une neuve. C’te imagination! Au fait, il a mille francs à manger par jour. Il fait ce qu’il veut, ce cher enfant. Je l’ai vu tout petit, et je l’aime tant qu’il me donnerait un soufflet sur la joue droite, que je lui tendrais la gauche! Il me dirait de faire autre chose plus difficile, je le ferais encore, entendez-vous? Au reste, il m’a chargé d’un tas de vétilles. Il y en a bien assez pour m’occuper. Il lit les journaux, pas vrai? Ordre de les mettre au même 82endroit, sur la même table. Je viens aussi, à la même heure, lui faire moi-même la barbe et je ne tremble pas. Le cuisinier perdrait mille écus de rente viagère qui l’attendent après la mort de Monsieur, si le déjeûner ne se trouvait pas inconciliablement servi devant Monsieur, à dix heures, tous les matins, et le dîner à cinq heures précises. Le menu est dressé pour l’année entière, jour par jour.
M. le marquis n’a rien à souhaiter. Il a des fraises quand y a des fraises, et le premier maquereau qui arrive à Paris, il le mange. Le programme est imprimé, il sait le matin son dîner par cœur. Pour lors, il s’habille à la même heure avec les mêmes habits, le même linge, posés toujours par moi, entendez-vous? sur le même fauteuil. Je 83dois encore veiller à ce qu’il ait toujours le même drap, et, en cas de besoin, si sa redingote s’abîme, une supposition, la remplacer par une autre, sans lui en dire un mot. S’il fait beau, j’entre et je dis à mon maître: – Vous devriez sortir, Monsieur? Il me répond – oui, ou non. S’il a idée de se promener, il n’attend pas ses chevaux, ils sont toujours attelés, et le cocher reste inconciliablement, fouet en main, comme vous le voyez là.
Le soir, après le dîner, Monsieur va un jour à l’Opéra et l’autre aux… mais non, il n’a pas encore été aux Italiens, parce que je n’ai pu me procurer une loge qu’hier. Puis, il rentre à onze heures précises pour se coucher. Pendant les intervalles de la journée où il ne fait rien, il lit, il 84lit toujours, voyez-vous? C’est une idée qu’il a. J’ai ordre de lire avant lui le journal de la littérature et des livres, afin d’acheter tous les ouvrages nouveaux qui paraissent, pour qu’il puisse les trouver, le jour même de leur vente, sur sa cheminée. J’ai la consigne d’entrer d’heure en heure, chez lui, pour veiller au feu, à tout, et pour voir à ce que rien ne lui manque. Il m’a donné, monsieur, un petit livre à apprendre par cœur et où sont écrits tous mes devoirs, un vrai catéchisme. En été, je dois, avec des tas de glaces, maintenir la température au même degré de fraîcheur, et mettre en tout temps des fleurs nouvelles partout. Il est riche! il a mille francs à manger par jour, il peut faire ses fantaisies. Il a été privé 85assez long-temps du nécessaire, le pauvre enfant! Il ne tourmente personne; il est bon comme le bon pain; jamais ne dit mot; mais, par exemple, silence complet à l’hôtel, dans le jardin! Enfin, M. le marquis n’a pas un seul désir à former. Voyez-vous? Tout marche au doigt et à l’œil, et recta! Et il a raison; si l’on ne tient pas les domestiques, tout va à la débandade. C’est moi qui lui dis tout ce qu’il doit faire, et il m’écoute. Vous ne sauriez croire à quel point il a poussé la chose. Ses appartemens sont… en… en comment donc? ah! en enfilade! Eh bien, il ouvre, une supposition, la porte de sa chambre ou de son cabinet, crac! toutes les portes s’ouvrent d’elles-mêmes par un mécanisse. Pour lors, il peut aller d’un bout à l’autre 86de sa maison sans trouver une seule porte fermée. C’est gentil, et commode! et agréable pour nous autres! Ça nous a coûté gros, par exemple! Enfin, finalement, monsieur Porriquet, il m’a dit: – «Jonathas, tu auras soin de moi comme d’un enfant au maillot. Au maillot, oui, monsieur, au maillot qu’il a dit. Tu penseras à mes besoins, pour moi.» Je suis le maître, entendez-vous? et il est quasiment le domestique. Le pourquoi? Ah! par exemple! voilà ce que personne au monde ne sait que lui et le bon Dieu. C’est inconciliable!
– Il fait un poème, s’écria le vieux professeur.
– Vous croyez, monsieur, qu’il fait un poème. C’est donc bien assujettissant, ça! Mais, voyez-vous, je 87ne crois pas. Il me répète souvent qu’il veut vivre comme une vergétation, en vergétant. Et pas plus tard qu’hier, monsieur Porriquet, il regardait une tulipe et il disait en s’habillant: «— Voilà ma vie. Je vergète, mon pauvre Jonathas.» À cette heure, d’autres prétendent qu’il est monomane. C’est inconciliable!
– Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeur avec une gravité magistrale qui imprima un profond respect au vieux valet de chambre, que monsieur Raphaël s’occupe d’un grand ouvrage. Il est plongé dans de vastes méditations et ne veut pas en être distrait par les préoccupations de la vie vulgaire. Au milieu de ses travaux intellectuels, un homme de génie oublie tout. Un jour le célèbre Newton…
88– Ah! Newton, bien! dit Jonathas. Je ne le connais pas.
– Newton, un grand géomètre, reprit Porriquet, passa vingt-quatre heures, le coude appuyé sur une table; et quand il sortit de sa rêverie, il croyait le lendemain être encore à la veille, comme s’il eût dormi. Je vais aller le voir, ce cher enfant! Je peux lui être utile.
– Minute! s’écria Jonathas. Vous seriez le roi de France, l’ancien, s’entend! que vous n’entreriez pas à moins de forcer les portes et de me marcher sur le corps. Mais, monsieur Porriquet, je cours lui dire que vous êtes là, et je lui demanderai comme ça: – Faut-il le faire monter! Il répondra oui ou non. Jamais je ne lui dis: – Souhaitez-vous? voulez-vous? 89désirez-vous? Ces mots-là sont rayés de la conversation. Une fois il m’en est échappé un: – Veux-tu me faire mourir? m’a-t-il dit, tout en colère.
Jonathas laissa le vieux professeur dans le vestibule, en lui faisant signe de ne pas avancer; il revint assez promptement avec une réponse favorable, et conduisit le vieil émérite à travers de somptueux appartemens dont toutes les portes étaient ouvertes. M. Porriquet aperçut, de loin, son élève, au coin d’une cheminée. Raphaël, enveloppé d’une robe de chambre à grands dessins, et plongé dans un fauteuil à ressorts, lisait le journal. L’extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en proie, était exprimée par l’attitude 90maladive de son corps affaissé, peinte sur son front et sur son visage pâle comme une fleur étiolée. Une sorte de grace efféminée et les bizarreries particulières aux malades riches, distinguaient sa personne. Ses mains, semblables à celles d’une jolie femme, avaient une blancheur molle et délicate; ses cheveux blonds, devenus rares, se bouclaient autour de ses tempes par une coquetterie cherchée. Une calotte grecque, entraînée par un gland trop lourd pour le léger cachemire dont elle était faite, pendait sur un côté de sa tête; il avait laissé tomber à ses pieds le couteau de malachite enrichi d’or dont il s’était servi pour couper les feuillets d’un livre; et sur ses genoux était le bec d’ambre d’un magnifique houka de l’Inde dont les 91spirales émaillées gisaient comme un serpent dans sa chambre, et dont il oubliait de sucer les frais parfums. Cependant, la faiblesse générale de son jeune corps était démentie par des yeux bleus où toute la vie semblait s’être retirée, où brillait un sentiment extraordinaire et dont l’expression saisissait tout d’abord. Ce regard faisait mal à voir. Les uns pouvaient y lire du désespoir; d’autres, y deviner un combat intérieur, aussi terrible qu’un remords. C’était le coup d’œil profond de l’impuissant qui refoule ses désirs au fond de son cœur, ou celui de l’avare jouissant par la pensée de tous les plaisirs que son argent pourrait lui procurer, mais s’y refusant pour ne pas amoindrir son trésor. Ou, le regard du Promé92thée enchaîné, de Napoléon déchu, qui apprend à l’Elisée, en 1815, la faute stratégique commise par ses ennemis, qui demande le commandement pour vingt-quatre heures et ne l’obtient pas! Véritable regard de conquérant et de damné! Et, mieux encore, le regard que, plusieurs mois auparavant, Raphaël avait jeté sur la Seine ou sur sa dernière pièce d’or mise au jeu! Il soumettait sa volonté, son intelligence au grossier bon sens d’un vieux paysan à peine civilisé par une domesticité de cinquante années; il abdiquait la vie pour vivre, et dépouillait son ame de toutes les poésies du désir, presque joyeux de devenir une sorte d’automate. Il voulait braver la mort; et, pour mieux lutter avec la cruelle puissance dont il avait accepté le défi, 93il s’était fait chaste à la manière d’Origène, en châtrant son imagination. Le lendemain du jour où, soudainement enrichi par un testament, il avait vu décroître la Peau de chagrin, il s’était trouvé chez son notaire. Là, un médecin assez en vogue avait raconté, sérieusement, au dessert, la manière dont un Suisse attaqué d’une pulmonie s’en était guéri. Cet homme n’avait pas dit un mot pendant dix ans et s’était soumis à ne respirer que six fois par minute dans l’air épais d’une vacherie, en suivant un régime alimentaire extrêmement doux. – Je serai cet homme! se dit en lui-même Raphaël qui voulait vivre à tout prix. Et, au sein du luxe, il reprit une vie studieuse, la vie d’une machine à vapeur.
94Quand le vieux professeur envisagea ce jeune cadavre, il tressaillit. Tout lui semblait artificiel dans ce corps fluet et débile. En voyant le marquis à l’œil dévorant, au front chargé de pensées, il ne put reconnaître l’élève au teint frais et rose, aux membres juvéniles dont il avait gardé le souvenir… Si le classique bonhomme, critique sagace et conservateur du bon goût, avait lu lord Byron, il aurait cru voir Manfred, là où il eût voulu trouver Childe-Harold.
– Bonjour, mon bon père Porriquet, dit Raphaël à son professeur en pressant les doigts glacés du vieillard dans une main brûlante et moite. Comment vous portez-vous?
– Mais, moi, je vais bien, répon95dit le vieillard effrayé par le contact de cette main fiévreuse. Et vous?
– Oh! j’espère me maintenir en bonne santé.
– Vous travaillez sans doute à quelque bel ouvrage?
– Non, répondit Raphaël. Exegi monumentum, père Porriquet. J’ai achevé une grande page et j’ai dit adieu pour toujours à la Science. À peine sais-je où se trouve mon manuscrit.
– Le style en est pur, sans doute? demanda le professeur. Vous n’aurez pas, j’espère, adopté le langage barbare de cette nouvelle école qui croit faire merveille en inventant Ronsard.
96– Mon ouvrage est une œuvre purement physiologique.
– Oh, tout est dit, reprit le professeur. Dans les sciences, la grammaire doit se prêter aux exigences des découvertes. Néanmoins, mon enfant, un style clair, harmonieux, la langue de Fénélon, de Monsieur de Buffon, du grand Racine, un style classique enfin! ne gâte jamais rien. Mais, mon ami, reprit le professeur en s’interrompant, j’oubliais l’objet de ma visite. C’est une visite intéressée.
Se rappelant trop tard la verbeuse élégance et les éloquentes périphrases auxquelles un long professorat avait habitué son maître, Raphaël se repentit presque de l’avoir reçu; mais, au moment où il allait souhaiter de le voir dehors, il comprima 97promptement son secret désir en jetant un furtif coup-d’œil à la Peau de chagrin, suspendue devant lui et appliquée sur une étoffe blanche où ses contours fatidiques étaient soigneusement dessinés par une ligne rouge qui l’encadrait exactement. Depuis la fatale orgie, Raphaël étouffait le plus léger de ses caprices, et vivait de manière à ne pas causer le moindre tressaillement à ce terrible talisman. La Peau de chagrin était comme un tigre avec lequel il lui fallait vivre, sans en réveiller la férocité. Il écouta donc patiemment les amplifications du vieux professeur. Le père Porriquet mit une heure à lui raconter les persécutions dont il était devenu l’objet depuis la révolution de juillet. Le bonhomme, voulant un gouvern98ement fort, avait émis le vœu patriotique de laisser les épiciers à leurs comptoirs; les hommes d’état, au maniement des affaires publiques; les avocats, au Palais; les pairs de France, au Luxembourg; et, alors un des ministres populaires du Roi-citoyen l’avait banni de sa chaire, en l’accusant de carlisme. Chose assez étrange! Le vieillard se trouvait sans place, sans retraite et sans pain. Étant la providence d’un pauvre neveu dont il payait la pension au séminaire de Saint-Sulpice, il venait, moins pour lui-même que pour son enfant adoptif, prier son ancien élève de réclamer auprès du nouveau ministre, non sa réintégration, mais l’emploi de proviseur dans quelque collége de province. Raphaël était en proie à une 99somnolence invincible, lorsque la voix monotone du bonhomme cessa de retentir à ses oreilles. Obligé, par politesse, de regarder les yeux blancs et presque immobiles de ce vieillard au débit lent et lourd, il avait été stupéfié, magnétisé par une inexplicable force d’inertie.
– Hé bien! mon bon père Porriquet, répliqua-t-il sans savoir précisément à quelle interrogation il répondait, je n’y puis rien, rien du tout. Je souhaite seulement bien vivement que vous réussissiez! Je suis tout à vous.
En ce moment, sans s’apercevoir de l’effet que produisirent sur le front jaune et ridé du vieillard ces banales paroles, pleines d’égoïsme et d’insouciance, Raphaël se dressa comme un 100jeune chevreuil. Il vit une légère ligne blanche entre le bord de la peau noire et le dessin rouge; alors il poussa un cri si terrible que le pauvre professeur en fut épouvanté.
– Allez, vieille bête! s’écria-t-il, vous serez nommé proviseur! Ne pouviez-vous pas me demander une rente viagère de dix mille écus plutôt que ma protection? Alors votre visite ne m’aurait rien coûté! Il y a cent mille emplois en France, et je n’ai qu’une vie! Une vie d’homme vaut plus que tous les emplois du monde!
Jonathas! Jonathas!…
Jonathas parut.
– Voilà de tes œuvres, triple sot! Pourquoi m’as-tu proposé de recevoir Monsieur? dit-il en lui montrant le vieillard pétrifié. T’ai-je remis mon 101ame entre les mains pour la déchirer? Tu m’arraches en ce moment dix années d’existence! Encore une faute comme celle-ci, et tu me conduiras à la demeure où j’ai conduit mon père. N’aurais-je pas mieux aimé posséder la belle lady Branston que d’obliger cette vieille carcasse, espèce de haillon humain? J’ai de l’or pour lui! Et, d’ailleurs, quand tous les Porriquet du monde mourraient de faim, qu’est-ce que cela me ferait!
La colère avait blanchi le visage de Raphaël, une légère écume sillonnait ses lèvres tremblantes, et l’expression de ses yeux était épouvantable. À cet aspect, les deux vieillards furent saisis d’un tressaillement convulsif, comme deux enfans en présence d’un serpent. Le jeune homme 102tomba sur son fauteuil. Il se fit une sorte de réaction dans son ame, et des larmes coulèrent abondamment de ses yeux flamboyans.
– Oh! ma vie! ma belle vie! dit-il. Plus de bienfaisantes pensées! Plus d’amour, plus rien. Il se tourna vers le professeur. – Le mal est fait, mon vieil ami, reprit-il d’une voix douce. Je vous aurai largement récompensé de vos soins. Et mon malheur aura, du moins, produit le bien d’un bon et digne homme.
Il y avait tant d’ame dans l’accent qui accompagnait ces paroles presque inintelligibles, que les deux vieillards pleurèrent comme on pleure en entendant un air attendrissant chanté dans une langue étrangère.
103– Il est épileptique, dit M. Porriquet à voix basse.
– Je reconnais votre bonté, mon ami, reprit doucement Raphaël. Vous voulez m’excuser. La maladie est un accident, tandis que l’inhumanité serait un vice, un crime. Laissez-moi, maintenant, ajouta-t-il. Vous recevrez demain ou après-demain, peut-être même ce soir, votre nomination. Adieu.
Le vieillard se retira, pénétré d’horreur et en proie à de vives inquiétudes sur la santé morale de Valentin. Cette scène avait eu pour lui quelque chose de surnaturel. Il doutait de lui-même et s’interrogeait comme s’il se fût réveillé après un songe pénible.
– Écoute, Jonathas, reprit le jeune 104homme en s’adressant à son vieux serviteur. Tâche de comprendre la mission que je t’ai confiée!
– Oui, monsieur le marquis.
– Je suis comme un homme mis hors la loi commune.
– Oui, monsieur le marquis.
– Toutes les jouissances de la vie se jouent autour de mon lit de mort, et dansent comme de belles femmes devant moi; si je les appelle? je meurs. Toujours la mort! Tu dois être une barrière entre le monde et moi.
– Oui, monsieur le marquis, dit le vieux valet en essuyant les gouttes de sueur qui chargeaient son front ridé. Mais, si vous ne voulez pas voir de belles femmes, comment ferez-vous ce soir aux Italiens? Une famille anglaise qui repart pour Londres 105m’a cédé le reste de son abonnement, et vous avez une belle loge. Oh! une loge superbe! Aux premières.
Tombé dans une profonde rêverie, Raphaël n’écoutait plus.
Voyez-vous cette fastueuse voiture? ce coupé simple en dehors, de couleur brune, mais sur les panneaux duquel brille l’écusson d’une antique et noble famille? Quand ce coupé passe rapidement, les grisettes l’admirent, en convoitent le satin jaune, la soie onduleuse, le tapis de la Savonnerie, la passementerie fraîche comme une paille de riz tressée par des mains blanches, les moelleux coussins, et les glaces muettes. Deux laquais en livrée se tiennent derrière cette voiture aristocratique; mais au fond, sur la soie, gît une tête brû106lante aux yeux cernés, Raphaël, triste et pensif.
Fatale image de la richesse! Il court à travers Paris comme une fusée, arrive au péristyle du théâtre Favart, le marche-pied se déploie, ses deux valets le soutiennent, une foule envieuse le regarde.
– Qu’a-t-il fait celui-là pour être si riche? dit un pauvre étudiant en Droit qui, faute d’un écu, ne pouvait entendre les magiques accords de Rossini.
Raphaël marchait lentement dans les corridors de la salle, il ne se promettait aucune jouissance de ces plaisirs si fort enviés jadis. En attendant le second acte de la Semiramide, il se promenait au foyer, errait à travers les galeries, insouciant de sa loge 107dans laquelle il n’était pas encore entré. Le sentiment de la propriété n’existait déjà plus au fond de son cœur. Semblable à tous les malades, il ne songeait qu’à son mal. Appuyé sur le manteau de la cheminée, autour de laquelle abondaient, au milieu du foyer, les élégans, jeunes et vieux, d’anciens et de nouveaux ministres, des pairs sans pairie, et des pairies sans pair, telles que les a faites la révolution de juillet, enfin tout un monde de spéculateurs et de journalistes, Raphaël vit à quelques pas de lui, parmi toutes les têtes, une figure étrange et surnaturelle. Il s’avança en clignant les yeux fort insolemment vers cet être bizarre, afin de le contempler de plus près. – Quelle admirable peinture! se dit-il. Les sour108cils, les cheveux et la virgule à la Mazarin dont l’inconnu semblait faire parade, étaient teints en noir; mais, appliqué sur une chevelure sans doute trop blanche, le cosmétique avait produit une couleur violâtre et fausse dont les teintes changeaient suivant les reflets plus ou moins vifs des lumières. Son visage étroit et plat, dont les rides étaient comblés par d’épaisses couches de rouge et de blanc, exprimait à la fois la ruse et l’inquiétude. Cette enluminure manquait à quelques endroits de la face dont elle faisait singulièrement ressortir la décrépitude et le teint plombé; aussi, était-il impossible de ne pas rire en voyant cette tête au menton pointu, au front proéminent, assez semblable à ces gro109tesques figures de bois, sculptées en Allemagne, par les bergers pendant leurs loisirs. En examinant tour à tour ce vieil Adonis et Raphaël, un observateur aurait cru reconnaître, dans le marquis, les yeux d’un jeune homme sous le masque d’un vieillard; et dans l’inconnu, les yeux ternes d’un vieillard sous le masque d’un jeune homme. Valentin cherchait à se rappeler en quelle circonstance il avait vu jadis ce petit vieillard sec, bien cravaté, botté en adulte, qui marchait en faisant sonner ses éperons et se croisait les bras comme s’il avait toutes les forces d’une pétulante jeunesse à dépenser. Sa démarche n’accusait rien de gêné, ni d’artificiel. Son élégant habit, soigneusement boutonné, déguisait une antique et forte charpente, 110en lui donnant la tournure d’un vieux fat qui suit encore les modes. Cette espèce de poupée pleine de vie, vrai prodige, avait pour Raphaël tous les charmes d’une apparition, et il le contemplait comme un vieux Rembrandt enfumé, récemment restauré, verni, mis dans un cadre neuf. Cette comparaison lui fit retrouver la trace de la vérité dans ses confus souvenirs; et, alors, il reconnut le marchand de curiosités, l’homme auquel il devait son malheur! En ce moment, un rire satanique échappait à ce fantastique personnage, et se dessinait sur ses lèvres froides, tendues par un faux râtelier. À ce rire, la vive imagination de Raphaël lui montra, dans cet homme de frappantes ressemblances avec la tête idéale que les peintres ont 111donnée au Méphistophélès de Goëthe. Mille superstitions s’emparèrent de l’ame forte de Raphaël. Dans ce moment, il crut à la puissance du démon, à tous les sortilèges rapportés dans les légendes du moyen âge, et mises en œuvre par les poètes. Se refusant avec horreur au sort de Faust, il invoqua soudain le ciel, ayant comme les mourans, une foi fervente en Dieu, en la vierge Marie. Radieuse et fraîche, une mystérieuse lumière lui permit d’apercevoir le ciel de Michel-Ange et de Sanzio d’Urbin: des nuages, un vieillard à barbe blanche, des têtes ailées, une belle femme assise dans une auréole. Maintenant il comprenait, il adoptait ces admirables créations dont les fantaisies presque humaines lui expliquaient son aventure 112et lui permettaient encore un espoir. Mais quand ses yeux retombèrent sur le foyer des Italiens, au lieu de la vierge, il vit une ravissante fille d’Opéra, et reconnut en elle la détestable Euphrasie, cette danseuse au corps souple et léger, qui, vêtue d’une robe éclatante, couverte de perles orientales, arrivait impatiente de son vieillard impatient, et venait se montrer, insolente, le front hardi, les yeux pétillans, à ce monde envieux et spéculateur, pour témoigner de la richesse sans bornes du marchand dont elle dissipait les trésors. Raphaël se souvint du souhait goguenard par lequel il avait accueilli le fatal présent du vieux homme, et savoura tous les plaisirs de la vengeance en contemplant l’humiliation pro113fonde de cette sagesse sublime, dont naguère la chute semblait impossible. Le funèbre sourire du centenaire s’adressait à Euphrasie dont la bouche rose répondit par un mot d’amour. Puis, offrant à cette femme, un bras desséché, le petit juif fit deux ou trois fois le tour du foyer, en recueillant, avec délices, les regards de passion et les complimens jetés par la foule à sa maîtresse, sans voir les rires dédaigneux, sans entendre les railleries mordantes dont il était l’objet.
– Dans quel cimetière, cette jeune goule a-t-elle déterré ce cadavre? s’écria le plus élégant de tous les romantiques.
Euphrasie se prit à sourire. Le railleur était un jeune homme aux cheveux blonds, aux yeux bleus et bril114lans, svelte, portant moustache, tout le bagage du genre, ayant un frac écourté, le chapeau sur l’oreille, et la repartie vive.
– Que de vieillards, se dit Raphaël en lui-même, couronnent une vie de probité, de travail, de vertu, par une folie! Celui-ci a les pieds froids, et fait l’amour.
– Hé bien! monsieur, s’écria Valentin, en arrêtant le juif et en lançant une œillade à Euphrasie; ne vous souvenez-vous plus des sévères maximes de votre philosophie?
– Ah! ah! répondit le marchand d’une voix déjà cassée. Je suis maintenant heureux comme un jeune homme. J’avais pris l’existence au rebours. Il y a toute une vie dans une heure d’amour.
115En ce moment, les spectateurs, entendant le prélude de l’orchestre, quittèrent le foyer pour se rendre à leurs places. Le vieillard salua Raphaël, et ils se séparèrent. En entrant dans sa loge, le marquis aperçut Fœdora, placée à l’autre côté de la salle précisément en face de lui. Sans doute arrivée depuis peu, elle rejetait son écharpe en arrière, se découvrait le cou, faisait ces mille petits mouvemens indescriptibles d’une coquette occupée à se poser. Tous les regards étaient concentrés sur elle. Un jeune pair de France l’accompagnait. La comtesse lui demanda la lorgnette qu’elle lui avait donnée à porter; et, au geste qu’elle fit, à la manière dont elle regarda ce nouveau partenaire, Raphaël devina la tyrannie à laquelle 116son successeur était soumis. Fasciné sans doute comme il l’avait été jadis; dupé comme lui; comme lui, luttant avec toute la puissance d’un amour vrai contre les froids calculs de cette femme, il devait souffrir les tourmens auxquels Valentin avait heureusement renoncé. Une joie inexprimable anima la figure de Fœdora, quand, après avoir braqué sa lorgnette sur toutes les loges, et rapidement examiné les toilettes, elle eut la conscience d’écraser, par sa parure et par sa beauté, les plus jolies, les plus élégantes femmes de Paris. Elle se mit à rire pour montrer ses dents blanches; agita sa tête ornée de fleurs, pour en faire admirer l’éclat et la coiffure; puis, son regard alla, de loge en loge, se moquant d’un béret mal posé sur le 117front d’une princesse russe, ou d’un chapeau manqué qui coiffait horriblement mal la fille d’un banquier; mais, tout à coup, elle pâlit, en rencontrant les yeux fixes de Raphaël. Son amant dédaigné la foudroya par un intolérable coup d’œil de mépris. Quand aucun de ses amans bannis ne méconnaissait sa puissance, Valentin, seul dans le monde, était à l’abri de ses séductions. Un pouvoir impunément bravé touche à sa ruine. Cette maxime est gravée plus profondément au cœur d’une femme qu’à la tête des rois. Aussi, Fœdora voyait-elle en Raphaël la mort de ses prestiges et de sa coquetterie. Un mot, dit par lui, la veille, à l’Opéra, était déjà devenu célèbre, dans les salons de Paris. Le tranchant de cette 118terrible épigramme avait fait à la comtesse une blessure incurable. En France, nous savons cautériser une plaie, mais nous n’y connaissons pas encore de remède au mal que produit une phrase. Au moment où toutes les femmes regardèrent alternativement le marquis et la comtesse, Fœdora aurait voulu l’abîmer dans les oubliettes de quelque Bastille; car, malgré son talent pour la dissimulation, ses rivales devinèrent sa souffrance. Enfin, sa dernière consolation lui échappa. Ces mots délicieux: – Je suis la plus belle! Cette phrase éternelle qui calmait tous les chagrins de sa vanité, devint un mensonge. Au moment où finissait l’ouverture du second acte, une femme vint se placer près de Raphaël, dans 119une loge qui, jusqu’alors, était restée vide. Le parterre entier laissa échapper un murmure d’admiration. Cette mer de faces humaines agita ses lames intelligentes et tous les yeux regardèrent l’inconnue. Jeunes et vieux firent un tumulte si prolongé que, pendant le lever du rideau, les musiciens de l’orchestre se tournèrent d’abord pour réclamer le silence; mais ils partagèrent cet applaudissement et finirent par en augmenter les confuses rumeurs. Des conversations animées s’établirent dans chaque loge. Les femmes s’étaient toutes armées de leurs jumelles; et les vieillards rajeunis, nettoyaient avec la peau de leurs gants le verre de leurs lorgnettes. Puis, l’enthousiasme se calma par degrés. Les 120chants retentirent sur la scène. Tout rentra dans l’ordre. La bonne compagnie, comme honteuse d’avoir cédé à un mouvement naturel, reprit la froideur aristocratique de ses manières polies. Les riches ne veulent s’étonner de rien, ils doivent reconnaître, au premier aspect d’une belle œuvre, le défaut qui les dispensera de l’admiration, sentiment vulgaire. Cependant quelques hommes restèrent immobiles, sans écouter la musique, perdus dans un ravissement naïf, occupés à contempler la voisine de Raphaël. Valentin aperçut dans une baignoire, et près d’Aquilina, l’ignoble figure du banquier sanglant qui lui adressait une grimace approbative. Puis, il vit Émile, qui, debout à l’orchestre, semblait lui 121dire: – Mais regarde donc la belle créature que tu as près de toi! Enfin Rastignac assis près d’une jeune femme, une veuve sans doute, tortillait ses gants comme un homme au désespoir d’être enchaîné là, sans pouvoir aller près de la divine inconnue. La vie de Raphaël dépendait d’un pacte encore inviolé qu’il avait fait avec lui-même. Il s’était promis de ne jamais regarder attentivement aucune femme; et, pour se mettre à l’abri d’une tentation, il portait un lorgnon dont le verre microscopique, artistement disposé, détruisait l’harmonie des plus beaux traits, en leur donnant un hideux aspect. Encore en proie à la terreur dont il avait été saisi le matin, quand, pour un simple vœu de politesse, le talisman 122s’était si promptement resserré, Raphaël résolut fermement de ne pas se retourner vers sa voisine. Assis comme l’est une duchesse, non pas comme une duchesse impériale, mais comme une duchesse du faubourg Saint-Germain, il présentait le dos au coin de sa loge, et dérobait avec impertinence la moitié de la scène à l’inconnue, ayant l’air de la mépriser, d’ignorer même qu’une jolie femme se trouvât derrière lui. La voisine, copiant avec exactitude la posture de Valentin, avait appuyé son coude sur le bord de la loge, et se mettait la tête de trois quarts, en regardant les chanteurs, comme si elle se fût posée devant un peintre. Ces deux personnes ressemblaient à deux amans brouillés qui se boudent, se tournent 123le dos, et vont s’embrasser au premier mot d’amour. Par momens, les légers marabouts, ou les cheveux de l’inconnue, effleuraient la tête de Raphaël, et lui causaient une sensation voluptueuse contre laquelle il luttait courageusement. Bientôt, il sentit le doux contact des ruches de blonde qui garnissaient le tour de la robe. La robe elle-même fit entendre le murmure efféminé de ses plis, frissonnement plein de molles sorcelleries. Enfin, le mouvement imperceptible imprimé par la respiration à la poitrine, au dos, aux vêtemens de cette jolie femme, toute sa vie suave se communiqua soudain à Raphaël comme une étincelle électrique; et le tulle ou la dentelle transmirent fidèlement à son épaule cha124touillée, la délicieuse chaleur de ce dos blanc et nu. Par un caprice de la nature, ces deux êtres désunis par le bon ton, séparés par les abîmes de la mort, respirèrent ensemble, et pensèrent peut-être l’un à l’autre. Les pénétrans parfums de l’aloës achevèrent d’enivrer Raphaël. Son imagination irritée par un obstacle, et que les entraves rendaient encore plus fantasque, lui dessina rapidement une femme en traits de feu. Il se retourna brusquement. Choquée sans doute de se trouver en contact avec un étranger, l’inconnue fit un mouvement semblable, leurs visages, animés par la même pensée, restèrent en présence.
– Pauline!
– Monsieur Raphaël!
Pétrifiés l’un et l’autre, ils se re125gardèrent un instant en silence. Raphaël voyait Pauline dans une toilette simple et de bon goût. À travers la gaze qui couvrait chastement son corsage, des yeux habiles pouvaient apercevoir une blancheur de lis et deviner des formes qu’une femme eût admirées. Puis, c’était toujours sa modestie virginale, sa candeur, sa gracieuse attitude. L’étoffe de sa manche, accusait l’émotion profonde dont elle était saisie, par un tremblement nerveux qui semblait faire palpiter son corps aussi fortement que palpitait son cœur.
– Oh! venez demain, dit-elle, venez à l’hôtel Saint-Quentin, y reprendre vos papiers. J’y serai à midi. Soyez exact.
Puis, elle se leva précipitam126ment et disparut. Raphaël voulut suivre Pauline; mais, il craignit de la compromettre, il resta, regarda Fœdora, la trouva laide; et, bientôt, ne pouvant comprendre une seule phrase de musique, étouffant dans cette salle, le cœur plein, il sortit, et revint chez lui.
– Jonathas, dit-il à son vieux domestique, au moment où il fut dans son lit, donne-moi une demi-goutte de laudanum sur un morceau de sucre, et demain ne me réveille qu’à midi moins vingt minutes.
– Je veux être aimé de Pauline! s’écria-t-il, le lendemain, en regardant le talisman avec une indéfinissable angoisse.
La peau ne fit aucun mouvement, elle semblait avoir perdu sa force con127tractile; elle ne pouvait sans doute pas réaliser un désir accompli déjà.
– Ah! ah! s’écria Raphaël, en se sentant délivré comme d’un manteau de plomb qu’il aurait porté depuis le jour où le talisman lui avait été donné. Tu mens! Tu ne m’obéis pas? Le pacte est rompu! Je suis libre, je vivrai. C’était donc une mauvaise plaisanterie.
En disant ces paroles, il n’osait pas croire à sa propre pensée. Il se mit aussi simplement qu’il l’était jadis, et voulut aller à pied à son ancienne demeure, en essayant de se reporter en idée à ces jours heureux où il se livrait sans danger à la furie de ses désirs, où il n’avait point encore jugé toutes les jouissances humaines. Il marchait, voyant, non plus la 128Pauline de l’hôtel Saint-Quentin, mais la Pauline de la veille, cette maîtresse accomplie, si souvent rêvée, jeune fille spirituelle, aimante, artiste, comprenant les poètes, comprenant la poésie, et vivant au sein du luxe; en un mot, Fœdora douée d’une belle ame; ou Pauline comtesse et deux fois millionnaire comme l’était Fœdora. Quand il se trouva sur le seuil usé, sur la dalle cassée de cette porte où, tant de fois, il avait eu des pensées de désespoir, une vieille femme sortit de la salle et lui dit: – N’êtes-vous pas M. Raphaël de Valentin?
– Oui, ma bonne mère, répondit-il.
– Vous connaissez votre logement, reprit-elle. Vous y êtes attendu.
– Cet hôtel est-il toujours tenu par madame Gaudin? demanda-t-il.
129– Oh! non, monsieur. Maintenant madame Gaudin est baronne. Elle est dans une belle maison à elle, de l’autre côté de l’eau. Son mari est revenu. Dame! il a rapporté des mille et des cents. L’on dit qu’elle pourrait acheter tout le quartier Saint-Jacques si elle le voulait. Elle m’a donné gratis son fonds, et son restant de bail. Ah! c’est une bonne femme, tout de même! Elle n’est pas plus fière aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.
Raphaël monta lestement à sa mansarde. Quand il atteignit les dernières marches de l’escalier, il entendit les sons du piano. Pauline était là! Il ouvrit doucement la porte, et la vit modestement vêtue d’une robe de percaline; mais la façon de la robe, les gants, le chapeau, le châle négli130gemment jetés sur le lit, révélaient toute une fortune.
– Ah! vous voilà, enfin, s’écria Pauline en tournant la tête et se levant par un naïf mouvement de joie.
Raphaël vint s’asseoir près d’elle; et rougissant, honteux, heureux, il la regarda sans rien dire.
– Pourquoi nous avez-vous donc quittées? reprit-elle en baissant les yeux, au moment où son visage s’empourpra. Qu’êtes-vous devenu?
– Ah! Pauline, j’ai été, je suis bien malheureux encore.
– Là! s’écria-t-elle tout attendrie. J’ai deviné cela, hier, en vous voyant bien mis, riche en apparence, et, en réalité, hein, monsieur Raphaël? Est-ce toujours comme autrefois?
Valentin ne put retenir quelques 131larmes, elles roulèrent dans ses yeux, et alors il s’écria: – Pauline!… je… Il n’acheva pas, ses yeux étincelèrent d’amour, et son cœur déborda dans son regard.
– Oh! il m’aime! il m’aime! s’écria Pauline.
Raphaël fit un signe de tête, en se sentant hors d’état de dire une seule parole. À ce geste, la jeune fille lui prit la main, et, la serrant avec force, elle lui dit, tantôt riant, tantôt sanglottant: – Riches! riches! heureux! riches! ta Pauline est riche! Mais moi je devrais aujourd’hui être bien pauvre. J’ai mille fois dit que je paierais ce mot: – il m’aime! de tous les trésors de la terre. Ô mon Raphaël! J’ai des millions. Tu aimes le luxe; mais tu dois aimer mon cœur aussi. Il y 132a tant d’amour pour toi dans ce cœur. Tu ne sais pas? mon père est revenu. Je suis une riche héritière. Ma mère et lui me laissent entièrement maîtresse de mon sort! Je suis libre! Comprends-tu?
En proie à une sorte de délire, Raphaël tenait les mains de Pauline, et les baisait si ardemment, si avidement, que son baiser semblait être une sorte de convulsion. Pauline se dégagea les mains, les jeta sur les épaules de Raphaël et le saisit. Alors, ils se comprirent, se serrèrent et s’embrassèrent avec cette sainte, cette délicieuse ferveur, dégagée de toute arrière-pensée, dont un seul baiser se trouve empreint, le jeune, le premier baiser, par lequel deux ames prennent possession d’elles-mêmes.
133– Ah! s’écria Pauline en retombant sur la chaise, je ne veux plus te quitter. – Je ne sais d’où me vient tant de hardiesse? reprit-elle en rougissant.
– De la hardiesse, ma Pauline? Oh! ne crains rien! C’est de l’amour, de l’amour vrai, profond, éternel comme le mien, n’est-ce pas?
– Oh! parle, parle, parle! dit-elle. Ta bouche a été si long-temps muette pour moi.
– Tu m’aimais donc?
– Oh! Dieu! si je t’aimais! Que de fois j’ai pleuré, là, tiens? en faisant ta chambre, déplorant ta misère et la mienne. Je me serais vendue au démon pour t’éviter un chagrin! Aujourd’hui, mon Raphaël, car tu es bien à moi. À moi cette belle tête; à moi ton 134cœur! Oh! oui, ton cœur, surtout! Éternelle richesse! – Eh bien! où en suis-je? reprit-elle après une pause. Ah! m’y voici! nous avons trois, quatre, cinq millions, je crois. Si j’étais pauvre, je tiendrais peut-être à porter ton nom, à être nommée ta femme. Mais, en ce moment, je voudrais te sacrifier le monde entier, je voudrais être encore ta servante. Va, Raphaël, en t’offrant mon cœur, ma personne, ma fortune, je ne te donnerais rien de plus aujourd’hui, que le jour où j’ai mis là, dit-elle en montrant le tiroir de la table, certaine pièce de cent sous! Oh! comme alors ta joie m’a fait mal.
– Pourquoi es-tu riche? s’écria Raphaël. Pourquoi n’as-tu pas de va135nité? je ne puis rien pour toi. Il se tordit les mains de bonheur, de désespoir d’amour. Quand tu seras madame la marquise de Valentin! Je te connais, ame céleste, ce titre et ma fortune ne vaudront pas…
– Un seul de tes cheveux, s’écria-t-elle.
– Moi aussi, j’ai des millions; mais que sont maintenant les richesses pour nous! Ah! j’ai ma vie, je puis te l’offrir, prends-la.
– Oh! ton amour. Raphaël, ton amour vaut le monde. Comment! ta pensée est à moi? Mais je suis la plus heureuse des heureuses.
– L’on va nous entendre, dit Raphaël.
– Hé, il n’y a personne, répondit-elle en laissant échapper un geste mutin.
136– Eh bien, viens, s’écria Valentin en lui tendant les bras.
Elle sauta sur ses genoux, et, joignant ses mains autour du cou de Raphaël: – Embrassez-moi, dit-elle, pour tous les chagrins que vous m’avez donnés! Pour effacer la peine que vos joies m’ont faite! Pour toutes les nuits que j’ai passées à peindre mes écrans.
– Tes écrans…
– Puisque nous sommes riches, mon trésor, je puis te dire tout. Pauvre enfant! Ah! comme il est facile de tromper les hommes d’esprit! Est-ce que tu pouvais avoir des gilets blancs et des chemises propres deux fois la semaine, pour trois francs de blanchissage par mois? Mais tu buvais deux fois plus de lait qu’il ne t’en 137revenait pour ton argent. Je t’attrapais sur tout: le feu, l’huile, et l’argent donc? Oh! mon Raphaël! ne me prends pas pour femme, dit-elle en riant, je suis une personne trop astucieuse.
– Mais comment faisais-tu donc?
– Je travaillais jusqu’à deux heures du matin, répondit-elle, et je donnais à ma mère une moitié du prix de mes écrans, à toi l’autre.
Ils se regardèrent pendant un moment, tous deux hébétés de joie et d’amour.
– Oh! s’écria Raphaël, nous paierons sans doute, un jour, ce bonheur par quelque effroyable chagrin!
– Serais-tu marié? cria Pauline. Ah! je ne veux te céder à aucune femme.
138– Je suis libre, ma chérie.
– Libre, répéta-t-elle. Libre, et à moi!
Elle se laissa glisser sur ses genoux, joignit les mains, et regarda Raphaël avec une dévotieuse ardeur.
– J’ai peur de devenir folle! – Combien tu es gentil! reprit-elle en passant une main dans la blonde chevelure de son amant. Est-elle bête, ta comtesse Fœdora! Quel plaisir j’ai ressenti hier en me voyant saluée par tous ces hommes. Elle n’a jamais été applaudie, elle! – Dis, cher? quand mon dos a touché ton bras, j’ai entendu en moi je ne sais quelle voix qui m’a crié: – Il est là! Je me suis retournée, et je t’ai vu! Oh! je me suis sauvée, je me sentais 139l’envie de te sauter au cou, devant tout le monde.
– Tu es bien heureuse de pouvoir parler, s’écria Raphaël. Moi, j’ai le cœur serré. Je voudrais pleurer, je ne puis… Ne me retire pas ta main! Il me semble que je resterais pendant toute ma vie, à te regarder ainsi, heureux, content.
– Oh! répète-moi cela, mon amour?
– Et que sont les paroles, reprit Valentin en laissant tomber une larme chaude sur les mains de Pauline. Plus tard, j’essaierai de te dire mon amour; en ce moment, je ne puis que le sentir…
– Oh! s’écria-t-elle, cette belle ame, ce beau génie, ce cœur que je 140connais si bien, tout est à moi, comme je suis à toi.
– Pour toujours, ma douce créature! dit Raphaël d’une voix émue. Tu seras ma femme, mon bon génie. Ta présence a toujours dissipé mes chagrins, rafraîchi mon ame. En ce moment, ton sourire angélique a pour ainsi dire purifié mon cœur. Je crois commencer une nouvelle vie. Le passé cruel et mes tristes folies me semblent n’être plus que de mauvais songes. Je suis pur, près de toi. Je sens l’air du bonheur. – Oh! sois là toujours, ajouta-t-il en la pressant saintement sur son cœur palpitant.
– Vienne la mort quand elle voudra! s’écria Pauline en extase. J’ai vécu!
141Heureux qui devinera leurs joies, il les aura connus!
– Oh! mon Raphaël! s’écria Pauline, après quelques heures de silence bien employées, je voudrais qu’à l’avenir personne n’entrât dans cette chère mansarde.
– Il faut en murer la porte, mettre une grille à la lucarne, et acheter la maison, répondit le marquis.
– C’est cela, dit-elle. Puis, après un moment de silence: – Nous avons un peu oublié de chercher tes manuscrits?
Et ils se prirent à rire avec une douce innocence.
– Bah! je me moque de toutes les sciences, s’écria Raphaël.
– Ah! monsieur, et la gloire?.
– Tu es ma seule gloire.
142– Tu étais bien malheureux en faisant tous ces petits pieds de mouche, dit-elle en feuilletant les papiers.
– Ma Pauline…
– Oh! oui, je suis ta Pauline. Eh bien?
– Où demeures-tu donc?
– Rue Saint-Lazare. Et toi?
– Rue de Varennes.
– Comme nous serons loin l’un de l’autre, jusqu’à ce que…
Elle s’arrêta, regardant son ami d’un air coquet et malicieux.
– Mais, répondit Raphaël, nous avons tout au plus une quinzaine de jours à rester séparés.
– Vrai! dans quinze jours nous nous marierons. Elle sauta comme une enfant. – Oh! je suis une fille dénaturée, reprit-elle, je ne pense 143plus ni à père, ni à mère, ni à rien dans le monde! Tu ne sais pas, pauvre chéri? mon père est bien malade. Il est revenu des Indes, souffrant. Oh! bien souffrant. Il a manqué mourir au Havre. Nous l’avons été chercher là. – Ah! Dieu, s’écria-t-elle en regardant l’heure à sa montre, déjà trois heures. Je dois me trouver à son réveil, à quatre heures. Je suis la maîtresse au logis; ma mère fait toutes mes volontés; mon père m’adore; mais je ne veux pas abuser de leur bonté. Ce serait mal! Le pauvre père, c’est lui qui m’a envoyée aux Italiens hier. Tu viendras le voir demain, n’est-ce pas?
– Madame la marquise de Valentin veut-elle me faire l’honneur d’accepter mon bras?
144– Ah! cher chéri! Je vais emporter la clef de cette chambre, reprit-elle. N’est-ce pas un palais, notre trésor…
– Pauline? encore un baiser.
– Mille! – Mon Dieu, dit-elle en regardant Raphaël, ce sera toujours ainsi! Je crois rêver.
Ils descendirent lentement l’escalier. Puis, bien unis, marchant du même pas, tressaillant ensemble sous le poids du même bonheur, se serrant comme deux colombes, ils arrivèrent trop tôt sur la place de la Sorbonne, où la voiture de Pauline attendait.
– Je veux aller chez toi! s’écria-t-elle. Je veux voir ta chambre, ton cabinet, et m’asseoir à la table sur laquelle tu travailles. Ce sera comme 145autrefois, ajouta-t-elle en rougissant.
– Joseph, dit-elle en s’adressant à un valet, je vais rue de Varennes avant de retourner à la maison. Il est trois heures un quart, et je dois être revenue à quatre. George pressera les chevaux.
Et les deux amans, mollement balancés et portés sur de voluptueux coussins, tous deux rayonnant d’amour, furent, en peu d’instans, menés à l’hôtel de Valentin.
– Oh! que je suis contente d’avoir examiné tout cela, s’écria Pauline en chiffonnant la soie des rideaux qui drapaient le lit de Raphaël. Ce soir, en m’endormant, je tâcherai d’être là, en pensée. Je me figurerai ta chère tête sur cet oreiller. Dis-moi, Raphaël, 146tu n’as pris conseil de personne pour meubler ton hôtel?
– De personne.
– Bien vrai? Ce n’est pas une femme qui…
– Pauline!
– Oh! je me sens une affreuse jalousie! Mais, tu as bon goût. Je veux avoir demain un lit pareil au tien.
Raphaël, ivre de bonheur, saisit Pauline.
– Oh! mon père, mon père, dit-elle.
– Je vais donc te reconduire, car je veux te quitter le moins possible, s’écria Valentin.
– Combien tu es aimant! Je n’osais pas te le proposer…
– N’es-tu donc pas ma vie?
147– Il n’y a pas deux hommes comme toi sous le ciel.
Mais il serait fastidieux de consigner fidèlement ces adorables bavardages de l’amour auxquels l’accent, le regard, un geste intraduisible donnent seuls du prix. Valentin reconduisit Pauline jusque chez elle, et revint ayant au cœur autant de plaisir que l’homme peut en ressentir et en porter ici-bas. Quand il fut assis dans son fauteuil, près de son feu, pensant à la soudaine et complète réalisation de toutes ses espérances, une idée froide lui traversa l’ame comme l’acier d’un poignard perce une poitrine. Il regarda la peau de chagrin, elle s’était légèrement rétrécie.
– Ah!
148Il prononça le grand juron français, sans y mettre les jésuitiques réticences de l’abbesse des Andouillettes; puis, il pencha la tête sur son fauteuil, et resta sans mouvement les yeux arrêtés sur une patère, sans la voir.
– Grand Dieu! s’écria-t-il. Quoi! tous mes désirs, tous! Pauvre Pauline!
Il prit un compas, mesura ce que la matinée lui avait coûté d’existence.
– Je n’en ai pas pour deux mois, dit-il.
Une sueur glacée sortit de ses pores, et il demeura comme perdu dans ses pensées. Tout à coup il obéit à un inexprimable mouvement de rage, et saisit la peau de chagrin en s’écriant: – Je suis bien bête! Il sor149tit, courut, traversa les jardins, jeta le talisman au fond d’un puits en disant: – Vogue la galère! Au diable toutes ces sottises!
Raphaël se laissa donc aller au bonheur d’aimer, et vécut cœur à cœur avec Pauline, qui ne conçut pas le refus en amour. Leur mariage, retardé par des difficultés peu intéressantes à raconter, devait se célébrer dans les premiers jours de mars. Ils s’étaient éprouvés, ne doutaient point d’eux-mêmes; et, le bonheur leur ayant révélé toute la puissance de leur affection, jamais deux ames, deux caractères ne s’étaient aussi parfaitement unis qu’ils le furent par la passion. En s’étudiant, ils s’aimèrent davantage. C’était de part et d’autre, même délicatesse, même pudeur, même 150volupté, la plus douce de toutes les voluptés, celle des anges. Point de nuages dans leur ciel: tour à tour, les désirs de l’un faisaient la loi de l’autre. Riches tous deux, ils ne connaissaient point de caprices qu’ils ne pussent satisfaire, et, partant, n’avaient point de caprices. Un goût exquis, le sentiment du beau, une vraie poésie animaient l’ame de l’épouse. La mousseline, les fleurs formaient ses plus riches parures. Dédaignant les diamans et tous les colifichets de la finance, un sourire de son ami lui semblait plus beau que toutes les perles d’Ormus. Puis, Pauline et Raphaël fuyaient le monde. La solitude leur était si belle, si féconde en plaisirs. Les oisifs voyaient exactement tous les soirs ce joli mé151nage de contrebande, aux Italiens ou à l’Opéra. Si, d’abord, quelques médisances égayèrent les salons, bientôt le torrent d’événemens qui passait alors sur Paris fit oublier deux amans inoffensifs. Enfin, espèce d’excuse auprès des prudes, leur mariage était annoncé, et leurs gens se trouvaient discrets par hasard. Donc, aucune méchanceté trop vive ne les punit de leur bonheur.
Vers la fin du mois de février, époque à laquelle d’assez beaux jours firent croire aux joies du printemps, un matin, Pauline et Raphaël déjeunaient ensemble dans une petite serre, espèce de salon rempli de fleurs, et de plain-pied avec le jardin. Le doux et pâle soleil de l’hiver dont les rayons se brisaient à travers des 152arbustes rares, tiédissait alors la température. Les yeux étaient égayés par les vigoureux contrastes des divers feuillages, par les couleurs des touffes fleuries et par toutes les fantaisies de la lumière et de l’ombre. Quand tout Paris se chauffait encore devant de tristes foyers, les deux jeunes époux riaient sous un berceau de camélias, de lilas, de bruyères; et leurs têtes joyeuses s’élevaient au-dessus des narcisses, des muguets et des roses du Bengale. Dans cette serre voluptueuse et riche, les pieds foulaient une natte africaine coloriée comme un tapis. Les parois tendues en coutil vert n’offraient pas la moindre trace d’humidité. L’ameublement était de bois en apparence grossier, mais dont l’écorce polie 153brillait de propreté. Un jeune chat accroupi sur la table, où l’avait attiré l’odeur du lait, se laissait barbouiller de café par Pauline. La folâtre jouait avec lui, défendait la crême qu’elle lui permettait à peine de flairer afin d’exercer sa patience et d’entretenir le combat. Elle éclatait de rire à chacune de ses grimaces, et débitait mille plaisanteries pour empêcher Raphaël de lire le journal, qui, dix fois déjà, lui était tombé des mains. Il y avait, dans cette scène matinale, un bonheur inexprimable comme tout ce qui est naturel et vrai. Raphaël feignait toujours de lire sa feuille, et contemplait à la dérobée Pauline aux prises avec le chat, sa Pauline enveloppée d’un long peignoir qui la lui voilait impar154faitement, sa Pauline, les cheveux en désordre, et montrant un petit pied blanc veiné de bleu dans une pantoufle de velours noir. Charmante à voir ainsi déshabillée, et délicieuse comme les fantastiques figures de Westhall, elle semblait être tout à la fois jeune fille et femme; et peut-être même, encore plus jeune fille que femme, parce que, sans doute, elle jouissait d’une félicité sans mélange, et ne connaissait de l’amour que ses premières joies. Au moment où, tout-à-fait absorbé par sa douce rêverie, Raphaël avait oublié son journal, Pauline le saisit, le chiffonna, en fit une boule, le lança dans le jardin, et le chat courut après la politique qui tournait, comme toujours, sur elle-même. Puis, quand Raphaël, 155distrait par cette scène enfantine, voulut continuer à lire et fit le geste de lever la feuille qu’il n’avait plus, ce furent des rires francs, joyeux, renaissant d’eux-mêmes comme les chants d’un oiseau.
– Je suis jalouse du journal, dit-elle en essuyant les larmes que son rire d’enfant avait fait couler. – N’est-ce pas une félonie, reprit-elle en redevenant femme tout à coup, que de lire des proclamations russes en ma présence, et de préférer la prose de l’empereur Nicolas à des paroles, à des regards d’amour?
– Je ne lisais pas, mon ange aimé, je te regardais.
En ce moment, le pas lourd du jardinier, dont les souliers ferrés fai156saient crier le sable des allées, retentit près de la serre.
– Excusez, monsieur le marquis, si je vous interromps ainsi que madame, mais je vous apporte une curiosité comme je n’en ai jamais vue. En tirant tout à l’heure, sous votre respect, un seau d’eau, j’ai amené cette singulière plante marine! La voilà! Faut, tout de même, que ce soit bien accoutumé à l’eau, car ce n’était point mouillé, ni humide. C’était sec comme du bois. Et c’est point gras du tout. Comme monsieur le marquis est plus savant que moi certainement, j’ai pensé qu’il fallait la lui apporter, et que ça l’intéresserait.
Et le jardinier montrait à Raphaël l’inexorable Peau de chagrin qui n’a157vait pas un pied carré de superficie.
– Merci, Vanière, dit Raphaël. C’est une chose très curieuse.
– Qu’as-tu, mon ange? tu pâlis! s’écria Pauline.
– Laissez-nous, Vanière.
Le jardinier s’éloigna.
– Ta voix m’effraie, reprit la jeune fille. Elle est singulièrement altérée. Qu’as-tu? Que sens-tu? Où as-tu mal? Tu as mal! Un médecin! cria-t-elle. Jonathas! Au secours!
– Ma Pauline, tais-toi, répondit Raphaël qui recouvrait son sang-froid. Sortons. Il y a près de moi une fleur dont le parfum m’incommode. Peut-être, est-ce cette verveine?
Pauline s’élança sur l’innocent arbuste, le saisit par la tige, et le jeta dans le jardin.
158– Oh! ange, s’écria-t-elle en serrant Raphaël par une étreinte aussi forte que leur amour, en lui apportant, avec une langoureuse coquetterie, ses lèvres vermeilles à baiser, en te voyant pâlir, j’ai compris que je ne te survivrais pas! Oui, ta vie est ma vie. Mon Raphaël, passe-moi ta main sur le dos? J’y sens encore la petite mort, j’y ai froid. Comme tes lèvres sont brûlantes. Et ta main! Elle est glacée! ajouta-t-elle.
– Tu es folle? s’écria Raphaël.
– Pourquoi cette larme, dit-elle. Laisse-la-moi boire!
– Oh! Pauline! Pauline! tu m’aimes trop.
– Il se passe en toi quelque chose d’extraordinaire, Raphaël? Sois vrai, va je saurai bientôt ton secret. Donne-159moi cela, dit-elle en prenant la peau de chagrin.
– Tu es mon bourreau, cria le jeune homme en jetant un regard d’horreur sur le talisman.
– Oh! quelle voix, répondit Pauline en laissant tomber le fatal symbole du destin; et regardant Raphaël: – Qu’as-tu dit, mon ange? lui demanda-t-elle.
– M’aimes-tu? reprit-il.
– Oh, si je t’aime! Est-ce une question?
– Eh bien! laisse-moi. Va-t-en!
Soumise, la pauvre petite s’en alla, mais pleurant.
– Quoi? s’écria Raphaël quand il fut seul, dans un siècle de lumière, où nous avons appris que les diamans n’étaient que du car160bone solide; à une époque où tout s’explique; où la police traduirait un nouveau Messie devant les tribunaux, et soumettrait ses miracles à l’Académie des Sciences; dans un temps où nous ne croyons plus qu’aux paraphes des notaires! Je croirai, moi? à une espèce de Mané – Thekel – Pharès. Non, de par Dieu! je ne penserai pas que l’Etre-suprême puisse trouver du plaisir à tourmenter une honnête créature. Allons voir les savans!
Alors il arriva bientôt, entre la Halle aux vins, immense recueil de tonneaux, et la Salpétrière, immense séminaire d’ivrognerie, devant une petite mare infecte où s’ébaudissaient des canards aussi remarquables par la rareté des espèces que par la di161versité du plumage. Leurs ondoyantes couleurs, semblables aux vitraux d’une cathédrale, pétillaient sous les rayons du soleil. Et tous les canards du monde étaient là, criant, barbottant, grouillant et formant une espèce de chambre canarde rassemblée contre son gré; mais heureusement sans roi, sans principes, et vivant, sans rencontrer de chasseurs, sous l’œil des naturalistes qui les regardaient assez rarement.
– Monsieur est là, dit un porte-clefs à Raphaël qui avait demandé un savant.
Le marquis vit un petit homme entre deux âges et profondément enfoncé dans quelque sage méditation à l’aspect de deux canards. Il avait la physionomie douce, un air obligeant, 162mais il régnait dans toute sa personne une préoccupation scientifique. Sa perruque, incessamment grattée, fantasquement retroussée par le col de l’habit, laissait voir une ligne de cheveux blancs et accusait la fureur des découvertes qui, semblable à toutes les passions, nous arrache si puissamment aux choses de ce monde. Raphaël, homme de science et d’étude, admira consciencieusement ce naturaliste dont les veilles étaient consacrées à l’agrandissement des connaissances humaines, et qui, même par ses erreurs, servait encore la gloire de la France. Mais une petite maîtresse aurait ri sans doute, en remarquant la solution de continuité qui se trouvait entre la culotte et le gilet rayé du savant. Cet interstice était 163d’ailleurs chastement rempli par une chemise qu’il avait copieusement froncée, en se baissant et se levant tour-à-tour au gré de ses observations zoogénésiques. Après quelques premières phrases de politesse, Raphaël crut nécessaire d’adresser à M. Lacrampe un compliment bannal sur ses canards.
– Oh! nous sommes riches en canards! répondit le naturaliste. C’est, du reste, comme vous le savez sans doute, le genre le plus fécond de l’ordre des Palmipèdes… Il commence au Cygne et finit au Canard Zinzin, en comprenant cent trente-sept variétés d’individus bien distincts, ayant leurs noms, leurs mœurs, leur patrie, leur physionomie, et qui ne se ressemblent pas plus entre eux qu’un 164blanc ne ressemble à un nègre! En vérité, monsieur, quand nous mangeons un canard, la plupart du temps, nous ne nous doutons guère de l’étendue… Il s’interrompit à l’aspect d’un joli petit canard qui remontait le talus de la mare. C’est le cygne à cravate, que vous voyez-là. Pauvre enfant du Canada! il est venu de bien loin pour nous montrer son plumage brun et gris, sa petite cravate noire. Tenez! il se gratte. Voici la fameuse oie à duvet ou canard Eider, sous l’édredon de laquelle dorment nos petites maîtresses. Est-elle jolie? Qui n’admirerait pas ce petit ventre d’un blanc rougeâtre, ce bec vert? Je viens, monsieur, reprit-il, d’être témoin d’un accouplement dont j’avais jusqu’alors désespéré. Le mariage s’est 165fait assez heureusement, et j’en attendrai fort impatiemment le résultat. Je me flatte d’obtenir une cent trente-sixième espèce à laquelle peut-être mon nom sera donné! – Voici les nouveaux époux, dit-il en montrant deux canards. C’est une oie rieuse (anas albifrons) et le grand canard siffleur (anas rufina de Buffon). J’avais long-temps hésité entre le canard siffleur, le canard à sourcils blancs et le canard souchet (anas clypeata), tenez, voici le souchet! C’est ce gros scélérat brun-noir, dont le col est verdâtre et si coquettement irisé. Mais, monsieur, le canard siffieur était hupé! alors vous comprenez que je n’ai plus balancé. Il ne nous manque ici que le canard varié à calotte noire. Ces messieurs prétendent 166unanimement que ce canard fait double emploi avec le canard sercelle à bec recourbé; quant à moi. – Il fit un geste admirable qui peignit à la fois la modestie et l’orgueil des savans, orgueil plein d’entêtement, modestie pleine de suffisance. – Je ne le pense pas, ajouta-t-il. Vous voyez, mon cher monsieur, que nous ne nous amusons pas ici. Je m’occupe en ce moment de la monographie du genre canard. Mais je suis à vos ordres.
Tout en se dirigeant vers une assez jolie maison de la rue Buffon, Raphaël soumit la Peau de chagrin aux investigations de M. Lacrampe.
– Je connais cela, répondit le savant, après avoir braqué sa loupe sur le talisman. C’est quelque dessus 167de boîte. Le chagrin est fort ancien! Aujourd’hui les gaîniers préfèrent se servir de galuchat. Le galuchat est, comme vous le savez sans doute, la dépouille du Raja sephen, un poisson de la mer Rouge…
– Mais ceci, Monsieur, puisque vous avez l’extrême bonté…
– Ceci! reprit le savant. Eh bien, entre le galuchat et le chagrin, il y a, monsieur, toute la différence de l’océan à la terre, du poisson à un quadrupède, et cependant, la peau du poisson est plus dure que la peau de l’animal terrestre. Ceci, dit-il en montrant le talisman, est, comme vous le savez sans doute, un des produits les plus curieux de la zoologie.
– Voyons, s’écria Raphaël.
168– Monsieur, répondit le savant en s’enfonçant dans son fauteuil, ceci… est une peau d’âne.
– Je le sais, dit le jeune homme.
– Il existe en Perse, reprit le naturaliste, un âne extrêmement rare, l’onagre des anciens, equus asinus, le koulan des Tatars. Pallas a été l’observer et l’a rendu à la science. En effet cet animal avait long-temps passé pour fantastique. Il est, comme vous le savez, célèbre dans l’Écriture sainte, et Moïse avait défendu de l’accoupler avec ses congénères. Mais l’onagre est encore plus fameux par les prostitutions dont il a été l’objet, et dont parlent souvent les prophètes bibliques. Pallas, comme vous le savez sans doute, déclare, dans ses Act. Petrop… tome II, que 169ces excès bizarres sont encore religieusement accrédités chez les Persans et les Nogaïs comme un remède souverain contre les maux de reins et la goutte sciatique… Nous ne nous doutons guère de cela, nous autres pauvres Parisiens! le Muséum ne possède même pas d’onagre. – Quel superbe animal! reprit le savant. Il est plein de mystères. Son œil est muni d’une espèce de tapis réflecteur auquel les Orientaux attribuent le pouvoir de la fascination. Sa robe est plus élégante et plus polie que ne l’est celle de nos plus beaux chevaux; elle est sillonnée de bandes plus ou moins fauves et ressemble beaucoup à la peau du zèbre. Son lainage a quelque chose de moelleux, d’ondoyant, de gras au toucher. Sa vue 170égale en justesse et en précision la vue de l’homme. Un peu plus grand que nos plus beaux ânes domestiques, il est doué d’un courage extraordinaire, et, quand, par hasard, il est surpris, il se défend avec une supériorité remarquable contre les bêtes les plus féroces. Quant à la rapidité de sa marche, elle ne peut se comparer qu’au vol des oiseaux! Un onagre, monsieur, tuerait à la course les meilleurs chevaux arabes ou persans. D’après le père du consciencieux docteur Niébuhr dont, comme vous le savez sans doute, nous déplorons encore la perte récente, le terme moyen du pas ordinaire de ces admirables créatures est de sept mille pas géométriques par heure! Nos ânes dégénérés ne sauraient donner une 171idée de cet âne indépendant et fier. Il a le port leste, animé, l’air spirituel, fin, une physionomie gracieuse, des mouvemens pleins de coquetterie! C’est le roi de l’Orient. Les superstitions turques et persanes lui donnent même une mystérieuse origine, et le nom de Salomon se mêle à tous les récits que les conteurs du Thibet et de la Tartarie font sur les prouesses attribuées à ces nobles animaux. Enfin, un onagre apprivoisé vaut des sommes immenses; mais il est presque impossible de les saisir dans leurs montagnes où ils bondissent comme des chevreuils, et semblent voler comme des oiseaux. La fable des chevaux ailés, notre Pégase, a sans doute pris naissance dans ces pays, où les bergers ont pu voir souvent un onagre 172sautant d’un rocher à un autre. Les ânes de selle obtenus en Perse par l’accouplement d’une ânesse avec un onagre apprivoisé, sont peints en rouge, suivant une immémoriale tradition. Cet usage a donné lieu peut-être à notre proverbe: méchant comme un âne rouge. À une époque où l’histoire naturelle était très-négligée en France, un voyageur aura, je pense, amené un de ces animaux curieux qui supportent fort impatiemment l’esclavage; et, de là, le dicton! – La peau que vous me présentez, reprit le savant, est la peau d’un onagre. Nous varions sur l’origine du nom. Les uns prétendent que Chagri est un mot turc; d’autres veulent que Chagri soit la ville où cette dépouille zoologique subit une 173préparation chimique, assez bien décrite par Pallas et qui lui donne le grain particulier que nous admirons. M. Martellens m’a écrit que Châagri est un ruisseau.
– Monsieur, je vous remercie de m’avoir donné des renseignemens qui fourniraient une admirable note à quelque Dom Calmet, si les bénédictins existaient encore; mais j’ai eu l’honneur de vous faire observer que ce fragment était primitivement d’un volume égal…. à cette carte géographique, dit Raphaël en montrant à M. Lacrampe un atlas ouvert; et depuis trois mois elle s’est insensiblement contractée…
– Bien, reprit le savant. Je comprends. Mais, monsieur, toutes les dépouilles d’êtres primitivement or174ganisés sont sujettes à un dépérissement naturel, facile à concevoir, et dont les progrès sont soumis aux influences atmosphériques. Les métaux eux-mêmes se dilatent ou se resserrent d’une manière sensible. Les ingénieurs ont observé des déplacemens assez considérables de pierres très pesantes, dans lesquelles des barres de fer avaient seulement été scellées. La science est vaste, et la vie humaine est bien courte; aussi, n’avons-nous pas la prétention de connaître tous les phénomènes de la nature.
– Monsieur, reprit Raphaël presque confus, excusez la demande que je vais vous faire. Êtes-vous bien sûr que cette peau soit soumise aux lois 175ordinaires de la zoologie, qu’elle puisse s’étendre?
– Oh! certes, dit M. Lacrampe en essayant de tirer le talisman. – Ah! peste, s’écria-t-il. Mais, monsieur, reprit-il, si vous voulez aller voir M. Planchette, le célèbre professeur de mécanique, il trouvera certainement un moyen d’agir sur cette peau, de l’amollir, de la distendre.
– Oh! Monsieur, vous me sauvez la vie.
Raphaël salua le savant naturaliste et courut chez M. Planchette, en laissant le bon Lacrampe au milieu de son cabinet rempli de monstres, de fœtus, de bocaux et de plantes séchées. Il remportait de cette visite, sans le savoir, toute la science humaine, une nomenclature! Ce bon-homme 176ressemblait à Sancho Pança racontant à Don Quichotte l’histoire des moutons. Il s’amusait à compter des brebis, à les numéroter; et, arrivé sur le bord de la tombe, il connaissait à peine une petite fraction des incommensurables nombres du grand troupeau, jeté par Dieu à travers l’océan des mondes, dans un but ignoré.
Raphaël était content. – Je vais tenir mon âne en bride, s’écriait-il.
Sterne avait dit avant lui: – Ménageons notre âne, si nous voulons vivre vieux! Mais la bête est si fantasque!
M. Planchette était un grand homme sec, véritable poète perdu dans une perpétuelle contemplation, occupé à regarder toujours un abîme sans fond, LE MOUVEMENT! Le vulgaire 177taxe de folie ces esprits sublimes, gens incompris qui vivent dans une admirable insouciance du luxe et du monde, restant des journées entières à fumer un cigare éteint, ou venant dans un salon sans avoir toujours bien exactement marié les boutons de leurs vêtemens avec les boutonnières. Mais un jour, après avoir long-temps mesuré le vide, ou entassé des x sous des Aa + gG, ils ont analysé quelque loi naturelle, décomposé le plus simple des principes, et tout à coup la foule admire une nouvelle machine, ou quelque haquet dont la facile structure nous étonne et nous confond! Et le savant modeste sourit en disant à ses admirateurs: – Qu’ai-je donc créé? Rien. L’homme n’invente pas une force, il 178la dirige, et la science consiste à imiter la nature.
Raphaël surprit M. Planchette immobile, et planté sur ses deux jambes, comme un pendu tombé droit sous une potence. Le mathématicien examinait une bille d’agate qui roulait sur un cadran solaire, et attendait, sans doute, qu’elle s’y arrêtât. M. Planchette n’était ni décoré, ni pensionné. Le pauvre homme ne savait pas enluminer ses calculs. Se trouvant heureux de vivre à l’affût d’une découverte, il ne pensait ni à la gloire, ni au monde, ni à lui-même, et vivait dans la science pour la science.
– Cela est indéfinissable, s’écria-t-il.
– Ah! ah! monsieur, reprit-il en apercevant Raphaël, je suis votre 179serviteur. Comment va la maman? Allez voir ma femme…
– J’aurais cependant pu vivre ainsi! pensa Raphaël qui tira le savant de sa rêverie en lui demandant le moyen d’agir sur le talisman, qu’il lui présenta.
– Dussiez-vous rire de ma crédulité, monsieur, dit le marquis en terminant, je ne vous cacherai rien. Cette peau me semble posséder une force de résistance sur laquelle rien ne peut prévaloir.
M. Planchette sourit dédaigneusement.
– Monsieur, dit-il, les gens du monde traitent toujours la science assez cavalièrement, et, tous, nous disent à peu près ce qu’un Incroyable disait à M. de Lalande en lui ame180nant des dames après l’éclipse: – Ayez la bonté de recommencer. Mais, voyons? Quel effet voulez-vous produire? La mécanique a pour but, soit d’appliquer les lois du mouvement, soit de les neutraliser. Quant au mouvement en lui-même, je vous déclare avec humilité que nous sommes hors d’état de le définir. Cela posé, nous avons remarqué certains phénomènes constans qui régissent l’action des solides et des fluides, et nous pouvons, en reproduisant les causes génératrices de ces phénomènes, arriver à transporter les corps, à leur transmettre une force locomotive dans des rapports de vitesse déterminée; à les lancer; à les diviser simplement ou à l’infini, soit que nous les cassions ou les pulvé181risions; puis, à les tordre, à leur imprimer une rotation, à les modifier, à les comprimer, à les dilater, les étendre. Et toute cette science, monsieur, repose sur un seul fait. – Vous voyez cette bille, reprit-il. Regardez? Elle est ici sur cette pierre. La voici maintenant là. De quel nom appellerons-nous cet acte si physiquement naturel et cependant si moralement extraordinaire? Mouvement, locomotion, changement de lieu? Quelle immense vanité n’est pas cachée sous les mots humains? Un nom, est-ce donc une solution? Voilà pourtant toute la science! Nos machines ne font que décomposer cet acte, ce fait. Nous pouvons avec ce léger phénomène, opéré sur une masse, faire sauter Paris; nous 182pouvons augmenter la vitesse aux dépens de la force, et la force aux dépens de la vitesse. Et qu’est-ce que la force et la vitesse? Notre science est impuissante à le dire, comme elle l’est à créer un mouvement! Un mouvement, quel qu’il soit, est un immense pouvoir! Et l’homme n’invente pas de pouvoirs! Le pouvoir est un, comme le mouvement qui est l’essence même du pouvoir. Tout est mouvement. La pensée est un mouvement. La nature entière repose sur le mouvement. La mort n’est que l’absence du mouvement; et, si Dieu est éternel, c’est qu’il est toujours en mouvement. Dieu est le mouvement, peut-être! Voilà pourquoi le mouvement est inexplicable comme lui; comme lui, pro183fond, sans bornes, incompréhensible, intangible. Qui a jamais touché, compris, mesuré le mouvement? Nous en sentons les effets sans le voir. Nous pouvons même le nier comme nous nions Dieu. Où est-il, où n’est-il pas? D’où part-il? Où en est le principe? Où en est la fin? Il nous enveloppe, nous presse et nous échappe. Il est évident comme un fait, obscur comme une abstraction, et tout à la fois effet et cause. Il lui faut comme à nous l’espace? et qu’est-ce que l’espace? Le mouvement seul nous le révèle, et sans le mouvement, il n’est plus qu’un mot vide de sens. Problême insoluble, semblable au vide, semblable à la création, à l’infini, le mouvement confond la pensée humaine, et 184tout ce qu’il est permis à l’homme de concevoir, c’est qu’il ne le concevra jamais! Entre chacun des points successivement occupés par cette bille dans l’espace, reprit le savant, il se rencontre un abîme pour la raison humaine, monsieur, un abîme, où est tombé Pascal! Pour agir sur la substance inconnue que vous voulez soumettre à une force inconnue, il faut d’abord étudier cette substance! D’après sa nature, ou elle se brisera sous un choc, ou elle y résistera. Si elle doit se diviser et que votre intention ne soit pas de la partager, nous n’atteindrons pas le but proposé! Voulez-vous la comprimer? Il faut transmettre un mouvement égal à toutes les parties de la substance de manière à diminuer uniformément l’in185tervalle qui les sépare. Désirez-vous l’étendre? Nous devrons tâcher d’imprimer à chaque molécule une force excentrique égale; car sans l’observation exacte de cette loi, nous y produirions des solutions de continuité. Il existe, monsieur, des modes infinis, des combinaisons sans bornes dans le mouvement; à quel effet vous arrêtez-vous?
– Monsieur, dit Raphaël impatienté, je désire une pression quelconque assez forte pour étendre infiniment cette peau…
– La substance étant finie, répondit le mathématicien, ne saurait être distendue indéfiniment, mais la compression multipliera nécessairement l’étendue de sa surface aux dépens de l’épaisseur; bref, elle s’amincira 186jusqu’à ce que la matière manque…
– Obtenez ce résultat, monsieur, s’écria Raphaël, et vous aurez gagné deux millions.
– Je vous volerais votre argent, répondit le professeur avec le flegme d’un Hollandais. Je vais vous démontrer en deux mots l’existence d’une machine sous laquelle Dieu lui-même serait écrasé comme une mouche. Elle réduirait un homme à l’état de papier brouillard, un homme botté, éperonné, cravaté, chapeau, or, bijoux, tout…
– Quelle horrible machine!
– Au lieu de jeter leurs enfans à l’eau, les Chinois devraient les utiliser ainsi, reprit le savant sans penser au respect de l’homme pour sa progéniture.
187Et, tout entier à son idée, M. Planchette prit un pot de fleurs vide, en terre rouge, troué dans le fond, le posa sur la dalle gnomonique; puis, apercevant un peu de terre glaise dans un coin du jardin, il alla en chercher un morceau. Raphaël stupéfait, resta charmé comme un enfant écoutant quelque histoire merveilleuse contée par sa nourrice. M. Planchette jeta sa terre glaise sur la dalle; puis, tirant de sa poche une serpette, il coupa deux branches de sureau, et se mit à les vider; mais tout en préparant sa machine, il sifflait et chantait comme si Raphaël n’eût pas été là.
– Tout est prêt, dit-il.
Il attacha fort habilement, par un coude en terre glaise, l’un de ses tuyaux de bois au fond du pot, de 188manière à ce que le trou du sureau correspondît à celui du vase. Vous eussiez dit une énorme pipe. Puis, il étala sur la dalle du cadran solaire un lit de glaise auquel il donna la forme d’une pelle, assit le pot de fleurs dans la partie la plus large, et fixa la branche de sureau sur la portion qui en représentait le manche. Enfin, mettant un pâté de terre glaise à l’extrémité du tube en sureau, il y planta l’autre branche creuse, toute droite, mais en pratiquant un autre coude pour la joindre à la branche horizontale, en sorte que l’air, ou tel fluide ambiant donné, pût circuler dans cette machine improvisée, et courir, depuis l’embouchure du tube vertical, à travers le canal intermé189diaire, jusque dans le grand pot de fleurs vide.
– Monsieur, cet appareil, dit-il à Raphaël avec le sérieux d’un académicien prononçant son discours de réception, est le plus beau titre du grand Pascal à notre admiration.
– Je ne comprends pas…
Le savant sourit. Il alla détacher d’un arbre fruitier une petite bouteille dans laquelle son pharmacien lui avait envoyé une liqueur où se prenaient les fourmis; il en cassa le fond, se fit un entonnoir, l’adapta soigneusement au trou de la branche creuse qu’il avait fixée verticalement dans l’argile, en opposition au grand réservoir figuré par le pot de fleurs; et, au moyen d’un arrosoir, il y versa la quantité d’eau nécessaire pour qu’elle 190se trouvât également bord à bord et dans le grand vase et dans la petite embouchure circulaire du sureau. Raphaël pensait à sa Peau de chagrin.
– Monsieur, dit le mécanicien, l’eau passe encore aujourd’hui pour un corps incompressible. N’oubliez pas ce principe fondamental. Néanmoins elle se comprime; mais si légèrement, que nous devons compter sa faculté contractile comme zéro. – Vous voyez la surface que présente l’eau arrivée à la superficie du pot de fleurs.
– Oui, monsieur.
– Hé bien, supposez cette surface mille fois plus étendue que ne l’est l’orifice du bâton de sureau par lequel j’ai versé le liquide. Tenez, j’ôte l’entonnoir.
191– D’accord.
– Hé bien, monsieur, si par un moyen quelconque j’augmente le volume de cette masse en introduisant encore de l’eau par l’orifice du petit tuyau, le fluide sera contraint d’y descendre, et de monter dans le réservoir figuré par le pot de fleurs jusqu’à ce que le liquide arrive à un même niveau dans l’un et l’autre…
– Cela est évident, s’écria Raphaël.
– Mais il y a cette différence, reprit le savant, que si la mince colonne d’eau ajoutée dans le petit tube vertical y présente une force égale, au poids d’une livre, par exemple, comme son action se transmettra fidèlement à la masse liquide et viendra réagir sur tous les points de la 192surface qu’elle présente dans le pot de fleurs, il s’y trouvera mille colonnes d’eau qui, tendant toutes à s’élever comme si elles étaient poussées par une force égale à celle qui fait descendre le liquide dans le bâton de sureau vertical, produiront nécessairement ici, dit M. Planchette en montrant à Raphaël l’ouverture du pot de fleurs, une puissance mille fois plus considérable que la puissance introduite là…
Et le savant indiquait du doigt au marquis le tuyau de bois fiché droit dans la glaise.
– Cela est tout simple, dit Raphaël.
M. Planchette sourit.
– En d’autres termes, reprit-il avec cette ténacité de logique natu193relle aux mathématiciens, il faudrait pour repousser l’irruption de l’eau, déployer, sur chaque partie de la grande surface, une force égale à la force agissant dans le conduit vertical; à cette différence près que, si la colonne liquide y est haute d’un pied, les mille petites colonnes de la grande surface n’y auront qu’une très faible élévation. – Maintenant dit Planchette en donnant une chiquenaude à ses bâtons, remplaçons ce petit appareil grotesque, par des tubes métalliques d’une force et d’une dimension convenables? Si vous couvrez d’une forte platine mobile la surface fluide du grand réservoir, et, qu’à cette platine, vous en opposiez une autre dont la résistance et la solidité soient à toute épreuve; si, de 194plus, vous m’accordez la puissance d’ajouter sans cesse de l’eau par le petit tube vertical à la masse liquide, l’objet, pris entre les deux plans solides, doit nécessairement céder à l’immense action qui le comprime indéfiniment. Or, le moyen d’introduire constamment de l’eau par le petit tube est une niaiserie en mécanique, ainsi que le mode de transmettre la puissance de la masse liquide à une platine… Deux pistons et quelques soupapes suffisent. – Alors, concevez-vous, mon cher monsieur, dit-il en prenant le bras de Valentin, qu’il n’existe guère de substance qui, prise entre ces deux résistances indéfinies, ne soit fatalement contrainte à s’étaler.
– Quoi! l’auteur des Lettres pro195vinciales a inventé… s’écria Raphaël.
– Lui seul, monsieur. La mécanique ne connaît rien de plus simple ni de plus beau. Le principe contraire, l’expansibilité de l’eau a créé la machine à vapeur. Mais l’eau n’est expansible qu’à un certain degré, tandis que son incompressibilité, étant une force en quelque sorte négative, se trouve nécessairement infinie.
– Si cette peau s’étend, dit Raphaël, je vous promets d’élever une statue colossale à Blaise Pascal; de fonder un prix de cent mille francs pour le plus beau problème de mécanique résolu dans chaque période de dix ans; de doter vos cousines, arrière-cousines; et, enfin, de bâtir un 196hôpital destiné aux mathématiciens devenus fous.
– Ce serait fort utile, dit M. Planchette. – Monsieur, reprit il avec le calme d’un homme vivant dans une sphère tout intellectuelle, nous irons demain chez M. Spieghalter. Ce mécanicien distingué vient de confectionner, d’après mes plans, une machine perfectionnée avec laquelle un enfant pourrait faire tenir cent bottes de foin dans un chapeau.
– À demain, Monsieur.
– À demain.
– Parlez-moi de la mécanique! s’écria Raphaël. N’est-ce pas la plus belle de toutes les sciences? L’autre avec ses onagres, ses classemens, ses canards, ses genres et ses bocaux pleins de monstres, est tout au plus 197bon à marquer les points dans un billard public.
Le lendemain, Raphaël, tout joyeux, vint chercher M. Planchette, et ils allèrent ensemble dans la rue de la Santé, nom de favorable augure. En entrant chez Spieghalter, le jeune homme se trouva dans un établissement immense, où ses regards tombèrent sur une multitude de forges rouges et rugissantes. C’était une pluie de feu, un déluge de clous, un océan de pistons, de vis, de leviers, de traverses, de limes, d’écrous, une mer de fontes, de bois, de soupapes et d’aciers en barres. La limaille prenait à la gorge. Il y avait du fer dans la température; les hommes étaient couverts de fer; tout puait le fer. Le fer avait une vie, il était organisé, il 198se fluidifiait, marchait, pensait en prenant toutes les formes, en obéissant à tous les caprices. Enfin, à travers les hurlemens des soufflets, les crescendo des marteaux, les sifflemens des tours qui faisaient grogner le fer, il arriva dans une grande pièce, propre et bien aérée, où il put contempler à son aise la presse immense dont M. Planchette lui avait parlé. Il admira des espèces de madriers en fonte, et des jumelles en fer, unies par une indestructible concaténation.
– Si vous tourniez sept fois cette manivelle avec promptitude, lui dit M. Spieghalter en lui montrant un balancier de fer poli, vous feriez jaillir une planche d’acier en des milliers de jets qui vous entreraient dans les jambes comme des aiguilles.
199– Peste! s’écria Raphaël.
M. Planchette glissa lui-même la peau de chagrin entre les deux platines de cette presse infernale; et, avec la sécurité que donnent les convictions scientifiques, il manœuvra vivement le balancier.
– Couchez-vous tous, nous sommes morts, cria Spieghalter d’une voix tonnante en se laissant tomber lui-même à terre.
Un sifflement horrible retentit dans les ateliers. L’eau contenue dans la machine brisa la fonte, produisit un jet d’une incroyable puissance, et se dirigea heureusement sur une vieille forge qu’elle renversa, bouleversa, tordit comme lorsqu’une trombe entortille une maison et l’emporte avec elle.
200– Oh! oh! dit tranquillement M. Planchette, le chagrin est sain comme mon œil! Maître Spieghalter, il y avait une paille dans votre fonte, ou un interstice dans le grand tube.
– Non, non, je connais ma fonte. Monsieur peut remporter son outil. Il faut que le diable soit logé dedans.
L’Allemand furieux, saisit un marteau de forgeron, jeta la peau sur une enclume; et, avec toute la force que donne la colère, il déchargea sur le talisman le plus terrible coup qui jamais eût mugi dans ses ateliers.
– Il n’y paraît seulement pas! s’écria M. Planchette en caressant le chagrin rebelle.
Les ouvriers accoururent. Le con201tre-maître prit la peau, la plongea dans le charbon de terre d’une forge; et, tous rangés en demi-cercle autour du feu, attendirent avec impatience le jeu d’un énorme soufflet. Raphaël, M. Spieghalter, le professeur Planchette occupaient le centre de cette foule noire et attentive. En voyant tous ces yeux blancs, ces têtes poudrées de fer, ces vêtemens noirs et luisans, ces poitrines poilues, Raphaël se crut transporté dans le monde nocturne et fantastique des ballades allemandes. Le contre-maître saisit la peau avec des pinces après l’avoir laissée dans le foyer pendant dix minutes.
– Rendez-la-moi! s’écria Raphaël.
Le contre-maître la présenta par plaisanterie à Raphaël, qui la mania 202facilement, elle était froide, souple et ductile sous ses doigts. Un cri d’horreur s’éleva de toutes parts. Les ouvriers s’enfuirent. Valentin resta seul avec M. Planchette dans l’atelier désert.
– C’est vrai, quelque chose de diabolique est là-dedans! s’écria Raphaël au désespoir. Aucune puissance humaine ne saurait donc me donner un jour de plus.
– Monsieur, j’ai tort, répondit le mathématicien d’un air contrit. Nous devions soumettre cette peau singulière à l’action d’un laminoir. Où diable avais-je les yeux en vous proposant une pression.
– C’est moi qui l’ai demandée, répliqua Raphaël.
Le savant respira comme un 203coupable acquitté par douze jurés. Cependant, intéressé par le problème étrange que lui offrait cette peau, il réfléchit un moment, puis, dit froidement: – Il faut traiter cette substance inconnue par des réactifs. Allons voir Japhet! La Chimie sera peut-être plus heureuse que ne l’est la Mécanique!
Valentin mit son cheval au grand trot, dans l’espoir de rencontrer le fameux chimiste Japhet à son laboratoire.
– Hé bien, mon vieil ami? dit Planchette, en apercevant Japhet assis dans un fauteuil et contemplant un précipité. Comment va la chimie?
– Elle s’endort! Rien de neuf. L’Académie a cependant reconnu l’exis204tence de la Salicine. Mais la salicine, l’asparagine, la vauqueline, la digitaline, ne sont pas des découvertes.
– Faute de pouvoir inventer des choses, dit Raphaël, il paraît que vous en êtes réduits à inventer des noms.
– Cela est, pardieu, vrai, jeune homme!
– Tiens, dit le professeur Planchette au chimiste, essaie de nous décomposer cette substance. Si tu en extrais un principe quelconque, je le nomme d’avance, la diaboline. En voulant la comprimer nous venons de briser une presse hydraulique.
– Voyons, voyons cela! s’écria joyeusement le chimiste. Ce sera peut-être un nouveau corps simple.
– Monsieur, dit Raphaël, c’est 205tout simplement un morceau de peau d’âne.
– Monsieur, reprit gravement le célèbre chimiste, Monsieur…
– Je ne plaisante pas, répliqua le marquis en lui présentant son chagrin.
Le baron Japhet appliqua sur la peau les papilles et les houppes nerveuses de sa langue si habile à déguster les sels, les acides, les alcalis, les gaz, et dit après quelques essais: – Point de goût! Voyons, nous allons lui faire boire un peu d’acide phthorique.
Soumis à l’action de ce principe, si prompt à désorganiser les tissus animaux, la peau ne subit aucune altération.
– Ce n’est pas du chagrin! s’écria 206le chimiste. Nous allons traiter ce mystérieux inconnu comme un minéral et lui donner sur le nez en le mettant dans un creuset infusible où j’ai précisément de la potasse rouge.
M. Japhet sortit et revint bientôt.
– Monsieur, dit-il à Raphaël, laissez-moi prendre un morceau de cette singulière substance. Elle est si extraordinaire…
– Un morceau! s’écria Raphaël. Pas seulement la valeur d’un cheveu. D’ailleurs essayez? dit-il d’un air tout à la fois triste et goguenard.
Le savant cassa un rasoir en voulant entamer la peau; alors il tenta de la briser par une forte décharge d’électricité; puis, il la soumit à l’action de la pile voltaïque; mais enfin 207toutes les foudres de sa science échouèrent sur le terrible talisman. Il était sept heures du soir. Planchette, Japhet et Raphaël, ne s’apercevant pas de la fuite du temps, attendaient le résultat d’une dernière expérience. Le chagrin sortit victorieux d’un épouvantable choc auquel il avait été soumis, grace à une quantité raisonnable de poudre fulminante.
– Je suis perdu! s’écria Raphaël. Dieu est là. Je vais mourir.
Il laissa les deux savans stupéfaits.
– Gardons-nous bien de raconter cette aventure à l’Institut, nos collègues s’y moqueraient de nous, dit Planchette au chimiste après une longue pause pendant laquelle ils se regardèrent sans oser se communiquer leurs pensées.
208Ils étaient comme des chrétiens sortant de leurs tombes sans trouver un Dieu dans le ciel. – La science? Impuissante! – Les acides? Eau claire! – La potasse rouge? Déshonorée. – La pile voltaïque et la foudre? Deux bilboquets!
– Une presse hydraulique fendue, ajouta Planchette, fendue comme une mouillette!
– Je crois au diable, dit le baron Japhet après un moment de silence.
– Et moi à Dieu, répondit Planchette.
Tous deux étaient dans leur rôle. Pour un mécanicien, l’univers est une machine qui veut un ouvrier; tandis que pour la chimie, œuvre d’un démon qui va décomposant tout, le monde est un gaz sans ame.
209– Nous ne pouvons pas nier le fait, reprit le chimiste.
– Bah! Messieurs les Doctrinaires ont créé pour nous consoler ce nébuleux axiome: Bête comme un fait!
– Ton axiome, répliqua le chimiste, me semble, à moi, fait comme une bête?
Ils se prirent à rire, et dînèrent en gens qui ne voyaient plus qu’un phénomène dans un miracle.
En rentrant chez lui, Valentin était en proie à une rage froide. Il ne croyait plus à rien. Ses idées se brouillaient dans sa cervelle, tournoyaient et vacillaient comme celles de tout homme en présence d’un fait impossible. Il avait cru volontiers à quelque défaut secret dans la machine de Spieghalter; l’impuissance de la 210science et du feu ne l’étonnait pas; mais la souplesse de la peau quand il la maniait, et sa dureté lorsque les moyens de destruction mis à la disposition de l’homme étaient dirigés sur elle, l’épouvantaient. Ce fait incontestable lui donnait le vertige.
– Je suis fou, se dit-il en entrant chez lui. Quoique depuis ce matin, je sois à jeun, je n’ai ni faim, ni soif, et je sens, dans ma poitrine, un foyer qui me brûle.
Il mit la peau de chagrin dans le cadre où elle avait été naguère enfermée; puis, après avoir, de nouveau, décrit, par une ligne d’encre rouge, le contour actuel du talisman il s’assit dans son fauteuil.
– Déjà huit heures, s’écria-t-il. 211Cette journée a passé comme un songe.
Il s’accouda sur le bras du fauteuil, s’appuya la tête dans sa main gauche, et resta perdu dans une de ces méditations funèbres, dans ces pensées dévorantes dont les condamnés à mort emportent le secret au tombeau.
– Ah! Pauline! Pauline, s’écria-t-il. Pauvre enfant, il y a des abîmes que l’amour ne saurait franchir, quelque puissantes et fortes que soient ses ailes.
En ce moment, il entendit très distinctement un soupir étouffé. Il reconnut par un des plus touchans priviléges de la passion, le souffle de sa Pauline.
– Oh! se dit-il, voilà mon arrêt. Si 212elle était là, je voudrais mourir dans ses bras.
Un éclat de rire, bien franc, bien joyeux, lui fit tourner la tête vers son lit, et il vit à travers les rideaux diaphanes, la figure de Pauline, souriant comme un enfant heureux d’une malice qui réussit; ses beaux cheveux formaient des milliers de boucles sur ses épaules; elle était là, semblable à une rose du Bengale sur un lit de roses blanches.
– J’ai séduit Jonathas, dit-elle. Ce lit ne m’appartient-il pas, à moi qui suis l’épouse? Ne me gronde pas, chéri; je ne voulais que dormir près de toi, te surprendre. Oh! pardonne-moi cette folie.
Puis, elle sauta hors du lit par un mouvement de chatte, se montra ra213dieuse dans ses mousselines, et s’assit sur les genoux de Raphaël: – De quel abîme parlais-tu donc, mon amour? dit-elle en laissant voir sur son front une expression soucieuse.
– De la mort, ma chérie.
– Oh! tu me fais mal, répondit-elle. Nous autres, pauvres femmes, nous sommes faibles, et il y a certaines idées auxquelles nous ne pouvons pas nous arrêter. Elles nous tuent. Est-ce force d’amour, ou manque de courage? Mais cependant la mort ne m’effraie pas, reprit-elle en riant. Mourir avec toi, demain matin, ensemble, dans un dernier baiser! Oh! ce serait un bonheur. Il me semble que j’aurais encore vécu plus de cent ans. Qu’importe le nombre des jours, si, dans une nuit, dans une heure, 214nous avons épuisé toute une vie de paix et d’amour.
– Tu as raison, s’écria Raphaël, le ciel parle par ta jolie bouche. Donne, que je la baise. Et, mourons.
– Mourons! dit-elle en riant.
Vers les neuf heures du matin, le jour, qui passait à travers les fentes des persiennes, amoindri par la mousseline des rideaux, permettait à peine de voir les riches couleurs du tapis et les meubles soyeux de la chambre où reposaient les deux époux. Quelques dorures étincelaient. Un rayon de soleil venait mourir sur le mol édredon que les jeux de l’amour avaient jeté par terre. Suspendue à une grande psyché, la robe de Pauline se dessinait comme une vaporeuse apparition. Ses souliers mignons avaient été 215laissés loin du lit avec négligence. Le silence profond de ce temple amoureux fut troublé par un rossignol qui vint se poser sur l’appui de la fenêtre. Ses gazouillemens répétés, et le bruit que firent ses ailes soudainement déployées quand il s’envola, réveillèrent Raphaël.
– Pour mourir, dit-il en achevant une pensée commencée dans le rêve d’où il sortait, il faut que mon organisation, ce mécanisme de chair et d’os animé par ma volonté, et qui fait de moi un individu homme, présente une lésion sensible. Les médecins doivent connaître les symptômes de la vitalité, de la mort, et savoir me dire si je suis en santé ou malade.
Il contempla Pauline qui, tout en dormant, lui tenait la tête, exprimant 216ainsi, même pendant le sommeil, les tendres sollicitudes de l’amour. Gracieusement étendue comme un jeune enfant et le visage tourné vers son ami, elle semblait le regarder encore et lui tendre sa jolie bouche entr’ouverte qui laissait passer un souffle égal et pur. Ses petites dents de porcelaine relevaient la rougeur de ses lèvres fraîches sur lesquelles errait un sourire. L’incarnat de son teint était plus vif, et la blancheur, pour ainsi dire, plus blanche en ce moment qu’aux heures les plus amoureuses de la journée. Son abandon, sa gracieuse posture peignaient une innocente confiance qui mêlait au charme de l’amour les adorables attraits de l’enfance endormie. Les femmes même les plus naturelles obéissent encore 217pendant le jour à certaines conventions sociales qui enchaînent leur naïveté, les expansions vives de leur ame et leurs mouvemens; mais le sommeil semble les rendre par degrés à la chaste aisance, à la soudaineté de vie qui décorent le premier âge. Pauline était là, ne rougissant de rien comme une de ces chères et célestes créatures dont la raison n’a encore jeté ni pensées dans les gestes, ni secrets dans le regard. Son profil se détachait vivement sur la fine batiste des oreillers. De grosses ruches de dentelles mêlées à ses cheveux en désordre lui donnaient un petit air mutin. Elle semblait s’être endormie dans le plaisir. Ses longs cils étaient appliqués sur sa joue comme pour garantir sa vue d’une 218lueur trop forte ou pour aider à ce recueillement de l’ame quand elle essaie de retenir une volupté parfaite, mais fugitive. Son oreille mignonne, blanche et rouge, encadrée par une touffe de cheveux, et dessinée dans une coque de la Malines, eût rendu fou d’amour un artiste, un peintre, un vieillard, eût peut-être restitué la raison à quelque insensé. Oh! voir sa maîtresse endormie, au matin, rieuse dans un songe, paisible sous votre protection, vous aimant même en rêve, au moment où la créature semble cesser d’être, et vous offrant encore une bouche muette, qui, dans le sommeil, possède un langage pour vous parler du dernier baiser… voir une femme confiante, demi-nue, mais enveloppée dans son amour 219comme dans son manteau, et chaste au sein du désordre, admirer ses vêtemens épars, un bas de soie rapidement quitté la veille pour vous plaire, une ceinture dénouée, dont la boucle d’or, qui gît à terre, vous accuse une passion, une foi infinie; n’est-ce pas une joie sans nom? Cette ceinture est un poème entier: la femme qu’elle protégeait n’existe plus, elle vous appartient, elle est devenue vous; et, désormais, la trahir! c’est se blesser soi-même. Raphaël se sentit attendri. Il contempla cette chambre chargée d’amour, pleine de souvenirs, où le jour prenait des teintes voluptueuses, où tout semblait mystère; puis, il revint à cette belle femme aux formes pures, jeunes, amante encore, et, dont surtout les 220sentimens étaient à lui sans partage. Alors il désira vivre toujours. Quand son regard tomba sur Pauline, elle ouvrit aussitôt les yeux comme si un rayon de soleil l’eût frappée.
– Bonjour, ami! dit-elle en souriant. Es-tu beau, méchant?
Ces deux têtes avaient une grace inexprimable, due à l’amour et à la jeunesse, au demi-jour et au silence. C’était une de ces divines scènes dont la magie passagère appartient aux premiers jours de la passion, comme la naïveté, la candeur sont les attributs de l’enfance. Oui, les joies printanières de l’amour et les rires de notre jeune âge doivent s’enfuir et ne plus vivre que dans notre souvenir pour nous désespérer, ou nous jeter quelque parfum consolateur, selon 221les caprices de nos méditations séniles.
– Oh! pourquoi t’es-tu réveillée? dit Raphaël. J’avais tant de plaisir à te voir endormie, j’en pleurais.
– Et moi aussi, répondit-elle, j’ai pleuré cette nuit en te contemplant dans ton repos, mais non pas de joie. Écoute, mon Raphaël, écoute-moi! Lorsque tu dors, ta respiration n’est pas franche. Il y a dans ta poitrine quelque chose qui résonne. Cela m’a fait peur. Tu as, même pendant ton sommeil, une petite toux sèche, absolument semblable à celle de mon père qui meurt d’une phthisie. Et, dans le bruit de tes poumons, j’ai reconnu quelques-uns des effets bizarres de cette maladie. Ensuite tu avais la fièvre. J’en suis sûre! Ta main était 222moite et brûlante. – Oh! chéri! tu es jeune, dit-elle en frissonnant. Tu pourrais te guérir encore si, par malheur. – Mais, non! s’écria-t-elle joyeusement, il n’y a pas de malheur, car la maladie se gagne, disent les médecins.
Et, de ses deux bras, elle enlaça Raphaël; puis, saisissant sa respiration en un baiser chaud d’amour, un de ces baisers dans lesquels l’ame est tout entière. – Je ne désire pas vivre vieille! dit-elle. Oh! mourir jeunes tous deux, et nous en aller dans le ciel les mains pleines de fleurs.
– Ces projets-là se font toujours quand nous sommes en bonne santé, répondit Raphaël en plongeant ses mains dans la chevelure de Pauline pour lui caresser la tête.
223En ce moment Raphaël eut un horrible accès de toux, une de ces toux graves et sonores qui semblent sortir d’un cercueil, qui font pâlir le front des malades, puis les laissent tremblans, tout en sueur, après avoir remué leurs nerfs, ébranlé leurs côtes, fatigué leur moelle épinière, et imprimé je ne sais quelle lourdeur à leurs veines. Raphaël abattu, pâle, se coucha lentement, affaissé comme un homme dont toute la force s’est dissipée dans un dernier effort. Pauline le regarda d’un œil fixe, agrandi par la peur, et resta immobile, blanche, silencieuse.
– Ne faisons plus de folies, mon ange, dit-elle enfin.
Puis, elle voulut cacher à Raphaël les horribles pressentimens dont elle 224était agitée, et se voila la figure de ses mains; car elle apercevait le hideux squelette de la MORT. La tête de Raphaël était devenue livide et creuse comme un crâne arraché aux profondeurs d’un cimetière pour servir aux études de quelque savant. Pauline se souvenait de l’exclamation échappée la veille à Valentin et se dit à elle-même: – Oui, il y a des abîmes que l’amour ne peut pas traverser; mais il doit s’y ensevelir!…
Les deux époux faisaient silence. Plus de jeux. Pauline était comme une mère pour son mari.
Quelques jours après cette scène de désolation, Raphaël se trouva, par une matinée du mois de mars, assis dans un fauteuil, entouré de quatre médecins qui l’avaient fait pla225cer au jour, devant la fenêtre de sa chambre, et, tour à tour, lui tâtaient le pouls, le palpaient, l’interrogeaient avec une apparence d’intérêt et de sagacité. Le malade épiait leurs pensées, en interprétant et leurs gestes et les moindres plis qui se formaient sur leurs fronts. Cette consultation était sa dernière espérance. Ces hommes, juges suprêmes, allaient lui prononcer un arrêt de vie ou de mort. Aussi, pour arracher à la science humaine son dernier mot, Valentin avait-il convoqué les oracles de la médecine moderne. Grace à sa fortune et à son nom, les types des trois systèmes entre lesquels flottent les connaissances humaines étaient là devant lui. Trois de ces docteurs portaient avec eux toute la philosophie médi226cale, et représentaient admirablement bien le combat que se livrent, en ce moment, la Spiritualité, l’Analyse, et je ne sais quel Éclectisme railleur. Quant au quatrième médecin, c’était un homme plein d’avenir et de science, le plus distingué peut-être des élèves internes de l’Hôtel-Dieu, sage et modeste député de la studieuse jeunesse qui s’apprête à recueillir l’héritage des trésors amassés depuis cinquante ans par l’École de Paris, et qui bâtira peut-être le monument pour lequel les siècles précédens ont apporté tant de matériaux divers. Ami du marquis et son camarade de collége, il lui avait donné ses soins depuis une semaine, et l’aidait à répondre aux interrogations des trois professeurs auxquels il expliquait parfois avec une sorte d’in227sistance quelques diagnostics dont il avait été frappé et qui lui semblaient révéler les progrès d’une phthisie pulmonaire.
– Vous avez sans doute fait beaucoup d’excès, mené une vie dissipée? Ou, vous vous êtes livré à de grands travaux d’intelligence? dit à Raphaël celui des trois célèbres docteurs dont la tête carrée, la figure large, l’organisation puissante lui paraissaient annoncer un génie supérieur à celui de ses deux antagonistes.
– J’ai voulu me tuer par la débauche, après avoir travaillé pendant trois ans à un vaste ouvrage dont vous vous occuperez peut-être un jour, lui répondit Raphaël.
Le grand docteur hocha la tête en signe de contentement, et comme 228s’il se fût dit en lui-même: J’en étais sûr! Ce docteur était l’illustre Brisset, le chef des Organistes, le successeur des Cabanis et des Bichat, le médecin des esprits positifs et matérialistes qui voient en l’homme un être fini, uniquement sujet aux lois de sa propre organisation, et dont l’état normal ou les anomalies délétères peuvent aussi bien s’expliquer par des causes évidentes que par des dérangemens physiques. À cette réponse, Brisset regarda silencieusement un homme de moyenne taille, dont le visage empourpré, l’œil ardent semblaient appartenir à quelque satyre antique; et qui, le dos appuyé sur l’angle du mur, près de la croisée, contemplait attentivement Raphaël sans mot dire. Celui-là, homme d’exaltation et de 229croyance, était le docteur Caméristus, le chef des Vitalistes, le Victor Cousin, ou, pour mieux dire, le Ballanche de la médecine. Poétique défenseur des doctrines abstraites de Van-Helmont, il voyait, dans la vie humaine, un principe élevé, secret, un phénomène inexplicable qui se joue des bistouris, trompe la chirurgie, échappe aux médicamens de la Pharmaceutique, aux x de l’Algèbre, aux démonstrations de l’Anatomie, se rit de nos efforts; espèce de flamme impalpable, intangible, invisible, soumise à quelque loi divine, et qui reste souvent au milieu d’un corps condamné par nos arrêts, comme elle déserte aussi les organisations les plus viables. Un sourire sardonique errait sur les lèvres du troisième, le 230docteur Maugredie, esprit distingué, mais pyrrhonien, moqueur. Il ne croyait qu’au scalpel; concédait à Brisset la mort d’un homme qui se portait à merveille, et reconnaissait avec Caméristus qu’un homme pouvait vivre encore après sa mort. Trouvant du bon dans toutes les théories, mais n’en adoptant aucune, il prétendait que le meilleur système médical était de n’en point avoir, et de s’en tenir aux faits. C’était le Panurge de l’École, le roi de l’observation, le grand explorateur, le grand railleur, l’homme des tentatives désespérées. Il examinait la peau de chagrin.
– Je voudrais bien être témoin de la coïncidence qui existe entre vos désirs et son rétrécissement, dit-il au marquis.
231– À quoi bon? s’écria Brisset.
– À quoi bon? répéta Caméristus.
– Ah! vous êtes d’accord, répondit Maugredie.
– Cette contraction est toute simple, ajouta Brisset.
– Elle est surnaturelle, dit Caméristus.
– En effet, répliqua Maugredie en affectant un air grave et rendant à Raphaël sa peau de chagrin, le racornissement du cuir est un fait inexplicable et cependant naturel qui, depuis l’origine du monde, fait le désespoir de la médecine et des jolies femmes.
À force d’examiner les trois docteurs, Valentin ne découvrit en eux aucune sympathie pour ses maux. Restant silencieux à chaque réponse, le toisant 232même avec indifférence, ils le questionnaient, mais sans le plaindre. Il y avait de la nonchalance dans leur politesse; et, soit certitude, soit réflexion, leurs paroles étaient si rares, si indolentes, que, par momens, Raphaël les crut distraits. De temps à autre, Brisset seul répondait: «Bon!— bon! – bien!…» à tous les symptômes désespérans dont le jeune médecin confirmait l’existence. Caméristus demeurait plongé dans une profonde rêverie. Maugredie ressemblait à un auteur comique étudiant deux originaux pour les transporter fidèlement sur la scène. Mais la figure de Prosper trahissait une peine profonde, un attendrissement plein de tristesse. Médecin depuis peu de temps, il n’était pas encore insensible, froid de233vant la douleur, impassible près d’un lit funèbre, et ne savait pas éteindre dans ses yeux les larmes amies qui empêchent un homme de voir clair, et de saisir, comme un général d’armée, le moment propice à la victoire, sans écouter les cris des moribonds. Après être restés pendant une demi-heure environ à prendre en quelque sorte la mesure de la maladie et du malade, comme un tailleur prend la mesure d’un habit à un jeune homme qui lui commande un vêtement de noces, ils dirent quelques lieux communs, parlèrent même des affaires publiques; puis, ils voulurent passer dans le cabinet de Raphaël pour se communiquer leurs idées et rédiger la sentence.
– Messieurs, leur dit Valentin, 234ne puis-je donc pas assister au débat?
À ce mot, Brisset et Maugredie se récrièrent vivement; et, malgré les instances de leur malade, ils se refusèrent à délibérer en sa présence. Raphaël se soumit à l’usage, en pensant qu’il pourrait se glisser dans un couloir d’où il entendrait facilement les discussions médicales auxquelles les trois professeurs allaient se livrer.
– Messieurs, dit Brisset en entrant, permettez-moi de vous donner promptement mon avis. Je ne veux ni vous l’imposer, ni le voir controversé, d’abord, parce qu’il est net, précis, et résulte d’une similitude complète entre un de mes malades et le sujet que nous avons été appelés à examiner; puis, je suis attendu à mon hospice. L’importance du fait 235qui y réclame ma présence, m’excusera de prendre, le premier, la parole. Le sujet qui nous occupe est également fatigué par des travaux intellectuels… – Qu’a-t-il donc fait, Prosper? dit-il en s’adressant au jeune médecin.
– Une théorie de la volonté.
– Ah! diable, mais c’est un vaste sujet. Puis il reprit. – Il est fatigué, dis-je, par des excès de pensée, par des écarts de régime et par l’emploi répété de stimulans trop énergiques. L’action violente du corps et du cerveau a donc vicié le jeu de tout l’organisme. Il est facile, messieurs, de reconnaître, dans les symptômes de la face et du corps, une irritation prodigieuse à l’estomac, la névrose du grand sympathique, la vive sensi236bilité de l’épigastre, et le resserrement des hypocondres. Vous avez remarqué la grosseur et la saillie du foie. Enfin M. Prosper a constamment observé les digestions de son malade, et nous a dit qu’elles étaient difficiles, laborieuses. À proprement parler, il n’existe plus d’estomac. Donc, l’homme a disparu. L’intellect est atrophié parce que l’homme ne digère plus. L’altération progressive de l’épigastre, centre de la vie, a vicié tout le système. De là partent des irradiations constantes et flagrantes; le désordre a gagné le cerveau par le plexus nerveux; d’où l’irritation excessive de cet organe. Il y a monomanie. Le malade est sous le poids d’une idée fixe. Pour lui, cette Peau de chagrin se rétrécit réellement. Peut-être a-t-237elle toujours été comme nous l’avons vue; mais, qu’il se contracte ou non, ce chagrin est pour lui la mouche que certain grand visir avait sur le nez. Mettez promptement des sangsues à l’épigastre; calmez l’irritation de cet organe où l’homme tout entier réside; tenez le malade au régime; la monomanie cessera. Je n’en dirai pas davantage au docteur Prosper, il doit saisir l’ensemble et les détails du traitement. Peut-être y a-t-il complication de maladie, et les voies respiratoires sont-elles également irritées; mais je crois le traitement de l’appareil intestinal beaucoup plus important, plus nécessaire, plus urgent que ne l’est celui des poumons. L’étude tenace de matières abstraites et quelques passions violentes ont produit de gra238ves perturbations dans ce mécanisme vital; cependant il est temps encore d’en redresser les ressorts; rien n’y est trop fortement adultéré. Vous pouvez donc facilement sauver votre ami, dit-il à Prosper.
– Notre savant collègue prend l’effet pour la cause, répondit Caméristus. Oui, les altérations, si bien observées par lui, existent chez le malade; mais l’estomac n’a pas graduellement établi des irradiations dans l’organisme et vers le cerveau, comme une fêlure étend autour d’elle des rayons dans une vitre. Il a fallu un coup pour trouer le vitrail? Et ce coup, qui l’a porté? le savons-nous? avons-nous suffisamment observé le malade? Connaissons-nous tous les accidens de sa vie? Messieurs, le principe vital, 239l’archée de Van-Helmont est atteint en lui; la vitalité même est attaquée dans son essence. L’étincelle divine, l’intelligence transitoire qui sert comme de lien à la machine, et qui produit la volonté, la science de la vie, a cessé de régulariser les phénomènes journaliers du mécanisme, et les fonctions de chaque organe. De là proviennent les désordres si bien appréciés par mon docte confrère. Le mouvement n’est pas venu de l’épigastre au cerveau, mais du cerveau vers l’épigastre. Non, dit-il en se frappant avec force la poitrine, non, je ne suis pas un estomac fait homme! Non, tout n’est pas là. Je ne me sens pas le courage de dire que si j’ai un bon épigastre, le reste est de forme. Nous ne pou240vons pas, reprit-il plus doucement, soumettre à une même cause physique et à un traitement uniforme les troubles graves qui surviennent chez les différens sujets plus ou moins sérieusement atteints. Aucun homme ne se ressemble. Nous avons tous des organes particuliers, diversement affectés, diversement nourris, propres à remplir des missions différentes, et à développer des thèmes nécessaires à l’accomplissement d’un ordre de choses qui nous est inconnu. La portion du grand tout, qui, par une haute volonté, vient opérer, entretenir en nous le phénomène de l’animation, se formule d’une manière distincte dans chaque homme, et fait de lui un être en apparence fini, mais qui, par un point, coexiste à une cause in241finie. Aussi, devons-nous étudier chaque sujet séparément, le pénétrer, reconnaître en quoi consiste sa vie, quelle en est la puissance. Depuis la mollesse d’une éponge mouillée jusqu’à la dureté d’une pierre ponce, il y a des nuances infinies. Voilà l’homme. Entre les organisations spongieuses des lymphatiques et la vigueur métallique des muscles de quelques hommes destinés à une longue vie, que d’erreurs ne commettra pas le système unique, implacable, de la guérison par l’abattement, par la prostration des forces humaines que vous supposez toujours irritées! Ici donc, je voudrais un traitement tout moral, un examen approfondi de l’être intime. Allons chercher la cause du mal dans les entrailles de l’ame et non dans 242les entrailles du corps! Un médecin est un être inspiré, doué d’un génie particulier, à qui Dieu concède le pouvoir de lire dans la vitalité, comme il donne aux prophètes des yeux pour contempler l’avenir; au poète, la faculté d’évoquer la nature; au musicien, celle d’arranger les sons dans un ordre harmonieux, dont le type est en haut, peut-être!…
– C’est de la médecine absolutiste, monarchique et religieuse, dit Brisset en murmurant.
– Messieurs, reprit promptement Maugredie, en couvrant avec promptitude l’exclamation de Brisset, ne perdons pas de vue le malade…
– Voilà donc où en est la science, s’écria tristement Raphaël. Ma guérison flotte entre un rosaire et un cha243pelet de sangsues, entre le bistouri de Dupuytren et la prière du prince de Hohenlohe! Et sur la ligne qui sépare le fait, de la parole, la matière, de l’esprit, Maugredie est là, doutant. Le oui et non humain me poursuit partout! Toujours le Carymary, Carymara de Rabelais: je suis spirituellement malade, carymary; ou matériellement malade, carymara. Dois-je vivre? Ils l’ignorent. Au moins Planchette était-il plus franc, en me disant: Je ne sais pas.
En ce moment, Valentin entendit la voix du docteur Maugredie.
– Le malade est monomane! Eh bien, d’accord! s’écria-t-il. Mais il a deux cent mille livres de rente; ces monomanes-là sont fort rares et nous leur devons au moins un avis. Quant 244à savoir si son épigastre a réagi sur le cerveau ou son cerveau sur l’épigastre, nous pourrons peut-être vérifier le fait, quand il sera mort. Résumons-nous donc. Il est malade, le fait est incontestable. Il lui faut un traitement quelconque. Laissons les doctrines. Mettons-lui des sangsues pour calmer l’irritation intestinale et la névrose sur l’existence desquelles nous sommes d’accord; puis, envoyons-le aux Eaux. Nous agirons à la fois d’après les deux systèmes. S’il est pulmonique, nous ne pouvons guère le sauver, ainsi…
Raphaël quitta promptement le couloir et vint se remettre dans son fauteuil. Bientôt en effet les quatre médecins sortirent du cabinet. Prosper porta la parole, et lui dit: – Ces mes245sieurs ont unanimement reconnu la nécessité d’une application immédiate de sangsues à l’estomac, et l’urgence d’un traitement à la fois physique et moral. D’abord un régime diététique afin de calmer l’irritation de votre organisme…
Ici Brisset fit un signe d’approbation.
– Puis, un régime hygiénique pour réagir sur votre moral. Ainsi nous vous conseillons unanimement d’aller aux eaux d’Aix, en Savoie, ou du Mont-d’Or, en Auvergne, si vous les préférez; mais l’air et les sites de la Savoie sont plus agréables que ceux du Cantal. Enfin, vous obéirez à votre fantaisie et suivrez votre goût.
Là, le docteur Caméristus laissa échapper un geste d’assentiment.
246– Ces messieurs, reprit Prosper, ayant reconnu de légères altérations dans l’appareil respiratoire, sont tombés d’accord sur l’utilité de mes prescriptions antérieures. Ils pensent que votre guérison est facile et dépendra de l’emploi sagement alternatif de ces divers moyens… Et…
– Et voilà pourquoi votre fille est muette, dit Raphaël en souriant et en attirant Prosper dans son cabinet pour lui remettre le prix de cette inutile consultation.
– Ils sont logiques, lui répondit Prosper. Caméristus sent, Brisset examine, Maugredie doute. L’homme n’a-t-il pas une ame, un corps et une raison? L’une de ces trois causes premières agit en nous d’une manière plus ou moins forte, et il y aura tou247jours de l’homme dans la science humaine. Crois-moi, Raphaël. Nous ne guérissons pas, nous aidons à guérir ou à mourir. Entre la médecine de Brisset et celle de Caméristus, se trouve encore la médecine expectante; mais pour pratiquer celle-ci avec succès, il faudrait connaître son malade depuis dix ans. Il y a au fond de la médecine une négation comme dans toutes les sciences… Tâche donc de vivre sagement, essaie d’un voyage en Savoie, car le mieux est et sera toujours de se confier à la nature.
Raphaël partit pour les eaux d’Aix.
FIN DU TROISIÈME VOLUME.
1TROISIÈME PARTIE.
Suite.
L’AGONIE.
Au retour de la promenade et par une belle soirée de printemps, quelques-unes des personnes venues aux eaux d’Aix se trouvèrent réunies dans les 2salons du Cercle. Assis près d’une fenêtre et tournant le dos à l’assemblée, Raphaël resta long-temps seul, plongé dans une de ces rêveries machinales, durant lesquelles nos pensées naissent, s’enchaînent, s’évanouissent sans revêtir de formes, et passent en nous comme de légers nuages à peine colorés. Alors la tristesse est douce, la joie vaporeuse, et l’âme presque endormie. Se laissant aller à cette vie sensuelle, Valentin se baignait dans la tiède atmosphère du soir, en buvant l’air pur et parfumé des montagnes, heureux de ne sentir aucune douleur et d’avoir enfin réduit au silence sa menaçante Peau de chagrin. Au moment où les teintes rouges du couchant s’éteignirent sur les cimes, la température fraîchit; 3il quitta sa place en poussant la fenêtre.
– Monsieur, lui dit une vieille dame, auriez-vous la complaisance de ne pas fermer la croisée? Nous étouffons.
Cette phrase déchira le tympan de Raphaël par des dissonnances d’une aigreur singulière. Elle fut comme le mot que lâche imprudemment un homme à l’amitié duquel nous voulions croire et qui détruit quelque douce illusion de sentiment en trahissant un abîme d’égoïsme. Le marquis jeta sur la vieille femme le froid regard d’un diplomate impassible, il appela un valet, et lui dit sèchement quand il arriva: – Ouvrez cette fenêtre? À ces mots, une surprise insolite éclata sur tous les visa4ges. L’assemblée entière se mit à chuchoter. Chacun regarda Raphaël d’un air plus ou moins expressif, comme s’il eût commis quelque grave impertinence; et, n’ayant pas encore dépouillé sa primitive timidité de jeune homme, il se trouva moralement dans une situation assez semblable à celle où nous sommes, quand, par un caprice de cauchemar, nous nous voyons tout nus au milieu de quelque fête somptueuse. Mais secouant sa torpeur, il reprit bientôt son énergie et se demanda compte à lui-même de cette scène étrange. Soudain un rapide mouvement anima son cerveau. Le passé lui apparut dans une vision distincte où les causes du sentiment qu’il inspirait, saillirent en relief comme les veines d’un cadavre dont, par quel5que savante injection, les naturalistes colorent les moindres ramifications. Il se reconnut lui-même dans ce tableau fugitif, y suivit son existence, jour par jour, pensée à pensée. Il se voyait, non sans surprise, sombre, et distrait au sein de ce monde rieur; toujours songeant à sa destinée, préoccupé de son mal; paraissant dédaigner la causerie la plus insignifiante; fuyant ces intimités éphémères qui s’établissent promptement entre les voyageurs parce qu’ils comptent sans doute ne plus se rencontrer; bref, peu soucieux des autres et semblable enfin à ces rochers insensibles aux caresses comme à la furie des vagues. Puis, par un rare privilége d’intuition, il lut dans toutes les âmes. En apercevant sous la lueur d’un flambeau le crâne 6jaune, le profil sardonique d’un vieillard, il se rappela de lui avoir gagné son argent sans lui avoir proposé de prendre sa revanche; plus loin il reconnut une jolie femme dont il avait froidement reçu les agaceries; enfin chaque visage lui reprochait un de ces torts inexplicables en apparence, mais dont le crime gît toujours dans une invisible blessure faite à l’amour-propre. Il avait involontairement froissé toutes les petites vanités qui gravitaient autour de lui. Les convives de ses fêtes ou ceux auxquels il avait offert ses chevaux, s’étaient irrités de son luxe; surpris de leur ingratitude, il leur avait épargné ces espèces d’humiliations; dès lors, ils s’étaient cru méprisés, et l’accusaient d’aristocratie. En sondant ainsi les cœurs, il les vit 7à la loupe, en déchiffra les pensées les plus secrètes, et eut horreur de la société, de sa politesse, de son vernis. Riche et d’un esprit supérieur, il était envié, haï; son silence trompait la curiosité, sa modestie semblait de la hauteur à ces gens mesquins et superficiels. Puis, il devina le crime latent, irrémissible dont il était coupable envers eux: il échappait à la juridiction de leur médiocrité. Rebelle à leur despotisme inquisiteur, il savait se passer d’eux. Alors, voulant se venger de cette royauté clandestine, ils s’étaient instinctivement ligués pour lui faire sentir leur pouvoir, le soumettre à quelque ostracisme et lui apprendre, qu’eux aussi, pouvaient se passer de lui. Pris de pitié 8d’abord à cette vue du monde, il frémit bientôt en pensant à la souple puissance qui lui soulevait ainsi le voile de chair sous lequel est ensevelie la nature morale, et ferma les yeux, comme pour ne plus rien voir. Tout à coup, un rideau noir fut tiré sur cette sinistre fantasmagorie de vérité; mais il se trouva dans l’horrible isolement qui attend les Puissances et les Dominations. La société ne daignait même plus se grimer pour lui, parce qu’il la devinait peut-être! En ce moment, il eut un violent accès de toux. Loin de recueillir une seule de ces paroles indifférentes en apparence, mais qui du moins simulent une espèce de compassion polie chez les personnes de bonne compagnie rassemblées par le 9hasard, il entendit des interjections hostiles et des plaintes murmurées à voix basse.
– Sa maladie est contagieuse.
– Le président du Cercle devrait lui interdire l’entrée du salon.
– En bonne police, il est vraiment défendu de tousser ainsi.
– Quand un homme est aussi malade, il ne doit pas venir aux Eaux!
– Il me chassera d’ici!
Raphaël se leva pour se dérober à la malédiction générale, et se promena dans l’appartement; puis, afin de trouver une protection, il revint près d’une jeune femme inoccupée à laquelle il médita d’adresser quelques flatteries; mais, quand il s’en approcha, elle lui tourna le dos et feignit de regarder les danseurs. Raphaël crai10gnit d’avoir déjà, pendant cette soirée, usé de son talisman. Il ne se sentit ni la volonté ni le courage d’entamer la conversation, quitta le salon, et se réfugia dans la salle de billard. Là, personne ne lui parla, ne le salua, ne lui jeta le plus léger regard de bienveillance. Alors, son esprit naturellement méditatif lui révéla, par une intus-susception, la cause générale et rationelle de l’aversion qu’il avait exercée. Ce petit monde obéissait, sans le savoir peut-être, à la grande loi qui régit la haute société dont Raphaël acheva de comprendre la morale implacable. Un regard rétrograde lui en montra le type complet en Fœdora. Il ne devait pas rencontrer plus de sympathie pour ses maux chez celle-ci, que, pour ses misères de cœur, chez celle-là. Le 11beau monde bannit de son sein les malheureux, comme un homme de santé vigoureuse expulse de son corps un principe morbifique. Le monde abhorre les douleurs et les infortunes; il les redoute à l’égal des contagions, et n’hésite jamais entre elles et les vices: le vice est un luxe. Quelque majestueux que soit un malheur, la société sait l’amoindrir, le ridiculiser par une épigramme; elle dessine des caricatures pour jeter à la tête des rois déchus les affronts qu’elle en recevait naguère; et, semblable aux jeunes Romaines du Cirque, elle ne fait jamais grâce au gladiateur qui tombe. Elle vit d’or et de moquerie. Mort aux faibles! est le vœu de cette espèce d’Ordre Équestre, institué chez toutes les nations de la terre; car il y a, par12tout des riches, et cette sentence est écrite au fond de tous les cœurs pétris par l’opulence ou l’aristocratie. Rassemblez-vous des enfans dans un collége? Cette image en raccourci de la société, mais image d’autant plus vraie qu’elle est plus naïve et plus franche, vous offre toujours de pauvres ilotes, créatures de souffrance et de douleur, incessamment placées entre le mépris et la pitié. L’Évangile leur promet le ciel. Descendez-vous plus bas sur l’échelle des êtres organisés? Si quelque volatile est endolori parmi ceux d’une basse-cour, les autres le poursuivent à coups de bec, le plument, l’assassinent. Fidèle à cette charte de l’égoïsme, le monde prodigue ses rigueurs aux misères assez hardies pour venir affronter ses fêtes, pour chagriner ses 13plaisirs. Quiconque souffre de corps ou d’âme, manque d’argent ou de pouvoir, est un Paria parqué dans un désert dont il lui est défendu de franchir les limites; sinon, partout, il trouvera l’hiver sous ses pas: froideur de regards, froideur de manières, de paroles, de cœur; heureux, s’il ne récolte pas l’insulte, là, où, pour lui, devait éclore une consolation. Aussi, mourans, restez sur vos lits désertés! Vieillards, soyez seuls à vos froids foyers! Pauvres filles sans dot, gelez et brûlez dans vos greniers solitaires! Si le monde tolère un malheur, n’est-ce pas pour le façonner à son usage, en tirer profit, le bâter, lui mettre un mors, une housse, le monter, en faire une joie. Quinteuses demoiselles de compagnie, composez-vous de gais visages; 14endurez les vapeurs de votre prétendue bienfaitrice; portez ses chiens; et, rivales de ses griffons anglais, amusez-la, devinez-la; puis, taisez-vous! Et toi, roi des valets sans livrée, parasite effronté, laisse ton caractère à la maison: digère comme digère ton amphitryon, pleure de ses pleurs, ris de son rire, tiens ses épigrammes pour agréables; et, si tu veux en médire, attends sa chute. Ainsi le monde, honore-t-il le malheur: il le tue, ou le chasse; l’avilit, ou le châtre.
Ces réflexions sourdirent au cœur de Raphaël avec la promptitude d’une inspiration poétique; puis, en regardant autour de lui, soudain, il sentit ce froid sinistre que la société distille pour éloigner les misères, et qui saisit l’âme encore plus vivement que la 15bise de décembre ne glace le corps. Il se croisa les bras sur la poitrine, s’appuya le dos à la muraille, et tomba dans une mélancolie profonde. Il songeait au peu de bonheur recueilli par le monde, pour prix de cette épouvantable police. Qu’était-ce? des amusemens sans plaisir, de la gaieté sans joie, des fêtes sans jouissance, du délire sans volupté, enfin, tout le bois ou toutes les cendres d’un foyer, mais sans une étincelle de flamme. Quand il releva la tête, il se vit seul, les joueurs avaient fui. Alors quelques larmes s’échappèrent de ses yeux.
– Pour leur faire adorer ma toux, il me suffirait de leur révéler mon pouvoir! se dit-il.
À cette pensée, il jeta le mépris comme un manteau entre le monde 16et lui. Le lendemain, le médecin des eaux vint le voir d’un air affectueux et s’inquiéta de sa santé. Raphaël éprouva un mouvement de joie en entendant les paroles amies qui lui furent adressées. Il trouva la physionomie du docteur empreinte de douceur et de bonté. Les boucles de sa perruque blonde respiraient la philanthropie. La coupe de son habit carré, les plis de son pantalon, ses souliers larges comme ceux d’un quaker, tout, jusqu’à la poudre circulairement semée par sa petite queue sur son dos légèrement voûté, trahissait un caractère apostolique, exprimait la charité chrétienne et le dévouement d’un homme qui, par zèle pour ses malades, s’était astreint à jouer admirablement bien le wisht et le trictrac.
17– Monsieur le marquis, dit-il après avoir causé long-temps avec Raphaël, je vais sans doute dissiper votre tristesse. Maintenant, je connais assez votre constitution pour affirmer que les médecins de Paris, dont je ne conteste certes pas les grands talens, se sont complètement trompés sur la nature de votre maladie. À moins d’accident, M. le marquis, vous pouvez vivre la vie de Mathusalem. Vos poumons sont aussi forts que des soufflets de forge, et votre estomac ferait honte à celui d’une autruche; ma, si vous restez dans une température élevée, vous risquez d’être très-proprement et promptement mis en terre sainte. M. le marquis va me comprendre en deux mots. La chimie a démontré que la respiration constitue chez l’homme 18une véritable combustion dont le plus ou moins d’intensité dépend de l’affluence ou de la rareté des principes phlogistiques amassés par l’organisme particulier à chaque individu. Or, chez vous, le phlogistique abonde. Vous êtes, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, sur-oxigéné par la complexion ardente de tous les hommes destinés aux grandes passions. En respirant l’air vif et pur, qui accélère la vie chez les hommes à fibre molle, vous aidez encore à une combustion déjà trop rapide. Donc, une des conditions de votre existence est l’atmosphère épaisse des étables, des vallées. Oui, l’air vital de l’homme que dévore le génie est dans les gras pâturages de l’Allemagne, à Baden-Baden, à Tœplitz. Si vous n’avez pas horreur 19de l’Angleterre, sa sphère brumeuse calmera votre incandescence; mais, nos eaux, situées à mille pieds au-dessus du niveau de la Méditerranée, vous sont funestes.
– Tel est mon avis, dit-il en laissant échapper un geste de modestie; je le donne contre nos intérêts, puisque, si vous le suivez, nous aurons le malheur de vous perdre…
Sans ces derniers mots, Raphaël eût été séduit peut-être par la fausse bonhomie du mielleux médecin; mais il était trop profond observateur pour ne pas deviner à l’accent, au geste et au regard dont cette phrase doucement railleuse fut accompagnée, la mission dont le petit homme avait sans doute été chargé par l’assemblée de ses joyeux malades. Donc, tous ces 20oisifs au teint fleuri, ces vieilles femmes ennuyées, ces Anglais nomades, ces petites maîtresses échappées à leurs maris et conduites aux eaux par leurs amans, entreprenaient d’en chasser un pauvre moribond débile, chétif, en apparence incapable de résister à une persécution journalière. Raphaël accepta le combat en voyant un amusement dans cette intrigue, et répondit au docteur: – Puisque vous seriez désolé de mon départ, je vais essayer de mettre à profit votre bon conseil tout en restant ici. Dès demain, j’y ferai construire une maison où nous condenserons l’air suivant votre ordonnance.
Interprétant le sourire amèrement goguenard qui vint errer sur les lèvres de Raphaël, le médecin se con21tenta de le saluer, sans trouver un mot à lui dire. Le lac du Bourget est une vaste coupe de montagnes, tout ébréchée, où brille, à sept ou huit cents pieds au-dessus de la Méditerranée, une goutte d’eau, bleue comme ne l’est aucune eau dans le monde. Vu du haut de la Dan-du-Chat, ce lac est là comme une turquoise égarée. Cette jolie goutte d’eau a neuf lieues de contour, et, dans certains endroits, près de cinq cents pieds de profondeur. Être là, au milieu d’une nappe de saphir, par un beau ciel; ne voir à l’horizon que des montagnes nuageuses, n’entendre que le bruit des rames; admirer les neiges étincelantes de la Maurienne française; passer tour à tour des blocs de granit vêtus 22de velours par des fougères ou des arbustes nains, à des collines riantes; d’un côté le désert, de l’autre une riche nature; un pauvre assistant au dîner d’un riche; c’est un spectacle où tout est grand, où tout est petit. L’aspect des montagnes change les conditions de l’optique et de la perspective: un sapin de cent pieds vous semble un roseau, et de larges vallées vous apparaissent étroites autant que des sentiers. Ce lac est le seul où l’on puisse faire une confidence de cœur à cœur; on y pense et on y aime. En aucun endroit, vous ne rencontreriez une plus belle entente entre l’eau, le ciel, les montagnes et la terre. Il y a des harmonies pour toutes les crises de la vie. Ce lieu garde le secret des douleurs, il 23les console, les amoindrit, et jette dans l’amour je ne sais quoi de grave, de recueilli qui rend la passion plus profonde, plus pure. Un baiser s’y agrandit. Mais c’est surtout le lac des souvenirs; il les favorise, il leur donne la teinte de ses ondes, miroir où tout vient se réfléchir par l’omnipotence de notre imagination. Raphaël ne supportait la vie qu’au milieu de ce beau paysage, et là, seulement, il pouvait rester indolent, songeur, sans désirs. Après la visite du docteur, il alla faire sa promenade habituelle et se fit débarquer à la pointe déserte d’une jolie colline sur laquelle est situé le village de Saint-Innocent. Le lac est bordé là par une montagne impraticable; et, de ce promontoire, la vue embrasse les monts du Bugey aux 24pieds desquels coule le Rhône. Mais Raphaël était venu pour contempler son point de vue favori, l’abbaye mélancolique de Haute-Combe, sépulture des rois de Sardaigne, prosternés là, devant les montagnes, à l’autre bord du lac, comme des pèlerins arrivés au terme de leur voyage. Tout à coup un frissonnement égal et cadencé de rames, qui longeaient la colline, troubla le silence de ce paysage, et lui donna comme une voix monotone, semblable aux psalmodies des moines. Étonné de rencontrer des promeneurs dans cette partie du lac, ordinairement solitaire, le marquis examina, sans sortir de sa rêverie, les personnes assises dans la barque. Il y reconnut, à l’arrière, la vieille dame qui l’avait si durement interpellé la veille. Quand 25le bateau passa devant Raphaël, une seule personne le salua; ce fut la demoiselle de compagnie de cette dame, pauvre fille noble qu’il lui semblait voir pour la première fois. Déjà, depuis quelques instans, il avait oublié les promeneurs, promptement disparus derrière le promontoire, lorsqu’il entendit près de lui le frôlement d’une robe et le bruit de petits pas légers. Il fut assez surpris d’apercevoir, en se retournant, la demoiselle de compagnie; et, devinant à son air contraint qu’elle voulait lui parler, il s’avança vers elle. Âgée d’environ trente-six ans, grande et mince, sèche et froide, elle était, comme toutes les vieilles filles, assez embarrassée de son regard qui ne s’accordait plus avec une démarche indécise, gênée, sans élasti26cité. Tout à la fois vieille et jeune, elle exprimait par une certaine dignité de maintien le haut prix qu’elle attachait à ses trésors et à ses perfections. Du reste, elle avait les gestes discrets et monastiques des femmes habituées à s’aimer elles-mêmes, sans doute pour ne pas faillir à leur destinée d’amour.
– Monsieur, dit-elle à Raphaël, votre vie est en danger. Ne venez plus au Cercle!
Puis, elle fit quelques pas en arrière, comme si déjà sa vertu se trouvait compromise.
– Mais, mademoiselle, répondit Valentin en souriant, de grâce expliquez-vous plus clairement, puisque vous avez daigné venir jusqu’ici…
– Ah! reprit-elle, sans le puissant 27motif qui m’amène, je n’aurais pas risqué d’encourir la disgrâce de madame la comtesse. Et si elle savait jamais que je vous ai prévenu…
– Et qui le lui dirait, mademoiselle? s’écria Raphaël.
– C’est vrai, répondit la vieille fille en lui jetant le regard tremblottant d’une chouette mise au soleil. Mais pensons à vous, reprit-elle. Plusieurs jeunes gens se sont promis de vous provoquer, de vous forcer à vous battre en duel. Ils veulent vous chasser des Eaux. Ainsi….
La voix de la vieille dame retentit dans le lointain.
– Mademoiselle, dit le marquis, ma reconnaissance…
Sa protectrice s’était déjà sauvée en entendant la voix de sa maî28tresse qui, derechef, glapissait dans les rochers.
– Pauvre fille! Les misères s’entendent et se secourent toujours, pensa Raphaël, en s’asseyant au pied de son arbre.
La clef de toutes les sciences est, sans contredit, le point d’interrogation. Nous devons la plupart des grandes découvertes au: Comment? Et la sagesse dans la vie consiste peut-être à se demander à tout propos: Pourquoi? Mais aussi cette factice prescience détruit-elle nos illusions. Ainsi, Valentin, ayant pris, sans préméditation de philosophie, la bonne action de la vieille fille pour texte de ses pensées vagabondes, la trouva pleine de fiel.
– Que je sois aimé d’une demoi29selle de compagnie, se dit-il, il n’y a rien là d’extraordinaire: j’ai vingt-sept ans, un titre et deux cent mille livres de rente! Mais que sa maîtresse, qui dispute aux chattes la palme de l’hydrophobie, l’ait menée en bateau, près de moi, n’est-ce pas chose étrange et merveilleuse? Ces deux femmes, venues en Savoie pour y dormir comme des marmottes, et qui demandent à midi s’il est jour, se seraient levées avant huit heures aujourd’hui, pour faire du hasard en se mettant à ma poursuite… Tarare!
Bientôt cette vieille fille et son ingénuité quadragénaire fut, à ses yeux, une nouvelle transformation de ce monde artificieux et taquin, une ruse mesquine, un complot maladroit, une pointillerie de prêtre ou de femme. 30Le duel était-il une fable? Ou voulait-on seulement lui faire peur? Insolentes et tracassières comme des mouches, ces âmes étroites avaient réussi à piquer sa vanité, à réveiller son orgueil, à exciter sa curiosité. Ne voulant ni devenir leur dupe ni passer pour un lâche, et amusé peut-être par ce petit drame, il vint au Cercle le soir même. Il se tint debout, accoudé sur le marbre de la cheminée, et resta tranquille au milieu du salon principal, en s’étudiant à ne donner aucune prise sur lui, mais il examinait les visages, et défiait en quelque sorte l’assemblée par sa circonspection. Il était comme un dogue sûr de sa force, attendant le combat chez lui, sans aboyer inutilement. Vers la fin de la soirée, il se promena dans le salon de 31jeu; et, allant de la porte d’entrée à celle du billard, il jetait de temps à autre un coup d’œil aux jeunes gens qui y faisaient une partie. Après quelques tours, il s’entendit nommer par eux; et, quoiqu’ils parlassent à voix basse au moment où ils arrivaient près de la salle, Raphaël devina facilement qu’il était devenu l’objet d’un débat. Enfin il finit par saisir quelques phrases dites à haute voix.
– Toi!
– Oui, moi!
– Je t’en défie!
– Parions?
– Oh! il ira.
Au moment où Valentin, curieux de connaître le sujet du pari, s’arrêta pour écouter attentivement la conversation, un jeune homme, grand et 32fort, de bonne mine, mais ayant le regard fixe et impertinent des gens appuyés sur quelques pouvoirs matériels, sortit du billard, et s’adressant à lui: – Monsieur, dit-il d’un ton calme, je me suis chargé de vous apprendre une chose que vous semblez ignorer. Votre figure et votre personne déplaisent ici à tout le monde et à moi en particulier. Vous êtes trop poli pour ne pas vous sacrifier au bien général, et je vous prie de ne plus vous présenter au Cercle.
– Cette plaisanterie, déjà faite sous l’Empire dans plusieurs garnisons, est devenue aujourd’hui, Monsieur, de fort mauvais ton, répondit froidement Raphaël.
– Je ne plaisante pas, reprit le jeune homme, et, je vous le répète, 33votre santé souffrirait beaucoup de votre séjour ici. La chaleur, les lumières, l’air du salon, la compagnie nuisent à votre maladie…
– Où avez-vous étudié la médecine, demanda Raphaël.
– Monsieur, j’ai été reçu bachelier au tir de Lepage à Paris, et licencié chez Lozès, le roi du fleuret.
– Il vous reste un dernier grade à prendre, répliqua Valentin, lisez le Code de la politesse, vous serez un parfait gentilhomme.
En ce moment les jeunes gens, souriant ou silencieux, sortirent du billard; et les autres joueurs, devenus attentifs, quittèrent leurs cartes pour écouter une querelle qui réjouissait toutes leurs passions. Seul au milieu de ce monde ennemi, Raphaël tâcha 34de conserver son sang-froid et de ne pas se donner le moindre tort; mais son antagoniste s’étant permis un sarcasme où l’outrage s’enveloppait dans une forme éminemment incisive et spirituelle, il lui répondit gravement: – Monsieur, il n’est plus permis aujourd’hui de donner un soufflet à un homme; mais je ne sais de quel mot nommer et flétrir une conduite aussi lâche que l’est la vôtre…
– Assez! assez! vous vous expliquerez demain, dirent plusieurs voix confuses.
Et quelques jeunes gens se jetèrent entre les deux champions. Raphaël sortit du salon, passant pour l’offenseur, ayant accepté un rendez-vous près du château de Bordeau, dans une petite prairie en pente, non loin d’une 35route nouvellement percée et qui permettait, au vainqueur, de gagner à Lyon. Quelque fût l’issue de ce duel, Raphaël devait nécessairement quitter les eaux d’Aix; la société triomphait. Le lendemain, sur les huit heures du matin, l’adversaire de Raphaël, suivi de deux témoins et d’un chirurgien, arriva le premier sur le terrain.
– Nous serons très-bien ici, il fait un temps superbe pour se battre, s’écria-t-il gaîment en regardant la voûte bleue du ciel, les eaux du lac, les rochers sans la moindre arrière-pensée de doute et de deuil. – Si je le touche à l’épaule, dit-il en continuant, le mettrai-je bien au lit pour un mois? Hein, docteur?
– Au moins, répondit le chirurgien. Mais laissez ce petit saule tran36quille; autrement, vous vous fatigueriez la main, et ne seriez plus maître de votre coup. Vous pourriez tuer votre homme au lieu de le blesser.
Le bruit d’une voiture se fit entendre.
– Le voici, dirent les témoins, qui bientôt aperçurent dans la route une calèche de voyage attelée de quatre chevaux et menée par deux postillons.
– Quel singulier genre! s’écria l’adversaire de Valentin, il vient se faire tuer en poste.
À un duel comme au jeu, les plus légers incidens influent sur l’imagination des acteurs fortement intéressés au succès d’une partie. Aussi le jeune homme attendit-il avec une sorte d’inquiétude l’arrivée de cette voiture qui 37resta sur la route. Le vieux Jonathas en descendit lourdement le premier pour aider Raphaël à sortir, et le soutint de ses bras débiles, en ayant pour lui les soins minutieux qu’un amant prodigue à sa maîtresse. Puis, tous deux se perdirent dans les sentiers qui séparaient la grande route de l’endroit désigné pour le combat, et ne reparurent que long-temps après. Ils allaient lentement. Aussi, les quatre spectateurs de cette scène singulière éprouvèrent-ils une émotion profonde à l’aspect de Valentin appuyé sur le bras de son serviteur. Pâle et défait, il marchait en goutteux, baissait la tête et ne disait mot. C’étaient deux vieillards également détruits, l’un par le temps, l’autre par la pensée: le premier avait son âge écrit sur 38ses cheveux blancs, le jeune n’avait plus d’âge.
– Monsieur, je n’ai pas dormi, dit Raphaël à son adversaire.
Cette parole glaciale et le regard terrible dont elle fut accompagnée firent tressaillir le véritable provocateur. Il eut la conscience de son tort et une honte secrète de sa conduite. Il y avait dans l’attitude, dans le son de voix et le geste de Raphaël quelque chose d’étrange. Le marquis fit une pause, et chacun imita son silence. L’inquiétude et l’attention étaient au comble.
– Il est encore temps, reprit-il, de me donner une légère satisfaction; mais donnez-la-moi, Monsieur, sinon, vous allez mourir. Vous comptez encore en ce moment sur votre 39habileté, sans reculer à l’idée d’un combat où vous croyez avoir tout l’avantage. Eh bien! Monsieur, je suis généreux, je vous préviens de ma supériorité. Je possède une terrible puissance. Pour anéantir votre adresse, pour voiler vos regards, faire trembler vos mains et palpiter votre cœur, pour vous tuer même, il me suffit de le désirer. Et je ne veux pas être obligé d’exercer mon pouvoir, il me coûte trop cher d’en user. Si donc vous vous refusez à me présenter des excuses, votre balle ira dans l’eau de cette cascade, malgré votre habitude de l’assassinat; et la mienne, droit à votre cœur sans que je le vise.
En ce moment des voies confuses interrompirent Raphaël. En prononçant ces paroles, il avait constamment 40dirigé sur son adversaire l’insupportable clarté de son regard fixe; puis, il s’était redressé, montrant un visage impassible, implacable, semblable à celui d’un fou froidement méchant.
– Fais-le taire, avait dit le jeune homme à son témoin, sa voix me tord les entrailles!
– Monsieur, cessez. Vos discours sont inutiles, crièrent à Raphaël le chirurgien et les témoins.
– Messieurs, je remplis un devoir. Ce jeune homme a-t-il des dispositions à prendre?
– Assez, assez!
Alors le marquis resta debout, immobile, sans perdre un instant de vue son adversaire; et, celui-ci, dominé par une puissance presque magique, était, comme un oiseau devant un 41serpent, contraint de subir ce regard homicide: il le fuyait, il y revenait sans cesse.
– Donne-moi de l’eau, j’ai soif, dit-il à son témoin.
– As-tu peur?
– Oui, répondit-il. L’œil de cet homme est brûlant et me fascine.
– Veux-tu lui faire des excuses?
– Il n’est plus temps.
Les deux adversaires furent placés à dix pas l’un de l’autre. Ils avaient chacun, près d’eux, une paire de pistolets, et devaient tirer deux coups à volonté, mais après le signal donné par les témoins. Tel était le programme de cette cérémonie.
– Que fais-tu, Charles, cria le jeune homme qui servait de second à 42l’adversaire de Raphaël; tu prends la balle avant la poudre…
– Je suis mort, répondit-il en murmurant, vous m’avez mis en face du soleil…
– Il est derrière vous, lui dit Valentin d’une voix grave et solennelle, en chargeant son pistolet lentement, sans s’inquiéter ni du signal déjà donné, ni du soin avec lequel l’ajustait son adversaire. Cette sécurité surnaturelle avait quelque chose de terrible qui saisit même les deux postillons amenés là par une curiosité cruelle. Jouant avec son pouvoir, ou voulant l’éprouver, Raphaël parlait à Jonathas, et le regardait au moment où il essuya le feu de son ennemi. La balle de Charles alla briser le petit saule, et ricocha sur l’eau, tandis 43qu’il fut atteint dans le cœur par celle de Valentin, qui tira au hasard. Sans faire attention au jeune homme qu’il venait de tuer, Raphaël chercha promptement sa Peau de chagrin pour voir ce que lui coûtait une vie humaine. À peine la trouva-t-il grande comme une feuille de platane. Alors, une espèce de râle sortit de sa poitrine.
– Eh bien! que regardez-vous donc là, postillons? En route, dit le marquis.
Arrivé le soir même en France, il prit aussitôt la route d’Auvergne, et se rendit aux Eaux du Mont-d’Or. Pendant ce voyage, il surgit au cœur de Raphaël une de ces pensées soudaines qui tombent dans notre âme comme un rayon de soleil à travers d’épais nuages sur quelque obscure 44vallée. Tristes lueurs! sagesses implacables! elles illuminent les évènemens accomplis, nous dévoilent nos fautes, et nous laissent sans pardon devant nous-mêmes. Valentin pensa tout à coup que la possession du pouvoir, quelque immense qu’il pût être, ne donnait pas la science de s’en servir. Le sceptre est un jouet pour un enfant; une hache, pour Richelieu; et pour Napoléon, un levier à faire pencher le monde. Le pouvoir nous laisse tels que nous sommes et ne grandit que les grands. Raphaël avait pu tout faire, il n’avait rien fait.
Aux Eaux du Mont-d’Or, il retrouva ce monde qui, toujours, s’éloignait de lui avec l’empressement que les animaux mettent à fuir un des leurs, étendu mort, après l’avoir flairé 45de loin. Mais cette haine était réciproque. Sa dernière aventure lui avait donné une aversion profonde pour la société. Aussi, son premier soin fut-il de chercher un asile écarté aux environs des Eaux. Il sentait instinctivement le besoin de se rapprocher de la nature, des émotions vraies, et de cette vie végétative à laquelle nous nous laissons si complaisamment aller au milieu des champs. Le lendemain de son arrivée, il gravit, non sans peine, le pic de Sancy, et visita les vallées supérieures, les sites aériens, les lacs ignorés, les rustiques chaumières des Monts-d’Or, dont les âpres et sauvages attraits commencent à tenter les pinceaux de nos artistes. Parfois, en effet, il se rencontre là d’admirables paysages pleins de grâce et de fraîcheur qui 46contrastent vigoureusement avec l’aspect sinistre de ces montagnes désolées. À peu près à une demi-lieue du village, Raphaël se trouva dans un endroit où, coquette et joueuse comme un enfant, la nature semblait avoir pris plaisir à cacher des trésors. En voyant cette retraite pittoresque et naïve, Valentin résolut d’y vivre. La vie devait y être tranquille, spontanée, frugiforme comme celle d’une plante. Figurez-vous un cône renversé, mais un cône de granit largement évasé, espèce de cuvette dont les bords étaient morcelés par des anfractuosités bizarres; présentant ici, des tables droites, sans végétation, unies, bleuâtres et sur lesquelles les rayons solaires glissaient comme sur un miroir; là, des rochers entamés par des cassures, ridés par 47des ravins, d’où pendaient des quartiers de lave dont la chute était lentement préparée par les eaux pluviales, et souvent couronnés de quelques arbres rachitiques et penchés que torturaient les vents. Puis, cà et là, des redans obscurs et frais d’où s’élevait un bouquet de châtaigniers hauts comme des cèdres, ou des grottes jaunâtres, montrant une bouche noire et profonde, palissée de ronces, de fleurs, et précédée d’une langue de verdure. Au fond de cette coupe, l’ancien cratère d’un volcan peut-être, se trouvait un petit étang dont l’eau pure avait l’éclat du diamant. Autour de ce bassin profond, bordé de granit, de saules, de glaïeuls, de frênes et de mille plantes aromatiques alors en fleurs, régnait une prairie verte comme 48un boulingrin anglais, mais dont l’herbe était fine et jolie, toujours arrosée par les infiltrations qui ruisselaient entre les fentes des rochers, et engraissée des dépouilles végétales que les orages entraînaient sans cesse des hautes cimes vers le fond. Irrégulièrement taillé en dents de loup comme le bas d’une robe, l’étang pouvait avoir six arpens d’étendue; et, selon les rapprochemens des rochers et de l’eau, la prairie avait un arpent ou deux de largeur; en quelques endroits, à peine restait-il assez de place pour le passage des vaches. À une certaine hauteur, la végétation cessait. Le granit affectait dans les airs les formes les plus bizarres, et contractait ces couleurs variées, ces belles teintes qui donnent aux 49montagnes très-élevées, de vagues ressemblances avec les nuages du ciel. Au doux aspect du vallon, ces rochers nus et pelés opposaient leurs amères beautés: c’étaient les images stériles et sauvages de la désolation, des éboulemens à craindre et des formes si capricieuses que l’une de ces roches est nommée le Capucin, tant elle ressemble à un moine. Mais parfois ces aiguilles pointues, ces piles audacieuses, ces cavernes aériennes s’illuminaient tour à tour, suivant le cours du soleil ou les fantaisies de l’atmosphère, et prenaient les nuances de l’or, se teignaient de pourpre, devenaient parfois d’un rose vif, ou ternes et grises: il y avait dans ces hauteurs un spectacle continuel et changeant comme les reflets irisés de la gorge des 50pigeons. Souvent, entre deux lames de laves que vous eussiez dit séparées par un coup de hache, un beau rayon de lumière pénétrait, à l’aurore ou au coucher du soleil, jusqu’au fond de cette riante corbeille, où il se jouait dans les eaux du bassin, semblable à la raie d’or qui perce la fente d’un volet et traverse une chambre espagnole, soigneusement close pour la sieste. Puis, quand le soleil planait au-dessus du vieux cratère, rempli d’eau par une révolution antédiluvienne, alors les flancs rocailleux s’échauffaient, l’ancien volcan s’allumait, et cette rapide chaleur fécondait la végétation, réveillait les germes, colorait les fleurs, mûrissait les fruits de ce petit coin de terre ignoré. Lorsque Raphaël y parvint, il aperçut 51quelques vaches paissant dans la prairie; et, quand il eut fait quelques pas vers l’étang, il vit, à l’endroit où le terrain avait le plus de largeur, une modeste maison bâtie en granit, mais couverte en bois. Le toit de cette espèce de chaumière en harmonie avec le site était orné de mousses, de lierres et de fleurs qui trahissaient une haute antiquité. Une fumée grêle, dont les oiseaux ne s’effrayaient plus, s’échappait de la cheminée en ruine. À la porte, il y avait un grand banc, placé entre deux chèvrefeuilles énormes, rouges de fleurs et qui embaumaient. À peine voyait-on les murs sous les pampres de la vigne et sous les guirlandes de roses et de jasmin, qui croissaient à l’aventure et sans gêne. Insoucians de cette parure champêtre, 52les habitans n’en avaient nul soin, et laissaient à la nature sa grâce vierge et lutine. Des langes accrochés à un groseiller séchaient au soleil. Il y avait un chat accroupi sur une machine à teiller le chanvre; et, dessous, un chaudron jaune, récemment récuré, gisait au milieu de quelques pelures de pommes de terre. De l’autre côté de la maison, Raphaël aperçut une clôture d’épines sèches, destinée sans doute à empêcher les poules de dévaster les fruits et le potager. Le monde paraissait finir là. Cette habitation ressemblait à ces nids d’oiseaux si ingénuement fixés au creux d’un rocher, bien empaillés, pleins d’art et de négligence tout ensemble. C’était une nature naïve et bonne, une rusticité vraie; mais poétique, parce qu’elle florissait à mille 53lieues de nos poésies peignées, n’avait d’analogie avec aucune idée, ne procédait que d’elle-même, vrai triomphe du hasard!
Au moment où Raphaël arriva, le soleil jetait ses rayons de droite à gauche, et faisait resplendir les couleurs de la végétation, mettait en relief ou décorait de tous les prestiges de la lumière, de toutes les oppositions de l’ombre, les fonds jaunes et grisâtres des rochers, les différens verts des feuillages, les masses bleues, rouges ou blanches des fleurs, les plantes grimpantes et leurs cloches, le velours chatoyant des mousses, les grappes purpurines de la bruyère, mais surtout la nappe d’eau claire où se réfléchissaient fidèlement les cimes granitiques, les arbres, la maison et le ciel.
54Dans ce tableau délicieux, tout avait son lustre, depuis le mica brillant jusqu’à la touffe d’herbes blondes cachée dans un doux clair-obscur. Tout y était harmonieux à voir: soit la vache tachetée, au poil luisant; soit les fragiles fleurs aquatiques étendues comme des franges qui pendaient au-dessus de l’eau, dans un enfoncement où bourdonnaient des insectes vêtus d’azur ou d’éméraude; soit les racines d’arbres, espèces de chevelures sablonneuses qui couronnaient une informe figure de cailloux. Les tièdes senteurs des eaux, des fleurs et des grottes qui parfumaient ce réduit solitaire, causèrent à Raphaël une sensation presque voluptueuse. Le silence majestueux qui régnait dans ce bocage, oublié peut-être sur les rôles du percepteur, 55fut interrompu tout-à-coup par les aboyemens de deux chiens. Les vaches tournèrent la tête vers l’entrée du vallon, montrèrent à Raphaël leurs muffles humides, et après l’avoir stupidement contemplé, se remirent à brouter philosophiquement. Suspendus dans les rochers comme par magie, une chèvre et son chevreau cabriolèrent et vinrent se poser sur une table de granit près de Raphaël, en paraissant l’interroger. Enfin, les jappemens des chiens attirèrent au dehors un gros enfant qui resta béant; puis, vint un vieillard en cheveux blancs et de moyenne taille. Ces deux êtres étaient en rapport avec le paysage, avec l’air, les fleurs et la maison. La santé débordait dans cette nature plantureuse: la vieillesse et l’enfance 56y étaient belles. Enfin il y avait dans tous ces types d’existence un laisser-aller primordial, une routine de bonheur qui donnait un démenti à nos capucinades philosophiques et guérissait le cœur de ses passions boursoufflées. Le vieillard appartenait aux modèles affectionnés par les mâles pinceaux de Schnetz: c’était un visage brun dont les rides nombreuses paraissaient rudes au toucher, un nez droit, des pommettes saillantes et veinées de rouge comme une vieille feuille de vigne, des contours anguleux, tous les caractères de la force, même là où la force avait disparu; puis, des mains calleuses, quoiqu’elles ne travaillassent plus, conservaient un poil blanc et rare; enfin, une attitude d’homme vraiment libre, qui en Italie serait 57peut-être devenu brigand par amour pour sa précieuse liberté. L’enfant, véritable montagnard, avait des yeux noirs qui pouvaient envisager le soleil sans cligner, un teint de bistre, des cheveux bruns en désordre. Il était leste et décidé, naturel dans ses mouvemens comme un oiseau; mal vêtu, il laissait voir une peau blanche et fraîche à travers les déchirures de ses habits. Tous deux restèrent debout et en silence, l’un près de l’autre, mus par le même sentiment, offrant sur leur physionomie la preuve d’une identité parfaite dans leur vie également oisive. Le vieillard avait épousé tous les jeux de l’enfant, et l’enfant, l’humeur du vieillard; espèce de pacte, entre deux faiblesses; entre une force prête à finir et une force prête à se 58mouvoir. Enfin une femme âgée d’environ trente ans apparut sur le seuil de la porte. Elle filait en marchant. C’était une Auvergnate, haute en couleur, l’air réjoui, franche, à dents blanches, figure de l’Auvergne, taille d’Auvergne, coiffure, robe de l’Auvergne, seins rebondis de l’Auvergne, et son parler; une idéalisation complète du pays: mœurs laborieuses, ignorance, économie, cordialité, tout y était. Elle salua Raphaël; ils entrèrent en conversation; les chiens s’apaisèrent; le vieillard s’assit sur un banc au soleil, et l’enfant suivit sa mère partout où elle alla, silencieux, mais écoutant, examinant l’étranger.
– Vous n’avez pas peur ici, ma bonne femme?
59– Et d’où que nous aurions peur, Monsieur? Quand nous barrons l’entrée, qui donc pourrait venir ici? Oh! nous n’avons point peur! D’ailleurs, dit-elle en faisant entrer le marquis dans la grande chambre de la maison, qu’est-ce que les voleurs viendraient donc prendre chez nous? Et elle montrait des murs noircis par la fumée, sur lesquels étaient, pour tout ornement, ces images enluminées en bleu, en rouge et en vert qui représentent la Mort de Crédit, la Passion de Jésus-Christ et les Grenadiers de la garde impériale; puis, çà et là, dans la chambre, un vieux lit de noyer à colonnes; sur la cheminée, des plâtres jaunis et colorés; une table à pieds tordus, des escabeaux, la huche au pain, du lard pendu au plancher, du 60sel dans un pot, et une poële. En sortant de la maison, Raphaël aperçut, au milieu des rochers, un homme qui tenait une houe à la main, et qui, penché, curieux, regardait la maison.
– Monsieur, c’est l’homme, dit l’Auvergnate en laissant échapper ce sourire familier aux paysannes, il laboure là-haut.
– Et ce vieillard est votre père?
– Faites excuse, Monsieur, c’est le grand-père de notre homme. Tel que vous le voyez, il a cent deux ans. Eh ben, dernièrement il a mené, à pied, notre petit gars à Clermont! Ça été un homme fort; maintenant, il ne fait plus que dormir, boire et manger. Il s’amuse toujours avec le petit gars. Quelquefois le petit l’emmène dans les hauts! Il y va tout de même…
61Aussitôt Valentin se résolut à vivre entre ce vieillard et cet enfant, à respirer dans leur atmosphère, à manger de leur pain, à boire de leur eau, à dormir de leur sommeil, à se faire de leur sang dans les veines. Caprice de mourant! Devenir une des huîtres de ce rocher, sauver son écaille du néant, engourdir, près de lui, la mort, fut, pour lui, l’archétype de la morale individuelle, la religion de la personnalité, la véritable formule de l’existence humaine, le beau idéal de la vie, la seule vie, la vraie vie. Il lui vint au cœur une profonde pensée d’égoïsme où s’engloutit l’univers. À ses yeux il n’y eut plus d’univers, l’univers passa tout en lui. Pour les malades, le monde commence 62au chevet et finit au pied de leur lit. Ce paysage fut le lit de Raphaël.
Qui n’a pas, une fois dans sa vie, espionné les pas et démarches d’une fourmi, glissé des pailles dans l’unique orifice par lequel respire une limace blonde, étudié les fantaisies d’une demoiselle fluette; admiré les mille veines, coloriées comme une rose de cathédrale gothique, qui se détachent sur le fond rougeâtre des feuilles d’un jeune chêne? Qui n’a pas délicieusement regardé pendant long-temps l’effet de la pluie et du soleil sur un toit de tuiles brunes, ou contemplé les gouttes de la rosée, les pétales des fleurs, les découpures variées de leurs calices? Qui ne s’est pas plongé dans ces rêveries matérielles, in63dolentes et occupées, sans but et conduisant néanmoins à quelque pensée? Qui n’a pas enfin mené la vie de l’enfance, la vie paresseuse, la vie du sauvage, moins ses travaux? Ainsi vécut Raphaël pendant plusieurs jours, sans soins, sans désirs, éprouvant un mieux sensible, un bien-être extraordinaire qui calma ses inquiétudes, apaisa ses souffrances. Il gravissait les rochers, puis allait s’asseoir sur un pic d’où ses yeux embrassaient quelque paysage d’immense étendue. Là, il restait des journées entières comme une plante au soleil, comme un lièvre au gîte. Ou bien, se familiarisant avec des phénomènes de la végétation, avec les vicissitudes du ciel, il épiait le progrès de toutes les œuvres, sur la terre, dans les eaux ou dans l’air. Il 64tenta de s’associer au mouvement intime de cette nature, et de s’identifier assez complètement à sa passive obéissance, pour tomber sous la loi despotique et conservatrice qui régit les existences instinctives. Il ne voulait plus être chargé de lui-même; et, semblable à ces criminels d’autrefois, qui, poursuivis par la Justice, étaient sauvés s’ils atteignaient l’ombre d’un autel, il essayait de se glisser dans le sanctuaire de la vie. Il réussit à devenir partie intégrante de cette large et puissante fructification: il avait épousé les intempéries de l’air, habité tous les creux de rochers, appris les mœurs et les habitudes de toutes les plantes, étudié le régime des eaux, leurs gisemens, et fait connaissance avec les animaux. Enfin, il s’était si parfaite65ment uni à cette terre animée qu’il en avait, en quelque sorte, saisi l’âme et pénétré les secrets. Pour lui, les formes infinies de tous les règnes étaient les développemens d’une même substance, les combinaisons d’un même mouvement, vaste respiration d’un être immense qui agissait, pensait, marchait, grandissait, et il voulait grandir, marcher, penser, agir avec lui, comme lui. Il avait fantastiquement mêlé sa vie à la vie de ce rocher; c’était sa maison, sa coquille; il s’y était implanté. Grâce à ce mystérieux illuminisme, convalescence factice, semblable à ces bienfaisans délires accordés par la nature comme autant de haltes dans la douleur, Valentin goûta tous les plaisirs d’une seconde enfance durant les premiers 66momens de son séjour au milieu de ce riant paysage. Il allait y dénichant des riens, entreprenant mille choses sans en achever aucune; oubliant le lendemain les projets de la veille; insouciant, musard, il fut heureux et se crut sauvé.
Un matin, il était resté par hasard, au lit, jusqu’à midi, plongé dans cette rêverie mêlée de veille et de sommeille qui prête aux réalités les apparences de la fantaisie, et donne aux chimères le relief de l’existence, quand tout à coup, sans savoir d’abord s’il ne continuait pas un rêve, il entendit, pour la première fois, le bulletin de sa santé donné par son hôtesse à Jonathas, venu, comme chaque jour, le lui demander. L’Auvergnate croyait, sans doute, Valentin encore endormi, 67et n’avait pas baissé le diapason de sa voix montagnarde.
– Ça ne va pas mieux, ça ne va pas pire, disait-elle. Il a encore toussé pendant toute cette nuit, à rendre l’âme. Il tousse, il crache, ce cher Monsieur, que c’est une pitié. Je me demandons, moi et mon homme, où il prend la force de tousser comme ça. Que ça fend le cœur. Quelle damnée maladie qu’il a? C’est qu’il n’est point bien, du tout! J’avons toujours peur de le trouver crevé dans son lit, un matin. Il est vraiment pâle comme un Jésus de cire! Dame, je le vois quand il se lève, eh ben, son pauvre corps est maigre comme un cent de clous. Et il ne sent déjà pas bon tout de même! Ça lui est égal, il se consomme à courir comme s’il avait de la 68santé. Il a bien du courage tout de même de ne pas se plaindre. Mais, c’est sûr, vraiment, qu’il serait mieux en terre qu’en pré, vu qu’il souffre la passion de Dieu! Je ne le désirons pas, Monsieur; ce n’est point notre intérêt. Mais il ne nous donnerait pas ce qu’il nous donne que je l’aimerions tout de même: ce n’est point l’intérêt qui nous pousse. – Ah! mon Dieu! reprit-elle, il n’y a que les Parisiens pour avoir de ces chiennes de maladies-là! Où qui prennent ça, donc? Pauvre jeune homme, il est sûr qu’il ne peut guère ben finir. C’te fièvre, voyez-vous, ça vous le mine, ça le creuse, ça le ruine! Il ne s’en doute point. Il ne le sait point, Monsieur! Il ne s’aperçoit de rien. Faut pas pleurer pour ça, M. Jonathas? 69il faut se dire qu’il sera heureux de ne plus souffrir. Vous devriez faire une neuvaine pour lui. J’avons vu de belles guérisons par les neuvaines, et je paierions bien un cierge pour sauver une si douce créature, si bonne. C’est un agneau pascal.
La voix de Raphaël était devenue trop faible pour qu’il pût se faire entendre, il fut donc obligé de subir cet épouvantable bavardage; mais l’impatience le chassa de son lit; et, se montrant sur le seuil de la porte: – Vieux scélérat! cria-t-il à Jonathas, tu veux donc être mon bourreau?
La paysanne crut voir un spectre et s’enfuit.
– Je te défends, dit Raphaël en continuant, d’avoir la moindre inquiétude sur ma santé.
70– Oui, M. le marquis, répondit le vieux serviteur en essuyant ses larmes.
– Et tu feras même fort bien dorénavant, de ne pas venir ici sans mon ordre.
Jonathas voulut obéir; mais, avant de se retirer, il jeta sur le marquis un regard fidèle et compatissant où Raphaël lut son arrêt de mort. Découragé, rendu tout à coup au sentiment vrai de sa situation, Valentin s’assit sur le seuil de la porte, se croisa les bras sur la poitrine et baissa la tête. Jonathas effrayé s’approcha de son maître.
– Monsieur?
– Va-t-en! va-t-en! lui cria le malade.
71Pendant la matinée du lendemain, Raphaël, ayant gravi les rochers, s’était assis dans une crevasse pleine de mousse d’où il pouvait voir le chemin étroit par lequel on venait des Eaux à son habitation. Au bas du pic, il aperçut Jonathas conversant derechef avec l’Auvergnate. Une malicieuse puissance lui interpréta les hochemens de tête, les gestes désespérans, la sinistre naïveté de cette femme, et lui en jeta même les fatales paroles dans le vent et dans le silence. Pénétré d’horreur, il se réfugia sur les plus hautes cimes des montagnes et y resta jusqu’au soir, sans avoir pu chasser les sinistres pensées, si malheureusement réveillées dans son cœur par le cruel intérêt dont il était devenu l’objet. Tout à coup l’Auvergnate elle-72même se dressa soudain devant lui comme une ombre dans l’ombre du soir; et, par une bizarrerie de poëte, il voulut trouver, dans son jupon rayé de noir et de blanc, une vague ressemblance avec les côtes desséchées d’un spectre.
– Voilà le serein qui tombe, mon cher Monsieur, lui dit-elle. Si vous restez là, vous vous avanceriez, ni plus ni moins qu’un fruit patrouillé. Faut rentrer! Ça n’est pas sain de humer la rosée, avec ça que vous n’avez rien pris depuis ce matin!
– Par le tonnerre de Dieu, s’écria-t-il, sacrée sorcière, je vous ordonne de me laisser vivre à ma guise, ou je décampe d’ici. C’est bien assez de me creuser ma fosse tous les matins, au moins ne la fouillez pas le soir.
73– Votre fosse! Monsieur! Creuser votre fosse! Où qu’elle est donc votre fosse? Je voudrions vous voir bastant comme notre père, et point dans la fosse! La fosse! nous y sommes toujours assez tôt, dans la fosse.
– Assez, dit Raphaël.
– Prenez mon bras, Monsieur.
– Non.
Le sentiment que l’homme supporte le plus difficilement est la pitié quand il la mérite. La haine est un tonique; elle fait vivre; elle inspire la vengeance; mais la pitié tue, elle affaiblit encore notre faiblesse. C’est le mal devenu patelin, c’est le mépris dans la tendresse, ou la tendresse dans l’offense. Raphaël trouva chez le centenaire une pitié triomphante: chez l’enfant, une pitié curieuse; chez 74la femme, une pitié tracassière; chez le mari, une pitié intéressée; mais, sous quelque forme que ce sentiment se montrât, il était toujours gros de mort. Un poëte fait, de tout, un poëme, terrible ou joyeux, suivant les images qui le frappent; son âme exaltée rejette les nuances douces, et choisit toujours les couleurs vives et tranchées. Or, cette pitié produisit au cœur de Raphaël un horrible poëme de deuil et de mélancolie. Il n’avait pas songé sans doute à la franchise des sentimens naturels, quand il désira se rapprocher de la nature. Quand il se croyait seul sous un arbre et qu’il était aux prises avec une quinte opiniâtre, dont il ne triomphait jamais sans sortir abattu par cette terrible lutte, il voyait les yeux brillans et 75fluides du petit garçon, placé en vedette sous une touffe d’herbes, comme un sauvage, et qui l’examinait avec cette enfantine curiosité dans laquelle il y a autant de raillerie que de plaisir, et je ne sais quel intérêt mêlé d’insensibilité. Le terrible: – Frère, il faut mourir! des Chartreux, semblait constamment écrit dans les yeux des paysans avec lesquels vivait Raphaël et il ne savait ce qu’il craignait le plus de leurs paroles naïves ou de leur silence. Tout en eux le gênait. Enfin un matin, il vit deux hommes vêtus de noir qui rôdèrent autour de lui, le flairèrent et l’étudièrent à la dérobée. Puis, feignant d’être venus là pour se promener, ils lui adressèrent des questions bannales auxquelles il répon brièvement. Il reconnut en eux le 76médecin et le curé des Eaux, sans doute envoyés par Jonathas, consultés par ses hôtes ou attirés par l’odeur d’une mort prochaine. Alors, il entrevit son propre convoi, il entendit le chant des prêtres, il compta les cierges, et ne vit plus qu’à travers un crêpe les beautés de cette riche nature, au sein de laquelle il croyait avoir rencontré la vie. Tout ce qui naguère lui annonçait une longue existence, lui prophétisait maintenant une fin prochaine. Le lendemain, il partit pour Paris, après avoir été abreuvé des souhaits mélancoliques et cordialement plaintifs que ses hôtes lui adressèrent.
Après avoir voyagé durant toute la nuit, Raphaël s’éveilla dans l’une des plus riantes vallées du Bourbonnais, 77dont les sites et les points de vue tourbillonnaient devant lui, rapidement emportés comme les images vaporeuses d’un songe. La nature s’étalait à ses yeux avec une cruelle coquetterie. C’était tantôt une perspective de l’Allier déroulant son ruban liquide et brillant; puis, des hameaux modestement cachés au fond d’une gorge de rochers jaunâtres et montrant la pointe de leurs clochers; tantôt les moulins d’un petit vallon se découvraient soudain après des vignobles monotones; et toujours de rians châteaux, des villages suspendus ou quelques routes bordées de peupliers majestueux; enfin, la Loire et ses longues nappes diamantées reluisirent au milieu de ses sables dorés. Séductions sans fin! La nature agitée, vivace comme un 78enfant, contenant à peine l’amour et la sève du mois de juin, attirait fatalement les regards éteints du malade. Il leva les persiennes de sa voiture, et se remit à dormir.
Vers le soir, après avoir passé Cosne, il fut réveillé par une joyeuse musique, et se trouva devant une fête de village. La poste étant située près de la place, il vit, pendant le temps que les postillons mirent à relayer sa voiture, les danses de cette population joyeuse, les filles parées de fleurs, jolies, agaçantes, les jeunes gens animés, puis les trognes des vieux paysans, toutes gaillardes et rougies par le vin. Les petits enfans se rigolaient, les vieilles femmes parlaient en riant, tout avait une voix, et le plaisir enjolivait même les habits et les tables dressées. La place et l’église 79avaient enfin une physionomie de bonheur, et les toits, les fenêtres, les portes même du village semblaient s’être endimanchés aussi. Semblables aux moribonds impatiens du moindre bruit, Raphaël ne put réprimer une sinistre interjection, ni le désir d’imposer silence à ces violons, d’anéantir ce mouvement, d’assourdir ces clameurs, de dissiper cette fête insolente. Il monta tout chagrin dans sa voiture. Puis, quand il regarda sur la place, il vit la joie effarouchée, les paysannes en fuite et les bancs déserts. Sur l’échafaud de l’orchestre, un ménétrier aveugle continuait à jouer sur sa clarinette une ronde criarde. Cette musique sans danseurs, ce vieillard solitaire au profil grimaud, en haillons, les cheveux épars, et caché dans l’ombre d’un til80leul, était comme une image fantastique du souhait de Raphaël. Il tombait à torrens une de ces fortes pluies que les nuages électriques du mois de juin versent si brusquement et qui finissent aussitôt. C’était chose si naturelle, que Raphaël, après avoir regardé dans le ciel quelques nuages blanchâtres emportés par un grain de vent, ne songea pas à regarder sa Peau de chagrin. Il se remit dans le coin de sa voiture, qui bientôt roula sur la route.
Le lendemain il se trouva chez lui, dans sa chambre, au coin de sa cheminée. Il s’était fait allumer un grand feu; il avait froid! Jonathas lui apporta des lettres. Elles étaient toutes de Pauline. Il ouvrit la première sans empressement, et la déplia comme 81si c’eût été le papier grisâtre d’une sommation sans frais envoyée par le percepteur. Il lut la première phrase: «Parti! mais c’est une fuite, mon Raphaël? Comment! personne ne peut me dire où tu es? Et si je ne le sais pas, qui donc le saurait?» Sans vouloir en apprendre davantage, il prit froidement toutes les lettres et les jeta dans le foyer, en regardant d’un œil terne et sans chaleur les jeux de la flamme qui tordait le papier parfumé, le racornissait, le retournait, le morcelait. Çà et là, des fragmens roulèrent sur les cendres, en lui laissant voir des commencemens de phrase, des mots, des pensées à demi brûlées, et que, par caprice, il se plut à saisir dans la flamme; divertissement machinal et presque involontaire.
82…..Assise à ta porte…. attendu… – Caprice… j’obéis… Des rivales… moi! non!….. ta Pauline aime…. plus de Pauline donc?…. Si tu avais voulu me quitter, tu ne m’aurais pas abandonnée…. Amour éternel…. Mourir!
Ces mots lui donnèrent une sorte de remords, il saisit les pincettes et sauva des flammes un dernier lambeau de lettre.
«….. J’ai murmuré, disait Pauline, mais je ne me suis pas plaint, Raphaël? En me laissant loin de toi, tu as sans doute voulu me dérober le poids de quelques chagrins. Un jour, tu me tueras peut-être, mais tu es trop bon pour me faire souffrir… Eh bien, ne pars plus ainsi. Va, je puis affronter les plus 83grands supplices, mais près de toi… Le chagrin que tu m’imposerais ne serait plus un chagrin: j’ai dans le cœur encore bien plus d’amour que je ne t’en ai montré. Je puis tout supporter, hors de pleurer loin de toi, et de ne pas savoir ce que tu…..»
Raphaël posa sur la cheminée ce débris de lettre noirci par le feu; puis, tout à coup il le rejeta promptement dans le foyer. Ce papier était une image trop vive de son amour et de sa fatale vie.
– Va chercher M. Prosper, dit-il à Jonathas.
Prosper vint et trouva Raphaël au lit.
– Mon ami, peux-tu me composer une boisson légèrement opiacée qui 84m’entretienne dans une somnolence continuelle, sans que l’emploi constant de ce breuvage me fasse mal?
– Rien n’est plus aisé, répondit le jeune docteur; mais il faudra bien, cependant, rester debout quelques heures de la journée, pour manger.
– Quelques heures! dit Raphaël en l’interrompant. Non, non, je ne veux être levé que durant une heure au plus…
– Quel est donc ton dessein? demanda Prosper.
– Dormir, c’est encore vivre, répondit le malade.
– Ne laisse entrer personne, fût-ce même mademoiselle Pauline de Vitschnau, dit Valentin à Jonathas, pendant que le médecin écrivait son ordonnance.
85– Hé bien, M. Prosper, y a-t-il de la ressource? demanda le vieux domestique au jeune docteur qu’il avait reconduit jusqu’au perron.
– Il peut aller encore long-temps, ou mourir ce soir. Chez lui, les chances de vie et de mort sont égales. Je n’y comprends rien, répondit le médecin en laissant échapper un geste de doute. Il faut le distraire.
– Le distraire! Monsieur, vous ne le connaissez pas. Il a tué l’autre jour un homme, sans dire ouf! On ne le distrait point.
Raphaël demeura pendant quelques jours plongé dans le néant de son sommeil factice. Grâce à la puissance matérielle exercée par l’opium sur notre âme prétendue immatérielle, cet homme d’imagination si puissamment 86active s’abaissa jusqu’à la hauteur de ces animaux paresseux qui croupissent au sein des forêts, sous la forme d’une dépouille végétale, sans faire un pas pour saisir une facile proie. Il avait même éteint la lumière du ciel. Le jour n’entrait plus chez lui. Vers les huit heures du soir, il sortait de son lit. Sans avoir une conscience lucide de son existence, il satisfaisait sa faim, puis se recouchait aussitôt. Ses heures froides et ridées ne lui apportaient que de confuses images, des apparences, des clairs-obscurs sur un fond noir. Il s’était enseveli dans un profond silence, dans une négation de mouvement et d’intelligence. Un soir, il se réveilla beaucoup plus tard que de coutume, et ne trouva pas son dîner servi. Il sonna Jonathas.
87– Tu peux partir, lui dit-il. Je t’ai fait riche; tu seras heureux dans tes vieux jours; mais je ne veux plus te laisser jouer ma vie. Comment, misérable, je suis réveillé par la faim. Où est mon dîner? réponds?
Jonathas laissa échapper un sourire de contentement, prit une bougie dont la lumière tremblottait dans l’obscurité profonde des immenses appartemens de l’hôtel, et conduisit son maître, redevenu machine, à une vaste galerie dont il ouvrit brusquement la porte. Aussitôt Raphaël fut inondé de lumière, ébloui, surpris par un spectacle inouï. C’étaient ses lustres d’or chargés de bougies, les fleurs les plus rares de sa serre artistement disposées, une table étincelante d’argenterie, d’or, de nacre, de porcelaines, un re88pas royal, riche de mets appétissans, tout fumant, et irritant par ses saveurs les houppes nerveuses du palais. Il vit ses amis convoqués, puis des femmes parées et ravissantes, la gorge nue, les épaules découvertes, les chevelures pleines de fleurs, les yeux brillans, toutes de beautés diverses, et agaçantes sous de voluptueux travestissemens. L’une avait dessiné ses formes attrayantes par une jaquette irlandaise. L’autre portait la basquina lascive des Andalouses. Celle-ci, demi nue en Diane chasseresse, celle-là, modeste et amoureuse sous le costume de mamoiselle de Lavallière, étaient également vouées à l’ivresse. Dans les regards de tous les convives brillaient la joie, l’amour, le plaisir. Au moment où la morte figure de Raphaël se montra dans 89l’ouverture de la porte, une acclamation soudaine éclata, rapide, rutilante comme les rayons de cette fête improvisée. Les voix, les parfums, la lumière, et, près de lui, deux femmes d’une pénétrante beauté frappèrent tous ses sens, réveillèrent son appétit. Puis, une délicieuse musique, cachée dans un salon voisin, couvrit, par un torrent d’harmonie, ce tumulte enivrant, et compléta cette étrange vision. Raphaël se sentit la main pressée par une main chatouilleuse, une main de femme dont les bras frais et blancs se levaient pour le serrer, la main d’Aquilina. Alors, il recula d’horreur en comprenant que ce tableau n’était pas vague et fantastique comme les fugitives images de ses rêves décolorés. Il poussa un cri sinistre, ferma 90brusquement la porte et flétrit son vieux serviteur en le frappant au visage.
– Monstre, tu as donc juré de me faire mourir! s’écria-t-il.
Puis, tout palpitant du danger qu’il venait de courir, il trouva des forces pour regagner sa chambre, but une forte dose de sommeil et se coucha.
– Que diable, dit Jonathas en se relevant, M. Prosper m’avait cependant bien ordonné de le distraire.
Il était environ minuit. À cette heure, Raphaël, par un de ces caprices physiologiques, l’étonnement et le désespoir des sciences médicales, resplendissait de beauté pendant son sommeil. Un rose vif colorait ses joues blanches, son front, gracieux comme celui d’une jeune fille, exprimait le génie. La vie était en fleur sur ce visage 91tranquille et reposé. Vous eussiez dit d’un jeune enfant endormi sous la protection de sa mère. Et son sommeil était un bon sommeil, sa bouche vermeille laissait passer un souffle égal et pur. Raphaël souriait, transporté sans doute par un rêve, dans une belle vie. Il était peut-être centenaire; ses petits-enfans lui souhaitaient encore de longs jours; et, de son banc rustique, au soleil, assis sous le feuillage, il apercevait, comme le prophète, en haut de la montagne, la terre promise, dans un bienfaisant lointain.
– Te voilà donc!
Ces mots, prononcés d’une voix argentine, dissipèrent les figures nuageuses de son sommeil. À la lueur de la lampe, il vit, assise sur son lit, sa 92Pauline, mais Pauline embellie par l’absence et par la douleur. Raphaël resta stupéfait à l’aspect de cette figure blanche comme les pétales d’une fleur des eaux, et qui, accompagnée de longs cheveux noirs, semblait encore plus blanche dans l’ombre. Des larmes avaient tracé leur route brillante sur ses joues, et y restaient suspendues, prêtes à tomber au moindre effort. Vêtue de blanc, la tête penchée et foulant à peine le lit, elle était là comme un ange descendu des cieux, apparition qu’un souffle pouvait faire disparaître.
– Ah! j’ai tout oublié, s’écria-t-elle au moment où Raphaël ouvrit les yeux. Je n’ai de voix que pour te dire: Je suis à toi! Oui, près de toi, mon cœur est tout amour. Ah! jamais, 93ange de ma vie, tu n’as été si beau. Tes yeux foudroyent! Mais je devine tout, va! Tu as été chercher la santé sans moi, tu me craignais… Eh bien.
– Fuis! fuis! Laisse-moi, répondit enfin Raphaël d’une voix sourde. Mais va-t-en donc! Si tu restes là, je meurs! Veux-tu me voir mourir?
– Mourir! répéta-t-elle. Est-ce que tu peux mourir sans moi. Mourir! mais tu es jeune! Mourir! mais je t’aime! Mourir! ajouta-t-elle d’une voix profonde et gutturale, en lui prenant les mains par un mouvement de folie.
– Froides! dit-elle. Est-ce une illusion?
Raphaël tira de dessous son chevet 94le lambeau de la Peau de chagrin, fragile et petit comme une feuille de saule, et le lui montrant: – Pauline, disons-nous adieu…
– Adieu, répéta-t-elle d’un air surpris.
– Oui. Ceci est un talisman; il accomplit mes désirs, et représente ma vie. Vois ce qu’il m’en reste. Si tu me regardes encore, je vais mourir…
La jeune fille crut Valentin devenu fou, prit le talisman, et alla chercher la lampe. Puis, éclairée par la lueur vacillante, qui se projetait également sur Raphaël, elle examina très-attentivement et le visage de son amant et la dernière parcelle de la Peau magique. Mais lui, la voyant ainsi, belle de terreur et d’amour, ne 95fut plus maître de sa pensée. Alors, les souvenirs des scènes caressantes et des joies délirantes de sa passion triomphèrent dans son âme depuis long-temps endormie, et s’y réveillèrent comme un foyer mal éteint.
– Pauline, viens! Pauline!
Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se dilatèrent; ses sourcils, violemment tirés par une douleur inouïe, s’écartèrent avec horreur; elle lisait dans les yeux de Raphaël un de ces désirs furieux, jadis sa gloire à elle; et, à mesure que grandissait ce désir, la Peau, en se contractant, lui chatouillait la main.
Sans réfléchir, elle s’enfuit dans le salon voisin, dont elle ferma la porte.
– Pauline! Pauline! cria le mo96ribond en courant après elle, je t’aime, je t’adore! je te veux! je te maudis, si tu ne m’ouvres! Je veux mourir à toi!
Alors, avec une force singulière, dernier éclat de vie, il jeta la porte à terre, et vit sa maîtresse, à demi nue, se roulant sur un canapé. Pauline avait tenté vainement de se déchirer le sein. Pour se donner une prompte mort, elle cherchait à s’étrangler avec son châle.
– Si je meurs, il vivra, disait-elle.
Pauline tâchait vainement de serrer le nœud. Ses cheveux étaient épars, ses épaules nues, ses vêtemens en désordre, et, dans cette lutte avec la mort, les yeux en pleurs, le visage enflammé, se tordant sous un horrible désespoir, 97elle présentait à Raphaël, ivre d’amour, mille beautés qui augmentèrent son délire. Il se jeta sur elle avec la légèreté d’un oiseau de proie, brisa le châle, et voulut la prendre dans ses bras. Il chercha des paroles pour exprimer le désir qui dévorait toutes ses forces; mais il ne trouva que les sons étranglés du râle dans sa poitrine, dont chaque respiration creusée plus avant semblait partir de ses entrailles. Enfin, ne pouvant bientôt plus former de sons, il mordit Pauline.
Jonathas se présenta tout épouvanté des cris qu’il entendait et tenta d’arracher à la jeune fille le cadavre sur lequel elle s’était accroupie dans un coin.
– Que demandez-vous, dit-elle. Il est à moi je l’ai tué! Ne l’avais-je pas prédit?
98EPILOGUE.
– Et que devint Pauline?
– Ah! Pauline! bien. Êtes-vous quelquefois resté, par une douce soirée d’hiver, devant votre foyer domestique, voluptueusement livré à des souvenirs d’amour ou de jeunesse, en 99contemplant les rayures produites par le feu sur un morceau de chêne? Tantôt la combustion y dessine les cases rouges d’un damier, tantôt elle y miroite des velours; puis, tout à coup, de petites flammes bleues courent, bondissent et jouent sur le fond ardent du brasier. Vient un peintre inconnu, qui se sert de cette flamme; qui, par un artifice unique, trace au sein de ces flamboyantes teintes violettes ou empourprées, une figure supernaturelle et d’une délicatesse inouïe, phénomène fugitif que le hasard ne recommencera jamais! femme aux cheveux emportés par le vent, et dont le profil respire une passion délicieuse! du feu dans le feu! elle sourit, elle expire; vous ne la reverrez plus! Adieu fleur de la flamme! adieu 100principe incomplet, inattendu, venu trop tôt ou trop tard pour être quelque beau diamant.
– Mais, Pauline?
– Vous n’y êtes pas? je recommence. Place! place! Elle arrive! La voici la Reine des illusions! La femme qui passe comme un baiser, la femme vive comme un éclair, comme lui jaillie brûlante du ciel, l’être incréé, tout esprit, tout amour. Elle a revêtu je ne sais quel corps de flamme; ou, pour elle, la flamme s’est un moment animée! Les lignes de ses formes sont d’une pureté désespérante. Oui, elle vient du ciel. Ne resplendit-elle pas comme un ange? n’entendez-vous le fémissement aérien de ses ailes? Plus légère que l’oiseau, elle s’abat près de vous, et 101ses terribles yeux fascinent; sa douce, mais puissante haleine attire vos lèvres par une force magique; elle fuit et vous entraîne, vous ne sentez plus la terre! Vous voulez passer une seule fois votre main chatouillée, votre main fanatisée sur ce corps de neige, froisser ces cheveux d’or, baiser ces yeux étincelans. Une vapeur vous enivre, une musique enchanteresse vous charme. Vous tressaillez de tous vos nerfs, vous êtes tout désir, tout souffrance. Ô bonheur sans nom! vous avez touché les lèvres de cette femme; mais tout à coup une atroce douleur vous réveille! – Ha! ha! votre tête a porté sur l’angle de votre lit! Vous en avez embrassé l’acajou brun, les dorures froides, quelque bronze, un amour en cuivre!
– Mais, Monsieur, Pauline?
102– Encore! Écoutez? Par une belle matinée, en partant de Tours, un jeune homme embarqué sur la Ville d’Angers, tenait dans sa main la main d’une jolie femme. Unis ainsi, tous deux admirèrent long-temps au-dessus des larges eaux de la Loire, une blanche figure, artificiellement éclose au sein du brouillard comme un fruit des eaux et du soleil, ou comme un caprice des nuées et de l’air. Tour à tour ondine ou sylphide, cette fluide créature voltigeait dans les airs comme un mot vainement cherché qui court dans la mémoire sans se laisser saisir; elle se promenait entre les îles, elle agitait sa tête à travers les hauts peupliers; puis, devenue gigantesque, elle faisait ou resplendir les mille plis de sa robe, ou briller l’auréole décrite par le soleil 103autour de son visage; elle planait sur les hameaux, sur les collines, et semblait défendre au bateau à vapeur de passer devant le château d’Ussé. Vous eussiez dit le fantôme de la Dame des Belles Cousines qui voulait protéger son pays contre les inventions modernes.
– Bien, je comprends! Ainsi de Pauline. Mais Fœdora?
– Oh! Fœdora! Vous la rencontrerez! Elle était hier aux Bouffons, elle ira ce soir à l’Opéra! Elle est partout.
À la Bouleaunière, avril 1831.
FIN DE LA PEAU DE CHAGRIN.
1LA PEAU DE CHAGRIN.
3LE TALISMAN.
Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s’ouvraient, conformément à la loi qui protège une passion essentiellement imposable, et sans trop hésiter, monta l’escalier du tripot désigné sous le nom de Numéro 36. – Monsieur, votre chapeau, s’il vous plaît? lui cria d’une voix sèche et grondeuse un petit vieillard blême, accroupi dans l’ombre, protégé par une barricade, et qui se leva soudain en montrant une figure moulée sur un type ignoble.
4Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau. Est-ce une parabole évangélique et providentielle, n’est-ce pas plutôt une manière de conclure un contrat infernal avec vous en exigeant je ne sais quel gage, serait-ce pour vous obliger à garder un maintien respectueux devant ceux qui vont gagner votre argent, est-ce la police tapie dans tous les égoûts sociaux qui tient à savoir le nom de votre chapelier, ou le vôtre, si vous l’avez inscrit sur la coiffe? est-ce enfin pour prendre la mesure de votre crâne et dresser une statistique instructive sur la capacité cérébrale des joueurs? Sur ce point l’administration garde un silence complet. Mais sachez-le bien! à peine avez-vous fait un pas vers le tapis vert, déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez à vous-même: vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et votre manteau. À votre sortie, le JEU vous démontrera, par une atroce épigramme en action, qu’il vous laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage. Si toutefois vous avez une coiffure neuve, vous apprendrez à vos dépens qu’il faut se faire un costume de joueur.
L’étonnement manifesté par l’étranger quand il reçut une fiche numérotée en échange de son chapeau, dont heureusement les bords étaient légèrement pelés, indiquait assez une ame encore innocente. Le petit vieillard, qui sans doute avait croupi dès son jeune âge dans les atroces plaisirs de la vie des joueurs, lui jeta un coup d’œil terne et sans chaleur, dans lequel un philosophe aurait vu les misères de l’hôpital, les vagabondages des 5gens ruinés, les procès-verbaux d’une foule d’asphyxies, les travaux forcés à perpétuité, les expatriations au Guazacoalco. Cet homme de qui la longue face blanche n’était plus nourrie que par les soupes gélatineuses de M. d’Arcet, présentait la pâle image de la passion réduite à son terme le plus simple: dans ses rides il y avait trace de vieilles tortures, il devait jouer ses maigres appointemens le jour même où il les recevait; semblable aux rosses sur qui les coups de fouet n’ont plus de prise, rien ne le faisait tressaillir; les sourds gémissemens des joueurs qui sortaient ruinés, leurs muettes imprécations, leurs regards hébétés le trouvaient toujours insensible; c’était le Jeu incarné. Si le jeune homme avait contemplé ce triste Cerbère, peut-être se serait-il dit: – Il n’y a plus qu’un jeu de cartes dans ce cœur-là! L’inconnu n’écouta pas ce conseil vivant, placé là sans doute par la Providence, comme elle a mis le dégoût à la porte de tous les mauvais lieux; il entra résolument dans la salle où le son de l’or exerçait une éblouissante fascination sur les sens en pleine convoitise. Ce jeune homme était probablement poussé là par la plus logique de toutes les éloquentes phrases de J.-J. Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pensée: Oui, je conçois qu’un homme aille au Jeu; mais c’est lorsque entre lui et la mort il ne voit plus que son dernier écu.
Le soir, les maisons de jeu n’ont qu’une poésie vulgaire, mais dont l’effet est assuré comme celui d’un drame sanguinolent. Les salles sont garnies de spectateurs et de joueurs, de vieillards indigens qui s’y traînent pour s’y réchauffer, de faces agitées, d’orgies commencées dans le vin et prêtes à finir dans la Seine; la passion y abonde, mais le trop grand 6nombre d’acteurs vous empêche de contempler face à face le démon du jeu. La soirée est un véritable morceau d’ensemble où la troupe entière crie, où chaque instrument de l’orchestre module sa phrase. Vous verriez là beaucoup de gens honorables qui viennent y chercher des distractions et les payent comme ils payeraient le plaisir du spectacle, de la gourmandise, ou comme ils iraient dans une mansarde acheter à bas prix de cuisans regrets pour trois mois. Mais comprenez-vous tout ce que doit avoir de délire et de vigueur dans l’ame, un homme qui attend avec impatience l’ouverture d’un tripot? Entre le joueur du matin et le joueur du soir, il existe la différence qui distingue le mari nonchalant, de l’amant pâmé sous les fenêtres de sa belle. Le matin seulement, arrivent la passion palpitante et le besoin dans sa franche horreur. En ce moment, vous pourrez admirer un véritable joueur, un joueur qui n’a pas mangé, dormi, vécu, pensé, tant il était rudement flagellé par le fouet de sa martingale; tant il souffrait, travaillé par le prurit d’un coup de trente et quarante. À cette heure maudite, vous rencontrerez des yeux dont le calme effraie, des visages qui vous fascinent, des regards qui soulèvent les cartes et les dévorent. Aussi les maisons de jeu ne sont-elles sublimes qu’à l’ouverture de leurs séances. Si l’Espagne a ses combats de taureaux, si Rome a eu ses gladiateurs, Paris s’enorgueillit de son Palais-Royal dont les agaçantes roulettes donnent le plaisir de voir couler le sang à flots, sans que les pieds du parterre risquent d’y glisser. Essayez de jeter un regard furtif sur cette arène, entrez? Quelle nudité! Les murs couverts d’un papier, gras à hauteur d’homme, n’offrent pas une seule image qui puisse rafraîchir l’ame; il ne 7s’y trouve même pas un clou pour faciliter le suicide. Le parquet est usé, malpropre. Une table oblongue occupe le centre de la salle. La simplicité des chaises de paille pressées autour de ce tapis usé par l’or, annonce une curieuse indifférence du luxe chez ces hommes qui viennent périr là pour la fortune et pour le luxe. Cette antithèse humaine se découvre partout où l’ame réagit puissamment sur elle-même. L’amoureux veut mettre sa maîtresse dans la soie, la revêtir d’un moelleux tissu d’Orient, et la plupart du temps il la possède sur un grabat. L’ambitieux se rêve au faîte du pouvoir, tout en s’aplatissant dans la boue du servilisme. Le marchand végète au fond d’une boutique humide et malsaine, en élevant un vaste hôtel d’où son fils, héritier précoce, sera chassé par une licitation fraternelle. Enfin, existe-t-il chose plus déplaisante qu’une maison de plaisir? Singulier problème! Toujours en opposition avec lui-même, trompant ses espérances par ses maux présens, et ses maux par un avenir qui ne lui appartient pas, l’homme imprime à tous ses actes le caractère de l’inconséquence et de la faiblesse. Ici bas, rien n’est complet que le malheur.
Au moment où le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s’y trouvaient déjà. Trois vieillards à têtes chauves étaient nonchalamment assis autour du tapis vert; leurs visages de plâtre, impassibles comme ceux des diplomates, révélaient des ames blasées, des cœurs qui depuis long-temps avaient désappris de palpiter, même en risquant les biens paraphernaux d’une femme. Un jeune Italien aux cheveux noirs, au teint olivâtre, était accoudé tranquillement au bout de la table, et paraissait écouter ces pressentimens secrets qui crient fatalement à 8un joueur: – Oui. – Non! Cette tête méridionale respirait l’or et le feu. Sept ou huit spectateurs, debout, rangés de manière à former une galerie, attendaient les scènes que leur préparaient les coups du sort, les figures des acteurs, le mouvement de l’argent et celui des râteaux. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs comme l’est le peuple à la Grève quand le bourreau tranche une tête. Un grand homme sec, en habit râpé, tenait un registre d’une main, et de l’autre une épingle pour marquer les passes de la Rouge ou de la Noire.
C’était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge de toutes les jouissances de leur siècle, un de ces avares sans trésor qui jouent une mise imaginaire; espèce de fou raisonnable qui se consolait de ses misères en caressant une chimère, qui agissait enfin avec le vice et le danger, comme les jeunes prêtres avec l’Eucharistie, quand ils disent des messes blanches. En face de la banque, un ou deux de ces fins spéculateurs, experts des chances du jeu et semblables à d’anciens forçats qui ne s’effraient plus des 9galères, étaient venus là pour hasarder trois coups et remporter immédiatement le gain probable duquel ils vivaient. Deux vieux garçons de salle se promenaient nonchalamment les bras croisés, et de temps en temps regardaient le jardin par les fenêtres, comme pour montrer aux passans leurs plates figures, en guise d’enseigne. Le tailleur et le banquier venaient de jeter sur les ponteurs ce regard blême qui les tue, et disaient d’une voix grêle: – Faites le jeu! quand le jeune homme ouvrit la porte. Le silence devint en quelque sorte plus profond, et les têtes se tournèrent vers le nouveau venu par curiosité. Chose inouïe! les vieillards émoussés, les employés pétrifiés, les spectateurs, et jusqu’au fanatique Italien, tous en voyant l’inconnu éprouvèrent je ne sais quel sentiment épouvantable. Ne faut-il pas être bien malheureux pour obtenir de la pitié, bien faible pour exciter une sympathie, ou d’un bien sinistre aspect pour faire frissonner les ames dans cette salle où les douleurs doivent être muettes, la misère gaie, le désespoir décent. Eh bien! il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui remua ces cœurs glacés quand le jeune homme entra. Mais les bourreaux n’ont-ils pas quelquefois pleuré sur les vierges dont les blondes têtes devaient être coupées à un signal de la Révolution?
Au premier coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible mystère: ses jeunes traits étaient empreints d’une grâce nébuleuse, son regard attestait des efforts trahis, mille espérances trompées! La morne impassibilité du suicide donnait à son front une pâleur mate et maladive, un sourire amer dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche, et sa physionomie 10exprimait une résignation qui faisait mal à voir. Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux, voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Était-ce la débauche qui marquait de son sale cachet cette noble figure jadis pure et brûlante, maintenant dégradée? Les médecins auraient sans doute attribué à des lésions au cœur ou à la poitrine le cercle jaune qui encadrait les paupières et la rougeur qui marquait les joues; tandis que les poètes eussent voulu reconnaître à ces signes les ravages de la science, les traces de nuits passées à la lueur d’une lampe studieuse.
Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce cœur qu’avaient seulement effleurés les orgies, l’étude et la maladie. Comme lorsqu’un célèbre criminel 11arrive au bagne les condamnés l’accueillent avec respect, ainsi tous ces démons humains experts en tortures saluèrent une douleur inouïe, une blessure profonde que sondait leur regard, et reconnurent un de leurs princes à la majesté de sa muette ironie, à l’élégante misère de ses vêtemens. Le jeune homme avait bien un frac de bon goût, mais la jonction de son gilet et de sa cravate était trop savamment maintenue pour qu’on lui supposât du linge. Ses mains jolies comme des mains de femme étaient d’une douteuse propreté, enfin depuis deux jours, il ne portait plus de gants! Si le Tailleur et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c’est que les enchantemens de l’innocence florissaient par vestiges dans ses formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares, naturellement bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et le vice paraissait n’y être qu’un accident. La verte vie de la jeunesse y luttait encore avec les ravages d’une impuissante lubricité. Les ténèbres et la lumière, le néant et l’existence s’y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce et de l’horreur. Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route. Aussi tous ces professeurs émérites de vice et d’infamie, semblables à une vieille femme édentée, prise de pitié à l’aspect d’une belle fille qui s’offre à la corruption, furent-ils prêts à crier au novice: – Sortez! Celui-ci marcha droit à la table, s’y tint debout, jeta sans calcul sur le tapis une pièce d’or qu’il avait à la main; puis, comme les âmes fortes, abhorrant de chicanières incertitudes, il lança sur le Tailleur un regard tout à la fois turbulent et calme. L’intérêt de ce coup était si grand 12que les vieillards ne firent pas de mise, mais l’Italien saisit avec le fanatisme de la passion une idée qui vint lui sourire, et ponta sa masse d’or en opposition au jeu de l’inconnu. Le Banquier oublia de dire ces phrases qui se sont à la longue converties en un cri rauque et inintelligible: – Faites le jeu! – Le jeu est fait! – Rien ne va plus. Le Tailleur étala les cartes et sembla souhaiter bonne chance au dernier venu, indifférent qu’il était à la perte ou au gain fait par les entrepreneurs de ces sombres plaisirs. Chacun des spectateurs voulut voir un drame et la dernière scène d’une noble vie dans le sort de cette pièce d’or, leurs yeux arrêtés sur les cartons fatidiques étincelèrent; mais, malgré l’attention avec laquelle ils regardèrent alternativement et le jeune homme et les 13cartes, ils ne purent apercevoir aucun symptôme d’émotion sur sa figure froide et résignée.
– Rouge perd, dit officiellement le Tailleur.
Une espèce de râle sourd sortit de la poitrine de l’Italien lorsqu’il vit tomber un à un les billets pliés que lui lança le Banquier. Quant au jeune homme, il ne comprit sa ruine qu’au moment où le rateau s’alongea pour ramasser son dernier napoléon. L’ivoire fit rendre un bruit sec à la pièce, qui rapide comme une flèche alla se réunir au tas d’or étalé devant la caisse. L’inconnu ferma les yeux doucement et ses lèvres blanchirent, mais il releva bientôt ses paupières, sa bouche reprit une rougeur de corail, il affecta l’air d’un Anglais pour qui la vie n’a plus de mystères, et disparut sans mendier une consolation par un de ces regards déchirans que les joueurs au désespoir lancent assez souvent sur la galerie. Combien d’événemens se pressent dans l’espace d’une seconde, et que de choses dans un coup de dé!
– Voilà sans doute sa dernière cartouche, dit en souriant le croupier après un moment de silence pendant lequel il tint cette pièce d’or entre le pouce et l’index pour la montrer aux assistans.
– C’est un cerveau brûlé qui va se jeter à l’eau, répondit un habitué en regardant autour de lui les joueurs qui se connaissaient tous.
– Bah! s’écria le garçon de chambre, en prenant une prise de tabac.
– Si nous avions imité monsieur? dit un des vieillards à ses collègues en désignant l’Italien.
Tout le monde regarda l’heureux joueur dont les mains tremblaient en comptant ses billets de banque.
14– J’ai entendu, dit-il, une voix qui me criait dans l’oreille: Le Jeu aura raison contre le désespoir de ce jeune homme.
– Ce n’est pas un joueur, reprit le banquier, autrement, il aurait groupé son argent en trois masses pour se donner plus de chances.
Le jeune homme passait sans réclamer son chapeau, mais le vieux molosse ayant remarqué le mauvais état de cette guenille, la lui rendit sans proférer une parole; le joueur restitua la fiche par un mouvement machinal, et descendit les escaliers en sifflant le di tanti palpiti d’un souffle si faible qu’il en entendit à peine lui-même les notes délicieuses.
15Il se trouva bientôt sous les galeries du Palais-Royal. Dirigé par une dernière pensée, il alla jusqu’à la rue Saint-Honoré, prit le chemin des Tuileries et traversa le jardin d’un pas irrésolu. Il marchait comme au milieu d’un désert, coudoyé par des hommes qu’il ne voyait pas, n’écoutant à travers les clameurs populaires qu’une seule voix, celle de la mort; enfin perdu dans une engourdissante méditation, semblable à celle dont jadis étaient saisis les criminels qu’une charrette conduisait du Palais à la Grève, vers cet échafaud, rouge de tout le sang versé depuis 1793.
Il existe je ne sais quoi de grand et d’épouvantable dans le suicide. Les chutes d’une multitude de gens sont sans danger comme celles des enfans qui tombent de trop bas pour se blesser; mais quand un grand homme se brise, il doit venir de bien haut, s’être élevé jusqu’aux cieux, avoir entrevu quelque paradis inaccessible. Implacables doivent être les ouragans qui le forcent à demander la paix de l’ame à la bouche d’un pistolet. Combien de jeunes talens confinés dans une mansarde, s’étiolent et périssent faute d’un ami, faute d’une femme consolatrice, au sein d’un million d’êtres, en présence d’une foule lassée d’or et qui s’ennuie. À cette pensée, le suicide prend des proportions gigantesques. Entre une mort volontaire et la féconde espérance dont la voix appelait un jeune homme à Paris, Dieu seul sait combien se heurtent de conceptions, de poésies abandonnées, de désespoirs et de cris étouffés, de tentatives inutiles et de chefs-d’œuvre avortés. Chaque suicide est un poème sublime de mélancolie. Où trouverez-vous, dans l’océan des littératures, un livre surnageant qui puisse lutter de génie avec ces lignes: Hier, à quatre heures, une jeune femme s’est jetée dans la Seine du 16haut du Pont-des-Arts. Devant ce laconisme parisien, les drames, les romans, tout pâlit, même ce vieux frontispice: Les lamentations du glorieux roi de Kaërnavan, mis en prison par ses enfans, dernier fragment d’un livre perdu, dont la seule lecture faisait pleurer ce Sterne, qui lui-même délaissait sa femme et ses enfans. L’inconnu fut assailli par mille pensées semblables qui passaient en lambeaux dans son ame, comme des drapeaux déchirés voltigent au milieu d’une bataille. S’il déposait pendant un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs pour s’arrêter devant quelques fleurs dont les têtes étaient mollement balancées par la brise parmi les massifs de verdure, bientôt saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux au ciel: là, des nuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde lui conseillaient encore de mourir. Il s’achemina vers le pont Royal en songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs. Il souriait en se rappelant que lord Castelreagh avait satisfait le plus humble de nos besoins avant de se couper la gorge, et que M. Auger l’académicien avait été chercher sa tabatière pour priser tout en marchant à la mort. Il analysait ces bizarreries et s’interrogeait lui-même, quand, en se serrant contre le parapet du pont, pour laisser passer un fort de la halle, celui-ci ayant légèrement blanchi la manche de son habit, il se surprit à en secouer soigneusement la poussière. Arrivé au point culminant de la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre.
– Mauvais temps pour se noyer, lui dit en riant une vieille femme vêtue de haillons. Est-elle sale et froide, la Seine!
17Il répondit par un sourire plein de naïveté qui attestait le délire de son courage, mais il frissonna tout-à-coup en voyant de loin, sur le port des Tuileries, la baraque surmontée d’un écriteau où ces paroles sont tracées en lettres hautes d’un pied: SECOURS AUX ASPHYXIÉS. M. Dacheux lui apparut armé de sa philantropie, réveillant et faisant mouvoir ces vertueux avirons qui cassent la tête aux noyés, quand malheureusement ils remontent sur l’eau: il l’aperçut ameutant les curieux, quêtant un médecin, apprêtant des fumigations; il lut les doléances des journalistes, écrites entre les joies d’un festin et le sourire d’une danseuse; il entendit sonner les écus comptés à des bateliers pour sa tête, par le préfet de la Seine. Mort, il valait cinquante francs, mais vivant il n’était qu’un homme de talent sans protecteurs, sans amis, sans paillasse, sans tambour, un véritable zéro social, inutile à l’État qui n’en avait aucun souci. Une mort en plein jour lui parut ignoble, il résolut de mourir pendant la nuit afin de livrer un cadavre indéchiffrable à cette société qui méconnaissait la grandeur de sa vie. Il continua donc son chemin, et se dirigea vers le quai Voltaire, en prenant la démarche indolente d’un désœuvré qui veut tuer le temps. Quand il descendit les marches qui terminent le trottoir du pont, à l’angle du quai, son attention fut excitée par les bouquins étalés sur le parapet; peu s’en fallut qu’il n’en marchandât quelques-uns. Il se prit à sourire, remit philosophiquement les mains dans ses goussets, et allait reprendre son allure d’insouciance où perçait un froid dédain, quand il entendit avec surprise quelques pièces retentir d’une manière véritablement fantastique au fond de sa poche. Un sourire d’espérance 18illumina son visage, glissa de ses lèvres sur ses traits, sur son front, fit briller de joie ses yeux et ses joues sombres. Cette étincelle de bonheur ressemblait à ces feux qui courent dans les vestiges d’un papier déjà consumé par la flamme; mais le visage eut le sort des cendres noires, il redevint triste quand l’inconnu, ayant vivement retiré la main de son gousset, aperçut trois gros sous.
– Ah! mon bon monsieur, la carita! la carita! catarina! Un petit sou pour avoir du pain!
Un jeune ramoneur dont la figure bouffie était noire, le corps brun de suie, les vêtemens déguenillés, tendit la main à cet homme pour lui arracher ses derniers sous. À deux pas du petit savoyard, un vieux pauvre honteux, maladif, souffreteux, ignoblement vêtu d’une tapisserie trouée, lui dit d’une grosse voix sourde: – Monsieur, donnez-moi ce que vous voulez, je prierai Dieu pour vous….
Mais quand l’homme jeune eut regardé le vieillard, celui-19ci se tut et ne demanda plus rien, reconnaissant peut-être sur ce visage funèbre la livrée d’une misère plus âpre que n’était la sienne.
– La carita! la carita!
L’inconnu jeta sa monnaie à l’enfant et au vieux pauvre en quittant le trottoir pour aller vers les maisons, il ne pouvait plus supporter le poignant aspect de la Seine.
– Nous prierons Dieu pour la conservation de vos jours, lui dirent les deux mendians.
En arrivant à l’étalage d’un marchand d’estampes, cet homme presque mort rencontra une jeune femme qui descendait d’un brillant équipage. Il contempla délicieusement cette charmante personne dont la blanche figure était harmonieusement encadrée dans le satin d’un élégant chapeau, il fut séduit par une taille svelte, par de jolis mouvemens; la robe, légèrement relevée par le marche-pied, lui laissa voir une jambe dont les fins contours étaient dessinés par un bas blanc et bien tiré. La jeune femme entra dans le magasin, y marchanda des albums, des collections de lithographies; elle en acheta pour plusieurs pièces d’or qui étincelèrent et sonnèrent sur le comptoir. Le jeune homme, en apparence occupé sur le seuil de la porte à regarder des gravures exposées dans la montre, échangea vivement avec la belle inconnue l’œillade la plus perçante que puisse lancer un homme, contre un de ces coups d’œil insoucians jetés au hasard sur les passans. C’était, de sa part, un adieu à l’amour, à la femme! mais cette dernière et puissante interrogation ne fut pas comprise, ne remua pas ce cœur de femme frivole, ne la fit pas rougir, ne lui fit pas baisser les yeux. Qu’était-ce pour elle? une admiration de plus, un désir 20inspiré qui le soir lui suggérerait cette douce parole: J’étais bien aujourd’hui. Le jeune homme passa promptement à un autre cadre et ne se retourna point quand l’inconnue remonta dans sa voiture. Les chevaux partirent, cette dernière image du luxe et de l’élégance s’éclipsa comme allait s’éclipser sa vie. Il se mit à marcher d’un pas mélancolique le long des magasins, en examinant sans beaucoup d’intérêt les échantillons de marchandises. Quand les boutiques lui manquèrent, il étudia le Louvre, l’Institut, les tours de Notre-Dame, celles du Palais, le Pont-des-Arts. Ces monumens paraissaient prendre une physionomie triste en réflétant les teintes grises du ciel dont les rares clartés prêtaient un air menaçant à Paris, qui, pareil à une jolie femme, est soumis à d’inexplicables caprices de laideur et de beauté. Ainsi, la nature elle-même conspirait à le plonger dans une extase douloureuse. En proie à cette puissance malfaisante dont l’action dissolvante trouve un véhicule dans le fluide qui circule en nos nerfs, il sentait son organisme arriver insensiblement aux phénomènes de la fluidité. Les tourmens de cette agonie lui imprimaient un mouvement semblable à celui des vagues, et lui faisaient voir les bâtimens, les hommes à travers un brouillard où tout ondoyait. Il voulut se soustraire aux titillations que produisaient sur son ame les réactions de la nature physique, et se dirigea vers un magasin d’antiquités dans l’intention de donner une pâture à ses sens, ou d’y attendre la nuit en marchandant des objets d’art. C’était, pour ainsi dire, quêter du courage et demander un cordial, comme les criminels qui se défient de leurs forces en allant à l’échafaud; mais la conscience 21de sa prochaine mort rendit pour un moment au jeune homme l’assurance d’une duchesse qui a deux amans. Aussi entra-t-il chez le marchand de curiosités d’un air dégagé, laissant voir sur ses lèvres un sourire fixe comme celui d’un ivrogne. N’était-il pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort. Il retomba bientôt dans ses vertiges et continua d’apercevoir les choses sous d’étranges couleurs, ou animées d’un léger mouvement dont le principe était sans doute dans une irrégulière circulation de son sang, tantôt bouillonnant comme une cascade, tantôt tranquille et fade comme l’eau tiède. Il demanda simplement à visiter les magasins pour chercher s’ils ne renfermaient pas quelques singularités à sa convenance. Un jeune garçon à figure fraîche et joufflue, à chevelure rousse et coiffé d’une casquette de loutre, commit la garde de la boutique à une vieille paysanne, espèce de Caliban femelle occupée à nettoyer un poêle dont les merveilles étaient dues au génie de Bernard de Palissy; puis il dit à l’étranger d’un air insouciant: – Voyez, Monsieur, voyez! Nous n’avons en bas que des choses assez ordinaires; mais si vous voulez prendre la peine de monter au premier étage, je pourrai vous montrer de fort belles momies du Caire, plusieurs poteries incrustées, quelques ébènes sculptées, vraie renaissance, récemment arrivées et qui sont de toute beauté.
Dans l’horrible situation où se trouvait l’inconnu, ce babil de cicérone, ces phrases sottement mercantiles furent pour lui comme les taquineries mesquines par lesquelles des esprits étroits assassinent un homme de génie. Portant sa croix jusqu’au bout, il parut écouter son con22ducteur et lui répondit par gestes ou par monosyllabes; mais insensiblement il sut conquérir le droit d’être silencieux, et put se livrer sans crainte à ses dernières méditations qui furent terribles. Il était poète, et son ame rencontra fortuitement une immense pâture: il devait voir par avance les ossemens de vingt mondes. Au premier coup d’œil, les magasins lui offrirent un tableau confus, dans lequel toutes les œuvres humaines et divines se heurtaient. Des crocodiles, des singes, des boas empaillés souriaient à des vitraux d’église, semblaient vouloir mordre des bustes, courir après des laques, ou grimper sur des lustres. Un vase de 23Sèvres où madame Jacquotot avait peint Napoléon, se trouvait auprès d’un sphynx dédié à Sésostris. Le commencement du monde et les événemens d’hier se mariaient avec une grotesque bonhomie. Un tournebroche était posé sur un ostensoir, un sabre républicain sur une hacquebute du moyen âge. Madame Dubarry peinte au pastel par Latour, une étoile sur la tête, nue et dans un nuage, paraissait contempler avec concupiscence une chibouque indienne, en cherchant à deviner l’utilité des spirales qui serpentaient vers elle. Les instrumens de mort: poignards, pistolets curieux, armes à secret étaient jetés pêle-mêle avec des instrumens de vie: soupières en porcelaine, assiettes de Saxe, tasses orientales venues de Chine, salières antiques, drageoirs féodaux. Un vaisseau d’ivoire voguait à pleines voiles sur le dos d’une immobile tortue. Une machine pneumatique éborgnait l’empereur Auguste, majestueusement impassible. Plusieurs portraits d’échevins français, de bourgmestres hollandais, insensibles alors comme pendant leur vie, s’élevaient au-dessus de ce chaos d’antiquités, en y lançant un regard pâle et froid. Tous les pays de la terre semblaient avoir apporté là un débris de leurs sciences, un échantillon de leurs arts. C’était une espèce de fumier philosophique auquel rien ne manquait, ni le calumet du sauvage, ni la pantoufle vert et or du sérail, ni le yatagan du Maure, ni l’idole des Tartares; il y avait jusqu’à la blague à tabac du soldat, jusqu’au ciboire du prêtre, jusqu’aux plumes d’un trône. Ces monstrueux tableaux étaient encore assujettis à mille accidens de lumière, par la bizarrerie d’une multitude de reflets dus à la confusion des nuances, à la brusque op24position des jours et des noirs. L’oreille croyait entendre des cris interrompus, l’esprit saisir des drames inachevés, l’œil apercevoir des lueurs mal étouffées. Enfin une poussière obstinée avait jeté son léger voile sur tous ces objets, dont les angles multipliés et les sinuosités nombreuses produisaient les effets les plus pittoresques. L’inconnu compara d’abord ces trois salles gorgées de civilisation, de cultes, de divinités, de chefs-d’œuvre, de royautés, de débauches, de raison et de folie, à un miroir plein de facettes dont chacune représentait un monde. Après cette impression brumeuse, il voulut choisir ses jouissances; mais à force de regarder, de penser, de rêver, il tomba sous la puissance d’une fièvre due peut-être à la faim qui rugissait dans ses entrailles. La vue de tant d’existences nationales ou individuelles, attestées par ces gages humains qui leur survivaient, acheva d’engourdir les sens du jeune homme; le désir qui l’avait poussé dans le magasin fut exaucé: il sortit de la vie réelle, monta par degrés vers un monde idéal, arriva dans les palais enchantés de l’Extase où l’univers lui apparut par bribes et en traits de feu, comme l’avenir passa jadis flamboyant aux yeux de saint Jean dans Pathmos.
Une multitude de figures endolories, gracieuses et terribles, obscures et lucides, lointaines et rapprochées, se leva par masses, par myriades, par générations. L’Égypte, raide, mystérieuse, se dressa de ses sables, représentée par une momie qu’enveloppaient des bandelettes noires: les Pharaons ensevelissant des peuples pour se construire une tombe; Moïse, les Hébreux, le désert; il entrevit tout un monde antique et solennel. Fraîche et suave, 25une statue de marbre assise sur une colonne torse et rayonnant de blancheur, lui parla des mythes voluptueux de la Grèce et de l’Ionie. Ah! qui n’aurait souri comme lui, de voir sur un fond rouge la jeune fille brune dansant dans la fine argile d’un vase étrusque devant le dieu Priape, qu’elle saluait d’un air joyeux? en regard, une reine latine caressait sa chimère avec amour! Les caprices de la Rome impériale respiraient là tout entiers et révélaient le bain, la couche, la toilette d’une Julie indolente, songeuse, attendant son Tibulle. Armée du pouvoir des talismans arabes, la tête de Cicéron évoquait les souvenirs de la Rome libre et lui déroulait les pages de Tite-Live, le jeune homme contempla Senatus Populus Que Romanus: le consul, les licteurs, les toges bordées de pourpre, les luttes du Forum, le peuple courroucé défilaient lentement devant lui comme les vaporeuses figures d’un rêve. Enfin la Rome chrétienne dominait ces images. Une peinture ouvrait les cieux: il y voyait la vierge Marie plongée dans un nuage d’or, au sein des anges, éclipsant la gloire du soleil, écoutant les plaintes des malheureux auxquels cette Ève régénérée souriait d’un air doux. En touchant une mosaïque faite avec les différentes laves du Vésuve et de l’Etna, son ame s’élançait dans la chaude et fauve Italie; il assistait aux orgies des Borgia, courait dans les Abruzzes, aspirait aux amours italiennes, se passionnait pour les blancs visages aux longs yeux noirs. Il frémissait des dénouemens nocturnes interrompus par la froide épée d’un mari, en apercevant une dague du moyen âge dont la poignée était travaillée comme l’est une dentelle, et dont la rouille ressemblait 26à des taches de sang. L’Inde et ses religions revivaient dans un magot chinois coiffé de son chapeau pointu à losanges relevées, paré de clochettes, vêtu d’or et de soie. Près du magot, une natte, jolie comme la bayadère qui s’y était roulée, exhalait encore les odeurs du sandal. Un monstre du Japon dont les yeux restaient tordus, la bouche contournée, les membres torturés, réveillait l’ame par les inventions d’un peuple qui, fatigué du beau toujours unitaire, trouve d’ineffables plaisirs dans la fécondité des laideurs. Une salière sortie des ateliers de Benvenuto Cellini le reportait au sein de la renaissance, au temps où les arts et la licence fleurirent, où les souverains se divertissaient à des supplices, où les Conciles couchés dans les bras des courtisanes, décrétaient la chasteté pour les simples prêtres. Il vit les conquêtes d’Alexandre sur un camée, les massacres de Pizarre dans une arquebuse à mèche, les guerres de religion échevelées, bouillantes, cruelles, au fond d’un casque. Puis, les riantes images de la chevalerie sourdirent d’une armure de Milan supérieurement damasquinée, bien fourbie, et sous la visière de laquelle brillaient encore les yeux d’un paladin.
27Cet océan de meubles, d’inventions, de modes, d’œuvres, de ruines, lui composait un poëme sans fin. Formes, couleurs, pensées, tout revivait là; mais rien de complet ne s’offrait à l’ame. Le poëte devait achever les croquis du grand peintre qui avait fait cette immense palette où les innombrables accidens de la vie humaine étaient jetés à profusion, avec dédain. Après s’être emparé du monde, après avoir contemplé des pays, des âges, des règnes, le jeune homme revint à des existences individuelles. Il se repersonnifia, s’empara des détails en repoussant la vie des nations comme trop accablante pour un seul homme.
Là dormait un enfant en cire sauvé du cabinet de Ruysch, et cette ravissante créature lui rappelait les joies de son jeune âge. Au prestigieux aspect du pagne virginal de quelque jeune fille d’Otahiti, sa brûlante imagination lui peignait la vie simple de la nature, la chaste nudité de la vraie pudeur, les délices de la paresse si naturelle à l’homme, toute une destinée calme au bord d’un ruisseau frais et rêveur, sous un bananier, qui dispensait une manne savoureuse, sans culture.
28Mais tout-à-coup il devenait corsaire, et revêtait la terrible poésie empreinte dans le rôle de Lara, vivement inspiré par les couleurs nacrées de mille coquillages, exalté par la vue de quelques madrépores qui sentaient le varech, les algues et les ouragans atlantiques. Admirant plus loin les délicates miniatures, les arabesques d’azur et d’or qui enrichissaient quelque précieux missel manuscrit, il oubliait les tumultes de la mer. Mollement balancé dans une pensée de paix, il épousait de nouveau l’étude et la science, souhaitait la grasse vie des moines exempte de chagrins, exempte de plaisirs, et se couchait au fond d’une cellule en contemplant par sa fenêtre en ogive les prairies, les bois, les vignobles de son monastère. Devant quelques Teniers, il endossait la casaque d’un soldat ou la misère d’un ouvrier; il désirait porter le bonnet sale et enfumé des Flamands, s’enivrait de bière, jouait aux cartes avec eux, et souriait à une grosse paysanne d’attrayant embonpoint. Il grelottait en voyant une tombée de neige de Mieris, ou se battait en regardant un combat de Salvator-Rosa. Il caressait un tomhawk d’Illinois, et sentait le scalpel d’un Chérokée qui lui enlevait la peau du crâne. Émerveillé à l’aspect d’un rebec, il le confiait à la main d’une châtelaine, il écoutait sa romance mélodieuse en lui déclarant son amour, le soir, auprès d’une cheminée gothique, dans la pénombre où se perdait un regard de consentement. Il s’accrochait à toutes les joies, saisissait toutes les douleurs, s’emparait de toutes les formules d’existence en éparpillant si généreusement sa vie et ses sentimens sur les simulacres de cette nature plastique et vide, que le bruit de ses pas retentissait dans son ame comme le son lointain d’un autre 29monde, comme la rumeur de Paris arrive sur les tours de Notre-Dame.
En montant l’escalier intérieur qui conduisait aux salles situées au premier étage, il vit des boucliers votifs, des panoplies, des tabernacles sculptés, des figures en bois pendues aux murs, posées sur chaque marche. Poursuivi par les formes les plus étranges, par des créations merveilleuses assises sur les confins de la mort et de la vie, il marchait dans les enchantemens d’un songe; enfin doutant de son existence, il était comme ces objets curieux, ni tout-à-fait mort, ni tout-à-fait vivant. Quand il entra dans les nouveaux magasins, le jour commençait à pâlir; mais la lumière semblait inutile aux richesses resplendissantes d’or et d’argent qui s’y trouvaient entassées. Les plus coûteux caprices de dissipateurs morts sous des mansardes après avoir possédé plusieurs millions, étaient dans ce vaste bazar des folies humaines. Une écritoire payée cent mille francs et rachetée pour cent sous, gisait auprès d’une serrure à secret dont le prix aurait suffi jadis à la rançon d’un roi. Là, le génie humain apparaissait dans toutes les pompes de sa misère, dans toute la gloire de ses petitesses gigantesques. Une table d’ébène, véritable idole d’artiste, sculptée d’après les dessins de Jean Goujon et qui coûta jadis plusieurs années de travail, avait été peut-être acquise au prix du bois à brûler. Des coffrets précieux, des meubles faits par la main des fées, y étaient dédaigneusement amoncelés.
– Vous avez des millions ici, s’écria le jeune homme en arrivant à la pièce qui terminait une immense enfilade d’appartemens dorés et sculptés par des artistes du siècle dernier.
– Dites des milliards, répondit le gros garçon joufflu. 30Mais ce n’est rien encore! Montez au troisième étage, et vous verrez!
L’inconnu suivit son conducteur et parvint à une quatrième galerie où successivement passèrent devant ses yeux fatigués: plusieurs tableaux du Poussin, une sublime statue de Michel-Ange, quelques ravissans paysages de Claude Lorrain, un Gérard Dow qui ressemblait à une page de Sterne, des Rembrandt, des Murillo, des Velasquez sombres et colorés comme un poëme de lord Byron; puis des bas-reliefs antiques, des coupes d’agate, des onyx merveilleux; enfin c’était des travaux à dégoûter du travail, des chefs-d’œuvre accumulés à faire prendre en haine les arts et à tuer l’enthousiasme. Il arriva devant une vierge de Raphaël, mais il était las de Raphaël; une figure de Corrège qui voulait un regard ne l’obtint même pas; un vase inestimable en porphyre antique et dont les sculptures circulaires représentaient, de toutes les priapées romaines, la plus grotesquement licencieuse, délices de quelque Corinne, eut à peine un sourire. Il étouffait sous les débris de cinquante siècles évanouis, il était malade de toutes ces pensées humaines, assassiné par le luxe et les arts, oppressé sous ces formes renaissantes qui, pareilles à des monstres enfantés sous ses pieds par quelque malin génie, lui livraient un combat sans fin. Semblable en ses caprices à la chimie moderne qui résume la création par un gaz, l’ame ne compose-t-elle pas de terribles poisons par la rapide concentration de ses jouissances, de ses forces ou de ses idées? Beaucoup d’hommes ne périssent-ils pas sous le foudroiement de quelque acide moral soudainement épandu dans leur être intérieur?
31– Que contient cette boîte, demanda-t-il en arrivant à un grand cabinet, dernier monceau de gloire, d’efforts humains, d’originalités, de richesses, parmi lesquelles il montra du doigt une grande caisse carrée, construite en acajou, suspendue à un clou par une chaîne d’argent.
– Ah! monsieur en a la clef, dit le gros garçon avec un air de mystère. Si vous désirez voir ce portrait, je me hasarderai volontiers à le prévenir.
– Vous hasarder! reprit le jeune homme. Votre maître est-il un prince?
– Mais, je ne sais pas, répondit le garçon.
Ils se regardèrent pendant un moment aussi étonnés l’un que l’autre. L’apprenti interpréta le silence de l’inconnu comme un souhait, et le laissa seul dans le cabinet.
Vous êtes-vous jamais lancé dans l’immensité de l’espace et du temps, en lisant les œuvres géologiques de Cuvier? Emporté par son génie, avez-vous plané sur l’abîme sans bornes du passé, comme soutenu par la main d’un enchanteur? En découvrant de tranche en tranche, de couche en couche, sous les carrières de Montmartre ou dans les schistes de l’Oural, ces animaux dont les dépouilles fossilisées appartiennent à des civilisations antédiluviennes, l’ame est effrayée d’entrevoir des milliards d’années, des millions de peuples que la faible mémoire humaine, que l’indestructible tradition divine ont oubliés et dont la cendre, poussée à la surface de notre globe, y forme les deux pieds de terre qui nous donnent du pain et des fleurs. Cuvier n’est-il pas le plus grand poète de notre siècle? Lord Byron a bien reproduit par des mots quelques agitations morales; mais notre immortel naturaliste a re32construit des mondes avec des os blanchis, a rebâti comme Cadmus des cités avec des dents, a repeuplé mille forêts de tous les mystères de la zoologie avec quelques fragmens de houille, a retrouvé des populations de géans dans le pied d’un mammouth. Ces figures se dressent, grandissent et meublent des régions en harmonie avec leurs statures colossales. Il est poète avec des chiffres, sublime en posant un zéro près d’un sept. Il réveille le néant sans prononcer des paroles grandement magiques; il fouille une parcelle de gypse, y aperçoit une empreinte, et vous crie: – Voyez! Soudain les marbres s’animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule! Après d’innombrables dynasties de créatures gigantesques, après des races de poissons et des clans de mollusques, arrive enfin le genre humain, produit dégénéré d’un type grandiose, brisé peut-être par le Créateur. Échauffés par son regard rétrospectif, ces hommes chétifs, nés d’hier, peuvent franchir le chaos, entonner un hymne sans limites et se configurer le passé de l’univers dans une sorte d’Apocalypse rétrograde. En présence de cette épouvantable résurrection due à la voix d’un seul homme, la miette dont l’usufruit nous est concédé dans cet infini sans nom, commun à toutes les sphères et que nous avons nommé LE TEMPS, cette minute de vie nous fait pitié. Nous nous demandons, écrasés que nous sommes sous tant d’univers en ruines, à quoi bon nos gloires, nos haines, nos amours; et si, pour devenir un point intangible dans l’avenir, la peine de vivre doit s’accepter? Déracinés du présent, nous sommes morts jusqu’à ce que notre valet de chambre entre et vienne nous dire: – Ma33dame la comtesse a répondu qu’elle attendait Monsieur.
Les merveilles dont l’aspect venait de présenter au jeune homme toute la création connue, mirent dans son ame l’abattement que produit chez le philosophe la vue scientifique des créations inconnues: il souhaita plus vivement que jamais de mourir, et tomba sur une chaise curule en laissant errer ses regards à travers les fantasmagories de ce panorama du passé. Les tableaux s’illuminèrent, les têtes de vierge lui sourirent, et les statues se colorèrent d’une vie trompeuse. À la faveur de l’ombre, et mises en danse par la fiévreuse tourmente qui fermentait dans son cerveau brisé, ces œuvres s’agitèrent et tourbillonnèrent devant lui: chaque magot lui jeta sa grimace, les yeux des personnages représentés dans les tableaux remuèrent en pétillant, chacune de ces formes frémit, sautilla, se détacha de sa place, gravement, légèrement, avec grâce ou brusquerie, selon ses mœurs, son caractère et sa contexture. Ce fut un mystérieux sabbat digne des fantaisies entrevues par le docteur Faust sur le Brocken. Mais, ces phénomènes d’optique 34enfantés par la fatigue, par la tension des forces oculaires ou par les caprices du crépuscule, ne pouvaient effrayer l’inconnu. Les terreurs de la vie étaient impuissantes sur une ame familiarisée avec les terreurs de la mort. Il favorisa même par une sorte de complicité railleuse les bizarreries de ce galvanisme moral dont les prodiges s’accouplaient aux dernières pensées qui lui donnaient encore le sentiment de l’existence. Le silence régnait si profondément autour de lui, que bientôt il s’aventura dans une douce rêverie dont les impressions graduellement noires suivirent, de nuance en nuance et comme par magie, les lentes dégradations de la lumière. Une lueur prête à quitter le ciel ayant fait reluire un dernier reflet rouge en luttant contre la nuit, il leva la tête, vit un squelette à peine éclairé qui le montra du doigt, et pencha dubitativement le crâne de droite à gauche, comme pour lui dire: – Les morts ne veulent pas encore de toi!
En passant la main sur son front pour en chasser le sommeil, le jeune homme sentit distinctement un vent frais produit par je ne sais quoi de velu qui lui effleura les joues, et frissonna. Les vitres ayant retenti d’un claque35ment sourd, il pensa que cette froide caresse digne des mystères de la tombe lui avait été faite par quelque chauve-souris. Pendant un moment encore, les vagues reflets du couchant lui permirent d’apercevoir indistinctement les fantômes par lesquels il était entouré; puis toute cette nature morte s’abolit dans une même teinte noire. La nuit, l’heure de mourir était subitement venue. Il s’écoula, dès ce moment, un certain laps de temps pendant lequel il n’eut aucune perception claire des choses terrestres, soit qu’il se fût enseveli dans une rêverie plus profonde, soit qu’il eût cédé à la somnolence provoquée par ses fatigues et par la multitude des pensées qui lui déchiraient le cœur. Tout-à-coup il crut avoir été appelé par une voix terrible et tressaillit comme lorsqu’au milieu d’un brûlant cauchemar nous sommes précipités d’un seul bond dans les profondeurs d’un abîme. Il ferma les yeux, les rayons d’une vive lumière l’éblouissaient, il voyait briller au sein des ténèbres une sphère rougeâtre dont le centre était occupé par un petit vieillard qui se tenait debout et dirigeait sur lui la clarté d’une lampe. Il ne l’avait entendu ni venir, ni parler, ni se mouvoir. Cette apparition eut quelque chose de magique. L’homme le plus intrépide, surpris ainsi dans son sommeil, aurait sans doute tremblé devant ce personnage extraordinaire qui semblait être sorti d’un sarcophage voisin. La singulière jeunesse qui animait les yeux immobiles de cette espèce de fantôme empêchait l’inconnu de croire à des effets surnaturels; néanmoins, pendant le rapide intervalle qui sépara sa vie somnambulique de sa vie réelle, il demeura dans le doute philosophique recommandé par Descartes, et fut alors, malgré lui, sous la puissance de ces inexplicables hallucinations 36dont les mystères sont condamnés par notre fierté ou que notre science impuissante tâche en vain d’analyser.
Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre, vêtu d’une robe en velours noir, serrée autour de ses reins par un gros cordon de soie. Sur sa tête, une calotte en velours également noir laissait passer, de chaque côté de la figure, les longues mèches de ses cheveux blancs et s’appliquait sur le crâne de manière à rigidement encadrer le front. La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Sans le bras décharné, qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait posé une étoffe et que le vieillard tenait en l’air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de la lampe, ce visage aurait paru suspendu dans les airs. Une barbe grise et taillée en pointe cachait le menton de cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces têtes judaïques qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse. Les lèvres de cet homme étaient si décolorées, si minces, qu’il fallait une attention particulière pour deviner la ligne tracée par la bouche dans son blanc visage. Son large front ridé, ses joues blêmes et creuses, la rigueur implacable de ses petits yeux verts, dénués de cils et de sourcils, pouvaient faire croire à l’inconnu que le Peseur d’or de Gérard Dow était sorti de son cadre. Une finesse d’inquisiteur, trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. Il était impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond des cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs 37sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux; vous y auriez lu la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu. Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du père Éternel ou le masque ricaneur de Méphistophélès, car il se trouvait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche. En broyant toutes les peines humaines sous un pouvoir immense, cet homme devait avoir tué les joies terrestres. Le moribond frémit en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère étrangère au monde et où il vivait seul, sans jouissances parce qu’il n’avait plus d’illusions, sans douleur parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs. Le vieillard se tenait debout, immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière; ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient éclairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce cabinet mystérieux.
Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme au moment où il ouvrit les yeux, après avoir été bercé 38par des pensées de mort et de fantasques images. S’il demeura comme étourdi, s’il se laissa momentanément dominer par une croyance digne d’enfans qui écoutent les contes de leurs nourrices, il faut attribuer cette erreur au voile étendu sur sa vie et sur son entendement par ses méditations, à l’agacement de ses nerfs irrités, au drame violent dont les scènes venaient de lui prodiguer les atroces délices contenues dans un morceau d’opium. Cette vision avait lieu dans Paris, sur le quai Voltaire, au dix-neuvième siècle, temps et lieux où la magie devait être impossible. Voisin de la maison où le dieu de l’incrédulité française avait expiré, disciple de Gay-Lussac et d’Arago, contempteur des tours de gobelets que font les hommes du pouvoir, l’inconnu n’obéissait sans doute qu’aux fascinations poétiques dont il avait accepté les prestiges et auxquelles nous nous prêtons souvent comme pour fuir de désespérantes vérités, comme pour tenter la puissance de Dieu. Il trembla donc devant cette lumière et ce vieillard, agité par l’inexplicable pressentiment de quelque pouvoir étrange; mais cette émotion était semblable à celle que nous avons tous éprouvée devant Napoléon, ou en présence de quelque grand homme brillant de génie et revêtu de gloire.
– Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël? lui dit courtoisement le vieillard d’une voix dont la sonorité claire et brève avait quelque chose de métallique. Et il posa la lampe sur le fût d’une colonne brisée, de manière à ce que la boîte brune reçût toute la clarté.
Aux noms religieux de Jésus-Christ et de Raphaël, il 39échappa au jeune homme un geste de curiosité, sans doute attendu par le marchand qui fit jouer un ressort. Soudain, le panneau d’acajou glissa dans une rainure, tomba sans bruit et livra la toile à l’admiration de l’inconnu. À l’aspect de cette immortelle création, il oublia les fantaisies du magasin, les caprices de son sommeil, redevint homme, reconnut dans le vieillard une créature de chair, bien vivante, nullement fantasmagorique, et revécut dans le monde réel. La tendre sollicitude, la douce sérénité du divin visage influèrent aussitôt sur lui. Quelque parfum épanché des cieux dissipa les tortures infernales qui lui brûlaient la moelle des os. La tête du Sauveur des hommes paraissait sortir des ténèbres figurées par un fond noir, une auréole de rayons étincelait vivement autour de sa chevelure d’où cette lumière voulait sortir; sous le front, sous les chairs, il y avait une éloquente conviction qui s’échappait de chaque trait par de pénétrantes effluves; les lèvres vermeilles venaient de faire entendre la parole de vie, et le spectateur en cherchait le retentissement sacré dans les airs, il en demandait les ravissantes paraboles au silence, il l’écoutait dans l’avenir, la retrouvait dans les enseignemens du passé. L’Évangile était traduit par la simplicité calme de ces adorables yeux où se réfugiaient les ames troublées, enfin sa religion se lisait tout entière en un suave et magnifique sourire qui semblait exprimer ce précepte où elle se résume: – Aimez-vous les uns les autres! Cette peinture inspirait une prière, recommandait le pardon, étouffait l’égoïsme, réveillait toutes les vertus endormies. Partageant le privilége des enchantemens de la musique, l’œuvre de Raphaël vous jetait sous le charme 40impérieux des souvenirs, et son triomphe était complet, on oubliait le peintre. Le prestige de la lumière agissait encore sur cette merveille; par momens, il semblait que la tête s’élevât dans le lointain, au sein de quelque nuage.
– J’ai couvert cette toile de pièces d’or, dit froidement le marchand.
– Eh bien! il va falloir mourir, s’écria le jeune homme qui sortait d’une rêverie dont la dernière pensée l’avait ramené vers sa fatale destinée, en le faisant descendre, par d’insensibles déductions, d’une dernière espérance à laquelle il s’était attaché.
– Ah! ah! j’avais donc raison de me méfier de toi, répondit le vieillard en saisissant les deux mains du jeune homme qu’il serra par les poignets dans l’une des siennes, comme dans un étau.
L’inconnu sourit tristement de cette méprise et dit d’une voix douce: – Hé, Monsieur, ne craignez rien, il s’agit de ma vie et non de la vôtre. Pourquoi n’avouerai-je pas une innocente supercherie, reprit-il après avoir regardé le vieillard inquiet. En attendant la nuit, afin de pouvoir me noyer sans esclandre, je suis venu voir vos richesses. Qui ne pardonnerait ce dernier plaisir à un homme de science et de poésie?
Le soupçonneux marchand examina d’un œil sagace le morne visage de son faux chaland tout en l’écoutant parler. Rassuré bientôt par l’accent de cette voix douloureuse, ou lisant peut-être dans ces traits décolorés les sinistres destinées qui naguère avaient fait frémir les joueurs, il lâcha les mains; mais par un reste de suspicion qui révélait une expérience au moins centenaire, il 41étendit nonchalamment le bras vers un buffet comme pour s’appuyer, et dit en y prenant un stylet: – Êtes-vous depuis trois ans surnuméraire au trésor, sans y avoir touché de gratification?
L’inconnu ne put s’empêcher de sourire en faisant un geste négatif.
– Votre père vous a-t-il trop vivement reproché d’être venu au monde, ou bien êtes-vous déshonoré?
– Si je voulais me déshonorer, je vivrais.
– Avez-vous été sifflé aux Funambules, ou vous trouvez-vous obligé de composer des flons flons pour payer le convoi de votre maîtresse? N’auriez-vous pas plutôt la maladie de l’or, voulez-vous détrôner l’ennui? Enfin, quelle erreur vous engage à mourir?
– Ne cherchez pas le principe de ma mort dans les raisons vulgaires qui commandent la plupart des suicides. Pour me dispenser de vous dévoiler des souffrances inouïes et qu’il est difficile d’exprimer en langage humain, je vous dirai que je suis dans la plus profonde, la plus ignoble, la plus perçante de toutes les misères. Et, ajouta-t-il d’un ton de voix dont la fierté sauvage démentait ses paroles précédentes, je ne veux mendier ni secours ni consolations.
– Eh! eh! Ces deux syllabes que d’abord le vieillard fit entendre pour toute réponse ressemblèrent au cri d’une crecelle. Puis il reprit ainsi: – Sans vous forcer à m’implorer, sans vous faire rougir, et sans vous donner un centime de France, un parat du Levant, un tarain de Sicile, un heller d’Allemagne, une seule des sesterces ou des oboles de l’ancien monde ni une piastre du nou42veau; sans vous offrir quoi que ce soit en or, argent, billon, papier, billet, je veux vous faire plus riche, plus puissant et plus considéré que ne peut l’être un roi constitutionnel.
Le jeune homme crut le vieillard en enfance, et resta comme engourdi, sans oser répondre.
– Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout-à-coup la lampe pour en diriger la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cette PEAU DE CHAGRIN, ajouta-t-il.
43Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus du siége où il s’était assis un morceau de chagrin accroché sur le mur et dont la dimension n’excédait pas celle d’une peau de renard; mais par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux, que vous eussiez dit d’une petite comète. Le jeune incrédule s’approcha de ce prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une phrase mentale. Cependant animé d’une curiosité bien légitime, il se pencha pour la regarder alternativement sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité: les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière; il démontra mathématiquement la raison de ce phénomène au vieillard qui, pour toute réponse, sourit avec malice. Ce sourire de supériorité fit croire au jeune savant qu’il était dupe en ce moment de quelque charlatanisme, il ne voulut pas emporter une énigme de plus dans la tombe, et retourna promptement la peau comme un enfant pressé de connaître les secrets de son jouet nouveau.
– Ah! ah! s’écria-t-il, voici l’empreinte du sceau que les Orientaux nomment le cachet de Salomon.
– Vous le connaissez donc, demanda le marchand dont les narines laissèrent passer deux ou trois bouffées 44d’air qui peignirent plus d’idées que n’en pouvaient exprimer les plus énergiques paroles.
– Existe-t-il au monde un homme assez simple pour croire à cette chimère, s’écria le jeune homme piqué d’entendre ce rire muet et plein d’amères dérisions. Ne savez-vous pas, ajouta-t-il, que les superstitions de l’Orient ont consacré la forme mystique et les caractères mensongers de cet emblême qui représente une puissance fabuleuse. Je ne crois pas devoir être plus taxé de niaiserie dans cette circonstance, que si je parlais des Sphinx ou des Griffons, dont l’existence est en quelque sorte scientifiquement admise.
– Puisque vous êtes un orientaliste, reprit le vieillard, peut-être lirez-vous cette sentence.
Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l’envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis appartenu.
– J’avoue, s’écria l’inconnu, que je ne devine guère le procédé dont on se sera servi pour graver si profondément ces lettres sur la peau d’un onagre.
Et, se retournant avec vivacité vers les tables chargées de curiosités, ses yeux parurent y chercher quelque chose.
– Que voulez-vous? demanda le vieillard.
– Un instrument pour trancher le chagrin, afin de voir si les lettres y sont empreintes ou incrustées.
Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu, qui le prit et tenta d’entamer la peau à l’endroit où les paroles se trouvaient écrites; mais quand il eut enlevé une légère 45couche de cuir, les lettres y reparurent si nettes et tellement conformes à celles qui étaient imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n’en avoir rien ôté.
– L’industrie du Levant a des secrets qui lui sont réellement particuliers, dit-il en regardant la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude.
– Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en prendre aux hommes qu’à Dieu!
46Les paroles mystérieuses étaient disposées de la manière suivante.
[illustration en sanskrit]
47Ce qui voulait dire en français:
SI TU ME POSSÈDES, TU POSSÉDERAS TOUT.
MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA. DIEU L’A
VOULU AINSI, DÉSIRE, ET TES DÉSIRS
SERONT ACCOMPLIS. MAIS RÈGLE
TES SOUHAITS SUR TA VIE.
ELLE EST LA. À CHAQUE
VOULOIR JE DÉCROITRAI
COMME TES JOURS.
ME VEUX-TU?
PRENDS. DIEU
T’EXAUCERA.
SOIT!
– Ah, vous lisez couramment le sanscrit, dit le vieillard. Peut-être avez-vous voyagé en Perse ou dans le Bengale?
– Non, Monsieur, répondit le jeune homme en tâtant avec curiosité cette peau symbolique, assez semblable à une feuille de métal par son peu de flexibilité.
Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l’avait prise, en lançant au jeune homme un regard empreint d’une froide ironie qui semblait dire: Il ne pense déjà plus à mourir.
– Est-ce une plaisanterie, est-ce un mystère? demanda le jeune inconnu.
Le vieillard hocha de la tête et dit gravement: – Je ne saurais vous répondre. J’ai offert le terrible pouvoir 48que donne ce talisman, à des hommes doués de plus d’énergie que vous ne paraissez en avoir; mais tout en se moquant de la problématique influence qu’il devait exercer sur leurs destinées futures, aucun n’a voulu se risquer à conclure ce contrat si fatalement proposé par je ne sais quelle puissance. Je pense comme eux, j’ai douté, je me suis abstenu, et…
– Et vous n’avez pas même essayé! dit le jeune homme en l’interrompant.
– Essayer, reprit le vieillard. Si vous étiez sur la colonne de la place Vendôme, essaieriez-vous de vous jeter dans les airs? Peut-on arrêter le cours de la vie? L’homme a-t-il jamais pu scinder la mort? Avant d’entrer dans ce cabinet, vous aviez résolu de vous suicider; mais tout-à-coup un secret vous occupe et vous distrait de mourir. Enfant! Chacun de vos jours ne vous offrira-t-il pas une énigme plus intéressante que ne l’est celle-ci. Écoutez-moi. J’ai vu la cour licencieuse du régent. Comme vous, j’étais alors dans la misère, j’ai mendié mon pain; néanmoins j’ai atteint l’âge de cent deux ans, et suis devenu millionnaire: le malheur m’a donné la fortune, l’ignorance m’a instruit. Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort: VOULOIR et POUVOIR. Entre ces deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel 49état de calme. Ainsi, le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée; le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes; en deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, non dans les sens qui s’émoussent, mais dans le cerveau qui ne s’use pas et survit à tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon ame ni mon corps. Cependant, j’ai vu le monde entier: mes pieds ont foulé les plus hautes montagnes de l’Asie et de l’Amérique, j’ai appris tous les langages humains et j’ai vécu sous tous les régimes; j’ai prêté mon argent à un Chinois en prenant pour gage le corps de son père, j’ai dormi sous la tente de l’Arabe sur la foi de sa parole, j’ai signé des contrats dans toutes les capitales européennes, et j’ai laissé sans crainte mon or dans le wigham des sauvages, enfin j’ai tout obtenu parce que j’ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir, n’est-ce pas savoir? Oh! savoir, jeune homme, n’est-ce pas jouir intuitivement, n’est-ce pas découvrir la substance même du fait et s’en emparer essentiellement? Que reste-t-il d’une possession matérielle? une idée. Jugez alors combien doit être belle la vie d’un homme qui, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée, transporte en son ame les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées des souillures terrestres. La pensée est la clef de tous les trésors, elle procure les joies de l’avare sans donner ses soucis. Aussi ai-je plané sur le monde où mes plaisirs ont toujours été des jouissances intellectuelles. Mes débauches étaient la contemplation des mers, des peuples, des forêts, des montagnes! J’ai tout vu, mais tranquillement, sans fatigue; je n’ai jamais rien désiré, j’ai 50tout attendu, je me suis promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui m’appartenait. Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambition, revers, tristesse, sont pour moi des idées que je change en rêveries; au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis; au lieu de leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe, je m’en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure. N’ayant jamais lassé mes organes, je jouis encore d’une santé robuste; mon ame ayant hérité de toute la force dont je n’abusais pas, cette tête est encore mieux meublée que ne le sont mes magasins. Là, dit-il en se frappant le front, là sont les vrais millions. Je passe des journées délicieuses en jetant un regard intelligent dans le passé, j’évoque des pays entiers, des sites, des vues de l’Océan, des figures historiquement belles! J’ai un sérail imaginaire où je possède toutes les femmes que je n’ai pas eues. Je revois souvent vos guerres, vos révolutions et je les juge. Oh! comment préférer de fébriles, de légères admirations pour quelques chairs plus ou moins colorées, pour des formes plus ou moins rondes! comment préférer tous les désastres de vos volontés trompées, à la faculté sublime de faire comparaître en soi l’univers, au plaisir immense de se mouvoir sans être garrotté par les liens du temps ni par les entraves de l’espace, au plaisir de tout embrasser, de tout voir, de se pencher sur le bord du monde pour interroger les autres sphères, pour écouter Dieu! Ceci, dit-il d’une voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis, là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui 51font trop vivre, car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir: qui pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté? les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles pas la vue, tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours; le mot de Sagesse ne vient-il pas de savoir? et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir?
– Eh bien, oui! je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la Peau de chagrin.
– Jeune homme, prenez garde, s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.
– J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée, mais elles ne m’ont même pas nourri, répliqua l’inconnu. Je ne veux être la dupe ni d’une prédication digne de Swedenborg, ni de votre amulette orientale, ni des charitables efforts que vous faites, monsieur, pour me retenir dans un monde où mon existence est désormais impossible. Voyons? ajouta-t-il en serrant le talisman d’une main convulsive et regardant le vieillard. Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs, plus pétillans, et soient de force à nous enivrer pour trois jours. Que la nuit soit parée de femmes ardentes! Je veux que la Débauche en délire et rugissante nous emporte dans son char à quatre chevaux, par delà les bornes du monde, pour nous verser sur des plages inconnues: que les ames montent dans les cieux ou se 52plongent dans la boue, je ne sais si, alors, elles s’élèvent ou s’abaissent; peu m’importe! Donc je commande à ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies dans une joie. Oui, j’ai besoin d’embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière étreinte pour en mourir. Aussi souhaité-je et des priapées antiques après boire, et des chants à réveiller les morts, et de triples baisers, des baisers sans fin dont le bruit passe sur Paris comme un craquement d’incendie, y réveille les époux et leur inspire une ardeur cuisante qui rajeunisse même les septuagénaires!
Un éclat de rire parti de la bouche du petit vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruissement de l’enfer, et l’interdit si despotiquement qu’il se tut.
– Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir tout-à-coup pour donner passage à des tables somptueusement servies et à des convives de l’autre monde? Non, non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte. Tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours figuré par cette peau se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant. Le brachmane auquel je dois ce talisman m’a jadis expliqué qu’il s’opérerait un mystérieux accord entre les destinées et les souhaits du possesseur. Votre premier désir est vulgaire, je pourrais le réaliser; mais j’en laisse le soin aux événemens de votre nouvelle existence. Après tout, vous vouliez mourir? hé bien, votre suicide n’est que retardé!
L’inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours 53plaisanté par ce singulier vieillard dont l’intention demi-philantropique lui parut clairement démontrée dans cette dernière raillerie, s’écria: – Je verrai bien, monsieur, si ma fortune changera pendant le temps que je vais mettre à franchir la largeur du quai. Mais si vous ne vous moquez pas d’un malheureux, je désire, pour me venger d’un si fatal service, que vous tombiez amoureux d’une danseuse! Vous comprendrez alors le bonheur d’une débauche, et peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les biens que vous avez si philosophiquement ménagés.
Il sortit sans entendre un grand soupir que poussa le vieillard, traversa les salles et descendit les escaliers de cette maison, suivi par le gros garçon joufflu qui voulut vainement l’éclairer, il courait avec la prestesse d’un voleur pris en flagrant délit. Aveuglé par une sorte de délire, il ne s’aperçut même pas de l’incroyable ductilité de la Peau de chagrin, qui, devenue souple comme un gant, se roula sous ses doigts frénétiques et put entrer dans la poche de son habit où il la mit presque machinalement. En s’élançant de la porte du magasin sur la chaussée, il heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras dessus bras dessous.
– Animal!
– Imbécile!
Telles furent les gracieuses interpellations qu’ils échangèrent.
– Eh! c’est Raphaël.
– Ah bien! nous te cherchions.
– Quoi! c’est vous.
Ces trois phrases amicales succédèrent à l’injure, aus54sitôt que la clarté d’un réverbère balancé par le vent frappa les visages de ce groupe étonné.
– Mon cher ami, dit à Raphaël le jeune homme qu’il avait failli renverser, tu vas venir avec nous.
– De quoi s’agit-il donc?
– Avance toujours, je te conterai l’affaire en marchant.
De force ou de bonne volonté, Raphaël fut entouré de ses amis qui, l’ayant enchaîné par les bras dans leur joyeuse bande, l’entraînèrent vers le Pont-des-Arts.
– Mon cher, dit l’orateur en continuant, nous sommes à ta poursuite depuis une semaine environ. À ton respectable hôtel Saint-Quentin, dont par parenthèse l’enseigne inamovible offre des lettres toujours alternativement noires et rouges comme au temps de J.-J. Rousseau, ta Léonarde nous a dit que tu étais parti pour la campagne au mois de juin. Cependant, nous n’avions certes pas l’air de gens 55d’argent, huissiers, créanciers, gardes du commerce, etc. N’importe! Rastignac t’avait aperçu la veille aux Bouffons, nous avons repris courage, et mis de l’amour-propre à découvrir si tu te perchais sur les arbres des Champs-Elysées, si tu allais coucher pour deux sous dans ces maisons philantropiques où les mendians dorment appuyés sur des cordes tendues, ou si plus heureux ton bivouac n’était pas établi dans quelque boudoir. Nous ne t’avons rencontré nulle part, ni sur les écrous de Sainte-Pélagie, ni sur ceux de la Force! Les ministères, l’Opéra, les maisons conventuelles, cafés, bibliothèques, listes de préfets, bureaux de journalistes, restaurans, foyers de théâtre, bref, tout ce qu’il y a dans Paris de bons et de mauvais lieux ayant été savamment explorés, nous gémissions sur la perte d’un homme doué d’assez de génie pour se faire également chercher à la cour et dans les prisons. Nous parlions de te canoniser comme un héros de juillet! et, ma parole d’honneur, nous te regrettions.
En ce moment, Raphaël passait avec ses amis sur le Pont-des-Arts d’où, sans les écouter, il regardait la Seine dont les eaux mugissantes répétaient les lumières de Paris. Au-dessus de ce fleuve dans lequel il voulait se précipiter naguère, les prédictions du vieillard étaient accomplies, l’heure de sa mort se trouvait déjà fatalement retardée.
– Et, nous te regrettions vraiment! dit son ami poursuivant toujours sa thèse. Il s’agit d’une combinaison dans laquelle nous te comprenions en ta qualité d’homme supérieur, c’est-à-dire d’homme qui sait se mettre au-dessus de tout. L’escamotage de la muscade constitutionnelle sous le gobelet royal se fait aujourd’hui, mon cher, plus gravement que 56jamais. L’infâme Monarchie renversée par l’héroïsme populaire était une femme de mauvaise vie avec laquelle on pouvait rire et banqueter; mais la Patrie est une épouse acariâtre et vertueuse dont il nous faut accepter, bon gré, mal gré, les caresses compassées. Or donc, le pouvoir s’est transporté, comme tu sais, des Tuileries chez les journalistes, de même que le budget a changé de quartier, en passant du faubourg Saint-Germain à la Chaussée-d’Antin. Mais, voici ce que tu ne sais peut-être pas! Le gouvernement, c’est-à-dire l’aristocratie de banquiers et d’avocats qui font aujourd’hui de la patrie comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie, a senti la nécessité de mystifier le bon peuple de France avec des mots nouveaux et de vieilles idées, à l’instar des philosophes de toutes les écoles et des hommes forts de tous les temps. Il s’agit donc de nous inculquer une opinion royalement nationale, en nous prouvant qu’il est bien plus heureux de payer douze cents millions trente-trois centimes à la patrie représentée par messieurs tels et tels, que onze cents millions neuf centimes à un roi qui disait moi au lieu de dire nous. En un mot, un journal armé de deux ou trois cents bons mille francs vient d’être fondé dans le but de faire une opposition qui contente les mécontens, sans nuire au gouvernement national du roi-citoyen. Or, comme nous nous moquons de la liberté autant que du despotisme, de la religion aussi bien que de l’incrédulité; que pour nous la patrie est une capitale où toutes les idées s’échangent, où tous les jours amènent de succulens dîners, de nombreux spectacles, où fourmillent de licencieuses prostituées, des soupers qui ne finissent que 57le lendemain, des amours qui vont à l’heure comme les citadines; que Paris sera toujours la plus adorable de toutes les patries! la patrie de la joie, de la liberté, de l’esprit, des jolies femmes, des mauvais sujets, du bon vin, et où le bâton du pouvoir ne se fera jamais trop sentir, puisque l’on est près de ceux qui le tiennent.
Nous, véritables sectateurs du dieu Méphistophélès!
Avons entrepris de badigeonner l’esprit public, de rhabiller les acteurs, de clouer de nouvelles planches à la baraque gouvernementale, de médicamenter les doctrinaires, de recuire les vieux républicains, de réchampir les bonapartistes et de ravitailler les centres, pourvu qu’il nous soit permis de rire in petto des rois et des peuples, de ne pas être le soir de notre opinion du matin, et de passer une joyeuse vie à la Panurge ou more orientali, couchés sur de moelleux coussins. Nous te destinions les rênes de cet empire macaronique et burlesque, ainsi nous t’emmenons de ce pas au dîner donné par le fondateur dudit journal, un banquier retiré qui, ne sachant que faire de son or, veut le changer en esprit. Tu y seras accueilli comme un frère, nous t’y saluerons roi de ces esprits frondeurs que rien n’épouvante et dont la perspicacité découvre les intentions de l’Autriche, de l’Angleterre ou de la Russie, avant que la Russie, l’Angleterre ou l’Autriche n’aient des intentions! Oui, nous t’instituerons le souverain de ces puissances intelligentes qui fournissent au monde les Mirabeau, les Talleyrand, les Pitt, les Metternich, enfin tous ces hardis Crispins qui jouent entre eux les destinées d’un empire comme les hommes vulgaires jouent leur kirchen-waser aux dominos. Nous 58t’avons donné pour le plus intrépide compagnon qui jamais ait étreint corps à corps la Débauche, ce monstre admirable avec lequel veulent lutter tous les esprits forts! Nous avons même affirmé qu’il ne t’a pas encore vaincu. J’espère que tu ne feras pas mentir nos éloges. Taillefer, notre Amphitryon, nous a promis de surpasser les étroites saturnales de nos petits Lucullus modernes. Il est assez riche pour mettre de la grandeur dans les petitesses, de l’élégance et de la grâce dans le vice. Entends-tu, Raphaël, lui demanda l’orateur en s’interrompant.
– Oui, répondit le jeune homme moins étonné de l’accomplissement de ses souhaits que surpris de la manière naturelle par laquelle les événemens s’enchaînaient; et, quoiqu’il lui fût impossible de croire à une influence magique, il admirait les hasards de la destinée humaine.
– Mais tu nous dis oui, comme si tu pensais à la mort de ton grand-père, lui répliqua l’un de ses voisins.
– Ah! reprit Raphaël avec un accent de naïveté qui fit rire ces écrivains, l’espoir de la jeune France, je pensais, mes amis, que nous voilà près de devenir de bien grands coquins! Jusqu’à présent nous avons fait de l’impiété entre deux vins, nous avons pesé la vie étant ivres, nous avons prisé les hommes et les choses en digérant; vierges du fait, nous étions hardis en paroles; mais marqués maintenant par le fer chaud de la politique, nous allons entrer dans ce grand bagne et y perdre nos illusions. Quand on ne croit plus qu’au diable, il est permis de regretter le paradis de la jeunesse, le temps d’innocence où nous tendions dévotement la langue à un bon prêtre, pour recevoir le sacré corps de notre Sei59gneur Jésus-Christ. Ah! mes bons amis, si nous avons eu tant de plaisir à commettre nos premiers péchés, c’est que nous avions des remords pour les embellir et leur donner du piquant, de la saveur; tandis que maintenant….
– Oh! maintenant, reprit le premier interlocuteur, il nous reste….
– Quoi, dit un autre.
– Le crime….
– Voilà un mot qui a toute la hauteur d’une potence et toute la profondeur de la Seine, répliqua Raphaël.
– Oh! tu ne m’entends pas. Je parle des crimes politiques. Depuis ce matin, je n’envie qu’une existence, celle des conspirateurs. Demain, je ne sais si ma fantaisie durera toujours, mais ce soir la vie pâle de notre civilisation, unie comme la rainure d’un chemin de fer, fait bondir mon cœur de dégoût! Je suis épris de passion pour les malheurs de la déroute de Moscou, pour les émotions du Corsaire rouge et pour l’existence des contrebandiers. Puisqu’il n’y a plus de Chartreux en France, 60je voudrais au moins un Botany-bay, une espèce d’infirmerie destinée aux petits lords Byrons, qui, après avoir chiffonné la vie comme une serviette après dîner, n’ont plus rien à faire qu’à incendier leur pays, se brûler la cervelle, conspirer pour la république ou demander la guerre….
– Émile, dit avec feu le voisin de Raphaël à l’interlocuteur, foi d’homme, sans la révolution de juillet, je me faisais prêtre pour aller mener une vie animale au fond de quelque campagne, et…
– Et tu aurais lu le bréviaire tous les jours?
– Oui.
– Tu es un fat.
– Nous lisons bien les journaux.
– Pas mal, pour un journaliste! Mais, tais-toi, nous marchons au milieu d’une masse d’abonnés. Le journalisme, vois-tu? c’est la religion des sociétés modernes, et il y a progrès.
– Comment?
– Les pontifes ne sont pas tenus de croire, ni le peuple non plus.
En devisant ainsi, comme de braves gens qui savaient le De Viris illustribus depuis longues années, ils arrivèrent à un hôtel de la rue Joubert.
Émile était un auteur qui avait conquis plus de gloire dans ses chutes que les autres n’en recueillent de leurs succès. Hardi dans ses compositions, plein de verve et de mordant, il possédait toutes les qualités que comportaient ses défauts. Franc et rieur, il disait en face mille épigrammes à un ami, qu’absent, il défendait avec cou61rage et loyauté. Il se moquait de tout, même de son avenir. Toujours dépourvu d’argent, il restait, comme tous les hommes de quelque portée, plongé dans une inexprimable paresse, jetant un livre dans un mot au nez de gens qui ne savaient pas mettre un mot dans leurs livres. Prodigue de promesses qu’il ne réalisait jamais, il s’était fait de sa fortune et de sa gloire un coussin pour dormir, courant ainsi la chance de se réveiller vieux à l’hôpital. D’ailleurs, ami jusqu’à l’échafaud, fanfaron de cynisme et simple comme un enfant, il ne travaillait que par boutade ou par nécessité.
– Nous allons faire, suivant l’expression de maître Alcofribas, un fameux tronçon de chiere lie, dit-il à Raphaël en lui montrant les caisses de fleurs qui embaumaient et verdissaient les escaliers.
62– J’aime les porches bien chauffés et garnis de riches tapis, répondit Raphaël. Le luxe dès le péristyle est rare en France. Ici, je me sens renaître.
– Et là-haut nous allons boire et rire encore une fois, mon pauvre Raphaël. Ah ça! reprit-il, j’espère que nous serons les vainqueurs et que nous marcherons sur toutes ces têtes-là. Puis, d’un geste moqueur, il lui montra les convives en entrant dans un salon qui resplendissait de dorures, de lumières, et où ils furent aussitôt accueillis par les jeunes gens les plus remarquables de Paris. L’un venait de révéler un talent neuf, et de rivaliser par son premier tableau avec les gloires de la peinture impériale. L’autre avait hasardé la veille un livre plein de verdeur, empreint d’une sorte de dédain littéraire et qui découvrait à l’école moderne de nouvelles routes. Plus loin, un statuaire dont la figure pleine de rudesse accusait quelque vigoureux génie, causait avec un de ces froids railleurs qui, selon l’occurrence, tantôt ne veulent voir de supériorités nulle part, et tantôt en reconnaissent partout. Ici, le plus spirituel de nos caricaturistes à l’œil malin, à la bouche mordante, guettait les épigrammes pour les traduire à coups de crayon. Là, ce jeune et audacieux écrivain, qui mieux que personne distillait la quintessence des pensées politiques, ou condensait en se jouant l’esprit d’un écrivain fécond, s’entretenait avec ce poète dont les écrits écraseraient toutes les œuvres du temps présent, si son talent avait la puissance de sa haine. Tous deux essayaient de ne pas dire la vérité et de ne pas mentir, en s’adressant de douces flatteries. Un musicien célèbre consolait en si bémol et d’une 63voix moqueuse un jeune homme politique récemment tombé de la tribune sans se faire aucun mal. De jeunes auteurs sans style étaient auprès de jeunes auteurs sans idées, des prosateurs pleins de poésie près de poètes prosaïques. Voyant ces êtres incomplets, un pauvre saint-simonien, assez naïf pour croire à sa doctrine, les accouplait avec charité, voulant sans doute les transformer en religieux de son ordre. Enfin, il s’y trouvait deux ou trois de ces savans, destinés à mettre de l’azote dans la conversation, et plusieurs vaudevillistes prêts à y jeter de ces lueurs éphémères, qui semblables aux étincelles du diamant, ne donnent ni chaleur ni lumière. Quelques hommes à paradoxes, riant sous cape des gens qui épousent leurs admirations ou leurs mépris pour les hommes et les choses, faisaient déjà de cette politique à double tranchant avec laquelle ils conspirent contre tous les systèmes, sans prendre parti pour aucun. Le jugeur, qui ne s’étonne de rien, qui se mouche au milieu d’une cavatine aux Bouffons, y crie brava avant tout le monde, et contredit ceux qui préviennent son avis, était là, cherchant à s’attribuer les mots des gens d’esprit. Parmi ces convives, cinq avaient de l’avenir, une dizaine devait obtenir quelque gloire viagère; quant aux autres, ils pouvaient comme toutes les médiocrités se dire le fameux mensonge de Louis XVIII: Union et Oubli. L’Amphitryon avait la gaîté soucieuse d’un homme qui dépense deux mille écus; de temps en temps ses yeux se dirigeaient avec impatience vers la porte du salon, en appelant celui des convives qui se faisait attendre. Bientôt apparut un gros petit homme qui fut accueilli par une 64flatteuse rumeur, c’était le notaire qui, le matin même, avait achevé de créer le journal.
Un valet-de-chambre vêtu de noir vint ouvrir les portes d’une vaste salle à manger, où chacun alla sans cérémonie reconnaître sa place autour d’une table immense. Avant de quitter les salons, Raphaël y jeta un dernier coup d’œil. Son souhait était certes bien complètement réalisé: la soie et l’or tapissaient les appartemens, de riches candélabres supportant d’innombrables bougies faisaient briller les plus légers détails des frises dorées, les délicates ciselures du bronze et les somptueuses couleurs de l’ameublement; les fleurs rares de quelques jardinières artistement construites avec des bambous répandaient de doux parfums; les draperies res65piraient une élégance sans prétention; il y avait en tout je ne sais quelle grâce poétique dont le prestige devait agir sur l’imagination d’un homme sans argent.
– Cent mille livres de rente sont un bien joli commentaire du catéchisme et nous aident merveilleusement à mettre la morale en action! dit-il en soupirant. Oh! oui, ma vertu ne va guère à pied. Pour moi, le vice c’est une mansarde, un habit rapé, un chapeau gris en hiver, et des dettes chez le portier. Ah! je veux vivre au sein de ce luxe un an, six mois, n’importe! Et puis après, mourir. J’aurai du moins épuisé, connu, dévoré mille existences.
– Oh! lui dit Emile qui l’écoutait, tu prends le coupé d’un agent de change pour le bonheur. Va, tu serais bientôt ennuyé de la fortune en t’apercevant qu’elle te ravirait la chance d’être un homme supérieur. Entre les pauvretés de la richesse et les richesses de la pauvreté, l’artiste a-t-il jamais balancé? Ne nous faut-il pas toujours des luttes, à nous autres. Aussi, prépare ton estomac, vois? dit-il en lui montrant, par un geste héroïque, le majestueux, le trois fois saint, l’évangélique et rassurant aspect que présentait la salle à manger du benoît capitaliste. Cet homme-là, reprit-il, ne s’est vraiment donné la peine d’amasser son argent que pour nous. N’est-ce pas une espèce d’éponge oubliée par les naturalistes dans l’ordre des Polypiers, et qu’il s’agit de presser avec délicatesse, avant de la laisser sucer par des héritiers? Ne trouves-tu pas du style aux bas-reliefs qui décorent les murs! Et les lustres, et les tableaux, quel luxe bien entendu! S’il faut croire les envieux et ceux qui tiennent à voir les ressorts de la vie, cet homme aurait tué, 66pendant la révolution, un Allemand et quelques autres personnes qui seraient, dit-on, son meilleur ami et la mère de cet ami. Peux-tu donner place à des crimes sous les cheveux grisonnans de ce vénérable Taillefer! Il a l’air d’un bien bon homme. Vois donc comme l’argenterie étincelle? Et chacun de ces rayons brillans serait pour lui un coup de poignard. Allons donc! autant vaudrait croire en Mahomet. Si le public avait raison, voici trente hommes de cœur et de talent qui s’apprêteraient à manger les entrailles, à boire le sang d’une famille. Et nous deux, jeunes gens pleins de candeur, d’enthousiasme, nous serions complices du forfait! J’ai envie de demander à notre capitaliste s’il est honnête homme.
– Non pas maintenant! s’écria Raphaël, mais quand il sera ivre-mort…. nous aurons dîné.
Les deux amis s’assirent en riant. D’abord et par un regard plus rapide que la parole, chaque convive paya son tribut d’admiration au somptueux coup d’œil qu’offrait une longue table, blanche comme une couche de neige fraîchement tombée, et sur laquelle s’élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds. Les cristaux répétaient les couleurs de l’iris dans leurs reflets étoilés, les bougies traçaient des feux croisés à l’infini, les mets placés sous des dômes d’argent aiguisaient l’appétit et la curiosité. Les paroles furent assez rares. Les voisins se regardèrent. Le vin de Madère circula. Puis le premier service apparut dans toute sa gloire, il aurait fait honneur à feu Cambacérès et Brillat-Savarin l’eût célébré. Les vins de Bordeaux et de Bourgogne, blancs et rouges, furent servis avec une profusion royale. Cette 67première partie du festin était comparable, en tout point, à l’exposition d’une tragédie classique. Le second acte devint quelque peu bavard. Chaque convive avait bu raisonnablement en changeant de crus suivant ses caprices, en sorte qu’au moment où l’on emporta les restes de ce magnifique service, de tempêtueuses discussions s’étaient établies; quelques fronts pâles rougissaient, plusieurs nez commençaient à s’empourprer, les visages s’allumaient, les yeux pétillaient. Pendant cette aurore de l’ivresse, le discours ne sortait pas encore des bornes de la civilité; mais les railleries, les bons mots s’échappaient peu à peu de toutes les bouches; puis la calomnie élevait tout doucement sa petite tête de serpent et parlait d’une voix flûtée; çà et là, quelques sournois écoutaient attentivement, espérant garder leur raison. Le second service trouva donc les esprits tout-à-fait échauffés. Chacun mangea en parlant, parla en mangeant, but sans prendre garde à l’affluence des liquides, tant ils étaient lampans et parfumés, tant l’exemple était contagieux. Taillefer se piqua d’animer ses convives et fit avancer les terribles vins du Rhône, le chaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux. Déchaînés comme les chevaux d’une malle-poste qui part d’un relais, ces hommes fouettés par les piquantes flèches du vin de Champagne impatiemment attendu, mais abondamment versé, laissèrent alors galoper leur esprit dans le vide de ces raisonnemens que personne n’écoute, se mirent à raconter ces histoires qui n’ont pas d’auditeur, recommencèrent cent fois ces interpellations qui restent sans réponse. L’orgie seule déploya sa grande voix, sa voix composée de cent clameurs con68fuses qui grossissent comme les crescendo de Rossini. Puis arrivèrent les toasts insidieux, les forfanteries, les défis.
Tous renonçaient à se glorifier de leur capacité intellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux, des foudres, des cuves. Il semblait que chacun eût deux voix. Il vint un moment où les maîtres parlèrent tous à la fois, et où les valets sourirent. Mais cette mêlée de paroles où les paradoxes douteusement lumineux, les vérités grotesquement habillées se heurtèrent à travers les cris, les jugemens interlocutoires, les arrêts souverains et les niaiseries, comme au milieu d’un combat se croisent les boulets, les balles et la mitraille, eût sans doute intéressé quelque philosophe par la singularité des pensées, ou surpris un politique par la bizarrerie des systèmes. C’était tout à la fois un livre et un tableau. Les philosophies, les religions, les morales, si 69différentes d’une latitude à l’autre, les gouvernemens, enfin tous les grands actes de l’intelligence humaine tombèrent sous une faulx aussi longue que celle du Temps; peut-être eussiez-vous pu difficilement décider si elle était maniée par la Sagesse ivre, ou par l’Ivresse devenue sage et clairvoyante. Emportés par une espèce de tempête, ces esprits semblaient, comme la mer irritée contre ses falaises, vouloir ébranler toutes les lois entre lesquelles flottent les civilisations, satisfaisant ainsi sans le savoir à la volonté de Dieu, qui laisse dans la nature le bien et le mal en gardant pour lui seul le secret de leur lutte perpétuelle. Furieuse et burlesque, la discussion fut en quelque sorte un sabbat des intelligences. Entre les tristes plaisanteries dites par ces enfans de la Révolution à la naissance d’un journal, et les propos tenus par de joyeux buveurs à la naissance de Gargantua, se trouvait tout l’abîme qui sépare le dix-neuvième siècle du seizième. Celui-ci apprêtait une destruction en riant, le nôtre riait au milieu des ruines.
– Comment appelez-vous le jeune homme que je vois là bas? dit le notaire en montrant Raphaël. J’ai cru l’entendre nommer Valentin.
– Que chantez-vous avec votre Valentin tout court, s’écria Émile en riant. Raphaël de Valentin, s’il vous plaît! Nous ne sommes pas un enfant trouvé, mais le descendant de l’Empereur Valens, souche des Valentinois, fondateur des villes de Valence en Espagne et en France, héritier légitime de l’empire d’Orient. Si nous laissons trôner Mahmoud à Constantinople, c’est par pure bonne volonté, et faute d’argent ou de soldats.
70Émile décrivit en l’air, avec sa fourchette, une couronne au-dessus de la tête de Raphaël. Le notaire se recueillit pendant un moment et se remit bientôt à boire en laissant échapper un geste authentique, par lequel il semblait avouer qu’il lui était impossible de rattacher à sa clientelle les villes de Valence, de Constantinople, Mahmoud, l’empereur Valens et la famille des Valentinois.
– La destruction de ces fourmillières nommées Babylone, Tyr, Carthage, ou Venise, toujours écrasées sous les pieds d’un géant qui passe, ne serait-elle pas un avertissement donné à l’homme par une puissance moqueuse? dit un journaliste, espèce d’esclave acheté pour faire du Bossuet à dix sous la ligne.
– Moïse, Sylla, Louis XI, Richelieu, Robespierre et Napoléon sont peut-être un même homme qui reparaît à travers les civilisations comme une comète dans le ciel! répondit un ballanchiste.
– Pourquoi sonder la Providence? dit un fabricant de ballades.
– Allons, voilà la Providence, s’écria le Jugeur en l’interrompant. Je ne connais rien au monde de plus élastique.
– Mais, Monsieur, Louis XIV a fait périr plus d’hommes pour creuser les aqueducs de Maintenon que la Convention 71pour asseoir justement l’impôt, pour mettre de l’unité dans la loi, nationaliser la France et faire également partager les héritages, disait un jeune homme devenu républicain faute d’une syllabe devant son nom.
– Monsieur, lui répondit un propriétaire, vous qui prenez le sang pour du vin, cette fois-ci laisserez-vous à chacun sa tête sur ses épaules?
– À quoi bon, Monsieur? les principes de l’ordre social ne valent-ils donc pas quelques sacrifices.
– Henri? Hé! Chose-le-républicain prétend que la tête de ce propriétaire serait un sacrifice, dit un jeune homme à son voisin.
– Les hommes et les événemens ne sont rien, disait le républicain en continuant sa théorie à travers les hoquets, il n’y a en politique et en philosophie que des principes et des idées.
– Quelle horreur! Vous n’auriez nul chagrin de tuer vos amis pour un si…
– Hé! Monsieur, l’homme qui a des remords est le vrai scélérat, car il a quelque idée de la vertu; tandis que Pierre-le-Grand, le duc d’Albe étaient des systèmes, et le corsaire Monbard une organisation.
– Mais la société ne peut-elle pas se priver de vos systèmes et de vos organisations?
– Oh! d’accord, s’écria le républicain.
– Eh! votre stupide république me donne des nausées! nous ne saurions découper tranquillement un chapon sans y trouver la loi agraire.
– Tes principes sont excellens, mon petit Brutus farci de truffes! Mais tu ressembles à mon valet de chambre, le 72drôle est si cruellement possédé par la manie de la propreté, que si je lui laissais brosser mes habits à sa fantaisie, j’irais tout nu.
– Vous êtes des brutes! vous voulez nettoyer une nation avec des cure-dents, répliqua l’homme à la république. Selon vous la justice serait plus dangereuse que les voleurs.
– Hé! hé! fit un avoué.
– Sont-ils ennuyeux avec leur politique! dit le notaire. Fermez la porte. Il n’y a pas de science ou de vertu qui vaille une goutte de sang. Si nous voulions faire la liquidation de la vérité, nous la trouverions peut-être en faillite.
– Ah! il en aurait sans doute moins coûté de nous amuser dans le mal que de nous disputer dans le bien. Aussi, donnerais-je tous les discours prononcés à la tribune depuis quarante ans pour une truite, pour un conte de Perrault ou une croquade de Charlet.
– Vous avez bien raison! Passez-moi des asperges. Car après tout, la liberté enfante l’anarchie, l’anarchie conduit au despotisme et le despotisme ramène à la liberté. Des millions d’êtres ont péri sans avoir pu faire triompher aucun de ces systèmes. N’est-ce pas le cercle vicieux dans lequel tournera toujours le monde moral? Quand l’homme croit avoir perfectionné, il n’a fait que déplacer les choses.
– Oh! oh! s’écria un vaudevilliste, alors, Messieurs, je porte un toast à Charles X, père de la liberté!
– Pourquoi pas, dit un journaliste. Quand le despotisme est dans les lois, la liberté se trouve dans les mœurs, et vice versâ.
– Buvons donc à l’imbécillité du pouvoir qui nous donne tant de pouvoir sur les imbécilles! dit le banquier.
73– Hé! mon cher, au moins Napoléon nous a-t-il laissé de la gloire! criait un officier de marine qui n’était jamais sorti de Brest.
– Ah! la gloire, triste denrée. Elle se paie cher et ne se garde pas. Ne serait-elle point l’égoïsme des grands hommes, comme le bonheur est celui des sots?
– Monsieur, vous êtes bien heureux.
– Le premier qui inventa les fossés était sans doute un homme faible, car la société ne profite qu’aux gens chétifs. Placé aux deux extrémités du monde moral, le sauvage et le penseur ont également horreur de la Propriété.
– Joli! s’écria le notaire. S’il n’y avait pas de propriétés, comment pourrions-nous faire des actes?
– Voilà des petits pois délicieusement fantastiques!
– Et le curé fut trouvé mort dans son lit, le lendemain…
– Qui parle de mort? Ne badinez pas! J’ai un oncle.
– Vous vous résigneriez sans doute à le perdre.
– Ce n’est pas une question.
– Écoutez-moi, Messieurs! MANIÈRE DE TUER SON ONCLE. Chut! (Écoutez! Écoutez!) Ayez d’abord un oncle gros et gras, septuagénaire au moins, ce sont les meilleurs oncles (Sensation). Faites-lui manger, sous un prétexte quelconque, un pâté de foie gras….
– Hé! mon oncle est un grand homme sec, avare et sobre.
– Ah! ces oncles-là sont des monstres qui abusent de la vie.
– Et, dit l’homme aux oncles en continuant, annoncez-lui, pendant sa digestion, la faillite de son banquier.
74– S’il résiste?
– Lâchez-lui une jolie fille!
– S’il est… dit-il en faisant un geste négatif.
– Alors, ce n’est pas un oncle, l’oncle est essentiellement égrillard.
– La voix de la Malibran a perdu deux notes.
– Non, Monsieur.
– Si, Monsieur.
– Oh! oh! Oui et non, n’est-ce pas l’histoire de toutes les dissertations religieuses, politiques et littéraires. L’homme est un bouffon qui danse sur des précipices!
– À vous entendre, je suis un sot.
– Au contraire, c’est parce que vous ne m’entendez pas.
– L’instruction, belle niaiserie. M. Heineffettermach porte le nombre des volumes imprimés à plus d’un milliard, et la vie d’un homme ne permet pas d’en lire cent cinquante mille. Alors expliquez-moi ce que signifie le mot instruction? pour les uns, elle consiste à savoir les noms du cheval d’Alexandre, du dogue Bérécillo, du seigneur des Accords, et d’ignorer celui de l’homme auquel nous devons le flottage des bois, ou la porcelaine. Pour les autres, être instruit, c’est savoir brûler un testament et vivre en honnêtes gens, aimés, considérés, au lieu de voler une montre en récidive, avec les cinq circonstances aggravantes, et d’aller mourir en place de Grève, haïs et deshonorés.
– Lamartine restera.
– Ah! Scribe, Monsieur, a bien de l’esprit.
– Et Victor Hugo?
75– C’est un grand homme, n’en parlons plus.
– Vous êtes ivres!
– La conséquence immédiate d’une constitution est l’aplatissement des intelligences. Arts, sciences, monumens, tout est dévoré par un effroyable sentiment d’égoïsme, notre lèpre actuelle. Vos trois cents bourgeois, assis sur des banquettes, ne penseront qu’à planter des peupliers. Le despotisme fait illégalement de grandes choses, la liberté ne se donne même pas la peine d’en faire légalement de très-petites.
– Votre enseignement mutuel fabrique des pièces de cent sous en chair humaine, dit un absolutiste en interrompant. Les individualités disparaissent chez un peuple nivelé par l’instruction.
– Cependant le but de la société n’est-il pas de procurer à chacun le bien-être, demanda le saint-simonien.
– Si vous aviez cinquante mille livres de rente, vous ne penseriez guère au peuple. Êtes-vous épris de belle passion pour l’humanité? allez à Madagascar, vous y trouverez un joli petit peuple tout neuf à saint-simoniser, à classer, à mettre en bocal; mais ici, chacun entre tout naturellement dans son alvéole, comme une cheville dans son trou. Les portiers sont portiers, et les niais sont des bêtes sans avoir besoin d’être promus par un Collége des Pères. Ah! ah!
– Vous êtes un carliste!
– Pourquoi pas? J’aime le despotisme, il annonce un certain mépris pour la race humaine. Je ne hais pas les rois. Ils sont si amusans! Trôner dans une chambre, à trente millions de lieues du soleil, n’est-ce donc rien?
76– Mais résumons cette large vue de la civilisation, disait le savant qui pour l’instruction du sculpteur inattentif avait entrepris une discussion sur le commencement des sociétés et sur les peuples autochtones. À l’origine des nations la force fut en quelque sorte matérielle, une, grossière; puis avec l’accroissement des aggrégations, les gouvernemens ont procédé par des décompositions plus ou moins habiles du pouvoir primitif. Ainsi, dans la haute antiquité, la force était dans la théocratie; le prêtre tenait le glaive et l’encensoir. Plus tard, il y eut deux sacerdoces: le pontife et le roi. Aujourd’hui, notre société, dernier terme de la civilisation, a distribué la puissance suivant le nombre des combinaisons, et nous sommes arrivés aux forces nommées: industrie, pensée, argent, parole. Le pouvoir n’ayant plus alors d’unité marche sans cesse vers une dissolution sociale qui n’a plus d’autre barrière que l’intérêt. Aussi ne nous appuyons-nous ni sur la religion, ni sur la force matérielle, mais sur l’intelligence. Le livre vaut-il le glaive, la discussion vaut-elle l’action? Voilà le problême.
– L’intelligence a tout tué, s’écria le carliste. Allez, la liberté absolue mène les nations au suicide, elles s’ennuient dans le triomphe, comme un Anglais millionnaire.
– Que nous direz-vous de neuf? Aujourd’hui vous avez ridiculisé tous les pouvoirs, et c’est même chose vulgaire que de nier Dieu! Vous n’avez plus de croyance. Aussi le siècle est-il comme un vieux sultan perdu de débauche! Enfin, votre lord Byron, en dernier désespoir de poésie, a chanté les passions du crime.
– Savez-vous, lui répondit un médecin complètement 77ivre, qu’une dose de phosphore de plus ou de moins fait l’homme de génie ou le scélérat, l’homme d’esprit ou l’idiot, l’homme vertueux ou le criminel.
– Peut-on traiter ainsi la vertu! s’écria le vaudevilliste. La vertu, sujet de toutes les pièces de théâtre, dénouement de tous les drames, base de tous les tribunaux.
– Hé! tais-toi donc, animal. Ta vertu, c’est Achille sans talon!
– À boire!
– Veux-tu parier que je bois une bouteille de vin de Champagne d’un seul trait?
– Quel trait d’esprit, s’écria le caricaturiste.
– Ils sont gris comme des charretiers, dit un jeune homme qui donnait sérieusement à boire à son gilet.
– Oui, Monsieur, le gouvernement actuel est l’art de faire régner l’opinion publique.
78– L’opinion? mais c’est la plus vicieuse de toutes les prostituées! À vous entendre, hommes de morale et de politique, il faudrait sans cesse préférer vos lois à la nature, l’opinion à la conscience. Allez, tout est vrai, tout est faux! Si la société nous a donné le duvet des oreillers, elle a certes compensé le bienfait par la goutte, comme elle a mis la procédure pour tempérer la justice, et les rhumes à la suite des châles de Cachemire.
– Monstre! dit Émile en interrompant le misanthrope, comment peux-tu médire de la civilisation en présence de vins, de mets aussi délicieux, et à table jusqu’au menton? Mords ce chevreuil aux pieds et aux cornes dorées, mais ne mords pas ta mère.
– Est-ce ma faute, à moi, si le catholicisme arrive à mettre un million de dieux dans un sac de farine, si la république aboutit toujours à quelque Robespierre, si la royauté se trouve entre l’assassinat de Henri IV et le jugement de Louis XVI, si le libéralisme devient Lafayette?
– L’avez-vous embrassé en juillet?
– Non.
– Alors taisez-vous, sceptique.
– Les sceptiques sont les hommes les plus consciencieux.
– Ils n’ont pas de conscience.
– Que dites-vous? ils en ont au moins deux.
– Escompter le ciel! Monsieur, voilà une idée vraiment commerciale. Les religions antiques n’étaient qu’un heureux développement du plaisir physique, mais nous autres nous avons développé l’âme et l’espérance; il y a eu progrès.
79– Hé, mes bons amis, que pouvez-vous attendre d’un siècle repu de politique? Quel a été le sort de Smarra, la plus ravissante conception….
– Smarra! cria le jugeur d’un bout de la table à l’autre. Ce sont des phrases tirées au hasard dans un chapeau. Véritable ouvrage écrit pour Charenton.
– Vous êtes un sot!
– Vous êtes un drôle.
– Oh! oh!
– Ah! ah!
– Ils se battront.
– Non.
– À demain, monsieur.
– À l’instant, répondit le poète.
– Allons! allons! vous êtes deux braves.
– Vous en êtes un autre! dit le provocateur.
– Ils ne peuvent seulement pas se mettre debout.
– Ah! je ne me tiens pas droit, peut-être, reprit le belliqueux auteur en se dressant comme un cerf-volant indécis; il jeta sur la table un regard hébété, puis comme exténué par cet effort, il retomba sur sa chaise, pencha la tête et resta muet.
– Ne serait-il pas plaisant, dit le jugeur à son voisin, de me battre pour un ouvrage que je n’ai jamais vu, ni lu?
– Eugène, prends garde à ton habit, ton voisin pâlit.
– Kant, Monsieur. Encore un ballon lancé pour amuser les niais! Le matérialisme et le spiritualisme sont deux jolies raquettes avec lesquelles des charlatans en robe font aller le même volant. Que Dieu soit en tout selon Spi80nosa, ou que tout vienne de Dieu selon saint Paul….. imbécilles! ouvrir ou fermer une porte, n’est-ce pas le même mouvement? L’œuf vient-il de la poule ou la poule de l’œuf? (Passez-moi du canard!) Voilà toute la science.
– Nigaud, lui cria le savant, la question que tu poses est tranchée par un fait.
– Et lequel?
– Les chaires de professeurs n’ont pas été faites pour la philosophie, mais bien la philosophie pour les chaires? Mets des lunettes et lis le budget.
– Voleurs!
– Imbécilles!
– Fripons!
– Dupes!
– Où trouverez-vous ailleurs qu’à Paris un échange aussi vif, aussi rapide entre les pensées, s’écria le plus spirituel des artistes en prenant une voix de basse-taille.
– Allons, Henri, fais-nous quelque farce classique! Voyons, une charge!
– Voulez-vous que je vous fasse le dix-neuvième siècle?
– Écoutez!
– Silence!
– Mettez des sourdines à vos muffles!
– Te tairas-tu, chinois!
– Donnez-lui du vin, et qu’il se taise, cet enfant!
– À toi, Henri!
L’artiste boutonna son habit noir jusqu’au col, mit ses gants jaunes, et se grima de manière à singer LE GLOBE; mais le bruit couvrit sa voix, et il fut impossible de sai81sir un seul mot de sa moquerie. S’il ne représenta pas le siècle, au moins représenta-t-il le journal, car il ne s’entendit pas lui-même.
Le dessert se trouva servi comme par enchantement. La table fut couverte d’un vaste surtout en bronze doré, sorti des ateliers de Thomire. De hautes figures douées par un célèbre artiste des formes convenues en Europe pour la beauté idéale, soutenaient et portaient des buissons de fraises, des ananas, des dattes fraîches, des raisins jaunes, de blondes pêches, des oranges arrivées de Sétubal par un paquebot, des grenades, des fruits de la Chine, enfin toutes les surprises du luxe, les miracles du petit four, les délicatesses les plus friandes, les friandises les plus séductrices. Les couleurs de ces tableaux gastronomiques étaient rehaussées par l’éclat de la porcelaine, par des lignes étincelantes d’or, par les découpures des vases. Gracieuse comme les liquides franges de l’Océan, verte et légère, la mousse couronnait les paysages du Poussin, copiés à Sèvres. Le budget d’un prince allemand n’aurait pas payé cette richesse insolente. L’argent, la nacre, l’or, les cristaux furent de nouveau 82prodigués sous de nouvelles formes; mais les yeux engourdis et la verbeuse fièvre de l’ivresse permirent à peine aux convives d’avoir une intuition vague de cette féerie digne d’un conte oriental. Les vins de dessert apportèrent leurs parfums et leurs flammes, philtres puissans, vapeurs enchanteresses qui engendrent une espèce de mirage intellectuel et dont les liens puissans enchaînent les pieds, alourdissent les mains. Les pyramides de fruits furent pillées, les voix grossirent, le tumulte grandit; il n’y eut plus alors de paroles distinctes; les verres volèrent en éclats, et des rires atroces partirent comme des fusées. Le vaudevilliste saisit un cor et se mit à sonner une fanfare. Ce fut comme un signal donné par le diable. Cette assemblée en délire hurla, siffla, chanta, cria, rugit, gronda. Vous eussiez souri de voir les gens naturellement gais, devenus sombres comme les dénouemens de Crébillon, ou rêveurs comme des marins en voiture. Les hommes fins disaient leurs secrets à des curieux qui n’écoutaient pas. Les mélancoliques souriaient comme des danseuses qui achèvent leurs pirouettes. Un journaliste se dandinait à la manière des ours en cage. Des amis intimes se battaient. Les ressemblances animales inscrites sur les figures humaines et si curieusement démontrées par les physiologistes, reparaissaient vaguement dans les gestes, dans les habitudes du corps. Il y avait un livre tout fait pour quelque Bichat qui se serait trouvé là froid et à jeun. Le maître du logis se sentant ivre n’osait se lever, mais il approuvait les extravagances de ses convives par une grimace fixe, en tâchant de conserver un air décent et hospitalier. Sa large 83figure devenue rouge et bleue, presque violacée, terrible à voir, s’associait au mouvement général par des efforts semblables au roulis et au tangage d’un brick.
– Les avez-vous assassinés, lui demanda Émile.
– La confiscation et la peine de mort sont abolies depuis la révolution de juillet, répondit Taillefer en haussant les sourcils d’un air tout à la fois plein de finesse et de bêtise.
– Mais ne les voyez-vous pas quelquefois en songe? reprit Raphaël.
– Il y a prescription! dit le meurtrier plein d’or.
– Et sur sa tombe, s’écria Émile d’un ton sardonique, l’entrepreneur du cimetière gravera: Passans, accordez une larme à sa mémoire! Oh! reprit-il, je donnerais bien cent sous au mathématicien qui me démontrerait par une équation algébrique l’existence de l’enfer. Il jeta une pièce en l’air en criant: Face pour Dieu!
– Ne regarde pas, dit Raphaël en saisissant la pièce, que sait-on? le hasard est si plaisant.
– Hélas! reprit Émile d’un air tristement bouffon, je ne vois pas où poser les pieds entre la géométrie de l’incrédule et le Pater noster du pape. Bah! buvons! Trinc est, je crois, l’oracle de la divine bouteille et sert de conclusion au Pantagruel.
– Nous devons au Pater noster, répondit Raphaël, nos arts, nos monumens, nos sciences peut-être; et, bienfait plus grand encore, nos gouvernemens modernes dans lesquels une société vaste et féconde est merveilleusement représentée par cinq cents intelligences, où les forces opposées les unes aux autres se neutralisent en lais84sant tout pouvoir à la CIVILISATION, reine gigantesque qui remplace le ROI, cette ancienne et terrible figure, espèce de faux destin créé par l’homme entre le ciel et lui. En présence de tant d’œuvres accomplies, l’athéisme apparaît comme un squelette qui n’engendre pas. Qu’en dis-tu?
– Je songe aux flots de sang répandus par le catholicisme, dit froidement Émile. Il a pris nos veines et nos cœurs pour faire une contrefaçon du déluge. Mais n’importe! Tout homme qui pense doit marcher sous la bannière du Christ. Lui seul a consacré le triomphe de l’esprit sur la matière, lui seul nous a poétiquement révélé le monde intermédiaire qui nous sépare de Dieu.
– Tu crois? reprit Raphaël en lui jetant un indéfinissable sourire d’ivresse. Eh bien, pour ne pas nous compromettre, portons le fameux toast: Diis ignotis!
Et ils vidèrent leurs calices de science, de gaz carbonique, de parfums, de poésie et d’incrédulité.
– Si ces Messieurs veulent passer dans le salon, le café les y attend, dit le maître-d’hôtel.
Les portes s’ouvrirent. En ce moment, presque tous les convives se roulaient au sein de ces limbes délicieuses où les lumières de l’esprit s’éteignent, où le corps délivré de son tyran s’abandonne aux joies délirantes de la liberté. Les uns arrivés à l’apogée de l’ivresse restaient mornes et péniblement occupés à saisir une pensée qui leur attestât leur propre existence, les autres plongés dans le marasme produit par une digestion alourdissante niaient le mouvement. D’intrépides orateurs disaient encore de vagues paroles dont le sens leur échappait à eux-mêmes. Quelques refrains retentissaient comme le bruit d’une mé85canique obligée d’accomplir sa vie factice et sans ame. Le silence et le tumulte s’étaient bizarrement accouplés. Néanmoins en entendant la voix sonore du valet qui à défaut d’un maître leur annonçait des joies nouvelles, ils se levèrent entraînés, soutenus ou portés les uns par les autres. La troupe entière resta pendant un moment, immobile et charmée, sur le seuil de la porte. Les jouissances excessives du festin pâlirent devant le chatouillant spectacle que l’amphitryon offrait au plus voluptueux de leurs sens. Sous les étincelantes bougies d’un lustre d’or, autour d’une table chargée de vermeil, un groupe de femmes se présenta soudain aux convives hébétés dont les yeux s’allumèrent comme autant de diamans. Riches étaient les parures, mais plus riches encore étaient ces beautés éblouissantes devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles de ce palais. Les yeux passionnés de ces créatures prestigieuses comme des fées avaient encore plus de vivacité que les torrens de lumière qui faisaient resplendir les reflets satinés des tentures, la blancheur des marbres, les saillies délicates des bronzes et la grâce des draperies. Le cœur brûlait à voir les contrastes de leurs coiffures agitées et de leurs attitudes, toutes diverses d’attraits et de caractère. C’était une haie de fleurs mêlées de rubis, de saphirs et de corail; une ceinture de colliers noirs sur des cous de neige, des écharpes légères flottant comme les flammes d’un phare, des turbans orgueilleux, des tuniques modestement provoquantes. Ce sérail offrait des séductions pour tous les yeux, des voluptés pour tous les caprices. Posée à ravir, une danseuse semblait être sans voile sous les plis onduleux du cachemire. Là une gaze 86diaphane, ici la soie chatoyante cachaient ou révélaient des perfections mystérieuses. De petits pieds étroits parlaient d’amour, des bouches fraîches et rouges se taisaient. De frêles et décentes jeunes filles, vierges factices dont les jolies chevelures respiraient une religieuse innocence, se présentaient aux regards comme des apparitions qu’un souffle pouvait dissiper. Puis des beautés aristocratiques au regard fier, mais indolentes, mais fluettes, maigres, gracieuses, penchaient la tête comme si elles avaient encore de royales protections à faire acheter. Une Anglaise, blanche et chaste figure aérienne, descendue des nuages d’Ossian, ressemblait à un ange de mélancolie, à un remords fuyant le crime. La Parisienne dont toute la beauté gît dans une grâce indescriptible, vaine de sa toilette et de son esprit, armée de sa toute-puissante faiblesse, souple et dure, syrène sans cœur et sans passion, mais qui sait artificieusement créer les trésors de la passion et contrefaire les accens du cœur, ne manquait pas à cette périlleuse assemblée où brillaient encore des Italiennes tranquilles en apparence et consciencieuses dans leur félicité, de riches Normandes aux formes magnifiques, des femmes méridionales aux cheveux noirs, aux yeux bien fendus. Vous eussiez dit les beautés de Versailles convoquées par Lebel, ayant dès le matin dressé tous leurs piéges, arrivant comme une troupe d’esclaves orientales réveillées par la voix du marchand, pour partir à l’aurore. Elles restaient interdites, honteuses et s’empressaient autour de la table comme des abeilles qui bourdonnent dans l’intérieur d’une ruche. Cet embarras craintif, reproche et coquetterie tout ensemble, accusait et séduisait. Était-87ce pudeur involontaire? peut-être un sentiment que la femme ne dépouille jamais complètement leur ordonnait-il de s’envelopper dans le manteau de la vertu pour donner plus de charme et de piquant aux prodigalités du vice. Aussi la conspiration ourdie par le vieux Taillefer sembla-t-elle devoir échouer. Ces hommes sans frein furent subjugués tout d’abord par la puissance majestueuse dont la femme est investie. Un murmure d’admiration résonna comme la plus douce musique. L’amour n’avait pas voyagé de compagnie avec l’ivresse; au lieu d’un ouragan de passions, les convives surpris dans un moment de faiblesse s’abandonnèrent aux délices d’une voluptueuse extase. À la voix de la poésie qui les domine toujours, les artistes étudièrent avec bonheur les nuances délicates qui distinguaient ces beautés choisies. Réveillé par une pensée, due peut-être à quelque émanation d’acide carbonique dégagé du vin de Champagne, un philosophe frissonna en songeant aux malheurs qui amenaient là ces femmes dignes peut-être jadis des plus purs hommages. Chacune d’elles avait sans doute un drame sanglant à raconter. Presque toutes apportaient d’infernales tortures et traînaient après elles des hommes sans foi, des promesses trahies, des joies rançonnées par la misère. Les convives s’approchèrent d’elles avec politesse, et des conversations aussi diverses que les caractères s’établirent. Des groupes se formèrent. Vous eussiez dit d’un salon de bonne compagnie où les jeunes filles et les femmes vont offrant aux convives, après le dîner, les secours que le café, les liqueurs et le sucre prêtent aux gourmands embarrassés dans les travaux d’une digestion ré88calcitrante. Mais bientôt quelques rires éclatèrent, le murmure augmenta, les voix s’élevèrent; l’orgie domptée pendant un moment menaça par intervalles de se réveiller; ces alternatives de silence et de bruit eurent une vague ressemblance avec une symphonie de Beethoven.
Assis sur un moelleux divan, les deux amis virent d’abord arriver près d’eux une grande fille bien proportionnée, superbe en son maintien, de physionomie assez irrégulière, mais perçante, mais impétueuse, et qui saisissait l’ame par de vigoureux contrastes: sa chevelure noire lascivement bouclée semblait avoir déjà subi les combats de l’amour et retombait en flocons légers sur ses larges épaules qui offraient des perspectives attrayantes à voir, 89de longs rouleaux bruns enveloppaient à demi un cou majestueux sur lequel la lumière glissait par intervalles en révélant la finesse des plus jolis contours, sa peau d’un blanc mat faisait ressortir les tons chauds et animés de ses vives couleurs, l’œil armé de longs cils lançait des flammes hardies, étincelles d’amour; la bouche rouge, humide, entr’ouverte, appelait le baiser; elle avait une taille forte mais amoureusement élastique, son sein, ses bras étaient largement développés, comme ceux des belles figures du Carrache; néanmoins elle paraissait leste, souple, et sa vigueur supposait l’agilité d’une panthère, comme la mâle élégance de ses formes en promettait les voluptés dévorantes. Quoique cette fille dût savoir rire et folâtrer, ses yeux et son sourire effrayaient la pensée; semblable à ces prophétesses agitées par un démon, elle étonnait plutôt qu’elle ne plaisait; toutes les expressions passaient par masses et comme des éclairs sur sa figure mobile; peut-être eût-elle ravi des gens blasés, mais un jeune homme l’eût redoutée. C’était une statue colossale tombée du haut de quelque temple grec, sublime à distance, mais grossière à voir de près. Néanmoins sa foudroyante beauté devait réveiller les impuissans, sa voix charmer les sourds, ses regards ranimer de vieux ossemens. Émile la comparait vaguement à une tragédie de Shakespeare, espèce d’arabesque admirable où la passion éclate, où la joie hurle, où l’amour a je ne sais quoi de sauvage, où la magie de la grâce et du bonheur succède aux sanglans tumultes de la colère; monstre qui sait mordre et caresser, rire comme un démon, pleurer comme les anges, improviser dans une seule 90étreinte toutes les séductions de la femme, excepté les soupirs de la mélancolie et les enchanteresses modesties d’une vierge; puis en un moment, rugir, se déchirer les flancs, briser sa passion, son amant; enfin se détruire elle-même comme fait un peuple insurgé. Vêtue d’une robe en velours rouge, elle foulait d’un pied insouciant quelques fleurs déjà tombées de la tête de ses compagnes, et d’une main dédaigneuse tendait aux deux amis un plateau d’argent. Fière de sa beauté, fière de ses vices peut-être, elle montrait un bras blanc qui se détachait vivement sur le velours. Elle était là comme la reine du plaisir, comme une image de la joie humaine, de cette joie qui dissipe les trésors amassés par trois générations, qui rit sur les cadavres, se moque des aïeux, dissout des perles et des trônes, transforme les jeunes gens en vieillards et souvent les vieillards en jeunes gens; de cette joie permise seulement aux géans fatigués du pouvoir, éprouvés par la pensée, ou pour lesquels la guerre est devenue comme un jouet.
– Comment te nommes-tu? lui dit Raphaël.
– Aquilina.
– Oh! oh! tu viens de Venise sauvée, s’écria Émile.
– Oui! répondit-elle. De même que les papes se donnent de nouveaux noms, en montant au-dessus des hommes, j’en ai pris un autre en m’élevant au-dessus de toutes les femmes.
– As-tu donc, comme ta patronne, un noble et terrible conspirateur qui t’aime et sache mourir pour toi? dit vivement Émile réveillé par cette apparence de poésie.
– Je l’ai eu, répondit-elle. Mais la guillotine a été 91ma rivale. Aussi, metté-je toujours quelques chiffons rouges dans ma parure pour que ma joie n’aille jamais trop loin.
– Oh! si vous lui laissez raconter l’histoire des quatre jeunes gens de La Rochelle, elle n’en finira pas. Tais-toi donc, Aquilina! Les femmes n’ont-elles pas toutes un amant à pleurer; mais toutes n’ont pas comme toi le bonheur de l’avoir perdu sur un échafaud. Ah! j’aimerai bien mieux savoir le mien couché dans une fosse à Clamart que dans le lit d’une rivale.
Ces phrases furent prononcées d’une voix douce et mélodieuse, par la plus innocente, la plus jolie et la plus gentille petite créature qui fût jamais sortie d’un œuf enchanté.
Elle était arrivée à pas muets, et montrait une figure délicate, une taille grêle, des yeux bleus ravissans de 92modestie, des tempes fraîches et pures. Une naïade ingénue qui s’échappe de sa source, n’est pas plus timide, plus blanche, ni plus naïve. Elle paraissait avoir seize ans, ignorer le mal, ignorer l’amour, ne pas connaître les orages de la vie, et venir d’une église où elle aurait prié les anges d’obtenir avant le temps son rappel dans les cieux. À Paris seulement, se rencontrent ces créatures au visage candide, qui cachent la dépravation la plus profonde, les vices les plus raffinés, sous un front aussi doux, aussi tendre que la fleur d’une marguerite. Trompés d’abord par les célestes promesses écrites dans les suaves attraits de cette jeune fille, Émile et Raphaël acceptèrent le café qu’elle leur versa dans les tasses présentées par Aquilina, et se mirent à la questionner.
93Elle acheva de transfigurer aux yeux des deux poètes par une sinistre allégorie je ne sais quelle face de la vie humaine, en opposant à l’expression rude et passionnée de son imposante compagne le portrait de cette corruption froide, voluptueusement cruelle, assez étourdie pour commettre un crime, assez forte pour en rire; espèce de démon sans cœur qui punit les ames riches et tendres de ressentir les émotions dont il est privé, qui trouve toujours une grimace d’amour à vendre, des larmes pour le convoi de sa victime, et de la joie le soir pour en lire le testament. Un poète eût admiré la belle Aquilina, le monde entier devait fuir la touchante Euphrasie; l’une était l’ame du vice, l’autre le vice sans ame.
– Je voudrais bien savoir, dit Émile à cette jolie créature, si parfois tu songes à l’avenir.
– L’avenir, répondit-elle en riant. Qu’appelez-vous l’avenir? Pourquoi penserais-je à ce qui n’existe pas encore? Je ne regarde jamais ni en arrière ni en avant de moi. N’est-ce pas déjà trop que de m’occuper d’une journée à la fois. D’ailleurs l’avenir, nous le connaissons, c’est l’hôpital.
– Comment peux-tu voir d’ici l’hôpital et ne pas éviter d’y aller? s’écria Raphaël.
– Qu’a donc l’hôpital de si effrayant, demanda la terrible Aquilina. Quand nous ne sommes ni mères, ni épouses; quand la vieillesse nous met des bas noirs aux jambes et des rides au front, flétrit tout ce qu’il y a de femme en nous et sèche la joie dans les regards de nos amis, de quoi pourrions-nous avoir besoin? Vous 94ne voyez plus alors en nous, de notre nature, que sa fange primitive, qui marche sur deux pattes, froide, sèche, décomposée, et va produisant un bruissement de feuilles mortes. Les plus jolis chiffons nous deviennent des haillons, l’ambre qui réjouissait le boudoir prend une odeur de mort et sent le squelette, puis s’il se trouve un cœur dans cette boue, vous y insultez tous, vous ne nous permettez même pas un souvenir. Ainsi, que nous soyons, à cette époque de la vie, dans un riche hôtel à soigner des chiens, ou dans un hôpital à trier des guenilles, notre existence n’est-elle pas exactement la même? Cacher nos cheveux blancs sous un mouchoir à carreaux rouges et bleus ou sous des dentelles, balayer les rues avec du bouleau ou les marches des Tuileries avec du satin, être assises à des foyers dorés ou nous chauffer à des cendres dans un pot de terre rouge, assister au spectacle de la Grève, ou aller à l’Opéra, y a-t-il donc là tant de différence?
– Aquilina mia, jamais tu n’as eu tant de raison au milieu de tes désespoirs, reprit Euphrasie. Oui, les cachemires, les vélins, les parfums, l’or, la soie, le luxe, tout ce qui brille, tout ce qui plaît, ne va bien qu’à la jeunesse. Le temps seul pourrait avoir raison contre nos folies, mais le bonheur nous absout. Vous riez de ce que je dis, s’écria-t-elle en lançant un sourire venimeux aux deux amis, n’ai-je pas raison? j’aime mieux mourir de plaisir que de maladie, je n’ai ni la manie de la perpétuité, ni grand respect pour l’espèce humaine à voir ce que Dieu en fait! Donnez-moi des millions, je les man95gerai, je ne voudrais pas garder un centime pour l’année prochaine. Vivre pour plaire et régner, tel est l’arrêt que prononce chaque battement de mon cœur. La société m’approuve, ne fournit-elle pas sans cesse à mes dissipations? Pourquoi le bon Dieu me fait-il tous les matins la rente de ce que je dépense tous les soirs, pourquoi nous bâtissez-vous des hôpitaux? Comme il ne nous a pas mis entre le bien et le mal pour choisir ce qui nous blesse ou nous ennuie, je serais bien sotte de ne pas m’amuser.
– Et les autres, dit Émile.
– Les autres? Eh! bien, qu’ils s’arrangent! j’aime mieux rire de leurs souffrances que d’avoir à pleurer sur les miennes. Je défie un homme de me causer la moindre peine.
– Qu’as-tu donc souffert pour penser ainsi? demanda Raphaël.
– J’ai été quittée pour un héritage, moi! dit-elle en prenant une pose qui fit ressortir toutes ses séductions. Et cependant j’avais passé les nuits et les jours à travailler pour nourrir mon amant. Je ne veux plus être la dupe d’aucun sourire, d’aucune promesse, et je prétends faire de mon existence une longue partie de plaisir.
– Mais, s’écria Raphaël, le bonheur ne vient-il donc pas de l’ame?
– Eh bien, reprit Aquilina, n’est-ce rien que de se voir admirée, flattée, de triompher de toutes les femmes, même des plus vertueuses en les écrasant par notre beauté, par notre richesse? D’ailleurs, nous vivons plus 96en un jour qu’une bonne bourgeoise en dix ans, et alors tout est jugé.
– Une femme sans vertu n’est-elle pas odieuse? dit Émile à Raphaël.
Euphrasie leur lança un regard de vipère, et répondit avec un inimitable accent d’ironie: – La vertu! nous la laissons aux laides et aux bossues. Que seraient-elles sans cela, les pauvres femmes!
– Allons, tais-toi, s’écria Émile, ne parle point de ce que tu ne connais pas.
– Ah! je ne la connais pas, reprit Euphrasie. Se donner pendant toute la vie à un être détesté, savoir élever des enfans qui vous abandonnent et leur dire: Merci! quand ils vous frappent au cœur; voilà les vertus que vous ordonnez à la femme. Encore pour la récompenser de son abnégation, venez-vous lui imposer des souffrances en cherchant à la séduire; si elle résiste, vous la compromettez. Jolie vie! Autant rester libres, aimer ceux qui nous plaisent et mourir jeunes.
– Ne crains-tu pas de payer tout cela un jour?
– Eh bien, répondit-elle, au lieu d’entremêler mes plaisirs de chagrins, ma vie sera coupée en deux parts: une jeunesse certainement joyeuse, et je ne sais quelle vieillesse incertaine pendant laquelle je souffrirai tout à mon aise.
– Elle n’a pas aimé, dit Aquilina d’un son de voix profond. Elle n’a jamais fait cent lieues pour aller dévorer avec mille délices un regard et un refus; elle n’a point attaché sa vie à un cheveu, ni essayé de poignarder plusieurs hommes pour sauver son souverain, son seigneur, 97son Dieu. Pour elle, l’amour était un joli colonel.
– Hé! hé! La Rochelle, répondit Euphrasie, l’amour est comme le vent, nous ne savons d’où il vient. D’ailleurs, si tu avais été bien aimée par une bête, tu prendrais les gens d’esprit en horreur.
– Le Code nous défend d’aimer les bêtes, répliqua la grande Aquilina d’un accent ironique.
– Je te croyais plus indulgente pour les militaires, s’écria Euphrasie en riant.
– Sont-elles heureuses de pouvoir abdiquer ainsi leur raison, s’écria Raphaël.
– Heureuses, dit Aquilina souriant de pitié, de terreur et jetant aux deux amis un horrible regard. Ah! vous ignorez ce que c’est que d’être condamnée au plaisir avec un mort dans le cœur.
Contempler en ce moment les salons, c’était avoir une vue anticipée du Pandémonium de Milton. Les flammes bleues du punch coloraient d’une teinte infernale les visages de ceux qui pouvaient boire encore. Des danses folles, animées par une sauvage énergie, excitaient des rires et des cris qui éclataient comme les détonations d’un feu d’artifice. Jonchés de morts et de mourans, le boudoir et un petit salon offraient l’image d’un champ de bataille. L’atmosphère était chaude de vin, de plaisirs et de paroles. L’ivresse, l’amour, le délire, l’oubli du monde étaient dans les cœurs, sur les visages, écrits sur les tapis, exprimés par le désordre, et jetaient sur tous les regards de légers voiles qui faisaient voir dans l’air des vapeurs enivrantes. Il s’était ému, comme dans les bandes lumineuses tracées par un rayon de soleil, une poussière 98brillante à travers laquelle se jouaient les formes les plus capricieuses, les luttes les plus grotesques. Cà et là, des groupes de figures enlacées se confondaient avec les marbres blancs, nobles chefs-d’œuvre de la sculpture qui ornaient les appartemens.
Quoique les deux amis conservassent encore une sorte de lucidité trompeuse dans les idées et dans leurs organes, un dernier frémissement, simulacre imparfait de la vie, il leur était impossible de reconnaître ce qu’il y avait de réel dans les fantaisies bizarres, de possible dans les tableaux surnaturels qui passaient incessamment devant leurs yeux lassés. Le ciel étouffant de nos rêves, l’ardente suavité que contractent les figures dans nos visions, surtout 99je ne sais quelle agilité chargée de chaînes, enfin les phénomènes les plus inaccoutumés du sommeil les assaillaient si vivement qu’ils prirent les jeux de cette débauche pour les caprices d’un cauchemar où le mouvement est sans bruit, où les cris sont perdus pour l’oreille. En ce moment le valet-de-chambre de confiance réussit non sans peine à attirer son maître dans l’antichambre, et lui dit à l’oreille: – Monsieur, tous les voisins sont aux fenêtres et se plaignent du tapage.
– S’ils ont peur du bruit, ne peuvent-ils pas faire mettre de la paille devant leurs portes, s’écria Taillefer.
Raphaël laissa tout-à-coup échapper un éclat de rire si burlesquement intempestif, que son ami lui demanda compte d’une joie aussi brutale.
– Tu me comprendrais difficilement, répondit-il. D’abord, il faudrait t’avouer que vous m’avez arrêté sur le quai Voltaire au moment où j’allais me jeter dans la Seine, et tu voudrais sans doute connaître les motifs de ma mort. Mais quand j’ajouterais que, par un hasard presque fabuleux, les ruines les plus poétiques du monde matériel venaient alors de se résumer à mes yeux par une traduction symbolique de la sagesse humaine; tandis qu’en ce moment les débris de tous les trésors intellectuels dont nous avons fait à table un si cruel pillage, aboutissent à ces deux femmes, images vives et originales de la folie, et que notre profonde insouciance des hommes et des choses a servi de transition aux tableaux fortement colorés de deux systèmes d’existence si diamétralement opposés, en seras-tu plus instruit? Si tu n’étais pas ivre, tu y verrais peut-être un traité de philosophie.
100– Si tu n’avais pas les deux pieds sur cette ravissante Aquilina, dont les ronflemens ont je ne sais quelle analogie avec le rugissement d’un orage près d’éclater, reprit Émile, qui lui-même s’amusait à rouler et à dérouler les cheveux d’Euphrasie sans trop avoir la conscience de cette innocente occupation, tu rougirais de ton ivresse et de ton bavardage. Tes deux systèmes peuvent entrer dans une seule phrase et se réduisent à une pensée. La vie simple et mécanique conduit à quelque sagesse insensée, en étouffant notre intelligence par le travail; tandis que la vie passée dans le vide des abstractions ou dans les abîmes du monde moral, mène à quelque folle sagesse. En un mot, tuer les sentimens pour vivre vieux, ou mourir jeune en acceptant le martyre des passions, voilà notre arrêt. Encore, cette sentence lutte-t-elle avec les tempéramens que nous a donnés le rude goguenard à qui nous devons le patron de toutes les créatures.
– Imbécille, s’écria Raphaël en l’interrompant. Continue à t’abréger ainsi, tu feras des volumes! Si j’avais eu la prétention de formuler proprement ces deux idées, je t’aurais dit que l’homme se corrompt par l’exercice de la raison et se purifie par l’ignorance. C’est faire le procès aux sociétés! Mais que nous vivions avec les sages ou que nous périssions avec les fous, le résultat n’est-il pas tôt ou tard le même? Aussi, le grand abstracteur de quintessence a-t-il jadis exprimé ces deux systèmes en deux mots: CARYMARY, CARYMARA.
– Tu me fais douter de la puissance de Dieu, car tu es plus bête qu’il n’est puissant, répliqua Émile. Notre cher Rabelais a résolu cette philosophie par un mot plus 101bref que Carymary, Carymara, c’est peut-être, d’où Montaigne a pris son Que sais-je? Encore ces derniers mots de la science morale ne sont-ils guère que l’exclamation de Pyrrhon restant entre le bien et le mal, comme l’âne de Buridan entre deux mesures d’avoine. Mais laissons là cette éternelle discussion, qui aboutit aujourd’hui à oui et non. Quelle expérience voulais-tu donc faire en te jetant dans la Seine, étais-tu jaloux de la machine hydraulique du pont Notre-Dame?
– Ah! si tu connaissais ma vie.
– Ah! s’écria Émile, je ne te croyais pas si vulgaire, la phrase est usée. Ne sais-tu pas que nous avons tous la prétention de souffrir beaucoup plus que les autres.
– Ah! s’écria Raphaël.
– Mais tu es bouffon avec ton ah! Voyons? Une maladie d’ame ou de corps t’oblige-t-elle de ramener tous les matins, par une contraction de tes muscles, les chevaux qui le soir doivent t’écarteler, comme jadis le fit Damiens? As-tu mangé ton chien tout cru, sans sel, dans ta mansarde? Tes enfans t’ont-ils jamais dit: J’ai faim? As-tu vendu les cheveux de ta maîtresse pour aller au jeu? As-tu été payer à un faux domicile une fausse lettre de change, tirée sur un faux oncle, avec la crainte d’arriver trop tard? Voyons j’écoute. Si tu te jetais à l’eau pour une femme, pour un protêt, ou par ennui, je te renie. Confesse-toi, ne mens pas, je ne te demande point de mémoires historiques. Surtout, sois aussi bref que ton ivresse te le permettra: je suis exigeant comme un lecteur, et prêt à dormir comme une femme qui lit ses vêpres.
– Pauvre sot! dit Raphaël. Depuis quand les douleurs 102ne sont-elles plus en raison de la sensibilité? Lorsque nous arriverons au degré de science qui nous permettra de faire une histoire naturelle des cœurs, de les nommer, de les classer en genres, en sous-genres, en familles, en crustacés, en fossiles, en sauriens, en microscopiques, en… que sais-je? alors, mon bon ami, ce sera chose prouvée qu’il en existe de tendres, de délicats, comme des fleurs et qui doivent se briser comme elles, par de légers froissemens auxquels certains cœurs minéraux ne sont même pas sensibles.
– Oh! de grâce, épargne-moi ta préface, dit Émile d’un air moitié riant moitié piteux en prenant la main de Raphaël.
103LA FEMME SANS CŒUR.
Après être resté silencieux pendant un moment, Raphaël dit en laissant échapper un geste d’insouciance: Je ne sais en vérité, s’il ne faut pas attribuer aux fumées du vin et du punch l’espèce de lucidité qui me permet d’embrasser en cet instant toute ma vie comme un même tableau, où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières, les demi-104teintes sont fidèlement rendues. Ce jeu poétique de mon imagination ne m’étonnerait pas, s’il n’était accompagné d’une sorte de dédain pour mes souffrances et pour mes joies passées. Vue à distance, ma vie est comme rétrécie par un phénomène moral. Cette longue et lente douleur qui a duré dix ans peut aujourd’hui se reproduire par quelques phrases dans lesquelles la douleur ne sera plus qu’une pensée, et le plaisir une réflexion philosophique. Je juge, au lieu de sentir.
– Tu es ennuyeux comme un amendement, s’écria Émile.
– C’est possible, reprit Raphaël sans murmurer. Aussi, pour ne pas abuser de tes oreilles, te ferai-je grâce des dix-sept premières années de ma vie. Jusque là, j’ai vécu comme toi, comme mille autres, de cette vie de collége ou de lycée, dont maintenant nous nous rappelons tous avec tant de délices les malheurs fictifs et les joies réelles, à laquelle notre gastronomie blasée redemande les légumes du vendredi, tant que nous ne les avons pas goûtés de nouveau: belle vie dont nous méprisons les travaux, qui cependant nous ont appris le travail…
– Arrive au drame, dit Émile d’un air moitié comique et moitié plaintif.
– Quand je sortis du collége, reprit Raphaël en réclamant par un geste le droit de continuer, mon père m’astreignit à une discipline sévère, il me logea dans une chambre contiguë à son cabinet; je me couchais dès neuf heures du soir et me levais à cinq heures du matin, il voulait que je fisse mon droit en conscience, j’allais en 105même temps à l’École et chez un avoué; mais les lois du temps et de l’espace étaient si sévèrement appliquées à mes courses, à mes travaux, et mon père me demandait en dînant un compte si rigoureux de…
– Qu’est-ce que cela me fait? dit Émile.
– Eh! que le diable t’emporte, répondit Raphaël. Comment pourras-tu concevoir mes sentimens si je ne te raconte les faits imperceptibles qui influèrent sur mon ame, la façonnèrent à la crainte et me laissèrent long-temps dans la naïveté primitive du jeune homme? Ainsi jusqu’à vingt et un ans, j’ai été courbé sous un despotisme aussi froid que celui d’une règle monacale. Pour te révéler les tristesses de ma vie, il suffira peut-être de te dépeindre mon père: un grand homme sec et mince, le visage en lame de couteau, le teint pâle, à parole brève, taquin comme une vieille fille, méticuleux comme un chef de bureau. Sa paternité planait au-dessus de mes lutines et joyeuses pensées, et les enfermait comme sous un dôme de plomb. Si je voulais lui manifester un sentiment doux et tendre, il me recevait en enfant qui va dire une sottise. Je le redoutais bien plus que nous ne craignions naguère nos maîtres d’étude. J’avais toujours huit ans pour lui. Je crois encore le voir devant moi: dans sa redingote marron, où il se tenait droit comme un cierge pascal, il avait l’air d’un hareng saur enveloppé dans la couverture rougeâtre d’un pamphlet. Cependant j’aimais mon père, au fond il était juste. Peut-être ne haïssons-nous pas la sévérité quand elle est justifiée par un grand caractère, par des mœurs pures, et qu’elle est adroitement entremêlée 106de bonté. Si mon père ne me quitta jamais, si jusqu’à l’âge de vingt ans, il ne laissa pas dix francs à ma disposition, dix coquins, dix libertins de francs, trésor immense dont la possession vainement enviée me faisait rêver d’ineffables délices, il cherchait du moins à me procurer quelques distractions. Après m’avoir promis un plaisir pendant des mois entiers, il me conduisait aux Bouffons, à un concert, à un bal où j’espérais rencontrer une maîtresse. Une maîtresse! c’était pour moi l’indépendance. Mais honteux et timide, ne sachant point l’idiome des salons et n’y connaissant personne, j’en revenais le cœur toujours aussi neuf et tout aussi gonflé de désirs. Puis le lendemain, bridé comme un cheval d’escadron par mon père, dès le matin je retournais chez un Avoué, au Droit, au Palais. Vouloir m’écarter de la route uniforme qu’il m’avait tracée, c’eût été m’exposer à sa colère; il m’avait menacé de m’embarquer à ma première faute, en qualité de mousse pour les Antilles. Aussi me prenait-il un horrible frisson quand par hasard j’osais m’aventurer, pendant une heure ou deux, dans quelque partie de plaisir. Figure-toi l’imagination la plus vagabonde, le cœur le plus amoureux, l’ame la plus tendre, l’esprit le plus poétique, sans cesse en présence de l’homme le plus caillouteux, le plus atrabilaire, le plus froid du monde, enfin marie une jeune fille à un squelette, et tu comprendras l’existence dont tu m’interdis de te développer les scènes curieuses: projets de fuite évanouis à l’aspect de mon père, désespoirs calmés par le sommeil, désirs comprimés, sombres mélancolies dissipées par la musique. J’exhalais mon malheur en mé107lodies. Beethoven ou Mozart furent souvent mes discrets confidens. Aujourd’hui, je souris en me souvenant de tous les préjugés qui troublaient ma conscience à cette époque d’innocence et de vertu: si j’avais mis le pied chez un restaurateur, je me serais cru ruiné; mon imagination me faisait considérer un café comme un lieu de débauche où les hommes se perdaient d’honneur et engageaient leur fortune; quant à risquer de l’argent au jeu, il aurait fallu en avoir.
Oh! quand je devrais t’endormir, je veux te raconter l’une des plus terribles joies de ma vie, une de ces joies armées de griffes et qui s’enfoncent dans notre cœur comme un fer chaud sur l’épaule d’un forçat. J’étais au bal chez le duc de Navailles, cousin de mon père. Mais pour que tu puisses parfaitement comprendre ma position, apprends que j’avais un habit râpé, des souliers mal faits, une cravate de cocher et des gants déjà portés. Je me mis dans un coin afin de pouvoir tout à mon aise prendre des glaces et contempler les jolies femmes. Mon père m’aperçut. Par une raison que je n’ai jamais devinée, tant cet acte de confiance m’abasourdit, il me donna sa bourse et ses clefs à garder. À dix pas de moi quelques hommes jouaient. J’entendais frétiller l’or. J’avais vingt ans, je souhaitais passer une journée entière plongé dans les crimes de mon âge. C’était un libertinage d’esprit dont nous ne trouverions l’analogue ni dans les caprices de courtisane, ni dans les songes des jeunes filles. Depuis un an, je me rêvais bien mis, en voiture, ayant une belle femme à mes côtés, tranchant du seigneur, dînant chez Véry, allant le soir au spectacle, 108décidé à ne revenir que le lendemain chez mon père; mais armé contre lui d’une aventure plus intriguée que ne l’est le Mariage de Figaro, et dont il lui aurait été impossible de se dépêtrer. J’avais estimé toute cette joie cinquante écus. N’étais-je pas encore sous le charme naïf de l’école buissonnière? J’allai donc dans un boudoir où, seul, les yeux cuisans, les doigts tremblans, je comptai l’argent de mon père: cent écus!
Évoquées par cette somme, les joies de mon escapade apparurent devant moi, dansant comme les sorcières de Macbeth autour de leur chaudière, mais alléchantes, frémissantes, délicieuses! Je devins un coquin déterminé. Sans écouter ni les tintemens de mon oreille, ni les battemens précipités de mon cœur, je pris deux pièces de vingt francs que je vois encore! Leurs millésimes étaient effacés et la figure de Bonaparte y grimaçait. Après avoir mis la bourse dans ma poche, je revins vers une table 109de jeu en tenant les deux pièces d’or dans la paume humide de ma main, et je rôdai autour des joueurs comme un émouchet au-dessus d’un poulailler. En proie à des angoisses inexprimables, je jetai soudain un regard translucide autour de moi. Certain de n’être aperçu par aucune personne de connaissance, je pariai pour un petit homme gras et réjoui, sur la tête duquel j’accumulai plus de prières et de vœux qu’il ne s’en fait en mer pendant trois tempêtes. Puis, avec un instinct de scélératesse ou de machiavélisme surprenant à mon âge, j’allai me planter près d’une porte, regardant à travers les salons sans y rien voir. Mon ame et mes yeux voltigeaient autour du fatal tapis vert. De cette soirée date la première observation physiologique à laquelle j’ai dû cette espèce de pénétration qui m’a permis de saisir quelques mystères de notre double nature. Je tournais le dos à la table où se disputait mon futur bonheur, bonheur d’autant plus profond peut-être qu’il était criminel; entre les deux joueurs et moi, il se trouvait une haie d’hommes, épaisse de quatre ou cinq rangées de causeurs; le bourdonnement des voix empêchait de distinguer le son de l’or qui se mêlait au bruit de l’orchestre; malgré tous ces obstacles, par un privilége accordé aux passions et qui leur donne le pouvoir d’anéantir l’espace et le temps, j’entendais distinctement les paroles des deux joueurs, je connaissais leurs points, je savais celui des deux qui retournait le roi comme si j’eusse vu les cartes; enfin à dix pas du jeu, je pâlissais de ses caprices. Mon père passa devant moi tout-à-coup, je compris alors cette parole de l’Écriture: L’esprit de 110Dieu passa devant sa face! J’avais gagné. À travers le tourbillon d’hommes qui gravitait autour des joueurs, j’accourus à la table en m’y glissant avec la dextérité d’une anguille qui s’échappe par la maille rompue d’un filet. De douloureuses, mes fibres devinrent joyeuses. J’étais comme un condamné qui, marchant au supplice, a rencontré le roi. Par hasard, un homme décoré réclama quarante francs qui manquaient. Je fus soupçonné par des yeux inquiets, je pâlis et des gouttes de sueur sillonnèrent mon front. Le crime d’avoir volé mon père me parut bien vengé. Le bon gros petit homme dit alors d’une voix certainement angélique: «Tous ces messieurs avaient mis,» et paya les quarante francs. Je relevai mon front et jetai des regards triomphans sur les joueurs. Après avoir réintégré dans la bourse de mon père l’or que j’y avais pris, je laissai mon gain à ce digne et honnête monsieur qui continua de gagner. Dès que je me vis possesseur de cent soixante francs, je les enveloppai dans mon mouchoir de manière à ce qu’ils ne pussent ni remuer ni sonner pendant notre retour au logis, et ne jouai plus.
– Que faisiez-vous au jeu? me dit mon père en entrant dans le fiacre.
– Je regardais, répondis-je en tremblant.
– Mais, reprit mon père, il n’y aurait eu rien d’extraordinaire à ce que vous eussiez été forcé par amour-propre à mettre quelque argent sur le tapis. Aux yeux des gens du monde, vous paraissez assez âgé pour avoir le droit de commettre des sottises. Aussi vous excuserais-je, Raphaël, si vous vous étiez servi de ma bourse…
111Je ne répondis rien. Quand nous fûmes de retour, je rendis à mon père ses clefs et son argent. En rentrant dans sa chambre, il vida la bourse sur sa cheminée, compta l’or, se tourna vers moi d’un air assez gracieux, et me dit en séparant chaque phrase par une pause plus ou moins longue et significative: – Mon fils, vous avez bientôt vingt ans. Je suis content de vous. Il vous faut une pension, ne fût-ce que pour vous apprendre à économiser, à connaître les choses de la vie. Dès ce soir, je vous donnerai cent francs par mois. Vous disposerez de votre argent comme il vous plaira. Voici le premier trimestre de cette année, ajouta-t-il en caressant une pile d’or, comme pour vérifier la somme.
J’avoue que je fus prêt à me jeter à ses pieds, à lui déclarer que j’étais un brigand, un infâme, et… pis que cela, un menteur! La honte me retint. J’allais l’embrasser, il me repoussa faiblement.
– Maintenant, tu es un homme, mon enfant, me dit-il. Ce que je fais est une chose simple et juste dont tu ne dois pas me remercier. Si j’ai droit à votre reconnaissance, Raphaël, reprit-il d’un ton doux mais plein de dignité, c’est pour avoir préservé votre jeunesse des malheurs qui dévorent tous les jeunes gens, à Paris. Désormais nous serons deux amis. Vous deviendrez, dans un an, docteur en droit. Vous avez, non sans quelques déplaisirs et certaines privations, acquis les connaissances solides et l’amour du travail si nécessaires aux hommes appelés à manier les affaires. Apprenez, Raphaël, à me connaître. Je ne veux faire de vous ni un avocat, ni un notaire, mais un homme d’état qui puisse devenir la gloire 112de notre pauvre maison. À demain! ajouta-t-il en me renvoyant par un geste mystérieux.
Dès ce jour, mon père m’initia franchement à ses projets. J’étais fils unique et j’avais perdu ma mère depuis dix ans. Autrefois, peu flatté d’avoir le droit de labourer la terre l’épée au côté, mon père, chef d’une maison historique à peu près oubliée en Auvergne, vint à Paris pour y tenter le diable. Doué de cette finesse qui rend les hommes du midi de la France si supérieurs quand elle se trouve accompagnée d’énergie, il était parvenu sans grand appui à prendre position au cœur même du pouvoir. La révolution renversa bientôt sa fortune; mais il avait su épouser l’héritière d’une riche maison, et s’était vu sous l’empire au moment de restituer à notre famille son ancienne splendeur. La restauration, qui rendit à ma mère des biens considérables, ruina mon père. Ayant jadis acheté plusieurs terres données par l’empereur à ses généraux et situées en pays étranger, il luttait depuis dix ans avec des liquidateurs et des diplomates, avec les tribunaux prussiens et bavarois pour se maintenir dans la possession contestée de ces malheureuses dotations. Mon père me jeta dans le labyrinthe inextricable de ce vaste procès d’où dépendait notre avenir. Nous pouvions être condamnés à restituer les revenus par lui perçus, ainsi que le prix de certaines coupes de bois faites de 1814 à 1817; dans ce cas, le bien de ma mère suffisait à peine pour sauver l’honneur de notre nom. Ainsi le jour où mon père parut en quelque sorte m’avoir émancipé, je tombai sous le joug le plus odieux. Je dus combattre comme sur un champ de bataille, travailler 113nuit et jour, aller voir des hommes d’état, tâcher de surprendre leur religion, tenter de les intéresser à notre affaire, les séduire, eux, leurs femmes, leurs valets, leurs chiens, et déguiser cet horrible métier sous des formes élégantes, sous d’agréables plaisanteries. Je compris tous les chagrins dont l’empreinte flétrissait la figure de mon père. Pendant une année environ, je menai donc en apparence la vie d’un homme du monde; mais cette dissipation et mon empressement à me lier avec des parens en faveur ou avec des gens qui pouvaient nous être utiles, cachaient d’immenses travaux. Mes divertissemens étaient encore des plaidoiries, et mes conversations des mémoires. Jusque là, j’avais été vertueux par l’impossibilité de me livrer à mes passions de jeune homme; mais craignant alors de causer la ruine de mon père ou la mienne par une négligence, je devins mon propre despote, et n’osai me permettre ni un plaisir ni une dépense. Lorsque nous sommes jeunes, quand, à force de froissemens, les hommes et les choses ne nous ont point encore enlevé cette délicate fleur de sentiment, cette verdeur de pensée, cette noble pureté de conscience qui ne nous laisse jamais transiger avec le mal, nous sentons vivement nos devoirs; notre honneur parle haut et se fait écouter, nous sommes francs et sans détour: ainsi étais-je alors. Je voulus justifier la confiance de mon père. Naguère, je lui aurais dérobé délicieusement une chétive somme; mais portant avec lui le fardeau de ses affaires, de son nom, de sa maison, je lui eusse donné secrètement mes biens, mes espérances, comme je lui sacrifiais mes plaisirs; heureux même de mon sacrifice! Aussi, quand 114M. de Villèle exhuma, tout exprès pour nous, un décret impérial sur les déchéances, et nous eut ruinés, signé-je la vente de mes propriétés, n’en gardant qu’une île sans valeur, située au milieu de la Loire et où se trouvait le tombeau de ma mère. Aujourd’hui, peut-être, les argumens, les détours, les discussions philosophiques, philantropiques et politiques ne me manqueraient pas pour me dispenser de faire ce que mon avoué nommait une bêtise. Mais à vingt et un ans, nous sommes, je le répète, tout générosité, tout chaleur, tout amour. Les larmes que je vis dans les yeux de mon père furent alors pour moi la plus belle des fortunes, et le souvenir de ces larmes a souvent consolé ma misère. Dix mois après avoir payé ses créanciers, mon père mourut de chagrin. Il m’adorait et m’avait ruiné, cette idée le tua. En 1826, à l’âge de vingt-deux ans, vers la fin de l’automne, je suivis tout seul le convoi de mon premier ami, de mon père. 115Peu de jeunes gens se sont trouvés, seuls avec leurs pensées, derrière un corbillard, perdus dans Paris, sans avenir, sans fortune. Les orphelins recueillis par la charité publique ont au moins pour avenir le champ de bataille, pour père le gouvernement ou le procureur du roi, pour refuge un hospice. Moi, je n’avais rien! Trois mois après, un commissaire-priseur me remit onze cent douze francs, produit net et liquide de la succession paternelle.
Des créanciers m’avaient obligé à vendre notre mobilier. Accoutumé dès ma jeunesse à donner une grande valeur aux objets de luxe dont j’étais entouré, je ne pus m’empêcher de marquer une sorte d’étonnement à l’aspect de ce reliquat exigu. – «Oh! me dit le commissaire-priseur, tout cela était bien rococo.» Mot épouvantable qui flétrissait toutes les religions de mon enfance et me dépouillait de mes premières illusions, les plus 116chères de toutes. Ma fortune se résumait par un bordereau de vente, mon avenir gisait dans un sac de toile qui contenait onze cent douze francs, la société m’apparaissait en la personne d’un huissier-priseur qui me parlait le chapeau sur la tête. Un valet-de-chambre qui me chérissait et auquel ma mère avait jadis constitué quatre cents francs de rente viagère, Jonathas me dit en quittant la maison d’où j’étais si souvent sorti joyeusement en voiture, pendant mon enfance: – Soyez bien économe, monsieur Raphaël! Il pleurait, le bon homme.
Tels sont, mon cher Émile, les événemens qui maîtrisèrent ma destinée, modifièrent mon ame, et me placèrent jeune encore dans la plus fausse de toutes les situations sociales. Des liens de famille, mais faibles, m’attachaient à quelques maisons riches dont l’accès m’eût été interdit par ma fierté, si le mépris et l’indifférence ne m’en eussent déjà fermé les portes. Quoique parent de personnes très-influentes et prodigues de leur protection pour des étrangers, je n’avais ni parens ni protecteurs. Sans cesse arrêtée dans ses expansions, mon ame s’était repliée sur elle-même: plein de franchise et de naturel, je devais paraître froid, dissimulé; le despotisme de mon père m’avait ôté toute confiance en moi; j’étais timide et gauche, je ne croyais pas que ma voix pût exercer le moindre empire, je me déplaisais, je me trouvais laid, j’avais honte de mon regard. Malgré la voix intérieure qui doit soutenir les hommes de talent dans leurs luttes, et qui me criait: Courage! marche! malgré les révélations soudaines de ma puissance dans la solitude, malgré l’espoir dont j’étais animé en comparant 117les ouvrages nouveaux admirés du public à ceux qui voltigeaient dans ma pensée, je doutais de moi comme un enfant. J’étais la proie d’une excessive ambition, je me croyais destiné à de grandes choses et me sentais dans le néant. J’avais besoin des hommes, et je me trouvais sans amis; je devais me frayer une route dans le monde, et j’y restais seul, moins craintif que honteux. Pendant l’année où je fus jeté par mon père dans le tourbillon de la haute société, j’y vins avec un cœur neuf, avec une ame fraîche. Comme tous les grands enfans, j’aspirai secrètement à de belles amours. Je rencontrai parmi les jeunes gens de mon âge une secte de fanfarons qui allaient tête levée, disant des riens, s’asseyant sans trembler près des femmes qui me semblaient les plus imposantes, débitant des impertinences, mâchant le bout de leurs cannes, minaudant, se prostituant à eux-mêmes les plus jolies personnes, mettant ou prétendant avoir mis leurs têtes sur tous les oreillers, ayant l’air d’être au refus du plaisir, considérant les plus vertueuses, les plus prudes comme de prise facile et pouvant être conquises à la simple parole, au moindre geste hardi, par le premier regard insolent! Je te le déclare, en mon ame et conscience, la conquête du pouvoir ou d’une grande renommée littéraire me paraissait un triomphe moins difficile à obtenir qu’un succès auprès d’une femme de haut rang, jeune, spirituelle et gracieuse. Je trouvai donc les troubles de mon cœur, mes sentimens, mes cultes en désaccord avec les maximes de la société. J’avais de la hardiesse, mais dans l’ame seulement, et non dans les manières. J’ai su plus tard, que les femmes ne voulaient pas être mendiées. 118J’en ai beaucoup vu que j’adorais de loin, auxquelles je livrais un cœur à toute épreuve, une ame à déchirer, une énergie qui ne s’effrayait ni des sacrifices, ni des tortures; elles appartenaient à des sots dont je n’aurais pas voulu pour portiers. Combien de fois, muet, immobile, n’ai-je pas admiré la femme de mes rêves, surgissant dans un bal!
Dévouant alors en pensée mon existence à des caresses éternelles, j’imprimais toutes mes espérances en un regard, et lui offrais dans mon extase un amour de jeune homme qui courait au devant des tromperies. En certains momens, j’aurais donné ma vie pour une seule nuit. Eh 119bien! n’ayant jamais trouvé d’oreilles à qui confier mes propos passionnés, de regards où reposer les miens, de cœur pour mon cœur, j’ai vécu dans tous les tourmens d’une impuissante énergie qui se dévorait elle-même, soit faute de hardiesse ou d’occasions, soit inexpérience. Peut-être ai-je désespéré de me faire comprendre, ou tremblé d’être trop compris. Et cependant j’avais un orage tout prêt à chaque regard poli que l’on pouvait m’adresser. Malgré ma promptitude à prendre ce regard ou des mots en apparence affectueux comme de tendres engagemens, je n’ai jamais osé ni parler ni me taire à propos. À force de sentiment ma parole était insignifiante, et mon silence était stupide. J’avais sans doute trop de naïveté pour une société factice qui vit aux lumières, et rend toutes ses pensées par des phrases convenues, ou des mots que dicte la mode. Puis je ne savais point parler en me taisant, ni me taire en parlant. Enfin, gardant en moi des feux qui me brûlaient, ayant une ame semblable à celles que les femmes souhaitent de rencontrer, en proie à cette exaltation dont elles sont avides, possédant l’énergie dont se vantent les sots, toutes les femmes m’ont été traîtreusement cruelles. Aussi, admirais-je naïvement les héros de coterie quand ils célébraient leurs triomphes, sans les soupçonner de mensonge. J’avais sans doute le tort de désirer un amour sur parole, de vouloir trouver grande et forte dans un cœur de femme frivole et légère, affamée de luxe, ivre de vanité, cette passion large, cet océan qui battait tempestueusement dans mon cœur. Oh! se sentir né pour aimer, pour rendre une femme bien heureuse, et ne pas avoir trouvé même une 120courageuse et noble Marceline ou quelque vieille marquise! Porter des trésors dans une besace et ne pouvoir rencontrer personne, pas même une enfant, quelque jeune fille curieuse, pour les lui faire admirer. J’ai souvent voulu me tuer de désespoir…
– Joliment tragique ce soir, s’écria Émile.
– Eh! laisse-moi condamner ma vie, répondit Raphaël. Si ton amitié n’a pas la force d’écouter mes élégies, si tu ne peux me faire crédit d’une demi-heure d’ennui, dors! Mais ne me demande plus compte de mon suicide qui gronde, qui se dresse, qui m’appelle et que je salue. Pour juger un homme, au moins faut-il être dans le secret de sa pensée, de ses malheurs, de ses émotions? ne vouloir connaître de sa vie que les événemens matériels, c’est faire de la chronologie, l’histoire des sots!
Le ton amer avec lequel ces paroles furent prononcées frappa si vivement Émile que, dès ce moment, il prêta toute son attention à Raphaël en le regardant d’un air hébété.
– Mais, reprit le narrateur, maintenant la lueur qui colore ces accidens leur prête un nouvel aspect. L’ordre de choses que je considérais jadis comme un malheur a peut-être engendré les belles facultés dont plus tard je me suis enorgueilli. La curiosité philosophique, les travaux excessifs, l’amour de la lecture qui, depuis l’âge de sept ans jusqu’à mon entrée dans le monde, ont constamment occupé ma vie, ne m’auraient-ils pas doué de la facile puissance avec laquelle, s’il faut vous en croire, je sais rendre mes idées et marcher en avant dans le vaste champ des connaissances humaines? L’a121bandon auquel j’étais condamné, l’habitude de refouler mes sentimens et de vivre dans mon cœur, ne m’ont-ils pas investi du pouvoir de comparer, de méditer? En ne se perdant pas au service des irritations mondaines qui rapetissent la plus belle ame et la réduisent à l’état de guenille, ma sensibilité ne s’est-elle pas concentrée pour devenir l’organe perfectionné d’une volonté plus haute que le vouloir de la passion? Méconnu par les femmes, je me souviens de les avoir observées avec la sagacité de l’amour dédaigné. Maintenant, je le vois, la sincérité de mon caractère a dû leur déplaire! Peut-être veulent-elles un peu d’hypocrisie? Moi qui suis tour-à-tour, dans la même heure, homme et enfant, futile et penseur, sans préjugés et plein de superstitions, souvent femme comme elles, n’ont-elles pas dû prendre ma naïveté pour du cynisme, et la pureté même de ma pensée pour du libertinage? La science leur était ennui, la langueur féminine faiblesse. Cette excessive mobilité d’imagination, le malheur des poètes, me faisait sans doute juger comme un être incapable d’amour, sans constance dans les idées, sans énergie. Idiot quand je me taisais, je les effarouchais peut-être quand j’essayais de leur plaire. Les femmes m’ont condamné. J’ai accepté, dans les larmes et le chagrin, l’arrêt porté par le monde. Cette peine a produit son fruit. Je voulus me venger de la société, je voulus posséder l’ame de toutes les femmes en me soumettant les intelligences, et voir tous les regards fixés sur moi quand mon nom serait prononcé par un valet à la porte d’un salon. Je m’instituai grand homme. Dès mon enfance, je m’étais frappé le front en me disant comme 122André de Chénier: «Il y a quelque chose là!» Je croyais sentir en moi une pensée à exprimer, un système à établir, une science à expliquer. Ô mon cher Émile! aujourd’hui que j’ai vingt-six ans à peine, que je suis sûr de mourir inconnu, sans avoir jamais été l’amant de la femme que j’ai rêvé de posséder, laisse-moi te conter mes folies? N’avons-nous pas tous, plus ou moins, pris nos désirs pour des réalités? Ah! je ne voudrais point pour ami d’un jeune homme qui dans ses rêves ne se serait pas tressé des couronnes, construit quelque piédestal ou donné de complaisantes maîtresses. Moi! j’ai souvent été général, empereur, j’ai été Byron, puis rien. Après avoir joué sur le faîte des choses humaines, je m’apercevais que toutes les montagnes, toutes les difficultés restaient à gravir. Cet immense amour-propre qui bouillonnait en moi, cette croyance sublime à une destinée, et qui devient du génie peut-être quand un homme ne se laisse pas déchiqueter l’ame par le contact des affaires aussi facilement qu’un mouton abandonne sa laine aux épines des halliers où il passe; tout cela me sauva. Je voulus me couvrir de gloire et travailler dans le silence pour la maîtresse que j’espérais avoir un jour. Toutes les femmes se résumaient par une seule, et cette femme je croyais la rencontrer dans la première qui s’offrait à mes regards. Mais, voyant une reine dans chacune d’elles, toutes devaient, comme les reines qui sont obligées de faire des avances à leurs amans, venir un peu au devant de moi, souffreteux, pauvre et timide. Ah! pour celle qui m’eût plaint, j’avais dans le cœur tant de reconnaissance outre l’amour, 123que je l’eusse adorée pendant toute sa vie. Plus tard, mes observations m’ont appris de cruelles vérités. Ainsi, mon cher Émile, je risquais de vivre éternellement seul. Les femmes sont habituées, par je ne sais quelle pente de leur esprit, à ne voir dans un homme de talent que ses défauts, et dans un sot que ses qualités; elles éprouvent de grandes sympathies pour les qualités du sot qui sont une flatterie perpétuelle de leurs propres défauts, tandis que l’homme supérieur ne leur offre pas assez de jouissances pour compenser ses imperfections. Le talent est une fièvre intermittente, nulle femme n’est jalouse d’en partager seulement les malaises; toutes veulent trouver dans leurs amans des motifs de satisfaire leur vanité, c’est elles encore qu’elles aiment en nous! Un homme pauvre, fier, artiste, doué du pouvoir de créer, n’est-il pas armé d’un blessant égoïsme? il existe autour de lui je ne sais quel tourbillon de pensées dans lequel il enveloppe tout, même sa maîtresse qui doit en suivre le mouvement. Une femme adulée peut-elle croire à l’amour d’un tel homme? Ira-t-elle le chercher? Cet amant n’a pas le loisir de s’abandonner autour d’un divan à ces petites singeries de sensibilité auxquelles les femmes tiennent tant et qui sont le triomphe des gens faux et insensibles. Le temps manque à ses travaux, comment en dépenserait-il à se rapetisser, à se chamarrer? Prêt à donner ma vie d’un coup, je ne l’aurais pas avilie en détail. Enfin il existe dans le manége d’un agent de change qui fait les commissions d’une femme pâle et minaudière, je ne sais quoi de mesquin dont l’artiste a horreur. L’amour abstrait ne suffit pas à un 124homme pauvre et grand, il en veut tous les dévouemens. Les petites créatures qui passent leur vie à essayer des cachemires ou se font les porte-manteaux de la mode n’ont pas de dévouement, elles en exigent et voient dans l’amour le plaisir de commander, non celui d’obéir. La véritable épouse en cœur, en chair et en os, se laisse traîner là où va celui en qui réside sa vie, sa force, sa gloire, son bonheur. Aux hommes supérieurs, il faut des femmes orientales dont l’unique pensée soit l’étude de leurs besoins: pour eux, le malheur est dans le désaccord de leurs désirs et des moyens. Moi, qui me croyais homme de génie, j’aimais précisément ces petites maîtresses! Nourrissant des idées si contraires aux idées reçues, ayant la prétention d’escalader le ciel sans échelle, possédant des trésors qui n’avaient pas cours, armé de connaissances étendues qui surchargeaient ma mémoire et que je n’avais pas encore classées, que je ne m’étais point assimilées; me trouvant sans parens, sans amis, seul au milieu du plus affreux désert, un désert pavé, un désert animé, pensant, vivant, où tout vous est bien plus qu’ennemi, indifférent! la résolution que je pris était naturelle, quoique folle; elle comportait je ne sais quoi d’impossible qui me donna du courage. Ce fut comme un parti fait avec moi-même, et dont j’étais le joueur et l’enjeu. Voici mon plan.
Mes onze cents francs devaient suffire à ma vie pendant trois ans, je m’accordais ce temps pour mettre au jour un ouvrage qui pût attirer l’attention publique sur moi, me faire une fortune ou un nom. Je me réjouissais en pensant que j’allais vivre de pain et de lait, 125comme un solitaire de la Thébaïde, plongé dans le monde des livres et des idées, dans une sphère inaccessible, au milieu de ce Paris si tumultueux; sphère de travail et de silence où comme les chrysalides je me bâtissais une tombe pour renaître brillant et glorieux. J’allais risquer de mourir pour vivre. En réduisant l’existence à ses vrais besoins, au strict nécessaire, je trouvais que trois cent soixante-cinq francs par an devaient suffire à ma pauvreté. En effet, cette maigre somme a satisfait à ma vie, tant que j’ai voulu subir ma propre discipline claustrale.
– C’est impossible, s’écria Émile.
– J’ai vécu près de trois ans ainsi, répondit Raphaël avec une sorte de fierté. Comptons! reprit-il. Trois sous de pain, deux sous de lait, trois sous de charcuterie m’empêchaient de mourir de faim et tenaient mon esprit dans un état de lucidité singulière. J’ai observé, tu le sais, de merveilleux effets produits par la diète sur l’imagination. Mon logement me coûtait trois sous par jour, je brûlais pour trois sous d’huile par nuit, je faisais moi-même ma chambre, je portais des chemises de flanelle pour ne dépenser que deux sous de blanchissage par jour, je me chauffais avec du charbon de terre, dont le prix divisé par les jours de l’année n’a jamais donné plus de deux sous pour chacun; j’avais des habits, du linge, des chaussures pour trois années, je ne voulais m’habiller que pour aller à certains cours publics et aux bibliothèques. Ces dépenses réunies ne faisaient que dix-huit sous, il me restait deux sous pour les choses imprévues. Je ne me souviens pas d’avoir, pendant cette longue période 126de travail, passé le Pont-des-Arts, ni d’avoir jamais acheté d’eau; j’allais en chercher le matin, à la fontaine de la place Saint-Michel, au coin de la rue des Grès.
Oh! je portais ma pauvreté fièrement. Un homme qui pressent un bel avenir marche dans sa vie de misère comme un innocent conduit au supplice, il n’a point honte. Je n’avais pas voulu prévoir la maladie: comme Aquilina, j’envisageais l’hôpital sans terreur. Je n’ai pas douté un moment de ma bonne santé. D’ailleurs, le pauvre ne doit se coucher que pour mourir. Je me coupai les cheveux, 127jusqu’au moment où un ange d’amour et de bonté… Mais je ne veux pas anticiper sur la situation à laquelle j’arrive. Apprends seulement, mon cher ami, qu’à défaut de maîtresse, je vécus avec une grande pensée, avec un rêve, un mensonge auquel nous commençons tous par croire plus ou moins. Aujourd’hui, je ris de moi, de ce moi, peut-être saint et sublime, qui n’existe plus. La société, le monde, nos usages, nos mœurs vus de près, m’ont révélé le danger de ma croyance innocente et la superfluité de mes fervens travaux. Ces approvisionnemens sont inutiles à l’ambitieux: que léger soit le bagage de qui poursuit la fortune. La faute des hommes supérieurs est de dépenser leurs jeunes années à se rendre dignes de la Faveur. Pendant qu’ils thésaurisent leurs forces et la science pour porter sans effort le poids d’une puissance qui les fuit, les intrigans riches de mots et dépourvus d’idées vont et viennent, surprennent les sots et se logent dans la confiance des demi-niais: les uns étudient, les autres marchent; les uns sont modestes, les autres hardis; l’homme de génie tait son orgueil, l’intrigant arbore le sien et doit arriver nécessairement. Les hommes du pouvoir ont si fort besoin de croire au mérite tout fait, au talent effronté, qu’il y a chez le vrai savant de l’enfantillage à espérer des récompenses humaines. Je ne cherche certes pas à paraphraser les lieux communs de la vertu, le cantique des cantiques éternellement chanté par les génies méconnus, je veux déduire logiquement la raison des fréquens succès obtenus par les hommes médiocres. Hélas! l’étude est si maternellement bonne, qu’il y a peut-être crime à 128lui demander des récompenses autres que les pures et douces joies dont elle nourrit ses enfans. Je me souviens d’avoir quelquefois trempé gaiement mon pain dans mon lait, assis auprès de ma fenêtre en y respirant l’air, en laissant planer mes yeux sur un paysage de toits bruns, grisâtres, rouges, en ardoises, en tuiles, couverts de mousses jaunes ou vertes.
129Si d’abord cette vue me parut monotone, j’y découvris bientôt de singulières beautés: tantôt le soir des raies lumineuses, parties des volets mal fermés, nuançaient et animaient les noires profondeurs de ce pays original; tantôt les lueurs pâles des réverbères projetaient d’en bas des reflets jaunâtres à travers le brouillard, et accusaient faiblement dans les rues les ondulations de ces toits pressés, océan de vagues immobiles; parfois de rares figures apparaissaient au milieu de ce morne désert. Parmi les fleurs de quelque jardin aérien, j’entrevoyais le profil anguleux et crochu d’une vieille femme arrosant des capucines, ou dans le cadre d’une lucarne pourrie, quelque jeune fille faisant sa toilette, se croyant seule, et dont je ne pouvais apercevoir que le beau front et les longs cheveux élevés en l’air par un joli bras blanc. J’admirais dans les gouttières quelques végétations éphémères, pauvres herbes bientôt emportées par un orage! J’étudiais les mousses, leurs couleurs ravivées par la pluie, et qui sous le soleil se changeaient en un velours sec et brun à reflets capricieux. Enfin les poétiques et fugitifs effets du jour, les tristesses du brouillard, les soudains pétillemens du soleil, le silence et les magies de la nuit, les mystères de l’aurore, les fumées de chaque cheminée, tous les accidens de cette singulière nature m’étaient devenus familiers et me divertissaient. J’aimais ma prison, elle était volontaire. Ces savanes de Paris formées par des toits nivelés comme une plaine, mais qui couvraient des abîmes peuplés, allaient à mon ame et s’harmoniaient avec mes pensées. Il est fatigant de retrouver brusquement le 130monde quand nous descendons des hauteurs célestes où nous entraînent les méditations scientifiques. Aussi, ai-je alors parfaitement conçu la nudité des monastères.
Quand je fus bien résolu à suivre mon nouveau plan de vie, je cherchai mon logis dans les quartiers les plus déserts de Paris. Un soir, en revenant de l’Estrapade, je passais par la rue des Cordiers pour retourner chez moi. À l’angle de la rue de Cluny, je vis une petite fille d’environ quatorze ans, qui jouait au volant avec une de ses camarades, et dont les rires et les espiègleries amusaient les voisins.
Il faisait beau, la soirée était chaude, le mois de septembre durait encore. Devant chaque porte, des femmes étaient assises et devisaient comme dans une ville de pro131vince par un jour de fête. J’observai d’abord la jeune fille de qui la physionomie était d’une admirable expression, et le corps tout posé pour un peintre. C’était une scène ravissante. Je cherchai la cause de cette bonhomie au milieu de Paris, je remarquai que la rue n’aboutissait à rien, et ne devait pas être très-passante. En me rappelant le séjour de J.-J. Rousseau dans ce lieu, je trouvai l’hôtel Saint-Quentin, et le délabrement dans lequel il était me fit espérer d’y rencontrer un gîte peu coûteux. Je voulus le visiter. En entrant dans une chambre basse, je vis les classiques flambeaux de cuivre garnis de leurs chandelles, méthodiquement rangés au-dessus de chaque clef, et fus frappé de la propreté qui régnait dans cette salle, ordinairement assez mal tenue dans les autres hôtels. Elle était peignée comme un tableau de genre: son lit bleu, les ustensiles, les meubles avaient la coquetterie d’une nature de convention. La maîtresse de l’hôtel, femme de quarante ans environ, dont les traits exprimaient des malheurs, dont le regard était comme terni par des pleurs, se leva, vint à moi, je lui soumis humblement le tarif de mon loyer. Sans en paraître étonnée, elle chercha une clef parmi toutes les autres, et me conduisit dans les mansardes, où elle me montra une chambre qui avait vue sur les toits, sur les cours des maisons voisines, par les fenêtres desquelles passaient de longues perches chargées de linge. Rien n’était plus horrible que cette mansarde aux murs jaunes et sales, qui sentait la misère et appelait son savant. La toiture s’y abaissait irrégulièrement et les tuiles disjointes laissaient voir le ciel. Il y avait place pour un 132lit, une table, quelques chaises, et sous l’angle aigu du toit, je pouvais loger mon piano. N’étant pas assez riche pour meubler cette cage digne des plombs de Venise, la pauvre femme n’avait jamais pu la louer. Ayant précisément excepté de la vente mobilière que je venais de faire, les objets qui m’étaient en quelque sorte personnels, je fus bientôt d’accord avec mon hôtesse, et m’installai le lendemain chez elle. Je vécus dans ce sépulcre aérien pendant près de trois ans, travaillant nuit et jour sans relâche, avec tant de plaisir que l’étude me semblait être le plus beau thème, la plus heureuse solution de la vie humaine. Le calme et le silence nécessaires au savant ont je ne sais quoi de doux, d’enivrant comme l’amour. L’exercice de la pensée, la recherche des idées, les contemplations tranquilles de la science nous prodiguent d’ineffables délices, indescriptibles comme tout ce qui participe de l’intelligence, dont les phénomènes sont invisibles à nos sens extérieurs. Aussi sommes-nous toujours forcés d’expliquer les mystères de l’esprit par des comparaisons matérielles. Le plaisir de nager dans un lac d’eau pure, au milieu des rochers, des bois et des fleurs, seul et caressé par une brise tiède, donnerait aux ignorans une bien faible image du bonheur que j’éprouvais quand mon ame était baignée dans les lueurs de je ne sais quelle lumière, quand j’écoutais les voix terribles et confuses de l’inspiration, quand d’une source inconnue les images ruisselaient dans mon cerveau palpitant. Voir une idée qui pointe dans le champ des abstractions humaines comme le lever du soleil au matin et s’élève comme lui, qui mieux encore! grandit comme un enfant, ar133rive à la puberté, se fait lentement virile, est une joie supérieure aux autres joies terrestres, ou plutôt c’est un divin plaisir. L’étude prête une sorte de magie à tout ce qui nous environne. Le bureau chétif sur lequel j’écrivais et la basane brune qui le couvrait, mon piano, mon lit, mon fauteuil, les bizarreries de mon papier de tenture, mes meubles, toutes ces choses s’animèrent, et devinrent pour moi d’humbles amis, les complices silencieux de mon avenir. Combien de fois ne leur ai-je pas communiqué mon ame, en les regardant? Souvent en laissant voyager mes yeux sur une moulure déjetée, je rencontrais des développemens nouveaux, une preuve frappante de mon système ou des mots que je croyais heureux pour rendre des pensées presque intraduisibles. À force de contempler les objets qui m’entouraient, je trouvais à chacun sa physionomie, son caractère; souvent ils me parlaient: si, par dessus les toits, le soleil couchant leur jetait à travers mon étroite fenêtre quelque lueur furtive, ils se coloraient, pâlissaient, brillaient, s’attristaient ou s’égayaient, en me surprenant toujours par des effets nouveaux. Ces menus accidens de la vie solitaire, qui échappent aux préoccupations du monde, sont la consolation des prisonniers. N’étais-je pas captivé par une idée, emprisonné dans un système, mais soutenu par la perspective d’une vie glorieuse. À chaque difficulté vaincue, je baisais les mains douces de la femme aux beaux yeux, élégante et riche, qui devait un jour caresser mes cheveux en me disant avec attendrissement: Tu as bien souffert, pauvre ange!
134J’avais entrepris deux grandes œuvres. Une comédie devait en peu de jours me donner une renommée, une fortune, et l’entrée de ce monde où je voulais reparaître en y exerçant les droits régaliens de l’homme de génie. Vous avez tous vu dans ce chef-d’œuvre la première erreur d’un jeune homme qui sort du collége, une véritable niaiserie d’enfant. Vos plaisanteries ont détruit de fécondes illusions, qui depuis ne se sont plus réveillées. Toi seul, mon cher Émile, as calmé la plaie profonde que d’autres firent à mon cœur! Toi seul admiras ma Théorie de la volonté, ce long ouvrage pour lequel j’avais appris les langues orientales, l’anatomie, la physiologie, auquel j’avais consacré la plus grande partie de mon temps; œuvre qui, si je ne me trompe, complètera les travaux de Mesmer, de Lavater, de Gall, de Bichat, en ouvrant une nouvelle route à la science humaine.
Là, s’arrête ma belle vie, ce sacrifice de tous les jours, ce travail de ver-à-soie inconnu au monde et dont la seule récompense est peut-être dans le travail même. Depuis l’âge de raison jusqu’au jour où j’eus terminé ma théorie, j’ai observé, appris, écrit, lu sans relâche, et ma vie fut comme un long pensum. Amant efféminé de la paresse orientale, amoureux de mes rêves, sensuel, j’ai toujours travaillé, me refusant à goûter les jouissances de la vie parisienne. Gourmand, j’ai été sobre; aimant et la marche et les voyages maritimes, désirant visiter plusieurs pays, trouvant encore du plaisir à faire, comme un enfant, ricocher des cailloux sur l’eau, je suis resté constamment assis, une plume à 135la main; bavard, j’allais écouter en silence les professeurs aux Cours publics de la Bibliothèque et du Muséum; j’ai dormi sur mon grabat solitaire comme un religieux de l’ordre de Saint-Benoît, et la femme était cependant ma seule chimère, une chimère que je caressais et qui me fuyait toujours! Enfin ma vie a été une cruelle antithèse, un perpétuel mensonge. Puis jugez donc les hommes! Parfois mes goûts naturels se réveillaient comme un incendie long-temps couvé. Par une sorte de mirage ou de calenture, moi, veuf de toutes les femmes que je désirais, dénué de tout et logé dans une mansarde d’artiste, je me voyais alors entouré de maîtresses ravissantes! Je courais à travers les rues de Paris, couché sur les moelleux coussins d’un brillant équipage! J’étais rongé de vices, plongé dans la débauche, voulant tout, ayant tout; enfin ivre à jeun, comme saint Antoine dans sa tentation. Heureusement le sommeil finissait par éteindre ces visions dévorantes, le lendemain la Science m’appelait en souriant, et je lui étais fidèle. J’imagine que les femmes dites vertueuses doivent être souvent la proie de ces tourbillons de folie, de désirs et de passions qui s’élèvent en nous, malgré nous. De tels rêves ne sont pas sans charmes: ne ressemblent-ils pas à ces causeries du soir, en hiver, où l’on part de son foyer pour aller en Chine. Mais que devient la vertu, pendant ces délicieux voyages où la pensée a franchi tous les obstacles?
Pendant les dix premiers mois de ma réclusion, je menai la vie pauvre et solitaire que je t’ai dépeinte: j’allais chercher moi-même, dès le matin et sans être vu, mes provisions pour la journée; je faisais ma cham136bre, j’étais tout ensemble le maître et le serviteur, je diogénisais avec une incroyable fierté. Mais après ce temps, pendant lequel l’hôtesse et sa fille espionnèrent mes mœurs et mes habitudes, examinèrent ma personne et comprirent ma misère, peut-être parce qu’elles étaient elles-mêmes fort malheureuses, il s’établit d’inévitables liens entre elles et moi. Pauline, cette charmante créature dont les grâces naïves et secrètes m’avaient en quelque sorte amené là, me rendit plusieurs services qu’il me fut impossible de refuser. Toutes les infortunes sont sœurs: elles ont le même langage, la même générosité, la générosité de ceux qui ne possédant rien sont prodigues de sentiment, paient de leur temps et de leur personne. Insensiblement Pauline s’impatronisa chez moi, voulut me servir, et sa mère ne s’y opposa point. Je vis la mère elle-même raccommodant mon linge et rougissant d’être surprise à cette charitable occupation. Devenu malgré moi leur protégé, j’acceptai leurs services. Pour comprendre cette singulière affection, il faut connaître l’emportement du travail, la tyrannie des idées et cette répugnance instinctive qu’éprouve pour les détails de la vie matérielle l’homme qui vit par la pensée. Pouvais-je résister à la délicate attention avec laquelle Pauline m’apportait, à pas muets, mon repas frugal, quand elle s’apercevait que, depuis sept ou huit heures, je n’avais rien pris? Avec les grâces de la femme et l’ingénuité de l’enfance, elle me souriait en me faisant un signe pour me dire que je ne devais pas la voir. C’était Ariel se glissant comme un sylphe sous mon toit, et prévoyant mes besoins.
137Un soir, Pauline me raconta son histoire avec une touchante ingénuité. Son père était chef d’escadron dans les grenadiers à cheval de la garde impériale. Au passage de la Bérésina, il avait été fait prisonnier par les Cosaques. Plus tard, quand Napoléon proposa de l’échanger, les autorités russes le firent vainement chercher en Sibérie. Au dire des autres prisonniers, il s’était échappé avec le projet d’aller aux Indes. Depuis ce temps, madame Gaudin, mon hôtesse, n’avait pu obtenir aucune nouvelle de son mari. Les désastres de 1814 et 1815 étaient arrivés. Seule, sans ressources et sans secours, elle avait pris le parti de tenir un hôtel garni pour faire vivre sa fille. Elle espérait toujours revoir son mari. Son plus cruel chagrin était de laisser Pauline sans éducation, sa Pauline, filleule de la princesse Borghèse, et qui n’aurait pas dû mentir aux belles destinées promises par son impériale protectrice. Quand madame Gaudin me confia cette amère douleur qui la tuait, et me dit avec un accent déchirant: «Je donnerais bien et le chiffon de papier qui crée Gaudin baron de l’empire, et le droit que nous avons à la dotation de Wistchnau pour savoir Pauline élevée à Saint-Denis!» Tout-à-coup, je tressaillis, et pour reconnaître les soins que me prodiguaient ces deux femmes, j’eus l’idée de m’offrir à finir l’éducation de Pauline. La candeur avec laquelle ces deux femmes acceptèrent ma proposition fut égale à la naïveté qui la dictait. J’eus ainsi des heures de récréation. La petite avait les plus heureuses dispositions: elle apprit avec tant de facilité qu’elle devint bientôt plus forte que je ne l’étais sur le piano. 138En s’accoutumant à penser tout haut près de moi, elle déployait les mille gentillesses d’un cœur qui s’ouvre à la vie comme le calice d’une fleur lentement dépliée par le soleil. Elle m’écoutait avec recueillement et plaisir, en arrêtant sur moi ses yeux noirs et veloutés qui semblaient sourire.
Elle répétait ses leçons d’un accent doux et caressant, en témoignant une joie enfantine quand j’étais content d’elle. Sa mère, chaque jour plus inquiète d’avoir à préserver de tout danger une jeune fille qui développait en croissant toutes les promesses faites par les grâces de son enfance, la vit avec plaisir s’enfermer pendant toute la journée pour étudier. Mon piano étant le seul dont elle pût se servir, elle profitait de mes absences 139pour s’exercer. Quand je rentrais, je la trouvais chez moi, dans la toilette la plus modeste; mais au moindre mouvement, sa taille souple et les attraits de sa personne se révélaient sous l’étoffe grossière. Elle avait un pied mignon dans d’ignobles souliers, comme l’héroïne du conte de Peau-d’Ane. Mais ses jolis trésors, sa richesse de jeune fille, tout ce luxe de beauté fut comme perdu pour moi. Je m’étais ordonné à moi-même de ne voir qu’une sœur en Pauline, j’aurais eu horreur de tromper la confiance de sa mère, j’admirais cette charmante fille comme un tableau, comme le portrait d’une maîtresse morte. Enfin, c’était mon enfant, ma statue. Pygmalion nouveau, je voulais faire d’une vierge vivante et colorée, sensible et parlante, un marbre. J’étais très-sévère avec elle, mais plus je lui faisais éprouver les effets de mon despotisme magistral, plus elle devenait douce et soumise. Si je fus encouragé dans ma retenue et dans ma continence par des sentimens nobles, néanmoins les raisons de procureur ne me manquèrent pas. Je ne comprends point la probité des écus sans la probité de la pensée. Tromper une femme ou faire faillite a toujours été même chose pour moi. Aimer une jeune fille ou se laisser aimer par elle constitue un vrai contrat dont les conditions doivent être bien entendues. Nous sommes maîtres d’abandonner la femme qui se vend, mais non pas la jeune fille qui se donne, elle ignore l’étendue de son sacrifice. J’aurais donc épousé Pauline, et c’eût été une folie, n’était-ce pas livrer une ame douce et vierge à d’effroyables malheurs? Mon indigence parlait son langage égoïste, et venait toujours mettre sa main de fer entre 140cette bonne créature et moi. Puis je l’avoue à ma honte, je ne conçois pas l’amour dans la misère. Peut-être est-ce en moi une dépravation due à cette maladie humaine que nous nommons la Civilisation; mais une femme, fût-elle attrayante autant que la belle Hélène, la Galatée d’Homère, n’a plus aucun pouvoir sur mes sens pour peu qu’elle soit crottée. Ah! vive l’amour dans la soie, sur le cachemire, entouré des merveilles du luxe qui le parent merveilleusement bien, parce que lui-même est un luxe peut-être. J’aime à froisser sous mes désirs de pimpantes toilettes, à briser des fleurs, à porter une main dévastatrice dans les élégans édifices d’une coiffure embaumée. Des yeux brûlans cachés par un voile de dentelle que les regards percent comme la flamme déchire la fumée du canon, m’offrent de fantastiques attraits. Mon amour veut des échelles de soie escaladées en silence, par une nuit d’hiver. Quel plaisir d’arriver couvert de neige dans une chambre éclairée par des parfums, tapissée de soies peintes, et d’y trouver une femme qui, elle aussi, secoue de la neige, car quel autre nom donner à ces voiles de voluptueuses mousselines à travers lesquels elle se dessine vaguement comme un ange dans son nuage et d’où elle va sortir? Puis il me faut encore un craintif bonheur, une audacieuse sécurité. Enfin je veux revoir cette mystérieuse femme, mais éclatante, mais au milieu du monde, mais vertueuse, environnée d’hommages, vêtue de dentelles, de diamans, donnant ses ordres à la Ville, et si haut placée et si imposante que nul n’ose lui adresser de vœux. Au milieu de sa cour, elle 141me jette un regard à la dérobée, un regard qui dément ces artifices, un regard qui me sacrifie le monde et les hommes! Certes, je me suis vingt fois trouvé ridicule d’aimer quelques aunes de blonde, du velours, de fines batistes, les tours de force d’un coiffeur, des bougies, un carrosse, un titre, d’héraldiques couronnes peintes par des vitriers ou fabriquées par un orfèvre, enfin tout ce qu’il y a de factice et de moins femme dans la femme; je me suis moqué de moi, je me suis raisonné, tout a été vain. Une femme aristocratique et son sourire fin, la distinction de ses manières et son respect d’elle-même, m’enchantent; quand elle met une barrière entre elle et le monde, elle flatte en moi toutes les vanités qui sont la moitié de l’amour. Enviée par tous, ma félicité me paraît avoir plus de saveur. En ne faisant rien de ce que font les autres femmes, en ne marchant pas, ne vivant pas comme elles, en s’enveloppant dans un manteau qu’elles ne peuvent avoir, en respirant des parfums à elle, ma maîtresse me semble être bien mieux à moi; plus elle s’éloigne de la terre, même dans ce que l’amour a de terrestre, plus elle s’embellit à mes yeux. En France, heureusement pour moi, nous sommes depuis vingt ans sans reine, j’eusse aimé la reine! Pour avoir les façons d’une princesse, une femme doit être riche. En présence de mes romanesques fantaisies, qu’était Pauline? Pouvait-elle me vendre des nuits qui coûtent la vie, un amour qui tue et met en jeu toutes les facultés humaines? Nous ne mourons guère pour de pauvres filles qui se donnent! Je n’ai jamais pu détruire ces sentimens ni ces rêveries 142de poète. J’étais né pour l’amour impossible, et le hasard a voulu que je fusse servi par delà mes souhaits. Combien de fois n’ai-je pas vêtu de satin les pieds mignons de Pauline, emprisonné sa taille svelte comme un jeune peuplier dans une robe de gaze, jeté sur son sein une légère écharpe en lui faisant fouler les tapis de son hôtel et la conduisant à une voiture élégante. Je l’eusse adorée ainsi. Je lui donnais une fierté qu’elle n’avait pas, je la dépouillais de toutes ses vertus, de ses grâces naïves, de son délicieux naturel, de son sourire ingénu, pour la plonger dans le Styx de nos vices et lui rendre le cœur invulnérable, pour la farder de nos crimes, pour en faire la poupée fantasque de nos salons, une femme fluette qui se couche au matin pour renaître le soir, à l’aurore des bougies. Elle était tout sentiment, tout fraîcheur, je la voulais sèche et froide. Dans les derniers jours de ma folie, le souvenir m’a montré Pauline, comme il nous peint les scènes de notre enfance. Plus d’une fois, je suis resté attendri, songeant à de délicieux momens: soit que je la revisse assise près de ma table, occupée à coudre, paisible, silencieuse, recueillie et faiblement éclairée par le jour qui, descendant de ma lucarne, dessinait de légers reflets argentés sur sa belle chevelure noire; soit que j’entendisse son rire jeune, ou sa voix au timbre riche chanter les gracieuses cantilènes qu’elle composait sans efforts. Souvent elle s’exaltait en faisant de la musique, sa figure ressemblait alors d’une manière frappante à la noble tête par laquelle Carlo Dolci a voulu représenter l’Italie. Ma cruelle mémoire me jetait cette 143jeune fille à travers les excès de mon existence comme un remords, comme une image de la vertu! Mais laissons la pauvre enfant à sa destinée! Quelque malheureuse qu’elle puisse être, au moins l’aurai-je mise à l’abri d’un effroyable orage, en évitant de la traîner dans mon enfer.
Jusqu’à l’hiver dernier, ma vie fut la vie tranquille et studieuse dont j’ai tâché de te donner une faible image. Dans les premiers jours du mois de décembre 1829, je rencontrai Rastignac, qui, malgré le misérable état de mes vêtemens, me donna le bras et s’enquit de ma fortune avec un intérêt vraiment fraternel. Pris à la glu de ses manières, je lui racontai brièvement et ma vie et mes espérances. Il se mit à rire, me traita tout à la fois d’homme de génie et de sot. Sa voix gasconne, son expérience du monde, l’opulence qu’il devait à son savoir-faire, agirent sur moi d’une manière irrésistible. Il me fit mourir à l’hôpital, méconnu comme un niais, conduisit mon propre convoi, me jeta dans le trou des pauvres. Il me parla de charlatanisme. Avec cette verve aimable qui le rend si séduisant, il me montra tous les hommes de génie comme des charlatans. Il me déclara que j’avais un sens de moins, une cause de mort, si je restais seul, rue des Cordiers. Selon lui, je devais aller dans le monde, égoïser adroitement, habituer les gens à prononcer mon nom et me dépouiller moi-même de l’humble monsieur qui messeyait à un grand homme de son vivant. – Les imbéciles, s’écria-t-il, nomment ce métier là intriguer, les gens à morale le proscrivent sous le mot de vie dissipée; ne nous arrêtons pas aux hommes, 144interrogeons les résultats? Toi, tu travailles, eh bien! tu ne feras jamais rien. Moi, je suis propre à tout et bon à rien, paresseux comme un homard, eh bien! j’arriverai à tout. Je me répands, je me pousse, l’on me fait place; je me vante, l’on me croit. La dissipation, mon cher, est un système politique. La vie d’un homme occupé à manger sa fortune devient souvent une spéculation; il place ses capitaux en amis, en plaisirs, en protecteurs, en connaissances. Un négociant risque-t-il un million? pendant vingt ans il ne dort, ni ne boit, ni ne s’amuse, il couve son million; il le fait trotter par toute l’Europe, il s’ennuie, se donne à tous les démons que l’homme a inventés; puis une liquidation le laisse souvent sans un sou, sans un nom, sans un ami. Le dissipateur, lui, s’amuse à vivre, à faire courir ses chevaux; si par hasard il perd ses capitaux, il a la chance d’être nommé receveur-général, de se bien marier, d’être attaché à un ministre, à un ambassadeur. Il a encore des amis, une réputation, et toujours de l’argent. Connaissant les ressorts du monde, il les manœuvre à son profit. Ce système est-il logique, ou ne suis-je qu’un fou? N’est-ce pas là la moralité de la comédie qui se joue tous les jours dans le monde? Ton ouvrage est achevé, reprit-il après une pause, tu as un talent immense! Eh bien! tu arrives au point de départ. Il faut maintenant faire ton succès toi-même, c’est plus sûr. Tu iras conclure des alliances avec les coteries, conquérir des prôneurs. Moi, je veux me mettre de moitié dans ta gloire, je serai le bijoutier qui aura monté les diamans de ta couronne. Pour commencer, dit-il, sois 145ici demain soir. Je te présenterai dans une maison où va tout Paris, notre Paris à nous, celui des beaux, des gens à millions, des célébrités, enfin des hommes qui parlent d’or comme Chrysostome. Quand ils ont adopté un livre, le livre devient à la mode; s’il est réellement bon, ils ont donné quelque brevet de génie sans le savoir. Si tu as de l’esprit, mon cher enfant, tu feras toi-même la fortune de ta Théorie, en comprenant mieux la théorie de la fortune. Demain soir, tu verras la belle comtesse Fœdora, la femme à la mode.
– Je n’en ai jamais entendu parler.
– Tu es un Caffre, dit Rastignac en riant, ne pas connaître Fœdora! Une femme à marier qui possède près de quatre-vingt mille livres de rentes, qui ne veut de personne ou dont personne ne veut! Espèce de problème féminin, une Parisienne à moitié Russe, une Russe à moitié Parisienne! Une femme chez laquelle s’éditent toutes les productions romantiques qui ne paraissent pas, la plus belle femme de Paris, la plus gracieuse. Tu n’es même pas un Caffre, tu es la bête intermédiaire qui joint le Caffre à l’animal. Adieu, à demain.
Il fit une pirouette et disparut sans attendre ma réponse, n’admettant pas qu’un homme raisonnable pût refuser d’être présenté à Fœdora.
Comment expliquer la fascination d’un nom? FŒDORA me poursuivit comme une mauvaise pensée, avec laquelle on cherche à transiger. Une voix me disait: Tu iras chez Fœdora. J’avais beau me débattre avec cette voix et lui crier qu’elle mentait, elle écrasait 146tous mes raisonnemens avec ce nom: Fœdora. Mais ce nom, cette femme n’étaient-ils pas le symbole de tous mes désirs et le thème de ma vie? le nom réveillait les poésies artificielles du monde, faisait briller les fêtes du haut Paris, et les clinquans de la vanité; la femme m’apparaissait avec tous les problèmes de passion dont je m’étais affolé. Ce n’était peut-être ni la femme ni le nom, mais tous mes vices qui se dressaient debout dans mon ame pour me tenter de nouveau. La comtesse Fœdora, riche et sans amant, résistant à des séductions parisiennes, n’était-ce pas l’incarnation de mes espérances, de mes visions? Je me créai une femme, je la dessinai dans ma pensée, je la rêvai. Pendant la nuit, je ne dormis pas, je devins son amant, je fis tenir en peu d’heures une vie entière, une vie d’amour, j’en savourai les fécondes, les brûlantes délices. Le lendemain, incapable de soutenir le supplice d’attendre longuement la soirée, j’allai louer un roman, et passai la journée à le lire, me mettant ainsi dans l’impossibilité de penser, ni de mesurer le temps. Pendant ma lecture, le nom de Fœdora retentissait en moi, comme un son que l’on entend dans le lointain, qui ne vous trouble pas, mais qui se fait écouter. Je possédais heureusement encore un habit noir et un gilet blanc assez honorables; puis de toute ma fortune, il me restait environ trente francs que j’avais semés dans mes hardes, dans mes tiroirs, afin de mettre entre une pièce de cent sous et mes fantaisies la barrière épineuse d’une recherche et les hasards d’une circumnavigation dans ma chambre. Au moment de m’habiller, je poursuivis mon trésor à travers un océan 147de papiers. La rareté du numéraire peut te faire concevoir ce que mes gants et mon fiacre emportèrent de richesses, ils mangèrent le pain de tout un mois. Hélas! nous ne manquons jamais d’argent pour nos caprices, nous ne discutons que le prix des choses utiles ou nécessaires; nous jetons l’or avec insouciance à des danseuses, et nous marchandons un ouvrier dont la famille affamée attend le paiement d’un mémoire. Combien de gens ont un habit de cent francs, un diamant à la pomme de leur canne, et dînent à vingt-cinq sous? Il semble que nous n’achetions jamais assez chèrement les plaisirs de la vanité.
Rastignac, fidèle au rendez-vous, sourit de ma métamorphose et m’en plaisanta; mais tout en allant chez la comtesse, il me donna de charitables conseils sur la manière de me conduire avec elle. Il me la peignit avare, vaine et défiante; mais avare avec faste, vaine avec simplicité, défiante avec bonhomie. – Tu connais mes engagemens, me dit-il, et tu sais combien je perdrais à changer d’amour. En observant Fœdora, j’étais désintéressé, de sang-froid, mes remarques doivent être justes. En pensant à te présenter chez elle, je songeais à ta fortune; ainsi, prends garde à tout ce que tu lui diras: elle a une mémoire cruelle, elle est d’une adresse à désespérer un diplomate, elle saurait deviner le moment où il dit vrai; entre nous, je crois que son mariage n’est pas reconnu par l’Empereur, car l’ambassadeur de Russie s’est mis à rire, quand je lui ai parlé d’elle, il ne la reçoit pas et la salue fort légèrement quand il la rencontre au bois. Néanmoins elle est de la société de madame de Sérisy, va chez mes148dames de Nucingen et de Restaud; en France sa réputation est intacte; la duchesse de Carigliano, la maréchale la plus collet-monté de toute la coterie Bonapartiste, va souvent passer avec elle la belle saison à sa terre; beaucoup de jeunes fats, le fils d’un pair de France, lui ont offert un nom en échange de sa fortune; elle les a tous poliment éconduits. Peut-être sa sensibilité ne commence-t-elle qu’au titre de comte! N’es-tu pas marquis, marche en avant si elle te plaît! Voilà ce que j’appelle donner des instructions.
Cette plaisanterie me fit croire que Rastignac voulait rire et piquer ma curiosité, en sorte que ma passion improvisée était arrivée à son paroxisme quand nous nous arrêtâmes devant un péristyle orné de fleurs. En montant un vaste escalier tapissé où je remarquai toutes les recherches du comfort anglais, le cœur me battit, j’en rougissais: je démentais mon origine, mes sentimens, ma fierté, j’étais sottement bourgeois. Hélas! je sortais d’une mansarde après trois années de pauvreté, sans savoir encore mettre au-dessus des bagatelles de la vie ces trésors acquis, ces immenses capitaux intellectuels qui vous enrichissent en un moment quand le pouvoir tombe entre vos mains sans vous écraser, parce que l’étude vous a formé d’avance aux luttes politiques.
J’aperçus une femme d’environ vingt-deux ans, de moyenne taille, vêtue de blanc, entourée d’un cercle d’hommes, mollement couchée sur une ottomane, et tenant à la main un écran de plumes. En voyant entrer Rastignac, elle se leva, vint à nous, sourit avec 149grâce, me fit d’une voix mélodieuse un compliment sans doute apprêté. Notre ami m’avait annoncé comme un homme de talent, et son adresse, son emphase gasconne me procurèrent un accueil flatteur.
150Je fus l’objet d’une attention particulière qui me rendit confus, mais Rastignac avait heureusement parlé de ma modestie. Je rencontrai là des savans, des gens de lettres, d’anciens ministres, des pairs de France. La conversation reprit son cours quelque temps après mon arrivée, et sentant que j’avais une réputation à soutenir, je me rassurai; puis, sans abuser de la parole quand elle m’était accordée, je tâchai de résumer les discussions par des mots plus ou moins incisifs, profonds ou spirituels. Je produisis quelque sensation: pour la millième fois de sa vie, Rastignac fut prophète. Quand il y eut assez de monde pour que chacun retrouvât sa liberté, mon introducteur me donna le bras et nous nous promenâmes dans les appartemens.
– N’aie pas l’air d’être trop émerveillé de la princesse, me dit-il, elle devinerait le motif de ta visite.
Les salons étaient meublés avec un goût exquis, j’y vis des tableaux de choix. Chaque pièce avait, comme chez les Anglais les plus opulens, son caractère particulier: la tenture de soie, les agrémens, la forme des meubles, le moindre décor, s’harmoniaient avec une pensée première. Dans un boudoir gothique dont les portes étaient cachées par des rideaux en tapisserie, les encadremens de l’étoffe, la pendule, les dessins du tapis étaient gothiques; le plafond, formé de solives brunes sculptées, présentait à l’œil des caissons pleins de grâce et d’originalité; les boiseries étaient artistement travaillées; rien ne détruisait l’ensemble de cette jolie décoration, pas même les croisées, dont les vitraux étaient coloriés et précieux. Je fus surpris à l’aspect 151d’un petit salon moderne, où je ne sais quel artiste avait épuisé la science de notre décor si léger, si frais, si suave, sans éclat, sobre de dorures. C’était amoureux et vague comme une ballade allemande, un vrai réduit taillé pour une passion de 1827, embaumé par des jardinières pleines de fleurs rares. Après ce salon, j’aperçus en enfilade une pièce dorée où revivait le goût du siècle de Louis XIV, qui, opposé à nos peintures actuelles, produisait un bizarre, mais agréable contraste.
– Tu seras assez bien logé, me dit Rastignac avec un sourire où perçait une légère ironie. N’est-ce pas séduisant? ajouta-t-il en s’asseyant.
Tout-à-coup il se leva, me prit par la main, me conduisit à la chambre à coucher, et me montra sous un dais de mousseline et de moire blanches un lit voluptueux doucement éclairé, le vrai lit d’une jeune fée fiancée à un génie.
152– N’y a-t-il pas, s’écria-t-il à voix basse, de l’impudeur, de l’insolence, de la coquetterie outre mesure à nous laisser contempler ce trône de l’amour? Ne se donner à personne et permettre à tout le monde de mettre là sa carte! Si j’étais libre, je voudrais voir cette femme soumise et pleurant à ma porte.
– Es-tu donc si certain de sa vertu?
– Les plus audacieux de nos maîtres, et même les plus habiles, avouent avoir échoué près d’elle, l’aiment encore et sont ses amis dévoués. Cette femme n’est-elle pas une énigme?
Ces paroles excitèrent en moi une sorte d’ivresse, ma jalousie craignait déjà le passé. Tressaillant d’aise, je revins précipitamment dans le salon, où j’avais laissé la comtesse, que je rencontrai dans le boudoir gothique. Elle m’arrêta par un sourire, me fit asseoir près d’elle, me questionna sur mes travaux et sembla s’y intéresser vivement, surtout quand je lui traduisis mon système en plaisanteries, au lieu de prendre le langage d’un professeur pour le lui développer doctoralement. Elle parut s’amuser beaucoup en apprenant que la volonté humaine était une force matérielle, semblable à la vapeur; que dans le monde moral, rien ne résistait à cette puissance quand un homme s’habituait à la concentrer, à en manier la somme, à diriger constamment sur les ames la projection de cette masse fluide; que cet homme pouvait à son gré tout modifier relativement à l’humanité, même les lois les plus absolues de la nature. Ses objections me révélèrent en elle une certaine finesse d’esprit. Je me complus à lui donner raison pendant quelques momens 153pour la flatter, et je détruisis ses raisonnemens de femme par un mot, en attirant son attention sur un fait journalier dans la vie, le sommeil, fait vulgaire en apparence, mais au fond plein de problèmes insolubles pour le savant. Je piquai sa curiosité. Elle resta même un instant silencieuse quand je lui dis que nos idées étaient des êtres organisés, complets, qui vivaient dans un monde invisible et influaient sur nos destinées, en lui citant pour preuves les pensées de Descartes, de Diderot, de Napoléon, qui avaient conduit, qui conduisaient encore tout un siècle. J’eus l’honneur de l’amuser. Elle me quitta en m’invitant à la venir voir; en style de cour, elle me donna les grandes entrées. Soit que je prisse selon ma louable habitude des formules polies pour des paroles de cœur, soit qu’elle vît en moi quelque célébrité prochaine, et voulût augmenter sa ménagerie de savans, je crus lui plaire.
J’évoquai toutes mes connaissances physiologiques et mes études antérieures sur la femme, pour examiner minutieusement pendant cette soirée sa personne et ses manières. Caché dans l’embrasure d’une fenêtre, j’espionnai ses pensées en les cherchant dans son maintien, en étudiant ce manége d’une maîtresse de maison qui va et vient, s’assied et cause, appelle un homme, l’interroge et s’appuie pour l’écouter sur un chambranle de porte. Je remarquai dans sa démarche un mouvement brisé si doux, une ondulation de robe si gracieuse, elle excitait si puissamment le désir, que je devins alors très incrédule sur sa vertu. Si Fœdora méconnaissait aujourd’hui l’amour, elle avait dû jadis être fort passionnée. Une volupté savante se peignait jusque 154dans la manière dont elle se posait devant son interlocuteur: elle se soutenait sur la boiserie avec coquetterie comme une femme près de tomber, mais aussi près de s’enfuir si quelque regard trop vif l’intimide. Les bras mollement croisés, paraissant respirer les paroles, les écoutant même du regard et avec bienveillance, elle exhalait le sentiment. Ses lèvres fraîches et rouges tranchaient sur un teint d’une vive blancheur, ses cheveux bruns faisaient assez bien valoir la couleur orangée de ses yeux mêlés de veines comme une pierre de Florence, et dont l’expression sem155blait ajouter de la finesse à ses paroles, son corsage était paré des grâces les plus attrayantes. Une rivale aurait peut-être accusé de dureté ses épais sourcils qui paraissaient se rejoindre, et blâmé l’imperceptible duvet qui ornait les contours de son visage. Je trouvai la passion empreinte en tout. L’amour était écrit sur ses paupières italiennes, sur ses belles épaules dignes de la Vénus de Milo, dans ses traits, sur sa lèvre supérieure un peu forte et légèrement ombragée. Cette femme était un roman: ces richesses féminines, l’ensemble harmonieux des lignes, les promesses que cette riche structure faisait à la passion étaient tempérés par une réserve constante, par une modestie extraordinaire qui contrastaient avec l’expression de toute la personne. Il fallait une observation aussi sagace que la mienne pour découvrir dans cette nature les signes d’une destinée de volupté. Pour expliquer plus clairement ma pensée, il y avait en elle deux femmes séparées par le buste peut-être: l’une était froide, la tête seule semblait être amoureuse. Avant d’arrêter ses yeux sur un homme, elle préparait son regard comme s’il se passait je ne sais quoi de mystérieux en elle-même, vous eussiez dit une convulsion dans ses yeux si brillans. Enfin, ou ma science était imparfaite, et j’avais encore bien des secrets à découvrir dans le monde moral, ou la comtesse possédait une belle ame dont les sentimens et les émanations communiquaient à sa physionomie ce charme qui nous subjugue et nous fascine, ascendant tout moral et d’autant plus puissant qu’il s’accorde avec les sympathies du désir. Je sortis ravi, séduit par cette femme, enivré par son luxe, chatouillé 156dans tout ce que mon cœur avait de noble, de vicieux, de bon, de mauvais. En me sentant si ému, si vivant, si exalté, je crus comprendre l’attrait qui amenait là ces artistes, ces diplomates, ces hommes de pouvoir, ces agioteurs doublés de tôle comme leurs caisses. Sans doute ils venaient chercher près d’elle l’émotion délirante qui faisait vibrer en moi toutes les forces de mon être, fouettait mon sang dans la moindre veine, agaçait le plus petit nerf et tressaillait dans mon cerveau! Elle ne s’était donnée à aucun pour les garder tous. Une femme est coquette tant qu’elle n’aime pas. – Puis, dis-je à Rastignac, elle a peut-être été mariée ou vendue à quelque vieillard, et le souvenir de ces premières noces lui donne de l’horreur pour l’amour. Je revins à pied du faubourg Saint-Honoré, où Fœdora demeure. Entre son hôtel et la rue des Cordiers il y a presque tout Paris; le chemin me parut court, et cependant il faisait froid. Entreprendre la conquête de Fœdora, dans l’hiver, un rude hiver, quand je n’avais pas trente francs en ma possession, quand la distance qui nous séparait était si grande! Un jeune homme pauvre peut seul savoir ce qu’une passion coûte en voitures, en gants, en habits, linge, etc. Si l’amour reste un peu trop de temps platonique, il devient ruineux. Vraiment, il y a des Lauzun de l’École de droit auxquels il est impossible d’approcher d’une passion logée à un premier étage. Et comment pouvais-je lutter, moi, faible, grêle, mis simplement, pâle et hâve comme un artiste en convalescence d’un ouvrage, avec des jeunes gens bien frisés, jolis, pimpans, cravatés à désespérer toute la Croatie, riches, armés de tilburys et vêtus d’im157pertinence? – Bah! Fœdora ou la mort! criais-je au détour d’un pont, Fœdora, c’est la fortune! Le beau boudoir gothique et le salon à la Louis XIV passèrent devant mes yeux; je revis la comtesse avec sa robe blanche, ses grandes manches gracieuses, et sa séduisante démarche et son corsage tentateur. Quand j’arrivai dans ma mansarde nue, froide, aussi mal peignée que le sont les perruques d’un naturaliste, j’étais encore environné par les images du luxe de Fœdora. Ce contraste était un mauvais conseiller, les crimes doivent naître ainsi. Je maudis alors, en frissonnant de rage, ma décente et honnête misère, ma mansarde féconde où tant de pensées avaient surgi. Je demandai compte à Dieu, au diable, à l’état social, à mon père, à l’univers entier, de ma destinée, de mon malheur; je me couchai tout affamé, grommelant de risibles imprécations, mais bien résolu de séduire Fœdora. Ce cœur de femme était un dernier billet de loterie chargé de ma fortune.
Je te ferai grâce de mes premières visites chez Fœdora, pour arriver promptement au drame. Tout en tâchant de m’adresser à son ame, j’essayai de gagner son esprit, d’avoir sa vanité pour moi. Afin d’être sûrement aimé, je lui donnai mille raisons de mieux s’aimer elle-même. Jamais je ne la laissai dans un état d’indifférence, les femmes veulent des émotions à tout prix, je les lui prodiguais; je l’eusse mise en colère plutôt que de la voir insouciante avec moi. Si d’abord, animé d’une volonté ferme et du désir de me faire aimer, je pris un peu d’ascendant sur elle, bientôt ma passion grandit, je ne fus plus maître de moi, je tombai dans le vrai, je me 158perdis et devins éperdûment amoureux. Je ne sais pas bien ce que nous appelons en poésie ou dans la conversation amour; mais le sentiment qui se développa tout-à-coup dans ma double nature, je ne l’ai trouvé peint nulle part: ni dans les phrases rhétoriques et apprêtées de J.-J. Rousseau, de qui j’occupais peut-être le logis, ni dans les froides conceptions de nos deux siècles littéraires, ni dans les tableaux de l’Italie. La vue du lac de Bienne, quelques motifs de Rossini, la Madone de Murillo que possède le maréchal Soult, les lettres de la Lescombat, certains mots épars dans les recueils d’anecdotes, mais surtout les prières des extatiques et quelques passages de nos fabliaux, ont pu seuls me transporter dans les divines régions de mon premier amour. Rien dans les langages humains, aucune traduction de la pensée faite à l’aide des couleurs, des marbres, des mots ou des sons, ne saurait rendre le nerf, la vérité, le fini, la soudaineté du sentiment dans l’ame! Oui! qui dit art, dit mensonge. L’amour passe par des transformations infinies avant de se mêler pour toujours à notre vie et de la teindre à jamais de sa couleur de flamme. Le secret de cette infusion imperceptible échappe à l’analyse de l’artiste. La vraie passion s’exprime par des cris, par des soupirs ennuyeux pour un homme froid. Il faut aimer sincèrement pour être de moitié dans les rugissemens de Lovelace, en lisant Clarisse Harlowe. L’amour est une source naïve, partie de son lit de cresson, de fleurs, de gravier, qui rivière, qui fleuve, change de nature et d’aspect à chaque flot, et se jette dans un incommensurable océan où les esprits incomplets voient de la monotonie, où 159les grandes ames s’abîment en de perpétuelles contemplations. Comment oser décrire ces teintes transitoires du sentiment, ces riens qui ont tant de prix, ces mots dont l’accent épuise les trésors du langage, ces regards plus féconds que les plus riches poëmes? Dans chacune des scènes mystiques par lesquelles nous nous éprenons insensiblement d’une femme, s’ouvre un abîme à engloutir toutes les poésies humaines. Eh! comment pourrions-nous reproduire par des gloses, les vives et mystérieuses agitations de l’ame, quand les paroles nous manquent pour peindre les mystères visibles de la beauté? Quelles fascinations! Combien d’heures ne suis-je pas resté plongé dans une extase ineffable occupé à la voir. Heureux, de quoi? je ne sais. Dans ces momens, si son visage était inondé de lumière, il s’y opérait je ne sais quel phénomène qui le faisait resplendir; l’imperceptible duvet qui dore sa peau délicate et fine en dessinait mollement les contours avec la grâce que nous admirons dans les lignes lointaines de l’horizon quand elles se perdent dans le soleil; il semblait que le jour la caressât en s’unissant à elle, ou qu’il s’échappât de sa rayonnante figure une lumière plus vive que la lumière même; puis une ombre passant sur cette douce figure y produisait une sorte de couleur qui en variait les expressions en en changeant les teintes; souvent une pensée semblait se peindre sur son front de marbre: son œil paraissait rougir, sa paupière vacillait, ses traits ondulaient agités par un sourire, le corail intelligent de ses lèvres s’animait, se dépliait, se repliait; je ne sais quel reflet de ses cheveux jetait des tons bruns sur ses tempes fraîches; à chaque accident, elle 160avait parlé. Chaque nuance de beauté donnait des fêtes nouvelles à mes yeux, révélait des grâces inconnues à mon cœur. Je voulais lire un sentiment, un espoir dans toutes ces phases du visage.
Ces discours muets pénétraient d’ame à ame comme un son dans l’écho, et me prodiguaient des joies passagères qui me laissaient des impressions profondes. Sa voix me causait un délire que j’avais peine à comprimer. Imitant je ne sais quel prince de Lorraine, j’aurais pu ne pas sentir un charbon ardent au creux de ma main pendant qu’elle aurait passé dans ma chevelure ses doigts chatouilleux. Ce n’était plus une admiration, un désir, mais un charme, une fatalité. Souvent rentré sous mon toit, je voyais 161indistinctement Fœdora chez elle, et participais vaguement à sa vie. Si elle souffrait, je souffrais, et je lui disais le lendemain: – Vous avez souffert. Combien de fois n’est-elle pas venue au milieu des silences de la nuit évoquée par la puissance de mon extase? Tantôt soudaine comme une lumière qui jaillit, elle abattait ma plume, elle effarouchait la Science et l’Étude qui s’enfuyaient désolées; elle me forçait à l’admirer en reprenant la pose attrayante où je l’avais vue naguère. Tantôt j’allais moi-même au devant d’elle dans le monde des apparitions, et la saluais comme une espérance en lui demandant de me faire entendre sa voix argentine, puis je me réveillais en pleurant. Un jour, après m’avoir promis de venir au spectacle avec moi, tout-à-coup elle refusa capricieusement de sortir et me pria de la laisser seule. Désespéré d’une contradiction qui me coûtait une journée de travail, et le dirai-je! mon dernier écu, je me rendis là où elle aurait dû être, voulant voir la pièce qu’elle avait désiré voir. À peine placé, je reçus un coup électrique dans le cœur. Une voix me dit: – Elle est là! Je me retourne, j’aperçois la comtesse au fond de sa loge, cachée dans l’ombre, au rez-de-chaussée. Mon regard n’hésita pas, mes yeux la trouvèrent tout d’abord avec une lucidité fabuleuse, mon ame avait volé vers sa vie comme un insecte vole à sa fleur. Par quoi mes sens avaient-ils été avertis? Il est de ces tressaillemens intimes qui peuvent surprendre les gens superficiels, mais ces effets de notre nature intérieure sont aussi simples que les phénomènes habituels de notre vision extérieure; aussi, ne fus-je 162pas étonné, mais fâché. Mes études sur notre puissance morale si peu connue servaient au moins à me faire rencontrer dans ma passion quelques preuves vivantes de mon système. Cette alliance du savant et de l’amoureux, d’une cordiale idolâtrie et d’un amour scientifique, avait je ne sais quoi de bizarre. La science était souvent contente de ce qui désespérait l’amant, et quand il croyait triompher, l’amant chassait loin de lui la science avec bonheur. Fœdora me vit et devint sérieuse, je la gênais. Au premier entr’acte, j’allai lui faire une visite, elle était seule, je restai. Quoique nous n’eussions jamais parlé d’amour, je pressentis une explication. Je ne lui avais point encore dit mon secret, et cependant il existait entre nous une sorte d’entente: elle me confiait ses projets d’amusement, et me demandait la veille avec une sorte d’inquiétude amicale, si je viendrais le lendemain; elle me consultait par un regard quand elle disait un mot spirituel comme si elle eût voulu me plaire exclusivement; si je boudais, elle devenait caressante; si elle faisait la fâchée, j’avais en quelque sorte le droit de l’interroger; si je me rendais coupable d’une faute, elle se laissait long-temps supplier avant de me pardonner. Ces querelles auxquelles nous avions pris goût étaient pleines d’amour, elle y déployait tant de grâces et de coquetterie, et moi j’y trouvais tant de bonheur! En ce moment, notre intimité fut tout-à-fait suspendue, et nous restâmes l’un devant l’autre comme deux étrangers. La comtesse était glaciale, moi j’appréhendais un malheur.
– Vous allez m’accompagner, me dit-elle quand la pièce fut finie. Le temps avait changé subitement. Lors163que nous sortîmes, il tombait une neige mêlée de pluie. La voiture de Fœdora ne put arriver jusqu’à la porte du théâtre. En voyant une femme bien mise, obligée de traverser le boulevard, un commissionnaire étendit son parapluie au-dessus de nos têtes, et réclama le prix de son service quand nous fûmes montés. Je n’avais rien, j’eusse alors vendu dix ans de ma vie pour avoir deux sous. Tout ce qui fait l’homme et ses mille vanités furent écrasés en moi par une douleur infernale.
Ces mots: – Je n’ai pas de monnaie, mon cher! furent dits d’un ton dur qui parut venir de ma passion contrariée, dits par moi, frère de cet homme, moi qui connaissais si bien le malheur! moi qui jadis avais donné sept cent mille francs avec tant de facilité! Le valet repoussa le commissionnaire et les chevaux fendirent l’air. En re164venant à son hôtel, Fœdora, distraite ou affectant d’être préoccupée, répondit par de dédaigneux monosyllabes à mes questions. Je gardai le silence. Ce fut un horrible moment. Arrivés chez elle, nous nous assîmes devant la cheminée. Quand le valet de chambre se fut retiré après avoir attisé le feu, la comtesse se tourna vers moi d’un air indéfinissable et me dit avec une sorte de solennité: – Depuis mon retour en France, ma fortune a tenté quelques jeunes gens, j’ai reçu des déclarations d’amour qui auraient pu satisfaire mon orgueil, j’ai rencontré des hommes dont l’attachement était si sincère et si profond, qu’ils m’eussent encore épousée, même quand ils n’auraient trouvé en moi qu’une fille pauvre comme je l’étais jadis. Enfin sachez, monsieur de Valentin, que de nouvelles richesses et des titres nouveaux m’ont été offerts; mais apprenez aussi que je n’ai jamais revu les personnes assez mal inspirées pour m’avoir parlé d’amour. Si mon affection pour vous était légère, je ne vous donnerais pas un avertissement dans lequel il entre plus d’amitié que d’orgueil. Une femme s’expose à recevoir une sorte d’affront lorsqu’en se supposant aimée, elle se refuse par avance à un sentiment toujours flatteur. Je connais les scènes d’Arsinoë, d’Araminte, ainsi je me suis familiarisée avec les réponses que je puis entendre en pareille circonstance; mais j’espère aujourd’hui ne pas être mal jugée par un homme supérieur pour lui avoir montré franchement mon ame.
Elle s’exprimait avec le sang-froid d’un avoué, d’un notaire, expliquant à leurs cliens les moyens d’un procès 165ou les articles d’un contrat. Le timbre clair et séducteur de sa voix n’accusait pas la moindre émotion; seulement sa figure et son maintien, toujours nobles et décens, me semblèrent avoir une froideur, une sécheresse diplomatiques. Elle avait sans doute médité ses paroles et fait le programme de cette scène. Oh! mon cher ami, quand certaines femmes trouvent du plaisir à nous déchirer le cœur, quand elles se sont promis d’y enfoncer un poignard et de le retourner dans la plaie, ces femmes-là sont adorables! elles aiment ou veulent être aimées! Un jour elles nous récompenseront de nos douleurs, comme Dieu doit, dit-on, rémunérer nos bonnes œuvres; elles nous rendront en plaisirs le centuple d’un mal dont elles ont dû apprécier la violence: leur méchanceté n’est-elle pas pleine de passion? Mais être torturé par une femme qui nous tue avec indifférence, n’est-ce pas un atroce supplice? En ce moment, Fœdora marchait, sans le savoir, sur toutes mes espérances, brisait ma vie et détruisait mon avenir, avec la froide insouciance et l’innocente cruauté d’un enfant qui par curiosité déchire les ailes d’un papillon.
– Plus tard, ajouta Fœdora, vous reconnaîtrez, je l’espère, la solidité de l’affection que j’offre à mes amis. Pour eux, vous me trouverez toujours bonne et dévouée. Je saurais leur donner ma vie, mais vous me mépriseriez si je subissais leur amour sans le partager. Je m’arrête. Vous êtes le seul homme auquel j’aie encore dit ces derniers mots.
D’abord les paroles me manquèrent et j’eus peine à maîtriser l’ouragan qui s’élevait en moi, mais bientôt je 166refoulai mes sensations au fond de mon ame, et me mis à sourire: – Si je vous dis que je vous aime, répondis-je, vous me bannirez; si je m’accuse d’indifférence, vous m’en punirez: les prêtres, les magistrats et les femmes ne dépouillent jamais leur robe entièrement. Le silence ne préjuge rien: trouvez bon, Madame, que je me taise. Pour m’avoir adressé de si fraternels avertissemens, il faut que vous ayez craint de me perdre, et cette pensée pourrait satisfaire mon orgueil. Mais laissons la personnalité loin de nous. Vous êtes peut-être la seule femme avec laquelle je puisse discuter en philosophe une résolution si contraire aux lois de la nature. Relativement aux autres sujets de votre espèce, vous êtes un phénomène. Eh bien! cherchons ensemble, de bonne foi, la cause de cette anomalie psychologique. Existe-t-il en vous, comme chez beaucoup de femmes fières d’elles-mêmes, amoureuses de leurs perfections, un sentiment d’égoïsme raffiné qui vous fasse prendre en horreur l’idée d’appartenir à un homme, d’abdiquer votre vouloir et d’être soumise à une supériorité de convention qui vous offense? vous me sembleriez mille fois plus belle. Auriez-vous été maltraitée une première fois par l’amour? Peut-être le prix que vous devez attacher à l’élégance de votre taille, à votre délicieux corsage, vous fait-il craindre les dégâts de la maternité: ne serait-ce pas une de vos meilleures raisons secrètes pour vous refuser à être trop bien aimée? Avez-vous des imperfections qui vous rendent vertueuse malgré vous? Ne vous fâchez pas, je discute, j’étudie, je suis à mille lieues de la passion. La nature, qui fait des aveugles de naissance, peut bien créer des femmes sourdes, 167muettes et aveugles en amour. Vraiment vous êtes un sujet précieux pour l’observation médicale! Vous ne savez pas tout ce que vous valez. Vous pouvez avoir un dégoût fort légitime pour les hommes; je vous approuve, ils me paraissent tous laids et odieux. Mais vous avez raison, ajouté-je en sentant mon cœur se gonfler, vous devez nous mépriser, il n’existe pas d’homme qui soit digne de vous.
Je ne te dirai pas tous les sarcasmes que je lui débitai en riant. Eh bien! la parole la plus acérée, l’ironie la plus aiguë ne lui arrachèrent ni un mouvement, ni un geste de dépit. Elle m’écoutait en gardant sur les lèvres, dans les yeux, son sourire d’habitude, ce sourire qu’elle prenait comme un vêtement, et toujours le même pour ses amis, pour ses simples connaissances, pour les étrangers.
– Ne suis-je pas bien bonne de me laisser mettre ainsi sur un amphithéâtre? dit-elle en saisissant un moment pendant lequel je la regardais en silence. Vous le voyez, continua-t-elle en riant, je n’ai pas de sottes susceptibilités en amitié! Beaucoup de femmes puniraient votre impertinence en vous faisant fermer leur porte.
– Vous pouvez me bannir de chez vous, sans être tenue de donner la raison de vos sévérités.
En disant cela, je me sentais prêt à la tuer, si elle m’avait congédié.
– Vous êtes fou, s’écria-t-elle en souriant.
– Avez-vous jamais songé, repris-je, aux effets d’un violent amour? Un homme au désespoir a souvent assassiné sa maîtresse.
168– Il vaut mieux être morte que malheureuse, répondit-elle froidement. Un homme aussi passionné doit, un jour, abandonner sa femme et la laisser sur la paille, après lui avoir mangé sa fortune.
Cette arithmétique m’abasourdit. Je vis clairement un abîme entre cette femme et moi. Nous ne pouvions jamais nous comprendre.
– Adieu, lui dis-je froidement.
– Adieu, répondit-elle en inclinant la tête d’un air amical. À demain.
Je la regardai pendant un moment, en lui dardant tout l’amour auquel je renonçais: elle était debout, et me jetait son sourire banal, le détestable sourire d’une statue de marbre, sec et poli, paraissant exprimer l’amour, mais froid. Concevras-tu bien, mon cher, toutes les douleurs qui m’assaillirent, en revenant chez moi, par la pluie et la neige, en marchant sur le verglas des quais, pendant une lieue, ayant tout perdu. Oh! savoir qu’elle ne pensait seulement pas à ma misère et me croyait, comme elle, riche et doucement voituré. Combien de ruines et de déceptions! Il ne s’agissait plus d’argent, mais de toutes les fortunes de mon ame. J’allais au hasard, en discutant avec moi-même les mots de cette étrange conversation, je m’égarais si bien dans mes commentaires que je finissais par douter de la valeur nominale des paroles et des idées! Et j’aimais toujours, j’aimais cette femme froide dont le cœur voulait être conquis à tout moment, et qui, en effaçant toujours les promesses de la veille, se produisait le lendemain comme une maîtresse nouvelle. En tournant sous les guichets de l’Institut, un mouvement fièvreux me saisit. Je me sou169vins alors que j’étais à jeun. Je ne possédais pas un denier. Pour comble de malheur, la pluie déformait mon chapeau. Comment pouvoir aborder désormais une femme élégante et me présenter dans un salon sans un chapeau mettable. Grâce à des soins extrêmes, et tout en maudissant la mode niaise et sotte qui nous condamne à exhiber la coiffe de nos chapeaux en les gardant constamment à la main, j’avais maintenu le mien jusque là dans un état douteux; sans être curieusement neuf ou sèchement vieux, dénué de barbe ou très-soyeux, il pouvait passer pour le chapeau problématique d’un homme soigneux; mais son existence artificielle arrivait à son dernier période: il était blessé, déjeté, fini, véritable haillon, digne représentant de son maître.
170Faute de trente sous, je perdais mon industrieuse élégance. Ah! combien de sacrifices ignorés n’avais-je pas faits à Fœdora depuis trois mois? Souvent je consacrais l’argent nécessaire au pain d’une semaine pour aller la voir un moment. Quitter mes travaux et jeûner, ce n’était rien! Mais traverser les rues de Paris sans se laisser éclabousser, courir pour éviter la pluie, arriver chez elle aussi bien mis que les fats qui l’entouraient. Ah! pour un poète amoureux et distrait, cette tâche avait d’innombrables difficultés. Mon bonheur, mon amour dépendait d’une moucheture de fange sur mon seul gilet blanc! Renoncer à la voir si je me crottais, si je me mouillais! Ne pas posséder cinq sous pour faire effacer par un décrotteur la plus légère tache de boue sur ma botte! Ma passion s’était augmentée de tous ces petits supplices inconnus, immenses chez un homme irritable. Les malheureux ont des dévouemens dont il ne leur est point permis de parler aux femmes qui vivent dans une sphère de luxe et d’élégance; elles voient le monde à travers un prisme qui teint en or les hommes et les choses. Optimistes par égoïsme, cruelles par bon ton, ces femmes s’exemptent de réfléchir au nom de leurs jouissances et s’absolvent de leur indifférence au malheur, par l’entraînement du plaisir. Pour elles, un denier n’est jamais un million, c’est le million qui leur semble être un denier. Si l’amour doit plaider sa cause par de grands sacrifices, il doit aussi les couvrir délicatement d’un voile, les ensevelir dans le silence; mais en prodiguant leur fortune et leur vie, en se dévouant, les hommes riches profitent des préjugés mondains qui donnent toujours un certain éclat à leurs amou171reuses folies; pour eux le silence parle et le voile est une grâce, tandis que mon affreuse détresse me condamnait à d’épouvantables souffrances sans qu’il me fût permis de dire: J’aime! ou: Je meurs! Était-ce du dévouement après tout, n’étais-je pas richement récompensé par le plaisir que j’éprouvais à tout immoler pour elle? La comtesse avait donné d’extrêmes valeurs, attaché d’excessives jouissances aux accidens les plus vulgaires de ma vie. Naguère insouciant en fait de toilette, je respectais maintenant mon habit comme un autre moi-même. Entre une blessure à recevoir et la déchirure de mon frac, je n’aurais pas hésité! Tu dois alors épouser ma situation et comprendre les rages de pensées, la frénésie croissante qui m’agitaient en marchant, et que peut-être la marche animait encore! J’éprouvais je ne sais quelle joie infernale à me trouver au faîte du malheur, je voulais voir un présage de fortune dans cette dernière crise; mais le mal a des trésors sans fonds. La porte de mon hôtel était entr’ouverte. À travers les découpures en forme de cœur pratiquées dans le volet, j’aperçus une lumière projetée dans la rue. Pauline et sa mère causaient en m’attendant, j’entendis prononcer mon nom, j’écoutai.
– M. Raphaël, disait Pauline, est bien mieux que l’étudiant du numéro sept! Ses cheveux blonds sont d’une si jolie couleur. Ne trouves-tu pas quelque chose dans sa voix, je ne sais, mais quelque chose qui vous remue le cœur? Et puis, quoiqu’il ait l’air un peu fier, il est si bon, il a des manières si distinguées. Oh! il est vraiment très-bien. Je suis sûre que toutes les femmes doivent être folles de lui.
172– Tu en parles comme si tu l’aimais, reprit madame Gaudin.
– Oh! je l’aime comme un frère, répondit-elle en riant. Je serais joliment ingrate si je n’avais pas de l’amitié pour lui? Ne m’a-t-il pas appris la musique, le dessin, la grammaire, enfin tout ce que je sais? Tu ne fais pas grande attention à mes progrès, ma bonne mère; mais je deviens si instruite, que dans quelque temps je serai assez forte pour donner des leçons, et alors nous pourrons avoir une domestique.
Je me retirai doucement, et après avoir fait quelque bruit, j’entrai dans la salle pour y prendre ma lampe que Pauline voulut allumer. La pauvre enfant venait de jeter un baume délicieux sur mes plaies.
Ce naïf éloge de ma personne me rendit un peu de courage. J’avais besoin de croire en moi-même et de recueillir 173un jugement impartial sur la véritable valeur de mes avantages. Mes espérances ainsi ranimées se reflétèrent peut-être sur les choses que je voyais. Peut-être aussi n’avais-je point encore bien sérieusement examiné la scène assez souvent offerte à mes regards par ces deux femmes au milieu de cette salle; mais alors j’admirai dans sa réalité le plus délicieux tableau de cette nature modeste si naïvement reproduite par les peintres flamands. La mère, assise au coin d’un foyer à demi éteint, tricotait des bas, et laissait errer sur ses lèvres un bon sourire. Pauline coloriait des écrans: ses couleurs, ses pinceaux étalés sur une petite table, parlaient aux yeux par de piquans effets; mais ayant quitté sa place et se tenant debout pour allumer ma lampe, sa blanche figure en recevait toute la lumière. Il fallait être subjugué par une bien terrible passion pour ne pas adorer ses mains transparentes et roses, l’idéal de sa tête, et sa virginale attitude. La nuit et le silence prêtaient leur charme à cette laborieuse veillée, à ce paisible intérieur. Ces travaux continus et gaîment supportés attestaient une résignation religieuse pleine de sentimens élevés. Une indéfinissable harmonie existait là entre les choses et les personnes.
Chez Fœdora, le luxe était sec, il réveillait en moi de mauvaises pensées; tandis que cette humble misère et ce bon naturel me rafraîchissaient l’ame. Peut-être étais-je humilié en présence du luxe; près de ces deux femmes, au milieu de cette salle brune où la vie simplifiée semblait se réfugier dans les émotions du cœur, peut-être me réconciliais-je avec moi-même en trouvant à exercer la protection que l’homme est si jaloux de faire sentir. Quand je fus près 174de Pauline, elle me jeta un regard presque maternel, et s’écria, les mains tremblantes, en posant vivement la lampe: – Dieu! comme vous êtes pâle! Ah! il est tout mouillé. Ma mère va vous essuyer. Monsieur Raphaël, reprit-elle après une légère pause, vous êtes friand de lait, nous avons eu ce soir de la crême, tenez, voulez-vous y goûter? Elle sauta comme un petit chat sur un bol de porcelaine plein de lait, et me le présenta si vivement, me le mit sous le nez d’une si gentille façon, que j’hésitai. – Vous me refuseriez? dit-elle d’une voix altérée.
Nos deux fiertés se comprenaient: Pauline paraissait souffrir de sa pauvreté, et me reprocher ma hauteur. Je fus attendri. Cette crême était peut-être son déjeûner du lendemain, j’acceptai cependant. La pauvre fille essaya de cacher sa joie, mais elle pétillait dans ses yeux.
– J’en avais besoin, lui dis-je en m’asseyant. (Une ex175pression soucieuse passa sur son front.) Vous souvenez-vous, Pauline, de ce passage où Bossuet nous peint Dieu, récompensant un verre d’eau plus richement qu’une victoire?
– Oui, dit-elle. Et son sein battait comme celui d’une jeune fauvette entre les mains d’un enfant.
– Eh bien! comme nous nous quitterons bientôt, ajouté-je d’une voix mal assurée, laissez-moi vous témoigner ma reconnaissance pour tous les soins que vous et votre mère vous avez eus de moi.
– Oh! ne comptons pas, dit-elle en riant.
Son rire cachait une émotion qui me fit mal.
– Mon piano, repris-je sans paraître avoir entendu ses paroles, est un des meilleurs instrumens d’Érard: acceptez-le. Prenez-le sans scrupule, je ne saurais vraiment l’emporter dans le voyage que je compte entreprendre.
Éclairées peut-être par l’accent de mélancolie avec lequel je prononçai ces mots, les deux femmes semblèrent m’avoir compris et me regardèrent avec une curiosité mêlée d’effroi. L’affection que je cherchais au milieu des froides régions du grand monde, était donc là, vraie, sans faste, mais onctueuse et peut-être durable.
– Il ne faut pas prendre tant de souci, me dit la mère. Restez ici. Mon mari est en route à cette heure, reprit-elle. Ce soir, j’ai lu l’Évangile de saint Jean pendant que Pauline tenait suspendue entre ses doigts notre clef attachée dans une Bible, la clef a tourné. Ce présage annonce que Gaudin se porte bien et prospère. Pauline a recommencé pour vous et pour le jeune homme du numéro sept; mais la clef n’a tourné que pour vous. Nous serons 176tous riches, Gaudin reviendra millionnaire. Je l’ai vu en rêve sur un vaisseau plein de serpens, heureusement l’eau était trouble, ce qui signifie or et pierreries d’outre-mer.
Ces paroles amicales et vides, semblables aux vagues chansons avec lesquelles une mère endort les douleurs de son enfant, me rendirent une sorte de calme. L’accent et le regard de la bonne femme exhalaient cette douce cordialité qui n’efface pas le chagrin, mais qui l’apaise, qui le berce et l’émousse. Plus perspicace que sa mère, Pauline m’examinait avec inquiétude, ses yeux intelligens semblaient deviner ma vie et mon avenir. Je remerciai par une inclination de tête la mère et la fille; puis je me sauvai, craignant de m’attendrir. Quand je me trouvai seul sous mon toit, je me couchai dans mon malheur. Ma fatale imagination me dessina mille projets sans base et me dicta des résolutions impossibles. Quand un homme se traîne dans les décombres de sa fortune, il y rencontre encore quelques ressources; mais j’étais dans le néant. Ah! mon cher, nous accusons trop facilement la misère. Soyons indulgens pour les effets du plus actif de tous les dissolvans sociaux: où règne la misère, il n’existe plus ni pudeur, ni crimes, ni vertu, ni esprit. J’étais alors sans idées, sans force, comme une jeune fille tombée à genoux devant un tigre. Un homme sans passion et sans argent reste maître de sa personne, mais un malheureux qui aime ne s’appartient plus et ne peut pas se tuer. L’amour nous donne une sorte de religion pour nous-mêmes, nous respectons en nous une autre vie; il devient alors le plus horrible des malheurs, le malheur 177avec une espérance, une espérance qui vous fait accepter des tortures. Je m’endormis avec l’idée d’aller le lendemain confier à Rastignac la singulière détermination de Fœdora.
– Ah! ah! me dit Rastignac en me voyant entrer chez lui dès neuf heures du matin, je sais ce qui t’amène, tu dois être congédié par Fœdora. Quelques bonnes ames jalouses de ton empire sur la comtesse ont annoncé votre mariage. Dieu sait les folies que tes rivaux t’ont prêtées et les calomnies dont tu as été l’objet!
– Tout s’explique, m’écriai-je. Je me souvins de toutes mes impertinences, et trouvai la comtesse sublime. À mon gré, j’étais un infâme qui n’avait pas encore assez souffert, et je ne vis plus dans son indulgence que la patiente charité de l’amour.
– N’allons pas si vite, me dit le prudent Gascon. Fœdora possède la pénétration naturelle aux femmes profondément égoïstes: elle t’aura jugé peut-être au moment où tu ne voyais encore en elle que sa fortune et son luxe; en dépit de ton adresse, elle aura lu dans ton ame. Elle est assez dissimulée pour qu’aucune dissimulation ne trouve grâce devant elle. Je crois, ajouta-t-il, t’avoir mis dans une mauvaise voie. Malgré la finesse de son esprit et de ses manières, cette créature me semble impérieuse comme toutes les femmes qui ne prennent de plaisir que par la tête. Pour elle le bonheur gît tout entier dans le bien-être de la vie, dans les jouissances sociales; chez elle, le sentiment est un rôle, elle te rendrait malheureux, et ferait de toi son premier valet.
Rastignac parlait à un sourd. Je l’interrompis en lui exposant avec une apparente gaîté ma situation financière.
178– Hier au soir, me répondit-il, une veine contraire m’a emporté tout l’argent dont je pouvais disposer. Sans cette vulgaire infortune, j’eusse partagé volontiers ma bourse avec toi. Mais, allons déjeûner au cabaret, les huîtres nous donneront peut-être un bon conseil.
Il s’habilla, fit atteler son tilbury; puis semblables à deux millionnaires, nous arrivâmes au Café de Paris 179avec l’impertinence de ces audacieux spéculateurs qui vivent sur des capitaux imaginaires. Ce diable de Gascon me confondait par l’aisance de ses manières et par son aplomb imperturbable. Au moment où nous prenions le café, après avoir fini un repas fort délicat et très-bien entendu, Rastignac, qui distribuait des coups de tête à une foule de jeunes gens également recommandables par les grâces de leur personne et par l’élégance de leur mise, me dit en voyant entrer un de ces dandys: Voici ton affaire. Et il fit signe à un gentilhomme bien cravaté, qui semblait chercher une table à sa convenance, de venir lui parler.
– Ce gaillard-là, me dit Rastignac à l’oreille, est décoré pour avoir publié des ouvrages qu’il ne comprend pas: il est chimiste, historien, romancier, publiciste; il possède des quarts, des tiers, des moitiés dans je ne sais combien de pièces de théâtre, et il est ignorant comme la mule de don Miguel. Ce n’est pas un homme, c’est un nom, une étiquette familière au public. Aussi, se garderait-il bien d’entrer dans ces cabinets sur lesquels il y a cette inscription: Ici, l’on peut écrire soi-même. Il est fin à jouer tout un congrès. En deux mots, c’est un métis en morale: ni tout-à-fait probe ni complètement fripon. Mais, chut! il s’est déjà battu, le monde n’en demande pas davantage et dit de lui: C’est un homme honorable. – Eh bien, mon excellent ami, mon honorable ami, comment se porte Votre Intelligence? lui dit Rastignac au moment où l’inconnu s’assit à la table voisine.
– Mais ni bien ni mal. Je suis accablé de travail. J’ai 180entre les mains tous les matériaux nécessaires pour faire des mémoires historiques très-curieux, et je ne sais à qui les attribuer. Cela me tourmente, il faut se hâter, les mémoires vont passer de mode.
– Sont-ce des mémoires contemporains, anciens, sur la cour, sur quoi?
– Sur l’affaire du collier.
– N’est-ce pas un miracle? me dit Rastignac en riant. Puis se retournant vers le spéculateur: – M. de Valentin, reprit-il en me désignant, est un de mes amis que je vous présente comme l’une de nos futures célébrités littéraires.
Il avait jadis une tante fort bien en cour, marquise, et depuis deux ans il travaille à une histoire royaliste de la révolution.
181Puis, se penchant à l’oreille de ce singulier négociant, il lui dit: – C’est un homme de talent, mais un niais qui peut vous faire vos mémoires, au nom de sa tante, pour cent écus par volume.
– Le marché me va, répondit l’autre en haussant sa cravate. Garçon, mes huîtres, donc!
– Oui, mais vous me donnerez vingt-cinq louis de commission et lui paierez un volume d’avance, reprit Rastignac.
– Non, non. Je n’avancerai que cinquante écus pour être plus sûr d’avoir promptement mon manuscrit.
Rastignac me répéta cette conversation mercantile à voix basse. Puis sans me consulter: – Nous sommes d’accord, lui répondit-il. Quand pouvons-nous aller vous voir pour terminer cette affaire?
– Eh bien, venez dîner ici, demain soir, à sept heures.
Nous nous levâmes, Rastignac jeta de la monnaie au garçon, mit la carte à payer dans sa poche, et nous sortîmes.
J’étais stupéfait de la légèreté, de l’insouciance avec laquelle il avait vendu ma respectable tante, la marquise de Montbauron.
– J’aime mieux m’embarquer pour le Brésil, et y enseigner aux Indiens l’algèbre dont je ne sais pas un mot, que de salir le nom de ma famille!
Rastignac m’interrompit par un éclat de rire.
– Es-tu bête? Prends d’abord les cinquante écus et fais les mémoires. Quand ils seront achevés, tu refuseras de les mettre sous le nom de ta tante, imbécile! Ma182dame de Montbauron morte sur l’échafaud, ses paniers, ses considérations, sa beauté, son fard, ses mules, valent bien plus de six cents francs. Si le libraire ne veut pas alors payer ta tante ce qu’elle vaut, il trouvera quelque vieux chevalier d’industrie, ou je ne sais quelle fangeuse comtesse pour signer les mémoires.
– Oh! m’écriai-je, pourquoi suis-je sorti de ma vertueuse mansarde? Le monde a des envers bien salement ignobles.
– Bon, répondit Rastignac, voilà de la poésie, et il s’agit d’affaires. Tu es un enfant. Écoute: quant aux mémoires, le public les jugera; quant à mon Proxenète littéraire, n’a-t-il pas dépensé huit ans de sa vie, et payé ses relations avec la librairie par de cruelles expériences? En partageant inégalement avec lui le travail du livre, ta part d’argent n’est-elle pas aussi la plus belle? Vingt-cinq louis sont une bien plus grande somme pour toi, que mille francs pour lui. Va, tu peux écrire des mémoires historiques, œuvres d’art si jamais il en fut, quand Diderot a fait six sermons pour cent écus.
– Enfin, lui dis-je tout ému, c’est pour moi une nécessité; ainsi, mon pauvre ami, je te dois des remercîmens. Vingt-cinq louis me rendront bien riche.
– Et plus riche que tu ne penses, reprit-il en riant. Si Marivault me donne une commission dans l’affaire, ne devines-tu pas qu’elle sera pour toi?
– Allons au bois de Boulogne, dit-il, nous y verrons ta comtesse, et je te montrerai la jolie petite veuve que je dois épouser, une charmante personne, Alsacienne, un peu grasse. Elle lit Kant, Schiller, Jean Paul, 183et une foule de livres hydrauliques. Elle a la manie de toujours me demander mon opinion, je suis obligé d’avoir l’air de comprendre toute cette sensiblerie allemande, de connaître un tas de ballades, toutes drogues qui me sont défendues par le médecin. Je n’ai pas encore pu la déshabituer de son enthousiasme littéraire, elle pleure des averses à la lecture de Goëthe, et je suis obligé de pleurer un peu, par complaisance, car il y a cinquante mille livres de rentes, mon cher, et le plus joli petit pied, la plus jolie main de la terre! Ah! si elle ne disait pas mon anche et prouiller pour mon ange et brouiller, ce serait une femme accomplie.
Nous vîmes la comtesse, brillante dans un brillant équipage. La coquette nous salua fort affectueusement en me jetant un sourire qui me parut alors divin et plein d’amour. Ah! j’étais bien heureux, je me croyais aimé, j’avais de l’argent et des trésors de passion, plus de misère. Léger, gai, content de tout, je trouvai la maîtresse de mon ami, charmante. Les arbres, l’air, le ciel, toute la nature semblait me répéter le sourire de Fœdora. En revenant des Champs-Élysées, nous allâmes chez le chapelier et chez le tailleur de Rastignac. L’affaire du Collier me permit de quitter mon misérable pied de paix, pour passer à un formidable pied de guerre. Désormais je pouvais sans crainte lutter de grâce et d’élégance avec les jeunes gens qui tourbillonnaient autour de Fœdora. Je revins chez moi. Je m’y enfermai, restant tranquille en apparence, près de ma lucarne; mais disant d’éternels adieux à mes toits, vivant dans l’avenir, dramatisant ma vie, escomptant l’amour et ses 184joies. Ah! comme une existence peut devenir orageuse entre les quatre murs d’une mansarde. L’ame humaine est une fée, elle métamorphose une paille en diamans, sous sa baguette les palais enchantés éclosent comme les fleurs des champs sous les chaudes inspirations du soleil.
Le lendemain, vers midi, Pauline frappa doucement à ma porte et m’apporta, devine quoi? une lettre de Fœdora. La comtesse me priait de venir la prendre au Luxembourg pour aller, de là, voir ensemble le Muséum et le Jardin des Plantes.
– Un commissionnaire attend la réponse, me dit-elle après un moment de silence.
Je griffonnai promptement une lettre de remercîment que Pauline emporta. Je m’habillai. Au moment où, assez content de moi-même, j’achevais ma toilette, un frisson glacial me saisit à cette pensée: Fœdora est-elle venue en voiture ou à pied, pleuvra-t-il, fera-t-il beau? Mais, me dis-je, qu’elle soit à pied ou en voiture, est-on jamais certain de l’esprit fantasque d’une femme? elle sera sans argent et voudra donner cent sous à un petit Savoyard parce qu’il aura de jolies guenilles. J’étais sans un rouge liard et ne devais avoir de l’argent que le soir. Oh! combien dans ces crises de notre jeunesse, un poète paie cher la puissance intellectuelle dont il est investi par le régime et par le travail. En un instant, mille pensées vives et douloureuses me piquèrent comme autant de dards. Je regardai le ciel par ma lucarne, le temps était fort incertain. En cas de malheur, je pouvais bien prendre une voiture pour la journée; mais aussi ne tremblerais-185je pas à tout moment, au milieu de mon bonheur, de ne pas rencontrer le soir M. de Marivault? Je ne me sentis pas assez fort pour supporter tant de craintes au sein de ma joie. Malgré la certitude de ne rien trouver, j’entrepris une grande exploration à travers ma chambre, je cherchai des écus imaginaires jusque dans les profondeurs de ma paillasse, je fouillai tout, je secouai même de vieilles bottes. En proie à une fièvre nerveuse, je regardais mes meubles d’un œil hagard après les avoir renversés tous. Comprendras-tu le délire qui m’anima, lorsqu’en ouvrant pour la septième fois le tiroir de ma table à écrire que je visitais avec cette espèce d’indolence dans laquelle nous plonge le désespoir, j’aperçus collée contre une planche latérale, tapie sournoisement, mais propre, brillante, lucide comme une étoile à son lever, une belle et noble pièce de cent sous! Ne lui demandant compte ni de son silence ni de la cruauté dont elle était coupable en se tenant ainsi cachée, je la baisai comme un ami fidèle au malheur et la saluai par un cri qui trouva de l’écho. Je me retournai brusquement et vis Pauline toute pâle.
– J’ai cru, dit-elle d’une voix émue, que vous vous faisiez mal. Le commissionnaire……. Elle s’interrompit comme si elle étouffait. Mais ma mère l’a payé, ajouta-t-elle. Puis elle s’enfuit, enfantine et follette comme un caprice. Pauvre petite! je lui souhaitai mon bonheur. En ce moment, il me semblait avoir dans l’ame tout le plaisir de la terre, et j’aurais voulu restituer aux malheureux la part que je croyais leur voler.
Nous avons presque toujours raison dans nos pressen186timens d’adversité, la comtesse avait renvoyé sa voiture. Par un de ces caprices que les jolies femmes ne s’expliquent pas toujours à elles-mêmes, elle voulait aller au Jardin des Plantes par les boulevards et à pied.
– Mais il va pleuvoir, lui dis-je.
Elle prit plaisir à me contredire. Par hasard, il fit beau pendant tout le temps que nous marchâmes dans le Luxembourg. Quand nous en sortîmes, un gros nuage dont j’avais maintes fois épié la marche avec une secrète inquiétude, ayant laissé tomber quelques gouttes d’eau, nous montâmes dans un fiacre. Lorsque nous eûmes atteint les boulevards, la pluie cessa, le ciel reprit sa sérénité. En arrivant au Muséum, je voulus renvoyer la voiture, Fœdora me pria de la garder. Que de tortures! Mais causer avec elle en comprimant un secret délire qui sans doute se formulait sur mon visage par quelque sourire niais et arrêté; errer dans le Jardin des Plantes, en parcourir les allées bocagères et sentir son bras appuyé sur le mien, il y eut dans tout cela je ne sais quoi de fantastique: c’était un rêve en plein jour. Cependant ses mouvemens, soit en marchant, soit en nous arrêtant, n’avaient rien de doux ni d’amoureux, malgré leur apparente volupté. Quand je cherchais à m’associer en quelque sorte à l’action de sa vie, je rencontrais en elle une intime et secrète vivacité, je ne sais quoi de saccadé, d’excentrique. Les femmes sans ame n’ont rien de moelleux dans leurs gestes. Aussi n’étions-nous unis, ni par une même volonté, ni par un même pas. Il n’existe point de mots pour rendre ce désaccord matériel de deux êtres, car nous ne sommes pas encore habitués à reconnaître une pensée 187dans le mouvement. Ce phénomène de notre nature se sent instinctivement, il ne s’exprime pas.
Pendant ces violens paroxismes de ma passion, reprit Raphaël après un moment de silence et comme s’il répondait à une objection qu’il se fût adressée à lui-même, je n’ai pas disséqué mes sensations, analysé mes plaisirs, ni supputé les battemens de mon cœur, comme un avare examine et pèse ses pièces d’or. Oh! non, l’expérience jette aujourd’hui sa triste lumière sur les événemens passés, et le souvenir m’apporte ces images, comme par un beau temps les flots de la mer amènent brin à brin les débris d’un naufrage sur la grève.
– Vous pouvez me rendre un service assez important, me dit la comtesse en me regardant d’un air confus. Après vous avoir confié mon antipathie pour l’amour, je me sens plus libre en réclamant de vous un bon office au nom de l’amitié. N’aurez-vous pas, reprit-elle en riant, beaucoup plus de mérite à m’obliger aujourd’hui?
Je la regardais avec douleur. N’éprouvant rien près de moi, elle était pateline et non pas affectueuse; elle me paraissait jouer un rôle en actrice consommée; puis tout à coup son accent, un regard, un mot réveillaient mes espérances; mais si mon amour ranimé se peignait alors dans mes yeux, elle en soutenait les rayons sans que la clarté des siens s’en altérât, car ils semblaient comme ceux des tigres être doublés par une feuille de métal. En ces momens-là, je la détestais.
– La protection du duc de Navailles, dit-elle en continuant avec des inflexions de voix pleines de câlinerie, me serait très-utile auprès d’une personne toute-puissante 188en Russie, et dont l’intervention est nécessaire pour me faire rendre justice dans une affaire qui concerne à la fois ma fortune et mon état dans le monde, la reconnaissance de mon mariage par l’empereur. Le duc de Navailles n’est-il pas votre cousin? Une lettre de lui déciderait tout.
– Je vous appartiens, lui répondis-je, ordonnez.
– Vous êtes bien aimable, reprit-elle en me serrant la main. Venez dîner avec moi, je vous dirai tout comme à un confesseur.
Cette femme si méfiante, si discrète, et à laquelle personne n’avait entendu dire un mot sur ses intérêts, allait donc me consulter.
– Oh! combien j’aime maintenant le silence que vous m’avez imposé! m’écriai-je. Mais j’aurais voulu quelque épreuve plus rude encore.
En ce moment, elle accueillit l’ivresse de mes regards et ne se refusa point à mon admiration, elle m’aimait donc! Nous arrivâmes chez elle. Fort heureusement, le fond de ma bourse put satisfaire le cocher. Je passai délicieusement la journée, seul avec elle, chez elle. C’était la première fois que je pouvais la voir ainsi. Jusqu’à ce jour, le monde, sa gênante politesse et ses façons froides nous avaient toujours séparés, même pendant ses somptueux dîners; mais alors j’étais chez elle comme si j’eusse vécu sous son toit, je la possédais pour ainsi dire. Ma vagabonde imagination brisait les entraves, arrangeait les événemens de la vie à ma guise, et me plongeait dans les délices d’un amour heureux. Me croyant son époux, je l’admirais occupée de petits détails; j’éprouvais même du bonheur à lui voir ôter son schall et 189son chapeau. Elle me laissa seul un moment, et revint les cheveux arrangés, charmante. Cette jolie toilette avait été faite pour moi! Pendant le dîner, elle me prodigua ses attentions et déploya des grâces infinies dans mille choses qui semblent des riens et qui cependant sont la moitié de la vie.
190Quand nous fûmes tous deux devant un foyer pétillant, assis sur la soie, environnés des plus désirables créations d’un luxe oriental, quand je vis si près de moi cette femme dont la beauté célèbre faisait palpiter tant de cœurs, cette femme si difficile à conquérir, me parlant, me rendant l’objet de toutes ses coquetteries, ma voluptueuse félicité devint presque de la souffrance. Pour mon malheur, je me souvins de l’importante affaire que je devais conclure, et voulus aller au rendez-vous qui m’avait été donné la veille.
– Quoi, déjà! dit-elle en me voyant prendre mon chapeau.
Elle m’aimait! Je le crus du moins, en l’entendant prononcer ces deux mots d’une voix caressante. Pour prolonger mon extase, j’aurais alors volontiers troqué deux années de ma vie contre chacune des heures qu’elle voulait bien m’accorder. Mon bonheur s’augmenta de tout l’argent que je perdais! Il était minuit quand elle me renvoya. Néanmoins le lendemain, mon héroïsme me coûta bien des remords, je craignis d’avoir manqué l’affaire des mémoires, devenue si capitale pour moi; je courus chez Rastignac, et nous allâmes surprendre à son lever le titulaire de mes travaux futurs. M. Marivault me lut un petit acte où il n’était point question de ma tante, et après la signature duquel il me compta cinquante écus. Nous déjeûnâmes tous les trois. Quand j’eus payé mon nouveau chapeau, soixante cachets à trente sous et mes dettes, il ne me resta plus que trente francs; mais toutes les difficultés de la vie s’étaient aplanies pour quelques jours. Si j’avais voulu écouter Rastignac, je pouvais avoir des 191trésors en adoptant avec franchise le système anglais. Il voulait absolument m’établir un crédit et me faire faire des emprunts, en prétendant que les emprunts soutiendraient le crédit. Selon lui, l’avenir était de tous les capitaux du monde le plus considérable et le plus solide. En hypothéquant ainsi mes dettes sur de futurs contingens, il donna ma pratique à son tailleur, un artiste qui comprenait le jeune homme et devait me laisser tranquille jusqu’à mon mariage.
De ce jour, je rompis avec la vie monastique et studieuse que j’avais menée pendant trois ans. J’allai fort assidûment chez Fœdora, où je tâchai de surpasser en apparence les impertinens ou les héros de coterie qui s’y trouvaient. En croyant avoir échappé pour toujours à la misère, je recouvrai ma liberté d’esprit, j’écrasai mes rivaux, et passai pour un homme plein de séductions, prestigieux, irrésistible. Cependant les gens habiles disaient en parlant de moi: «Un garçon aussi spirituel ne doit avoir de passions que dans la tête!» Ils vantaient charitablement mon esprit aux dépens de ma sensibilité. «Est-il heureux de ne pas aimer! s’écriaient-ils. S’il aimait, aurait-il autant de gaieté, de verve?» J’étais cependant bien amoureusement stupide en présence de Fœdora! Seul avec elle, je ne savais rien lui dire, ou si je parlais, je médisais de l’amour; j’étais tristement gai comme un courtisan qui veut cacher un cruel dépit. Enfin, j’essayai de me rendre indispensable à sa vie, à son bonheur, à sa vanité: tous les jours près d’elle, j’étais un esclave, un jouet sans cesse à ses ordres. Après avoir ainsi dissipé ma journée, je revenais chez moi pour y 192travailler pendant les nuits, ne dormant guère que deux ou trois heures de la matinée. Mais n’ayant pas, comme Rastignac, l’habitude du système anglais, je me vis bientôt sans un sou. Dès lors, mon cher ami, fat sans bonnes fortunes, élégant sans argent, amoureux anonyme, je retombai dans cette vie précaire, dans ce froid et profond malheur soigneusement caché sous les trompeuses apparences du luxe. Je ressentis alors mes souffrances premières, mais moins aiguës, je m’étais familiarisé sans doute avec leurs terribles crises. Souvent les gâteaux et le thé, si parcimonieusement offerts dans les salons, étaient ma seule nourriture. Quelquefois, les somptueux dîners de la comtesse me substantaient pendant deux jours.
J’employai tout mon temps, mes efforts et ma science d’observation à pénétrer plus avant dans l’impénétrable caractère de Fœdora. Jusqu’alors, l’espérance ou le désespoir avaient influencé mon opinion, je voyais en elle tour à tour la femme la plus aimante ou la plus insensible de son sexe; mais ces alternatives de joie et de tristesse devinrent intolérables, je voulus chercher un dénouement à cette lutte affreuse, en tuant mon amour. De sinistres lueurs brillaient parfois dans mon ame et me faisaient entrevoir des abîmes entre nous. La comtesse justifiait toutes mes craintes: je n’avais pas encore surpris de larmes dans ses yeux. Au théâtre une scène attendrissante la trouvait froide et rieuse. Elle réservait toute sa finesse pour elle et ne devinait ni le malheur, ni le bonheur d’autrui. Enfin elle m’avait joué! Heureux de lui faire un sacrifice, je m’étais presque avili pour elle en allant voir mon parent le duc de Navailles, 193homme égoïste qui rougissait de ma misère, et avait de trop grands torts envers moi pour ne pas me haïr: il me reçut donc avec cette froide politesse qui donne aux gestes et aux paroles l’apparence de l’insulte, son regard inquiet excita ma pitié. J’eus honte pour lui de sa petitesse au milieu de tant de grandeur, de sa pauvreté au milieu de tant de luxe. Il me parla des pertes considérables que lui occasionnait le trois pour cent, je lui dis alors quel était l’objet de ma visite. Le changement de ses manières qui de glaciales devinrent insensiblement affectueuses, me dégoûta. Eh bien, mon ami, il vint chez la comtesse, il m’y écrasa. Fœdora trouva pour lui des enchantemens, des prestiges inconnus; elle le séduisit, traita sans moi cette affaire mystérieuse de laquelle je ne sus pas un mot: j’avais été pour elle un moyen. Elle paraissait ne plus m’apercevoir quand mon cousin était chez elle, et m’acceptait alors avec moins de plaisir peut-être que le jour où je lui fus présenté. Un soir, elle m’humilia devant le duc par un de ces gestes et par un de ces regards qu’aucune parole ne saurait peindre. Je sortis pleurant, formant mille projets de vengeance, combinant d’épouvantables viols. Souvent je l’accompagnais aux Bouffons: là, près d’elle, tout entier à mon amour, je la contemplais en me livrant au charme d’écouter la musique, épuisant mon ame dans la double jouissance d’aimer et de retrouver les mouvemens de mon cœur bien rendus par les phrases du musicien. Ma passion était dans l’air, sur la scène, elle triomphait partout, excepté chez ma maîtresse. Je prenais alors la main de Fœdora, j’étudiais ses traits et ses yeux en 194sollicitant une fusion de nos sentimens, une de ces soudaines harmonies qui, réveillées par les notes, font vibrer les ames à l’unisson; mais sa main était muette et ses yeux ne disaient rien. Quand le feu de mon cœur émané de tous mes traits la frappait trop fortement au visage, elle me jetait ce sourire cherché, phrase convenue qui se reproduit au Salon sur les lèvres de tous les portraits. Elle n’écoutait pas la musique. Les divines pages de Rossini, de Cimarosa, de Zingarelli ne lui rappelaient aucun sentiment, ne lui traduisaient aucune poésie de sa vie, son ame était aride.
195Fœdora se produisait là comme un spectacle dans le spectacle. Sa lorgnette voyageait incessamment de loge en loge; inquiète quoique tranquille, elle était victime de la mode: sa loge, son bonnet, sa voiture, sa personne étaient tout pour elle. Vous rencontrez souvent des gens de colossale apparence de qui le cœur est tendre et délicat sous un corps de bronze; mais elle cachait un cœur de bronze sous sa frêle et gracieuse enveloppe. Ma fatale science me déchirait bien des voiles. Si le bon ton consiste à s’oublier pour autrui, à mettre dans sa voix et dans ses gestes une constante douceur, à plaire aux autres en les rendant contens d’eux-mêmes; malgré sa finesse, Fœdora n’avait pas effacé tout vestige de sa plébéienne origine: son oubli d’elle-même était fausseté, ses manières, au lieu d’être innées, avaient été laborieusement conquises, enfin sa politesse sentait la servitude. Eh bien! ses paroles emmiellées étaient pour ses favoris l’expression de la bonté, sa prétentieuse exagération était un noble enthousiasme. Moi seul avais étudié ses grimaces, j’avais dépouillé son être intérieur de la mince écorce qui suffit au monde, et n’étais plus dupe de ses singeries, je connaissais à fond son ame de chatte. Quand un niais la complimentait, la vantait, j’avais honte pour elle. Et je l’aimais toujours! j’espérais fondre ces glaces sous les ailes d’un amour de poète. Si je pouvais une fois ouvrir son cœur aux tendresses de la femme, si je l’initiais à la sublimité des dévouemens, je la voyais alors parfaite, elle devenait un ange. Je l’aimais en homme, en amant, en artiste, quand il aurait fallu ne pas l’aimer pour l’obtenir: un fat bien gourmé, un froid calculateur en 196aurait triomphé peut-être. Vaine, artificieuse, elle eût sans doute entendu le langage de la vanité, se serait laissé entortiller dans les piéges d’une intrigue; elle eût été dominée par un homme sec et glacé. Des douleurs acérées entraient jusqu’au vif dans mon ame, quand elle me révélait naïvement son égoïsme. Je l’apercevais avec douleur seule un jour dans la vie et ne sachant à qui tendre la main, ne rencontrant pas de regards amis où reposer les siens. Un soir, j’eus le courage de lui peindre, sous des couleurs animées, sa vieillesse déserte, vide et triste. À l’aspect de cette épouvantable vengeance de la nature trompée, elle dit un mot atroce.
– J’aurai toujours de la fortune! me répondit-elle. Eh bien, avec de l’or nous pouvons toujours créer autour de nous les sentimens qui sont nécessaires à notre bien-être.
Je sortis foudroyé par la logique de ce luxe, de cette femme, de ce monde dont j’étais si sottement idolâtre. Je n’aimais pas Pauline pauvre, Fœdora riche n’avait-elle pas le droit de repousser Raphaël? Notre conscience est un juge infaillible, quand nous ne l’avons pas encore assassinée. «Fœdora, me criait une voix sophistique, n’aime ni ne repousse personne; elle est libre, mais elle s’est autrefois donnée pour de l’or. Amant ou époux, le comte russe l’a possédée. Elle aura bien une tentation dans sa vie! Attends-la.» Ni vertueuse ni fautive, cette femme vivait loin de l’humanité, dans une sphère à elle, enfer ou paradis. Ce mystère femelle vêtu de cachemires et de broderies mettait en jeu dans mon cœur 197tous les sentimens humains, orgueil, ambition, amour, curiosité. Un caprice de la Mode ou cette envie de paraître original qui nous poursuit tous, avait amené la manie de vanter un petit spectacle du boulevard. La comtesse témoigna le désir de voir la figure enfarinée d’un acteur qui faisait les délices de quelques gens d’esprit, et j’obtins l’honneur de la conduire à la première représentation de je ne sais quelle mauvaise farce. La loge coûtait à peine cent sous, je ne possédais pas un traître liard. Ayant encore un demi-volume de mémoires à écrire, je n’osais pas aller mendier un secours à M. Marivault, et Rastignac, ma providence, était absent. Cette gêne constante maléficiait toute ma vie. Une fois, au sortir des Bouffons, par une horrible pluie, Fœdora m’avait fait avancer une voiture, sans que je pusse me soustraire à son obligeance de parade: elle n’admit aucune de mes excuses, ni mon goût pour la pluie, ni mon envie d’aller au jeu. Elle ne devinait mon indigence ni dans l’embarras de mon maintien, ni dans mes paroles tristement plaisantes. Mes yeux rougissaient, mais comprenait-elle un regard? La vie des jeunes gens est soumise à de singuliers caprices! Pendant le voyage, chaque tour de roue réveilla des pensées qui me brûlèrent le cœur, j’essayai de détacher une planche au fond de la voiture en espérant glisser sur le pavé; mais rencontrant des obstacles invincibles, je me pris à rire convulsivement et demeurai dans un calme morne, hébété comme un homme au carcan. À mon arrivée au logis, aux premiers mots que je balbutiai, Pauline m’interrompit en disant: Si vous n’avez pas de monnaie…. 198Ah! la musique de Rossini n’était rien auprès de ces paroles. Mais revenons aux Funambules? Pour pouvoir y conduire la comtesse, je pensai à mettre en gage le cercle d’or dont le portrait de ma mère était entouré. Quoique le Mont-de-Piété se fût toujours dessiné dans ma pensée comme une des portes du bagne, il valait encore mieux y porter mon lit moi-même que de solliciter une aumône. Le regard d’un homme à qui vous demandez de l’argent fait tant de mal. Certains emprunts nous coûtent notre honneur, comme certains refus prononcés par une bouche amie nous enlèvent une dernière illusion. Pauline travaillait, sa mère était couchée. Jetant un regard furtif sur le lit dont les rideaux étaient légèrement relevés, je crus madame Gaudin profondément endormie, en apercevant au milieu de l’ombre son profil calme et jaune imprimé sur l’oreiller.
– Vous avez du chagrin, me dit Pauline, qui posa son pinceau sur son coloriage.
– Ma pauvre enfant, vous pouvez me rendre un grand service, lui répondis-je.
Elle me regarda d’un air si heureux que je tressaillis. – M’aimerait-elle? pensé-je. Pauline? repris-je. Et je m’assis près d’elle pour la bien étudier.
Elle me devina, tant mon accent était interrogateur, elle baissa les yeux, et je l’examinai, croyant pouvoir lire dans son cœur comme dans le mien, tant sa physionomie était naïve et pure.
– Vous m’aimez? lui dis-je.
199– Un peu, passionnément, pas du tout, s’écria-t-elle.
Elle ne m’aimait pas. Son accent moqueur et la gentillesse du geste qui lui échappa peignaient seulement une folâtre reconnaissance de jeune fille. Je lui avouai donc ma détresse, l’embarras dans lequel je me trouvais, et la priai de m’aider.
– Comment, monsieur Raphaël, dit-elle, vous ne voulez pas aller au Mont-de-Piété, et vous m’y envoyez!
Je rougis confondu par la logique d’un enfant. Elle me prit alors la main comme si elle eût voulu compenser par une caresse la sévérité de son exclamation.
– Oh! j’irais bien, dit-elle, mais la course est inutile. Ce matin, j’ai trouvé derrière le piano deux pièces de cent sous qui s’étaient glissées à votre insu entre le mur et la barre, et je les ai mises sur votre table.
– Vous devez bientôt recevoir de l’argent, monsieur Raphaël, me dit la bonne mère qui montra sa tête entre les rideaux, je puis bien vous prêter quelques écus en attendant.
– Oh! Pauline, m’écriai-je en lui serrant la main, je voudrais être riche.
– Bah! pourquoi? dit-elle d’un air mutin. Sa main tremblant dans la mienne répondait à tous les battemens de mon cœur, elle retira vivement ses doigts, examina les miens: – Vous épouserez une femme riche! dit-elle, mais elle vous donnera bien du chagrin. Ah! Dieu! elle vous tuera. J’en suis sûre.
200Il y avait dans son cri une sorte de croyance aux folles superstitions de sa mère.
– Vous êtes bien crédule, Pauline!
– Oh! bien certainement! dit-elle en me regardant avec terreur, la femme que vous aimerez vous tuera.
201Elle reprit son pinceau, le trempa dans la couleur en laissant paraître une vive émotion, et ne me regarda plus. En ce moment, j’aurais bien voulu croire à des chimères. Un homme n’est pas tout-à-fait misérable quand il est superstitieux. Une superstition est une espérance. Retiré dans ma chambre, je vis en effet deux nobles écus dont la présence me parut inexplicable. Au sein des pensées confuses du premier sommeil, je tâchai de vérifier mes dépenses pour me justifier cette trouvaille inespérée, mais je m’endormis perdu dans d’inutiles calculs. Le lendemain Pauline vint me voir, au moment où je sortais pour aller louer la loge.
– Vous n’avez peut-être pas assez de dix francs, me dit en rougissant cette bonne et aimable fille, ma mère m’a chargée de vous offrir cet argent. Prenez, prenez! Elle jeta trois écus sur ma table et voulut se sauver; mais je la retins.
L’admiration sécha les larmes qui roulaient dans mes yeux: – Pauline, lui dis-je, vous êtes un ange! Ce prêt me touche bien moins que la pudeur de sentiment avec laquelle vous me l’offrez. Je désirais une femme riche, élégante, titrée; hélas, maintenant je voudrais posséder des millions et rencontrer une jeune fille pauvre comme vous, et comme vous riche de cœur, je renoncerais à une passion fatale qui me tuera. Vous aurez peut-être raison.
– Assez! dit-elle. Elle s’enfuit, et sa voix de rossignol, ses roulades fraîches retentirent dans l’escalier.
– Elle est bien heureuse de ne pas aimer encore! me dis-je en pensant aux tortures que je souffrais depuis 202plusieurs mois. Les quinze francs de Pauline me furent bien précieux. Fœdora songeant aux émanations populacières de la salle où nous devions rester pendant quelques heures, regretta de ne pas avoir un bouquet, j’allai lui chercher des fleurs, je lui apportai ma vie et ma fortune. J’eus à la fois des remords et des plaisirs en lui donnant un bouquet dont le prix me révéla tout ce que la galanterie superficielle en usage dans le monde avait de dispendieux. Bientôt elle se plaignit de l’odeur un peu trop forte d’un jasmin du Mexique, elle éprouva un intolérable dégoût en voyant la salle, en se trouvant assise sur de dures banquettes; elle me reprocha de l’avoir amenée là. Quoiqu’elle fût près de moi, elle voulut s’en aller, elle s’en alla. M’imposer des nuits sans sommeil, avoir dissipé deux mois de mon existence et ne pas lui plaire! Jamais ce démon ne fut ni plus gracieux ni plus insensible. Pendant la route, assis près d’elle dans un étroit coupé, je respirais son souffle, je touchais son gant parfumé, je voyais distinctement les trésors de sa beauté, je sentais une vapeur douce comme l’iris: toute la femme et point de femme. En ce moment un trait de lumière me permit de voir les profondeurs de cette vie mystérieuse. Je pensai tout-à-coup au livre récemment publié par un poète, une vraie conception d’artiste taillée dans la statue de Polyclès. Je croyais voir ce monstre qui, tantôt officier dompte un cheval fougueux, tantôt jeune fille se met à sa toilette et désespère ses amans, amant désespère une vierge douce et modeste. Ne pouvant plus résoudre autrement Fœdora, je lui racontai cette histoire fantastique; rien ne décela sa ressemblance 203avec cette poésie de l’impossible, elle s’en amusa de bonne foi, comme un enfant d’une fable prise aux Mille et une nuits.
Pour résister à l’amour d’un homme de mon âge, à la chaleur communicative de cette belle contagion de l’ame, Fœdora doit être gardée par quelque mystère, me dis-je en revenant chez moi. Peut-être, semblable à lady Delacour, est-elle dévorée par un cancer? Sa vie est sans doute une vie artificielle. À cette pensée, j’eus froid. Puis je formai le projet le plus extravagant et le plus raisonnable en même temps auquel un amant puisse jamais songer. Pour examiner cette femme corporellement comme je l’avais étudiée intellectuellement, pour la connaître enfin tout entière, je résolus de passer une nuit chez elle, dans sa chambre, à son insu. Voici comment j’exécutai cette entreprise qui me dévorait l’ame comme un désir de vengeance mord le cœur d’un moine corse.
Aux jours de réception, Fœdora réunissait une assemblée trop nombreuse pour qu’il fût possible au portier d’établir une balance exacte entre les entrées et les sorties. Sûr de pouvoir rester dans la maison sans y causer de scandale, j’attendis impatiemment la prochaine soirée de la comtesse. En m’habillant, je mis dans la poche de mon gilet un petit canif anglais, à défaut de poignard. Trouvé sur moi, cet instrument littéraire n’avait rien de suspect, et ne sachant jusqu’où me conduirait ma résolution romanesque, je voulais être armé. Lorsque les salons commencèrent à se remplir, j’allai dans la chambre à coucher y examiner les choses, et trouvai 204les persiennes et les volets fermés, ce fut un premier bonheur; comme la femme de chambre pourrait venir pour détacher les rideaux drapés aux fenêtres, je lâchai leurs embrasses; je risquais beaucoup en me hasardant à faire ainsi le ménage par avance, mais je m’étais soumis aux périls de ma situation et les avais froidement calculés. Vers minuit, je vins me cacher dans l’embrasure d’une fenêtre. Afin de ne pas laisser voir mes pieds, j’essayai de grimper sur la plinthe de la boiserie, le dos appuyé contre le mur, en me cramponnant à l’espagnolette. Après avoir étudié mon équilibre, mes points d’appui, mesuré l’espace qui me séparait des rideaux, je parvins à me familiariser avec les difficultés de ma position, de manière à demeurer là sans être découvert, si les crampes, la toux et les éternumens me laissaient tranquille. Pour ne pas me fatiguer inutilement, je me tins debout en attendant le moment critique pendant lequel je devais rester suspendu comme une araignée dans sa toile. La moire blanche et la mousseline des rideaux formaient devant moi de gros plis semblables à des tuyaux d’orgue, où je pratiquai des trous avec mon canif afin de tout voir par ces espèces de meurtrières. J’entendis vaguement le murmure des salons, les rires des causeurs, leurs éclats de voix. Ce tumulte vaporeux, cette sourde agitation diminua par degrés. Quelques hommes vinrent prendre leurs chapeaux placés près de moi, sur la commode de la comtesse. Quand ils froissaient les rideaux, je frissonnais en pensant aux distractions, aux hasards de ces recherches faites par des gens pressés de partir et qui furètent 205alors partout. J’augurai bien de mon entreprise en n’éprouvant aucun de ces malheurs. Le dernier chapeau fut emporté par un vieil amoureux de Fœdora, qui se croyant seul regarda le lit et poussa un gros soupir, suivi de je ne sais quelle exclamation assez énergique.
La comtesse, qui n’avait plus autour d’elle, dans le boudoir voisin de sa chambre, que cinq ou six personnes intimes, leur proposa d’y prendre le thé. Les calomnies, pour lesquelles la société actuelle a réservé le peu de croyance qui lui reste, se mêlèrent alors à des épigram206mes, à des jugemens spirituels, au bruit des tasses et des cuillers. Sans pitié pour mes rivaux, Rastignac excitait un rire franc par de mordantes saillies.
– Monsieur de Rastignac est un homme avec lequel il ne faut pas se brouiller, dit la comtesse en riant.
– Je le crois, répondit-il naïvement. J’ai toujours raison dans mes haines. Et dans mes amitiés, ajouta-t-il. Mes ennemis me servent autant que mes amis peut-être. J’ai fait une étude assez spéciale de l’idiome moderne et des artifices naturels dont on se sert pour tout attaquer ou pour tout défendre. L’éloquence ministérielle est un perfectionnement social. Un de vos amis est-il sans esprit? vous parlez de sa probité, de sa franchise. L’ouvrage d’un autre est-il lourd? vous le présentez comme un travail consciencieux. Si le livre est mal écrit, vous en vantez les idées. Tel homme est sans foi, sans constance, vous échappe à tout moment? Bah! il est séduisant, prestigieux, il charme. S’agit-il de vos ennemis? vous leur jetez à la tête les morts et les vivans; vous renversez pour eux les termes de votre langage, et vous êtes aussi perspicace à découvrir leurs défauts que vous étiez habile à mettre en relief les vertus de vos amis. Cette application de la lorgnette à la vue morale est le secret de nos conversations et tout l’art du courtisan. N’en pas user, c’est vouloir combattre sans armes des gens bardés de fer comme des chevaliers bannerets. Et j’en use! j’en abuse même quelquefois. Aussi me respecte-t-on moi et mes amis, car d’ailleurs, mon épée vaut ma langue.
Un des plus fervens admirateurs de Fœdora, jeune homme dont l’impertinence était célèbre et qui s’en faisait même un moyen de parvenir, releva le gant si 207dédaigneusement jeté par Rastignac. Il se mit en parlant de moi à vanter outre mesure mes talens et ma personne. Rastignac avait oublié ce genre de médisance. Cet éloge sardonique trompa la comtesse qui m’immola sans pitié; pour amuser ses amis, elle abusa de mes secrets, de mes prétentions et de mes espérances.
– Il a de l’avenir, dit Rastignac. Peut-être sera-t-il un jour homme à prendre de cruelles revanches, ses talens égalent au moins son courage; aussi regardé-je comme bien hardis ceux qui s’attaquent à lui, car il a de la mémoire…
– Et fait des mémoires, dit la comtesse à qui parut déplaire le profond silence qui régna.
– Des mémoires de fausse comtesse, madame, répliqua Rastignac. Pour les écrire, il faut avoir une autre sorte de courage.
– Je lui crois beaucoup de courage, reprit-elle, il m’est fidèle.
Il me prit une vive tentation de me montrer soudain aux rieurs comme l’ombre de Banquo dans Macbeth. Je perdais une maîtresse, mais j’avais un ami! Cependant l’amour me souffla tout-à-coup un de ces lâches et subtils paradoxes avec lesquels il sait endormir toutes nos douleurs. Si Fœdora m’aime, pensé-je, ne doit-elle pas dissimuler son affection sous une plaisanterie malicieuse? Combien de fois le cœur n’a-t-il pas démenti les mensonges de la bouche.
Enfin bientôt mon impertinent rival resté seul avec la comtesse voulut partir.
– Eh quoi! déjà, lui dit-elle avec un son de voix plein 208de câlineries et qui me fit palpiter. Ne me donnerez-vous pas encore un moment. N’avez-vous donc plus rien à me dire, et ne me sacrifierez-vous point quelques-uns de vos plaisirs?
Il s’en alla.
– Ah! s’écria-t-elle en bâillant, ils sont tous bien ennuyeux! Et tirant avec force un cordon, le bruit d’une sonnette retentit dans les appartemens. La comtesse entra dans sa chambre en fredonnant une phrase du Pria che spunti. Jamais personne ne l’avait entendue chanter, et ce mutisme donnait lieu à de bizarres interprétations. Elle avait, dit-on, promis à son premier amant, charmé de ses talens et jaloux d’elle par delà le tombeau, de ne donner à personne un bonheur qu’il voulait avoir goûté seul. Je tendis les forces de mon ame pour aspirer les sons. De note en note la voix s’éleva, Fœdora sembla s’animer, les richesses de son gosier se déployèrent, et cette mélodie prit alors quelque chose de divin. La comtesse avait dans l’organe une clarté vive, une justesse de ton, je ne sais quoi d’harmonique et de vibrant qui pénétrait, remuait et chatouillait le cœur. Les musiciennes sont presque toujours amoureuses. Celle qui chantait ainsi devait savoir bien aimer. La beauté de cette voix fut donc un mystère de plus dans une femme déjà si mystérieuse. Je la voyais alors comme je te vois: elle paraissait s’écouter elle-même et ressentir une volupté qui lui fût particulière, elle éprouvait comme une jouissance d’amour. Elle vint devant la cheminée en achevant le principal motif de ce rondo; mais quand elle se tut, sa physionomie changea, ses traits se décomposèrent et sa 209figure exprima la fatigue. Elle venait d’ôter un masque; actrice, son rôle était fini. Cependant l’espèce de flétrissure imprimée à sa beauté par son travail d’artiste ou par la lassitude de la soirée, n’était pas sans charme. La voilà vraie, me dis-je. Elle mit comme pour se chauffer un pied sur la barre de bronze qui surmontait le garde-cendre, ôta ses gants, détacha ses bracelets, et enleva par dessus sa tête une chaîne d’or au bout de laquelle était suspendue sa cassolette ornée de pierres précieuses. J’éprouvais un plaisir indicible à voir ses mouvemens empreints de la gentillesse dont les chattes font preuve en se toilettant au soleil. Elle se regarda dans la glace et dit tout haut d’un air de mauvaise humeur: Je n’étais pas jolie ce soir, mon teint se fane avec une effrayante rapidité. Je devrais peut-être me coucher plus tôt, renoncer à cette vie dissipée. Mais Justine se moque-t-elle de moi?
Elle sonna de nouveau, la femme de chambre accourut. Où logeait-elle? je ne sais. Elle arriva par un escalier dérobé. J’étais curieux de l’examiner. Mon imagination de poète avait souvent incriminé cette invisible servante, grande fille brune, bien faite.
– Madame a sonné?
– Deux fois, répondit Fœdora. Vas-tu donc maintenant devenir sourde?
– J’étais à faire le lait d’amandes de madame.
Justine s’agenouilla, défit les cothurnes des souliers, déchaussa sa maîtresse, qui nonchalamment étendue sur un fauteuil à ressorts, au coin du feu, bâillait en se grattant la tête. Il n’y avait rien que de très-naturel dans tous 210ses mouvemens, et nul symptôme ne me révéla ni les souffrances secrètes ni les passions que j’avais supposées.
– George est amoureux, dit-elle, je le renverrai. N’a-t-il pas encore défait les rideaux ce soir, à quoi pense-t-il?
À cette observation, tout mon sang reflua vers mon cœur, mais il ne fut plus question des rideaux.
211– L’existence est bien vide, reprit la comtesse. Ah ça! prends garde de m’égratigner comme hier. Tiens, vois-tu, dit-elle en lui montrant un petit genou satiné, je porte encore la marque de tes griffes.
Elle mit ses pieds nus dans des pantoufles de velours fourrées de cygne, et détacha sa robe pendant que Justine prit un peigne pour lui arranger les cheveux.
– Il faut vous marier, madame, avoir des enfans.
– Des enfans! Il ne me manquerait plus que cela pour m’achever, s’écria-t-elle. Un mari! Quel est l’homme auquel je pourrais me… Étais-je bien coiffée ce soir?
– Mais, pas très-bien.
– Tu es une sotte.
– Rien ne vous va plus mal que de trop crêper vos cheveux, reprit Justine. Les grosses boucles bien lisses vous sont plus avantageuses.
– Vraiment!
– Mais oui, madame, les cheveux crêpés clair ne vont bien qu’aux blondes.
– Me marier? non, non. Le mariage est un trafic pour lequel je ne suis pas née.
Quelle épouvantable scène pour un amant! Cette femme solitaire, sans parens, sans amis, athée en amour, ne croyant à aucun sentiment; et quelque faible que fût en elle ce besoin d’épanchement cordial, naturel à toute créature humaine, réduite pour le satisfaire à causer avec sa femme de chambre, à dire des phrases sèches ou des riens! j’en eus pitié. Justine la délaça. Je la contemplai curieusement au moment où le dernier voile s’enleva, elle avait un corsage de vierge qui m’éblouit; à travers sa 212chemise et à la lueur des bougies, son corps blanc et rose étincela comme une statue d’argent qui brille sous son enveloppe de gaze. Non, nulle imperfection ne devait lui faire redouter les yeux furtifs de l’amour. Hélas! un beau corps triomphera toujours des résolutions les plus martiales. La maîtresse s’assit devant le feu, muette et pensive, pendant que la femme de chambre allumait la bougie de la lampe d’albâtre suspendue devant le lit. Justine alla chercher une bassinoire, prépara le lit, aida sa maîtresse à se coucher; puis, après un temps assez long employé par de minutieux services qui accusaient la profonde vénération de Fœdora pour elle-même, cette fille partit. La comtesse se retourna plusieurs fois, elle était agitée, elle soupirait; ses lèvres laissaient échapper un léger bruit perceptible à l’ouïe et qui indiquait des mouvemens d’impatience; elle avança la main vers sa table, y prit une fiole, versa dans son lait avant de le boire quelques gouttes d’une liqueur dont je ne distinguai pas la nature; enfin, après quelques soupirs pénibles, elle s’écria: Mon Dieu! Cette exclamation, et surtout l’accent qu’elle y mit, me brisa le cœur. Insensiblement elle resta sans mouvement. J’eus peur, mais bientôt j’entendis retentir la respiration égale et forte d’une personne endormie; j’écartai la soie criarde des rideaux, quittai ma position et vins me placer au pied de son lit, en la regardant avec un sentiment indéfinissable. Elle était ravissante ainsi. Elle avait la tête sous le bras comme un enfant, son tranquille et joli visage enveloppé de dentelles exprimait une suavité qui m’enflamma. Présumant trop de moi-même, je n’avais pas compris mon supplice: être si près et si loin d’elle. Je 213fus obligé de subir toutes les tortures que je m’étais préparées.
Mon Dieu! ce lambeau d’une pensée inconnue, que je devais remporter pour toute lumière, avait tout-à-coup 214changé mes idées sur Fœdora. Ce mot insignifiant ou profond, sans substance ou plein de réalités, pouvait s’interpréter également par le bonheur ou par la souffrance, par une douleur de corps ou par des peines. Était-ce imprécation ou prière, souvenir ou avenir, regret ou crainte? Il y avait toute une vie dans cette parole, vie d’indigence ou de richesse, enfin il y tenait même un crime! L’énigme cachée dans ce beau semblant de femme renaissait, Fœdora pouvait être expliquée de tant de manières qu’elle devenait inexplicable. Les fantaisies du souffle qui passait entre ses dents, tantôt faible, tantôt accentué, grave ou léger, formaient une sorte de langage auquel j’attachais des pensées et des sentimens. Je rêvais avec elle, j’espérais m’initier à ses secrets en pénétrant dans son sommeil, je flottais entre mille partis contraires, entre mille jugemens. À voir ce beau visage, calme et pur, il me fut impossible de refuser un cœur à cette femme. Je résolus de faire encore une tentative. En lui racontant ma vie, mon amour, mes sacrifices, peut-être pourrais-je réveiller en elle la pitié, lui arracher une larme, à elle qui ne pleurait jamais. J’avais placé toutes mes espérances dans cette dernière épreuve, quand le tapage de la rue m’annonça le jour. Il y eut un moment où je me représentai Fœdora se réveillant dans mes bras. Je pouvais me mettre tout doucement à ses côtés, m’y glisser et l’étreindre. Cette idée me tyrannisa si cruellement que, voulant y résister, je me sauvai dans le salon sans prendre aucune précaution pour éviter le bruit; mais j’arrivai heureusement à une porte dérobée qui donnait sur un petit escalier. Ainsi que je le présumais, la clé se trouvait à 215la serrure, je tirai la porte avec force, je descendis hardiment dans la cour, et sans regarder si j’étais vu, je sautai vers la rue en trois bonds.
Deux jours après, un auteur devait lire une comédie chez la comtesse, j’y allai dans l’intention de rester le dernier pour lui présenter une requête assez singulière. Je voulais la prier de m’accorder la soirée du lendemain, et de me la consacrer tout entière, en faisant fermer sa porte. Quand je me trouvai seul avec elle, le cœur me faillit. Chaque battement de la pendule m’épouvantait. Il était minuit moins un quart. – Si je ne lui parle pas, me dis-je, il faut me briser le crâne sur l’angle de la cheminée. Je m’accordai trois minutes de délai, les trois minutes se passèrent, je ne me brisai pas le crâne sur le marbre; mon cœur s’était alourdi comme une éponge dans l’eau.
– Vous êtes extrêmement aimable, me dit-elle.
– Ah! madame, répondis-je, si vous pouviez me comprendre!
– Qu’avez-vous? reprit-elle, vous pâlissez.
– J’hésite à réclamer de vous une grâce. Elle m’encouragea par un geste, et je lui demandai le rendez-vous.
– Volontiers, dit-elle. Mais pourquoi ne me parleriez-vous pas en ce moment?
– Pour ne pas vous tromper, je dois vous montrer l’étendue de votre engagement, je désire passer cette soirée près de vous, comme si nous étions frère et sœur. Soyez sans crainte, je connais vos antipathies; vous avez pu m’apprécier assez pour être certaine que je ne veux rien de vous qui puisse vous déplaire; d’ailleurs, les audacieux 216ne procèdent pas ainsi. Vous m’avez témoigné de l’amitié, vous êtes bonne, pleine d’indulgence. Eh bien! sachez que je dois vous dire adieu demain. Ne vous rétractez pas, m’écriai-je en la voyant prête à parler, et je disparus.
En mai dernier, vers huit heures du soir, je me trouvai seul avec Fœdora, dans son boudoir gothique. Je ne tremblai pas alors, j’étais sûr d’être heureux. Ma maîtresse devait m’appartenir, ou je me réfugiais dans les bras de la mort. J’avais condamné mon lâche amour. Un homme est bien fort quand il s’avoue sa faiblesse. Vêtue d’une robe de cachemire bleu, la comtesse était étendue sur un divan, les pieds sur un coussin. Un béret oriental, coiffure que les peintres attribuent aux premiers Hébreux, avait ajouté je ne sais quel piquant attrait d’étrangeté à ses séductions. Sa figure était empreinte d’un charme fugitif qui semblait prouver que nous sommes à chaque instant des êtres nouveaux, uniques, sans aucune similitude avec le nous de l’avenir et le nous du passé. Je ne l’avais jamais vue aussi éclatante.
– Savez-vous, dit-elle en riant, que vous avez piqué ma curiosité?
– Je ne la tromperai point, répondis-je froidement en m’asseyant près d’elle et lui prenant une main qu’elle m’abandonna. Vous avez une bien belle voix!
– Vous ne m’avez jamais entendue, s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement de surprise.
– Je vous prouverai le contraire quand cela sera nécessaire. Votre chant délicieux serait-il donc encore un mystère? Rassurez-vous, je ne veux pas le pénétrer.
217Nous restâmes environ une heure à causer familièrement. Si je pris le ton, les manières et les gestes d’un homme auquel Fœdora ne devait rien refuser, j’eus aussi tout le respect d’un amant. En jouant ainsi, j’obtins la faveur de lui baiser la main, elle se déganta par un mouvement mignon, et j’étais alors si voluptueusement enfoncé dans l’illusion à laquelle j’essayais de croire, que mon ame se fondit, s’épancha tout entière dans ce baiser. Fœdora se laissa flatter, caresser avec un incroyable abandon.
Mais ne m’accuse pas de niaiserie. Si j’avais voulu faire un pas au-delà de cette câlinerie fraternelle, j’eusse senti les griffes de la chatte. Nous restâmes dix minutes environ, plongés dans un profond silence. Je l’admirais, lui prêtant des charmes auxquels elle mentait. En ce moment, elle 218était à moi, à moi seul. Je possédai cette ravissante créature, comme il était permis de la posséder, intuitivement; je l’enveloppai dans mon désir, la tins, la serrai, mon imagination l’épousa. Je vainquis alors la comtesse par la puissance d’une fascination magnétique. Aussi, ai-je toujours regretté de ne pas m’être entièrement soumis cette femme; mais en ce moment, je n’en voulais pas à son corps, je souhaitais une ame, une vie, ce bonheur idéal et complet, beau rêve auquel nous ne croyons pas long-temps.
– Madame, lui dis-je enfin, sentant que la dernière heure de mon ivresse était arrivée, écoutez-moi. Je vous aime, vous le savez, je vous l’ai dit mille fois, vous auriez dû m’entendre. Ne voulant devoir votre amour ni à des grâces de fat, ni à des flatteries ou à des importunités de niais, je n’ai pas été compris. Combien de maux n’ai-je pas soufferts pour vous, et dont cependant vous êtes innocente! Mais dans quelques momens vous me jugerez. Il y a deux misères, madame: celle qui va par les rues effrontément en haillons, qui sans le savoir recommence Diogène, se nourrissant de peu, réduisant la vie au simple; heureuse, plus que la richesse peut-être, insouciante du moins, elle prend le monde là où les puissans n’en veulent plus. Puis la misère du luxe, une misère espagnole qui cache la mendicité sous un titre; fière, emplumée, cette misère en gilet blanc, en gants jaunes, a des carrosses et perd une fortune faute d’un centime. L’une est la misère du peuple, l’autre celle des escrocs, des rois et des gens 219de talent. Je ne suis ni peuple, ni roi, ni escroc; peut-être n’ai-je pas de talent: je suis une exception. Mon nom m’ordonne de mourir plutôt que de mendier. Rassurez-vous, madame, je suis riche aujourd’hui, je possède de la terre tout ce qu’il m’en faut, lui dis-je en voyant sa physionomie prendre la froide expression qui se peint dans nos traits quand nous sommes surpris par des quêteuses de bonne compagnie. Vous souvenez-vous du jour où vous avez voulu venir au Gymnase sans moi, croyant que je ne m’y trouverais point? Elle fit un signe de tête affirmatif. J’avais employé mon dernier écu pour aller vous y voir. Vous rappelez-vous la promenade que nous fîmes au Jardin des Plantes? Votre voiture me coûta toute ma fortune.
Je lui racontai mes sacrifices, je lui peignis ma vie, non pas comme je te la raconte aujourd’hui, dans l’ivresse du vin, mais dans la noble ivresse du cœur. Ma passion déborda par des mots flamboyans, par des traits de sentiment oubliés depuis et que ni l’art, ni le souvenir ne sauraient reproduire. Ce ne fut pas la narration sans chaleur d’un amour détesté, mon amour dans sa force et dans la beauté de son espérance m’inspira ces paroles qui projettent toute une vie en répétant les cris d’une ame vivement déchirée. Mon accent fut celui des dernières prières faites par un mourant sur le champ de bataille. Elle pleura. Je m’arrêtai. Grand Dieu! ses larmes étaient le fruit de cette émotion factice achetée cent sous à la porte d’un théâtre, j’avais eu le succès d’un bon acteur.
– Si j’avais su, dit-elle.
– N’achevez pas, m’écriai-je. Je vous aime encore 220assez en ce moment pour vous tuer… Elle voulut saisir le cordon de la sonnette. J’éclatai de rire. N’appelez pas, repris-je. Je vous laisserai paisiblement achever votre vie. Ce serait mal entendre la haine que de vous tuer! Ne craignez aucune violence, j’ai passé toute une nuit au pied de votre lit, sans…
– Monsieur! dit-elle en rougissant; mais après ce premier mouvement donné à la pudeur que doit posséder toute femme, même la plus insensible, elle me jeta un regard méprisant et me dit: Vous avez dû avoir bien froid?
– Croyez-vous, madame, que votre beauté me soit si précieuse, lui répondis-je en devinant les pensées qui l’agitaient. Votre figure est pour moi la promesse d’une ame plus belle encore que vous n’êtes belle. Eh! madame, les hommes qui ne voient que la femme dans une femme peuvent acheter tous les soirs des odalisques dignes du sérail et se rendre heureux à bas prix! Mais j’étais ambitieux, je voulais vivre cœur à cœur avec vous, avec vous qui n’avez pas de cœur. Je le sais maintenant. Si vous deviez être à un homme, je l’assassinerais. Mais non, vous l’aimeriez, et sa mort vous ferait peut-être de la peine. Combien je souffre! m’écriai-je.
– Si cette promesse peut vous consoler, dit-elle en riant, je puis vous assurer que je n’appartiendrai à personne.
– Eh bien, repris-je en l’interrompant, vous insultez à Dieu même, et vous en serez punie! Un jour couchée sur un divan, ne pouvant supporter ni le bruit ni la lumière, condamnée à vivre dans une sorte de tombe, vous souffrirez des maux inouis. Quand vous cher221cherez la cause de ces lentes et vengeresses douleurs, souvenez-vous alors des malheurs que vous avez si largement jetés sur votre passage! Ayant semé partout des imprécations, vous trouverez la haine au retour. Nous sommes les propres juges, les bourreaux d’une Justice qui règne ici-bas, et marche au-dessus de celle des hommes, au-dessous de celle de Dieu.
– Ah! dit-elle en riant, je suis sans doute bien criminelle de ne pas vous aimer! Est-ce ma faute? Non, je ne vous aime pas, vous êtes un homme, cela suffit. Je me trouve heureuse d’être seule, pourquoi changerais-je ma vie, égoïste si vous voulez, contre les caprices d’un maître? Le mariage est un sacrement en vertu duquel nous ne nous communiquons que des chagrins. D’ailleurs, les enfans m’ennuient. Ne vous ai-je pas loyalement prévenu de mon caractère. Pourquoi ne vous êtes-vous pas contenté de mon amitié? Je voudrais pouvoir consoler les peines que je vous ai causées en ne devinant pas le compte de vos petits écus, j’apprécie l’étendue de vos sacrifices; mais l’amour peut seul payer votre dévouement, vos délicatesses, et je vous aime si peu, que cette scène m’affecte désagréablement.
– Je sens combien je suis ridicule, pardonnez-moi, lui dis-je avec douceur sans pouvoir retenir mes larmes. Je vous aime assez, repris-je, pour écouter avec délices les cruelles paroles que vous prononcez. Oh! je voudrais pouvoir signer mon amour de tout mon sang.
– Tous les hommes nous disent plus ou moins bien ces phrases classiques, reprit-elle en riant. Mais il paraît qu’il est très-difficile de mourir à nos pieds, car je ren222contre de ces morts-là partout. Il est minuit, permettez-moi de me coucher.
– Et dans deux heures vous vous écrierez: Mon Dieu! lui dis-je.
– Avant-hier! Oui, dit-elle en riant, je pensais à mon agent de change, j’avais oublié de lui faire convertir mes rentes de cinq en trois, et dans la journée le trois avait baissé.
Je la contemplais d’un œil étincelant de rage. Ah! quelquefois un crime doit être tout un poème, je l’ai compris. Familiarisée sans doute avec les déclarations les plus passionnées, elle avait déjà oublié mes larmes et mes paroles.
– Épouseriez-vous un pair de France, lui demandai-je froidement.
– Peut-être, s’il était duc. Je pris mon chapeau, je la saluai. Permettez-moi de vous accompagner jusqu’à la porte de mon appartement, dit-elle en mettant une ironie perçante dans son geste, dans la pose de sa tête et dans son accent.
– Madame.
– Monsieur.
– Je ne vous verrai plus.
– Je l’espère, répondit-elle en inclinant la tête avec une impertinente expression.
– Vous voulez être duchesse? repris-je animé par une sorte de frénésie que son geste alluma dans mon cœur. Vous êtes folle de titres et d’honneurs? Eh bien, laissez-vous seulement aimer par moi, dites à ma plume de ne parler, à ma voix de ne retentir que pour vous, 223soyez le principe secret de ma vie, soyez mon étoile! Puis ne m’acceptez pour époux que ministre, pair de France, duc. Je me ferai tout ce que vous voudrez que je sois!
– Vous avez, dit-elle en souriant, assez bien employé votre temps chez l’avoué, vos plaidoyers ont de la chaleur.
– Tu as le présent, m’écriai-je, et moi l’avenir. Je ne perds qu’une femme et tu perds un nom, une famille. Le temps est gros de ma vengeance, il t’apportera la laideur et une mort solitaire, à moi la gloire!
224– Merci de la péroraison, dit-elle en retenant un bâillement et témoignant par son attitude le désir de ne me plus voir.
Ce mot m’imposa silence. Je lui jetai ma haine dans un regard et je m’enfuis.
Il fallait oublier Fœdora, me guérir de ma folie, reprendre ma studieuse solitude ou mourir. Je m’imposai donc des travaux exorbitans, je voulus achever mes ouvrages. Pendant quinze jours, je ne sortis pas de ma mansarde, et consumai toutes mes nuits en de pâles études. Malgré mon courage et les inspirations de mon désespoir, je travaillais difficilement, par saccades. La muse avait fui. Je ne pouvais chasser le fantôme brillant et moqueur de Fœdora. Chacune de mes pensées couvait une autre pensée maladive, je ne sais quel désir, terrible comme un remords. J’imitai les anachorètes de la Thébaïde. Sans prier comme eux, comme eux je vivais dans un désert, creusant mon ame au lieu de creuser des rochers. Je me serais au besoin serré les reins avec une ceinture armée de pointes, pour dompter la douleur morale par la douleur physique. Un soir, Pauline pénétra dans ma chambre.
– Vous vous tuez, me dit-elle d’une voix suppliante, vous devriez sortir, allez voir vos amis.
– Ah! Pauline! votre prédiction était vraie. Fœdora me tue, je veux mourir. La vie m’est insupportable.
– Il n’y a donc qu’une femme dans le monde? dit-elle en souriant. Pourquoi mettez-vous des peines infinies dans une vie si courte?
Je regardai Pauline avec stupeur. Elle me laissa seul. 225Je ne m’étais pas aperçu de sa retraite, j’avais entendu sa voix, sans comprendre le sens de ses paroles. Bientôt je fus obligé de porter le manuscrit de mes mémoires à mon entrepreneur de littérature. Préoccupé par ma passion, j’ignorais comment j’avais pu vivre sans argent, je savais seulement que les quatre cent cinquante francs qui m’étaient dus suffiraient à payer mes dettes; j’allai donc chercher mon salaire, et je rencontrai Rastignac, qui me trouva changé, maigri.
– De quel hôpital sors-tu! me dit-il.
– Cette femme me tue, répondis-je. Je ne puis ni la mépriser ni l’oublier.
– Il vaut mieux la tuer, tu n’y songeras peut-être plus, s’écria-t-il en riant.
– J’y ai bien pensé, répondis-je. Mais si parfois, je rafraîchis mon ame par l’idée d’un crime, viol ou assassinat, et les deux ensemble, je me trouve incapable de le commettre en réalité. La comtesse est un admirable monstre qui demanderait grâce, n’est pas Othello qui veut!
– Elle est comme toutes les femmes que nous ne pouvons pas avoir, dit Rastignac en m’interrompant.
– Je suis fou, m’écriai-je. Je sens la folie rugir par momens dans mon cerveau. Mes idées sont comme des fantômes, elles dansent devant moi sans que je puisse les saisir. Je préfère la mort à cette vie. Aussi cherché-je avec conscience le meilleur moyen de terminer cette lutte. Il ne s’agit plus de la Fœdora vivante, de la Fœdora du faubourg Saint-Honoré, mais de ma Fœdora, de celle qui est là, dis-je en me frappant le front. Que penses-tu de l’opium?
226– Bah! des souffrances atroces, répondit Rastignac.
– L’asphyxie?
– Canaille!
– La Seine?
– Les filets et la Morgue sont bien sales.
– Un coup de pistolet?
– Et si tu te manques, tu restes défiguré. Écoute, reprit-il, j’ai comme tous les jeunes gens médité sur les suicides. Qui de nous, à trente ans, ne s’est pas tué deux ou trois fois? Je n’ai rien trouvé de mieux que d’user l’existence par le plaisir. Plonge-toi dans une dissolution profonde, ta passion ou toi, vous y périrez. L’intempérance, mon cher, est la reine de toutes les morts. Ne commande-t-elle pas à l’apoplexie foudroyante? L’apoplexie est un coup de pistolet qui ne nous manque point. Les orgies nous prodiguent tous les plaisirs physiques, n’est-ce pas l’opium en petite monnaie? En nous forçant de boire à outrance, la débauche porte de mortels défis au vin. Le tonneau de malvoisie du duc de Clarence n’a-t-il pas meilleur goût que les bourbes de la Seine. Quand nous tombons noblement sous la table, n’est-ce pas une petite asphyxie périodique? Si la patrouille nous ramasse, en restant étendus sur les lits froids des corps-de-garde, ne jouissons-nous pas des plaisirs de la Morgue, moins les ventres enflés, turgides, bleus, verts, plus l’intelligence de la crise? Ah! reprit-il, ce long suicide n’est pas une mort d’épicier en faillite. Les négocians ont déshonoré la rivière, ils se jettent à l’eau pour attendrir leurs créanciers. À ta place, je tâcherais de mourir avec élégance. Si tu veux créer un nou227veau genre de mort en te débattant ainsi contre la vie, je suis ton second. Je m’ennuie, je suis désappointé. Ma veuve me fait du plaisir un vrai bagne. D’ailleurs, j’ai découvert qu’elle a six doigts au pied gauche, je ne puis pas vivre avec une femme qui a six doigts! cela se saurait, je deviendrais ridicule. Elle n’a que dix-huit mille francs de rente, sa fortune diminue et ses doigts augmentent. Au diable! En menant une vie enragée, peut-être trouverons-nous le bonheur par hasard.
Rastignac m’entraîna. Ce projet faisait briller de trop fortes séductions, il rallumait trop d’espérances, enfin il avait une couleur trop poétique pour ne pas plaire à un poète.
– Et de l’argent? lui dis-je.
– N’as-tu pas quatre cent cinquante francs?
– Oui, mais je dois à mon tailleur, à mon hôtesse.
– Tu paies ton tailleur? tu ne seras jamais rien, pas même ministre.
– Mais que pouvons-nous avec vingt louis?
– Aller au jeu. Je frissonnai. – Ah! reprit-il en s’apercevant de ma pruderie, tu veux te lancer dans ce que je nomme le Système dissipationnel, et tu as peur d’un tapis vert!
– Écoute, lui répondis-je, j’ai promis à mon père de ne jamais mettre le pied dans une maison de jeu. Non-seulement cette promesse est sacrée, mais encore j’éprouve une horreur invincible en passant devant un tripot; prends mes cent écus, et vas-y seul. Pendant que tu risqueras notre fortune, j’irai mettre mes affaires en ordre, et reviendrai t’attendre chez toi.
228Voilà, mon cher, comment je me perdis. Il suffit à un jeune homme de rencontrer une femme qui ne l’aime pas, ou une femme qui l’aime trop, pour que toute sa vie soit dérangée. Le bonheur engloutit nos forces, comme le malheur éteint nos vertus. Revenu à mon hôtel Saint-Quentin, je contemplai long-temps la mansarde où j’avais mené la chaste vie d’un savant, une vie qui peut-être aurait été honorable, longue, et que je n’aurais pas dû quitter pour la vie passionnée qui m’entraînait dans un gouffre. Pauline me surprit dans une attitude mélancolique.
– Eh bien! qu’avez-vous? dit-elle.
Je me levai froidement et comptai l’argent que je devais à sa mère en y ajoutant le prix de mon loyer pour six mois. Elle m’examina avec une sorte de terreur.
– Je vous quitte, ma chère Pauline.
– Je l’ai deviné, s’écria-t-elle.
– Écoutez, mon enfant, je ne renonce pas à revenir ici. Gardez-moi ma cellule pendant une demi-année. Si je ne suis pas de retour vers le quinze novembre, vous hériterez de moi. Ce manuscrit cacheté, dis-je en lui montrant un paquet de papiers, est la copie de mon grand ouvrage sur la Volonté, vous le déposerez à la Bibliothèque du Roi. Quant à tout ce que je laisse ici, vous en ferez ce que vous voudrez.
Elle me jetait des regards qui pesaient sur mon cœur. Pauline était là comme une conscience vivante.
– Je n’aurai plus de leçons, dit-elle en me montrant le piano.
Je ne répondis pas.
229– M’écrirez-vous?
– Adieu, Pauline.
Je l’attirai doucement à moi, puis sur son front d’amour, vierge comme la neige qui n’a pas touché terre, je mis un baiser de frère, un baiser de vieillard.
Elle se sauva. Je ne voulus pas voir madame Gaudin. Je mis ma clef à sa place habituelle et partis. En quittant la rue de Cluny, j’entendis derrière moi le pas léger d’une femme.
– Je vous avais brodé cette bourse, la refuserez-vous aussi? me dit Pauline.
Je crus apercevoir à la lueur du réverbère une larme dans les yeux de Pauline, et je soupirai. Poussés tous deux par la même pensée peut-être, nous nous séparâmes avec l’empressement de gens qui auraient voulu fuir la peste.
230La vie de dissipation à laquelle je me vouais apparut devant moi bizarrement exprimée par la chambre où j’attendais avec une noble insouciance le retour de Rastignac. Au milieu de la cheminée, s’élevait une pendule surmontée d’une Vénus accroupie sur sa tortue, et qui tenait entre ses bras un cigare à demi consumé. Des meubles élégans, présens de l’amour, étaient épars. De vieilles chaussettes traînaient sur un voluptueux divan. Le confortable fauteuil à ressorts dans lequel j’étais plongé portait des cicatrices comme un vieux soldat, il offrait aux regards ses bras déchirés, et montrait incrustées sur son dossier la pommade ou l’huile antique apportées par toutes les têtes d’amis. L’opulence et la misère s’accouplaient naïvement dans le lit, sur les murs, partout. Vous eussiez dit les palais de Naples bordés de lazzaroni. C’était une chambre de joueur ou de mauvais sujet dont le luxe est tout personnel, qui vit de sensations, et des incohérences ne se soucie guère. Ce tableau ne manquait pas d’ailleurs de poésie. La vie s’y dressait avec ses paillettes et ses haillons, soudaine, incomplète comme elle est réellement, mais vive, mais fantasque comme dans une halte où le maraudeur a pillé tout ce qui fait sa joie. Un Byron auquel manquaient des pages avait allumé la falourde du jeune homme qui risque au jeu cent francs et n’a pas une bûche, qui court en tilbury sans posséder une chemise saine et valide. Le lendemain, une comtesse, une actrice ou l’écarté lui donnent un trousseau de roi. Ici la bougie était fichée dans le fourreau vert d’un briquet phosphorique, là gisait un portrait de femme dépouillé de sa monture 231d’or ciselé. Comment un jeune homme naturellement avide d’émotions, renoncerait-il aux attraits d’une vie aussi riche d’oppositions et qui lui donne les plaisirs de la guerre en temps de paix? J’étais presque assoupi quand, d’un coup de pied, Rastignac enfonça la porte de sa chambre, et s’écria: – Victoire! victoire! nous pourrons mourir à notre aise. Il me montra son chapeau plein d’or, le mit sur la table, et nous dansâmes autour comme deux Cannibales ayant une proie à manger, hurlant, trépignant, sautant, nous donnant des coups de poing à tuer 232un rhinocéros, et chantant à l’aspect de tous les plaisirs du monde contenus pour nous dans ce chapeau.
– Vingt-sept mille francs, répétait Rastignac en ajoutant quelques billets de banque au tas d’or. À d’autres cet argent suffirait pour vivre, mais nous suffira-t-il pour mourir? Oh! oui, nous expirerons dans un bain d’or. Hourra!
Et nous cabriolâmes derechef. Nous partageâmes en héritiers, pièce à pièce, commençant par les doubles napoléons, allant des grosses pièces aux petites et distillant notre joie, en disant long-temps: À toi. À moi.
– Nous ne dormirons pas, s’écria Rastignac. Joseph, du punch? Il jeta de l’or à son fidèle domestique: – Voilà ta part, dit-il, enterre-toi si tu peux?
Le lendemain, j’achetai des meubles chez Lesage, je louai l’appartement où tu m’as connu, rue Taitbout, et chargeai le meilleur tapissier de le décorer. J’eus des chevaux. Je me lançai dans un tourbillon de plaisirs creux et réels tout à la fois. Je jouais, gagnais et perdais tour à tour d’énormes sommes, mais au bal, chez nos amis, jamais dans les maisons de jeu pour lesquelles je conservai ma sainte et primitive horreur. Insensiblement je me fis des amis. Je dus leur attachement à des querelles ou à cette facilité confiante avec laquelle nous nous livrons nos secrets en nous avilissant de compagnie; mais peut être aussi, ne nous accrochons-nous bien que par nos vices? Je hasardai quelques compositions littéraires qui me valurent des complimens. Les grands hommes de la littérature marchande, ne voyant point en moi de rival à craindre, me van233tèrent, moins sans doute pour mon mérite personnel que pour chagriner celui de leurs camarades. Je devins un viveur, pour me servir de l’expression pittoresque consacrée par votre langage d’orgie. Je mettais de l’amour-propre à me tuer promptement, à écraser les plus gais compagnons par ma verve et par ma puissance. J’étais toujours frais, élégant. Je passais pour spirituel. Rien ne trahissait en moi cette épouvantable existence qui fait d’un homme un entonnoir, un appareil à chyle, un cheval de luxe. Bientôt la débauche m’apparut dans toute la majesté de son horreur, et je la compris! Certes les hommes sages et rangés qui étiquettent des bouteilles pour leurs héritiers ne peuvent guère concevoir ni la théorie de cette large vie, ni son état normal. En inculquerez-vous la poésie aux gens de province pour qui l’opium et le thé, si prodigues de délices, ne sont encore que deux médicamens? À Paris même, dans cette capitale de la pensée, ne se rencontre-t-il pas des sybarites incomplets? Inhabiles à supporter l’excès du plaisir, ne s’en vont-ils pas fatigués après une orgie, comme le sont ces bons bourgeois qui, après avoir entendu quelque nouvel opéra de Rossini, condamnent la musique? Ne renoncent-ils pas à cette vie, comme un homme sobre ne veut plus manger de pâtés de Ruffec, parce que le premier lui a donné une indigestion? La débauche est certainement un art comme la poésie, et veut des ames fortes. Pour en saisir les mystères, pour en savourer les beautés, un homme doit en quelque sorte s’adonner à de consciencieuses études. Comme toutes les sciences, elle est d’abord repous234sante, épineuse. D’immenses obstacles environnent les grands plaisirs de l’homme, non ses jouissances de détail, mais les systèmes qui érigent en habitude ses sensations les plus rares, les résument, les lui fertilisent en lui créant une vie dramatique dans sa vie, en nécessitant une exorbitante, une prompte dissipation de ses forces. La Guerre, le Pouvoir, les Arts, sont des corruptions mises aussi loin de la portée humaine, aussi profondes que l’est la débauche, et toutes sont de difficile accès. Mais quand une fois l’homme est monté à l’assaut de ces grands mystères, ne marche-t-il pas dans un monde nouveau. Les généraux, les ministres, les artistes sont tous plus ou moins portés vers la dissolution par le besoin d’opposer de violentes distractions à leur existence si fort en dehors de la vie commune. Après tout, la guerre est la débauche du sang, comme la politique est celle des intérêts: tous les excès sont frères. Ces monstruosités sociales possèdent la puissance des abîmes, elles nous attirent comme Sainte-Hélène appelait Napoléon, elles donnent des vertiges, elles fascinent, et nous voulons en voir le fond sans savoir pourquoi. La pensée de l’infini existe peut-être dans ces précipices, peut-être renferment-ils quelque grande flatterie pour l’homme; n’intéresse-t-il pas alors tout à lui-même? Pour contraster avec le paradis de ses heures studieuses, avec les délices de la conception, l’artiste fatigué demande, soit comme Dieu le repos du dimanche, soit comme le diable les voluptés de l’enfer, afin d’opposer le travail des sens au travail de ses facultés. Le délassement 235de lord Byron ne pouvait pas être le boston babillard qui charme un rentier, poète il voulait la Grèce à jouer contre Mahmoud. En guerre, l’homme ne devient-il pas un ange exterminateur, une espèce de bourreau, mais gigantesque. Ne faut-il pas des enchantemens bien extraordinaires pour nous faire accepter ces atroces douleurs, ennemies de notre frêle enveloppe, qui entourent les passions comme d’une enceinte épineuse? S’il se roule convulsivement et souffre une sorte d’agonie après avoir abusé du tabac, le fumeur n’a-t-il pas assisté je ne sais en quelles régions à de délicieuses fêtes? Sans se donner le temps d’essuyer ses pieds qui trempent dans le sang jusqu’à la cheville, l’Europe n’a-t-elle pas sans cesse recommencé la guerre? L’homme en masse a-t-il donc aussi son ivresse, comme la nature a ses accès d’amour! Pour l’homme privé, pour le Mirabeau qui végète sous un règne paisible et rêve des tempêtes, la débauche comprend tout; elle est une perpétuelle étreinte de toute la vie, ou mieux, un duel avec une puissance inconnue, avec un monstre: d’abord le monstre épouvante, il faut l’attaquer par les cornes, c’est des fatigues inouïes; la nature vous a donné je ne sais quel estomac étroit ou paresseux? vous le domptez, vous l’élargissez, vous apprenez à porter le vin, vous apprivoisez l’ivresse, vous passez les nuits sans sommeil, vous vous faites enfin un tempérament de colonel de cuirassiers, en vous créant vous-même une seconde fois, comme pour fronder Dieu! Quand l’homme s’est ainsi métamorphosé, quand vieux soldat, le néophyte a façonné son ame à l’artillerie, ses jambes à la marche, 236sans encore appartenir au monstre mais sans savoir entre eux quel est le maître, ils se roulent l’un sur l’autre, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, dans une sphère où tout est merveilleux, où s’endorment les douleurs de l’ame, où revivent seulement des fantômes d’idées. Déjà cette lutte atroce est devenue nécessaire. Réalisant ces fabuleux personnages qui, selon les légendes, ont vendu leur ame au diable pour en obtenir la puissance de mal faire, le dissipateur a troqué sa mort contre toutes les jouissances de la vie, mais abondantes, mais fécondes! Au lieu de couler long-temps entre deux rives monotones, au fond d’un Comptoir ou d’une Étude, l’existence bouillonne et fuit comme un torrent. Enfin la débauche est sans doute au corps ce que sont à l’ame les plaisirs mystiques. L’ivresse vous plonge en des rêves dont les fantasmagories sont aussi curieuses que peuvent l’être celles de l’extase. Vous avez des heures ravissantes comme les caprices d’une jeune fille, des causeries délicieuses avec des amis, des mots qui peignent toute une vie, des joies franches et sans arrière-pensée, des voyages sans fatigue, des poèmes déroulés en quelques phrases. La brutale satisfaction de la bête au fond de laquelle la science a été chercher une ame, est suivie de torpeurs enchanteresses après lesquelles soupirent les hommes ennuyés de leur intelligence. Ne sentent-ils pas tous la nécessité d’un repos complet, et la débauche n’est-elle pas une sorte d’impôt que le génie paie au Mal? Vois tous les grands hommes? s’ils ne sont pas voluptueux, la nature les crée chétifs. Moqueuse ou jalouse, une puissance leur vicie l’ame ou 237le corps pour neutraliser les efforts de leurs talens. Pendant ces heures avinées, les hommes et les choses comparaissent devant vous, vêtus de vos livrées. Roi de la création, vous la transformez à vos souhaits. À travers ce délire perpétuel, le jeu vous verse, à votre gré, son plomb fondu dans les veines. Un jour, vous appartenez au monstre, vous avez alors, comme je l’eus, un réveil enragé: l’impuissance est assise à votre chevet. Vieux guerrier une phthisie vous dévore, diplomate un anévrisme suspend dans votre cœur la mort à un fil, moi peut-être une pulmonie va me dire: «Partons!» comme elle a dit jadis à Raphaël d’Urbin, tué par un excès d’amour. Voilà comment j’ai vécu! J’arrivais ou trop tôt ou trop tard dans la vie du monde, sans doute ma force y eût été dangereuse si je ne l’avais amortie ainsi; l’univers n’a-t-il pas été guéri d’Alexandre par la coupe d’Hercule, à la fin d’une orgie! Enfin à certaines destinées trompées, il faut le ciel ou l’enfer, la débauche ou l’hospice du mont Saint-Bernard. Tout à l’heure je n’avais pas le courage de moraliser ces deux créatures, dit-il en montrant Euphrasie et Aquilina. N’étaient-elles pas mon histoire personnifiée, une image de ma vie? Je ne pouvais guère les accuser, elles m’apparaissaient comme des juges.
Au milieu de ce poème vivant, au sein de cette étourdissante maladie, j’eus cependant deux crises bien fertiles en âcres douleurs. D’abord quelques jours après m’être jeté comme Sardanapale dans mon bûcher, je rencontrai Fœdora sous le péristyle des Bouffons. Nous attendions nos voitures.
238– Ah! je vous retrouve encore en vie.
Ce mot était la traduction de son sourire, des malicieuses et sourdes paroles qu’elle dit à son sigisbé en lui racontant sans doute mon histoire, et jugeant mon amour comme un amour vulgaire. Elle applaudissait à sa fausse perspicacité. Oh! mourir pour elle, l’adorer encore, la voir dans mes excès, dans mes ivresses, dans le lit des courtisanes, et me sentir victime de sa plaisanterie! Ne pouvoir déchirer ma poitrine et y fouiller mon amour pour le jeter à ses pieds. Enfin, j’épuisai facilement mon trésor; mais trois années de régime m’avaient constitué la plus robuste de toutes les santés, et le jour où je me trouvai sans argent, je me portais à merveille. Pour continuer de mourir, je signai des lettres de change à courte échéance, et le jour du paiement arriva. Cruelles émotions! et comme elles font vivre de jeunes cœurs. Je n’étais pas fait pour vieillir encore, mon ame était toujours jeune, vivace et verte. Ma première dette ranima toutes mes vertus qui vinrent à pas lents et m’apparurent désolées. Je sus transiger avec elles comme avec ces vieilles tantes qui commencent par nous gronder et finissent en nous donnant des larmes et de l’argent. Plus sévère, mon imagination me montrait mon nom voyageant, de ville en ville, dans les places de l’Europe. Notre nom, c’est nous-même, a dit Eusèbe Salverte. Après des courses vagabondes, j’allais, comme le double d’un Allemand, revenir à mon logis d’où je n’étais pas sorti, pour me réveiller moi-même en sursaut. Ces hommes de la banque, ces remords commerciaux, vêtus 239de gris, portant la livrée de leur maître, une plaque d’argent, jadis je les voyais avec indifférence quand ils allaient par les rues de Paris; mais aujourd’hui, je les haïssais par avance.
Un matin, l’un d’eux ne viendrait-il pas me demander raison des onze lettres de change que j’avais griffonnées? Ma signature valait trois mille francs, je ne les valais pas moi-même! Les huissiers aux faces insou240ciantes à tous les désespoirs, même à la mort, se levaient devant moi, comme les bourreaux qui disent à un condamné: – Voici trois heures et demie qui sonnent. Leurs clercs avaient le droit de s’emparer de moi, de griffonner mon nom, de le salir, de s’en moquer. JE DEVAIS! Devoir, est-ce donc s’appartenir? D’autres hommes ne pouvaient-ils pas me demander compte de ma vie? pourquoi j’avais mangé des puddings à la chipolata, pourquoi je buvais à la glace? pourquoi je dormais, marchais, pensais, m’amusais, sans les payer? Au milieu d’une poésie, au sein d’une idée, ou à déjeûner, entouré d’amis, de joie, de douces railleries, je pouvais voir entrer un monsieur en habit marron, tenant à la main un chapeau râpé. Ce monsieur sera ma dette, ce sera ma lettre de change, un spectre qui flétrira ma joie, me forcera de quitter la table pour lui parler; il m’enlèvera ma gaîté, ma maîtresse, tout jusqu’à mon lit. Le remords est plus tolérable, il ne nous met ni dans la rue ni à Sainte-Pélagie, il ne nous plonge pas dans cette exécrable sentine du vice, il ne nous jette qu’à l’échafaud où le bourreau ennoblit: au moment de notre supplice, tout le monde croit à notre innocence; tandis que la société ne laisse pas une vertu au débauché sans argent. Puis ces dettes à deux pattes, habillées de drap vert, portant des lunettes bleues ou des parapluies multicolores; ces dettes incarnées avec lesquelles nous nous trouvons face à face au coin d’une rue, au moment où nous sourions, ces gens allaient avoir l’horrible privilége de dire: – «M. de Valentin me doit et ne me paie pas. Je le 241tiens. Ah! qu’il n’ait pas l’air de me faire mauvaise mine!» Il faut saluer nos créanciers, les saluer avec grâce. «Quand me paierez-vous?» disent-ils.
Et nous sommes dans l’obligation de mentir, d’implorer un autre homme, pour de l’argent, de nous courber devant un sot assis sur sa caisse, de recevoir son froid regard, son regard de sangsue plus odieux qu’un soufflet, de subir sa morale de Barême et sa crasse ignorance.
Une dette est une œuvre d’imagination qu’ils ne comprennent pas. Des élans de l’ame entraînent, subjuguent souvent un emprunteur, tandis que rien de grand ne subjugue, rien de généreux ne guide ceux qui vivent dans l’argent et ne connaissent que l’argent. 242J’avais horreur de l’argent. Enfin la lettre de change peut se métamorphoser en vieillard chargé de famille, flanqué de vertus. Je devrais peut-être à un vivant tableau de Greuze, à un paralytique environné d’enfans, à la veuve d’un soldat, qui tous me tendront des mains suppliantes. Terribles créanciers avec lesquels il faut pleurer, et quand nous les avons payés, nous leur devons encore des secours. La veille de l’échéance, je m’étais couché dans ce calme faux des gens qui dorment avant leur exécution, avant un duel, ils se laissent toujours bercer par une menteuse espérance. Mais en me réveillant, quand je fus de sang-froid, quand je sentis mon ame emprisonnée dans le portefeuille d’un banquier, couchée sur des états, écrite à l’encre rouge, mes dettes jaillirent partout comme des sauterelles; elles étaient dans ma pendule, sur mes fauteuils, ou incrustées dans les meubles desquels je me servais avec le plus de plaisir. Devenus la proie des harpies du Châtelet, ces doux esclaves matériels allaient donc être enlevés par des recors, et brutalement jetés sur la place. Ah! ma dépouille était encore moi-même. La sonnette de mon appartement retentissait dans mon cœur, elle me frappait où l’on doit frapper les rois, à la tête. C’était un martyre, sans le ciel pour récompense. Oui, pour un homme généreux, une dette est l’enfer, mais l’enfer avec des huissiers et des agens d’affaires. Une dette impayée est la bassesse, un commencement de friponnerie, et pis que tout cela, un mensonge! elle ébauche des crimes, elle assemble les madriers de l’échafaud.
243Mes lettres de change furent protestées. Trois jours après je les payai, voici comment. Un spéculateur vint me proposer de lui vendre l’île que je possédais dans la Loire et où était le tombeau de ma mère. J’acceptai. En signant le contrat chez le notaire de mon acquéreur, je sentis au fond de l’étude obscure une fraîcheur semblable à celle d’une cave. Je frissonnai en reconnaissant le même froid humide qui m’avait saisi sur le bord de la fosse où gisait mon père. J’accueillis ce hasard comme un funeste présage. Il me semblait entendre la voix de ma mère et voir son ombre, je ne sais quelle puissance faisait retentir vaguement mon propre nom dans mon oreille, au milieu d’un bruit de cloches! Le prix de mon île me laissa, toutes dettes payées, deux mille francs. Certes, j’eusse pu revenir à la paisible existence du savant, retourner à ma mansarde après avoir expérimenté la vie, y revenir la tête pleine d’observations immenses et jouissant déjà d’une espèce de réputation. Mais Fœdora n’avait pas lâché sa proie. Nous nous étions souvent trouvés en présence. Je lui faisais corner mon nom aux oreilles par ses amans étonnés de mon esprit, de mes chevaux, de mes succès, de mes équipages. Elle restait froide et insensible à tout, même à cette horrible phrase: Il se tue pour vous! dite par Rastignac. Je chargeais le monde entier de ma vengeance, mais je n’étais pas heureux! En creusant ainsi la vie jusqu’à la fange, j’avais toujours senti davantage les délices d’un amour partagé, j’en poursuivais le fantôme à travers les hasards de mes dissipations, au sein 244des orgies. Pour mon malheur, j’étais trompé dans mes belles croyances, j’étais puni de mes bienfaits par l’ingratitude, récompensé de mes fautes par mille plaisirs. Sinistre philosophie, mais vraie pour le débauché! Enfin Fœdora m’avait communiqué la lèpre de sa vanité. En sondant mon ame, je la trouvai gangrénée, pourrie. Le démon m’avait imprimé son ergot au front. Il m’était désormais impossible de me passer des tressaillemens continuels d’une vie à tout moment risquée, et des exécrables raffinemens de la richesse. Riche à millions, j’aurais toujours joué, mangé, couru. Je ne voulais plus rester seul avec moi-même. J’avais besoin de courtisanes, de faux amis, de vin, de bonne chère pour m’étourdir. Les liens qui attachent un homme à la famille étaient brisés en moi pour toujours. Galérien du plaisir, je devais accomplir ma destinée de suicide. Pendant les derniers jours de ma fortune, je fis chaque soir des excès incroyables; mais, chaque matin, la Mort me rejetait dans la vie. Semblable à un rentier viager, j’aurais pu passer tranquillement dans un incendie. Enfin je me trouvai seul avec une pièce de vingt francs, je me souvins alors du bonheur de Rastignac…. Hé! hé! s’écria-t-il en pensant tout-à-coup à son talisman qu’il tira de sa poche.
Soit que fatigué des luttes de cette longue journée, il n’eût plus la force de gouverner son intelligence dans les flots de vin et de punch; soit qu’exaspéré par l’image de sa vie, il se fût insensiblement enivré par le torrent de ses paroles, Raphaël s’anima, s’exalta comme un homme complètement privé de raison.
245– Au diable la mort! s’écria-t-il en brandissant la Peau. Je veux vivre maintenant! Je suis riche, j’ai toutes les vertus. Rien ne me résistera. Qui ne serait pas bon quand il peut tout? Hé! hé! Ohé! J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, je les aurai. Saluez-moi, pourceaux qui vous vautrez sur ces tapis comme sur du fumier? Vous m’appartenez, fameuse propriété! Je suis riche, je peux vous acheter tous, même le député qui ronfle là. Allons, canaille de la haute société, bénissez-moi! Je suis pape.
En ce moment les exclamations de Raphaël, jusque 246là couvertes par la basse continue des ronflemens, furent entendues soudain. La plupart des dormeurs se réveillèrent en criant, ils virent l’interrupteur mal assuré sur ses jambes, et maudirent sa bruyante ivresse par un concert de juremens.
– Taisez-vous! reprit Raphaël. Chiens, à vos niches! Émile, j’ai des trésors, je te donnerai des cigares de la Havane.
– Je t’entends, répondit le poète, Fœdora ou la mort! Va ton train! Cette sucrée de Fœdora t’a trompé. Toutes les femmes sont filles d’Ève. Ton histoire n’est pas du tout dramatique.
– Ah! tu dormais, sournois?
– Non! Fœdora ou la mort, j’y suis.
– Réveille-toi, s’écria Raphaël en frappant Émile avec la Peau de chagrin comme s’il voulait en tirer du fluide électrique.
– Tonnerre, dit Émile en se levant et en saisissant Raphaël à bras-le-corps, mon ami, songe donc que tu es avec des femmes de mauvaise vie.
– Je suis millionnaire.
– Si tu n’es pas millionnaire, tu es bien certainement ivre.
– Ivre du pouvoir. Je peux te tuer! Silence, je suis Néron! je suis Nabuchodonosor!
– Mais, Raphaël, nous sommes en méchante compagnie, tu devrais rester silencieux, par dignité.
– Ma vie a été un trop long silence. Maintenant, je vais me venger du monde entier. Je ne m’amuserai pas à dissiper de vils écus, j’imiterai, je résumerai 247mon époque en consommant des vies humaines et des intelligences, des ames. Voilà un luxe qui n’est pas mesquin, n’est-ce pas l’opulence de la peste? Je lutterai avec la fièvre jaune, bleue, verte, avec les armées, avec les échafauds. Je puis avoir Fœdora. Mais non, je ne veux pas de Fœdora, c’est ma maladie, je meurs de Fœdora! Je veux oublier Fœdora.
– Si tu continues à crier, je t’emporte dans la salle à manger.
– Vois-tu cette Peau? c’est le testament de Salomon. Il est à moi Salomon, ce petit cuistre de roi! J’ai l’Arabie, Pétrée encore. L’univers? à moi. Tu es à moi, si je veux. Ah! si je veux, prends garde? Je peux acheter toute ta boutique de poésie, tes hémistiches, tu seras mon valet. Tu me feras des couplets et tu régleras mon papier. Valet! valet, cela veut dire: Il se porte bien, parce qu’il ne pense à rien.
À ce mot, Émile emporta Raphaël dans la salle à manger.
– Eh bien! oui, mon ami, lui dit-il, je suis ton valet. Mais tu vas être rédacteur en chef d’un journal, tais-toi? sois décent, par considération pour moi? M’aimes-tu?
– Si je t’aime! Tu auras des cigares de la Havane, avec cette Peau. Toujours la Peau, mon ami, la Peau souveraine! Excellent topique, je peux guérir les cors. As-tu des cors? Je te les ôte.
– Jamais je ne l’ai vu si stupide.
– Stupide, mon ami? Non. Cette Peau se rétrécit quand j’ai un désir… c’est une antiphrase. Le brachmane, 248il se trouve un brachmane là-dessous! le brachmane donc était un goguenard, parce que les désirs, vois-tu, doivent étendre…
– Eh bien! oui.
– Je te dis…
– Oui, cela est très-vrai, je pense comme toi. Le désir étend…
– Je te dis, la Peau!
– Oui.
– Tu ne me crois pas. Je te connais, mon ami, tu es menteur comme un nouveau roi.
– Comment veux-tu que j’adopte les divagations de ton ivresse?
– Je te parie, je peux te le prouver. Prenons la mesure.
– Allons, il ne s’endormira pas, s’écria Émile en voyant Raphaël occupé à fureter dans la salle à manger.
Valentin animé d’une adresse de singe, grâce à cette singulière lucidité dont les phénomènes contrastent parfois chez les ivrognes avec les obtuses visions de l’ivresse, sut trouver une écritoire et une serviette, en répétant toujours: – Prenons la mesure! Prenons la mesure!
– Eh bien, oui, reprit Émile, prenons la mesure!
Les deux amis étendirent la serviette et y superposèrent la Peau de chagrin. Émile, dont la main semblait être plus assurée que celle de Raphaël, décrivit à la plume, par une ligne d’encre, les contours du talisman, pendant que son ami lui disait: – J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, n’est-il pas vrai? Eh bien, quand je les aurai, tu verras la diminution de tout mon chagrin.
249– Oui, maintenant dors. Veux-tu que je t’arrange sur ce canapé? Allons, es-tu bien?
– Oui, mon nourrisson des muses. Tu m’amuseras, tu chasseras mes mouches. L’ami du malheur a droit d’être l’ami du pouvoir. Aussi, te donnerai-je des ci…ga…res… de la Hav…
– Allons, cuve ton or, millionnaire.
– Toi, cuve tes hémistiches. Bonsoir. Dis donc bonsoir à Nabuchodonosor? Amour! À boire! France…. gloire et riche… Riche…
Bientôt les deux amis unirent leurs ronflemens à la musique qui retentissait dans les salons. Concert inutile! Les bougies s’éteignirent une à une en faisant éclater leurs bobèches de cristal. La nuit enveloppa d’un crêpe cette longue orgie dans laquelle le récit de Raphaël avait été comme une orgie de paroles, de mots sans idées, et d’idées auxquelles les expressions avaient souvent manqué.
250Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva, bâillant, fatiguée, et les joues marbrées par les empreintes du tabouret en velours peint sur lequel sa tête avait reposé. Euphrasie, réveillée par le mouvement de sa compagne, se dressa tout-à-coup en jetant un cri rauque; sa jolie figure, si blanche, si fraîche la veille, était jaune et pâle comme celle d’une fille allant à l’hôpital. Insensiblement les convives se remuèrent en poussant des gémissemens sinistres, ils se sentirent les bras et les jambes raidis, mille fatigues diverses les accablèrent à leur réveil. Un valet vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des salons. L’assemblée se trouva sur pied, rappelée à la vie par les chauds rayons du soleil qui pétilla sur les têtes des dormeurs. Les mouvemens du sommeil ayant brisé l’élégant édifice de leurs coiffures et fané leurs toilettes, les femmes frappées par l’éclat du jour présentèrent un hideux spectacle: leurs cheveux pendaient sans grâce, leurs physionomies avaient changé d’expression, leurs yeux si brillans étaient ternis par la lassitude. Les teints bilieux qui jettent tant d’éclat aux lumières faisaient horreur; les figures lymphatiques, si blanches, si molles quand elles sont reposées, étaient devenues vertes; les bouches naguère délicieuses et rouges, maintenant sèches et blanches, portaient les honteux stigmates de l’ivresse. Les hommes reniaient leurs maîtresses nocturnes à les voir ainsi décolorées, cadavéreuses comme des fleurs écrasées dans une rue après le passage des processions. Ces hommes dédaigneux étaient plus horribles encore. Vous eussiez frémi de voir ces faces humaines, 251aux yeux caves et cernés qui semblaient ne rien voir, engourdies par le vin, hébétées par un sommeil gêné, plus fatigant que réparateur. Ces visages hâves où paraissaient à nu les appétits physiques sans la poésie dont les décore notre ame, avaient je ne sais quoi de féroce et de froidement bestial. Ce réveil du vice sans vêtemens ni fard, ce squelette du Mal déguenillé, froid, vide et privé des sophismes de l’esprit ou des enchantemens du luxe, épouvanta ces intrépides athlètes, quelque habitués qu’ils fussent à lutter avec la débauche. Artistes et courtisanes gardèrent le silence en examinant d’un œil hagard le désordre de l’appartement où tout avait été dévasté, ravagé par le feu des passions. Un rire satanique s’éleva tout-à-coup lorsque Taillefer, entendant le râle sourd de ses hôtes, essaya de les saluer par une grimace; son visage en sueur et sanguinolent fit planer sur cette scène infernale l’image du crime sans remords. Le tableau fut complet. C’était la vie fangeuse au sein du luxe, un horrible mélange des pompes et des misères humaines, le réveil de la débauche quand de ses mains fortes elle a pressé tous les fruits de la vie pour ne laisser autour d’elle que d’ignobles débris ou des mensonges auxquels elle ne croit plus. Vous eussiez dit la Mort souriant au milieu d’une famille pestiférée: plus de parfums ni de lumières étourdissantes, plus de gaîté ni de désirs; mais le dégoût avec ses odeurs nauséabondes et sa poignante philosophie, mais le soleil éclatant comme la vérité, mais un air pur comme la vertu, qui contrastaient avec une atmosphère chaude, chargée de miasmes, 252les miasmes d’une orgie! Malgré leur habitude du vice, plusieurs de ces jeunes filles pensèrent à leur réveil d’autrefois, quand innocentes et pures elles entrevoyaient par leurs croisées champêtres ornées de chèvre-feuilles et de roses, un frais paysage enchanté par les joyeuses roulades de l’alouette, vaporeusement illuminé par les lueurs de l’aurore et paré des fantaisies de la rosée.
D’autres se peignirent le déjeûner de la famille, la table autour de laquelle riaient innocemment les enfans et le père, où tout respirait un charme indéfinissable, où les mets étaient simples comme les cœurs. Un artiste songeait à la paix de son atelier, à sa 253chaste statue, au gracieux modèle qui l’attendait. Un jeune homme, se souvenant du procès d’où dépendait le sort d’une famille, pensait à la transaction importante qui réclamait sa présence. Le savant regrettait son cabinet où l’appelait un noble ouvrage. Presque tous se plaignaient d’eux-mêmes. En ce moment, Émile, frais et rose comme le plus joli des commis-marchands d’une boutique en vogue, apparut en riant.
– Vous êtes plus laids que des recors, s’écria-t-il. Vous ne pourrez rien faire aujourd’hui, la journée est perdue, m’est avis de déjeûner.
À ces mots, Taillefer sortit pour donner des ordres. Les femmes allèrent languissamment rétablir le désordre de leurs toilettes devant les glaces. Chacun se secoua. Les plus vicieux prêchèrent les plus sages. Les courtisanes se moquèrent de ceux qui paraissaient ne pas se trouver de force à continuer ce rude festin. En un moment, ces spectres s’animèrent, formèrent des groupes, s’interrogèrent et sourirent. Quelques valets habiles et lestes remirent promptement les meubles et chaque chose en sa place. Un déjeûner splendide fut servi. Les convives se ruèrent alors dans la salle à manger. Là, si tout porta l’empreinte ineffaçable des excès de la veille, au moins y eut-il trace d’existence et de pensée comme dans les dernières convulsions d’un mourant. Semblable au convoi du mardi gras, la saturnale était enterrée par des masques fatigués de leurs danses, ivres de l’ivresse, et voulant convaincre le plaisir d’impuissance pour ne pas s’avouer la leur. Au moment où cette intrépide assemblée borda la table du capitaliste, le notaire, 254qui la veille avait disparu prudemment après le dîner pour finir son orgie dans le lit conjugal, montra sa figure officieuse sur laquelle errait un doux sourire. Il semblait avoir deviné quelque succession à déguster, à partager, à inventorier, à grossoyer, une succession pleine d’actes à faire, grosse d’honoraires, aussi juteuse que le filet tremblant dans lequel l’amphitryon plongeait alors son couteau.
– Oh! oh! nous allons déjeuner par-devant notaire, s’écria le vaudevilliste.
– Vous arrivez à propos pour coter et parapher toutes ces pièces, lui dit le banquier en lui montrant le festin.
– Il n’y a pas de testament à faire, mais pour des contrats de mariage, peut-être! dit le savant qui pour la première fois depuis un an s’était supérieurement marié.
– Oh! oh!
– Ah! ah!
– Un instant, répliqua le notaire assourdi par un chœur de mauvaises plaisanteries, je viens ici pour affaire sérieuse. J’apporte six millions à l’un de vous. (Silence profond.) Monsieur, dit-il en s’adressant à Raphaël qui dans ce moment s’occupait sans cérémonie à s’essuyer les yeux avec un coin de sa serviette, madame votre mère n’était-elle pas une demoiselle O’Flaharty?
– Oui, répondit Raphaël assez machinalement, Barbe-Marie.
– Avez-vous ici, reprit le notaire, votre acte de naissance et celui de madame de Valentin?
– Je le crois.
255– Eh bien! Monsieur, vous êtes seul et unique héritier du major O’Flaharty, décédé en août 1828, à Calcutta.
– Bravo, le major, cria le jugeur.
– Le major ayant disposé par son testament de plusieurs sommes en faveur de quelques établissemens publics, sa succession a été réclamée à la Compagnie des Indes par le gouvernement français, reprit le notaire. Elle est en ce moment liquide et palpable. Depuis quinze jours, je cherchais infructueusement les ayant-cause de la demoiselle Barbe-Marie O’Flaharty, lorsque hier à table…
En ce moment, Raphaël se leva soudain en laissant échapper le mouvement brusque d’un homme qui reçoit une blessure. Il se fit comme une acclamation silencieuse, le premier sentiment des convives fut dicté par une sourde envie, tous les yeux se tournèrent vers lui comme autant de flammes. Puis, un murmure, semblable à celui d’un parterre qui se courrouce, une rumeur d’émeute commença, grossit, et chacun dit un mot pour saluer cette fortune immense apportée par le notaire. Rendu à toute sa raison par la brusque obéissance du Sort, Raphaël étendit promptement sur la table la serviette avec laquelle il avait naguère mesuré la Peau de chagrin. Sans rien écouter, il y superposa le talisman et frissonna violemment en voyant une assez grande distance entre le contour tracé sur le linge et celui de la Peau.
– Hé bien! qu’a-t-il donc! s’écria Taillefer, il a sa fortune à bon compte.
256– Soutiens-le, Chatillon, dit un peintre à Émile, la joie va le tuer.
Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la figure flétrie de cet héritier: ses traits se contractèrent, les saillies de son visage blanchirent, les creux devinrent sombres, le masque fut livide, et les yeux se fixèrent. Il voyait la MORT. Ce banquier splendide, entouré de courtisanes fanées, de visages rassasiés, cette agonie de la joie, était une vivante image de sa vie. Raphaël regarda trois fois le talisman qui jouait à l’aise dans les impitoyables lignes imprimées sur la serviette, il essayait de douter; mais un clair pressentiment anéantissait son incrédulité. Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur au milieu du désert, il avait un peu d’eau pour la soif et devait mesurer sa vie au nombre des gorgées. Il voyait ce que chaque désir devait lui coûter de jours. Puis il croyait à la Peau de chagrin, il s’écoutait respirer, il se sentait déjà malade, il se demandait: Ne suis-je pas pulmonique? Ma mère n’est-elle pas morte de la poitrine?
– Ah! ah! Raphaël, vous allez bien vous amuser! Que me donnerez-vous? disait Aquilina.
– Buvons à la mort de son oncle, le major Martin O’Flaharty? Voilà un homme.
– Il sera pair de France.
– Bah! qu’est-ce qu’un pair de France après Juillet? dit le jugeur.
– Auras-tu loge aux Bouffons?
– J’espère que vous nous régalerez tous.
257– Un homme comme lui sait faire grandement les choses.
Le hourra de cette assemblée rieuse résonnait aux oreilles de Valentin sans qu’il pût saisir le sens d’un seul mot, il pensait vaguement à l’existence mécanique et sans désirs d’un paysan de Bretagne, chargé d’enfans, labourant son champ, mangeant du sarrasin, buvant du cidre à même son piché, croyant à la Vierge et au roi, communiant à Pâques, dansant le dimanche sur une pelouse verte et ne comprenant pas le sermon de son recteur. Le spectacle offert en ce moment à ses regards, ces lambris dorés, ces courtisanes, ce repas, ce luxe le prenaient à la gorge et le faisaient tousser.
– Désirez-vous des asperges? lui cria le banquier.
– Je ne désire rien, lui répondit Raphaël d’une voix tonnante.
– Bravo, répliqua Taillefer. Vous comprenez la fortune, elle est un brevet d’impertinence. Vous êtes des nôtres! Messieurs, buvons à la puissance de l’or. M. de Valentin devenu six fois millionnaire arrive au pouvoir. Il est roi, il peut tout, il est au-dessus de tout, comme sont tous les riches. Pour lui désormais, LES FRANÇAIS SONT ÉGAUX DEVANT LA LOI, est un mensonge inscrit en tête du Code. Il n’obéira pas aux lois, les lois lui obéiront. Il n’y a pas d’échafaud, pas de bourreaux pour les millionnaires!
– Oui, répliqua Raphaël, ils sont eux-mêmes leurs bourreaux!
– Oh! cria le banquier, buvons.
258– Buvons, répéta Raphaël en mettant le talisman dans sa poche.
– Que fais-tu là? dit Émile en lui arrêtant la main. Messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à l’assemblée assez surprise des manières de Raphaël, apprenez que notre ami de Valentin. Que dis-je? MONSIEUR LE MARQUIS DE VALENTIN possède un secret pour faire fortune. Ses souhaits sont accomplis au moment même où il les forme. À moins de passer pour un laquais, pour un homme sans cœur, il va nous enrichir tous.
– Ah! mon petit Raphaël, je veux une parure de perles, s’écria Euphrasie.
– S’il est reconnaissant, il me donnera deux voitures attelées de beaux chevaux et qui aillent vite! dit Aquilina.
– Souhaitez-moi cent mille livres de rente.
– Des cachemires!
– Payez mes dettes!
– Envoie une apoplexie à mon oncle, le grand sec!
– Raphaël, je te tiens quitte à dix mille livres de rente.
– Que de donations, s’écria le notaire.
– Il devrait bien me guérir de la goutte.
– Faites baisser les rentes, s’écria le banquier.
Toutes ces phrases partirent comme les gerbes du bouquet qui termine un feu d’artifice, et ces furieux désirs étaient peut-être plus sérieux que plaisans.
– Mon cher ami, dit Émile d’un air grave, je me contenterai de deux cent mille livres de rente, exécute-toi de bonne grâce, allons?
259– Émile, dit Raphaël, tu ne sais donc pas à quel prix?
– Belle excuse, s’écria le poète. Ne devons-nous pas nous sacrifier pour nos amis.
– J’ai presque envie de souhaiter votre mort à tous, répondit Valentin en jetant un regard sombre et profond sur les convives.
– Les mourans sont furieusement cruels, dit Émile en riant. Te voilà riche, ajouta-t-il sérieusement, eh bien! je ne te donne pas deux mois pour devenir fangeusement égoïste. Tu es déjà stupide, tu ne comprends pas une plaisanterie. Il ne te manque plus que de croire à ta Peau de chagrin.
Raphaël craignit les moqueries de cette assemblée, garda le silence, but outre mesure et s’enivra pour oublier un moment sa funeste puissance.
261L’AGONIE.
Dans les premiers jours du mois de décembre, un vieillard septuagénaire allait, malgré la pluie, par la rue de Varennes en levant le nez à la porte de chaque hôtel et cherchant l’adresse de M. le marquis Raphaël de Valentin, avec la naïveté d’un enfant et l’air absorbé des philosophes. L’empreinte d’un violent chagrin aux prises avec un caractère despotique éclatait sur cette figure accom262pagnée de longs cheveux gris en désordre et desséchée comme un vieux parchemin qui se tord dans le feu. Si quelque peintre eût rencontré ce singulier personnage, vêtu de noir, maigre et ossu; sans doute, il l’aurait, de retour à l’atelier, transfiguré sur son album, en inscrivant au-dessous du portrait: Poète classique en quête d’une rime. Après avoir vérifié le numéro qui lui avait été indiqué, cette vivante palingénésie de Rollin frappa doucement à la porte d’un magnifique hôtel.
– Monsieur Raphaël y est-il? demanda le bonhomme à un suisse en livrée.
– Monsieur le marquis ne reçoit personne, répondit le valet en avalant une énorme mouillette qu’il retirait d’un large bol de café.
263– Sa voiture est là, répondit le vieil inconnu en montrant un brillant équipage arrêté sous le dais de bois qui représentait une tente de coutil et par lequel les marches du perron étaient abritées. Il va sortir, je l’attendrai.
– Ah! mon ancien, vous pourriez bien rester ici jusqu’à demain matin, reprit le suisse. Il y a toujours une voiture prête pour Monsieur. Mais sortez, je vous prie, je perdrais six cents francs de rente viagère, si je laissais une seule fois entrer sans ordre une personne étrangère à l’hôtel.
En ce moment, un grand vieillard dont le costume ressemblait assez à celui d’un huissier ministériel, sortit du vestibule et descendit précipitamment quelques marches en examinant le vieux solliciteur ébahi.
– Au surplus, voici monsieur Jonathas, dit le suisse. Parlez-lui.
Les deux vieillards, attirés l’un vers l’autre par une sympathie ou par une curiosité mutuelle, se rencontrèrent au milieu de la vaste cour d’honneur, à un rond point où croissaient quelques touffes d’herbes entre les pavés. Un silence effrayant régnait dans cet hôtel. En voyant Jonathas, vous eussiez voulu pénétrer le mystère qui planait sur sa figure, et dont tout parlait dans cette maison morne. Le premier soin de Raphaël, en recueillant l’immense succession de son oncle, avait été de découvrir où vivait le vieux serviteur dévoué sur l’affection duquel il pouvait compter. Jonathas pleura de joie en revoyant son jeune maître auquel il croyait avoir dit un éternel adieu; mais rien n’égala son bon264heur quand le marquis le promut aux éminentes fonctions d’intendant. Le vieux Jonathas devint une puissance intermédiaire placée entre Raphaël et le monde entier. Ordonnateur suprême de la fortune de son maître, exécuteur aveugle d’une pensée inconnue, il était comme un sixième sens à travers lequel les émotions de la vie arrivaient à Raphaël.
– Monsieur, dit le vieillard à Jonathas en montant quelques marches du perron pour se mettre à l’abri de la pluie, je désirerais parler à monsieur Raphaël.
– Parler à monsieur le marquis, s’écria l’intendant. À peine m’adresse-t-il la parole, à moi son père nourricier.
– Mais je suis aussi son père nourricier, s’écria le vieil homme. Si votre femme l’a jadis allaité, je lui ai fait sucer moi-même le sein des muses. Il est mon nourrisson, mon enfant, carus alumnus! J’ai façonné sa cervelle, cultivé son entendement, développé son génie, et j’ose le dire, à mon honneur et gloire. N’est-il pas un des hommes les plus remarquables de notre époque? Je l’ai eu, sous moi, en sixième, en troisième et en rhétorique. Je suis son professeur.
– Ah! monsieur est monsieur Porriquet.
– Précisément. Mais monsieur…
– Chut, chut, fit Jonathas à deux marmitons dont les voix rompaient le silence claustral dans lequel la maison était ensevelie.
– Mais, monsieur, reprit le professeur, monsieur le marquis serait-il malade?
– Mon cher monsieur, répondit Jonathas, Dieu seul sait ce qui tient mon maître. Voyez-vous, il n’existe pas 265à Paris deux maisons semblables à la nôtre. Entendez-vous? deux maisons. Ma foi, non. Monsieur le marquis a fait acheter cet hôtel qui appartenait précédemment à un duc et pair. Il a dépensé trois cent mille francs pour le meubler. Voyez-vous? c’est une somme, trois cent mille francs. Mais chaque pièce de notre maison est un vrai miracle. Bon! me suis-je dit en voyant cette magnificence, c’est comme chez défunt monsieur son père! Le jeune marquis va recevoir la ville et la cour! Point. Monsieur n’a voulu voir personne. Il mène une drôle de vie, monsieur Porriquet, entendez-vous? une vie inconciliable. Monsieur se lève tous les jours à la même heure. Il n’y a que moi, moi seul, voyez-vous, qui puisse entrer dans sa chambre. J’ouvre à sept heures, été comme hiver. Cela est convenu singulièrement. Étant entré, je lui dis: Monsieur le marquis, il faut vous réveiller et vous habiller. Il se réveille et s’habille. Je dois lui donner sa robe de chambre, toujours faite de la même façon et de la même étoffe. Je suis obligé de la remplacer quand elle ne pourra plus servir, rien que pour lui éviter la peine d’en demander une neuve. C’te imagination. Au fait, il a mille francs à manger par jour, il fait ce qu’il veut, ce cher enfant. D’ailleurs, je l’aime tant qu’il me donnerait un soufflet sur la joue droite, je lui tendrais la gauche! Il me dirait de faire des choses plus difficiles, je les ferais encore, entendez-vous? Au reste, il m’a chargé de tant de vétilles que j’ai de quoi m’occuper. Il lit les journaux, pas vrai? Ordre de les mettre au même endroit, sur la même table. Je viens aussi, à la même heure, lui faire moi-même la barbe et je ne 266tremble pas. Le cuisinier perdrait mille écus de rente viagère qui l’attendent après la mort de Monsieur, si le déjeûner ne se trouvait pas inconciliablement servi devant Monsieur, à dix heures, tous les matins, et le dîner à cinq heures précises. Le menu est dressé pour l’année entière, jour par jour. Monsieur le marquis n’a rien à souhaiter. Il a des fraises quand il y a des fraises, et le premier maquereau qui arrive à Paris, il le mange. Le programme est imprimé, il sait le matin son dîner par cœur. Pour lors, il s’habille à la même heure avec les mêmes habits, le même linge, posés toujours par moi, entendez-vous? sur le même fauteuil. Je dois encore veiller à ce qu’il ait toujours le même drap; en cas de besoin, si sa redingote s’abîme, une supposition, la remplacer par une autre, sans lui en dire un mot. S’il fait beau, j’entre et je dis à mon maître: Vous devriez sortir, Monsieur? Il me répond oui, ou non. S’il a idée de se promener, il n’attend pas ses chevaux, ils sont toujours attelés, le cocher reste inconciliablement, fouet en main, comme vous le voyez-là. Le soir, après le dîner, Monsieur va un jour à l’Opéra et l’autre aux Ital… mais non, il n’a pas encore été aux Italiens, je n’ai pu me procurer une loge qu’hier. Puis, il rentre à onze heures précises pour se coucher. Pendant les intervalles de la journée où il ne fait rien, il lit, il lit toujours, voyez-vous? une idée qu’il a. J’ai ordre de lire avant lui le journal de la librairie, afin d’acheter les livres nouveaux afin qu’il les trouve le jour même de leur vente sur sa cheminée. J’ai la consigne d’entrer d’heure en heure, chez lui, pour veiller au feu, à 267tout, pour voir à ce que rien ne lui manque, il m’a donné, monsieur, un petit livre à apprendre par cœur et où sont écrits tous mes devoirs, un vrai catéchisme. En été, je dois, avec des tas de glace, maintenir la température au même degré de fraîcheur, et mettre en tout temps des fleurs nouvelles partout. Il est riche! il a mille francs à manger par jour, il peut faire ses fantaisies. Il a été privé assez long-temps du nécessaire, le pauvre enfant! Il ne tourmente personne, il est bon comme le bon pain, jamais il ne dit mot, mais, par exemple, silence complet à l’hôtel, dans le jardin! Enfin, mon maître n’a pas un seul désir à former. Tout marche au doigt et à l’œil, et recta! Et il a raison, si l’on ne tient pas les domestiques, tout va à la débandade. Je lui dis tout ce qu’il doit faire, et il m’écoute. Vous ne sauriez croire à quel point il a poussé la chose. Ses appartemens sont… en… en comment donc? ah! en enfilade. Eh bien! il ouvre, une supposition, la porte de sa chambre ou de son cabinet, crac! toutes les portes s’ouvrent d’elles-mêmes par un mécanisme. Pour lors, il peut aller d’un bout à l’autre de sa maison sans trouver une seule porte fermée. C’est gentil, et commode, et agréable pour nous autres! Ça nous a coûté gros, par exemple! Enfin, finalement, monsieur Porriquet, il m’a dit: «Jonathas, tu auras soin de moi comme d’un enfant au maillot. Au maillot, oui, monsieur, au maillot qu’il a dit. Tu penseras à mes besoins, pour moi.» Je suis le maître, entendez-vous? et il est quasiment le domestique. Le pourquoi? Ah! par exemple! voilà ce que personne au monde ne sait que lui et le bon Dieu. C’est inconciliable!
268– Il fait un poème, s’écria le vieux professeur.
– Vous croyez, monsieur, qu’il fait un poème. C’est donc bien assujettissant, ça! Mais, voyez-vous, je ne crois pas. Il me répète souvent qu’il veut vivre comme une vergétation, en vergétant. Et pas plus tard qu’hier, monsieur Porriquet, il regardait une tulipe et il disait en s’habillant: «Voilà ma vie. Je vergète, mon pauvre Jonathas.» À cette heure, d’autres prétendent qu’il est monomane. C’est inconciliable!
– Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeur avec une gravité magistrale qui imprima un profond respect au vieux valet-de-chambre, que votre maître s’occupe d’un grand ouvrage. Il est plongé dans de vastes méditations et ne veut pas en être distrait par les préoccupations de la vie vulgaire. Au milieu de ses travaux intellectuels, un homme de génie oublie tout. Un jour le célèbre Newton…
– Ah! Newton, bien, dit Jonathas. Je ne le connais pas.
– Newton, un grand géomètre, reprit Porriquet, passa vingt-quatre heures, le coude appuyé sur une table; quand il sortit de sa rêverie, il croyait le lendemain être encore à la veille, comme s’il eût dormi. Je vais aller le voir, ce cher enfant, je peux lui être utile.
– Minute! s’écria Jonathas. Vous seriez le roi de France, l’ancien, s’entend! que vous n’entreriez pas à moins de forcer les portes et de me marcher sur le corps. Mais, monsieur Porriquet, je cours lui dire que vous êtes là, et je lui demanderai comme ça: Faut-il le faire monter! Il répondra oui ou non. Jamais je ne lui dis: Souhaitez-vous? voulez-vous? désirez-vous? Ces mots-269là sont rayés de la conversation. Une fois il m’en est échappé un. Veux-tu me faire mourir? m’a-t-il dit, tout en colère.
Jonathas laissa le vieux professeur dans le vestibule, en lui faisant signe de ne pas avancer; mais il revint promptement avec une réponse favorable, et conduisit le vieil émérite à travers de somptueux appartemens dont toutes les portes étaient ouvertes. Porriquet aperçut de loin son élève au coin d’une cheminée. Enveloppé d’une robe de chambre à grands dessins, et plongé dans un fauteuil à ressorts, Raphaël lisait le journal.
L’extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en proie était exprimée par l’attitude maladive de son corps 270affaissé; elle était peinte sur son front, sur son visage pâle comme une fleur étiolée. Une sorte de grâce efféminée et les bizarreries particulières aux malades riches, distinguaient sa personne. Ses mains, semblables à celles d’une jolie femme, avaient une blancheur molle et délicate. Ses cheveux blonds, devenus rares, se bouclaient autour de ses tempes par une coquetterie cherchée. Une calotte grecque, entraînée par un gland trop lourd pour le léger cachemire dont elle était faite, pendait sur un côté de sa tête. Il avait laissé tomber à ses pieds le couteau de malachite enrichi d’or dont il s’était servi pour couper les feuillets d’un livre. Sur ses genoux était le bec d’ambre d’un magnifique houka de l’Inde dont les spirales émaillées gisaient comme un serpent dans sa chambre, et il oubliait d’en sucer les frais parfums. Cependant, la faiblesse générale de son jeune corps était démentie par des yeux bleus où toute la vie semblait s’être retirée, où brillait un sentiment extraordinaire qui saisissait tout d’abord. Ce regard faisait mal à voir. Les uns pouvaient y lire du désespoir, d’autres y deviner un combat intérieur, aussi terrible qu’un remords. C’était le coup-d’œil profond de l’impuissant qui refoule ses désirs au fond de son cœur, ou celui de l’avare jouissant par la pensée de tous les plaisirs que son argent pourrait lui procurer, et s’y refusant pour ne pas amoindrir son trésor. Ou le regard du Prométhée enchaîné, de Napoléon déchu qui apprend à l’Elysée, en 1815, la faute stratégique commise par ses ennemis, qui demande le commandement pour vingt-quatre heures et ne l’obtient pas. Véritable regard de conquérant et de damné! Et, mieux encore, le regard 271que, plusieurs mois auparavant, Raphaël avait jeté sur la Seine ou sur sa dernière pièce d’or mise au jeu. Il soumettait sa volonté, son intelligence au grossier bon sens d’un vieux paysan à peine civilisé par une domesticité de cinquante années. Presque joyeux de devenir une sorte d’automate, il abdiquait la vie pour vivre, et dépouillait son ame de toutes les poésies du désir. Pour mieux lutter avec la cruelle puissance dont il avait accepté le défi, il s’était fait chaste à la manière d’Origène, en châtrant son imagination. Le lendemain du jour où, soudainement enrichi par un testament, il avait vu décroître la Peau de chagrin, il s’était trouvé chez son notaire. Là, un médecin assez en vogue avait raconté sérieusement au dessert, la manière dont un Suisse attaqué d’une pulmonie s’en était guéri. Cet homme n’avait pas dit un mot pendant dix ans et s’était soumis à ne respirer que six fois par minute dans l’air épais d’une vacherie, en suivant un régime alimentaire extrêmement doux. Je serai cet homme! se dit en lui-même Raphaël qui voulait vivre à tout prix. Au sein du luxe, il mena la vie d’une machine à vapeur.
Quand le vieux professeur envisagea ce jeune cadavre, il tressaillit, tout lui semblait artificiel dans ce corps fluet et débile. En apercevant le marquis à l’œil dévorant, au front chargé de pensées, il ne put reconnaître l’élève au teint frais et rose, aux membres juvéniles, dont il avait gardé le souvenir. Si le classique bonhomme, critique sagace et conservateur du bon goût, avait lu lord Byron, il aurait cru voir Manfred, là où il eût voulu voir Childe-Harold.
272– Bonjour, père Porriquet, dit Raphaël à son professeur en pressant les doigts glacés du vieillard dans une main brûlante et moite. Comment vous portez-vous?
– Mais moi je vais bien, répondit le vieillard effrayé par le contact de cette main fiévreuse. Et vous?
– Oh! j’espère me maintenir en bonne santé.
– Vous travaillez sans doute à quelque bel ouvrage?
– Non, répondit Raphaël. Exegi monumentum, père Porriquet, j’ai achevé une grande page et j’ai dit adieu pour toujours à la Science. À peine sais-je où se trouve mon manuscrit.
– Le style en est pur, sans doute, demanda le professeur. Vous n’aurez pas, j’espère, adopté le langage barbare de cette nouvelle école qui croit faire merveille en inventant Ronsard.
– Mon ouvrage est une œuvre purement physiologique.
– Oh, tout est dit, reprit le professeur. Dans les sciences, la grammaire doit se prêter aux exigences des découvertes. Néanmoins, mon enfant, un style clair, harmonieux, la langue de Massillon, de M. de Buffon, du grand Racine, un style classique enfin ne gâte jamais rien. Mais, mon ami, reprit le professeur en s’interrompant, j’oubliais l’objet de ma visite. C’est une visite intéressée.
Se rappelant trop tard la verbeuse élégance et les éloquentes périphrases auxquelles un long professorat avait habitué son maître, Raphaël se repentit presque de l’avoir reçu; mais au moment où il allait souhaiter de le voir dehors, il comprima promptement son secret 273désir en jetant un furtif coup-d’œil à la Peau de chagrin, suspendue devant lui et appliquée sur une étoffe blanche où ses contours fatidiques étaient soigneusement dessinés par une ligne rouge qui l’encadrait exactement. Depuis la fatale orgie, Raphaël étouffait le plus léger de ses caprices, et vivait de manière à ne pas causer le moindre tressaillement à ce terrible talisman. La Peau de chagrin était comme un tigre avec lequel il lui fallait vivre, sans en réveiller la férocité. Il écouta donc patiemment les amplifications du vieux professeur. Le père Porriquet mit une heure à lui raconter les persécutions dont il était devenu l’objet depuis la révolution de juillet. Le bon homme, voulant un gouvernement fort, avait émis le vœu patriotique de laisser les épiciers à leurs comptoirs, les hommes d’état au maniement des affaires publiques, les avocats au Palais, les pairs de France au Luxembourg; mais un des ministres populaires du Roi-citoyen l’avait banni de sa chaire en l’accusant de carlisme. Le vieillard se trouvait sans place, sans retraite et sans pain. Étant la providence d’un pauvre neveu dont il payait la pension au séminaire de Saint-Sulpice, il venait, moins pour lui-même que pour son enfant adoptif, prier son ancien élève de réclamer auprès du nouveau ministre, non sa réintégration, mais l’emploi de proviseur dans quelque collége de province. Raphaël était en proie à une somnolence invincible, lorsque la voix monotone du bonhomme cessa de retentir à ses oreilles. Obligé par politesse de regarder les yeux blancs et presque immobiles de ce vieillard au débit lent et lourd, il avait été 274stupéfié, magnétisé par une inexplicable force d’inertie.
– Eh bien! mon bon père Porriquet, répliqua-t-il sans savoir précisément à quelle interrogation il répondait, je n’y puis rien, rien du tout. Je souhaite bien vivement que vous réussissiez…
En ce moment, sans apercevoir l’effet que produisirent sur le front jaune et ridé du vieillard ces banales paroles, pleines d’égoïsme et d’insouciance, Raphaël se dressa comme un jeune chevreuil effrayé. Il vit une légère ligne blanche entre le bord de la peau noire et le dessin rouge, il poussa un cri si terrible que le pauvre professeur en fut épouvanté.
– Allez, vieille bête! s’écria-t-il, vous serez nommé proviseur! Ne pouviez-vous pas me demander une rente viagère de mille écus plutôt qu’un souhait homicide? 275Votre visite ne m’aurait rien coûté. Il y a cent mille emplois en France, et je n’ai qu’une vie! Une vie d’homme vaut plus que tous les emplois du monde. Jonathas! Jonathas parut. Voilà de tes œuvres, triple sot, pourquoi m’as-tu proposé de recevoir Monsieur? dit-il en lui montrant le vieillard pétrifié. T’ai-je remis mon ame entre les mains pour la déchirer? Tu m’arraches en ce moment dix années d’existence! Encore une faute comme celle-ci, et tu me conduiras à la demeure où j’ai conduit mon père. N’aurais-je pas mieux aimé posséder la belle lady Dudley que d’obliger cette vieille carcasse, espèce de haillon humain? J’ai de l’or pour lui! D’ailleurs, quand tous les Porriquet du monde mourraient de faim, qu’est-ce que cela me ferait!
La colère avait blanchi le visage de Raphaël, une légère écume sillonnait ses lèvres tremblantes, et l’expression de ses yeux était sanguinaire. À cet aspect, les deux vieillards furent saisis d’un tressaillement convulsif, comme deux enfans en présence d’un serpent. Le jeune homme tomba sur son fauteuil, il se fit une sorte de réaction dans son ame, des larmes coulèrent abondamment de ses yeux flamboyans.
– Oh! ma vie! ma belle vie! dit-il. Plus de bienfaisantes pensées! Plus d’amour, plus rien. Il se tourna vers le professeur. Le mal est fait, mon vieil ami, reprit-il d’une voix douce. Je vous aurai largement récompensé de vos soins. Et mon malheur aura, du moins, produit le bien d’un bon et digne homme.
Il y avait tant d’ame dans l’accent qui nuança ces paroles presque inintelligibles, que les deux vieillards 276pleurèrent comme on pleure en entendant un air attendrissant chanté dans une langue étrangère.
– Il est épileptique, dit Porriquet à voix basse.
– Je reconnais votre bonté, mon ami, reprit doucement Raphaël, vous voulez m’excuser. La maladie est un accident, l’inhumanité serait un vice. Laissez-moi maintenant, ajouta-t-il. Vous recevrez demain ou après demain, peut-être même ce soir, votre nomination, car la résistance a triomphé du mouvement. Adieu.
Le vieillard se retira, pénétré d’horreur et en proie à de vives inquiétudes sur la santé morale de Valentin. Cette scène avait eu pour lui quelque chose de surnaturel. Il doutait de lui-même et s’interrogeait comme s’il se fût réveillé après un songe pénible.
– Écoute, Jonathas, reprit le jeune homme en s’adressant à son vieux serviteur. Tâche de comprendre la mission que je t’ai confiée!
– Oui, monsieur le marquis.
– Je suis comme un homme mis hors la loi commune.
– Oui, monsieur le marquis.
– Toutes les jouissances de la vie se jouent autour de mon lit de mort, et dansent comme de belles femmes devant moi; si je les appelle, je meurs. Toujours la mort! Tu dois être une barrière entre le monde et moi.
– Oui, monsieur le marquis, dit le vieux valet en essuyant les gouttes de sueur qui chargeaient son front ridé. Mais, si vous ne voulez pas voir de belles femmes, comment ferez-vous ce soir aux Italiens? Une famille 277anglaise qui repart pour Londres m’a cédé le reste de son abonnement, et vous avez une belle loge. Oh! une loge superbe, aux premières.
Tombé dans une profonde rêverie, Raphaël n’écoutait plus.
Voyez-vous cette fastueuse voiture, ce coupé simple en dehors, de couleur brune, mais sur les panneaux duquel brille l’écusson d’une antique et noble famille? Quand ce coupé passe rapidement, les grisettes l’admirent, en convoitent le satin jaune, le tapis de la Savonnerie, la passementerie fraîche comme une paille de riz, les moelleux coussins, et les glaces muettes. Deux laquais en livrée se tiennent derrière cette voiture aristocratique; mais au fond, sur la soie, gît une tête brûlante aux yeux cernés, la tête de Raphaël, triste et pensif. Fatale image de la richesse! Il court à travers Paris comme une fusée, arrive au péristyle du théâtre Favart, le marche-pied se déploie, ses deux valets le soutiennent, une foule envieuse le regarde.
– Qu’a-t-il fait celui-là pour être si riche? dit un pauvre Étudiant en Droit qui, faute d’un écu, ne pouvait entendre les magiques accords de Rossini.
Raphaël marchait lentement dans les corridors de la salle, il ne se promettait aucune jouissance de ces plaisirs si fort enviés jadis. En attendant le second acte de la Sémiramide, il se promenait au foyer, errait à travers les galeries, insouciant de sa loge dans laquelle il n’était pas encore entré. Le sentiment de la propriété n’existait déjà plus au fond de son cœur. Semblable à tous les malades, il ne songeait qu’à son mal. Appuyé sur 278le manteau de la cheminée, autour de laquelle abondaient, au milieu du foyer, les jeunes et vieux élégans, d’anciens et de nouveaux ministres, des pairs sans pairie, et des pairies sans pair, telles que les a faites la révolution de juillet, enfin tout un monde de spéculateurs et de journalistes, Raphaël vit à quelques pas de lui, parmi toutes les têtes, une figure étrange et surnaturelle. Il s’avança en clignant les yeux fort insolemment vers cet être bizarre, afin de le contempler de plus près. Quelle admirable peinture! se dit-il. Les sourcils, les cheveux, la virgule à la Mazarin que montrait vaniteusement l’inconnu, étaient teints en noir; mais appliqué sur une chevelure sans doute trop blanche, le cosmétique avait produit une couleur violâtre et fausse dont les teintes changeaient suivant les reflets plus ou moins vifs des lumières. Son visage étroit et plat, dont les rides étaient comblées par d’épaisses couches de rouge et de blanc, exprimait à la fois la ruse et l’inquiétude. Cette enluminure manquait à quelques endroits de la face et faisait singulièrement ressortir sa décrépitude et son teint plombé; aussi était-il impossible de ne pas rire en voyant cette tête au menton pointu, au front proéminent, assez semblable à ces grotesques figures de bois sculptées en Allemagne par les bergers pendant leurs loisirs. En examinant tour à tour ce vieil Adonis et Raphaël, un observateur aurait cru reconnaître dans le marquis les yeux d’un jeune homme sous le masque d’un vieillard, et dans l’inconnu les yeux ternes d’un vieillard sous le masque d’un jeune homme. Valentin cherchait à se rappeler en quelle circonstance il avait vu ce petit 279vieux sec, bien cravaté, botté en adulte, qui faisait sonner ses éperons et se croisait les bras comme s’il avait toutes les forces d’une pétulante jeunesse à dépenser. Sa démarche n’accusait rien de gêné, ni d’artificiel. Son élégant habit, soigneusement boutonné, déguisait une antique et forte charpente, en lui donnant la tournure d’un vieux fat qui suit encore les modes.
Cette espèce de poupée pleine de vie avait pour Raphaël tous les charmes d’une apparition, et il le contemplait comme un vieux Rembrandt enfumé, récemment restauré, verni, mis dans un cadre neuf.
Cette comparaison lui fit retrouver la trace de la vérité dans ses confus souvenirs, il reconnut le marchand de curiosités, l’homme auquel il devait son malheur. En 280ce moment, un rire muet échappait à ce fantastique personnage, et se dessinait sur ses lèvres froides, tendues par un faux râtelier. À ce rire, la vive imagination de Raphaël lui montra dans cet homme de frappantes ressemblances avec la tête idéale que les peintres ont donnée au Méphistophélès de Goëthe. Mille superstitions s’emparèrent de l’ame forte de Raphaël, il crut alors à la puissance du démon, à tous les sortiléges rapportés dans les légendes du moyen-âge et mises en œuvre par les poètes. Se refusant avec horreur au sort de Faust, il invoqua soudain le ciel, ayant, comme les mourans, une foi fervente en Dieu, en la vierge Marie. Une radieuse et fraîche lumière lui permit d’apercevoir le ciel de Michel-Ange et de Sanzio d’Urbin: des nuages, un vieillard à barbe blanche, des têtes ailées, une belle femme assise dans une auréole.
Maintenant il comprenait, il adoptait ces admirables créations dont les fantaisies presque humaines lui expli281quaient son aventure et lui permettaient encore un espoir. Mais quand ses yeux retombèrent sur le foyer des Italiens, au lieu de la vierge, il vit une ravissante fille, la détestable Euphrasie, cette danseuse au corps souple et léger, qui vêtue d’une robe éclatante, couverte de perles orientales, arrivait impatiente de son vieillard impatient, et venait se montrer, insolente, le front hardi, les yeux pétillans, à ce monde envieux et spéculateur pour témoigner de la richesse sans bornes du marchand dont elle dissipait les trésors. Raphaël se souvint du souhait goguenard par lequel il avait accueilli le fatal présent du vieux homme, et savoura tous les plaisirs de la vengeance en contemplant l’humiliation profonde de cette sagesse sublime, dont naguère la chute semblait impossible. Le funèbre sourire du centenaire s’adressait à Euphrasie qui répondit par un mot d’amour, il lui offrit son bras desséché, fit deux ou trois fois le tour du foyer, recueillit avec délices les regards de passion et les complimens jetés par la foule à sa maîtresse, sans voir les rires dédaigneux, sans entendre les railleries mordantes dont il était l’objet.
– Dans quel cimetière cette jeune goule a-t-elle déterré ce cadavre? s’écria le plus élégant de tous les romantiques.
Euphrasie se prit à sourire. Le railleur était un jeune homme aux cheveux blonds, aux yeux bleus et brillans, svelte, portant moustache, ayant un frac écourté, le chapeau sur l’oreille, la repartie vive, tout le bagage du genre.
– Combien de vieillards, se dit Raphaël en lui-même, couronnent une vie de probité, de travail, de vertu, 282par une folie. Celui-ci a les pieds froids et fait l’amour.
– Hé bien! monsieur, s’écria Valentin en arrêtant le marchand et lançant une œillade à Euphrasie, ne vous souvenez-vous plus des sévères maximes de votre philosophie?
– Ah! répondit le marchand d’une voix déjà cassée, je suis maintenant heureux comme un jeune homme. J’avais pris l’existence au rebours. Il y a toute une vie dans une heure d’amour.
En ce moment, les spectateurs entendirent la sonnette de rappel et quittèrent le foyer pour se rendre à leurs places. Le vieillard et Raphaël se séparèrent. En entrant dans sa loge, le marquis aperçut Fœdora, placée à l’autre côté de la salle précisément en face de lui. Sans doute arrivée depuis peu, la comtesse rejetait son écharpe en arrière, se découvrait le cou, faisait les petits mouvemens indescriptibles d’une coquette occupée à se poser; tous les regards étaient concentrés sur elle, un jeune pair de France l’accompagnait, elle lui demanda la lorgnette qu’elle lui avait donné à porter. À son geste, à la manière dont elle regarda ce nouveau partenaire, Raphaël devina la tyrannie à laquelle son successeur était soumis. Fasciné sans doute comme il l’avait été jadis, dupé comme lui, comme lui luttant avec toute la puissance d’un amour vrai contre les froids calculs de cette femme, ce jeune homme devait souffrir les tourmens auxquels Valentin avait heureusement renoncé. Une joie inexprimable anima la figure de Fœdora, quand, après avoir braqué sa lorgnette sur toutes les loges, et rapidement examiné les toilettes, elle eut la 283conscience d’écraser par sa parure et par sa beauté les plus jolies, les plus élégantes femmes de Paris; elle se mit à rire pour montrer ses dents blanches, agita sa tête ornée de fleurs pour se faire admirer, son regard alla de loge en loge, se moquant d’un béret gauchement posé sur le front d’une princesse russe, ou d’un chapeau manqué qui coiffait horriblement mal la fille d’un banquier; tout-à-coup elle pâlit en rencontrant les yeux fixes de Raphaël, son amant dédaigné la foudroya par un intolérable coup-d’œil de mépris. Quand aucun de ses amans bannis ne méconnaissait sa puissance, Valentin, seul dans le monde, était à l’abri de ses séductions. Un pouvoir impunément bravé touche à sa ruine. Cette maxime est gravée plus profondément au cœur d’une femme qu’à la tête des rois. Aussi, Fœdora voyait-elle en Raphaël la mort de ses prestiges et de sa coquetterie. Un mot dit par lui la veille à l’Opéra était déjà devenu célèbre dans les salons de Paris. Le tranchant de cette terrible épigramme avait fait à la comtesse une blessure incurable. En France, nous savons cautériser une plaie, mais nous n’y connaissons pas encore de remède au mal que produit une phrase. Au moment où toutes les femmes regardèrent alternativement le marquis et la comtesse, Fœdora aurait voulu l’abîmer dans les oubliettes de quelque Bastille, car malgré son talent pour la dissimulation, ses rivales devinèrent sa souffrance. Enfin sa dernière consolation lui échappa. Ces mots délicieux: je suis la plus belle! cette phrase éternelle qui calmait tous les chagrins de sa vanité, devint un mensonge. À l’ouverture du second 284acte, une femme vint se placer près de Raphaël, dans une loge qui jusqu’alors était restée vide. Le parterre entier laissa échapper un murmure d’admiration. Cette mer de faces humaines agita ses lames intelligentes et tous les yeux regardèrent l’inconnue. Jeunes et vieux firent un tumulte si prolongé que, pendant le lever du rideau, les musiciens de l’orchestre se tournèrent d’abord pour réclamer le silence; mais ils s’unirent aux applaudissements et en accrurent les confuses rumeurs. Des conversations animées s’établirent dans chaque loge. Les femmes s’étaient toutes armées de leurs jumelles, les vieillards rajeunis nettoyaient avec la peau de leurs gants le verre de leurs lorgnettes. L’enthousiasme se calma par degrés, les chants retentirent sur la scène, tout rentra dans l’ordre. La bonne compagnie, honteuse d’avoir cédé à un mouvement naturel, reprit la froideur aristocratique de ses manières polies. Les riches ne veulent s’étonner de rien, ils doivent reconnaître au premier aspect d’une belle œuvre le défaut qui les dispensera de l’admiration, sentiment vulgaire. Cependant quelques hommes restèrent immobiles sans écouter la musique, perdus dans un ravissement naïf, occupés à contempler la voisine de Raphaël. Valentin aperçut dans une baignoire, et près d’Aquilina, l’ignoble et sanglante figure de Taillefer, qui lui adressait une grimace approbative. Puis, il vit Émile, qui, debout à l’orchestre, semblait lui dire: – Mais regarde donc la belle créature qui est près de toi! Enfin Rastignac assis près d’une jeune femme, une veuve sans doute, tortillait ses gants comme un homme au désespoir d’être enchaîné là, sans pouvoir aller près de 285la divine inconnue. La vie de Raphaël dépendait d’un pacte encore inviolé qu’il avait fait avec lui-même, il s’était promis de ne jamais regarder attentivement aucune femme, et pour se mettre à l’abri d’une tentation, il portait un lorgnon dont le verre microscopique artistement disposé détruisait l’harmonie des plus beaux traits, en leur donnant un hideux aspect. Encore en proie à la terreur qui l’avait saisi le matin, quand, pour un simple vœu de politesse, le talisman s’était si promptement resserré, Raphaël résolut fermement de ne pas se retourner vers sa voisine. Assis comme une duchesse, il présentait le dos au coin de sa loge, et dérobait avec impertinence la moitié de la scène à l’inconnue, ayant l’air de la mépriser, d’ignorer même qu’une jolie femme se trouvât derrière lui.
286La voisine, copiant avec exactitude la posture de Valentin, avait appuyé son coude sur le bord de la loge, et se mettait la tête de trois quarts, en regardant les chanteurs, comme si elle se fût posée devant un peintre. Ces deux personnes ressemblaient à deux amans brouillés qui se boudent, se tournent le dos et vont s’embrasser au premier mot d’amour. Par momens, les légers marabouts ou les cheveux de l’inconnue effleuraient la tête de Raphaël et lui causaient une sensation voluptueuse contre laquelle il luttait courageusement; bientôt il sentit le doux contact des ruches de blonde qui garnissaient le tour de la robe, la robe elle-même fit entendre le murmure efféminé de ses plis, frissonnement plein de molles sorcelleries; enfin le mouvement imperceptible imprimé par la respiration à la poitrine, au dos, aux vêtemens de cette jolie femme, toute sa vie suave se communiqua soudain à Raphaël comme une étincelle électrique; le tulle ou la dentelle transmirent fidèlement à son épaule chatouillée la délicieuse chaleur de ce dos blanc et nu. Par un caprice de la nature, ces deux êtres désunis par le bon ton, séparés par les abîmes de la mort, respirèrent ensemble et pensèrent peut-être l’un à l’autre. Les pénétrans parfums de l’aloës achevèrent d’enivrer Raphaël. Son imagination irritée par un obstacle, et que les entraves rendaient encore plus fantasque, lui dessina rapidement une femme en traits de feu. Il se retourna brusquement. Choquée sans doute de se trouver en contact avec un étranger, l’inconnue fit un mouvement semblable; leurs visages, animés par la même pensée, restèrent en présence.
287– Pauline!
– Monsieur Raphaël!
Pétrifiés l’un et l’autre, ils se regardèrent un instant en silence. Raphaël voyait Pauline dans une toilette sim288ple et de bon goût. À travers la gaze qui couvrait chastement son corsage, des yeux habiles pouvaient apercevoir une blancheur de lis et deviner des formes qu’une femme eût admirées. Puis c’était toujours sa modestie virginale, sa céleste candeur, sa gracieuse attitude. L’étoffe de sa manche accusait le tremblement qui faisait palpiter le corps comme palpitait le cœur.
– Oh! venez demain, dit-elle, venez à l’hôtel Saint-Quentin, y reprendre vos papiers. J’y serai à midi. Soyez exact.
Elle se leva précipitamment et disparut. Raphaël voulut suivre Pauline, il craignit de la compromettre, resta, regarda Fœdora, la trouva laide; mais ne pouvant comprendre une seule phrase de musique, étouffant dans cette salle, le cœur plein, il sortit et revint chez lui.
– Jonathas, dit-il à son vieux domestique au moment où il fut dans son lit, donne-moi une demi-goutte de laudanum sur un morceau de sucre, et demain ne me réveille qu’à midi moins vingt minutes.
– Je veux être aimé de Pauline, s’écria-t-il le lendemain en regardant le talisman avec une indéfinissable angoisse. La peau ne fit aucun mouvement, elle semblait avoir perdu sa force contractile, elle ne pouvait sans doute pas réaliser un désir accompli déjà.
– Ah! s’écria Raphaël en se sentant délivré comme d’un manteau de plomb qu’il aurait porté depuis le jour où le talisman lui avait été donné, tu mens, tu ne m’obéis pas, le pacte est rompu! Je suis libre, je vivrai. C’était donc une mauvaise plaisanterie. En disant ces 289paroles, il n’osait pas croire à sa propre pensée. Il se mit aussi simplement qu’il l’était jadis, et voulut aller à pied à son ancienne demeure, en essayant de se reporter en idée à ces jours heureux où il se livrait sans danger à la furie de ses désirs, où il n’avait point encore jugé toutes les jouissances humaines. Il marchait, voyant, non plus la Pauline de l’hôtel Saint-Quentin, mais la Pauline de la veille, cette maîtresse accomplie, si souvent rêvée, jeune fille spirituelle, aimante, artiste, comprenant les poètes, comprenant la poésie et vivant au sein du luxe; en un mot Fœdora douée d’une belle âme, ou Pauline comtesse et deux fois millionnaire comme l’était Fœdora. Quand il se trouva sur le seuil usé, sur la dalle cassée de cette porte où, tant de fois, il avait eu des pensées de désespoir, une vieille femme sortit de la salle et lui dit: N’êtes-vous pas monsieur Raphaël de Valentin?
– Oui, ma bonne mère, répondit-il.
– Vous connaissez votre ancien logement, reprit-elle, vous y êtes attendu.
– Cet hôtel est-il toujours tenu par madame Gaudin? demanda-t-il.
– Oh! non, monsieur. Maintenant madame Gaudin est baronne. Elle est dans une belle maison à elle, de l’autre côté de l’eau. Son mari est revenu. Dame? il a rapporté des mille et des cents. L’on dit qu’elle pourrait acheter tout le quartier Saint-Jacques, si elle le voulait. Elle m’a donné gratis son fonds et son restant de bail. Ah! c’est une bonne femme, tout de même! Elle n’est pas plus fière aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.
290Raphaël monta lestement à sa mansarde, et quand il atteignit les dernières marches de l’escalier, il entendit les sons du piano. Pauline était là modestement vêtue d’une robe de percaline; mais la façon de la robe, les gants, le chapeau, le châle, négligemment jetés sur le lit, révélaient toute une fortune.
– Ah! vous voilà donc, s’écria Pauline en tournant la tête et se levant par un naïf mouvement de joie.
291Raphaël vint s’asseoir près d’elle, rougissant, honteux, heureux, il la regarda sans rien dire.
– Pourquoi nous avez-vous donc quittées? reprit-elle en baissant les yeux au moment où son visage s’empourpra. Qu’êtes-vous devenu?
– Ah! Pauline! j’ai été, je suis bien malheureux encore!
– Là! s’écria-t-elle tout attendrie. J’ai deviné votre sort hier en vous voyant bien mis, riche en apparence, mais en réalité, hein, monsieur Raphaël, est-ce toujours comme autrefois?
Valentin ne put retenir quelques larmes, elles roulèrent dans ses yeux, il s’écria: Pauline!… je… Il n’acheva pas, ses yeux étincelèrent d’amour, et son cœur déborda dans son regard.
– Oh! il m’aime, il m’aime, s’écria Pauline.
Raphaël fit un signe de tête, car il se sentit hors d’état de prononcer une seule parole. À ce geste, la jeune fille lui prit la main, la serra, et lui dit tantôt riant, tantôt sanglottant: – Riches, riches, heureux, riches, ta Pauline est riche. Mais moi je devrais être bien pauvre aujourd’hui. J’ai mille fois dit que je paierais ce mot: il m’aime, de tous les trésors de la terre. Ô mon Raphaël! j’ai des millions. Tu aimes le luxe, tu seras content; mais tu dois aimer mon cœur aussi, il y a tant d’amour pour toi dans ce cœur. Tu ne sais pas? mon père est revenu. Je suis une riche héritière. Ma mère et lui me laissent entièrement maîtresse de mon sort, je suis libre, comprends-tu?
En proie à une sorte de délire, Raphaël tenait les 292mains de Pauline, et les baisait si ardemment, si avidement, que son baiser semblait être une sorte de convulsion. Pauline se dégagea les mains, les jeta sur les épaules de Raphaël et le saisit; ils se comprirent, se serrèrent et s’embrassèrent avec cette sainte et délicieuse ferveur, dégagée de toute arrière-pensée, dont se trouve empreint un seul baiser, le jeune, le premier baiser par lequel deux ames prennent possession d’elles-mêmes.
– Ah! s’écria Pauline en retombant sur la chaise, je ne veux plus te quitter. Je ne sais d’où me vient tant de hardiesse? reprit-elle en rougissant.
– De la hardiesse, ma Pauline? Oh! ne crains rien, c’est de l’amour, de l’amour vrai, profond, éternel comme le mien, n’est-ce pas?
– Oh! parle, parle, parle, dit-elle. Ta bouche a été si long-temps muette pour moi.
– Tu m’aimais donc?
– Oh! Dieu, si je t’aimais! Combien de fois j’ai pleuré, là, tiens, en faisant ta chambre, déplorant ta misère et la mienne. Je me serais vendue au démon pour t’éviter un chagrin! Aujourd’hui, mon Raphaël, car tu es bien à moi: à moi cette belle tête, à moi ton cœur! Oh! oui, ton cœur, surtout, éternelle richesse! Eh bien! où en suis-je? reprit-elle après une pause. Ah! m’y voici: nous avons trois, quatre, cinq millions, je crois. Si j’étais pauvre, je tiendrais peut-être à porter ton nom, à être nommée ta femme; mais, en ce moment, je voudrais te sacrifier le monde entier, je voudrais être encore et toujours ta servante. Va, Raphaël, 293en t’offrant mon cœur, ma personne, ma fortune, je ne te donnerais rien de plus aujourd’hui, que le jour où j’ai mis là, dit-elle en montrant le tiroir de la table, certaine pièce de cent sous. Oh! comme alors ta joie m’a fait mal.
– Pourquoi es-tu riche, s’écria Raphaël, pourquoi n’as-tu pas de vanité? je ne puis rien pour toi. Il se tordit les mains de bonheur, de désespoir, d’amour. Quand tu seras madame la marquise de Valentin, je te connais, ame céleste, ce titre et ma fortune ne vaudront pas…
– Un seul de tes cheveux, s’écria-t-elle.
– Moi aussi, j’ai des millions, mais que sont maintenant les richesses pour nous? Ah! j’ai ma vie, je puis te l’offrir, prends-la.
– Oh! ton amour, Raphaël, ton amour vaut le monde. Comment, ta pensée est à moi? mais je suis la plus heureuse des heureuses.
– L’on va nous entendre, dit Raphaël.
– Hé, il n’y a personne, répondit-elle en laissant échapper un geste mutin.
– Eh bien, viens, s’écria Valentin en lui tendant les bras.
Elle sauta sur ses genoux et joignit ses mains autour du cou de Raphaël: – Embrassez-moi, dit-elle, pour tous les chagrins que vous m’avez donnés, pour effacer la peine que vos joies m’ont faite, pour toutes les nuits que j’ai passées à peindre mes écrans.
– Tes écrans!
– Puisque nous sommes riches, mon trésor, je puis 294te dire tout. Pauvre enfant! combien il est facile de tromper les hommes d’esprit. Est-ce que tu pouvais avoir des gilets blancs et des chemises propres deux fois par semaine, pour trois francs de blanchissage par mois? Mais tu buvais deux fois plus de lait qu’il ne t’en revenait pour ton argent. Je t’attrapais sur tout: le feu, l’huile, et l’argent donc? Oh! mon Raphaël, ne me prends pas pour femme, dit-elle en riant, je suis une personne trop astucieuse.
– Mais comment faisais-tu donc?
– Je travaillais jusqu’à deux heures du matin, répondit-elle, et je donnais à ma mère une moitié du prix de mes écrans, à toi l’autre.
Ils se regardèrent pendant un moment, tous deux hébétés de joie et d’amour.
– Oh! s’écria Raphaël, nous paierons sans doute, un jour, ce bonheur par quelque effroyable chagrin.
– Serais-tu marié? cria Pauline. Ah! je ne veux te céder à aucune femme.
– Je suis libre, ma chérie.
– Libre, répéta-t-elle. Libre, et à moi!
Elle se laissa glisser sur ses genoux, joignit les mains, et regarda Raphaël avec une dévotieuse ardeur.
– J’ai peur de devenir folle. Combien tu es gentil, reprit-elle en passant une main dans la blonde chevelure de son amant. Est-elle bête, ta comtesse Fœdora. Quel plaisir j’ai ressenti hier en me voyant saluée par tous ces hommes. Elle n’a jamais été applaudie, elle! Dis, cher, quand mon dos a touché ton bras, j’ai entendu en moi je ne sais quelle voix qui m’a crié: Il est 295là. Je me suis retournée, et je t’ai vu. Oh! je me suis sauvée, je me sentais l’envie de te sauter au cou, devant tout le monde.
– Tu es bien heureuse de pouvoir parler, s’écria Raphaël. Moi, j’ai le cœur serré. Je voudrais pleurer, je ne puis. Ne me retire pas ta main. Il me semble que je resterais, pendant toute ma vie, à te regarder ainsi, heureux, content.
– Oh! répète-moi cela, mon amour!
– Et que sont les paroles, reprit Valentin en laissant tomber une larme chaude sur les mains de Pauline. Plus tard, j’essaierai de te dire mon amour, en ce moment je ne puis que le sentir…
– Oh! s’écria-t-elle, cette belle ame, ce beau génie, ce cœur que je connais si bien, tout est à moi, comme je suis à toi.
– Pour toujours, ma douce créature, dit Raphaël d’une voix émue. Tu seras ma femme, mon bon génie. Ta présence a toujours dissipé mes chagrins et rafraîchi mon ame; en ce moment, ton sourire angélique m’a pour ainsi dire purifié. Je crois commencer une nouvelle vie. Le passé cruel et mes tristes folies me semblent n’être plus que de mauvais songes. Je suis pur, près de toi. Je sens l’air du bonheur. Oh! sois là toujours, ajouta-t-il en la pressant saintement sur son cœur palpitant.
– Vienne la mort quand elle voudra, s’écria Pauline en extase, j’ai vécu.
Heureux qui devinera leurs joies, il les aura connues!
296– Oh! mon Raphaël, dit Pauline après quelques heures de silence, je voudrais qu’à l’avenir personne n’entrât dans cette chère mansarde.
– Il faut murer la porte, mettre une grille à la lucarne et acheter la maison, répondit le marquis.
– C’est cela, dit-elle. Puis, après un moment de silence: Nous avons un peu oublié de chercher tes manuscrits?
Ils se prirent à rire avec une douce innocence.
– Bah! je me moque de toutes les sciences, s’écria Raphaël.
– Ah! monsieur, et la gloire?
– Tu es ma seule gloire.
– Tu étais bien malheureux en faisant ces petits pieds de mouche, dit-elle en feuilletant les papiers.
– Ma Pauline…
– Oh! oui, je suis ta Pauline. Eh bien?
– Où demeures-tu donc?
– Rue Saint-Lazare. Et toi?
– Rue de Varennes.
– Comme nous serons loin l’un de l’autre, jusqu’à ce que… Elle s’arrêta en regardant son ami d’un air coquet et malicieux.
– Mais, répondit Raphaël, nous avons tout au plus une quinzaine de jours à rester séparés.
– Vrai! dans quinze jours nous serons mariés. Elle sauta comme un enfant. Oh! je suis une fille dénaturée, reprit-elle, je ne pense plus ni à père, ni à mère, ni à rien dans le monde! Tu ne sais pas, pauvre chéri? mon père est bien malade. Il est revenu des Indes, bien souffrant. Il 297a manqué mourir au Havre, où nous l’avons été chercher. Ah! Dieu, s’écria-t-elle en regardant l’heure à sa montre, déjà trois heures. Je dois me trouver à son réveil, à quatre heures. Je suis la maîtresse au logis: ma mère fait toutes mes volontés, mon père m’adore, mais je ne veux pas abuser de leur bonté, ce serait mal! Le pauvre père, c’est lui qui m’a envoyée aux Italiens hier. Tu viendras le voir demain, n’est-ce pas?
– Madame la marquise de Valentin veut-elle me faire l’honneur d’accepter mon bras?
– Ah! je vais emporter la clef de cette chambre, reprit-elle. N’est-ce pas un palais, notre trésor.
– Pauline, encore un baiser?
– Mille! Mon Dieu, dit-elle en regardant Raphaël, ce sera toujours ainsi, je crois rêver.
Ils descendirent lentement l’escalier; puis, bien unis, marchant du même pas, tressaillant ensemble sous le poids du même bonheur, se serrant comme deux colombes, ils arrivèrent sur la place de la Sorbonne, où la voiture de Pauline attendait.
– Je veux aller chez toi, s’écria-t-elle. Je veux voir ta chambre, ton cabinet, et m’asseoir à la table sur laquelle tu travailles. Ce sera comme autrefois, ajouta-t-elle en rougissant. – Joseph, dit-elle à un valet, je vais rue de Varennes avant de retourner à la maison. Il est trois heures un quart, et je dois être revenu à quatre. Georges pressera les chevaux.
Et les deux amans furent en peu d’instans menés à l’hôtel de Valentin.
– Oh! que je suis contente d’avoir examiné tout cela, 298s’écria Pauline en chiffonnant la soie des rideaux qui drapaient le lit de Raphaël. Quand je m’endormirai, je serai là, en pensée. Je me figurerai ta chère tête sur cet oreiller. Dis-moi, Raphaël, tu n’as pris conseil de personne pour meubler ton hôtel.
– De personne.
– Bien vrai? Ce n’est pas une femme qui…
– Pauline!
– Oh! je me sens une affreuse jalousie. Tu as bon goût. Je veux avoir demain un lit pareil au tien.
Raphaël ivre de bonheur saisit Pauline.
– Oh! mon père, mon père, dit-elle.
– Je vais donc te reconduire, car je veux te quitter le moins possible, s’écria Valentin.
– Combien tu es aimant, je n’osais pas te le proposer….
– N’es-tu donc pas ma vie?
Il serait fastidieux de consigner fidèlement ces adorables bavardages de l’amour auxquels l’accent, le regard, un geste intraduisible donnent seuls du prix. Valentin reconduisit Pauline jusque chez elle, et revint ayant au cœur autant de plaisir que l’homme peut en ressentir et en porter ici-bas. Quand il fut assis dans son fauteuil, près de son feu, pensant à la soudaine et complète réalisation de toutes ses espérances, une idée froide lui traversa l’ame comme l’acier d’un poignard perce une poitrine, il regarda la Peau de chagrin, elle s’était légèrement rétrécie. Il prononça le grand juron français, sans y mettre les jésuitiques réticences de l’abbesse des Andouillettes, pencha la tête sur son fauteuil et resta sans mou299vement les yeux arrêtés sur une patère, sans la voir. Grand Dieu! s’écria-t-il. Quoi! tous mes désirs, tous! Pauvre Pauline! Il prit un compas, mesura ce que la matinée lui avait coûté d’existence. Je n’en ai pas pour deux mois, dit-il. Une sueur glacée sortit de ses pores, tout-à-coup il obéit à un inexprimable mouvement de rage, et saisit la Peau de chagrin en s’écriant: Je suis bien bête! il sortit, courut, traversa les jardins et jeta le talisman au fond d’un puits: Vogue la galère, dit-il. Au diable toutes ces sottises!
Raphaël se laissa donc aller au bonheur d’aimer, et vécut cœur à cœur avec Pauline, qui ne conçut pas le refus en amour. Leur mariage, retardé par des difficultés peu intéressantes à raconter, devait se célébrer dans les premiers jours de mars. Ils s’étaient éprouvés, ne doutaient point d’eux-mêmes, et le bonheur leur 300ayant révélé toute la puissance de leur affection, jamais deux ames, deux caractères ne s’étaient aussi parfaitement unis qu’ils le furent par la passion; en s’étudiant, ils s’aimèrent davantage: de part et d’autre, même délicatesse, même pudeur, même volupté, la plus douce de toutes les voluptés, celle des anges; point de nuages dans leur ciel; tour à tour, les désirs de l’un faisaient la loi de l’autre. Riches tous deux, ils ne connaissaient point de caprices qu’ils ne pussent satisfaire, et partant n’avaient point de caprices. Un goût exquis, le sentiment du beau, une vraie poésie animaient l’ame de l’épouse; dédaignant les colifichets de la finance, un sourire de son ami lui semblait plus beau que toutes les perles d’Ormus, la mousseline ou les fleurs formaient ses plus riches parures. Pauline et Raphaël fuyaient d’ailleurs le monde, la solitude leur était si belle, si féconde! Les oisifs voyaient exactement tous les soirs ce joli ménage de contrebande, aux Italiens ou à l’Opéra. Si d’abord quelques médisances égayèrent les salons, bientôt le torrent d’événemens qui passa sur Paris fit oublier deux amans inoffensifs; enfin, espèce d’excuse auprès des prudes, leur mariage était annoncé, et par hasard leurs gens se trouvaient discrets; donc, aucune méchanceté trop vive ne les punit de leur bonheur.
Vers la fin du mois de février, époque à laquelle d’assez beaux jours firent croire aux joies du printemps, un matin, Pauline et Raphaël déjeunaient ensemble dans une petite serre, espèce de salon rempli de fleurs, et de plain-pied avec le jardin. Le doux et pâle soleil de l’hiver, dont les rayons se brisaient à travers des arbustes 301rares, tiédissait alors la température. Les yeux étaient égayés par les vigoureux contrastes des divers feuillages, par les couleurs des touffes fleuries et par toutes les fantaisies de la lumière et de l’ombre. Quand tout Paris se chauffait encore devant de tristes foyers, les deux jeunes époux riaient sous un berceau de camélias, de lilas, de bruyères. Leurs têtes joyeuses s’élevaient au-dessus des narcisses, des muguets et des roses du Bengale.
302Dans cette serre voluptueuse et riche, les pieds foulaient une natte africaine colorée comme un tapis. Les parois tendues en coutil vert n’offraient pas la moindre trace d’humidité. L’ameublement était de bois en apparence grossier, mais dont l’écorce polie brillait de propreté. Un jeune chat accroupi sur la table où l’avait attiré l’odeur du lait se laissait barbouiller de café par Pauline, elle folâtrait avec lui, défendait la crême qu’elle lui permettait à peine de flairer afin d’exercer sa patience et d’entretenir le combat; elle éclatait de rire à chacune de ses grimaces, et débitait mille plaisanteries pour empêcher Raphaël de lire le journal, qui, dix fois déjà, lui était tombé des mains. Il abondait dans cette scène matinale un bonheur, inexprimable comme tout ce qui est naturel et vrai. Raphaël feignait toujours de lire sa feuille, et contemplait à la dérobée Pauline aux prises avec le chat, sa Pauline enveloppée d’un long peignoir qui la lui voilait imparfaitement, sa Pauline les cheveux en désordre et montrant un petit pied blanc veiné de bleu dans une pantoufle de velours noir. Charmante à voir en déshabillé, délicieuse comme les fantastiques figures de Westhall, elle semblait être tout à la fois jeune fille et femme, peut-être plus jeune fille que femme, elle jouissait d’une félicité sans mélange, et ne connaissait de l’amour que ses premières joies. Au moment où tout-à-fait absorbé par sa douce rêverie, Raphaël avait oublié son journal, Pauline le saisit, le chiffonna, en fit une boule, le lança dans le jardin, et le chat courut après la politique qui tournait comme toujours sur elle-même.
303Quand Raphaël, distrait par cette scène enfantine, voulut continuer à lire et fit le geste de lever la feuille qu’il n’avait plus, éclatèrent des rires francs, joyeux, renaissant d’eux-mêmes comme les chants d’un oiseau.
– Je suis jalouse du journal, dit-elle en essuyant les larmes que son rire d’enfant avait fait couler. N’est-ce pas une félonie, reprit-elle redevenant femme tout-à-coup, que de lire des proclamations russes en ma présence, et de préférer la prose de l’empereur Nicolas à des paroles, à des regards d’amour?
– Je ne lisais pas, mon ange aimé, je te regardais.
En ce moment, le pas lourd du jardinier dont les souliers ferrés faisaient crier le sable des allées, retentit près de la serre.
304– Excusez, monsieur le marquis, si je vous interromps ainsi que madame, mais je vous apporte une curiosité comme je n’en ai jamais vu. En tirant tout à l’heure, sous votre respect, un seau d’eau, j’ai amené cette singulière plante marine! La voilà! Faut, tout de même, que ce soit bien accoutumé à l’eau, car ce n’était point mouillé, ni humide. C’était sec comme du bois, et point gras du tout. Comme monsieur le marquis est plus savant que moi certainement, j’ai pensé qu’il fallait la lui apporter, et que ça l’intéresserait.
Et le jardinier montrait à Raphaël l’inexorable Peau de chagrin qui n’avait pas six pouces carrés de superficie.
– Merci, Vanière, dit Raphaël. Cette chose est très-curieuse.
– Qu’as-tu, mon ange? tu pâlis, s’écria Pauline.
– Laissez-nous, Vanière.
– Ta voix m’effraie, reprit la jeune fille, elle est singulièrement altérée. Qu’as-tu? Que sens-tu? Où as-tu mal? Tu as mal! Un médecin! cria-t-elle. Jonathas, au secours!
– Ma Pauline, tais-toi, répondit Raphaël qui recouvra son sang-froid. Sortons. Il y a près de moi une fleur dont le parfum m’incommode. Peut-être est-ce cette verveine?
Pauline s’élança sur l’innocent arbuste, le saisit par la tige, et le jeta dans le jardin.
– Oh! ange, s’écria-t-elle en serrant Raphaël par une étreinte aussi forte que leur amour et en lui apportant avec une langoureuse coquetterie ses lèvres vermeilles 305à baiser, en te voyant pâlir, j’ai compris que je ne te survivrais pas, ta vie est ma vie. Mon Raphaël, passe-moi ta main sur le dos? J’y sens encore la petite mort, j’y ai froid. Tes lèvres sont brûlantes. Et ta main?… elle est glacée, ajouta-t-elle.
– Folle, s’écria Raphaël.
– Pourquoi cette larme, dit-elle. Laisse-la moi boire?
– Oh! Pauline, Pauline, tu m’aimes trop.
– Il se passe en toi quelque chose d’extraordinaire, Raphaël? Sois vrai, je saurai bientôt ton secret. Donne-moi cela, dit-elle en prenant la Peau de chagrin.
– Tu es mon bourreau, cria le jeune homme en jetant un regard d’horreur sur le talisman.
– Quel changement de voix, répondit Pauline qui laissa tomber le fatal symbole du destin.
– M’aimes-tu? reprit-il.
– Si je t’aime, est-ce une question?
– Eh bien, laisse-moi, va-t-en!
La pauvre petite sortit.
– Quoi, s’écria Raphaël quand il fut seul, dans un siècle de lumière où nous avons appris que les diamans sont les cristaux du carbone, à une époque où tout s’explique, où la police traduirait un nouveau Messie devant les tribunaux et soumettrait ses miracles à l’Académie des Sciences, dans un temps où nous ne croyons plus qu’aux paraphes des notaires, je croirais moi! à une espèce de Mané, Thekel, Pharès? Non, de par Dieu! je ne penserai pas que l’Être-suprême puisse trouver du plaisir à tourmenter une honnête créature. Allons voir les savans.
306Il arriva bientôt, entre la Halle aux vins, immense recueil de tonneaux, et la Salpêtrière, immense séminaire d’ivrognerie, devant une petite mare où s’ébaudissaient des canards remarquables par la rareté des espèces et dont les ondoyantes couleurs, semblables aux vitraux d’une cathédrale, pétillaient sous les rayons du soleil. Tous les canards du monde étaient là, criant, barbottant, grouillant, et formant une espèce de chambre canarde rassemblée contre son gré; mais heureusement sans charte ni principes politiques, et vivant, sans rencontrer de chasseurs, sous l’œil des naturalistes qui les regardaient par hasard.
– Voilà monsieur Lavrille, dit un porte-clefs à Raphaël qui avait demandé ce grand pontife de la zoologie.
Le marquis vit un petit homme profondément enfoncé dans quelques sages méditations à l’aspect de deux canards. Ce savant, entre deux âges, avait une physionomie douce, encore adoucie par un air obligeant, mais il régnait dans toute sa personne une préoccupation scientifique: sa perruque incessamment grattée et fantasquement retroussée laissait voir une ligne de cheveux blancs et accusait la fureur des découvertes qui, semblable à toutes les passions, nous arrache si puissamment aux choses de ce monde que nous perdons la conscience du moi. Raphaël, homme de science et d’étude, admira ce naturaliste dont les veilles étaient consacrées à l’agrandissement des connaissances humaines, dont les erreurs servaient encore la gloire de la France; mais une petite maîtresse aurait ri sans doute de la solution de continuité qui se trouvait entre la culotte et le gilet 307rayé du savant, interstice d’ailleurs chastement rempli par une chemise qu’il avait copieusement froncée, en se baissant et se levant tour-à-tour au gré de ses observations zoogénésiques.
Après quelques premières phrases de politesse, Raphaël crut nécessaire d’adresser à M. Lavrille un compliment banal sur ses canards.
– Oh! nous sommes riches en canards, répondit le naturaliste. Ce genre est d’ailleurs, comme vous le savez sans doute, le plus fécond de l’ordre des Palmipèdes. Il commence au Cygne et finit au Canard Zinzin, en compre308nant cent trente-sept variétés d’individus bien distincts, ayant leurs noms, leurs mœurs, leur patrie, leur physionomie, et qui ne se ressemblent pas plus entre eux qu’un blanc ne ressemble à un nègre. En vérité, monsieur, quand nous mangeons un canard, la plupart du temps, nous ne nous doutons guère de l’étendue…. Il s’interrompit à l’aspect d’un joli petit canard qui remontait le talus de la mare. Vous voyez là le cygne à cravate, pauvre enfant du Canada, venu de bien loin pour nous montrer son plumage brun et gris, sa petite cravate noire! tenez, il se gratte. Voici la fameuse oie à duvet ou canard Eider, sous l’édredon de laquelle dorment nos petites maîtresses; est-elle jolie, qui n’admirerait ce petit ventre d’un blanc rougeâtre, ce bec vert? Je viens, monsieur, reprit-il, d’être témoin d’un accouplement dont j’avais jusqu’alors désespéré. Le mariage s’est fait assez heureusement, et j’en attendrai fort impatiemment le résultat. Je me flatte d’obtenir une cent trente-huitième espèce à laquelle peut-être mon nom sera donné! Voici les nouveaux époux, dit-il en montrant deux canards. C’est d’une part une oie rieuse (anas albifrons), de l’autre le grand canard siffleur (anas ruffina de Buffon). J’avais long-temps hésité entre le canard siffleur, le canard à sourcils blancs et le canard souchet (anas clypeata), tenez, voici le souchet, ce gros scélérat brun-noir dont le col est verdâtre et si coquettement irisé. Mais, monsieur, le canard siffleur était hupé, vous comprenez alors que je n’ai plus balancé. Il ne nous manque ici que le canard varié à calotte noire. Ces messieurs prétendent unanimement que ce canard fait double emploi avec le canard 309sarcelle à bec recourbé, quant à moi…. Il fit un geste admirable qui peignit à la fois la modestie et l’orgueil des savans, orgueil plein d’entêtement, modestie pleine de suffisance. Je ne le pense pas, ajouta-t-il. Vous voyez, mon cher monsieur, que nous ne nous amusons pas ici. Je m’occupe en ce moment de la monographie du genre canard. Mais je suis à vos ordres.
En se dirigeant vers une assez jolie maison de la rue de Buffon, Raphaël soumit la Peau de chagrin aux investigations de M. Lavrille.
– Je connais ce produit, répondit le savant après avoir braqué sa loupe sur le talisman, il a servi à quelque dessus de boîte. Le chagrin est fort ancien! Aujourd’hui les gaîniers préfèrent se servir de galuchat. Le galuchat est, comme vous le savez sans doute, la dépouille du Raja sephen, un poisson de la mer Rouge…..
– Mais ceci, monsieur, puisque vous avez l’extrême bonté…..
– Ceci, reprit le savant en interrompant, est autre chose: entre le galuchat et le chagrin, il y a, monsieur, toute la différence de l’océan à la terre, du poisson à un quadrupède. Cependant la peau du poisson est plus dure que la peau de l’animal terrestre. Ceci, dit-il en montrant le talisman, est, comme vous le savez sans doute, un des produits les plus curieux de la zoologie.
– Voyons, s’écria Raphaël.
– Monsieur, répondit le savant en s’enfonçant dans son fauteuil, ceci est une peau d’âne.
– Je le sais, dit le jeune homme.
– Il existe en Perse, reprit le naturaliste, un âne ex310trêmement rare, l’onagre des anciens, equus asinus, le koulan des Tatars. Pallas a été l’observer et l’a rendu à la science. En effet, cet animal avait long-temps passé pour fantastique. Il est, comme vous le savez, célèbre dans l’Écriture sainte, Moïse avait défendu de l’accoupler avec ses congénères. Mais l’onagre est encore plus fameux par les prostitutions dont il a été l’objet, et dont parlent souvent les prophètes bibliques. Pallas, comme vous le savez sans doute, déclare, dans ses Act. Petrop., tome II, que ces excès bizarres sont encore religieusement accrédités chez les Persans et les Nogaïs comme un remède souverain contre les maux de reins et la goutte sciatique. Nous ne nous doutons guère de cela, nous autres pauvres Parisiens. Le Muséum ne possède pas d’onagre. Quel superbe animal! reprit le savant. Il est plein de mystères: son œil est muni d’une espèce de tapis réflecteur auquel les Orientaux attribuent le pouvoir de la fascination, sa robe est plus élégante et plus polie que ne l’est celle de nos plus beaux chevaux, elle est sillonnée de bandes plus ou moins fauves et ressemble beaucoup à la peau du zèbre. Son lainage a quelque chose de moelleux, d’ondoyant, de gras au toucher; sa vue égale en justesse et en précision la vue de l’homme; un peu plus grand que nos plus beaux ânes domestiques, il est doué d’un courage extraordinaire. Si, par hasard, il est surpris, il se défend avec une supériorité remarquable contre les bêtes les plus féroces; quant à la rapidité de sa marche, elle ne peut se comparer qu’au vol des oiseaux; un onagre, monsieur, tuerait à la course les meilleurs chevaux arabes ou persans. D’après le père du cons311ciencieux docteur Niébuhr, dont, comme vous le savez sans doute, nous déplorons la perte récente, le terme moyen du pas ordinaire de ces admirables créatures est de sept mille pas géométriques par heure. Nos ânes dégénérés ne sauraient donner une idée de cet âne indépendant et fier. Il a le port leste, animé, l’air spirituel, fin, une physionomie gracieuse, des mouvemens pleins de coquetterie! C’est le roi zoologique de l’Orient. Les superstitions turques et persanes lui donnent même une mystérieuse origine, et le nom de Salomon se mêle aux récits que les conteurs du Thibet et de la Tartarie font sur les prouesses attribuées à ces nobles animaux.
Enfin un onagre apprivoisé vaut des sommes immenses, il est presque impossible de le saisir dans les montagnes où il bondit comme un chevreuil, et semble voler 312comme un oiseau. La fable des chevaux ailés, notre Pégase, a sans doute pris naissance dans ces pays où les bergers ont pu voir souvent un onagre sautant d’un rocher à un autre. Les ânes de selle, obtenus en Perse par l’accouplement d’une ânesse avec un onagre apprivoisé, sont peints en rouge, suivant une immémoriale tradition. Cet usage a donné lieu peut-être à notre proverbe: méchant comme un âne rouge. À une époque où l’histoire naturelle était très-négligée en France, un voyageur aura, je pense, amené un de ces animaux curieux qui supportent fort impatiemment l’esclavage. De là, le dicton! La peau que vous me présentez, reprit le savant, est la peau d’un onagre. Nous varions sur l’origine du nom. Les uns prétendent que Chagri est un mot turc, d’autres veulent que Chagri soit la ville où cette dépouille zoologique subit une préparation chimique assez bien décrite par Pallas et qui lui donne le grain particulier que nous admirons, M. Martellens m’a écrit que Châagri est un ruisseau.
– Monsieur, je vous remercie de m’avoir donné des renseignemens qui fourniraient une admirable note à quelque Dom Calmet, si les bénédictins existaient encore; mais j’ai eu l’honneur de vous faire observer que ce fragment était primitivement d’un volume égal… à cette carte géographique, dit Raphaël en montrant à M. Lavrille un atlas ouvert, or depuis trois mois elle s’est insensiblement contractée…
– Bien, reprit le savant, je comprends. Monsieur, toutes les dépouilles d’êtres primitivement organisés sont sujettes à un dépérissement naturel, facile à concevoir, et dont les progrès sont soumis aux influences atmosphé313riques. Les métaux eux-mêmes se dilatent ou se resserrent d’une manière sensible, car les ingénieurs ont observé des espaces assez considérables entre de grandes pierres primitivement maintenues par des barres de fer. La science est vaste, la vie humaine est bien courte, aussi n’avons-nous pas la prétention de connaître tous les phénomènes de la nature.
– Monsieur, reprit Raphaël presque confus, excusez la demande que je vais vous faire. Êtes-vous bien sûr que cette peau soit soumise aux lois ordinaires de la zoologie, qu’elle puisse s’étendre?
– Oh! certes. Ah! peste, dit M. Lavrille en essayant de tirer le talisman. Mais, monsieur, reprit-il, si vous voulez aller voir M. Planchette, le célèbre professeur de mécanique, il trouvera certainement un moyen d’agir sur cette peau, de l’amollir, de la distendre.
– Oh! Monsieur, vous me sauvez la vie.
Raphaël salua le savant naturaliste et courut chez Planchette, en laissant le bon Lavrille au milieu de son cabinet rempli de bocaux et de plantes séchées. Il remportait de cette visite, sans le savoir, toute la science humaine: une nomenclature! Ce bon-homme ressemblait à Sancho Pança racontant à Don Quichotte l’histoire des chèvres, il s’amusait à compter des animaux, à les numéroter. Arrivé sur le bord de la tombe, il connaissait à peine une petite fraction des incommensurables nombres du grand troupeau jeté par Dieu à travers l’océan des mondes, dans un but ignoré. Raphaël était content.
– Je vais tenir mon âne en bride, s’écriait-il.
Sterne avait dit avant lui: «Ménageons notre âne, si 314nous voulons vivre vieux.» Mais la bête est si fantasque!
Planchette était un grand homme sec, véritable poète perdu dans une perpétuelle contemplation, occupé à regarder toujours un abîme sans fond, LE MOUVEMENT!
Le vulgaire taxe de folie ces esprits sublimes, gens incompris qui vivent dans une admirable insouciance du luxe et du monde, restant des journées entières à fumer un cigare éteint, ou venant dans un salon sans avoir toujours bien exactement marié les boutons de leurs vêtemens avec les boutonnières. Un jour, après avoir long-315temps mesuré le vide, ou entassé des X sous des Aa – gG, ils ont analysé quelque loi naturelle et décomposé le plus simple des principes; tout à coup la foule admire une nouvelle machine ou quelque haquet dont la facile structure nous étonne et nous confond! Le savant modeste sourit en disant à ses admirateurs: Qu’ai-je donc créé? Rien. L’homme n’invente pas une force, il la dirige, et la science consiste à imiter la nature.
Raphaël surprit le mécanicien planté sur ses deux jambes, comme un pendu tombé droit sous une potence. Planchette examinait une bille d’agathe qui roulait sur un cadran solaire, en attendant qu’elle s’y arrêtât. Le pauvre homme n’était ni décoré, ni pensionné, car il ne savait pas enluminer ses calculs; heureux de vivre à l’affût d’une découverte, il ne pensait ni à la gloire, ni au monde, ni à lui-même, et vivait dans la science pour la science.
– Cela est indéfinissable, s’écria-t-il. – Ah! monsieur, reprit-il en apercevant Raphaël, je suis votre serviteur. Comment va la maman? Allez voir ma femme…
– J’aurais cependant pu vivre ainsi! pensa Raphaël qui tira le savant de sa rêverie en lui demandant le moyen d’agir sur le talisman, qu’il lui présenta. Dussiez-vous rire de ma crédulité, monsieur, dit le marquis en terminant, je ne vous cacherai rien. Cette peau me semble posséder une force de résistance contre laquelle rien ne peut prévaloir.
– Monsieur, dit-il, les gens du monde traitent toujours la science assez cavalièrement, tous nous disent à peu près ce qu’un Incroyable disait à M. de Lalande 316en lui amenant des dames après l’éclipse: Ayez la bonté de recommencer. Quel effet voulez-vous produire? La mécanique a pour but d’appliquer les lois du mouvement ou de les neutraliser. Quant au mouvement en lui-même, je vous le déclare avec humilité, nous sommes impuissans à le définir. Cela posé, nous avons remarqué quelques phénomènes constans qui régissent l’action des solides et des fluides. En reproduisant les causes génératrices de ces phénomènes, nous pouvons transporter les corps, leur transmettre une force locomotive dans des rapports de vitesse déterminée, les lancer, les diviser simplement ou à l’infini soit que nous les cassions ou les pulvérisions; puis les tordre, leur imprimer une rotation, les modifier, les comprimer, les dilater, les étendre. Cette science, monsieur, repose sur un seul fait. Vous voyez cette bille, reprit-il. Elle est ici sur cette pierre. La voici maintenant là. De quel nom appellerons-nous cet acte si physiquement naturel et si moralement extraordinaire? Mouvement, locomotion, changement de lieu? Quelle immense vanité cachée sous les mots! Un nom, est-ce donc une solution? Voilà pourtant toute la science. Nos machines emploient ou décomposent cet acte, ce fait. Ce léger phénomène adapté à des masses va faire sauter Paris: nous pouvons augmenter la vitesse aux dépens de la force, et la force aux dépens de la vitesse. Qu’est-ce que la force et la vitesse? Notre science est inhabile à le dire, comme elle l’est à créer un mouvement. Un mouvement, quel qu’il soit, est un immense pouvoir, et l’homme n’invente pas de pouvoirs. Le pouvoir est un, comme le mouvement, l’essence même du 317pouvoir. Tout est mouvement. La pensée est un mouvement. La nature est établie sur le mouvement. La mort est un mouvement dont les fins nous sont peu connues. Si Dieu est éternel, croyez qu’il est toujours en mouvement, Dieu est le mouvement, peut-être. Voilà pourquoi le mouvement est inexplicable comme lui; comme lui profond, sans bornes, incompréhensible, intangible. Qui jamais a touché, compris, mesuré le mouvement? Nous en sentons les effets sans le voir. Nous pouvons même le nier comme nous nions Dieu. Où est-il, où n’est-il pas? D’où part-il? Où en est le principe? Où en est la fin? Il nous enveloppe, nous presse et nous échappe. Il est évident comme un fait, obscur comme une abstraction, tout à la fois effet et cause. Il lui faut comme à nous l’espace, et qu’est-ce que l’espace? Le mouvement seul nous le révèle; sans le mouvement, il n’est plus qu’un mot vide de sens. Problème insoluble, semblable au vide, semblable à la création, à l’infini, le mouvement confond la pensée humaine, et tout ce qu’il est permis à l’homme de concevoir, c’est qu’il ne le concevra jamais. Entre chacun des points successivement occupés par cette bille dans l’espace, reprit le savant, il se rencontre un abîme pour la raison humaine, un abîme où est tombé Pascal. Pour agir sur la substance inconnue que vous voulez soumettre à une force inconnue, nous devons d’abord étudier cette substance; d’après sa nature, ou elle se brisera sous un choc, ou elle y résistera; si elle se divise et que votre intention ne soit pas de la partager, nous n’atteindrons pas le but proposé. Voulez-vous la comprimer? il faut transmettre 318un mouvement égal à toutes les parties de la substance de manière à diminuer uniformément l’intervalle qui les sépare. Désirez-vous l’étendre? nous devrons tâcher d’imprimer à chaque molécule une force excentrique égale; sans l’observation exacte de cette loi, nous y produirions des solutions de continuité. Il existe, monsieur, des modes infinis, des combinaisons sans bornes dans le mouvement. À quel effet vous arrêtez-vous?
– Monsieur, dit Raphaël impatienté, je désire une pression quelconque assez forte pour étendre indéfiniment cette peau…
– La substance étant finie, répondit le mathématicien, ne saurait être indéfiniment distendue, mais la compression multipliera nécessairement l’étendue de sa surface aux dépens de l’épaisseur; elle s’amincira jusqu’à ce que la matière manque…
– Obtenez ce résultat, monsieur, s’écria Raphaël, et vous aurez gagné des millions.
– Je vous volerais votre argent, répondit le professeur avec le flegme d’un Hollandais. Je vais vous démontrer en deux mots l’existence d’une machine sous laquelle Dieu lui-même serait écrasé comme une mouche. Elle réduirait un homme à l’état de papier brouillard, un homme botté, éperonné, cravaté, chapeau, or, bijoux, tout…
– Quelle horrible machine!
– Au lieu de jeter leurs enfans à l’eau, les Chinois devraient les utiliser ainsi, reprit le savant sans penser au respect de l’homme pour sa progéniture.
Tout entier à son idée, Planchette prit un pot de 319fleurs vide, troué dans le fond et l’apporta sur la dalle du gnomon; puis il alla chercher un peu de terre glaise dans un coin du jardin. Raphaël resta charmé comme un enfant auquel sa nourrice conte une histoire merveilleuse. Après avoir posé sa terre glaise sur la dalle, Planchette tira de sa poche une serpette, coupa deux branches de sureau, et se mit à les vider en sifflant comme si Raphaël n’eût pas été là.
– Voilà les élémens de la machine, dit-il.
Il attacha par un coude en terre glaise l’un de ses tuyaux de bois au fond du pot, de manière à ce que le trou du sureau correspondît à celui du vase. Vous eussiez dit une énorme pipe. Il étala sur la dalle un lit de glaise en lui donnant la forme d’une pelle, assit le pot de fleurs dans la partie la plus large, et fixa la branche de sureau sur la portion qui représentait le manche. Enfin il mit un pâté de terre glaise à l’extrémité du tube en sureau, il y planta l’autre branche creuse, toute droite, en pratiquant un autre coude pour la joindre à la branche horizontale, en sorte que l’air, ou tel fluide ambiant donné, pût circuler dans cette machine improvisée, et courir depuis l’embouchure du tube vertical, à travers le canal intermédiaire, jusque dans le grand pot de fleurs vide.
– Monsieur, cet appareil, dit-il à Raphaël avec le sérieux d’un académicien prononçant son discours de réception, est un des plus beaux titres du grand Pascal à notre admiration.
– Je ne comprends pas.
Le savant sourit. Il alla détacher d’un arbre fruitier 320une petite bouteille dans laquelle son pharmacien lui avait envoyé une liqueur où se prenaient les fourmis, il en cassa le fond, se fit un entonnoir, l’adapta soigneusement au trou de la branche creuse qu’il avait fixée verticalement dans l’argile, en opposition au grand réservoir figuré par le pot de fleurs; puis, au moyen d’un arrosoir, il y versa la quantité d’eau nécessaire pour qu’elle se trouvât également bord à bord et dans le grand vase et dans la petite embouchure circulaire du sureau. Raphaël pensait à sa Peau de chagrin.
– Monsieur, dit le mécanicien, l’eau passe encore aujourd’hui pour un corps incompressible, n’oubliez pas ce principe fondamental, néanmoins elle se comprime, mais si légèrement, que nous devons compter sa faculté contractile comme zéro. Vous voyez la surface que présente l’eau arrivée à la superficie du pot de fleurs.
– Oui, monsieur.
– Hé bien, supposez cette surface mille fois plus étendue que ne l’est l’orifice du bâton de sureau par lequel j’ai versé le liquide. Tenez, j’ôte l’entonnoir.
– D’accord.
– Hé bien, monsieur, si par un moyen quelconque j’augmente le volume de cette masse en introduisant encore de l’eau par l’orifice du petit tuyau, le fluide, contraint d’y descendre, montera dans le réservoir figuré par le pot de fleurs jusqu’à ce que le liquide arrive à un même niveau dans l’un et dans l’autre…
– Cela est évident, s’écria Raphaël.
– Mais il y a cette différence, reprit le savant, que si la mince colonne d’eau ajoutée dans le petit tube ver321tical y présente une force égale au poids d’une livre par exemple, comme son action se transmettra fidèlement à la masse liquide et viendra réagir sur tous les points de la surface qu’elle présente dans le pot de fleurs, il s’y trouvera mille colonnes d’eau qui, tendant toutes à s’élever comme si elles étaient poussées par une force égale à celle qui fait descendre le liquide dans le bâton de sureau vertical, produiront nécessairement ici, dit Planchette en montrant à Raphaël l’ouverture du pot de fleurs, une puissance mille fois plus considérable que la puissance introduite là. Et le savant indiquait du doigt au marquis le tuyau de bois planté droit dans la glaise.
– Cela est tout simple, dit Raphaël.
Planchette sourit.
– En d’autres termes, reprit-il avec cette ténacité de logique naturelle aux mathématiciens, il faudrait, pour repousser l’irruption de l’eau, déployer, sur chaque partie de la grande surface, une force égale à la force agissant dans le conduit vertical; mais, à cette différence près, que si la colonne liquide y est haute d’un pied, les milles petites colonnes de la grande surface n’y auront qu’une très-faible élévation. Maintenant, dit Planchette en donnant une chiquenaude à ses bâtons, remplaçons ce petit appareil grotesque par des tubes métalliques d’une force et d’une dimension convenables, si vous couvrez d’une forte platine mobile la surface fluide du grand réservoir, et qu’à cette platine vous en opposiez une autre dont la résistance et la solidité soient à toute épreuve; si de plus, vous m’accordez 322la puissance d’ajouter sans cesse de l’eau par le petit tube vertical à la masse liquide, l’objet, pris entre les deux plans solides, doit nécessairement céder à l’immense action qui le comprime indéfiniment. Le moyen d’introduire constamment de l’eau par le petit tube est une niaiserie en mécanique, ainsi que le mode de transmettre la puissance de la masse liquide à une platine. Deux pistons et quelques soupapes suffisent. Concevez-vous alors, mon cher monsieur, dit-il en prenant le bras de Valentin, qu’il n’existe guère de substance qui, mise entre ces deux résistances indéfinies, ne soit contrainte à s’étaler.
– Quoi! l’auteur des Lettres provinciales a inventé, s’écria Raphaël.
– Lui seul, monsieur. La mécanique ne connaît rien de plus simple ni de plus beau. Le principe contraire, l’expansibilité de l’eau a créé la machine à vapeur. Mais l’eau n’est expansible qu’à un certain degré, tandis que son incompressibilité, étant une force en quelque sorte négative, se trouve nécessairement infinie.
– Si cette peau s’étend, dit Raphaël, je vous promets d’élever une statue colossale à Blaise Pascal, de fonder un prix de cent mille francs pour le plus beau problème de mécanique résolu dans chaque période de dix ans, de doter vos cousines, arrière-cousines, enfin de bâtir un hôpital destiné aux mathématiciens devenus fous ou pauvres.
– Ce serait fort utile, dit Planchette. Monsieur, reprit-il avec le calme d’un homme vivant dans une sphère 323tout intellectuelle, nous irons demain chez Spieghalter. Ce mécanicien distingué vient de fabriquer d’après mes plans une machine perfectionnée avec laquelle un enfant pourrait faire tenir mille bottes de foin dans son chapeau.
– À demain, monsieur.
– À demain.
– Parlez-moi de la mécanique, s’écria Raphaël. N’est-ce pas la plus belle de toutes les sciences? L’autre avec ses onagres, ses classemens, ses canards, ses genres et ses bocaux pleins de monstres, est tout au plus bon à marquer les points dans un billard public.
Le lendemain, Raphaël tout joyeux vint chercher Planchette, et ils allèrent ensemble dans la rue de la Santé, nom de favorable augure. Chez Spieghalter, le jeune homme se trouva dans un établissement immense, ses regards tombèrent sur une multitude de forges rouges et rugissantes. C’était une pluie de feu, un déluge de clous, un océan de pistons, de vis, de leviers, de traverses, de limes, d’écrous, une mer de fontes, de bois, de soupapes et d’aciers en barres. La limaille prenait à la gorge. Il y avait du fer dans la température, les hommes étaient couverts de fer, tout puait le fer, le fer avait une vie, il était organisé, il se fluidifiait, marchait, pensait en prenant toutes les formes, en obéissant à tous les caprices. À travers les hurlemens des soufflets, les crescendo des marteaux, les sifflemens des tours qui faisaient grogner le fer, Raphaël arriva dans une grande pièce, propre et bien aérée, où il put contempler à 324son aise la presse immense dont Planchette lui avait parlé. Il admira des espèces de madriers en fonte, et des jumelles en fer unies par un indestructible noyau.
– Si vous tourniez sept fois cette manivelle avec promptitude, lui dit Spieghalter en lui montrant un balancier de fer poli, vous feriez jaillir une planche d’acier en des milliers de jets qui vous entreraient dans les jambes comme des aiguilles.
– Peste, s’écria Raphaël.
Planchette glissa lui-même la Peau de chagrin entre les deux platines de la presse souveraine, et plein de cette sécurité que donnent les convictions scientifiques, il manœuvra vivement le balancier.
– Couchez-vous tous, nous sommes morts, cria Spieghalter d’une voix tonnante en se laissant tomber lui-même à terre.
Un sifflement horrible retentit dans les ateliers. L’eau contenue dans la machine brisa la fonte, produisit un jet d’une puissance incommensurable, et se dirigea heureusement sur une vieille forge qu’elle renversa, bouleversa, tordit comme une trombe entortille une maison et l’emporte avec elle.
– Oh! dit tranquillement Planchette, le chagrin est sain comme mon œil! Maître Spieghalter, il y avait une paille dans votre fonte, ou quelque interstice dans le grand tube.
– Non, non, je connais ma fonte. Monsieur peut remporter son outil, le diable est logé dedans.
325L’Allemand saisit un marteau de forgeron, jeta la peau sur une enclume, et de toute la force que donne la colère, déchargea sur le talisman le plus terrible coup qui jamais eût mugi dans ses ateliers.
– Il n’y paraît seulement pas, s’écria Planchette en caressant le chagrin rebelle.
Les ouvriers accoururent. Le contre-maître prit la peau et la plongea dans le charbon de terre d’une forge. Tous rangés en demi-cercle autour du feu, attendirent avec 326impatience le jeu d’un énorme soufflet. Raphaël, Spieghalter, le professeur Planchette occupaient le centre de cette foule noire et attentive. En voyant tous ces yeux blancs, ces têtes poudrées de fer, ces vêtemens noirs et luisans, ces poitrines poilues, Raphaël se crut transporté dans le monde nocturne et fantastique des ballades allemandes. Le contre-maître saisit la peau avec des pinces après l’avoir laissée dans le foyer pendant dix minutes.
– Rendez-la-moi, dit Raphaël.
Le contre-maître la présenta par plaisanterie à Raphaël. Le marquis mania facilement la peau froide et souple sous ses doigts. Un cri d’horreur s’éleva, les ouvriers s’enfuirent, Valentin resta seul avec Planchette dans l’atelier désert.
– Il y a décidément quelque chose de diabolique là-dedans, s’écria Raphaël au désespoir. Aucune puissance humaine ne saurait donc me donner un jour de plus.
– Monsieur, j’ai tort, répondit le mathématicien d’un air contrit, nous devions soumettre cette peau singulière à l’action d’un laminoir. Où avais-je les yeux en vous proposant une pression.
– C’est moi qui l’ai demandée, répliqua Raphaël.
Le savant respira comme un coupable acquitté par douze jurés. Cependant, intéressé par le problème étrange que lui offrait cette peau, il réfléchit un moment et dit: Il faut traiter cette substance inconnue par des réactifs. Allons voir Japhet, la chimie sera peut-être plus heureuse que la mécanique.
Valentin mit son cheval au grand trot, dans l’espoir de rencontrer le fameux chimiste Japhet à son laboratoire.
327– Hé bien, mon vieil ami, dit Planchette en apercevant Japhet assis dans un fauteuil et contemplant un précipité, comment va la chimie?
– Elle s’endort. Rien de neuf. L’Académie a cependant reconnu l’existence de la salicine. Mais la salicine, l’asparagine, la vauqueline, la digitaline ne sont pas des découvertes.
– Faute de pouvoir inventer des choses, dit Raphaël, il paraît que vous en êtes réduits à inventer des noms.
– Cela est, pardieu, vrai, jeune homme!
– Tiens, dit le professeur Planchette au chimiste, essaie de nous décomposer cette substance, si tu en extrais un principe quelconque, je le nomme d’avance la diaboline, car en voulant la comprimer, nous venons de briser une presse hydraulique.
– Voyons, voyons cela, s’écria joyeusement le chimiste, ce sera peut-être un nouveau corps simple.
– Monsieur, dit Raphaël, c’est tout simplement un morceau de peau d’âne.
– Monsieur? reprit gravement le célèbre chimiste.
– Je ne plaisante pas, répliqua le marquis en lui présentant la Peau de chagrin.
Le baron Japhet appliqua sur la peau les houppes nerveuses de sa langue si habile à déguster les sels, les acides, les alcalis, les gaz, et dit après quelques essais: – Point de goût! Voyons, nous allons lui faire boire un peu d’acide phthorique.
Soumis à l’action de ce principe, si prompt à désorganiser les tissus animaux, la peau ne subit aucune altération.
328– Ce n’est pas du chagrin, s’écria le chimiste. Nous allons traiter ce mystérieux inconnu comme un minéral et lui donner sur le nez en le mettant dans un creuset infusible où j’ai précisément de la potasse rouge.
Japhet sortit et revint bientôt.
– Monsieur, dit-il à Raphaël, laissez-moi prendre un morceau de cette singulière substance, elle est si extraordinaire…
– Un morceau, s’écria Raphaël, pas seulement la valeur d’un cheveu. D’ailleurs essayez? dit-il d’un air tout à la fois triste et goguenard.
Le savant cassa un rasoir en voulant entamer la peau, il tenta de la briser par une forte décharge d’électricité, puis il la soumit à l’action de la pile voltaïque, enfin les foudres de sa science échouèrent sur le terrible talisman. Il était sept heures du soir. Planchette, Japhet et Raphaël, ne s’apercevant pas de la fuite du temps, attendaient le résultat d’une dernière expérience. Le chagrin sortit victorieux d’un épouvantable choc auquel il avait été soumis, grâce à une quantité raisonnable de chlorure d’azote.
– Je suis perdu, s’écria Raphaël. Dieu est là. Je vais mourir.
Il laissa les deux savans stupéfaits.
– Gardons-nous bien de raconter cette aventure à l’Académie, nos collègues s’y moqueraient de nous, dit Planchette au chimiste après une longue pause pendant laquelle ils se regardèrent sans oser se communiquer leurs pensées.
Ils étaient comme des chrétiens sortant de leurs tombes 329sans trouver un Dieu dans le ciel. La science? impuissante! Les acides? eau claire! La potasse rouge? déshonorée. La pile voltaïque et la foudre? deux bilboquets!
– Une presse hydraulique fendue comme une mouillette, ajouta Planchette.
– Je crois au diable, dit le baron Japhet après un moment de silence.
– Et moi à Dieu, répondit Planchette.
Tous deux étaient dans leur rôle. Pour un mécanicien, l’univers est une machine qui veut un ouvrier; pour la chimie, cette œuvre d’un démon qui va décomposant tout, le monde est un gaz doué de mouvement.
– Nous ne pouvons pas nier le fait, reprit le chimiste.
– Bah! pour nous consoler, Messieurs les Doctrinaires ont créé ce nébuleux axiome: bête comme un fait.
– Ton axiome, répliqua le chimiste, me semble, à moi, fait comme une bête.
Ils se prirent à rire, et dînèrent en gens qui ne voyaient plus qu’un phénomène dans un miracle.
En rentrant chez lui, Valentin était en proie à une rage froide; il ne croyait plus à rien, ses idées se brouillaient dans sa cervelle, tournoyaient et vacillaient comme celles de tout homme en présence d’un fait impossible. Il avait cru volontiers à quelque défaut secret dans la machine de Spieghalter, l’impuissance de la science et du feu ne l’étonnait pas; mais la souplesse de la peau quand il la maniait, mais sa dureté lorsque les moyens de destruction mis à la disposition de l’homme étaient dirigés sur elle, l’épouvantaient. Ce fait incontestable lui donnait le vertige.
330– Je suis fou, se dit-il. Quoique depuis ce matin je sois à jeun, je n’ai ni faim, ni soif, et je sens dans ma poitrine un foyer qui me brûle. Il remit la Peau de chagrin dans le cadre où elle avait été naguère enfermée, et après avoir décrit par une ligne d’encre rouge le contour actuel du talisman, il s’assit dans son fauteuil. – Déjà huit heures, s’écria-t-il. Cette journée a passé comme un songe. Il s’accouda sur le bras du fauteuil, s’appuya la tête dans sa main gauche, et resta perdu dans une de ces méditations funèbres, dans ces pensées dévorantes dont les condamnés à mort emportent le secret. – Ah! Pauline, s’écria-t-il, pauvre enfant, il y a des abîmes que l’amour ne saurait franchir, malgré la force de ses ailes. En ce moment, il entendit très-distinctement un soupir étouffé, et reconnut par un des plus touchans priviléges de la passion le souffle de sa Pauline. – Oh! se dit-il, voilà mon arrêt. Si elle était là, je voudrais mourir dans ses bras. Un éclat de rire bien franc, bien joyeux, lui fit tourner la tête vers son lit, il vit à travers les rideaux diaphanes la figure de Pauline souriant comme un enfant heureux d’une malice qui réussit; ses beaux cheveux formaient des milliers de boucles sur ses épaules, elle était là semblable à une rose du Bengale sur un monceau de roses blanches.
– J’ai séduit Jonathas, dit-elle. Ce lit ne m’appartient-il pas, à moi qui suis ta femme? Ne me gronde pas, chéri, je ne voulais que dormir près de toi, te surprendre. Pardonne-moi cette folie. Elle sauta hors du lit par un mouvement de chatte, se montra radieuse dans 331ses mousselines, et s’assit sur les genoux de Raphaël: De quel abîme parlais-tu donc, mon amour? dit-elle en laissant voir sur son front une expression soucieuse.
– De la mort.
– Tu me fais mal, répondit-elle. Il y a certaines idées auxquelles, nous autres, pauvres femmes, nous ne pouvons nous arrêter, elles nous tuent. Est-ce force d’amour ou manque de courage? je ne sais. La mort ne m’effraie pas, reprit-elle en riant. Mourir avec toi, demain 332matin, ensemble, dans un dernier baiser, ce serait un bonheur. Il me semble que j’aurais encore vécu plus de cent ans. Qu’importe le nombre des jours, si, dans une nuit, dans une heure, nous avons épuisé toute une vie de paix et d’amour.
– Tu as raison, le ciel parle par ta jolie bouche. Donne que je la baise, et mourons, dit Raphaël.
– Mourons donc, répondit-elle en riant.
Vers les neuf heures du matin, le jour passait à travers les fentes des persiennes; amoindri par la mousseline des rideaux, il permettait encore de voir les riches couleurs du tapis et les meubles soyeux de la chambre où reposaient les deux amans. Quelques dorures étincelaient. Un rayon de soleil venait mourir sur le mol édredon que les jeux de l’amour avaient jeté par terre. Suspendue à une grande psyché, la robe de Pauline se dessinait comme une vaporeuse apparition. Les souliers mignons avaient été laissés loin du lit. Un rossignol vint se poser sur l’appui de la fenêtre, ses gazouillemens répétés, le bruit de ses ailes soudainement déployées quand il s’envola, réveillèrent Raphaël.
– Pour mourir, dit-il en achevant une pensée commencée dans son rêve, il faut que mon organisation, ce mécanisme de chair et d’os animé par ma volonté, et qui fait de moi un individu homme, présente une lésion sensible. Les médecins doivent connaître les symptômes de la vitalité attaquée, et pouvoir me dire si je suis en santé ou malade.
Il contempla sa femme endormie qui lui tenait la tête, exprimant ainsi pendant le sommeil les tendres sollici333tudes de l’amour. Gracieusement étendue comme un jeune enfant et le visage tourné vers lui, Pauline semblait le regarder encore en lui tendant une jolie bouche entr’ouverte par un souffle égal et pur. Ses petites dents de porcelaine relevaient la rougeur de ses lèvres fraîches sur lesquelles errait un sourire; l’incarnat de son teint était plus vif, et la blancheur en était pour ainsi dire plus blanche en ce moment qu’aux heures les plus amoureuses de la journée. Son gracieux abandon si plein de confiance mêlait au charme de l’amour les adorables attraits de l’enfance endormie. Les femmes même les plus naturelles obéissent encore pendant le jour à certaines conventions sociales qui enchaînent les naïves expansions de leur ame; mais le sommeil semble les rendre à la soudaineté de vie qui décore le premier âge. Pauline ne rougissait de rien comme une de ces chères et célestes créatures chez qui la raison n’a encore jeté ni pensées dans les gestes, ni secrets dans le regard. Son profil se détachait vivement sur la fine batiste des oreillers, de grosses ruches de dentelles mêlées à ses cheveux en désordre lui donnaient un petit air mutin; mais elle s’était endormie dans le plaisir, ses longs cils étaient appliqués sur sa joue comme pour garantir sa vue d’une lueur trop forte ou pour aider à ce recueillement de l’ame quand elle essaie de retenir une volupté parfaite, mais fugitive; son oreille mignonne, blanche et rouge, encadrée par une touffe de cheveux et dessinée dans une coque de la Malines, eût rendu fou d’amour un artiste, un peintre, un vieillard, eût peut-être restitué la raison à quelque insensé. Voir sa 334maîtresse endormie, rieuse dans un songe, paisible sous votre protection, vous aimant même en rêve au moment où la créature semble cesser d’être, et vous offrant encore une bouche muette qui dans le sommeil vous parle du dernier baiser! voir une femme confiante, demi-nue, mais enveloppée dans son amour comme dans un manteau, et chaste au sein du désordre; admirer ses vêtemens épars, un bas de soie rapidement quitté la veille pour vous plaire, une ceinture dénouée qui vous accuse une foi infinie, n’est-ce pas une joie sans nom? Cette ceinture est un poème entier: la femme qu’elle protégeait n’existe plus, elle vous appartient, elle est devenue vous; désormais la trahir, c’est se blesser soi-même. Raphaël attendri contempla cette chambre chargée d’amour, pleine de souvenirs, où le jour prenait des teintes voluptueuses, et revint à cette femme aux formes pures, jeunes, aimantes encore, dont surtout les sentimens étaient à lui sans partage. Il désira vivre toujours. Quand son regard tomba sur Pauline, elle ouvrit aussitôt les yeux comme si un rayon de soleil l’eût frappée.
– Bonjour, ami! dit-elle en souriant. Es-tu beau, méchant.
Ces deux têtes empreintes d’une grâce due à l’amour, à la jeunesse, au demi-jour et au silence formaient une de ces divines scènes dont la magie passagère n’appartient qu’aux premiers jours de la passion, comme la naïveté, la candeur sont les attributs de l’enfance. Hélas! ces joies printanières de l’amour, de même que les rires de notre jeune âge, doivent s’enfuir et ne 335plus vivre que dans notre souvenir pour nous désespérer ou nous jeter quelque parfum consolateur, selon les caprices de nos méditations secrètes.
– Pourquoi t’es-tu réveillée? dit Raphaël. J’avais tant de plaisir à te voir endormie, j’en pleurais.
– Et moi aussi, répondit-elle, j’ai pleuré cette nuit en te contemplant dans ton repos, mais non pas de joie. Écoute, mon Raphaël, écoute-moi? Lorsque tu dors, ta respiration n’est pas franche, il y a dans ta poitrine quelque chose qui résonne, et qui m’a fait peur. Tu as pendant ton sommeil une petite toux sèche, absolument semblable à celle de mon père qui meurt d’une phthisie. J’ai reconnu dans le bruit de tes poumons quelques-uns des effets bizarres de cette maladie. Puis tu avais la fièvre, j’en suis sûre, ta main était moite et brûlante. Chéri! tu es jeune, dit-elle en frissonnant, tu pourrais te guérir encore si, par malheur…. Mais non, s’écria-t-elle joyeusement, il n’y a pas de malheur, la maladie se gagne, disent les médecins. De ses deux bras, elle enlaça Raphaël, saisit sa respiration par un de ces baisers dans lesquels l’ame arrive: Je ne désire pas vivre vieille, dit-elle. Mourons jeunes tous deux, et allons dans le ciel les mains pleines de fleurs.
– Ces projets-là se font toujours quand nous sommes en bonne santé, répondit Raphaël en plongeant ses mains dans la chevelure de Pauline; mais il eut alors un horrible accès de toux, de ces toux graves et sonores qui semblent sortir d’un cercueil, qui font pâlir le front des malades et les laissent tremblans, tout en sueur, après avoir remué leurs nerfs, ébranlé leurs côtes, fatigué leur 336moelle épinière, et imprimé je ne sais quelle lourdeur à leurs veines. Raphaël abattu, pâle, se coucha lentement, affaissé comme un homme dont toute la force s’est dissipée dans un dernier effort. Pauline le regarda d’un œil fixe, agrandi par la peur, et resta immobile, blanche, silencieuse.
– Ne faisons plus de folies, mon ange, dit-elle en voulant cacher à Raphaël les horribles pressentimens qui l’agitaient. Elle se voila la figure de ses mains, car elle apercevait le hideux squelette de la MORT.
La tête de Raphaël était devenue livide et creuse comme un crâne arraché aux profondeurs d’un cimetière pour servir aux études de quelque savant. Pauline se souvenait de l’exclamation échappée la veille à Valentin, et se dit à elle-même: Oui, il y a des abîmes que l’amour ne peut pas traverser, mais il doit s’y ensevelir.
337Quelques jours après cette scène de désolation, Raphaël se trouva par une matinée du mois de mars assis dans un fauteuil, entouré de quatre médecins qui l’avaient fait placer au jour devant la fenêtre de sa chambre, et tour à tour lui tâtaient le pouls, le palpaient, l’interrogeaient avec une apparence d’intérêt. Le malade épiait leurs pensées en interprétant et leurs gestes et les moindres plis qui se formaient sur leurs fronts. Cette consultation était sa dernière espérance. Ces juges suprêmes allaient lui prononcer un arrêt de vie ou de mort. Aussi pour arracher à la science humaine son dernier mot, Valentin avait-il convoqué les oracles de la médecine moderne. Grâce à sa fortune et à son nom, les trois systèmes entre lesquels flottent les connaissances humaines étaient là devant lui. Trois de ces docteurs portaient avec eux toute la philosophie médicale, en représentant le combat que se livrent la Spiritualité, l’Analyse, et je ne sais quel Éclectisme railleur. Le quatrième médecin était Horace Bianchon, homme plein d’avenir et de science, le plus distingué peut-être des élèves internes de l’Hôtel-Dieu, sage et modeste député de la studieuse jeunesse qui s’apprête à recueillir l’héritage des trésors amassés depuis cinquante ans par l’École de Paris, et qui bâtira peut-être le monument pour lequel les siècles précédens ont apporté tant de matériaux divers. Ami du marquis et de Rastignac, il lui avait donné ses soins depuis quelques jours, et l’aidait à répondre aux interrogations des trois professeurs auxquels il expliquait parfois avec une sorte d’insistance les diagnostics qui lui semblaient révéler une phthisie pulmonaire.
338– Vous avez sans doute fait beaucoup d’excès, mené une vie dissipée, vous vous êtes livré à de grands travaux d’intelligence? dit à Raphaël celui des trois célèbres docteurs dont la tête carrée, la figure large, l’énergique organisation paraissaient annoncer un génie supérieur à celui de ses deux antagonistes.
– J’ai voulu me tuer par la débauche après avoir travaillé pendant trois ans à un vaste ouvrage dont vous vous occuperez peut-être un jour, lui répondit Raphaël.
Le grand docteur hocha la tête en signe de contentement, et comme s’il se fût dit en lui-même: J’en étais sûr! Ce docteur était l’illustre Brisset, le chef des Organistes, le successeur des Cabanis et des Bichat, le médecin des esprits positifs et matérialistes qui voient en l’homme un être fini, uniquement sujet aux lois de sa propre organisation, et dont l’état normal ou les anomalies délétères s’expliquent par des causes évidentes.
339À cette réponse, Brisset regarda silencieusement un homme de moyenne taille dont le visage empourpré, l’œil ardent, semblaient appartenir à quelque satyre antique et qui, le dos appuyé sur le coin de l’embrasure, contemplait attentivement Raphaël sans mot dire. Homme d’exaltation et de croyance, le docteur Caméristus, chef des Vitalistes, le Ballanche de la médecine, poétique défenseur des doctrines abstraites de Van-Helmont, voyait dans la vie humaine un principe élevé, secret, un phénomène inexplicable qui se joue des bistouris, trompe la chirurgie, échappe aux médicamens de la Pharmaceutique, aux x de l’Algèbre, aux démonstrations de l’Anatomie, et se rit de nos efforts; une espèce de flamme intangible, invisible, soumise à quelque loi divine, et qui reste souvent au milieu d’un corps condamné par nos arrêts, comme elle déserte aussi les organisations les plus viables.
340Un sourire sardonique errait sur les lèvres du troisième, le docteur Maugredie, esprit distingué mais pyrrhonien et moqueur, qui ne croyait qu’au scalpel, concédait à Brisset la mort d’un homme qui se portait à merveille, et reconnaissait avec Caméristus qu’un homme pouvait vivre encore après sa mort.
Il trouvait du bon dans toutes les théories, n’en adoptait aucune, prétendait que le meilleur système médical était de n’en point avoir, et de s’en tenir aux faits. Panurge de l’école, roi de l’observation, ce grand explorateur, ce grand railleur, l’homme des tentatives désespérées, examinait la Peau de chagrin.
– Je voudrais bien être témoin de la coïncidence qui existe entre vos désirs et son rétrécissement, dit-il au marquis.
– À quoi bon? s’écria Brisset.
341– À quoi bon? répéta Caméristus.
– Ah! vous êtes d’accord, répondit Maugredie.
– Cette contraction est toute simple, ajouta Brisset.
– Elle est surnaturelle, dit Caméristus.
– En effet, répliqua Maugredie en affectant un air grave et rendant à Raphaël sa Peau de chagrin, le racornissement du cuir est un fait inexplicable et cependant naturel qui, depuis l’origine du monde, fait le désespoir de la médecine et des jolies femmes.
À force d’examiner les trois docteurs, Valentin ne découvrit en eux aucune sympathie pour ses maux. Tous trois, silencieux à chaque réponse, le toisaient avec indifférence et le questionnaient sans le plaindre. La nonchalance perçait à travers leur politesse. Soit certitude, soit réflexion, leurs paroles étaient si rares, si indolentes, que par momens Raphaël les crut distraits. De temps à autre, Brisset seul répondait: «Bon! bien!» à tous les symptômes désespérans dont l’existence était démontrée par Bianchon. Caméristus demeurait plongé dans une profonde rêverie. Maugredie ressemblait à un auteur comique étudiant deux originaux pour les transporter fidèlement sur la scène. La figure d’Horace trahissait une peine profonde, un attendrissement plein de tristesse. Il était médecin depuis trop peu de temps pour être insensible devant la douleur et impassible près d’un lit funèbre; il ne savait pas éteindre dans ses yeux les larmes amies qui empêchent un homme de voir clair et de saisir, comme un général d’armée, le moment propice à la victoire, sans écouter les cris des moribonds. Après être resté pen342dant une demi-heure environ à prendre en quelque sorte la mesure de la maladie et du malade, comme un tailleur prend la mesure d’un habit à un jeune homme qui lui commande ses vêtemens de noces, ils dirent quelques lieux communs, parlèrent même des affaires publiques; puis ils voulurent passer dans le cabinet de Raphaël pour se communiquer leurs idées et rédiger la sentence.
– Messieurs, leur dit Valentin, ne puis-je donc assister au débat?
À ce mot, Brisset et Maugredie se récrièrent vivement, et malgré les instances de leur malade, ils se refusèrent à délibérer en sa présence. Raphaël se soumit à l’usage, en pensant qu’il pouvait se glisser dans un couloir d’où il entendrait facilement les discussions médicales auxquelles les trois professeurs allaient se livrer.
– Messieurs, dit Brisset en entrant, permettez-moi de vous donner promptement mon avis. Je ne veux ni vous l’imposer, ni le voir controversé: d’abord il est net, précis, et résulte d’une similitude complète entre un de mes malades et le sujet que nous avons été appelés à examiner; puis, je suis attendu à mon hospice. L’importance du fait qui y réclame ma présence m’excusera de prendre le premier la parole. Le sujet qui nous occupe est également fatigué par des travaux intellectuels…. Qu’a-t-il donc fait, Horace? dit-il en s’adressant au jeune médecin.
– Une théorie de la volonté.
– Ah! diable, mais c’est un vaste sujet. Il est fatigué, dis-je, par des excès de pensée, par des écarts de régime, par l’emploi répété de stimulans trop énergiques. L’action 343violente du corps et du cerveau a donc vicié le jeu de tout l’organisme. Il est facile, messieurs, de reconnaître, dans les symptômes de la face et du corps, une irritation prodigieuse à l’estomac, la névrose du grand sympathique, la vive sensibilité de l’épigastre, et le resserrement des hypocondres. Vous avez remarqué la grosseur et la saillie du foie. Enfin M. Bianchon a constamment observé les digestions de son malade, et nous a dit qu’elles étaient difficiles, laborieuses. À proprement parler, il n’existe plus d’estomac; l’homme a disparu. L’intellect est atrophié parce que l’homme ne digère plus. L’altération progressive de l’épigastre, centre de la vie, a vicié tout le système. De là partent des irradiations constantes et flagrantes, le désordre a gagné le cerveau par le plexus nerveux, d’où l’irritation excessive de cet organe. Il y a monomanie. Le malade est sous le poids d’une idée fixe. Pour lui cette Peau de chagrin se rétrécit réellement, peut-être a-t-elle toujours été comme nous l’avons vue; mais, qu’il se contracte ou non, ce chagrin est pour lui la mouche que certain grand visir avait sur le nez. Mettez promptement des sangsues à l’épigastre, calmez l’irritation de cet organe où l’homme tout entier réside, tenez le malade au régime, la monomanie cessera. Je n’en dirai pas davantage au docteur Bianchon, il doit saisir l’ensemble et les détails du traitement. Peut-être y a-t-il complication de maladie, peut-être les voies respiratoires sont-elles également irritées; mais je crois le traitement de l’appareil intestinal beaucoup plus important, plus nécessaire, plus urgent que ne l’est celui des poumons. L’étude tenace de matières abstraites et quelques passions violentes ont 344produit de graves perturbations dans ce mécanisme vital; cependant il est temps encore d’en redresser les ressorts, rien n’y est trop fortement adultéré. Vous pouvez donc facilement sauver votre ami, dit-il à Bianchon.
– Notre savant collègue prend l’effet pour la cause, répondit Caméristus. Oui, les altérations si bien observées par lui existent chez le malade, mais l’estomac n’a pas graduellement établi des irradiations dans l’organisme et vers le cerveau, comme une fêlure étend autour d’elle des rayons dans une vitre. Il a fallu un coup pour trouer le vitrail, ce coup, qui l’a porté? le savons-nous, avons-nous suffisamment observé le malade, connaissons-nous tous les accidens de sa vie? Messieurs, le principe vital, l’archée de Van-Helmont est atteint en lui, la vitalité même est attaquée dans son essence, l’étincelle divine, l’intelligence transitoire qui sert comme de lien à la machine et qui produit la volonté, la science de la vie a cessé de régulariser les phénomènes journaliers du mécanisme et les fonctions de chaque organe; de là proviennent les désordres si bien appréciés par mon docte confrère. Le mouvement n’est pas venu de l’épigastre au cerveau, mais du cerveau vers l’épigastre. Non, dit-il en se frappant avec force la poitrine, non, je ne suis pas un estomac fait homme! Non, tout n’est pas là. Je ne me sens pas le courage de dire que si j’ai un bon épigastre, le reste est de forme. Nous ne pouvons pas, reprit-il plus doucement, soumettre à une même cause physique et à un traitement uniforme les troubles graves qui surviennent chez les différens sujets plus ou moins sérieusement atteints. Aucun homme ne se ressemble. Nous avons tous 345des organes particuliers, diversement affectés, diversement nourris, propres à remplir des missions différentes, et à développer des thèmes nécessaires à l’accomplissement d’un ordre de choses qui nous est inconnu. La portion du grand tout, qui par une haute volonté vient opérer, entretenir en nous le phénomène de l’animation, se formule d’une manière distincte dans chaque homme, et fait de lui un être en apparence fini, mais qui par un point coexiste à une cause infinie. Aussi, devons-nous étudier chaque sujet séparément, le pénétrer, reconnaître en quoi consiste sa vie, quelle en est la puissance. Depuis la mollesse d’une éponge mouillée jusqu’à la dureté d’une pierre ponce, il y a des nuances infinies. Voilà l’homme. Entre les organisations spongieuses des lymphatiques et la vigueur métallique des muscles de quelques hommes destinés à une longue vie, que d’erreurs ne commettra pas le système unique, implacable, de la guérison par l’abattement, par la prostration des forces humaines que vous supposez toujours irritées! Ici donc, je voudrais un traitement tout moral, un examen approfondi de l’être intime. Allons chercher la cause du mal dans les entrailles de l’ame et non dans les entrailles du corps! Un médecin est un être inspiré, doué d’un génie particulier à qui Dieu concède le pouvoir de lire dans la vitalité, comme il donne aux prophètes des yeux pour contempler l’avenir, au poète la faculté d’évoquer la nature, au musicien celle d’arranger les sons dans un ordre harmonieux dont le type est en haut, peut-être!…
– Toujours sa médecine absolutiste, monarchique et religieuse, dit Brisset en murmurant.
346– Messieurs, reprit promptement Maugredie en couvrant avec promptitude l’exclamation de Brisset, ne perdons pas de vue le malade…
– Voilà donc où en est la science, s’écria tristement Raphaël. Ma guérison flotte entre un rosaire et un chapelet de sangsues, entre le bistouri de Dupuytren et la prière du prince de Hohenlohe! Sur la ligne qui sépare le fait de la parole, la matière de l’esprit, Maugredie est là, doutant. Le oui et non humain me poursuit partout! Toujours le Carymary, Carymara de Rabelais: je suis spirituellement malade, carymary! ou matériellement malade, carymara! Dois-je vivre? ils l’ignorent. Au moins Planchette était-il plus franc, en me disant: Je ne sais pas.
En ce moment, Valentin entendit la voix du docteur Maugredie.
– Le malade est monomane, eh bien, d’accord, s’écria-t-il, mais il a deux cent mille livres de rente, ces monomanes-là sont fort rares et nous leur devons au moins un avis. Quant à savoir si son épigastre a réagi sur le cerveau ou son cerveau sur l’épigastre, nous pourrons peut-être vérifier le fait, quand il sera mort. Résumons-nous donc. Il est malade, le fait est incontestable. Il lui faut un traitement quelconque. Laissons les doctrines. Mettons-lui des sangsues pour calmer l’irritation intestinale et la névrose sur l’existence desquelles nous sommes d’accord, puis envoyons-le aux Eaux: nous agirons à la fois d’après les deux systèmes. S’il est pulmonique, nous ne pouvons guère le sauver, ainsi….
Raphaël quitta promptement le couloir et vint se re347mettre dans son fauteuil. Bientôt les quatre médecins sortirent du cabinet. Horace porta la parole, et lui dit: – Ces messieurs ont unanimement reconnu la nécessité d’une application immédiate de sangsues à l’estomac, et l’urgence d’un traitement à la fois physique et moral. D’abord un régime diététique afin de calmer l’irritation de votre organisme…
Ici Brisset fit un signe d’approbation.
– Puis, un régime hygiénique pour régir votre moral. Ainsi nous vous conseillons unanimement d’aller aux eaux d’Aix en Savoie, ou à celles du Mont-d’Or en Auvergne, si vous les préférez; l’air et les sites de la Savoie sont plus agréables que ceux du Cantal, mais vous suivrez votre goût.
Là, le docteur Caméristus laissa échapper un geste d’assentiment.
– Ces messieurs, reprit Bianchon, ayant reconnu de légères altérations dans l’appareil respiratoire, sont tombés d’accord sur l’utilité de mes prescriptions antérieures. Ils pensent que votre guérison est facile et dépendra de l’emploi sagement alternatif de ces divers moyens… Et…
– Et voilà pourquoi votre fille est muette, dit Raphaël en souriant et en attirant Horace dans son cabinet pour lui remettre le prix de cette inutile consultation.
– Ils sont logiques, lui répondit le jeune médecin. Caméristus sent, Brisset examine, Maugredie doute. L’homme n’a-t-il pas une ame, un corps et une raison? L’une de ces trois causes premières agit en nous d’une manière plus ou moins forte, et il y aura toujours de l’homme dans la science humaine. Crois-moi, Raphaël, nous ne 348guérissons pas, nous aidons à guérir. Entre la médecine de Brisset et celle de Caméristus, se trouve encore la médecine expectante; mais pour pratiquer celle-ci avec succès, il faudrait connaître son malade depuis dix ans. Il y a au fond de la médecine une négation comme dans toutes les sciences. Tâche donc de vivre sagement, essaie d’un voyage en Savoie, le mieux est et sera toujours de se confier à la nature.
Raphaël partit pour les eaux d’Aix.
Au retour de la promenade et par une belle soirée d’été, quelques-unes des personnes venues aux eaux d’Aix se trouvèrent réunies dans les salons du Cercle. Assis près d’une fenêtre et tournant le dos à l’assemblée, Raphaël resta long-temps seul, plongé dans une de ces rêveries machinales, durant lesquelles nos pensées naissent, s’enchaînent, s’évanouissent sans revêtir de formes, et passent en nous comme de légers nuages à peine colorés. La tristesse est alors douce, la joie est vaporeuse, et l’ame est presque endormie. Se laissant aller à cette vie sensuelle, Valentin se baignait dans la tiède atmosphère du soir en savourant l’air pur et parfumé des montagnes, heureux de ne sentir aucune douleur et d’avoir enfin réduit au silence sa menaçante Peau de chagrin. Au moment où les teintes rouges du couchant s’éteignirent sur les cimes, la température fraîchit, il quitta sa place en poussant la fenêtre.
– Monsieur, lui dit une vieille dame, auriez-vous la complaisance de ne pas fermer la croisée? Nous étouffons.
Cette phrase déchira le tympan de Raphaël par des dissonances d’une aigreur singulière, elle fut comme le mot 349que lâche imprudemment un homme à l’amitié duquel nous voulions croire et qui détruit quelque douce illusion de sentiment en trahissant un abîme d’égoïsme. Le marquis jeta sur la vieille femme le froid regard d’un diplomate impassible, il appela un valet, et lui dit sèchement quand il arriva: Ouvrez cette fenêtre?
À ces mots, une surprise insolite éclata sur tous les visages. L’assemblée se mit à chuchoter, en regardant le malade d’un air plus ou moins expressif, comme s’il eût commis quelque grave impertinence. Raphaël, qui n’avait pas entièrement dépouillé sa primitive timidité de jeune homme, eut un mouvement de honte; mais il secoua sa torpeur, reprit son énergie et se demanda compte à lui-même de 350cette scène étrange. Soudain un rapide mouvement anima son cerveau: le passé lui apparut dans une vision distincte où les causes du sentiment qu’il inspirait saillirent en relief comme les veines d’un cadavre dont, par quelque savante injection, les naturalistes colorent les moindres ramifications; il se reconnut lui-même dans ce tableau fugitif, y suivit son existence, jour par jour, pensée à pensée; il s’y vit, non sans surprise, sombre et distrait au sein de ce monde rieur, toujours songeant à sa destinée, préoccupé de son mal; paraissant dédaigner la causerie la plus insignifiante, fuyant ces intimités éphémères qui s’établissent promptement entre les voyageurs parce qu’ils comptent sans doute ne plus se rencontrer; peu soucieux des autres et semblable enfin à ces rochers insensibles aux caresses comme à la furie des vagues. Puis, par un rare privilége d’intuition, il lut dans toutes les ames: en découvrant sous la lueur d’un flambeau le crâne jaune, le profil sardonique d’un vieillard, il se rappela de lui avoir gagné son argent sans lui avoir proposé de prendre sa revanche; plus loin il aperçut une jolie femme dont les agaceries l’avaient trouvé froid; chaque visage lui reprochait un de ces torts inexplicables en apparence, mais dont le crime gît toujours dans une invisible blessure faite à l’amour-propre. Il avait involontairement froissé toutes les petites vanités qui gravitaient autour de lui. Les convives de ses fêtes ou ceux auxquels il avait offert ses chevaux s’étaient irrités de son luxe; surpris de leur ingratitude, il leur avait épargné ces espèces d’humiliations, dès lors ils s’étaient crus méprisés et l’accusaient d’aristocratie. En sondant ainsi les cœurs, il put en déchiffrer les pensées les plus se351crètes, il eut horreur de la société, de sa politesse, de son vernis. Riche et d’un esprit supérieur, il était envié, haï; son silence trompait la curiosité, sa modestie semblait de la hauteur à ces gens mesquins et superficiels. Il devina le crime latent, irrémissible, dont il était coupable envers eux: il échappait à la juridiction de leur médiocrité. Rebelle à leur despotisme inquisiteur, il savait se passer d’eux; pour se venger de cette royauté clandestine, tous s’étaient instinctivement ligués pour lui faire sentir leur pouvoir, le soumettre à quelque ostracisme, et lui apprendre qu’eux aussi pouvaient se passer de lui. Pris de pitié d’abord à cette vue du monde, il frémit bientôt en pensant à la souple puissance qui lui soulevait ainsi le voile de chair sous lequel est ensevelie la nature morale, et ferma les yeux comme pour ne plus rien voir. Tout à coup, un rideau noir fut tiré sur cette sinistre fantasmagorie de vérité, mais il se trouva dans l’horrible isolement qui attend les Puissances et les Dominations. En ce moment, il eut un violent accès de toux. Loin de recueillir une seule de ces paroles indifférentes en apparence, mais qui du moins simulent une espèce de compassion polie chez les personnes de bonne compagnie rassemblées par le hasard, il entendit des interjections hostiles et des plaintes murmurées à voix basse. La société ne daignait même plus se grimer pour lui, parce qu’il la devinait peut-être.
– Sa maladie est contagieuse.
– Le président du Cercle devrait lui interdire l’entrée du salon.
– En bonne police, il est vraiment défendu de tousser ainsi.
352– Quand un homme est aussi malade, il ne doit pas venir aux Eaux!
– Il me chassera d’ici.
Raphaël se leva pour se dérober à la malédiction générale et se promena dans l’appartement. Il voulut trouver une protection et revint près d’une jeune femme inoccupée à laquelle il médita d’adresser quelques flatteries; mais à son approche, elle lui tourna le dos et feignit de regarder les danseurs. Raphaël craignit d’avoir déjà pendant cette soirée usé de son talisman, il ne se sentit ni la volonté ni le courage d’entamer la conversation, quitta le salon et se réfugia dans la salle de billard. Là, personne ne lui parla, ne le salua, ne lui jeta le plus léger regard de bienveillance. Son esprit naturellement méditatif lui révéla, par une intus-susception, la cause générale et rationelle de l’aversion qu’il avait excitée. Ce petit monde obéissait, sans le savoir peut-être, à la grande loi qui régit la haute société dont Raphaël acheva de comprendre la morale implacable. Un regard rétrograde lui en montra le type complet en Fœdora. Il ne devait pas rencontrer plus de sympathie pour ses maux chez celle-ci, que, pour ses misères de cœur, chez celle-là. Le beau monde bannit de son sein les malheureux, comme un homme de santé vigoureuse expulse de son corps un principe morbifique. Le monde abhorre les douleurs et les infortunes, il les redoute à l’égal des contagions, il n’hésite jamais entre elles et les vices: le vice est un luxe. Quelque majestueux que soit un malheur, la société sait l’amoindrir, le ridiculiser par une épigramme; elle dessine des caricatures pour jeter à la tête des rois déchus les affronts 353qu’elle croit avoir reçus d’eux; semblable aux jeunes Romaines du Cirque, elle ne fait jamais grâce au gladiateur qui tombe; elle vit d’or et de moquerie. Mort aux faibles! est le vœu de cette espèce d’Ordre Équestre institué chez toutes les nations de la terre, car il s’élève partout des riches, et cette sentence est écrite au fond des cœurs pétris par l’opulence ou nourris par l’aristocratie. Rassemblez-vous des enfans dans un collége? Cette image en raccourci de la société, mais image d’autant plus vraie qu’elle est plus naïve et plus franche, vous offre toujours de pauvres ilotes, créatures de souffrance et de douleur, incessamment placées entre le mépris et la pitié: l’Évangile leur promet le ciel. Descendez-vous plus bas sur l’échelle des êtres organisés? Si quelque volatile est endolori parmi ceux d’une basse-cour, les autres le poursuivent à coups de bec, le plument et l’assassinent. Fidèle à cette charte de l’égoïsme, le monde prodigue ses rigueurs aux misères assez hardies pour venir affronter ses fêtes, pour chagriner ses plaisirs. Quiconque souffre de corps ou d’ame, manque d’argent ou de pouvoir, est un Paria. Qu’il reste dans son désert; s’il en franchit les limites, il trouve partout l’hiver: froideur de regards, froideur de manières, de paroles, de cœur; heureux, s’il ne récolte pas l’insulte, là où pour lui devait éclore une consolation. Mourans, restez sur vos lits désertés. Vieillards, soyez seuls à vos froids foyers. Pauvres filles sans dot, gelez et brûlez dans vos greniers solitaires. Si le monde tolère un malheur, n’est-ce pas pour le façonner à son usage, en tirer profit, le bâter, lui mettre un mors, une housse, le monter, en faire une joie? Quinteuses 354demoiselles de compagnie, composez-vous de gais visages! endurez les vapeurs de votre prétendue bienfaitrice, portez ses chiens; rivales de ses griffons anglais, amusez-la, devinez-la, puis taisez-vous! Et toi, roi des valets sans livrée, parasite effronté, laisse ton caractère à la maison; digère comme digère ton amphitryon, pleure de ses pleurs, ris de son rire, tiens ses épigrammes pour agréables; si tu veux en médire, attends sa chute. Ainsi le monde honore-t-il le malheur: il le tue ou le chasse, l’avilit ou le châtre.
Ces réflexions sourdirent au cœur de Raphaël avec la promptitude d’une inspiration poétique, il regarda autour de lui, et sentit ce froid sinistre que la société distille pour éloigner les misères, et qui saisit l’ame encore plus vivement que la bise de décembre ne glace le corps. Il se croisa les bras sur la poitrine, s’appuya le dos à la muraille, et tomba dans une mélancolie profonde. Il songeait au peu de bonheur que cette épouvantable police procure au monde. Qu’était-ce? des amusemens sans plaisir, de la gaîté sans joie, des fêtes sans jouissance, du délire sans volupté, enfin le bois ou les cendres d’un foyer, mais sans une étincelle de flamme. Quand il releva la tête, il se vit seul, les joueurs avaient fui. – Pour leur faire adorer ma toux, il me suffirait de leur révéler mon pouvoir! se dit-il. À cette pensée, il jeta le mépris comme un manteau entre le monde et lui.
Le lendemain, le médecin des eaux vint le voir d’un air affectueux et s’inquiéta de sa santé. Raphaël éprouva un mouvement de joie en entendant les paroles amies qui lui furent adressées. Il trouva la physionomie 355du docteur empreinte de douceur et de bonté, les boucles de sa perruque blonde respiraient la philantropie, la coupe de son habit carré, les plis de son pantalon, ses souliers larges comme ceux d’un quaker, tout, jusqu’à la poudre circulairement semée par sa petite queue sur son dos légèrement voûté, trahissait un caractère apostolique, exprimait la charité chrétienne et le dévouement d’un homme qui, par zèle pour ses malades, s’était astreint à jouer le whist et le trictrac assez bien pour toujours gagner leur argent.
– Monsieur le marquis, dit-il après avoir causé long-temps avec Raphaël, je vais sans doute dissiper votre tristesse. Maintenant, je connais assez votre constitution pour affirmer que les médecins de Paris, dont les grands talens me sont connus, se sont trompés sur la nature de votre maladie. À moins d’accident, monsieur le marquis, vous pouvez vivre la vie de Mathusalem. Vos poumons sont aussi forts que des soufflets de forge, et votre estomac ferait honte à celui d’une autruche; mais si vous restez dans une température élevée, vous risquez d’être très-proprement et promptement mis en terre sainte. Monsieur le marquis va me comprendre en deux mots. La chimie a démontré que la respiration constitue chez l’homme une véritable combustion dont le plus ou moins d’intensité dépend de l’affluence ou de la rareté des principes phlogistiques amassés par l’organisme particulier à chaque individu. Chez vous, le phlogistique abonde; vous êtes, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, sur-oxigéné par la complexion ardente des hommes destinés aux grandes passions. En respirant l’air vif et pur 356qui accélère la vie chez les hommes à fibre molle, vous aidez encore à une combustion déjà trop rapide. Une des conditions de votre existence est donc l’atmosphère épaisse des étables, des vallées. Oui, l’air vital de l’homme dévoré par le génie se trouve dans les gras pâturages de l’Allemagne, à Baden-Baden, à Tœplitz. Si vous n’avez pas horreur de l’Angleterre, sa sphère brumeuse calmera votre incandescence; mais nos eaux situées à mille pieds au-dessus du niveau de la Méditerranée vous sont funestes. Tel est mon avis, dit-il en laissant échapper un geste de modestie; je le donne contre nos intérêts, puisque si vous le suivez, nous aurons le malheur de vous perdre.
357Sans ces derniers mots, Raphaël eût été séduit par la fausse bonhomie du mielleux médecin, mais il était trop profond observateur pour ne pas deviner à l’accent, au geste et au regard qui accompagnèrent cette phrase doucement railleuse, la mission dont le petit homme avait sans doute été chargé par l’assemblée de ses joyeux malades. Ces oisifs au teint fleuri, ces vieilles femmes ennuyées, ces Anglais nomades, ces petites maîtresses échappées à leurs maris et conduites aux eaux par leurs amans, entreprenaient donc d’en chasser un pauvre moribond débile, chétif, en apparence incapable de résister à une persécution journalière. Raphaël accepta le combat en voyant un amusement dans cette intrigue.
– Puisque vous seriez désolé de mon départ, répondit-il au docteur, je vais essayer de mettre à profit votre bon conseil tout en restant ici. Dès demain, j’y ferai construire une maison où nous modifierons l’air suivant votre ordonnance.
Interprétant le sourire amèrement goguenard qui vint errer sur les lèvres de Raphaël, le médecin se contenta de le saluer, sans trouver un mot à lui dire.
Le lac du Bourget est une vaste coupe de montagnes tout ébréchée où brille, à sept ou huit cents pieds au-dessus de la Méditerranée, une goutte d’eau bleue comme ne l’est aucune eau dans le monde. Vu du haut de la Dent-du-Chat, ce lac est là comme une turquoise égarée. Cette jolie goutte d’eau a neuf lieues de contour, et dans certains endroits, près de cinq cents pieds de profondeur. Être là dans une barque au milieu de cette 358nappe par un beau ciel, n’entendre que le bruit des rames, ne voir à l’horizon que des montagnes nuageuses, admirer les neiges étincelantes de la Maurienne française, passer tour à tour des blocs de granit vêtus de velours par des fougères ou par des arbustes nains, à de riantes collines; d’un côté le désert, de l’autre une riche nature; un pauvre assistant au dîner d’un riche; ces harmonies et ces discordances composent un spectacle où tout est grand, où tout est petit. L’aspect des montagnes change les conditions de l’optique et de la perspective: un sapin de cent pieds vous semble un roseau, de larges vallées vous apparaissent étroites autant que des sentiers. Ce lac est le seul où l’on puisse faire une confidence de cœur à cœur. On y pense et on y aime. En aucun endroit, vous ne rencontreriez une plus belle entente entre l’eau, le ciel, les montagnes et la terre. 359Il s’y trouve des baumes pour toutes les crises de la vie. Ce lieu garde le secret des douleurs, il les console, les amoindrit, et jette dans l’amour je ne sais quoi de grave, de recueilli qui rend la passion plus profonde, plus pure. Un baiser s’y agrandit. Mais c’est surtout le lac des souvenirs, il les favorise en leur donnant la teinte de ses ondes, miroir où tout vient se réfléchir. Raphaël ne supportait son fardeau qu’au milieu de ce beau paysage, il y pouvait rester indolent, songeur, et sans désirs. Après la visite du docteur, il alla se promener et se fit débarquer à la pointe déserte d’une jolie colline sur laquelle est situé le village de Saint-Innocent. De cette espèce de promontoire, la vue embrasse les monts de Bugey, aux pieds desquels coule le Rhône, et le fond du lac; mais de là Raphaël aimait à contempler, sur la rive opposée, l’abbaye mélancolique de Haute-Combe, sépulture des rois de Sardaigne prosternés devant les montagnes comme des pèlerins arrivés au terme de leur voyage. Un frissonnement égal et cadencé de rames, troubla le silence de ce paysage et lui prêta une voix monotone, semblable aux psalmodies des moines. Étonné de rencontrer des promeneurs dans cette partie du lac ordinairement solitaire, le marquis examina, sans sortir de sa rêverie, les personnes assises dans la barque, et reconnut à l’arrière la vieille dame qui l’avait si durement interpellé la veille. Quand le bateau passa devant Raphaël, il ne fut salué que par la demoiselle de compagnie de cette dame, pauvre fille noble qu’il lui semblait voir pour la première fois. Déjà, depuis quelques instans, il avait oublié les promeneurs, promptement disparus derrière le promontoire, 360lorsqu’il entendit près de lui le frôlement d’une robe et le bruit de pas légers. En se retournant, il aperçut la demoiselle de compagnie; à son air contraint, il devina qu’elle voulait lui parler, et s’avança vers elle. Âgée d’environ trente-six ans, grande et mince, sèche et froide, elle était, comme toutes les vieilles filles, assez embarrassée de son regard qui ne s’accordait plus avec une démarche indécise, gênée, sans élasticité. Tout à la fois vieille et jeune, elle exprimait par une certaine dignité de maintien le haut prix qu’elle attachait à ses trésors et à ses perfections. Elle avait d’ailleurs les gestes discrets et monastiques des femmes habituées à se chérir elles-mêmes, sans doute pour ne pas faillir à leur destinée d’amour.
– Monsieur, votre vie est en danger, ne venez plus au Cercle, dit-elle à Raphaël en faisant quelques pas en arrière, comme si déjà sa vertu se trouvait compromise.
– Mais, mademoiselle, répondit Valentin en souriant, de grâce expliquez-vous plus clairement, puisque vous avez daigné venir jusqu’ici…
– Ah! reprit-elle, sans le puissant motif qui m’amène, je n’aurais pas risqué d’encourir la disgrâce de madame la comtesse, car si elle savait jamais que je vous ai prévenu…
– Et qui le lui dirait, mademoiselle, s’écria Raphaël.
– C’est vrai, répondit la vieille fille en lui jetant le regard tremblotant d’une chouette mise au soleil. Mais pensez à vous, reprit-elle, plusieurs jeunes gens qui veulent vous chasser des Eaux se sont promis de vous provoquer, de vous forcer à vous battre en duel.
361La voix de la vieille dame retentit dans le lointain.
– Mademoiselle, dit le marquis, ma reconnaissance…
Sa protectrice s’était déjà sauvée en entendant la voix de sa maîtresse qui, derechef, glapissait dans les rochers.
– Pauvre fille! les misères s’entendent et se secourent toujours, pensa Raphaël en s’asseyant au pied de son arbre.
La clef de toutes les sciences est sans contredit le point d’interrogation, nous devons la plupart des grandes découvertes au: Comment? et la sagesse dans la vie consiste peut-être à se demander à tout propos: Pourquoi? Mais aussi cette factice prescience détruit-elle nos illusions. Ainsi, Valentin ayant pris, sans préméditation de philosophie, la bonne action de la vieille fille pour texte de ses pensées vagabondes, la trouva pleine de fiel.
– Que je sois aimé d’une demoiselle de compagnie, se dit-il, il n’y a rien là d’extraordinaire: j’ai vingt-sept ans, un titre et deux cent mille livres de rente! Mais que sa maîtresse, qui dispute aux chattes la palme de l’hydrophobie, l’ait menée en bateau, près de moi, n’est-ce pas chose étrange et merveilleuse? Ces deux femmes, venues en Savoie pour y dormir comme des marmottes, et qui demandent à midi s’il est jour, se seraient levées avant huit heures aujourd’hui pour faire du hasard en se mettant à ma poursuite?
Bientôt cette vieille fille et son ingénuité quadragénaire fut à ses yeux une nouvelle transformation de ce monde artificieux et taquin, une ruse mesquine, un complot maladroit, une pointillerie de prêtre ou de femme. Le 362duel était-il une fable, ou voulait-on seulement lui faire peur? Insolentes et tracassières comme des mouches, ces âmes étroites avaient réussi à piquer sa vanité, à réveiller son orgueil, à exciter sa curiosité. Ne voulant ni devenir leur dupe ni passer pour un lâche, et amusé peut-être par ce petit drame, il vint au Cercle le soir même. Il se tint debout, accoudé sur le marbre de la cheminée, et resta tranquille au milieu du salon principal, en s’étudiant à ne donner aucune prise sur lui; mais il examinait les visages, et défiait en quelque sorte l’assemblée par sa circonspection. Comme un dogue sûr de sa force, il attendait le combat chez lui, sans aboyer inutilement. Vers la fin de la soirée, il se promena dans le salon de jeu, en allant de la porte d’entrée à celle du billard où il jetait de temps à autre un coup-d’œil aux jeunes gens qui y faisaient une partie. Après quelques tours, il s’entendit nommer par eux. Quoiqu’ils parlassent à voix basse, Raphaël devina facilement qu’il était devenu l’objet d’un débat, et finit par saisir quelques phrases dites à haute voix.
– Toi!
– Oui, moi!
– Je t’en défie!
– Parions?
– Oh! il ira.
Au moment où Valentin, curieux de connaître le sujet du pari, s’arrêta pour écouter attentivement la conversation, un jeune homme, grand et fort, de bonne mine, mais ayant le regard fixe et impertinent des gens appuyés sur quelque pouvoir matériel, sortit du billard, 363et s’adressant à lui: – Monsieur, dit-il d’un ton calme, je me suis chargé de vous apprendre une chose que vous semblez ignorer: votre figure et votre personne déplaisent ici à tout le monde et à moi en particulier; vous êtes trop poli pour ne pas vous sacrifier au bien général, et je vous prie de ne plus vous présenter au Cercle.
– Monsieur, cette plaisanterie, déjà faite sous l’Empire dans plusieurs garnisons, est devenue aujourd’hui de fort mauvais ton, répondit froidement Raphaël.
– Je ne plaisante pas, reprit le jeune homme, je vous le répète: votre santé souffrirait beaucoup de votre séjour ici; la chaleur, les lumières, l’air du salon, la compagnie nuisent à votre maladie.
364– Où avez-vous étudié la médecine, demanda Raphaël.
– Monsieur, j’ai été reçu bachelier au tir de Lepage à Paris, et docteur chez Lozès, le roi du fleuret.
– Il vous reste un dernier grade à prendre, répliqua Valentin, lisez le Code de la politesse, vous serez un parfait gentilhomme.
En ce moment les jeunes gens, souriant ou silencieux, sortirent du billard. Les autres joueurs, devenus attentifs, quittèrent leurs cartes pour écouter une querelle qui réjouissait leurs passions. Seul au milieu de ce monde ennemi, Raphaël tâcha de conserver son sang-froid et de ne pas se donner le moindre tort; mais son antagoniste s’étant permis un sarcasme où l’outrage s’enveloppait dans une forme éminemment incisive et spirituelle, il lui répondit gravement: – Monsieur, il n’est plus permis aujourd’hui de donner un soufflet à un homme, mais je ne sais de quel mot flétrir une conduite aussi lâche que l’est la vôtre.
– Assez! assez! vous vous expliquerez demain, dirent plusieurs jeunes gens qui se jetèrent entre les deux champions.
Raphaël sortit du salon, passant pour l’offenseur, ayant accepté un rendez-vous près du château de Bordeau, dans une petite prairie en pente, non loin d’une route nouvellement percée par où le vainqueur pouvait gagner Lyon. Raphaël devait nécessairement ou garder le lit ou quitter les eaux d’Aix. La société triomphait. Le lendemain, sur les huit heures du matin, l’adversaire de Raphaël, suivi de deux témoins et d’un chirurgien, arriva le premier sur le terrain.
365– Nous serons très-bien ici, il fait un temps superbe pour se battre, s’écria-t-il gaîment en regardant la voûte bleue du ciel, les eaux du lac et les rochers sans la moindre arrière-pensée de doute ni de deuil. Si je le touche à l’épaule, dit-il en continuant, le mettrai-je bien au lit pour un mois, hein docteur?
– Au moins, répondit le chirurgien. Mais laissez ce petit saule tranquille; autrement, vous vous fatigueriez la main, et ne seriez plus maître de votre coup. Vous pourriez tuer votre homme au lieu de le blesser.
Le bruit d’une voiture se fit entendre.
– Le voici, dirent les témoins qui bientôt aperçurent dans la route une calèche de voyage attelée de quatre chevaux et menée par deux postillons.
– Quel singulier genre, s’écria l’adversaire de Valentin, il vient se faire tuer en poste.
366À un duel comme au jeu, les plus légers incidens influent sur l’imagination des acteurs fortement intéressés au succès d’un coup; aussi le jeune homme attendit-il avec une sorte d’inquiétude l’arrivée de cette voiture qui resta sur la route. Le vieux Jonathas en descendit lourdement le premier pour aider Raphaël à sortir, il le soutint de ses bras débiles, en déployant pour lui les soins minutieux qu’un amant prodigue à sa maîtresse.
Tous deux se perdirent dans les sentiers qui séparaient la grande route de l’endroit désigné pour le combat, et ne reparurent que long-temps après, ils allaient lentement. Les quatre spectateurs de cette scène singulière éprouvèrent une émotion profonde à l’aspect de Valentin appuyé sur le bras de son serviteur: pâle et défait, il marchait en goutteux, baissait la tête et ne disait mot. 367Vous eussiez dit de deux vieillards également détruits, l’un par le temps, l’autre par la pensée; le premier avait son âge écrit sur ses cheveux blancs, le jeune n’avait plus d’âge.
– Monsieur, je n’ai pas dormi, dit Raphaël à son adversaire. Cette parole glaciale et le regard terrible qui l’accompagna firent tressaillir le véritable provocateur, il eut la conscience de son tort et une honte secrète de sa conduite. Il y avait dans l’attitude, dans le son de voix et le geste de Raphaël quelque chose d’étrange. Le marquis fit une pause, et chacun imita son silence. L’inquiétude et l’attention étaient au comble. Il est encore temps, reprit-il, de me donner une légère satisfaction, mais donnez-la moi, monsieur; sinon vous allez mourir. Vous comptez encore en ce moment sur votre habileté, sans reculer à l’idée d’un combat où vous croyez avoir tout l’avantage. Eh bien! monsieur, je suis généreux, je vous préviens de ma supériorité. Je possède une terrible puissance. Pour anéantir votre adresse, pour voiler vos regards, faire trembler vos mains et palpiter votre cœur, pour vous tuer même, il me suffit de le désirer. Je ne veux pas être obligé d’exercer mon pouvoir, il me coûte trop cher d’en user. Vous ne serez pas le seul à mourir. Si donc vous vous refusez à me présenter des excuses, votre balle ira dans l’eau de cette cascade malgré votre habitude de l’assassinat, et la mienne droit à votre cœur sans que je le vise.
En ce moment des voix confuses interrompirent Raphaël. En prononçant ces paroles, le marquis avait constamment dirigé sur son adversaire l’insupportable clarté 368de son regard fixe, il s’était redressé en montrant un visage impassible, semblable à celui d’un fou méchant.
– Fais-le taire, avait dit le jeune homme à son témoin, sa voix me tord les entrailles!
– Monsieur, cessez. Vos discours sont inutiles, crièrent à Raphaël le chirurgien et les témoins.
– Messieurs, je remplis un devoir. Ce jeune homme a-t-il des dispositions à prendre?
– Assez, assez!
Le marquis resta debout, immobile, sans perdre un instant de vue son adversaire qui, dominé par une puissance presque magique, était comme un oiseau devant un serpent: contraint de subir ce regard homicide, il le fuyait, il y revenait sans cesse.
– Donne-moi de l’eau, j’ai soif, dit-il à son témoin.
– As-tu peur?
– Oui, répondit-il. L’œil de cet homme est brûlant et me fascine.
– Veux-tu lui faire des excuses?
– Il n’est plus temps.
Les deux adversaires furent placés à quinze pas l’un de l’autre. Ils avaient chacun près d’eux une paire de pistolets, et suivant le programme de cette cérémonie, ils devaient tirer deux coups à volonté, mais après le signal donné par les témoins.
– Que fais-tu, Charles, cria le jeune homme qui servait de second à l’adversaire de Raphaël, tu prends la balle avant la poudre.
– Je suis mort, répondit-il en murmurant, vous m’avez mis en face du soleil.
369– Il est derrière vous, lui dit Valentin d’une voix grave et solennelle, en chargeant son pistolet lentement, sans s’inquiéter ni du signal déjà donné, ni du soin avec lequel l’ajustait son adversaire. Cette sécurité surnaturelle avait quelque chose de terrible qui saisit même les deux postillons amenés là par une curiosité cruelle. Jouant avec son pouvoir, ou voulant l’éprouver, Raphaël parlait à Jonathas et le regardait au moment où il essuya le feu de son ennemi.
La balle de Charles alla briser une branche de saule, et ricocha sur l’eau. En tirant au hasard, Raphaël atteignit son adversaire au cœur, et sans faire attention à la chute 370de ce jeune homme, il chercha promptement la Peau de chagrin pour voir ce que lui coûtait une vie humaine. Le talisman n’était plus grand que comme une petite feuille de chêne.
– Eh bien! que regardez-vous donc là, postillons? en route, dit le marquis.
Arrivé le soir même en France, il prit aussitôt la route d’Auvergne, et se rendit aux Eaux du Mont-d’Or. Pendant ce voyage, il lui surgit au cœur une de ces pensées soudaines qui tombent dans notre ame comme un rayon de soleil à travers d’épais nuages sur quelque obscure vallée. Tristes lueurs, sagesses implacables! elles illuminent les événemens accomplis, nous dévoilent nos fautes et nous laissent sans pardon devant nous-mêmes. Il pensa tout-à-coup que la possession du pouvoir, quelque immense qu’il pût être, ne donnait pas la science de s’en servir. Le sceptre est un jouet pour un enfant, une hache pour Richelieu, et pour Napoléon un levier à faire pencher le monde. Le pouvoir nous laisse tels que nous sommes et ne grandit que les grands. Raphaël avait pu tout faire, il n’avait rien fait.
Aux Eaux du Mont-d’Or, il retrouva ce monde qui toujours s’éloignait de lui avec l’empressement que les animaux mettent à fuir un des leurs, étendu mort après l’avoir flairé de loin. Cette haine était réciproque. Sa dernière aventure lui avait donné une aversion profonde pour la société. Aussi, son premier soin fut-il de chercher un asile écarté aux environs des Eaux. Il sentait instinctivement le besoin de se rapprocher de la nature, des émotions vraies et de cette vie végétative à laquelle 371nous nous laissons si complaisamment aller au milieu des champs. Le lendemain de son arrivée, il gravit, non sans peine, le pic de Sancy, et visita les vallées supérieures, les sites aériens, les lacs ignorés, les rustiques chaumières des Monts-d’Or dont les âpres et sauvages attraits commencent à tenter les pinceaux de nos artistes. Parfois, il se rencontre là d’admirables paysages pleins de grâce et de fraîcheur qui contrastent vigoureusement avec l’aspect sinistre de ces montagnes désolées. À peu près à une demi-lieue du village, Raphaël se trouva dans un endroit où, coquette et joyeuse comme un enfant, la nature semblait avoir pris plaisir à cacher des trésors; en voyant cette retraite pittoresque et naïve, il résolut d’y vivre. La vie devait y être tranquille, spontanée, frugiforme comme celle d’une plante.
Figurez-vous un cône renversé, mais un cône de granit largement évasé, espèce de cuvette dont les bords étaient morcelés par des anfractuosités bizarres: ici des tables droites sans végétation, unies, bleuâtres, et sur lesquelles les rayons solaires glissaient comme sur un miroir; là des rochers entamés par des cassures, ridés par des ravins, d’où pendaient des quartiers de lave dont la chute était lentement préparée par les eaux pluviales, et souvent couronnés de quelques arbres rabougris que torturaient les vents; puis, çà et là, des redans obscurs et frais d’où s’élevait un bouquet de châtaigniers hauts comme des cèdres, ou des grottes jaunâtres qui ouvraient une bouche noire et profonde, palissée de ronces, de fleurs, et garnie d’une langue de verdure. Au fond de cette coupe, peut-être l’ancien cratère d’un volcan, se 372trouvait un étang dont l’eau pure avait l’éclat du diamant. Autour de ce bassin profond, bordé de granit, de saules, de glayeuls, de frênes, et de mille plantes aromatiques alors en fleurs, régnait une prairie verte comme un boulingrin anglais; son herbe, fine et jolie, était arrosée par les infiltrations qui ruisselaient entre les fentes des rochers, et engraissée par les dépouilles végétales que les orages entraînaient sans cesse des hautes cimes vers le fond. Irrégulièrement taillé en dents de loup comme le bas d’une robe, l’étang pouvait avoir trois arpens d’étendue; selon les rapprochemens des rochers et de l’eau, la prairie avait un arpent ou deux de largeur; en quelques endroits, à peine restait-il assez de place pour le passage des vaches. À une certaine hauteur, la végétation cessait. Le granit affectait dans les airs les formes les plus bizarres, et contractait ces teintes vaporeuses qui donnent aux montagnes élevées de vagues ressemblances avec les nuages du ciel. Au doux aspect du vallon, ces rochers nus et pelés opposaient les sauvages et stériles images de la désolation, des éboulemens à craindre, des formes si capricieuses que l’une de ces roches est nommée le Capucin, tant elle ressemble à un moine. Parfois ces aiguilles pointues, ces piles audacieuses, ces cavernes aériennes s’illuminaient tour à tour, suivant le cours du soleil ou les fantaisies de l’atmosphère, et prenaient les nuances de l’or, se teignaient de pourpre, devenaient d’un rose vif, ou ternes ou grises. Ces hauteurs offraient un spectacle continuel et changeant comme les reflets irisés de la gorge des pigeons. Souvent, entre deux lames de laves que vous eussiez dit séparées 373par un coup de hache, un beau rayon de lumière pénétrait, à l’aurore ou au coucher du soleil, jusqu’au fond de cette riante corbeille où il se jouait dans les eaux du bassin, semblable à la raie d’or qui perce la fente d’un volet et traverse une chambre espagnole, soigneusement close pour la sieste. Quand le soleil planait au-dessus du vieux cratère, rempli d’eau par quelque révolution anté-diluvienne, les flancs rocailleux s’échauffaient, l’ancien volcan s’allumait, et sa rapide chaleur réveillait les germes, fécondait la végétation, colorait les fleurs, et mûrissait les fruits de ce petit coin de terre ignoré.
Lorsque Raphaël y parvint, il aperçut quelques vaches paissant dans la prairie; après avoir fait quelques pas vers l’étang, il vit à l’endroit où le terrain avait le plus de largeur, une modeste maison bâtie en granit et couverte en bois. Le toit de cette espèce de chaumière en harmonie avec le site, était orné de mousses, de lierres et de fleurs qui trahissaient une haute antiquité. Une fumée grêle, dont les oiseaux ne s’effrayaient plus, s’échappait de la cheminée en ruine. À la porte, un grand banc était placé entre deux chèvrefeuilles énormes, rouges de fleurs et qui embaumaient. À peine voyait-on les murs sous les pampres de la vigne et sous les guirlandes de roses et de jasmin qui croissaient à l’aventure et sans gêne. Insoucians de cette parure champêtre, les habitans n’en avaient nul soin, et laissaient à la nature sa grâce vierge et lutine. Des langes accrochés à un groseiller séchaient au soleil. Il y avait un chat accroupi sur une machine à teiller le chanvre, et dessous, un chaudron jaune, récemment récuré, gisait au milieu de quelques pelures de 374pommes de terre. De l’autre côté de la maison, Raphaël aperçut une clôture d’épines sèches, destinée sans doute à empêcher les poules de dévaster les fruits et le potager. Le monde paraissait finir là. Cette habitation ressemblait à ces nids d’oiseaux ingénieusement fixés au creux d’un rocher, pleins d’art et de négligence tout ensemble. C’était une nature naïve et bonne, une rusticité vraie, mais poétique, parce qu’elle florissait à mille lieues de nos poésies peignées, n’avait d’analogie avec aucune idée, ne procédait que d’elle-même, vrai triomphe du hasard. Au moment où Raphaël arriva, le soleil jetait ses rayons de droite à gauche, et faisait resplendir les couleurs de la végétation, mettait en relief ou décorait des prestiges de la lumière, des oppositions de l’ombre, les fonds jaunes et grisâtres des rochers, les différens verts des feuillages, les masses bleues, rouges ou blanches des fleurs, les plantes grimpantes et leurs cloches, le velours chatoyant des mousses, les grappes purpurines de la bruyère, mais surtout la nappe d’eau claire où se réfléchissaient fidèlement les cimes granitiques, les arbres, la maison et le ciel. Dans ce tableau délicieux, tout avait son lustre, depuis le mica brillant jusqu’à la touffe d’herbes blondes cachée dans un doux clair-obscur; tout y était harmonieux à voir: et la vache tachetée au poil luisant, et les fragiles fleurs aquatiques étendues comme des franges qui pendaient au-dessus de l’eau dans un enfoncement où bourdonnaient des insectes vêtus d’azur ou d’émeraude, et les racines d’arbres, espèces de chevelures sablonneuses qui couronnaient une informe figure en cailloux. Les tièdes senteurs des eaux, des fleurs et des grottes 375qui parfumaient ce réduit solitaire, causèrent à Raphaël une sensation presque voluptueuse. Le silence majestueux qui régnait dans ce bocage, oublié peut-être sur les rôles du percepteur, fut interrompu tout-à-coup par les aboiemens de deux chiens. Les vaches tournèrent la tête vers l’entrée du vallon, montrèrent à Raphaël leurs mufles humides, et se remirent à brouter après l’avoir stupidement contemplé. Suspendus dans les rochers comme par magie, une chèvre et son chevreau cabriolèrent et vinrent se poser sur une table de granit près de Raphaël, en paraissant l’interroger. Les jappemens des chiens attirèrent au dehors un gros enfant qui resta béant, puis vint un vieillard en cheveux blancs et de moyenne taille. Ces deux êtres étaient en rapport avec le paysage, avec l’air, les fleurs et la maison. La santé débordait dans cette nature plantureuse, la vieillesse et l’enfance y étaient belles, enfin il y avait dans tous ces types d’existence un laissez-aller primordial, une routine de bonheur qui donnait un démenti à nos capucinades philosophiques, et guérissait le cœur de ses passions boursouflées. Le vieillard appartenait aux modèles affectionnés par les mâles pinceaux de Schnetz: c’était un visage brun dont les rides nombreuses paraissaient rudes au toucher, un nez droit, des pommettes saillantes et veinées de rouge comme une vieille feuille de vigne, des contours anguleux, tous les caractères de la force, même là où la force avait disparu; ses mains calleuses, quoiqu’elles ne travaillassent plus, conservaient un poil blanc et rare; son attitude d’homme vraiment libre faisait pressentir qu’en Italie il serait peut-être devenu brigand par amour pour 376sa précieuse liberté. L’enfant, véritable montagnard, avait des yeux noirs qui pouvaient envisager le soleil sans cligner, un teint de bistre, des cheveux bruns en désordre.
Il était leste et décidé, naturel dans ses mouvemens comme un oiseau; mal vêtu, il laissait voir une peau blanche et fraîche à travers les déchirures de ses habits. Tous deux restèrent debout et en silence, l’un près de l’autre, mus par le même sentiment, offrant sur leur physionomie la preuve d’une identité parfaite dans leur vie également oisive. Le vieillard avait épousé les jeux de l’enfant, et l’enfant l’humeur du vieillard par une espèce de pacte entre deux faiblesses, entre une force près de finir et une force près de se déployer. Bientôt une femme âgée d’environ trente ans apparut sur le seuil de la porte. Elle filait 377en marchant. C’était une Auvergnate, haute en couleur, l’air réjoui, franche, à dents blanches, figure de l’Auvergne, taille d’Auvergne, coiffure, robe de l’Auvergne, seins rebondis de l’Auvergne, et son parler; une idéalisation complète du pays, mœurs laborieuses, ignorance, économie, cordialité, tout y était.
Elle salua Raphaël, ils entrèrent en conversation; les chiens s’apaisèrent, le vieillard s’assit sur un banc au soleil, et l’enfant suivit sa mère partout où elle alla, silencieux, mais écoutant, examinant l’étranger.
– Vous n’avez pas peur ici, ma bonne femme?
– Et d’où que nous aurions peur, Monsieur? Quand nous barrons l’entrée, qui donc pourrait venir ici? Oh! nous n’avons point peur! D’ailleurs, dit-elle en faisant entrer le marquis dans la grande chambre de la maison, qu’est-ce que les voleurs viendraient donc prendre chez nous?
378Elle montrait des murs noircis par la fumée, sur lesquels étaient pour tout ornement ces images enluminées de bleu, de rouge et de vert, qui représentent la Mort de Crédit, la Passion de Jésus-Christ et les Grenadiers de la Garde impériale; puis, çà et là, dans la chambre, un vieux lit de noyer à colonnes, une table à pieds tordus, des escabeaux, la huche au pain, du lard pendu au plancher, du sel dans un pot, une poële; et sur la cheminée, des plâtres jaunis et colorés. En sortant de la maison, Raphaël aperçut, au milieu des rochers, un homme qui tenait une houe à la main, et qui penché, curieux, regardait la maison.
– Monsieur, c’est l’homme, dit l’Auvergnate en laissant échapper ce sourire familier aux paysannes, il laboure là-haut.
– Et ce vieillard est votre père?
– Faites excuse, Monsieur, c’est le grand-père de notre homme. Tel que vous le voyez, il a cent deux ans. Eh ben, dernièrement il a mené, à pied, notre petit gars à Clermont! ǒa été un homme fort; maintenant, il ne fait plus que dormir, boire et manger. Il s’amuse toujours avec le petit gars. Quelquefois le petit l’emmène dans les hauts, il y va tout de même.
Aussitôt Valentin se résolut à vivre entre ce vieillard et cet enfant, à respirer dans leur atmosphère, à manger de leur pain, à boire de leur eau, à dormir de leur sommeil, à se faire de leur sang dans les veines. Caprice de mourant! Devenir une des huîtres de ce rocher, sauver son écaille pour quelques jours de plus en engourdissant la mort, fut pour lui l’archétype de la mo379rale individuelle, la véritable formule de l’existence humaine, le beau idéal de la vie, la seule vie, la vraie vie. Il lui vint au cœur une profonde pensée d’égoïsme où s’engloutit l’univers. À ses yeux, il n’y eut plus d’univers, l’univers passa tout en lui. Pour les malades, le monde commence au chevet et finit au pied de leur lit. Ce paysage fut le lit de Raphaël.
Qui n’a pas, une fois dans sa vie, espionné les pas et démarches d’une fourmi, glissé des pailles dans l’unique orifice par lequel respire une limace blonde, étudié les fantaisies d’une demoiselle fluette, admiré les mille veines, coloriées comme une rose de cathédrale gothique, qui se détachent sur le fond rougeâtre des feuilles d’un jeune chêne? Qui n’a délicieusement regardé pendant long-temps l’effet de la pluie et du soleil sur un toit de tuiles brunes, ou contemplé les gouttes de la rosée, les pétales des fleurs, les découpures variées de leurs calices? Qui ne s’est plongé dans ces rêveries matérielles, indolentes et occupées, sans but et conduisant néanmoins à quelque pensée? Qui n’a pas enfin mené la vie de l’enfance, la vie paresseuse, la vie du sauvage, moins ses travaux? Ainsi vécut Raphaël pendant plusieurs jours, sans soins, sans désirs, éprouvant un mieux sensible, un bien-être extraordinaire qui calma ses inquiétudes, apaisa ses souffrances. Il gravissait les rochers, et allait s’asseoir sur un pic d’où ses yeux embrassaient quelque paysage d’immense étendue. Là, il restait des journées entières comme une plante au soleil, comme un lièvre au gîte. Ou bien, se familiarisant avec des phénomènes de la végétation, avec les vicissitudes du ciel, il 380épiait le progrès de toutes les œuvres, sur la terre, dans les eaux ou dans l’air.
Il tenta de s’associer au mouvement intime de cette nature, et de s’identifier assez complètement à sa passive obéissance, pour tomber sous la loi despotique et conservatrice qui régit les existences instinctives. Il ne voulait plus être chargé de lui-même. Semblable à ces criminels d’autrefois, qui, poursuivis par la Justice, étaient sauvés 381s’ils atteignaient l’ombre d’un autel, il essayait de se glisser dans le sanctuaire de la vie. Il réussit à devenir partie intégrante de cette large et puissante fructification: il avait épousé les intempéries de l’air, habité tous les creux de rochers, appris les mœurs et les habitudes de toutes les plantes, étudié le régime des eaux, leurs gisemens, et fait connaissance avec les animaux; enfin, il s’était si parfaitement uni à cette terre animée qu’il en avait en quelque sorte saisi l’ame et pénétré les secrets. Pour lui, les formes infinies de tous les règnes étaient les développemens d’une même substance, les combinaisons d’un même mouvement, vaste respiration d’un être immense qui agissait, pensait, marchait, grandissait, et avec lequel il voulait grandir, marcher, penser, agir. Il avait fantastiquement mêlé sa vie à la vie de ce rocher, il s’y était implanté. Grâce à ce mystérieux illuminisme, convalescence factice, semblable à ces bienfaisans délires accordés par la nature comme autant de haltes dans la douleur, Valentin goûta les plaisirs d’une seconde enfance durant les premiers momens de son séjour au milieu de ce riant paysage. Il y allait dénichant des riens, entreprenant mille choses sans en achever aucune, oubliant le lendemain les projets de la veille, insouciant; il fut heureux, il se crut sauvé.
Un matin, il était resté par hasard au lit jusqu’à midi, plongé dans cette rêverie mêlée de veille et de sommeil, qui prête aux réalités les apparences de la fantaisie et donne aux chimères le relief de l’existence, quand tout-à-coup, sans savoir d’abord s’il ne continuait pas un rêve, il entendit, pour la première fois, le bulletin de sa santé 382donné par son hôtesse à Jonathas, venu, comme chaque jour, le lui demander. L’Auvergnate croyait sans doute Valentin encore endormi, et n’avait pas baissé le diapason de sa voix montagnarde.
– Ça ne va pas mieux, ça ne va pas pis, disait-elle. Il a encore toussé pendant toute cette nuit à rendre l’ame. Il tousse, il crache, ce cher Monsieur, que c’est une pitié. Je me demandons, moi et mon homme, où il prend la force de tousser comme ça. Ça fend le cœur. Quelle damnée maladie qu’il a? C’est qu’il n’est point bien du tout! J’avons toujours peur de le trouver crevé dans son lit, un matin. Il est vraiment pâle comme un Jésus de cire! Dame, je le vois quand il se lève, eh ben, son pauvre corps est maigre comme un cent de clous. Et il ne sent déjà pas bon tout de même! Ça lui est égal, il se consume à courir comme s’il avait de la santé à vendre. Il a bien du courage tout de même de ne pas se plaindre. Mais, vraiment, il serait mieux en terre qu’en pré, car il souffre la passion de Dieu! Je ne le désirons pas, Monsieur, ce n’est point notre intérêt. Mais il ne nous donnerait pas ce qu’il nous donne que je l’aimerions tout de même: ce n’est point l’intérêt qui nous pousse. Ah! mon Dieu! reprit-elle, il n’y a que les Parisiens pour avoir de ces chiennes de maladies-là! Où qui prennent ça, donc? Pauvre jeune homme, il est sûr qu’il ne peut guère ben finir. C’te fièvre, voyez-vous, ça vous le mine, ça le creuse, ça le ruine! Il ne s’en doute point. Il ne le sait point, monsieur! Il ne s’aperçoit de rien. Faut pas pleurer pour ça, M. Jonathas? il faut se dire qu’il sera heureux de ne plus souffrir. Vous devriez faire une neu383vaine pour lui. J’avons vu de belles guérisons par les neuvaines, et je paierions bien un cierge pour sauver une si douce créature, si bonne, un agneau pascal.
La voix de Raphaël était devenue trop faible pour qu’il pût se faire entendre, il fut donc obligé de subir cet épouvantable bavardage. Cependant l’impatience le chassa de son lit, il se montra sur le seuil de la porte: Vieux scélérat! cria-t-il à Jonathas, tu veux donc être mon bourreau? La paysanne crut voir un spectre et s’enfuit.
– Je te défends, dit Raphaël en continuant, d’avoir la moindre inquiétude sur ma santé.
– Oui, monsieur le marquis, répondit le vieux serviteur en essuyant ses larmes.
– Et tu feras même fort bien, dorénavant, de ne pas venir ici sans mon ordre.
Jonathas voulut obéir; mais, avant de se retirer, il jeta sur le marquis un regard fidèle et compatissant où Raphaël lut son arrêt de mort. Découragé, rendu tout-à-coup au sentiment vrai de sa situation, Valentin s’assit sur le seuil de la porte, se croisa les bras sur la poitrine et baissa la tête. Jonathas effrayé s’approcha de son maître.
– Monsieur?
– Va-t-en! va-t-en! lui cria le malade.
Pendant la matinée du lendemain, Raphaël, ayant gravi les rochers, s’était assis dans une crevasse pleine de mousse d’où il pouvait voir le chemin étroit par lequel on venait des Eaux à son habitation. Au bas du pic, il aperçut Jonathas conversant derechef avec l’Auvergnate. Une malicieuse puissance lui interpréta les hochemens 384de tête, les gestes désespérans, la sinistre naïveté de cette femme, et lui en jeta même les fatales paroles dans le vent et dans le silence. Pénétré d’horreur, il se réfugia sur les plus hautes cimes des montagnes et y resta jusqu’au soir, sans avoir pu chasser les sinistres pensées, si malheureusement réveillées dans son cœur par le cruel intérêt dont il était devenu l’objet. Tout-à-coup l’Auvergnate elle-même se dressa soudain devant lui comme une ombre dans l’ombre du soir; par une bizarrerie de poète, il voulut trouver, dans son jupon rayé de noir et de blanc, une vague ressemblance avec les côtes desséchées d’un spectre.
– Voilà le serein qui tombe, mon cher Monsieur, lui dit-elle. Si vous restez là, vous vous avanceriez, ni plus ni moins qu’un fruit patrouillé. Faut rentrer. Ça n’est pas sain de humer la rosée, avec ça que vous n’avez rien pris depuis ce matin.
– Par le tonnerre de Dieu, s’écria-t-il, vieille sorcière, je vous ordonne de me laisser vivre à ma guise, ou je décampe d’ici. C’est bien assez de me creuser ma fosse tous les matins, au moins ne la fouillez pas le soir.
– Votre fosse! Monsieur! Creuser votre fosse! Où qu’elle est donc votre fosse? Je voudrions vous voir bastant comme notre père, et point dans la fosse! La fosse! nous y sommes toujours assez tôt, dans la fosse.
– Assez, dit Raphaël.
– Prenez mon bras, Monsieur.
– Non.
Le sentiment que l’homme supporte le plus difficile385ment est la pitié, surtout quand il la mérite. La haine est un tonique, elle fait vivre, elle inspire la vengeance; mais la pitié tue, elle affaiblit encore notre faiblesse. C’est le mal devenu patelin, c’est le mépris dans la tendresse, ou la tendresse dans l’offense. Raphaël trouva chez le centenaire une pitié triomphante, chez l’enfant une pitié curieuse, chez la femme une pitié tracassière, chez le mari une pitié intéressée; mais sous quelque forme que ce sentiment se montrât, il était toujours gros de mort. Un poète fait de tout un poème, terrible ou joyeux, suivant les images qui le frappent; son ame exaltée rejette les nuances douces, et choisit toujours les couleurs vives et tranchées. Cette pitié produisit au cœur de Raphaël un horrible poème de deuil et de mélancolie. Il n’avait pas songé sans doute à la franchise des sentimens naturels, quand il désira se rapprocher de la nature. Lorsqu’il se croyait seul sous un arbre, aux prises avec une quinte opiniâtre dont il ne triomphait jamais sans sortir abattu par cette terrible lutte, il voyait les yeux brillans et fluides du petit garçon, placé en vedette sous une touffe d’herbes, comme un sauvage, et qui l’examinait avec cette enfantine curiosité dans laquelle il y a autant de raillerie que de plaisir, et je ne sais quel intérêt mêlé d’insensibilité. Le terrible: Frère, il faut mourir, des Trappistes, semblait constamment écrit dans les yeux des paysans avec lesquels vivait Raphaël; il ne savait ce qu’il craignait le plus de leurs paroles naïves ou de leur silence; tout en eux le gênait. Un matin, il vit deux hommes vêtus de noir qui rôdèrent autour de lui, le flairèrent et l’étudiè386rent à la dérobée; puis, feignant d’être venus là pour se promener, ils lui adressèrent des questions banales auxquelles il répondit brièvement. Il reconnut en eux le médecin et le curé des Eaux, sans doute envoyés par Jonathas, consultés par ses hôtes ou attirés par l’odeur d’une mort prochaine. Il entrevit alors son propre convoi, il entendit le chant des prêtres, il compta les cierges, et ne vit plus qu’à travers un crêpe les beautés de cette riche nature, au sein de laquelle il croyait avoir rencontré la vie. Tout ce qui naguère lui annonçait une longue existence lui prophétisait maintenant une fin prochaine. Le lendemain, il partit pour Paris, après avoir été abreuvé des souhaits mélancoliques et cordialement plaintifs que ses hôtes lui adressèrent.
Après avoir voyagé durant toute la nuit, il s’éveilla dans l’une des plus riantes vallées du Bourbonnais, dont les sites et les points de vue tourbillonnaient devant lui, rapidement emportés comme les images vaporeuses d’un songe. La nature s’étalait à ses yeux avec une cruelle coquetterie. Tantôt l’Allier déroulait sur une riche perspective son ruban liquide et brillant, puis des hameaux modestement cachés au fond d’une gorge de rochers jaunâtres montraient la pointe de leurs clochers; tantôt les moulins d’un petit vallon se découvraient soudain après des vignobles monotones, et toujours apparaissaient de rians châteaux, des villages suspendus ou quelques routes bordées de peupliers majestueux; enfin la Loire et ses longues nappes diamantées reluisirent au milieu de ses sables dorés. Séductions sans fin! La nature agitée, vivace comme un enfant, contenant à peine l’amour et la sève 387du mois de juin, attirait fatalement les regards éteints du malade. Il leva les persiennes de sa voiture, et se remit à dormir. Vers le soir, après avoir passé Cosne, il fut réveillé par une joyeuse musique et se trouva devant une fête de village. La poste était située près de la place.
Pendant le temps que les postillons mirent à relayer sa voiture, il vit les danses de cette population joyeuse, les filles parées de fleurs, jolies, agaçantes, les jeunes gens animés, puis les trognes des vieux paysans gaillardement rougies par le vin. Les petits enfans se rigolaient, les vieilles femmes parlaient en riant, tout avait une voix, et le plaisir enjolivait même les habits et les tables dressées. La place et l’église offraient une phy388sionomie de bonheur, les toits, les fenêtres, les portes même du village semblaient s’être endimanchés aussi. Semblable aux moribonds impatiens du moindre bruit, Raphaël ne put réprimer une sinistre interjection, ni le désir d’imposer silence à ces violons, d’anéantir ce mouvement, d’assourdir ces clameurs, de dissiper cette fête insolente. Il monta tout chagrin dans sa voiture. Quand il regarda sur la place, il vit la joie effarouchée, les paysannes en fuite et les bancs déserts. Sur l’échafaud de l’orchestre, un ménétrier aveugle continuait à jouer sur sa clarinette une ronde criarde. Cette musique sans danseurs, ce vieillard solitaire au profil grimaud, en haillons, les cheveux épars, et caché dans l’ombre d’un tilleul, était comme une image fantastique du souhait de Raphaël. Il tombait à torrens une de ces fortes pluies que les nuages électriques du mois de juin versent brusquement et qui finissent de même. C’était chose si naturelle, que Raphaël, après avoir regardé dans le ciel quelques nuages blanchâtres emportés par un grain de vent, ne songea pas à regarder sa Peau de chagrin. Il se remit dans le coin de sa voiture, qui bientôt roula sur la route.
Le lendemain il se trouva chez lui, dans sa chambre, au coin de sa cheminée. Il s’était fait allumer un grand feu, il avait froid. Jonathas lui apporta des lettres, elles étaient toutes de Pauline. Il ouvrit la première sans empressement, et la déplia comme si c’eût été le papier grisâtre d’une sommation sans frais envoyée par le percepteur. Il lut la première phrase: «Parti, mais c’est une fuite, mon Raphaël. Comment personne ne peut 389me dire où tu es? Et si je ne le sais pas, qui donc le saurait?» Sans vouloir en apprendre davantage, il prit froidement les lettres et les jeta dans le foyer, en regardant d’un œil terne et sans chaleur les jeux de la flamme qui tordait le papier parfumé, le racornissait, le retournait, le morcelait.
Des fragmens roulèrent sur les cendres en lui laissant voir des commencemens de phrase, des mots, des pensées à demi brûlées, et qu’il se plut à saisir dans la flamme, par un divertissement machinal.
«…. Assise à ta porte… attendu…. Caprice… j’obéis… Des rivales…. moi, non!… ta Pauline…. aime…. plus de Pauline donc?…. Si tu avais voulu me quitter, tu ne m’aurais pas abandonnée…. Amour éternel…. Mourir.»
390Ces mots lui donnèrent une sorte de remords, il saisit les pincettes et sauva des flammes un dernier lambeau de lettre.
«….. J’ai murmuré, disait Pauline, mais je ne me suis pas plaint, Raphaël? En me laissant loin de toi, tu as sans doute voulu me dérober le poids de quelques chagrins. Un jour, tu me tueras peut-être, mais tu es trop bon pour me faire souffrir. Eh bien, ne pars plus ainsi. Va, je puis affronter les plus grands supplices, mais près de toi. Le chagrin que tu m’imposerais ne serait plus un chagrin: j’ai dans le cœur encore bien plus d’amour que je ne t’en ai montré. Je puis tout supporter, hors de pleurer loin de toi, et de ne pas savoir ce que tu…»
Raphaël posa sur la cheminée ce débris de lettre noirci par le feu, il le rejeta tout-à-coup dans le foyer. Ce papier était une image trop vive de son amour et de sa fatale vie.
– Va chercher monsieur Bianchon, dit-il à Jonathas.
Horace vint et trouva Raphaël au lit.
– Mon ami, peux-tu me composer une boisson légèrement opiacée qui m’entretienne dans une somnolence continuelle, sans que l’emploi constant de ce breuvage me fasse mal?
– Rien n’est plus aisé, répondit le jeune docteur; mais il faudra cependant rester debout quelques heures de la journée, pour manger.
– Quelques heures, dit Raphaël en l’interrompant, non, non, je ne veux être levé que durant une heure au plus…
– Quel est donc ton dessein? demanda Bianchon.
391– Dormir, c’est encore vivre, répondit le malade.
– Ne laisse entrer personne, fût-ce même mademoiselle Pauline de Vitschnau, dit Valentin à Jonathas pendant que le médecin écrivait son ordonnance.
– Hé bien, monsieur Horace, y a-t-il de la ressource? demanda le vieux domestique au jeune docteur qu’il avait reconduit jusqu’au perron.
– Il peut aller encore long-temps, ou mourir ce soir. Chez lui, les chances de vie et de mort sont égales. Je n’y comprends rien, répondit le médecin en laissant échapper un geste de doute. Il faut le distraire.
– Le distraire! monsieur, vous ne le connaissez pas. Il a tué l’autre jour un homme, sans dire ouf! Rien ne le distrait.
Raphaël demeura pendant quelques jours plongé dans le néant de son sommeil factice. Grâce à la puissance matérielle exercée par l’opium sur notre ame immatérielle, cet homme d’imagination si puissamment active s’abaissa jusqu’à la hauteur de ces animaux paresseux qui croupissent au sein des forêts, sous la forme d’une dépouille végétale, sans faire un pas pour saisir une facile proie. Il avait même éteint la lumière du ciel, le jour n’entrait plus chez lui. Vers les huit heures du soir, il sortait de son lit; sans avoir une conscience lucide de son existence, il satisfaisait sa faim, puis se recouchait aussitôt. Ses heures froides et ridées ne lui apportaient que de confuses images, des apparences, des clairs-obscurs sur un fond noir. Il s’était enseveli dans un profond silence, dans une négation de mouvement et d’intelligence. Un soir, il se réveilla beaucoup plus tard 392que de coutume, et ne trouva pas son dîner servi. Il sonna Jonathas.
– Tu peux partir, lui dit-il. Je t’ai fait riche, tu seras heureux dans tes vieux jours; mais je ne veux plus te laisser jouer ma vie. Comment, misérable, je sens la faim. Où est mon dîner? réponds.
Jonathas laissa échapper un sourire de contentement, prit une bougie dont la lumière tremblotait dans l’obscurité profonde des immenses appartemens de l’hôtel, il conduisit son maître redevenu machine à une vaste galerie et en ouvrit brusquement la porte. Aussitôt Raphaël, inondé de lumière, fut ébloui, surpris par un spectacle inouï. C’était ses lustres chargés de bougies, les fleurs les plus rares de sa serre artistement disposées, une table étincelante d’argenterie, d’or, de nacre, de porcelaines, un repas royal, fumant, et dont les mets appétissans irritaient les houppes nerveuses du palais. Il vit ses amis convoqués, mêlés à des femmes parées et ravissantes, la gorge nue, les épaules découvertes, les chevelures pleines de fleurs, les yeux brillans, toutes de beautés diverses, agaçantes sous de voluptueux travestissemens: l’une avait dessiné ses formes attrayantes par une jaquette irlandaise, l’autre portait la basquina lascive des Andalouses; celle-ci demi-nue en Diane chasseresse, celle-là modeste et amoureuse sous le costume de mademoiselle de Lavallière, étaient également vouées à l’ivresse. Dans les regards de tous les convives brillaient la joie, l’amour, le plaisir. Au moment où la morte figure de Raphaël se montra dans l’ouverture de la porte, une acclamation soudaine éclata, rapide, rutilante comme les 393rayons de cette fête improvisée. Les voix, les parfums, la lumière, ces femmes d’une pénétrante beauté frappèrent tous ses sens, réveillèrent son appétit. Une délicieuse musique, cachée dans un salon voisin, couvrit par un torrent d’harmonie ce tumulte enivrant et compléta cette étrange vision.
394Raphaël se sentit la main pressée par une main chatouilleuse, une main de femme dont les bras frais et blancs se levaient pour le serrer, la main d’Aquilina. Il comprit que ce tableau n’était pas vague et fantastique comme les fugitives images de ses rêves décolorés, il poussa un cri sinistre, ferma brusquement la porte et flétrit son vieux serviteur en le frappant au visage.
– Monstre, tu as donc juré de me faire mourir, s’écria-t-il. Puis, tout palpitant du danger qu’il venait de courir, il trouva des forces pour regagner sa chambre, but une forte dose de sommeil et se coucha.
– Que diable, dit Jonathas en se relevant, monsieur Bianchon m’avait cependant bien ordonné de le distraire.
Il était environ minuit. À cette heure, Raphaël, par un de ces caprices physiologiques, l’étonnement et le désespoir des sciences médicales, resplendissait de beauté pendant son sommeil. Un rose vif colorait ses joues blanches. Son front gracieux comme celui d’une jeune fille exprimait le génie. La vie était en fleur sur ce visage tranquille et reposé. Vous eussiez dit d’un jeune enfant endormi sous la protection de sa mère. Son sommeil était un bon sommeil, sa bouche vermeille laissait passer un souffle égal et pur; il souriait, transporté sans doute par un rêve dans une belle vie. Peut-être était-il centenaire, peut-être ses petits enfans lui souhaitaient-ils de longs jours; peut-être de son banc rustique, sous le soleil, assis sous le feuillage, apercevait-il, comme le prophète, en haut de la montagne, la terre promise, dans un bienfaisant lointain!
– Te voilà donc! Ces mots, prononcés d’une voix ar395gentine, dissipèrent les figures nuageuses de son sommeil. À la lueur de la lampe, il vit assise sur son lit sa Pauline, mais Pauline embellie par l’absence et par la douleur. Raphaël resta stupéfait à l’aspect de cette figure blanche comme les pétales d’une fleur des eaux, et qui, accompagnée de longs cheveux noirs, semblait encore plus blanche dans l’ombre. Des larmes avaient tracé leur route brillante sur ses joues, et y restaient suspendues, prêtes à tomber au moindre effort. Vêtue de blanc, la tête penchée et foulant à peine le lit, elle était là comme un ange descendu des cieux, comme une apparition qu’un souffle pouvait faire disparaître.
– Ah! j’ai tout oublié, s’écria-t-elle au moment où Raphaël ouvrit les yeux. Je n’ai de voix que pour te dire: Je suis à toi! Oui, près de toi, mon cœur est tout amour. Ah! jamais, ange de ma vie, tu n’as été si beau. Tes yeux foudroient. Mais je devine tout, va! Tu as été chercher la santé sans moi, tu me craignais….. Eh bien.
– Fuis, fuis, laisse-moi, répondit enfin Raphaël d’une voix sourde. Mais va-t-en donc. Si tu restes-là, je meurs. Veux-tu me voir mourir?
– Mourir, répéta-t-elle. Est-ce que tu peux mourir sans moi. Mourir, mais tu es jeune! Mourir, mais je t’aime! Mourir, ajouta-t-elle d’une voix profonde et gutturale en lui prenant les mains par un mouvement de folie.
– Froides, dit-elle. Est-ce une illusion?
Raphaël tira de dessous son chevet le lambeau de la Peau de chagrin, fragile et petit comme la feuille d’une 396pervenche, et le lui montrant: Pauline, belle image de ma belle vie, disons-nous adieu, dit-il.
– Adieu, répéta-t-elle d’un air surpris.
– Oui. Ceci est un talisman qui accomplit mes désirs, et représente ma vie. Vois ce qu’il m’en reste. Si tu me regardes encore, je vais mourir…
La jeune fille crut Valentin devenu fou, elle prit le talisman, et alla chercher la lampe. Éclairée par la lueur vacillante qui se projetait également sur Raphaël et sur le talisman, elle examina très-attentivement et le visage de son amant et la dernière parcelle de la Peau magique. En la voyant belle de terreur et d’amour, il ne fut plus maître de sa pensée: les souvenirs des scènes caressantes et des joies délirantes de sa passion triomphèrent dans son ame depuis long-temps endormie, et s’y réveillèrent comme un foyer mal éteint.
– Pauline, viens! Pauline!
Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se dilatèrent, ses sourcils violemment tirés par une douleur inouïe s’écartèrent avec horreur, elle lisait dans les yeux de Raphaël un de ces désirs furieux, jadis sa gloire à elle; et à mesure que grandissait ce désir, la Peau, en se contractant, lui chatouillait la main. Sans réfléchir, elle s’enfuit dans le salon voisin dont elle ferma la porte.
– Pauline, Pauline, cria le moribond en courant après elle, je t’aime, je t’adore, je te veux! Je te maudis, si tu ne m’ouvres! Je veux mourir à toi!
Par une force singulière, dernier éclat de vie, il jeta la porte à terre, et vit sa maîtresse à demi nue se rou397lant sur un canapé. Pauline avait tenté vainement de se déchirer le sein, et pour se donner une prompte mort, elle cherchait à s’étrangler avec son châle. – Si je meurs, il vivra, disait-elle en tâchant vainement de serrer le nœud. Ses cheveux étaient épars, ses épaules nues, ses vêtemens en désordre, et dans cette lutte avec la mort, les yeux en pleurs, le visage enflammé, se tordant sous un horrible désespoir, elle présentait à Raphaël, ivre d’amour, mille beautés qui augmentèrent son délire; il se jeta sur elle avec la légèreté d’un oiseau de proie, brisa le châle, et voulut la prendre dans ses bras.
398Le moribond chercha des paroles pour exprimer le désir qui dévorait toutes ses forces; mais il ne trouva que les sons étranglés du râle dans sa poitrine, dont chaque respiration creusée plus avant semblait partir de ses entrailles. Enfin, ne pouvant bientôt plus former de sons, il mordit Pauline au sein. Jonathas se présenta tout épouvanté des cris qu’il entendait, et tenta d’arracher à la jeune fille le cadavre sur lequel elle s’était accroupie dans un coin.
– Que demandez-vous? dit-elle. Il est à moi, je l’ai tué, ne l’avais-je pas prédit?
ÉPILOGUE.
399Et que devint Pauline?
– Ah! Pauline, bien. Êtes-vous quelquefois resté par une douce soirée d’hiver devant votre foyer domestique, voluptueusement livré à des souvenirs d’amour ou de jeunesse en contemplant les rayures produites par le feu sur un morceau de chêne? Ici la combustion dessine les cases rouges d’un damier, là elle miroite des velours; de petites flammes bleues courent, bondissent et jouent sur le fond ardent du brasier. Vient un peintre inconnu qui se sert de cette flamme; par un artifice unique, il trace au sein de ces flamboyantes teintes violettes ou empourprées une figure supernaturelle et d’une délicatesse inouïe, phénomène fugitif que le hasard ne recommencera jamais, c’est une femme aux cheveux 400emportés par le vent, et dont le profil respire une passion délicieuse: du feu dans le feu! elle sourit, elle expire, vous ne la reverrez plus. Adieu fleur de la flamme, adieu principe incomplet, inattendu, venu trop tôt ou trop tard pour être quelque beau diamant.
– Mais Pauline?
– Vous n’y êtes pas? je recommence. Place! place! Elle arrive, la voici la Reine des illusions, la femme qui passe comme un baiser, la femme vive comme un éclair, comme lui jaillie brûlante du ciel, l’être incréé, tout esprit, tout amour.
Elle a revêtu je ne sais quel corps de flamme, ou pour elle la flamme s’est un moment animée! Les lignes de ses formes sont d’une pureté qui vous dit qu’elle vient du ciel. Ne resplendit-elle pas comme un ange, n’entendez-vous pas le frémissement aérien de ses ailes? Plus légère que l’oiseau, elle s’abat près de vous et ses terribles yeux fascinent; sa douce mais puissante haleine attire vos lèvres par une force magique; elle fuit et vous entraîne, vous ne sentez plus la terre. Vous voulez passer une seule 401fois votre main chatouillée, votre main fanatisée sur ce corps de neige, froisser ces cheveux d’or, baiser ces yeux étincelans. Une vapeur vous enivre, une musique enchanteresse vous charme. Vous tressaillez de tous vos nerfs, vous êtes tout désir, tout souffrance. Ô bonheur sans nom! vous avez touché les lèvres de cette femme; mais tout à coup une atroce douleur vous réveille. Ha! ha! votre tête a porté sur l’angle de votre lit, vous en avez embrassé l’acajou brun, les dorures froides, quelque bronze, un amour en cuivre.
– Mais monsieur, Pauline?
– Encore! Écoutez. Par une belle matinée, en partant de Tours, un jeune homme embarqué sur la Ville d’Angers tenait dans sa main la main d’une jolie femme. Unis ainsi, tous deux admirèrent long-temps, au-dessus des larges eaux de la Loire, une blanche figure, artificiellement éclose au sein du brouillard comme un fruit des eaux et du soleil, ou comme un caprice des nuées et de l’air.
402Tour à tour ondine ou sylphide, cette fluide créature voltigeait dans les airs comme un mot vainement cherché qui court dans la mémoire sans se laisser saisir; elle se promenait entre les îles, elle agitait sa tête à travers les hauts peupliers; puis devenue gigantesque elle faisait ou resplendir les mille plis de sa robe, ou briller l’auréole décrite par le soleil autour de son visage; elle planait sur les hameaux, sur les collines, et semblait défendre au bateau à vapeur de passer devant le château d’Ussé. Vous eussiez dit le fantôme de la Dame des Belles Cousines qui voulait protéger son pays contre les inventions modernes.
– Bien, je comprends, ainsi de Pauline. Mais Fœdora?
– Oh! Fœdora, vous la rencontrerez. Elle était hier aux Bouffons, elle ira ce soir à l’Opéra, elle est partout.
À la Bouleaunière, avril 1831.
3LE TALISMAN.
Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s’ouvraient, conformément à la loi qui protège une passion essentiellement imposable, et sans trop hésiter, monta l’escalier du tripot désigné sous le nom de Numéro 36. – Monsieur, votre chapeau, s’il vous plaît? lui cria d’une voix sèche et grondeuse un petit vieillard blême, accroupi dans l’ombre, protégé par une barricade, et qui se leva soudain en montrant une figure moulée sur un type ignoble.
4Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau. Est-ce une parabole évangélique et providentielle, n’est-ce pas plutôt une manière de conclure un contrat infernal avec vous en exigeant je ne sais quel gage, serait-ce pour vous obliger à garder un maintien respectueux devant ceux qui vont gagner votre argent, est-ce la police tapie dans tous les égoûts sociaux qui tient à savoir le nom de votre chapelier, ou le vôtre, si vous l’avez inscrit sur la coiffe? est-ce enfin pour prendre la mesure de votre crâne et dresser une statistique instructive sur la capacité cérébrale des joueurs? Sur ce point l’administration garde un silence complet. Mais sachez-le bien! à peine avez-vous fait un pas vers le tapis vert, déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez à vous-même: vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et votre manteau. À votre sortie, le JEU vous démontrera, par une atroce épigramme en action, qu’il vous laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage. Si toutefois vous avez une coiffure neuve, vous apprendrez à vos dépens qu’il faut se faire un costume de joueur.
L’étonnement manifesté par l’étranger quand il reçut une fiche numérotée en échange de son chapeau, dont heureusement les bords étaient légèrement pelés, indiquait assez une ame encore innocente. Le petit vieillard, qui sans doute avait croupi dès son jeune âge dans les atroces plaisirs de la vie des joueurs, lui jeta un coup d’œil terne et sans chaleur, dans lequel un philosophe aurait vu les misères de l’hôpital, les vagabondages des 5gens ruinés, les procès-verbaux d’une foule d’asphyxies, les travaux forcés à perpétuité, les expatriations au Guazacoalco. Cet homme de qui la longue face blanche n’était plus nourrie que par les soupes gélatineuses de M. d’Arcet, présentait la pâle image de la passion réduite à son terme le plus simple: dans ses rides il y avait trace de vieilles tortures, il devait jouer ses maigres appointemens le jour même où il les recevait; semblable aux rosses sur qui les coups de fouet n’ont plus de prise, rien ne le faisait tressaillir; les sourds gémissemens des joueurs qui sortaient ruinés, leurs muettes imprécations, leurs regards hébétés le trouvaient toujours insensible; c’était le Jeu incarné. Si le jeune homme avait contemplé ce triste Cerbère, peut-être se serait-il dit: – Il n’y a plus qu’un jeu de cartes dans ce cœur-là! L’inconnu n’écouta pas ce conseil vivant, placé là sans doute par la Providence, comme elle a mis le dégoût à la porte de tous les mauvais lieux; il entra résolument dans la salle où le son de l’or exerçait une éblouissante fascination sur les sens en pleine convoitise. Ce jeune homme était probablement poussé là par la plus logique de toutes les éloquentes phrases de J.-J. Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pensée: Oui, je conçois qu’un homme aille au Jeu; mais c’est lorsque entre lui et la mort il ne voit plus que son dernier écu.
Le soir, les maisons de jeu n’ont qu’une poésie vulgaire, mais dont l’effet est assuré comme celui d’un drame sanguinolent. Les salles sont garnies de spectateurs et de joueurs, de vieillards indigens qui s’y traînent pour s’y réchauffer, de faces agitées, d’orgies commencées dans le vin et prêtes à finir dans la Seine; la passion y abonde, mais le trop grand 6nombre d’acteurs vous empêche de contempler face à face le démon du jeu. La soirée est un véritable morceau d’ensemble où la troupe entière crie, où chaque instrument de l’orchestre module sa phrase. Vous verriez là beaucoup de gens honorables qui viennent y chercher des distractions et les payent comme ils payeraient le plaisir du spectacle, de la gourmandise, ou comme ils iraient dans une mansarde acheter à bas prix de cuisans regrets pour trois mois. Mais comprenez-vous tout ce que doit avoir de délire et de vigueur dans l’ame, un homme qui attend avec impatience l’ouverture d’un tripot? Entre le joueur du matin et le joueur du soir, il existe la différence qui distingue le mari nonchalant, de l’amant pâmé sous les fenêtres de sa belle. Le matin seulement, arrivent la passion palpitante et le besoin dans sa franche horreur. En ce moment, vous pourrez admirer un véritable joueur, un joueur qui n’a pas mangé, dormi, vécu, pensé, tant il était rudement flagellé par le fouet de sa martingale; tant il souffrait, travaillé par le prurit d’un coup de trente et quarante. À cette heure maudite, vous rencontrerez des yeux dont le calme effraie, des visages qui vous fascinent, des regards qui soulèvent les cartes et les dévorent. Aussi les maisons de jeu ne sont-elles sublimes qu’à l’ouverture de leurs séances. Si l’Espagne a ses combats de taureaux, si Rome a eu ses gladiateurs, Paris s’enorgueillit de son Palais-Royal dont les agaçantes roulettes donnent le plaisir de voir couler le sang à flots, sans que les pieds du parterre risquent d’y glisser. Essayez de jeter un regard furtif sur cette arène, entrez? Quelle nudité! Les murs couverts d’un papier, gras à hauteur d’homme, n’offrent pas une seule image qui puisse rafraîchir l’ame; il ne 7s’y trouve même pas un clou pour faciliter le suicide. Le parquet est usé, malpropre. Une table oblongue occupe le centre de la salle. La simplicité des chaises de paille pressées autour de ce tapis usé par l’or, annonce une curieuse indifférence du luxe chez ces hommes qui viennent périr là pour la fortune et pour le luxe. Cette antithèse humaine se découvre partout où l’ame réagit puissamment sur elle-même. L’amoureux veut mettre sa maîtresse dans la soie, la revêtir d’un moelleux tissu d’Orient, et la plupart du temps il la possède sur un grabat. L’ambitieux se rêve au faîte du pouvoir, tout en s’aplatissant dans la boue du servilisme. Le marchand végète au fond d’une boutique humide et malsaine, en élevant un vaste hôtel d’où son fils, héritier précoce, sera chassé par une licitation fraternelle. Enfin, existe-t-il chose plus déplaisante qu’une maison de plaisir? Singulier problème! Toujours en opposition avec lui-même, trompant ses espérances par ses maux présens, et ses maux par un avenir qui ne lui appartient pas, l’homme imprime à tous ses actes le caractère de l’inconséquence et de la faiblesse. Ici bas, rien n’est complet que le malheur.
Au moment où le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s’y trouvaient déjà. Trois vieillards à têtes chauves étaient nonchalamment assis autour du tapis vert; leurs visages de plâtre, impassibles comme ceux des diplomates, révélaient des ames blasées, des cœurs qui depuis long-temps avaient désappris de palpiter, même en risquant les biens paraphernaux d’une femme. Un jeune Italien aux cheveux noirs, au teint olivâtre, était accoudé tranquillement au bout de la table, et paraissait écouter ces pressentimens secrets qui crient fatalement à 8un joueur: – Oui. – Non! Cette tête méridionale respirait l’or et le feu. Sept ou huit spectateurs, debout, rangés de manière à former une galerie, attendaient les scènes que leur préparaient les coups du sort, les figures des acteurs, le mouvement de l’argent et celui des râteaux. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs comme l’est le peuple à la Grève quand le bourreau tranche une tête. Un grand homme sec, en habit râpé, tenait un registre d’une main, et de l’autre une épingle pour marquer les passes de la Rouge ou de la Noire.
C’était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge de toutes les jouissances de leur siècle, un de ces avares sans trésor qui jouent une mise imaginaire; espèce de fou raisonnable qui se consolait de ses misères en caressant une chimère, qui agissait enfin avec le vice et le danger, comme les jeunes prêtres avec l’Eucharistie, quand ils disent des messes blanches. En face de la banque, un ou deux de ces fins spéculateurs, experts des chances du jeu et semblables à d’anciens forçats qui ne s’effraient plus des 9galères, étaient venus là pour hasarder trois coups et remporter immédiatement le gain probable duquel ils vivaient. Deux vieux garçons de salle se promenaient nonchalamment les bras croisés, et de temps en temps regardaient le jardin par les fenêtres, comme pour montrer aux passans leurs plates figures, en guise d’enseigne. Le tailleur et le banquier venaient de jeter sur les ponteurs ce regard blême qui les tue, et disaient d’une voix grêle: – Faites le jeu! quand le jeune homme ouvrit la porte. Le silence devint en quelque sorte plus profond, et les têtes se tournèrent vers le nouveau venu par curiosité. Chose inouïe! les vieillards émoussés, les employés pétrifiés, les spectateurs, et jusqu’au fanatique Italien, tous en voyant l’inconnu éprouvèrent je ne sais quel sentiment épouvantable. Ne faut-il pas être bien malheureux pour obtenir de la pitié, bien faible pour exciter une sympathie, ou d’un bien sinistre aspect pour faire frissonner les ames dans cette salle où les douleurs doivent être muettes, la misère gaie, le désespoir décent. Eh bien! il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui remua ces cœurs glacés quand le jeune homme entra. Mais les bourreaux n’ont-ils pas quelquefois pleuré sur les vierges dont les blondes têtes devaient être coupées à un signal de la Révolution?
Au premier coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible mystère: ses jeunes traits étaient empreints d’une grâce nébuleuse, son regard attestait des efforts trahis, mille espérances trompées! La morne impassibilité du suicide donnait à son front une pâleur mate et maladive, un sourire amer dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche, et sa physionomie 10exprimait une résignation qui faisait mal à voir. Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux, voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Était-ce la débauche qui marquait de son sale cachet cette noble figure jadis pure et brûlante, maintenant dégradée? Les médecins auraient sans doute attribué à des lésions au cœur ou à la poitrine le cercle jaune qui encadrait les paupières et la rougeur qui marquait les joues; tandis que les poètes eussent voulu reconnaître à ces signes les ravages de la science, les traces de nuits passées à la lueur d’une lampe studieuse.
Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce cœur qu’avaient seulement effleurés les orgies, l’étude et la maladie. Comme lorsqu’un célèbre criminel 11arrive au bagne les condamnés l’accueillent avec respect, ainsi tous ces démons humains experts en tortures saluèrent une douleur inouïe, une blessure profonde que sondait leur regard, et reconnurent un de leurs princes à la majesté de sa muette ironie, à l’élégante misère de ses vêtemens. Le jeune homme avait bien un frac de bon goût, mais la jonction de son gilet et de sa cravate était trop savamment maintenue pour qu’on lui supposât du linge. Ses mains jolies comme des mains de femme étaient d’une douteuse propreté, enfin depuis deux jours, il ne portait plus de gants! Si le Tailleur et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c’est que les enchantemens de l’innocence florissaient par vestiges dans ses formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares, naturellement bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et le vice paraissait n’y être qu’un accident. La verte vie de la jeunesse y luttait encore avec les ravages d’une impuissante lubricité. Les ténèbres et la lumière, le néant et l’existence s’y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce et de l’horreur. Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route. Aussi tous ces professeurs émérites de vice et d’infamie, semblables à une vieille femme édentée, prise de pitié à l’aspect d’une belle fille qui s’offre à la corruption, furent-ils prêts à crier au novice: – Sortez! Celui-ci marcha droit à la table, s’y tint debout, jeta sans calcul sur le tapis une pièce d’or qu’il avait à la main; puis, comme les âmes fortes, abhorrant de chicanières incertitudes, il lança sur le Tailleur un regard tout à la fois turbulent et calme. L’intérêt de ce coup était si grand 12que les vieillards ne firent pas de mise, mais l’Italien saisit avec le fanatisme de la passion une idée qui vint lui sourire, et ponta sa masse d’or en opposition au jeu de l’inconnu. Le Banquier oublia de dire ces phrases qui se sont à la longue converties en un cri rauque et inintelligible: – Faites le jeu! – Le jeu est fait! – Rien ne va plus. Le Tailleur étala les cartes et sembla souhaiter bonne chance au dernier venu, indifférent qu’il était à la perte ou au gain fait par les entrepreneurs de ces sombres plaisirs. Chacun des spectateurs voulut voir un drame et la dernière scène d’une noble vie dans le sort de cette pièce d’or, leurs yeux arrêtés sur les cartons fatidiques étincelèrent; mais, malgré l’attention avec laquelle ils regardèrent alternativement et le jeune homme et les 13cartes, ils ne purent apercevoir aucun symptôme d’émotion sur sa figure froide et résignée.
– Rouge perd, dit officiellement le Tailleur.
Une espèce de râle sourd sortit de la poitrine de l’Italien lorsqu’il vit tomber un à un les billets pliés que lui lança le Banquier. Quant au jeune homme, il ne comprit sa ruine qu’au moment où le rateau s’alongea pour ramasser son dernier napoléon. L’ivoire fit rendre un bruit sec à la pièce, qui rapide comme une flèche alla se réunir au tas d’or étalé devant la caisse. L’inconnu ferma les yeux doucement et ses lèvres blanchirent, mais il releva bientôt ses paupières, sa bouche reprit une rougeur de corail, il affecta l’air d’un Anglais pour qui la vie n’a plus de mystères, et disparut sans mendier une consolation par un de ces regards déchirans que les joueurs au désespoir lancent assez souvent sur la galerie. Combien d’événemens se pressent dans l’espace d’une seconde, et que de choses dans un coup de dé!
– Voilà sans doute sa dernière cartouche, dit en souriant le croupier après un moment de silence pendant lequel il tint cette pièce d’or entre le pouce et l’index pour la montrer aux assistans.
– C’est un cerveau brûlé qui va se jeter à l’eau, répondit un habitué en regardant autour de lui les joueurs qui se connaissaient tous.
– Bah! s’écria le garçon de chambre, en prenant une prise de tabac.
– Si nous avions imité monsieur? dit un des vieillards à ses collègues en désignant l’Italien.
Tout le monde regarda l’heureux joueur dont les mains tremblaient en comptant ses billets de banque.
14– J’ai entendu, dit-il, une voix qui me criait dans l’oreille: Le Jeu aura raison contre le désespoir de ce jeune homme.
– Ce n’est pas un joueur, reprit le banquier, autrement, il aurait groupé son argent en trois masses pour se donner plus de chances.
Le jeune homme passait sans réclamer son chapeau, mais le vieux molosse ayant remarqué le mauvais état de cette guenille, la lui rendit sans proférer une parole; le joueur restitua la fiche par un mouvement machinal, et descendit les escaliers en sifflant le di tanti palpiti d’un souffle si faible qu’il en entendit à peine lui-même les notes délicieuses.
15Il se trouva bientôt sous les galeries du Palais-Royal. Dirigé par une dernière pensée, il alla jusqu’à la rue Saint-Honoré, prit le chemin des Tuileries et traversa le jardin d’un pas irrésolu. Il marchait comme au milieu d’un désert, coudoyé par des hommes qu’il ne voyait pas, n’écoutant à travers les clameurs populaires qu’une seule voix, celle de la mort; enfin perdu dans une engourdissante méditation, semblable à celle dont jadis étaient saisis les criminels qu’une charrette conduisait du Palais à la Grève, vers cet échafaud, rouge de tout le sang versé depuis 1793.
Il existe je ne sais quoi de grand et d’épouvantable dans le suicide. Les chutes d’une multitude de gens sont sans danger comme celles des enfans qui tombent de trop bas pour se blesser; mais quand un grand homme se brise, il doit venir de bien haut, s’être élevé jusqu’aux cieux, avoir entrevu quelque paradis inaccessible. Implacables doivent être les ouragans qui le forcent à demander la paix de l’ame à la bouche d’un pistolet. Combien de jeunes talens confinés dans une mansarde, s’étiolent et périssent faute d’un ami, faute d’une femme consolatrice, au sein d’un million d’êtres, en présence d’une foule lassée d’or et qui s’ennuie. À cette pensée, le suicide prend des proportions gigantesques. Entre une mort volontaire et la féconde espérance dont la voix appelait un jeune homme à Paris, Dieu seul sait combien se heurtent de conceptions, de poésies abandonnées, de désespoirs et de cris étouffés, de tentatives inutiles et de chefs-d’œuvre avortés. Chaque suicide est un poème sublime de mélancolie. Où trouverez-vous, dans l’océan des littératures, un livre surnageant qui puisse lutter de génie avec ces lignes: Hier, à quatre heures, une jeune femme s’est jetée dans la Seine du 16haut du Pont-des-Arts. Devant ce laconisme parisien, les drames, les romans, tout pâlit, même ce vieux frontispice: Les lamentations du glorieux roi de Kaërnavan, mis en prison par ses enfans, dernier fragment d’un livre perdu, dont la seule lecture faisait pleurer ce Sterne, qui lui-même délaissait sa femme et ses enfans. L’inconnu fut assailli par mille pensées semblables qui passaient en lambeaux dans son ame, comme des drapeaux déchirés voltigent au milieu d’une bataille. S’il déposait pendant un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs pour s’arrêter devant quelques fleurs dont les têtes étaient mollement balancées par la brise parmi les massifs de verdure, bientôt saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux au ciel: là, des nuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde lui conseillaient encore de mourir. Il s’achemina vers le pont Royal en songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs. Il souriait en se rappelant que lord Castelreagh avait satisfait le plus humble de nos besoins avant de se couper la gorge, et que M. Auger l’académicien avait été chercher sa tabatière pour priser tout en marchant à la mort. Il analysait ces bizarreries et s’interrogeait lui-même, quand, en se serrant contre le parapet du pont, pour laisser passer un fort de la halle, celui-ci ayant légèrement blanchi la manche de son habit, il se surprit à en secouer soigneusement la poussière. Arrivé au point culminant de la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre.
– Mauvais temps pour se noyer, lui dit en riant une vieille femme vêtue de haillons. Est-elle sale et froide, la Seine!
17Il répondit par un sourire plein de naïveté qui attestait le délire de son courage, mais il frissonna tout-à-coup en voyant de loin, sur le port des Tuileries, la baraque surmontée d’un écriteau où ces paroles sont tracées en lettres hautes d’un pied: SECOURS AUX ASPHYXIÉS. M. Dacheux lui apparut armé de sa philantropie, réveillant et faisant mouvoir ces vertueux avirons qui cassent la tête aux noyés, quand malheureusement ils remontent sur l’eau: il l’aperçut ameutant les curieux, quêtant un médecin, apprêtant des fumigations; il lut les doléances des journalistes, écrites entre les joies d’un festin et le sourire d’une danseuse; il entendit sonner les écus comptés à des bateliers pour sa tête, par le préfet de la Seine. Mort, il valait cinquante francs, mais vivant il n’était qu’un homme de talent sans protecteurs, sans amis, sans paillasse, sans tambour, un véritable zéro social, inutile à l’État qui n’en avait aucun souci. Une mort en plein jour lui parut ignoble, il résolut de mourir pendant la nuit afin de livrer un cadavre indéchiffrable à cette société qui méconnaissait la grandeur de sa vie. Il continua donc son chemin, et se dirigea vers le quai Voltaire, en prenant la démarche indolente d’un désœuvré qui veut tuer le temps. Quand il descendit les marches qui terminent le trottoir du pont, à l’angle du quai, son attention fut excitée par les bouquins étalés sur le parapet; peu s’en fallut qu’il n’en marchandât quelques-uns. Il se prit à sourire, remit philosophiquement les mains dans ses goussets, et allait reprendre son allure d’insouciance où perçait un froid dédain, quand il entendit avec surprise quelques pièces retentir d’une manière véritablement fantastique au fond de sa poche. Un sourire d’espérance 18illumina son visage, glissa de ses lèvres sur ses traits, sur son front, fit briller de joie ses yeux et ses joues sombres. Cette étincelle de bonheur ressemblait à ces feux qui courent dans les vestiges d’un papier déjà consumé par la flamme; mais le visage eut le sort des cendres noires, il redevint triste quand l’inconnu, ayant vivement retiré la main de son gousset, aperçut trois gros sous.
– Ah! mon bon monsieur, la carita! la carita! catarina! Un petit sou pour avoir du pain!
Un jeune ramoneur dont la figure bouffie était noire, le corps brun de suie, les vêtemens déguenillés, tendit la main à cet homme pour lui arracher ses derniers sous. À deux pas du petit savoyard, un vieux pauvre honteux, maladif, souffreteux, ignoblement vêtu d’une tapisserie trouée, lui dit d’une grosse voix sourde: – Monsieur, donnez-moi ce que vous voulez, je prierai Dieu pour vous….
Mais quand l’homme jeune eut regardé le vieillard, celui-19ci se tut et ne demanda plus rien, reconnaissant peut-être sur ce visage funèbre la livrée d’une misère plus âpre que n’était la sienne.
– La carita! la carita!
L’inconnu jeta sa monnaie à l’enfant et au vieux pauvre en quittant le trottoir pour aller vers les maisons, il ne pouvait plus supporter le poignant aspect de la Seine.
– Nous prierons Dieu pour la conservation de vos jours, lui dirent les deux mendians.
En arrivant à l’étalage d’un marchand d’estampes, cet homme presque mort rencontra une jeune femme qui descendait d’un brillant équipage. Il contempla délicieusement cette charmante personne dont la blanche figure était harmonieusement encadrée dans le satin d’un élégant chapeau, il fut séduit par une taille svelte, par de jolis mouvemens; la robe, légèrement relevée par le marche-pied, lui laissa voir une jambe dont les fins contours étaient dessinés par un bas blanc et bien tiré. La jeune femme entra dans le magasin, y marchanda des albums, des collections de lithographies; elle en acheta pour plusieurs pièces d’or qui étincelèrent et sonnèrent sur le comptoir. Le jeune homme, en apparence occupé sur le seuil de la porte à regarder des gravures exposées dans la montre, échangea vivement avec la belle inconnue l’œillade la plus perçante que puisse lancer un homme, contre un de ces coups d’œil insoucians jetés au hasard sur les passans. C’était, de sa part, un adieu à l’amour, à la femme! mais cette dernière et puissante interrogation ne fut pas comprise, ne remua pas ce cœur de femme frivole, ne la fit pas rougir, ne lui fit pas baisser les yeux. Qu’était-ce pour elle? une admiration de plus, un désir 20inspiré qui le soir lui suggérerait cette douce parole: J’étais bien aujourd’hui. Le jeune homme passa promptement à un autre cadre et ne se retourna point quand l’inconnue remonta dans sa voiture. Les chevaux partirent, cette dernière image du luxe et de l’élégance s’éclipsa comme allait s’éclipser sa vie. Il se mit à marcher d’un pas mélancolique le long des magasins, en examinant sans beaucoup d’intérêt les échantillons de marchandises. Quand les boutiques lui manquèrent, il étudia le Louvre, l’Institut, les tours de Notre-Dame, celles du Palais, le Pont-des-Arts. Ces monumens paraissaient prendre une physionomie triste en réflétant les teintes grises du ciel dont les rares clartés prêtaient un air menaçant à Paris, qui, pareil à une jolie femme, est soumis à d’inexplicables caprices de laideur et de beauté. Ainsi, la nature elle-même conspirait à le plonger dans une extase douloureuse. En proie à cette puissance malfaisante dont l’action dissolvante trouve un véhicule dans le fluide qui circule en nos nerfs, il sentait son organisme arriver insensiblement aux phénomènes de la fluidité. Les tourmens de cette agonie lui imprimaient un mouvement semblable à celui des vagues, et lui faisaient voir les bâtimens, les hommes à travers un brouillard où tout ondoyait. Il voulut se soustraire aux titillations que produisaient sur son ame les réactions de la nature physique, et se dirigea vers un magasin d’antiquités dans l’intention de donner une pâture à ses sens, ou d’y attendre la nuit en marchandant des objets d’art. C’était, pour ainsi dire, quêter du courage et demander un cordial, comme les criminels qui se défient de leurs forces en allant à l’échafaud; mais la conscience 21de sa prochaine mort rendit pour un moment au jeune homme l’assurance d’une duchesse qui a deux amans. Aussi entra-t-il chez le marchand de curiosités d’un air dégagé, laissant voir sur ses lèvres un sourire fixe comme celui d’un ivrogne. N’était-il pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort. Il retomba bientôt dans ses vertiges et continua d’apercevoir les choses sous d’étranges couleurs, ou animées d’un léger mouvement dont le principe était sans doute dans une irrégulière circulation de son sang, tantôt bouillonnant comme une cascade, tantôt tranquille et fade comme l’eau tiède. Il demanda simplement à visiter les magasins pour chercher s’ils ne renfermaient pas quelques singularités à sa convenance. Un jeune garçon à figure fraîche et joufflue, à chevelure rousse et coiffé d’une casquette de loutre, commit la garde de la boutique à une vieille paysanne, espèce de Caliban femelle occupée à nettoyer un poêle dont les merveilles étaient dues au génie de Bernard de Palissy; puis il dit à l’étranger d’un air insouciant: – Voyez, Monsieur, voyez! Nous n’avons en bas que des choses assez ordinaires; mais si vous voulez prendre la peine de monter au premier étage, je pourrai vous montrer de fort belles momies du Caire, plusieurs poteries incrustées, quelques ébènes sculptées, vraie renaissance, récemment arrivées et qui sont de toute beauté.
Dans l’horrible situation où se trouvait l’inconnu, ce babil de cicérone, ces phrases sottement mercantiles furent pour lui comme les taquineries mesquines par lesquelles des esprits étroits assassinent un homme de génie. Portant sa croix jusqu’au bout, il parut écouter son con22ducteur et lui répondit par gestes ou par monosyllabes; mais insensiblement il sut conquérir le droit d’être silencieux, et put se livrer sans crainte à ses dernières méditations qui furent terribles. Il était poète, et son ame rencontra fortuitement une immense pâture: il devait voir par avance les ossemens de vingt mondes. Au premier coup d’œil, les magasins lui offrirent un tableau confus, dans lequel toutes les œuvres humaines et divines se heurtaient. Des crocodiles, des singes, des boas empaillés souriaient à des vitraux d’église, semblaient vouloir mordre des bustes, courir après des laques, ou grimper sur des lustres. Un vase de 23Sèvres où madame Jacquotot avait peint Napoléon, se trouvait auprès d’un sphynx dédié à Sésostris. Le commencement du monde et les événemens d’hier se mariaient avec une grotesque bonhomie. Un tournebroche était posé sur un ostensoir, un sabre républicain sur une hacquebute du moyen âge. Madame Dubarry peinte au pastel par Latour, une étoile sur la tête, nue et dans un nuage, paraissait contempler avec concupiscence une chibouque indienne, en cherchant à deviner l’utilité des spirales qui serpentaient vers elle. Les instrumens de mort: poignards, pistolets curieux, armes à secret étaient jetés pêle-mêle avec des instrumens de vie: soupières en porcelaine, assiettes de Saxe, tasses orientales venues de Chine, salières antiques, drageoirs féodaux. Un vaisseau d’ivoire voguait à pleines voiles sur le dos d’une immobile tortue. Une machine pneumatique éborgnait l’empereur Auguste, majestueusement impassible. Plusieurs portraits d’échevins français, de bourgmestres hollandais, insensibles alors comme pendant leur vie, s’élevaient au-dessus de ce chaos d’antiquités, en y lançant un regard pâle et froid. Tous les pays de la terre semblaient avoir apporté là un débris de leurs sciences, un échantillon de leurs arts. C’était une espèce de fumier philosophique auquel rien ne manquait, ni le calumet du sauvage, ni la pantoufle vert et or du sérail, ni le yatagan du Maure, ni l’idole des Tartares; il y avait jusqu’à la blague à tabac du soldat, jusqu’au ciboire du prêtre, jusqu’aux plumes d’un trône. Ces monstrueux tableaux étaient encore assujettis à mille accidens de lumière, par la bizarrerie d’une multitude de reflets dus à la confusion des nuances, à la brusque op24position des jours et des noirs. L’oreille croyait entendre des cris interrompus, l’esprit saisir des drames inachevés, l’œil apercevoir des lueurs mal étouffées. Enfin une poussière obstinée avait jeté son léger voile sur tous ces objets, dont les angles multipliés et les sinuosités nombreuses produisaient les effets les plus pittoresques. L’inconnu compara d’abord ces trois salles gorgées de civilisation, de cultes, de divinités, de chefs-d’œuvre, de royautés, de débauches, de raison et de folie, à un miroir plein de facettes dont chacune représentait un monde. Après cette impression brumeuse, il voulut choisir ses jouissances; mais à force de regarder, de penser, de rêver, il tomba sous la puissance d’une fièvre due peut-être à la faim qui rugissait dans ses entrailles. La vue de tant d’existences nationales ou individuelles, attestées par ces gages humains qui leur survivaient, acheva d’engourdir les sens du jeune homme; le désir qui l’avait poussé dans le magasin fut exaucé: il sortit de la vie réelle, monta par degrés vers un monde idéal, arriva dans les palais enchantés de l’Extase où l’univers lui apparut par bribes et en traits de feu, comme l’avenir passa jadis flamboyant aux yeux de saint Jean dans Pathmos.
Une multitude de figures endolories, gracieuses et terribles, obscures et lucides, lointaines et rapprochées, se leva par masses, par myriades, par générations. L’Égypte, raide, mystérieuse, se dressa de ses sables, représentée par une momie qu’enveloppaient des bandelettes noires: les Pharaons ensevelissant des peuples pour se construire une tombe; Moïse, les Hébreux, le désert; il entrevit tout un monde antique et solennel. Fraîche et suave, 25une statue de marbre assise sur une colonne torse et rayonnant de blancheur, lui parla des mythes voluptueux de la Grèce et de l’Ionie. Ah! qui n’aurait souri comme lui, de voir sur un fond rouge la jeune fille brune dansant dans la fine argile d’un vase étrusque devant le dieu Priape, qu’elle saluait d’un air joyeux? en regard, une reine latine caressait sa chimère avec amour! Les caprices de la Rome impériale respiraient là tout entiers et révélaient le bain, la couche, la toilette d’une Julie indolente, songeuse, attendant son Tibulle. Armée du pouvoir des talismans arabes, la tête de Cicéron évoquait les souvenirs de la Rome libre et lui déroulait les pages de Tite-Live, le jeune homme contempla Senatus Populus Que Romanus: le consul, les licteurs, les toges bordées de pourpre, les luttes du Forum, le peuple courroucé défilaient lentement devant lui comme les vaporeuses figures d’un rêve. Enfin la Rome chrétienne dominait ces images. Une peinture ouvrait les cieux: il y voyait la vierge Marie plongée dans un nuage d’or, au sein des anges, éclipsant la gloire du soleil, écoutant les plaintes des malheureux auxquels cette Ève régénérée souriait d’un air doux. En touchant une mosaïque faite avec les différentes laves du Vésuve et de l’Etna, son ame s’élançait dans la chaude et fauve Italie; il assistait aux orgies des Borgia, courait dans les Abruzzes, aspirait aux amours italiennes, se passionnait pour les blancs visages aux longs yeux noirs. Il frémissait des dénouemens nocturnes interrompus par la froide épée d’un mari, en apercevant une dague du moyen âge dont la poignée était travaillée comme l’est une dentelle, et dont la rouille ressemblait 26à des taches de sang. L’Inde et ses religions revivaient dans un magot chinois coiffé de son chapeau pointu à losanges relevées, paré de clochettes, vêtu d’or et de soie. Près du magot, une natte, jolie comme la bayadère qui s’y était roulée, exhalait encore les odeurs du sandal. Un monstre du Japon dont les yeux restaient tordus, la bouche contournée, les membres torturés, réveillait l’ame par les inventions d’un peuple qui, fatigué du beau toujours unitaire, trouve d’ineffables plaisirs dans la fécondité des laideurs. Une salière sortie des ateliers de Benvenuto Cellini le reportait au sein de la renaissance, au temps où les arts et la licence fleurirent, où les souverains se divertissaient à des supplices, où les Conciles couchés dans les bras des courtisanes, décrétaient la chasteté pour les simples prêtres. Il vit les conquêtes d’Alexandre sur un camée, les massacres de Pizarre dans une arquebuse à mèche, les guerres de religion échevelées, bouillantes, cruelles, au fond d’un casque. Puis, les riantes images de la chevalerie sourdirent d’une armure de Milan supérieurement damasquinée, bien fourbie, et sous la visière de laquelle brillaient encore les yeux d’un paladin.
27Cet océan de meubles, d’inventions, de modes, d’œuvres, de ruines, lui composait un poëme sans fin. Formes, couleurs, pensées, tout revivait là; mais rien de complet ne s’offrait à l’ame. Le poëte devait achever les croquis du grand peintre qui avait fait cette immense palette où les innombrables accidens de la vie humaine étaient jetés à profusion, avec dédain. Après s’être emparé du monde, après avoir contemplé des pays, des âges, des règnes, le jeune homme revint à des existences individuelles. Il se repersonnifia, s’empara des détails en repoussant la vie des nations comme trop accablante pour un seul homme.
Là dormait un enfant en cire sauvé du cabinet de Ruysch, et cette ravissante créature lui rappelait les joies de son jeune âge. Au prestigieux aspect du pagne virginal de quelque jeune fille d’Otahiti, sa brûlante imagination lui peignait la vie simple de la nature, la chaste nudité de la vraie pudeur, les délices de la paresse si naturelle à l’homme, toute une destinée calme au bord d’un ruisseau frais et rêveur, sous un bananier, qui dispensait une manne savoureuse, sans culture.
28Mais tout-à-coup il devenait corsaire, et revêtait la terrible poésie empreinte dans le rôle de Lara, vivement inspiré par les couleurs nacrées de mille coquillages, exalté par la vue de quelques madrépores qui sentaient le varech, les algues et les ouragans atlantiques. Admirant plus loin les délicates miniatures, les arabesques d’azur et d’or qui enrichissaient quelque précieux missel manuscrit, il oubliait les tumultes de la mer. Mollement balancé dans une pensée de paix, il épousait de nouveau l’étude et la science, souhaitait la grasse vie des moines exempte de chagrins, exempte de plaisirs, et se couchait au fond d’une cellule en contemplant par sa fenêtre en ogive les prairies, les bois, les vignobles de son monastère. Devant quelques Teniers, il endossait la casaque d’un soldat ou la misère d’un ouvrier; il désirait porter le bonnet sale et enfumé des Flamands, s’enivrait de bière, jouait aux cartes avec eux, et souriait à une grosse paysanne d’attrayant embonpoint. Il grelottait en voyant une tombée de neige de Mieris, ou se battait en regardant un combat de Salvator-Rosa. Il caressait un tomhawk d’Illinois, et sentait le scalpel d’un Chérokée qui lui enlevait la peau du crâne. Émerveillé à l’aspect d’un rebec, il le confiait à la main d’une châtelaine, il écoutait sa romance mélodieuse en lui déclarant son amour, le soir, auprès d’une cheminée gothique, dans la pénombre où se perdait un regard de consentement. Il s’accrochait à toutes les joies, saisissait toutes les douleurs, s’emparait de toutes les formules d’existence en éparpillant si généreusement sa vie et ses sentimens sur les simulacres de cette nature plastique et vide, que le bruit de ses pas retentissait dans son ame comme le son lointain d’un autre 29monde, comme la rumeur de Paris arrive sur les tours de Notre-Dame.
En montant l’escalier intérieur qui conduisait aux salles situées au premier étage, il vit des boucliers votifs, des panoplies, des tabernacles sculptés, des figures en bois pendues aux murs, posées sur chaque marche. Poursuivi par les formes les plus étranges, par des créations merveilleuses assises sur les confins de la mort et de la vie, il marchait dans les enchantemens d’un songe; enfin doutant de son existence, il était comme ces objets curieux, ni tout-à-fait mort, ni tout-à-fait vivant. Quand il entra dans les nouveaux magasins, le jour commençait à pâlir; mais la lumière semblait inutile aux richesses resplendissantes d’or et d’argent qui s’y trouvaient entassées. Les plus coûteux caprices de dissipateurs morts sous des mansardes après avoir possédé plusieurs millions, étaient dans ce vaste bazar des folies humaines. Une écritoire payée cent mille francs et rachetée pour cent sous, gisait auprès d’une serrure à secret dont le prix aurait suffi jadis à la rançon d’un roi. Là, le génie humain apparaissait dans toutes les pompes de sa misère, dans toute la gloire de ses petitesses gigantesques. Une table d’ébène, véritable idole d’artiste, sculptée d’après les dessins de Jean Goujon et qui coûta jadis plusieurs années de travail, avait été peut-être acquise au prix du bois à brûler. Des coffrets précieux, des meubles faits par la main des fées, y étaient dédaigneusement amoncelés.
– Vous avez des millions ici, s’écria le jeune homme en arrivant à la pièce qui terminait une immense enfilade d’appartemens dorés et sculptés par des artistes du siècle dernier.
– Dites des milliards, répondit le gros garçon joufflu. 30Mais ce n’est rien encore! Montez au troisième étage, et vous verrez!
L’inconnu suivit son conducteur et parvint à une quatrième galerie où successivement passèrent devant ses yeux fatigués: plusieurs tableaux du Poussin, une sublime statue de Michel-Ange, quelques ravissans paysages de Claude Lorrain, un Gérard Dow qui ressemblait à une page de Sterne, des Rembrandt, des Murillo, des Velasquez sombres et colorés comme un poëme de lord Byron; puis des bas-reliefs antiques, des coupes d’agate, des onyx merveilleux; enfin c’était des travaux à dégoûter du travail, des chefs-d’œuvre accumulés à faire prendre en haine les arts et à tuer l’enthousiasme. Il arriva devant une vierge de Raphaël, mais il était las de Raphaël; une figure de Corrège qui voulait un regard ne l’obtint même pas; un vase inestimable en porphyre antique et dont les sculptures circulaires représentaient, de toutes les priapées romaines, la plus grotesquement licencieuse, délices de quelque Corinne, eut à peine un sourire. Il étouffait sous les débris de cinquante siècles évanouis, il était malade de toutes ces pensées humaines, assassiné par le luxe et les arts, oppressé sous ces formes renaissantes qui, pareilles à des monstres enfantés sous ses pieds par quelque malin génie, lui livraient un combat sans fin. Semblable en ses caprices à la chimie moderne qui résume la création par un gaz, l’ame ne compose-t-elle pas de terribles poisons par la rapide concentration de ses jouissances, de ses forces ou de ses idées? Beaucoup d’hommes ne périssent-ils pas sous le foudroiement de quelque acide moral soudainement épandu dans leur être intérieur?
31– Que contient cette boîte, demanda-t-il en arrivant à un grand cabinet, dernier monceau de gloire, d’efforts humains, d’originalités, de richesses, parmi lesquelles il montra du doigt une grande caisse carrée, construite en acajou, suspendue à un clou par une chaîne d’argent.
– Ah! monsieur en a la clef, dit le gros garçon avec un air de mystère. Si vous désirez voir ce portrait, je me hasarderai volontiers à le prévenir.
– Vous hasarder! reprit le jeune homme. Votre maître est-il un prince?
– Mais, je ne sais pas, répondit le garçon.
Ils se regardèrent pendant un moment aussi étonnés l’un que l’autre. L’apprenti interpréta le silence de l’inconnu comme un souhait, et le laissa seul dans le cabinet.
Vous êtes-vous jamais lancé dans l’immensité de l’espace et du temps, en lisant les œuvres géologiques de Cuvier? Emporté par son génie, avez-vous plané sur l’abîme sans bornes du passé, comme soutenu par la main d’un enchanteur? En découvrant de tranche en tranche, de couche en couche, sous les carrières de Montmartre ou dans les schistes de l’Oural, ces animaux dont les dépouilles fossilisées appartiennent à des civilisations antédiluviennes, l’ame est effrayée d’entrevoir des milliards d’années, des millions de peuples que la faible mémoire humaine, que l’indestructible tradition divine ont oubliés et dont la cendre, poussée à la surface de notre globe, y forme les deux pieds de terre qui nous donnent du pain et des fleurs. Cuvier n’est-il pas le plus grand poète de notre siècle? Lord Byron a bien reproduit par des mots quelques agitations morales; mais notre immortel naturaliste a re32construit des mondes avec des os blanchis, a rebâti comme Cadmus des cités avec des dents, a repeuplé mille forêts de tous les mystères de la zoologie avec quelques fragmens de houille, a retrouvé des populations de géans dans le pied d’un mammouth. Ces figures se dressent, grandissent et meublent des régions en harmonie avec leurs statures colossales. Il est poète avec des chiffres, sublime en posant un zéro près d’un sept. Il réveille le néant sans prononcer des paroles grandement magiques; il fouille une parcelle de gypse, y aperçoit une empreinte, et vous crie: – Voyez! Soudain les marbres s’animalisent, la mort se vivifie, le monde se déroule! Après d’innombrables dynasties de créatures gigantesques, après des races de poissons et des clans de mollusques, arrive enfin le genre humain, produit dégénéré d’un type grandiose, brisé peut-être par le Créateur. Échauffés par son regard rétrospectif, ces hommes chétifs, nés d’hier, peuvent franchir le chaos, entonner un hymne sans limites et se configurer le passé de l’univers dans une sorte d’Apocalypse rétrograde. En présence de cette épouvantable résurrection due à la voix d’un seul homme, la miette dont l’usufruit nous est concédé dans cet infini sans nom, commun à toutes les sphères et que nous avons nommé LE TEMPS, cette minute de vie nous fait pitié. Nous nous demandons, écrasés que nous sommes sous tant d’univers en ruines, à quoi bon nos gloires, nos haines, nos amours; et si, pour devenir un point intangible dans l’avenir, la peine de vivre doit s’accepter? Déracinés du présent, nous sommes morts jusqu’à ce que notre valet de chambre entre et vienne nous dire: – Ma33dame la comtesse a répondu qu’elle attendait Monsieur.
Les merveilles dont l’aspect venait de présenter au jeune homme toute la création connue, mirent dans son ame l’abattement que produit chez le philosophe la vue scientifique des créations inconnues: il souhaita plus vivement que jamais de mourir, et tomba sur une chaise curule en laissant errer ses regards à travers les fantasmagories de ce panorama du passé. Les tableaux s’illuminèrent, les têtes de vierge lui sourirent, et les statues se colorèrent d’une vie trompeuse. À la faveur de l’ombre, et mises en danse par la fiévreuse tourmente qui fermentait dans son cerveau brisé, ces œuvres s’agitèrent et tourbillonnèrent devant lui: chaque magot lui jeta sa grimace, les yeux des personnages représentés dans les tableaux remuèrent en pétillant, chacune de ces formes frémit, sautilla, se détacha de sa place, gravement, légèrement, avec grâce ou brusquerie, selon ses mœurs, son caractère et sa contexture. Ce fut un mystérieux sabbat digne des fantaisies entrevues par le docteur Faust sur le Brocken. Mais, ces phénomènes d’optique 34enfantés par la fatigue, par la tension des forces oculaires ou par les caprices du crépuscule, ne pouvaient effrayer l’inconnu. Les terreurs de la vie étaient impuissantes sur une ame familiarisée avec les terreurs de la mort. Il favorisa même par une sorte de complicité railleuse les bizarreries de ce galvanisme moral dont les prodiges s’accouplaient aux dernières pensées qui lui donnaient encore le sentiment de l’existence. Le silence régnait si profondément autour de lui, que bientôt il s’aventura dans une douce rêverie dont les impressions graduellement noires suivirent, de nuance en nuance et comme par magie, les lentes dégradations de la lumière. Une lueur prête à quitter le ciel ayant fait reluire un dernier reflet rouge en luttant contre la nuit, il leva la tête, vit un squelette à peine éclairé qui le montra du doigt, et pencha dubitativement le crâne de droite à gauche, comme pour lui dire: – Les morts ne veulent pas encore de toi!
En passant la main sur son front pour en chasser le sommeil, le jeune homme sentit distinctement un vent frais produit par je ne sais quoi de velu qui lui effleura les joues, et frissonna. Les vitres ayant retenti d’un claque35ment sourd, il pensa que cette froide caresse digne des mystères de la tombe lui avait été faite par quelque chauve-souris. Pendant un moment encore, les vagues reflets du couchant lui permirent d’apercevoir indistinctement les fantômes par lesquels il était entouré; puis toute cette nature morte s’abolit dans une même teinte noire. La nuit, l’heure de mourir était subitement venue. Il s’écoula, dès ce moment, un certain laps de temps pendant lequel il n’eut aucune perception claire des choses terrestres, soit qu’il se fût enseveli dans une rêverie plus profonde, soit qu’il eût cédé à la somnolence provoquée par ses fatigues et par la multitude des pensées qui lui déchiraient le cœur. Tout-à-coup il crut avoir été appelé par une voix terrible et tressaillit comme lorsqu’au milieu d’un brûlant cauchemar nous sommes précipités d’un seul bond dans les profondeurs d’un abîme. Il ferma les yeux, les rayons d’une vive lumière l’éblouissaient, il voyait briller au sein des ténèbres une sphère rougeâtre dont le centre était occupé par un petit vieillard qui se tenait debout et dirigeait sur lui la clarté d’une lampe. Il ne l’avait entendu ni venir, ni parler, ni se mouvoir. Cette apparition eut quelque chose de magique. L’homme le plus intrépide, surpris ainsi dans son sommeil, aurait sans doute tremblé devant ce personnage extraordinaire qui semblait être sorti d’un sarcophage voisin. La singulière jeunesse qui animait les yeux immobiles de cette espèce de fantôme empêchait l’inconnu de croire à des effets surnaturels; néanmoins, pendant le rapide intervalle qui sépara sa vie somnambulique de sa vie réelle, il demeura dans le doute philosophique recommandé par Descartes, et fut alors, malgré lui, sous la puissance de ces inexplicables hallucinations 36dont les mystères sont condamnés par notre fierté ou que notre science impuissante tâche en vain d’analyser.
Figurez-vous un petit vieillard sec et maigre, vêtu d’une robe en velours noir, serrée autour de ses reins par un gros cordon de soie. Sur sa tête, une calotte en velours également noir laissait passer, de chaque côté de la figure, les longues mèches de ses cheveux blancs et s’appliquait sur le crâne de manière à rigidement encadrer le front. La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Sans le bras décharné, qui ressemblait à un bâton sur lequel on aurait posé une étoffe et que le vieillard tenait en l’air pour faire porter sur le jeune homme toute la clarté de la lampe, ce visage aurait paru suspendu dans les airs. Une barbe grise et taillée en pointe cachait le menton de cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces têtes judaïques qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse. Les lèvres de cet homme étaient si décolorées, si minces, qu’il fallait une attention particulière pour deviner la ligne tracée par la bouche dans son blanc visage. Son large front ridé, ses joues blêmes et creuses, la rigueur implacable de ses petits yeux verts, dénués de cils et de sourcils, pouvaient faire croire à l’inconnu que le Peseur d’or de Gérard Dow était sorti de son cadre. Une finesse d’inquisiteur, trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. Il était impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond des cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs 37sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux; vous y auriez lu la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu. Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du père Éternel ou le masque ricaneur de Méphistophélès, car il se trouvait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche. En broyant toutes les peines humaines sous un pouvoir immense, cet homme devait avoir tué les joies terrestres. Le moribond frémit en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère étrangère au monde et où il vivait seul, sans jouissances parce qu’il n’avait plus d’illusions, sans douleur parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs. Le vieillard se tenait debout, immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière; ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient éclairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce cabinet mystérieux.
Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme au moment où il ouvrit les yeux, après avoir été bercé 38par des pensées de mort et de fantasques images. S’il demeura comme étourdi, s’il se laissa momentanément dominer par une croyance digne d’enfans qui écoutent les contes de leurs nourrices, il faut attribuer cette erreur au voile étendu sur sa vie et sur son entendement par ses méditations, à l’agacement de ses nerfs irrités, au drame violent dont les scènes venaient de lui prodiguer les atroces délices contenues dans un morceau d’opium. Cette vision avait lieu dans Paris, sur le quai Voltaire, au dix-neuvième siècle, temps et lieux où la magie devait être impossible. Voisin de la maison où le dieu de l’incrédulité française avait expiré, disciple de Gay-Lussac et d’Arago, contempteur des tours de gobelets que font les hommes du pouvoir, l’inconnu n’obéissait sans doute qu’aux fascinations poétiques dont il avait accepté les prestiges et auxquelles nous nous prêtons souvent comme pour fuir de désespérantes vérités, comme pour tenter la puissance de Dieu. Il trembla donc devant cette lumière et ce vieillard, agité par l’inexplicable pressentiment de quelque pouvoir étrange; mais cette émotion était semblable à celle que nous avons tous éprouvée devant Napoléon, ou en présence de quelque grand homme brillant de génie et revêtu de gloire.
– Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël? lui dit courtoisement le vieillard d’une voix dont la sonorité claire et brève avait quelque chose de métallique. Et il posa la lampe sur le fût d’une colonne brisée, de manière à ce que la boîte brune reçût toute la clarté.
Aux noms religieux de Jésus-Christ et de Raphaël, il 39échappa au jeune homme un geste de curiosité, sans doute attendu par le marchand qui fit jouer un ressort. Soudain, le panneau d’acajou glissa dans une rainure, tomba sans bruit et livra la toile à l’admiration de l’inconnu. À l’aspect de cette immortelle création, il oublia les fantaisies du magasin, les caprices de son sommeil, redevint homme, reconnut dans le vieillard une créature de chair, bien vivante, nullement fantasmagorique, et revécut dans le monde réel. La tendre sollicitude, la douce sérénité du divin visage influèrent aussitôt sur lui. Quelque parfum épanché des cieux dissipa les tortures infernales qui lui brûlaient la moelle des os. La tête du Sauveur des hommes paraissait sortir des ténèbres figurées par un fond noir, une auréole de rayons étincelait vivement autour de sa chevelure d’où cette lumière voulait sortir; sous le front, sous les chairs, il y avait une éloquente conviction qui s’échappait de chaque trait par de pénétrantes effluves; les lèvres vermeilles venaient de faire entendre la parole de vie, et le spectateur en cherchait le retentissement sacré dans les airs, il en demandait les ravissantes paraboles au silence, il l’écoutait dans l’avenir, la retrouvait dans les enseignemens du passé. L’Évangile était traduit par la simplicité calme de ces adorables yeux où se réfugiaient les ames troublées, enfin sa religion se lisait tout entière en un suave et magnifique sourire qui semblait exprimer ce précepte où elle se résume: – Aimez-vous les uns les autres! Cette peinture inspirait une prière, recommandait le pardon, étouffait l’égoïsme, réveillait toutes les vertus endormies. Partageant le privilége des enchantemens de la musique, l’œuvre de Raphaël vous jetait sous le charme 40impérieux des souvenirs, et son triomphe était complet, on oubliait le peintre. Le prestige de la lumière agissait encore sur cette merveille; par momens, il semblait que la tête s’élevât dans le lointain, au sein de quelque nuage.
– J’ai couvert cette toile de pièces d’or, dit froidement le marchand.
– Eh bien! il va falloir mourir, s’écria le jeune homme qui sortait d’une rêverie dont la dernière pensée l’avait ramené vers sa fatale destinée, en le faisant descendre, par d’insensibles déductions, d’une dernière espérance à laquelle il s’était attaché.
– Ah! ah! j’avais donc raison de me méfier de toi, répondit le vieillard en saisissant les deux mains du jeune homme qu’il serra par les poignets dans l’une des siennes, comme dans un étau.
L’inconnu sourit tristement de cette méprise et dit d’une voix douce: – Hé, Monsieur, ne craignez rien, il s’agit de ma vie et non de la vôtre. Pourquoi n’avouerai-je pas une innocente supercherie, reprit-il après avoir regardé le vieillard inquiet. En attendant la nuit, afin de pouvoir me noyer sans esclandre, je suis venu voir vos richesses. Qui ne pardonnerait ce dernier plaisir à un homme de science et de poésie?
Le soupçonneux marchand examina d’un œil sagace le morne visage de son faux chaland tout en l’écoutant parler. Rassuré bientôt par l’accent de cette voix douloureuse, ou lisant peut-être dans ces traits décolorés les sinistres destinées qui naguère avaient fait frémir les joueurs, il lâcha les mains; mais par un reste de suspicion qui révélait une expérience au moins centenaire, il 41étendit nonchalamment le bras vers un buffet comme pour s’appuyer, et dit en y prenant un stylet: – Êtes-vous depuis trois ans surnuméraire au trésor, sans y avoir touché de gratification?
L’inconnu ne put s’empêcher de sourire en faisant un geste négatif.
– Votre père vous a-t-il trop vivement reproché d’être venu au monde, ou bien êtes-vous déshonoré?
– Si je voulais me déshonorer, je vivrais.
– Avez-vous été sifflé aux Funambules, ou vous trouvez-vous obligé de composer des flons flons pour payer le convoi de votre maîtresse? N’auriez-vous pas plutôt la maladie de l’or, voulez-vous détrôner l’ennui? Enfin, quelle erreur vous engage à mourir?
– Ne cherchez pas le principe de ma mort dans les raisons vulgaires qui commandent la plupart des suicides. Pour me dispenser de vous dévoiler des souffrances inouïes et qu’il est difficile d’exprimer en langage humain, je vous dirai que je suis dans la plus profonde, la plus ignoble, la plus perçante de toutes les misères. Et, ajouta-t-il d’un ton de voix dont la fierté sauvage démentait ses paroles précédentes, je ne veux mendier ni secours ni consolations.
– Eh! eh! Ces deux syllabes que d’abord le vieillard fit entendre pour toute réponse ressemblèrent au cri d’une crecelle. Puis il reprit ainsi: – Sans vous forcer à m’implorer, sans vous faire rougir, et sans vous donner un centime de France, un parat du Levant, un tarain de Sicile, un heller d’Allemagne, une seule des sesterces ou des oboles de l’ancien monde ni une piastre du nou42veau; sans vous offrir quoi que ce soit en or, argent, billon, papier, billet, je veux vous faire plus riche, plus puissant et plus considéré que ne peut l’être un roi constitutionnel.
Le jeune homme crut le vieillard en enfance, et resta comme engourdi, sans oser répondre.
– Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout-à-coup la lampe pour en diriger la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cette PEAU DE CHAGRIN, ajouta-t-il.
43Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus du siége où il s’était assis un morceau de chagrin accroché sur le mur et dont la dimension n’excédait pas celle d’une peau de renard; mais par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux, que vous eussiez dit d’une petite comète. Le jeune incrédule s’approcha de ce prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une phrase mentale. Cependant animé d’une curiosité bien légitime, il se pencha pour la regarder alternativement sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité: les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière; il démontra mathématiquement la raison de ce phénomène au vieillard qui, pour toute réponse, sourit avec malice. Ce sourire de supériorité fit croire au jeune savant qu’il était dupe en ce moment de quelque charlatanisme, il ne voulut pas emporter une énigme de plus dans la tombe, et retourna promptement la peau comme un enfant pressé de connaître les secrets de son jouet nouveau.
– Ah! ah! s’écria-t-il, voici l’empreinte du sceau que les Orientaux nomment le cachet de Salomon.
– Vous le connaissez donc, demanda le marchand dont les narines laissèrent passer deux ou trois bouffées 44d’air qui peignirent plus d’idées que n’en pouvaient exprimer les plus énergiques paroles.
– Existe-t-il au monde un homme assez simple pour croire à cette chimère, s’écria le jeune homme piqué d’entendre ce rire muet et plein d’amères dérisions. Ne savez-vous pas, ajouta-t-il, que les superstitions de l’Orient ont consacré la forme mystique et les caractères mensongers de cet emblême qui représente une puissance fabuleuse. Je ne crois pas devoir être plus taxé de niaiserie dans cette circonstance, que si je parlais des Sphinx ou des Griffons, dont l’existence est en quelque sorte scientifiquement admise.
– Puisque vous êtes un orientaliste, reprit le vieillard, peut-être lirez-vous cette sentence.
Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l’envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis appartenu.
– J’avoue, s’écria l’inconnu, que je ne devine guère le procédé dont on se sera servi pour graver si profondément ces lettres sur la peau d’un onagre.
Et, se retournant avec vivacité vers les tables chargées de curiosités, ses yeux parurent y chercher quelque chose.
– Que voulez-vous? demanda le vieillard.
– Un instrument pour trancher le chagrin, afin de voir si les lettres y sont empreintes ou incrustées.
Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu, qui le prit et tenta d’entamer la peau à l’endroit où les paroles se trouvaient écrites; mais quand il eut enlevé une légère 45couche de cuir, les lettres y reparurent si nettes et tellement conformes à celles qui étaient imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n’en avoir rien ôté.
– L’industrie du Levant a des secrets qui lui sont réellement particuliers, dit-il en regardant la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude.
– Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en prendre aux hommes qu’à Dieu!
46Les paroles mystérieuses étaient disposées de la manière suivante.
[illustration en sanskrit]
47Ce qui voulait dire en français:
SI TU ME POSSÈDES, TU POSSÉDERAS TOUT.
MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA. DIEU L’A
VOULU AINSI, DÉSIRE, ET TES DÉSIRS
SERONT ACCOMPLIS. MAIS RÈGLE
TES SOUHAITS SUR TA VIE.
ELLE EST LA. À CHAQUE
VOULOIR JE DÉCROITRAI
COMME TES JOURS.
ME VEUX-TU?
PRENDS. DIEU
T’EXAUCERA.
SOIT!
– Ah, vous lisez couramment le sanscrit, dit le vieillard. Peut-être avez-vous voyagé en Perse ou dans le Bengale?
– Non, Monsieur, répondit le jeune homme en tâtant avec curiosité cette peau symbolique, assez semblable à une feuille de métal par son peu de flexibilité.
Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l’avait prise, en lançant au jeune homme un regard empreint d’une froide ironie qui semblait dire: Il ne pense déjà plus à mourir.
– Est-ce une plaisanterie, est-ce un mystère? demanda le jeune inconnu.
Le vieillard hocha de la tête et dit gravement: – Je ne saurais vous répondre. J’ai offert le terrible pouvoir 48que donne ce talisman, à des hommes doués de plus d’énergie que vous ne paraissez en avoir; mais tout en se moquant de la problématique influence qu’il devait exercer sur leurs destinées futures, aucun n’a voulu se risquer à conclure ce contrat si fatalement proposé par je ne sais quelle puissance. Je pense comme eux, j’ai douté, je me suis abstenu, et…
– Et vous n’avez pas même essayé! dit le jeune homme en l’interrompant.
– Essayer, reprit le vieillard. Si vous étiez sur la colonne de la place Vendôme, essaieriez-vous de vous jeter dans les airs? Peut-on arrêter le cours de la vie? L’homme a-t-il jamais pu scinder la mort? Avant d’entrer dans ce cabinet, vous aviez résolu de vous suicider; mais tout-à-coup un secret vous occupe et vous distrait de mourir. Enfant! Chacun de vos jours ne vous offrira-t-il pas une énigme plus intéressante que ne l’est celle-ci. Écoutez-moi. J’ai vu la cour licencieuse du régent. Comme vous, j’étais alors dans la misère, j’ai mendié mon pain; néanmoins j’ai atteint l’âge de cent deux ans, et suis devenu millionnaire: le malheur m’a donné la fortune, l’ignorance m’a instruit. Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort: VOULOIR et POUVOIR. Entre ces deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel 49état de calme. Ainsi, le désir ou le vouloir est mort en moi, tué par la pensée; le mouvement ou le pouvoir s’est résolu par le jeu naturel de mes organes; en deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, non dans les sens qui s’émoussent, mais dans le cerveau qui ne s’use pas et survit à tout. Rien d’excessif n’a froissé ni mon ame ni mon corps. Cependant, j’ai vu le monde entier: mes pieds ont foulé les plus hautes montagnes de l’Asie et de l’Amérique, j’ai appris tous les langages humains et j’ai vécu sous tous les régimes; j’ai prêté mon argent à un Chinois en prenant pour gage le corps de son père, j’ai dormi sous la tente de l’Arabe sur la foi de sa parole, j’ai signé des contrats dans toutes les capitales européennes, et j’ai laissé sans crainte mon or dans le wigham des sauvages, enfin j’ai tout obtenu parce que j’ai tout su dédaigner. Ma seule ambition a été de voir. Voir, n’est-ce pas savoir? Oh! savoir, jeune homme, n’est-ce pas jouir intuitivement, n’est-ce pas découvrir la substance même du fait et s’en emparer essentiellement? Que reste-t-il d’une possession matérielle? une idée. Jugez alors combien doit être belle la vie d’un homme qui, pouvant empreindre toutes les réalités dans sa pensée, transporte en son ame les sources du bonheur, en extrait mille voluptés idéales dépouillées des souillures terrestres. La pensée est la clef de tous les trésors, elle procure les joies de l’avare sans donner ses soucis. Aussi ai-je plané sur le monde où mes plaisirs ont toujours été des jouissances intellectuelles. Mes débauches étaient la contemplation des mers, des peuples, des forêts, des montagnes! J’ai tout vu, mais tranquillement, sans fatigue; je n’ai jamais rien désiré, j’ai 50tout attendu, je me suis promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui m’appartenait. Ce que les hommes appellent chagrins, amours, ambition, revers, tristesse, sont pour moi des idées que je change en rêveries; au lieu de les sentir, je les exprime, je les traduis; au lieu de leur laisser dévorer ma vie, je les dramatise, je les développe, je m’en amuse comme de romans que je lirais par une vision intérieure. N’ayant jamais lassé mes organes, je jouis encore d’une santé robuste; mon ame ayant hérité de toute la force dont je n’abusais pas, cette tête est encore mieux meublée que ne le sont mes magasins. Là, dit-il en se frappant le front, là sont les vrais millions. Je passe des journées délicieuses en jetant un regard intelligent dans le passé, j’évoque des pays entiers, des sites, des vues de l’Océan, des figures historiquement belles! J’ai un sérail imaginaire où je possède toutes les femmes que je n’ai pas eues. Je revois souvent vos guerres, vos révolutions et je les juge. Oh! comment préférer de fébriles, de légères admirations pour quelques chairs plus ou moins colorées, pour des formes plus ou moins rondes! comment préférer tous les désastres de vos volontés trompées, à la faculté sublime de faire comparaître en soi l’univers, au plaisir immense de se mouvoir sans être garrotté par les liens du temps ni par les entraves de l’espace, au plaisir de tout embrasser, de tout voir, de se pencher sur le bord du monde pour interroger les autres sphères, pour écouter Dieu! Ceci, dit-il d’une voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis, là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui 51font trop vivre, car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir: qui pourrait déterminer le point où la volupté devient un mal et celui où le mal est encore la volupté? les plus vives lumières du monde idéal ne caressent-elles pas la vue, tandis que les plus douces ténèbres du monde physique la blessent toujours; le mot de Sagesse ne vient-il pas de savoir? et qu’est-ce que la folie, sinon l’excès d’un vouloir ou d’un pouvoir?
– Eh bien, oui! je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la Peau de chagrin.
– Jeune homme, prenez garde, s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.
– J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée, mais elles ne m’ont même pas nourri, répliqua l’inconnu. Je ne veux être la dupe ni d’une prédication digne de Swedenborg, ni de votre amulette orientale, ni des charitables efforts que vous faites, monsieur, pour me retenir dans un monde où mon existence est désormais impossible. Voyons? ajouta-t-il en serrant le talisman d’une main convulsive et regardant le vieillard. Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs, plus pétillans, et soient de force à nous enivrer pour trois jours. Que la nuit soit parée de femmes ardentes! Je veux que la Débauche en délire et rugissante nous emporte dans son char à quatre chevaux, par delà les bornes du monde, pour nous verser sur des plages inconnues: que les ames montent dans les cieux ou se 52plongent dans la boue, je ne sais si, alors, elles s’élèvent ou s’abaissent; peu m’importe! Donc je commande à ce pouvoir sinistre de me fondre toutes les joies dans une joie. Oui, j’ai besoin d’embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière étreinte pour en mourir. Aussi souhaité-je et des priapées antiques après boire, et des chants à réveiller les morts, et de triples baisers, des baisers sans fin dont le bruit passe sur Paris comme un craquement d’incendie, y réveille les époux et leur inspire une ardeur cuisante qui rajeunisse même les septuagénaires!
Un éclat de rire parti de la bouche du petit vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruissement de l’enfer, et l’interdit si despotiquement qu’il se tut.
– Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir tout-à-coup pour donner passage à des tables somptueusement servies et à des convives de l’autre monde? Non, non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte. Tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours figuré par cette peau se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant. Le brachmane auquel je dois ce talisman m’a jadis expliqué qu’il s’opérerait un mystérieux accord entre les destinées et les souhaits du possesseur. Votre premier désir est vulgaire, je pourrais le réaliser; mais j’en laisse le soin aux événemens de votre nouvelle existence. Après tout, vous vouliez mourir? hé bien, votre suicide n’est que retardé!
L’inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours 53plaisanté par ce singulier vieillard dont l’intention demi-philantropique lui parut clairement démontrée dans cette dernière raillerie, s’écria: – Je verrai bien, monsieur, si ma fortune changera pendant le temps que je vais mettre à franchir la largeur du quai. Mais si vous ne vous moquez pas d’un malheureux, je désire, pour me venger d’un si fatal service, que vous tombiez amoureux d’une danseuse! Vous comprendrez alors le bonheur d’une débauche, et peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les biens que vous avez si philosophiquement ménagés.
Il sortit sans entendre un grand soupir que poussa le vieillard, traversa les salles et descendit les escaliers de cette maison, suivi par le gros garçon joufflu qui voulut vainement l’éclairer, il courait avec la prestesse d’un voleur pris en flagrant délit. Aveuglé par une sorte de délire, il ne s’aperçut même pas de l’incroyable ductilité de la Peau de chagrin, qui, devenue souple comme un gant, se roula sous ses doigts frénétiques et put entrer dans la poche de son habit où il la mit presque machinalement. En s’élançant de la porte du magasin sur la chaussée, il heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras dessus bras dessous.
– Animal!
– Imbécile!
Telles furent les gracieuses interpellations qu’ils échangèrent.
– Eh! c’est Raphaël.
– Ah bien! nous te cherchions.
– Quoi! c’est vous.
Ces trois phrases amicales succédèrent à l’injure, aus54sitôt que la clarté d’un réverbère balancé par le vent frappa les visages de ce groupe étonné.
– Mon cher ami, dit à Raphaël le jeune homme qu’il avait failli renverser, tu vas venir avec nous.
– De quoi s’agit-il donc?
– Avance toujours, je te conterai l’affaire en marchant.
De force ou de bonne volonté, Raphaël fut entouré de ses amis qui, l’ayant enchaîné par les bras dans leur joyeuse bande, l’entraînèrent vers le Pont-des-Arts.
– Mon cher, dit l’orateur en continuant, nous sommes à ta poursuite depuis une semaine environ. À ton respectable hôtel Saint-Quentin, dont par parenthèse l’enseigne inamovible offre des lettres toujours alternativement noires et rouges comme au temps de J.-J. Rousseau, ta Léonarde nous a dit que tu étais parti pour la campagne au mois de juin. Cependant, nous n’avions certes pas l’air de gens 55d’argent, huissiers, créanciers, gardes du commerce, etc. N’importe! Rastignac t’avait aperçu la veille aux Bouffons, nous avons repris courage, et mis de l’amour-propre à découvrir si tu te perchais sur les arbres des Champs-Elysées, si tu allais coucher pour deux sous dans ces maisons philantropiques où les mendians dorment appuyés sur des cordes tendues, ou si plus heureux ton bivouac n’était pas établi dans quelque boudoir. Nous ne t’avons rencontré nulle part, ni sur les écrous de Sainte-Pélagie, ni sur ceux de la Force! Les ministères, l’Opéra, les maisons conventuelles, cafés, bibliothèques, listes de préfets, bureaux de journalistes, restaurans, foyers de théâtre, bref, tout ce qu’il y a dans Paris de bons et de mauvais lieux ayant été savamment explorés, nous gémissions sur la perte d’un homme doué d’assez de génie pour se faire également chercher à la cour et dans les prisons. Nous parlions de te canoniser comme un héros de juillet! et, ma parole d’honneur, nous te regrettions.
En ce moment, Raphaël passait avec ses amis sur le Pont-des-Arts d’où, sans les écouter, il regardait la Seine dont les eaux mugissantes répétaient les lumières de Paris. Au-dessus de ce fleuve dans lequel il voulait se précipiter naguère, les prédictions du vieillard étaient accomplies, l’heure de sa mort se trouvait déjà fatalement retardée.
– Et, nous te regrettions vraiment! dit son ami poursuivant toujours sa thèse. Il s’agit d’une combinaison dans laquelle nous te comprenions en ta qualité d’homme supérieur, c’est-à-dire d’homme qui sait se mettre au-dessus de tout. L’escamotage de la muscade constitutionnelle sous le gobelet royal se fait aujourd’hui, mon cher, plus gravement que 56jamais. L’infâme Monarchie renversée par l’héroïsme populaire était une femme de mauvaise vie avec laquelle on pouvait rire et banqueter; mais la Patrie est une épouse acariâtre et vertueuse dont il nous faut accepter, bon gré, mal gré, les caresses compassées. Or donc, le pouvoir s’est transporté, comme tu sais, des Tuileries chez les journalistes, de même que le budget a changé de quartier, en passant du faubourg Saint-Germain à la Chaussée-d’Antin. Mais, voici ce que tu ne sais peut-être pas! Le gouvernement, c’est-à-dire l’aristocratie de banquiers et d’avocats qui font aujourd’hui de la patrie comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie, a senti la nécessité de mystifier le bon peuple de France avec des mots nouveaux et de vieilles idées, à l’instar des philosophes de toutes les écoles et des hommes forts de tous les temps. Il s’agit donc de nous inculquer une opinion royalement nationale, en nous prouvant qu’il est bien plus heureux de payer douze cents millions trente-trois centimes à la patrie représentée par messieurs tels et tels, que onze cents millions neuf centimes à un roi qui disait moi au lieu de dire nous. En un mot, un journal armé de deux ou trois cents bons mille francs vient d’être fondé dans le but de faire une opposition qui contente les mécontens, sans nuire au gouvernement national du roi-citoyen. Or, comme nous nous moquons de la liberté autant que du despotisme, de la religion aussi bien que de l’incrédulité; que pour nous la patrie est une capitale où toutes les idées s’échangent, où tous les jours amènent de succulens dîners, de nombreux spectacles, où fourmillent de licencieuses prostituées, des soupers qui ne finissent que 57le lendemain, des amours qui vont à l’heure comme les citadines; que Paris sera toujours la plus adorable de toutes les patries! la patrie de la joie, de la liberté, de l’esprit, des jolies femmes, des mauvais sujets, du bon vin, et où le bâton du pouvoir ne se fera jamais trop sentir, puisque l’on est près de ceux qui le tiennent.
Nous, véritables sectateurs du dieu Méphistophélès!
Avons entrepris de badigeonner l’esprit public, de rhabiller les acteurs, de clouer de nouvelles planches à la baraque gouvernementale, de médicamenter les doctrinaires, de recuire les vieux républicains, de réchampir les bonapartistes et de ravitailler les centres, pourvu qu’il nous soit permis de rire in petto des rois et des peuples, de ne pas être le soir de notre opinion du matin, et de passer une joyeuse vie à la Panurge ou more orientali, couchés sur de moelleux coussins. Nous te destinions les rênes de cet empire macaronique et burlesque, ainsi nous t’emmenons de ce pas au dîner donné par le fondateur dudit journal, un banquier retiré qui, ne sachant que faire de son or, veut le changer en esprit. Tu y seras accueilli comme un frère, nous t’y saluerons roi de ces esprits frondeurs que rien n’épouvante et dont la perspicacité découvre les intentions de l’Autriche, de l’Angleterre ou de la Russie, avant que la Russie, l’Angleterre ou l’Autriche n’aient des intentions! Oui, nous t’instituerons le souverain de ces puissances intelligentes qui fournissent au monde les Mirabeau, les Talleyrand, les Pitt, les Metternich, enfin tous ces hardis Crispins qui jouent entre eux les destinées d’un empire comme les hommes vulgaires jouent leur kirchen-waser aux dominos. Nous 58t’avons donné pour le plus intrépide compagnon qui jamais ait étreint corps à corps la Débauche, ce monstre admirable avec lequel veulent lutter tous les esprits forts! Nous avons même affirmé qu’il ne t’a pas encore vaincu. J’espère que tu ne feras pas mentir nos éloges. Taillefer, notre Amphitryon, nous a promis de surpasser les étroites saturnales de nos petits Lucullus modernes. Il est assez riche pour mettre de la grandeur dans les petitesses, de l’élégance et de la grâce dans le vice. Entends-tu, Raphaël, lui demanda l’orateur en s’interrompant.
– Oui, répondit le jeune homme moins étonné de l’accomplissement de ses souhaits que surpris de la manière naturelle par laquelle les événemens s’enchaînaient; et, quoiqu’il lui fût impossible de croire à une influence magique, il admirait les hasards de la destinée humaine.
– Mais tu nous dis oui, comme si tu pensais à la mort de ton grand-père, lui répliqua l’un de ses voisins.
– Ah! reprit Raphaël avec un accent de naïveté qui fit rire ces écrivains, l’espoir de la jeune France, je pensais, mes amis, que nous voilà près de devenir de bien grands coquins! Jusqu’à présent nous avons fait de l’impiété entre deux vins, nous avons pesé la vie étant ivres, nous avons prisé les hommes et les choses en digérant; vierges du fait, nous étions hardis en paroles; mais marqués maintenant par le fer chaud de la politique, nous allons entrer dans ce grand bagne et y perdre nos illusions. Quand on ne croit plus qu’au diable, il est permis de regretter le paradis de la jeunesse, le temps d’innocence où nous tendions dévotement la langue à un bon prêtre, pour recevoir le sacré corps de notre Sei59gneur Jésus-Christ. Ah! mes bons amis, si nous avons eu tant de plaisir à commettre nos premiers péchés, c’est que nous avions des remords pour les embellir et leur donner du piquant, de la saveur; tandis que maintenant….
– Oh! maintenant, reprit le premier interlocuteur, il nous reste….
– Quoi, dit un autre.
– Le crime….
– Voilà un mot qui a toute la hauteur d’une potence et toute la profondeur de la Seine, répliqua Raphaël.
– Oh! tu ne m’entends pas. Je parle des crimes politiques. Depuis ce matin, je n’envie qu’une existence, celle des conspirateurs. Demain, je ne sais si ma fantaisie durera toujours, mais ce soir la vie pâle de notre civilisation, unie comme la rainure d’un chemin de fer, fait bondir mon cœur de dégoût! Je suis épris de passion pour les malheurs de la déroute de Moscou, pour les émotions du Corsaire rouge et pour l’existence des contrebandiers. Puisqu’il n’y a plus de Chartreux en France, 60je voudrais au moins un Botany-bay, une espèce d’infirmerie destinée aux petits lords Byrons, qui, après avoir chiffonné la vie comme une serviette après dîner, n’ont plus rien à faire qu’à incendier leur pays, se brûler la cervelle, conspirer pour la république ou demander la guerre….
– Émile, dit avec feu le voisin de Raphaël à l’interlocuteur, foi d’homme, sans la révolution de juillet, je me faisais prêtre pour aller mener une vie animale au fond de quelque campagne, et…
– Et tu aurais lu le bréviaire tous les jours?
– Oui.
– Tu es un fat.
– Nous lisons bien les journaux.
– Pas mal, pour un journaliste! Mais, tais-toi, nous marchons au milieu d’une masse d’abonnés. Le journalisme, vois-tu? c’est la religion des sociétés modernes, et il y a progrès.
– Comment?
– Les pontifes ne sont pas tenus de croire, ni le peuple non plus.
En devisant ainsi, comme de braves gens qui savaient le De Viris illustribus depuis longues années, ils arrivèrent à un hôtel de la rue Joubert.
Émile était un auteur qui avait conquis plus de gloire dans ses chutes que les autres n’en recueillent de leurs succès. Hardi dans ses compositions, plein de verve et de mordant, il possédait toutes les qualités que comportaient ses défauts. Franc et rieur, il disait en face mille épigrammes à un ami, qu’absent, il défendait avec cou61rage et loyauté. Il se moquait de tout, même de son avenir. Toujours dépourvu d’argent, il restait, comme tous les hommes de quelque portée, plongé dans une inexprimable paresse, jetant un livre dans un mot au nez de gens qui ne savaient pas mettre un mot dans leurs livres. Prodigue de promesses qu’il ne réalisait jamais, il s’était fait de sa fortune et de sa gloire un coussin pour dormir, courant ainsi la chance de se réveiller vieux à l’hôpital. D’ailleurs, ami jusqu’à l’échafaud, fanfaron de cynisme et simple comme un enfant, il ne travaillait que par boutade ou par nécessité.
– Nous allons faire, suivant l’expression de maître Alcofribas, un fameux tronçon de chiere lie, dit-il à Raphaël en lui montrant les caisses de fleurs qui embaumaient et verdissaient les escaliers.
62– J’aime les porches bien chauffés et garnis de riches tapis, répondit Raphaël. Le luxe dès le péristyle est rare en France. Ici, je me sens renaître.
– Et là-haut nous allons boire et rire encore une fois, mon pauvre Raphaël. Ah ça! reprit-il, j’espère que nous serons les vainqueurs et que nous marcherons sur toutes ces têtes-là. Puis, d’un geste moqueur, il lui montra les convives en entrant dans un salon qui resplendissait de dorures, de lumières, et où ils furent aussitôt accueillis par les jeunes gens les plus remarquables de Paris. L’un venait de révéler un talent neuf, et de rivaliser par son premier tableau avec les gloires de la peinture impériale. L’autre avait hasardé la veille un livre plein de verdeur, empreint d’une sorte de dédain littéraire et qui découvrait à l’école moderne de nouvelles routes. Plus loin, un statuaire dont la figure pleine de rudesse accusait quelque vigoureux génie, causait avec un de ces froids railleurs qui, selon l’occurrence, tantôt ne veulent voir de supériorités nulle part, et tantôt en reconnaissent partout. Ici, le plus spirituel de nos caricaturistes à l’œil malin, à la bouche mordante, guettait les épigrammes pour les traduire à coups de crayon. Là, ce jeune et audacieux écrivain, qui mieux que personne distillait la quintessence des pensées politiques, ou condensait en se jouant l’esprit d’un écrivain fécond, s’entretenait avec ce poète dont les écrits écraseraient toutes les œuvres du temps présent, si son talent avait la puissance de sa haine. Tous deux essayaient de ne pas dire la vérité et de ne pas mentir, en s’adressant de douces flatteries. Un musicien célèbre consolait en si bémol et d’une 63voix moqueuse un jeune homme politique récemment tombé de la tribune sans se faire aucun mal. De jeunes auteurs sans style étaient auprès de jeunes auteurs sans idées, des prosateurs pleins de poésie près de poètes prosaïques. Voyant ces êtres incomplets, un pauvre saint-simonien, assez naïf pour croire à sa doctrine, les accouplait avec charité, voulant sans doute les transformer en religieux de son ordre. Enfin, il s’y trouvait deux ou trois de ces savans, destinés à mettre de l’azote dans la conversation, et plusieurs vaudevillistes prêts à y jeter de ces lueurs éphémères, qui semblables aux étincelles du diamant, ne donnent ni chaleur ni lumière. Quelques hommes à paradoxes, riant sous cape des gens qui épousent leurs admirations ou leurs mépris pour les hommes et les choses, faisaient déjà de cette politique à double tranchant avec laquelle ils conspirent contre tous les systèmes, sans prendre parti pour aucun. Le jugeur, qui ne s’étonne de rien, qui se mouche au milieu d’une cavatine aux Bouffons, y crie brava avant tout le monde, et contredit ceux qui préviennent son avis, était là, cherchant à s’attribuer les mots des gens d’esprit. Parmi ces convives, cinq avaient de l’avenir, une dizaine devait obtenir quelque gloire viagère; quant aux autres, ils pouvaient comme toutes les médiocrités se dire le fameux mensonge de Louis XVIII: Union et Oubli. L’Amphitryon avait la gaîté soucieuse d’un homme qui dépense deux mille écus; de temps en temps ses yeux se dirigeaient avec impatience vers la porte du salon, en appelant celui des convives qui se faisait attendre. Bientôt apparut un gros petit homme qui fut accueilli par une 64flatteuse rumeur, c’était le notaire qui, le matin même, avait achevé de créer le journal.
Un valet-de-chambre vêtu de noir vint ouvrir les portes d’une vaste salle à manger, où chacun alla sans cérémonie reconnaître sa place autour d’une table immense. Avant de quitter les salons, Raphaël y jeta un dernier coup d’œil. Son souhait était certes bien complètement réalisé: la soie et l’or tapissaient les appartemens, de riches candélabres supportant d’innombrables bougies faisaient briller les plus légers détails des frises dorées, les délicates ciselures du bronze et les somptueuses couleurs de l’ameublement; les fleurs rares de quelques jardinières artistement construites avec des bambous répandaient de doux parfums; les draperies res65piraient une élégance sans prétention; il y avait en tout je ne sais quelle grâce poétique dont le prestige devait agir sur l’imagination d’un homme sans argent.
– Cent mille livres de rente sont un bien joli commentaire du catéchisme et nous aident merveilleusement à mettre la morale en action! dit-il en soupirant. Oh! oui, ma vertu ne va guère à pied. Pour moi, le vice c’est une mansarde, un habit rapé, un chapeau gris en hiver, et des dettes chez le portier. Ah! je veux vivre au sein de ce luxe un an, six mois, n’importe! Et puis après, mourir. J’aurai du moins épuisé, connu, dévoré mille existences.
– Oh! lui dit Emile qui l’écoutait, tu prends le coupé d’un agent de change pour le bonheur. Va, tu serais bientôt ennuyé de la fortune en t’apercevant qu’elle te ravirait la chance d’être un homme supérieur. Entre les pauvretés de la richesse et les richesses de la pauvreté, l’artiste a-t-il jamais balancé? Ne nous faut-il pas toujours des luttes, à nous autres. Aussi, prépare ton estomac, vois? dit-il en lui montrant, par un geste héroïque, le majestueux, le trois fois saint, l’évangélique et rassurant aspect que présentait la salle à manger du benoît capitaliste. Cet homme-là, reprit-il, ne s’est vraiment donné la peine d’amasser son argent que pour nous. N’est-ce pas une espèce d’éponge oubliée par les naturalistes dans l’ordre des Polypiers, et qu’il s’agit de presser avec délicatesse, avant de la laisser sucer par des héritiers? Ne trouves-tu pas du style aux bas-reliefs qui décorent les murs! Et les lustres, et les tableaux, quel luxe bien entendu! S’il faut croire les envieux et ceux qui tiennent à voir les ressorts de la vie, cet homme aurait tué, 66pendant la révolution, un Allemand et quelques autres personnes qui seraient, dit-on, son meilleur ami et la mère de cet ami. Peux-tu donner place à des crimes sous les cheveux grisonnans de ce vénérable Taillefer! Il a l’air d’un bien bon homme. Vois donc comme l’argenterie étincelle? Et chacun de ces rayons brillans serait pour lui un coup de poignard. Allons donc! autant vaudrait croire en Mahomet. Si le public avait raison, voici trente hommes de cœur et de talent qui s’apprêteraient à manger les entrailles, à boire le sang d’une famille. Et nous deux, jeunes gens pleins de candeur, d’enthousiasme, nous serions complices du forfait! J’ai envie de demander à notre capitaliste s’il est honnête homme.
– Non pas maintenant! s’écria Raphaël, mais quand il sera ivre-mort…. nous aurons dîné.
Les deux amis s’assirent en riant. D’abord et par un regard plus rapide que la parole, chaque convive paya son tribut d’admiration au somptueux coup d’œil qu’offrait une longue table, blanche comme une couche de neige fraîchement tombée, et sur laquelle s’élevaient symétriquement les couverts couronnés de petits pains blonds. Les cristaux répétaient les couleurs de l’iris dans leurs reflets étoilés, les bougies traçaient des feux croisés à l’infini, les mets placés sous des dômes d’argent aiguisaient l’appétit et la curiosité. Les paroles furent assez rares. Les voisins se regardèrent. Le vin de Madère circula. Puis le premier service apparut dans toute sa gloire, il aurait fait honneur à feu Cambacérès et Brillat-Savarin l’eût célébré. Les vins de Bordeaux et de Bourgogne, blancs et rouges, furent servis avec une profusion royale. Cette 67première partie du festin était comparable, en tout point, à l’exposition d’une tragédie classique. Le second acte devint quelque peu bavard. Chaque convive avait bu raisonnablement en changeant de crus suivant ses caprices, en sorte qu’au moment où l’on emporta les restes de ce magnifique service, de tempêtueuses discussions s’étaient établies; quelques fronts pâles rougissaient, plusieurs nez commençaient à s’empourprer, les visages s’allumaient, les yeux pétillaient. Pendant cette aurore de l’ivresse, le discours ne sortait pas encore des bornes de la civilité; mais les railleries, les bons mots s’échappaient peu à peu de toutes les bouches; puis la calomnie élevait tout doucement sa petite tête de serpent et parlait d’une voix flûtée; çà et là, quelques sournois écoutaient attentivement, espérant garder leur raison. Le second service trouva donc les esprits tout-à-fait échauffés. Chacun mangea en parlant, parla en mangeant, but sans prendre garde à l’affluence des liquides, tant ils étaient lampans et parfumés, tant l’exemple était contagieux. Taillefer se piqua d’animer ses convives et fit avancer les terribles vins du Rhône, le chaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux. Déchaînés comme les chevaux d’une malle-poste qui part d’un relais, ces hommes fouettés par les piquantes flèches du vin de Champagne impatiemment attendu, mais abondamment versé, laissèrent alors galoper leur esprit dans le vide de ces raisonnemens que personne n’écoute, se mirent à raconter ces histoires qui n’ont pas d’auditeur, recommencèrent cent fois ces interpellations qui restent sans réponse. L’orgie seule déploya sa grande voix, sa voix composée de cent clameurs con68fuses qui grossissent comme les crescendo de Rossini. Puis arrivèrent les toasts insidieux, les forfanteries, les défis.
Tous renonçaient à se glorifier de leur capacité intellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux, des foudres, des cuves. Il semblait que chacun eût deux voix. Il vint un moment où les maîtres parlèrent tous à la fois, et où les valets sourirent. Mais cette mêlée de paroles où les paradoxes douteusement lumineux, les vérités grotesquement habillées se heurtèrent à travers les cris, les jugemens interlocutoires, les arrêts souverains et les niaiseries, comme au milieu d’un combat se croisent les boulets, les balles et la mitraille, eût sans doute intéressé quelque philosophe par la singularité des pensées, ou surpris un politique par la bizarrerie des systèmes. C’était tout à la fois un livre et un tableau. Les philosophies, les religions, les morales, si 69différentes d’une latitude à l’autre, les gouvernemens, enfin tous les grands actes de l’intelligence humaine tombèrent sous une faulx aussi longue que celle du Temps; peut-être eussiez-vous pu difficilement décider si elle était maniée par la Sagesse ivre, ou par l’Ivresse devenue sage et clairvoyante. Emportés par une espèce de tempête, ces esprits semblaient, comme la mer irritée contre ses falaises, vouloir ébranler toutes les lois entre lesquelles flottent les civilisations, satisfaisant ainsi sans le savoir à la volonté de Dieu, qui laisse dans la nature le bien et le mal en gardant pour lui seul le secret de leur lutte perpétuelle. Furieuse et burlesque, la discussion fut en quelque sorte un sabbat des intelligences. Entre les tristes plaisanteries dites par ces enfans de la Révolution à la naissance d’un journal, et les propos tenus par de joyeux buveurs à la naissance de Gargantua, se trouvait tout l’abîme qui sépare le dix-neuvième siècle du seizième. Celui-ci apprêtait une destruction en riant, le nôtre riait au milieu des ruines.
– Comment appelez-vous le jeune homme que je vois là bas? dit le notaire en montrant Raphaël. J’ai cru l’entendre nommer Valentin.
– Que chantez-vous avec votre Valentin tout court, s’écria Émile en riant. Raphaël de Valentin, s’il vous plaît! Nous ne sommes pas un enfant trouvé, mais le descendant de l’Empereur Valens, souche des Valentinois, fondateur des villes de Valence en Espagne et en France, héritier légitime de l’empire d’Orient. Si nous laissons trôner Mahmoud à Constantinople, c’est par pure bonne volonté, et faute d’argent ou de soldats.
70Émile décrivit en l’air, avec sa fourchette, une couronne au-dessus de la tête de Raphaël. Le notaire se recueillit pendant un moment et se remit bientôt à boire en laissant échapper un geste authentique, par lequel il semblait avouer qu’il lui était impossible de rattacher à sa clientelle les villes de Valence, de Constantinople, Mahmoud, l’empereur Valens et la famille des Valentinois.
– La destruction de ces fourmillières nommées Babylone, Tyr, Carthage, ou Venise, toujours écrasées sous les pieds d’un géant qui passe, ne serait-elle pas un avertissement donné à l’homme par une puissance moqueuse? dit un journaliste, espèce d’esclave acheté pour faire du Bossuet à dix sous la ligne.
– Moïse, Sylla, Louis XI, Richelieu, Robespierre et Napoléon sont peut-être un même homme qui reparaît à travers les civilisations comme une comète dans le ciel! répondit un ballanchiste.
– Pourquoi sonder la Providence? dit un fabricant de ballades.
– Allons, voilà la Providence, s’écria le Jugeur en l’interrompant. Je ne connais rien au monde de plus élastique.
– Mais, Monsieur, Louis XIV a fait périr plus d’hommes pour creuser les aqueducs de Maintenon que la Convention 71pour asseoir justement l’impôt, pour mettre de l’unité dans la loi, nationaliser la France et faire également partager les héritages, disait un jeune homme devenu républicain faute d’une syllabe devant son nom.
– Monsieur, lui répondit un propriétaire, vous qui prenez le sang pour du vin, cette fois-ci laisserez-vous à chacun sa tête sur ses épaules?
– À quoi bon, Monsieur? les principes de l’ordre social ne valent-ils donc pas quelques sacrifices.
– Henri? Hé! Chose-le-républicain prétend que la tête de ce propriétaire serait un sacrifice, dit un jeune homme à son voisin.
– Les hommes et les événemens ne sont rien, disait le républicain en continuant sa théorie à travers les hoquets, il n’y a en politique et en philosophie que des principes et des idées.
– Quelle horreur! Vous n’auriez nul chagrin de tuer vos amis pour un si…
– Hé! Monsieur, l’homme qui a des remords est le vrai scélérat, car il a quelque idée de la vertu; tandis que Pierre-le-Grand, le duc d’Albe étaient des systèmes, et le corsaire Monbard une organisation.
– Mais la société ne peut-elle pas se priver de vos systèmes et de vos organisations?
– Oh! d’accord, s’écria le républicain.
– Eh! votre stupide république me donne des nausées! nous ne saurions découper tranquillement un chapon sans y trouver la loi agraire.
– Tes principes sont excellens, mon petit Brutus farci de truffes! Mais tu ressembles à mon valet de chambre, le 72drôle est si cruellement possédé par la manie de la propreté, que si je lui laissais brosser mes habits à sa fantaisie, j’irais tout nu.
– Vous êtes des brutes! vous voulez nettoyer une nation avec des cure-dents, répliqua l’homme à la république. Selon vous la justice serait plus dangereuse que les voleurs.
– Hé! hé! fit un avoué.
– Sont-ils ennuyeux avec leur politique! dit le notaire. Fermez la porte. Il n’y a pas de science ou de vertu qui vaille une goutte de sang. Si nous voulions faire la liquidation de la vérité, nous la trouverions peut-être en faillite.
– Ah! il en aurait sans doute moins coûté de nous amuser dans le mal que de nous disputer dans le bien. Aussi, donnerais-je tous les discours prononcés à la tribune depuis quarante ans pour une truite, pour un conte de Perrault ou une croquade de Charlet.
– Vous avez bien raison! Passez-moi des asperges. Car après tout, la liberté enfante l’anarchie, l’anarchie conduit au despotisme et le despotisme ramène à la liberté. Des millions d’êtres ont péri sans avoir pu faire triompher aucun de ces systèmes. N’est-ce pas le cercle vicieux dans lequel tournera toujours le monde moral? Quand l’homme croit avoir perfectionné, il n’a fait que déplacer les choses.
– Oh! oh! s’écria un vaudevilliste, alors, Messieurs, je porte un toast à Charles X, père de la liberté!
– Pourquoi pas, dit un journaliste. Quand le despotisme est dans les lois, la liberté se trouve dans les mœurs, et vice versâ.
– Buvons donc à l’imbécillité du pouvoir qui nous donne tant de pouvoir sur les imbécilles! dit le banquier.
73– Hé! mon cher, au moins Napoléon nous a-t-il laissé de la gloire! criait un officier de marine qui n’était jamais sorti de Brest.
– Ah! la gloire, triste denrée. Elle se paie cher et ne se garde pas. Ne serait-elle point l’égoïsme des grands hommes, comme le bonheur est celui des sots?
– Monsieur, vous êtes bien heureux.
– Le premier qui inventa les fossés était sans doute un homme faible, car la société ne profite qu’aux gens chétifs. Placé aux deux extrémités du monde moral, le sauvage et le penseur ont également horreur de la Propriété.
– Joli! s’écria le notaire. S’il n’y avait pas de propriétés, comment pourrions-nous faire des actes?
– Voilà des petits pois délicieusement fantastiques!
– Et le curé fut trouvé mort dans son lit, le lendemain…
– Qui parle de mort? Ne badinez pas! J’ai un oncle.
– Vous vous résigneriez sans doute à le perdre.
– Ce n’est pas une question.
– Écoutez-moi, Messieurs! MANIÈRE DE TUER SON ONCLE. Chut! (Écoutez! Écoutez!) Ayez d’abord un oncle gros et gras, septuagénaire au moins, ce sont les meilleurs oncles (Sensation). Faites-lui manger, sous un prétexte quelconque, un pâté de foie gras….
– Hé! mon oncle est un grand homme sec, avare et sobre.
– Ah! ces oncles-là sont des monstres qui abusent de la vie.
– Et, dit l’homme aux oncles en continuant, annoncez-lui, pendant sa digestion, la faillite de son banquier.
74– S’il résiste?
– Lâchez-lui une jolie fille!
– S’il est… dit-il en faisant un geste négatif.
– Alors, ce n’est pas un oncle, l’oncle est essentiellement égrillard.
– La voix de la Malibran a perdu deux notes.
– Non, Monsieur.
– Si, Monsieur.
– Oh! oh! Oui et non, n’est-ce pas l’histoire de toutes les dissertations religieuses, politiques et littéraires. L’homme est un bouffon qui danse sur des précipices!
– À vous entendre, je suis un sot.
– Au contraire, c’est parce que vous ne m’entendez pas.
– L’instruction, belle niaiserie. M. Heineffettermach porte le nombre des volumes imprimés à plus d’un milliard, et la vie d’un homme ne permet pas d’en lire cent cinquante mille. Alors expliquez-moi ce que signifie le mot instruction? pour les uns, elle consiste à savoir les noms du cheval d’Alexandre, du dogue Bérécillo, du seigneur des Accords, et d’ignorer celui de l’homme auquel nous devons le flottage des bois, ou la porcelaine. Pour les autres, être instruit, c’est savoir brûler un testament et vivre en honnêtes gens, aimés, considérés, au lieu de voler une montre en récidive, avec les cinq circonstances aggravantes, et d’aller mourir en place de Grève, haïs et deshonorés.
– Lamartine restera.
– Ah! Scribe, Monsieur, a bien de l’esprit.
– Et Victor Hugo?
75– C’est un grand homme, n’en parlons plus.
– Vous êtes ivres!
– La conséquence immédiate d’une constitution est l’aplatissement des intelligences. Arts, sciences, monumens, tout est dévoré par un effroyable sentiment d’égoïsme, notre lèpre actuelle. Vos trois cents bourgeois, assis sur des banquettes, ne penseront qu’à planter des peupliers. Le despotisme fait illégalement de grandes choses, la liberté ne se donne même pas la peine d’en faire légalement de très-petites.
– Votre enseignement mutuel fabrique des pièces de cent sous en chair humaine, dit un absolutiste en interrompant. Les individualités disparaissent chez un peuple nivelé par l’instruction.
– Cependant le but de la société n’est-il pas de procurer à chacun le bien-être, demanda le saint-simonien.
– Si vous aviez cinquante mille livres de rente, vous ne penseriez guère au peuple. Êtes-vous épris de belle passion pour l’humanité? allez à Madagascar, vous y trouverez un joli petit peuple tout neuf à saint-simoniser, à classer, à mettre en bocal; mais ici, chacun entre tout naturellement dans son alvéole, comme une cheville dans son trou. Les portiers sont portiers, et les niais sont des bêtes sans avoir besoin d’être promus par un Collége des Pères. Ah! ah!
– Vous êtes un carliste!
– Pourquoi pas? J’aime le despotisme, il annonce un certain mépris pour la race humaine. Je ne hais pas les rois. Ils sont si amusans! Trôner dans une chambre, à trente millions de lieues du soleil, n’est-ce donc rien?
76– Mais résumons cette large vue de la civilisation, disait le savant qui pour l’instruction du sculpteur inattentif avait entrepris une discussion sur le commencement des sociétés et sur les peuples autochtones. À l’origine des nations la force fut en quelque sorte matérielle, une, grossière; puis avec l’accroissement des aggrégations, les gouvernemens ont procédé par des décompositions plus ou moins habiles du pouvoir primitif. Ainsi, dans la haute antiquité, la force était dans la théocratie; le prêtre tenait le glaive et l’encensoir. Plus tard, il y eut deux sacerdoces: le pontife et le roi. Aujourd’hui, notre société, dernier terme de la civilisation, a distribué la puissance suivant le nombre des combinaisons, et nous sommes arrivés aux forces nommées: industrie, pensée, argent, parole. Le pouvoir n’ayant plus alors d’unité marche sans cesse vers une dissolution sociale qui n’a plus d’autre barrière que l’intérêt. Aussi ne nous appuyons-nous ni sur la religion, ni sur la force matérielle, mais sur l’intelligence. Le livre vaut-il le glaive, la discussion vaut-elle l’action? Voilà le problême.
– L’intelligence a tout tué, s’écria le carliste. Allez, la liberté absolue mène les nations au suicide, elles s’ennuient dans le triomphe, comme un Anglais millionnaire.
– Que nous direz-vous de neuf? Aujourd’hui vous avez ridiculisé tous les pouvoirs, et c’est même chose vulgaire que de nier Dieu! Vous n’avez plus de croyance. Aussi le siècle est-il comme un vieux sultan perdu de débauche! Enfin, votre lord Byron, en dernier désespoir de poésie, a chanté les passions du crime.
– Savez-vous, lui répondit un médecin complètement 77ivre, qu’une dose de phosphore de plus ou de moins fait l’homme de génie ou le scélérat, l’homme d’esprit ou l’idiot, l’homme vertueux ou le criminel.
– Peut-on traiter ainsi la vertu! s’écria le vaudevilliste. La vertu, sujet de toutes les pièces de théâtre, dénouement de tous les drames, base de tous les tribunaux.
– Hé! tais-toi donc, animal. Ta vertu, c’est Achille sans talon!
– À boire!
– Veux-tu parier que je bois une bouteille de vin de Champagne d’un seul trait?
– Quel trait d’esprit, s’écria le caricaturiste.
– Ils sont gris comme des charretiers, dit un jeune homme qui donnait sérieusement à boire à son gilet.
– Oui, Monsieur, le gouvernement actuel est l’art de faire régner l’opinion publique.
78– L’opinion? mais c’est la plus vicieuse de toutes les prostituées! À vous entendre, hommes de morale et de politique, il faudrait sans cesse préférer vos lois à la nature, l’opinion à la conscience. Allez, tout est vrai, tout est faux! Si la société nous a donné le duvet des oreillers, elle a certes compensé le bienfait par la goutte, comme elle a mis la procédure pour tempérer la justice, et les rhumes à la suite des châles de Cachemire.
– Monstre! dit Émile en interrompant le misanthrope, comment peux-tu médire de la civilisation en présence de vins, de mets aussi délicieux, et à table jusqu’au menton? Mords ce chevreuil aux pieds et aux cornes dorées, mais ne mords pas ta mère.
– Est-ce ma faute, à moi, si le catholicisme arrive à mettre un million de dieux dans un sac de farine, si la république aboutit toujours à quelque Robespierre, si la royauté se trouve entre l’assassinat de Henri IV et le jugement de Louis XVI, si le libéralisme devient Lafayette?
– L’avez-vous embrassé en juillet?
– Non.
– Alors taisez-vous, sceptique.
– Les sceptiques sont les hommes les plus consciencieux.
– Ils n’ont pas de conscience.
– Que dites-vous? ils en ont au moins deux.
– Escompter le ciel! Monsieur, voilà une idée vraiment commerciale. Les religions antiques n’étaient qu’un heureux développement du plaisir physique, mais nous autres nous avons développé l’âme et l’espérance; il y a eu progrès.
79– Hé, mes bons amis, que pouvez-vous attendre d’un siècle repu de politique? Quel a été le sort de Smarra, la plus ravissante conception….
– Smarra! cria le jugeur d’un bout de la table à l’autre. Ce sont des phrases tirées au hasard dans un chapeau. Véritable ouvrage écrit pour Charenton.
– Vous êtes un sot!
– Vous êtes un drôle.
– Oh! oh!
– Ah! ah!
– Ils se battront.
– Non.
– À demain, monsieur.
– À l’instant, répondit le poète.
– Allons! allons! vous êtes deux braves.
– Vous en êtes un autre! dit le provocateur.
– Ils ne peuvent seulement pas se mettre debout.
– Ah! je ne me tiens pas droit, peut-être, reprit le belliqueux auteur en se dressant comme un cerf-volant indécis; il jeta sur la table un regard hébété, puis comme exténué par cet effort, il retomba sur sa chaise, pencha la tête et resta muet.
– Ne serait-il pas plaisant, dit le jugeur à son voisin, de me battre pour un ouvrage que je n’ai jamais vu, ni lu?
– Eugène, prends garde à ton habit, ton voisin pâlit.
– Kant, Monsieur. Encore un ballon lancé pour amuser les niais! Le matérialisme et le spiritualisme sont deux jolies raquettes avec lesquelles des charlatans en robe font aller le même volant. Que Dieu soit en tout selon Spi80nosa, ou que tout vienne de Dieu selon saint Paul….. imbécilles! ouvrir ou fermer une porte, n’est-ce pas le même mouvement? L’œuf vient-il de la poule ou la poule de l’œuf? (Passez-moi du canard!) Voilà toute la science.
– Nigaud, lui cria le savant, la question que tu poses est tranchée par un fait.
– Et lequel?
– Les chaires de professeurs n’ont pas été faites pour la philosophie, mais bien la philosophie pour les chaires? Mets des lunettes et lis le budget.
– Voleurs!
– Imbécilles!
– Fripons!
– Dupes!
– Où trouverez-vous ailleurs qu’à Paris un échange aussi vif, aussi rapide entre les pensées, s’écria le plus spirituel des artistes en prenant une voix de basse-taille.
– Allons, Henri, fais-nous quelque farce classique! Voyons, une charge!
– Voulez-vous que je vous fasse le dix-neuvième siècle?
– Écoutez!
– Silence!
– Mettez des sourdines à vos muffles!
– Te tairas-tu, chinois!
– Donnez-lui du vin, et qu’il se taise, cet enfant!
– À toi, Henri!
L’artiste boutonna son habit noir jusqu’au col, mit ses gants jaunes, et se grima de manière à singer LE GLOBE; mais le bruit couvrit sa voix, et il fut impossible de sai81sir un seul mot de sa moquerie. S’il ne représenta pas le siècle, au moins représenta-t-il le journal, car il ne s’entendit pas lui-même.
Le dessert se trouva servi comme par enchantement. La table fut couverte d’un vaste surtout en bronze doré, sorti des ateliers de Thomire. De hautes figures douées par un célèbre artiste des formes convenues en Europe pour la beauté idéale, soutenaient et portaient des buissons de fraises, des ananas, des dattes fraîches, des raisins jaunes, de blondes pêches, des oranges arrivées de Sétubal par un paquebot, des grenades, des fruits de la Chine, enfin toutes les surprises du luxe, les miracles du petit four, les délicatesses les plus friandes, les friandises les plus séductrices. Les couleurs de ces tableaux gastronomiques étaient rehaussées par l’éclat de la porcelaine, par des lignes étincelantes d’or, par les découpures des vases. Gracieuse comme les liquides franges de l’Océan, verte et légère, la mousse couronnait les paysages du Poussin, copiés à Sèvres. Le budget d’un prince allemand n’aurait pas payé cette richesse insolente. L’argent, la nacre, l’or, les cristaux furent de nouveau 82prodigués sous de nouvelles formes; mais les yeux engourdis et la verbeuse fièvre de l’ivresse permirent à peine aux convives d’avoir une intuition vague de cette féerie digne d’un conte oriental. Les vins de dessert apportèrent leurs parfums et leurs flammes, philtres puissans, vapeurs enchanteresses qui engendrent une espèce de mirage intellectuel et dont les liens puissans enchaînent les pieds, alourdissent les mains. Les pyramides de fruits furent pillées, les voix grossirent, le tumulte grandit; il n’y eut plus alors de paroles distinctes; les verres volèrent en éclats, et des rires atroces partirent comme des fusées. Le vaudevilliste saisit un cor et se mit à sonner une fanfare. Ce fut comme un signal donné par le diable. Cette assemblée en délire hurla, siffla, chanta, cria, rugit, gronda. Vous eussiez souri de voir les gens naturellement gais, devenus sombres comme les dénouemens de Crébillon, ou rêveurs comme des marins en voiture. Les hommes fins disaient leurs secrets à des curieux qui n’écoutaient pas. Les mélancoliques souriaient comme des danseuses qui achèvent leurs pirouettes. Un journaliste se dandinait à la manière des ours en cage. Des amis intimes se battaient. Les ressemblances animales inscrites sur les figures humaines et si curieusement démontrées par les physiologistes, reparaissaient vaguement dans les gestes, dans les habitudes du corps. Il y avait un livre tout fait pour quelque Bichat qui se serait trouvé là froid et à jeun. Le maître du logis se sentant ivre n’osait se lever, mais il approuvait les extravagances de ses convives par une grimace fixe, en tâchant de conserver un air décent et hospitalier. Sa large 83figure devenue rouge et bleue, presque violacée, terrible à voir, s’associait au mouvement général par des efforts semblables au roulis et au tangage d’un brick.
– Les avez-vous assassinés, lui demanda Émile.
– La confiscation et la peine de mort sont abolies depuis la révolution de juillet, répondit Taillefer en haussant les sourcils d’un air tout à la fois plein de finesse et de bêtise.
– Mais ne les voyez-vous pas quelquefois en songe? reprit Raphaël.
– Il y a prescription! dit le meurtrier plein d’or.
– Et sur sa tombe, s’écria Émile d’un ton sardonique, l’entrepreneur du cimetière gravera: Passans, accordez une larme à sa mémoire! Oh! reprit-il, je donnerais bien cent sous au mathématicien qui me démontrerait par une équation algébrique l’existence de l’enfer. Il jeta une pièce en l’air en criant: Face pour Dieu!
– Ne regarde pas, dit Raphaël en saisissant la pièce, que sait-on? le hasard est si plaisant.
– Hélas! reprit Émile d’un air tristement bouffon, je ne vois pas où poser les pieds entre la géométrie de l’incrédule et le Pater noster du pape. Bah! buvons! Trinc est, je crois, l’oracle de la divine bouteille et sert de conclusion au Pantagruel.
– Nous devons au Pater noster, répondit Raphaël, nos arts, nos monumens, nos sciences peut-être; et, bienfait plus grand encore, nos gouvernemens modernes dans lesquels une société vaste et féconde est merveilleusement représentée par cinq cents intelligences, où les forces opposées les unes aux autres se neutralisent en lais84sant tout pouvoir à la CIVILISATION, reine gigantesque qui remplace le ROI, cette ancienne et terrible figure, espèce de faux destin créé par l’homme entre le ciel et lui. En présence de tant d’œuvres accomplies, l’athéisme apparaît comme un squelette qui n’engendre pas. Qu’en dis-tu?
– Je songe aux flots de sang répandus par le catholicisme, dit froidement Émile. Il a pris nos veines et nos cœurs pour faire une contrefaçon du déluge. Mais n’importe! Tout homme qui pense doit marcher sous la bannière du Christ. Lui seul a consacré le triomphe de l’esprit sur la matière, lui seul nous a poétiquement révélé le monde intermédiaire qui nous sépare de Dieu.
– Tu crois? reprit Raphaël en lui jetant un indéfinissable sourire d’ivresse. Eh bien, pour ne pas nous compromettre, portons le fameux toast: Diis ignotis!
Et ils vidèrent leurs calices de science, de gaz carbonique, de parfums, de poésie et d’incrédulité.
– Si ces Messieurs veulent passer dans le salon, le café les y attend, dit le maître-d’hôtel.
Les portes s’ouvrirent. En ce moment, presque tous les convives se roulaient au sein de ces limbes délicieuses où les lumières de l’esprit s’éteignent, où le corps délivré de son tyran s’abandonne aux joies délirantes de la liberté. Les uns arrivés à l’apogée de l’ivresse restaient mornes et péniblement occupés à saisir une pensée qui leur attestât leur propre existence, les autres plongés dans le marasme produit par une digestion alourdissante niaient le mouvement. D’intrépides orateurs disaient encore de vagues paroles dont le sens leur échappait à eux-mêmes. Quelques refrains retentissaient comme le bruit d’une mé85canique obligée d’accomplir sa vie factice et sans ame. Le silence et le tumulte s’étaient bizarrement accouplés. Néanmoins en entendant la voix sonore du valet qui à défaut d’un maître leur annonçait des joies nouvelles, ils se levèrent entraînés, soutenus ou portés les uns par les autres. La troupe entière resta pendant un moment, immobile et charmée, sur le seuil de la porte. Les jouissances excessives du festin pâlirent devant le chatouillant spectacle que l’amphitryon offrait au plus voluptueux de leurs sens. Sous les étincelantes bougies d’un lustre d’or, autour d’une table chargée de vermeil, un groupe de femmes se présenta soudain aux convives hébétés dont les yeux s’allumèrent comme autant de diamans. Riches étaient les parures, mais plus riches encore étaient ces beautés éblouissantes devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles de ce palais. Les yeux passionnés de ces créatures prestigieuses comme des fées avaient encore plus de vivacité que les torrens de lumière qui faisaient resplendir les reflets satinés des tentures, la blancheur des marbres, les saillies délicates des bronzes et la grâce des draperies. Le cœur brûlait à voir les contrastes de leurs coiffures agitées et de leurs attitudes, toutes diverses d’attraits et de caractère. C’était une haie de fleurs mêlées de rubis, de saphirs et de corail; une ceinture de colliers noirs sur des cous de neige, des écharpes légères flottant comme les flammes d’un phare, des turbans orgueilleux, des tuniques modestement provoquantes. Ce sérail offrait des séductions pour tous les yeux, des voluptés pour tous les caprices. Posée à ravir, une danseuse semblait être sans voile sous les plis onduleux du cachemire. Là une gaze 86diaphane, ici la soie chatoyante cachaient ou révélaient des perfections mystérieuses. De petits pieds étroits parlaient d’amour, des bouches fraîches et rouges se taisaient. De frêles et décentes jeunes filles, vierges factices dont les jolies chevelures respiraient une religieuse innocence, se présentaient aux regards comme des apparitions qu’un souffle pouvait dissiper. Puis des beautés aristocratiques au regard fier, mais indolentes, mais fluettes, maigres, gracieuses, penchaient la tête comme si elles avaient encore de royales protections à faire acheter. Une Anglaise, blanche et chaste figure aérienne, descendue des nuages d’Ossian, ressemblait à un ange de mélancolie, à un remords fuyant le crime. La Parisienne dont toute la beauté gît dans une grâce indescriptible, vaine de sa toilette et de son esprit, armée de sa toute-puissante faiblesse, souple et dure, syrène sans cœur et sans passion, mais qui sait artificieusement créer les trésors de la passion et contrefaire les accens du cœur, ne manquait pas à cette périlleuse assemblée où brillaient encore des Italiennes tranquilles en apparence et consciencieuses dans leur félicité, de riches Normandes aux formes magnifiques, des femmes méridionales aux cheveux noirs, aux yeux bien fendus. Vous eussiez dit les beautés de Versailles convoquées par Lebel, ayant dès le matin dressé tous leurs piéges, arrivant comme une troupe d’esclaves orientales réveillées par la voix du marchand, pour partir à l’aurore. Elles restaient interdites, honteuses et s’empressaient autour de la table comme des abeilles qui bourdonnent dans l’intérieur d’une ruche. Cet embarras craintif, reproche et coquetterie tout ensemble, accusait et séduisait. Était-87ce pudeur involontaire? peut-être un sentiment que la femme ne dépouille jamais complètement leur ordonnait-il de s’envelopper dans le manteau de la vertu pour donner plus de charme et de piquant aux prodigalités du vice. Aussi la conspiration ourdie par le vieux Taillefer sembla-t-elle devoir échouer. Ces hommes sans frein furent subjugués tout d’abord par la puissance majestueuse dont la femme est investie. Un murmure d’admiration résonna comme la plus douce musique. L’amour n’avait pas voyagé de compagnie avec l’ivresse; au lieu d’un ouragan de passions, les convives surpris dans un moment de faiblesse s’abandonnèrent aux délices d’une voluptueuse extase. À la voix de la poésie qui les domine toujours, les artistes étudièrent avec bonheur les nuances délicates qui distinguaient ces beautés choisies. Réveillé par une pensée, due peut-être à quelque émanation d’acide carbonique dégagé du vin de Champagne, un philosophe frissonna en songeant aux malheurs qui amenaient là ces femmes dignes peut-être jadis des plus purs hommages. Chacune d’elles avait sans doute un drame sanglant à raconter. Presque toutes apportaient d’infernales tortures et traînaient après elles des hommes sans foi, des promesses trahies, des joies rançonnées par la misère. Les convives s’approchèrent d’elles avec politesse, et des conversations aussi diverses que les caractères s’établirent. Des groupes se formèrent. Vous eussiez dit d’un salon de bonne compagnie où les jeunes filles et les femmes vont offrant aux convives, après le dîner, les secours que le café, les liqueurs et le sucre prêtent aux gourmands embarrassés dans les travaux d’une digestion ré88calcitrante. Mais bientôt quelques rires éclatèrent, le murmure augmenta, les voix s’élevèrent; l’orgie domptée pendant un moment menaça par intervalles de se réveiller; ces alternatives de silence et de bruit eurent une vague ressemblance avec une symphonie de Beethoven.
Assis sur un moelleux divan, les deux amis virent d’abord arriver près d’eux une grande fille bien proportionnée, superbe en son maintien, de physionomie assez irrégulière, mais perçante, mais impétueuse, et qui saisissait l’ame par de vigoureux contrastes: sa chevelure noire lascivement bouclée semblait avoir déjà subi les combats de l’amour et retombait en flocons légers sur ses larges épaules qui offraient des perspectives attrayantes à voir, 89de longs rouleaux bruns enveloppaient à demi un cou majestueux sur lequel la lumière glissait par intervalles en révélant la finesse des plus jolis contours, sa peau d’un blanc mat faisait ressortir les tons chauds et animés de ses vives couleurs, l’œil armé de longs cils lançait des flammes hardies, étincelles d’amour; la bouche rouge, humide, entr’ouverte, appelait le baiser; elle avait une taille forte mais amoureusement élastique, son sein, ses bras étaient largement développés, comme ceux des belles figures du Carrache; néanmoins elle paraissait leste, souple, et sa vigueur supposait l’agilité d’une panthère, comme la mâle élégance de ses formes en promettait les voluptés dévorantes. Quoique cette fille dût savoir rire et folâtrer, ses yeux et son sourire effrayaient la pensée; semblable à ces prophétesses agitées par un démon, elle étonnait plutôt qu’elle ne plaisait; toutes les expressions passaient par masses et comme des éclairs sur sa figure mobile; peut-être eût-elle ravi des gens blasés, mais un jeune homme l’eût redoutée. C’était une statue colossale tombée du haut de quelque temple grec, sublime à distance, mais grossière à voir de près. Néanmoins sa foudroyante beauté devait réveiller les impuissans, sa voix charmer les sourds, ses regards ranimer de vieux ossemens. Émile la comparait vaguement à une tragédie de Shakespeare, espèce d’arabesque admirable où la passion éclate, où la joie hurle, où l’amour a je ne sais quoi de sauvage, où la magie de la grâce et du bonheur succède aux sanglans tumultes de la colère; monstre qui sait mordre et caresser, rire comme un démon, pleurer comme les anges, improviser dans une seule 90étreinte toutes les séductions de la femme, excepté les soupirs de la mélancolie et les enchanteresses modesties d’une vierge; puis en un moment, rugir, se déchirer les flancs, briser sa passion, son amant; enfin se détruire elle-même comme fait un peuple insurgé. Vêtue d’une robe en velours rouge, elle foulait d’un pied insouciant quelques fleurs déjà tombées de la tête de ses compagnes, et d’une main dédaigneuse tendait aux deux amis un plateau d’argent. Fière de sa beauté, fière de ses vices peut-être, elle montrait un bras blanc qui se détachait vivement sur le velours. Elle était là comme la reine du plaisir, comme une image de la joie humaine, de cette joie qui dissipe les trésors amassés par trois générations, qui rit sur les cadavres, se moque des aïeux, dissout des perles et des trônes, transforme les jeunes gens en vieillards et souvent les vieillards en jeunes gens; de cette joie permise seulement aux géans fatigués du pouvoir, éprouvés par la pensée, ou pour lesquels la guerre est devenue comme un jouet.
– Comment te nommes-tu? lui dit Raphaël.
– Aquilina.
– Oh! oh! tu viens de Venise sauvée, s’écria Émile.
– Oui! répondit-elle. De même que les papes se donnent de nouveaux noms, en montant au-dessus des hommes, j’en ai pris un autre en m’élevant au-dessus de toutes les femmes.
– As-tu donc, comme ta patronne, un noble et terrible conspirateur qui t’aime et sache mourir pour toi? dit vivement Émile réveillé par cette apparence de poésie.
– Je l’ai eu, répondit-elle. Mais la guillotine a été 91ma rivale. Aussi, metté-je toujours quelques chiffons rouges dans ma parure pour que ma joie n’aille jamais trop loin.
– Oh! si vous lui laissez raconter l’histoire des quatre jeunes gens de La Rochelle, elle n’en finira pas. Tais-toi donc, Aquilina! Les femmes n’ont-elles pas toutes un amant à pleurer; mais toutes n’ont pas comme toi le bonheur de l’avoir perdu sur un échafaud. Ah! j’aimerai bien mieux savoir le mien couché dans une fosse à Clamart que dans le lit d’une rivale.
Ces phrases furent prononcées d’une voix douce et mélodieuse, par la plus innocente, la plus jolie et la plus gentille petite créature qui fût jamais sortie d’un œuf enchanté.
Elle était arrivée à pas muets, et montrait une figure délicate, une taille grêle, des yeux bleus ravissans de 92modestie, des tempes fraîches et pures. Une naïade ingénue qui s’échappe de sa source, n’est pas plus timide, plus blanche, ni plus naïve. Elle paraissait avoir seize ans, ignorer le mal, ignorer l’amour, ne pas connaître les orages de la vie, et venir d’une église où elle aurait prié les anges d’obtenir avant le temps son rappel dans les cieux. À Paris seulement, se rencontrent ces créatures au visage candide, qui cachent la dépravation la plus profonde, les vices les plus raffinés, sous un front aussi doux, aussi tendre que la fleur d’une marguerite. Trompés d’abord par les célestes promesses écrites dans les suaves attraits de cette jeune fille, Émile et Raphaël acceptèrent le café qu’elle leur versa dans les tasses présentées par Aquilina, et se mirent à la questionner.
93Elle acheva de transfigurer aux yeux des deux poètes par une sinistre allégorie je ne sais quelle face de la vie humaine, en opposant à l’expression rude et passionnée de son imposante compagne le portrait de cette corruption froide, voluptueusement cruelle, assez étourdie pour commettre un crime, assez forte pour en rire; espèce de démon sans cœur qui punit les ames riches et tendres de ressentir les émotions dont il est privé, qui trouve toujours une grimace d’amour à vendre, des larmes pour le convoi de sa victime, et de la joie le soir pour en lire le testament. Un poète eût admiré la belle Aquilina, le monde entier devait fuir la touchante Euphrasie; l’une était l’ame du vice, l’autre le vice sans ame.
– Je voudrais bien savoir, dit Émile à cette jolie créature, si parfois tu songes à l’avenir.
– L’avenir, répondit-elle en riant. Qu’appelez-vous l’avenir? Pourquoi penserais-je à ce qui n’existe pas encore? Je ne regarde jamais ni en arrière ni en avant de moi. N’est-ce pas déjà trop que de m’occuper d’une journée à la fois. D’ailleurs l’avenir, nous le connaissons, c’est l’hôpital.
– Comment peux-tu voir d’ici l’hôpital et ne pas éviter d’y aller? s’écria Raphaël.
– Qu’a donc l’hôpital de si effrayant, demanda la terrible Aquilina. Quand nous ne sommes ni mères, ni épouses; quand la vieillesse nous met des bas noirs aux jambes et des rides au front, flétrit tout ce qu’il y a de femme en nous et sèche la joie dans les regards de nos amis, de quoi pourrions-nous avoir besoin? Vous 94ne voyez plus alors en nous, de notre nature, que sa fange primitive, qui marche sur deux pattes, froide, sèche, décomposée, et va produisant un bruissement de feuilles mortes. Les plus jolis chiffons nous deviennent des haillons, l’ambre qui réjouissait le boudoir prend une odeur de mort et sent le squelette, puis s’il se trouve un cœur dans cette boue, vous y insultez tous, vous ne nous permettez même pas un souvenir. Ainsi, que nous soyons, à cette époque de la vie, dans un riche hôtel à soigner des chiens, ou dans un hôpital à trier des guenilles, notre existence n’est-elle pas exactement la même? Cacher nos cheveux blancs sous un mouchoir à carreaux rouges et bleus ou sous des dentelles, balayer les rues avec du bouleau ou les marches des Tuileries avec du satin, être assises à des foyers dorés ou nous chauffer à des cendres dans un pot de terre rouge, assister au spectacle de la Grève, ou aller à l’Opéra, y a-t-il donc là tant de différence?
– Aquilina mia, jamais tu n’as eu tant de raison au milieu de tes désespoirs, reprit Euphrasie. Oui, les cachemires, les vélins, les parfums, l’or, la soie, le luxe, tout ce qui brille, tout ce qui plaît, ne va bien qu’à la jeunesse. Le temps seul pourrait avoir raison contre nos folies, mais le bonheur nous absout. Vous riez de ce que je dis, s’écria-t-elle en lançant un sourire venimeux aux deux amis, n’ai-je pas raison? j’aime mieux mourir de plaisir que de maladie, je n’ai ni la manie de la perpétuité, ni grand respect pour l’espèce humaine à voir ce que Dieu en fait! Donnez-moi des millions, je les man95gerai, je ne voudrais pas garder un centime pour l’année prochaine. Vivre pour plaire et régner, tel est l’arrêt que prononce chaque battement de mon cœur. La société m’approuve, ne fournit-elle pas sans cesse à mes dissipations? Pourquoi le bon Dieu me fait-il tous les matins la rente de ce que je dépense tous les soirs, pourquoi nous bâtissez-vous des hôpitaux? Comme il ne nous a pas mis entre le bien et le mal pour choisir ce qui nous blesse ou nous ennuie, je serais bien sotte de ne pas m’amuser.
– Et les autres, dit Émile.
– Les autres? Eh! bien, qu’ils s’arrangent! j’aime mieux rire de leurs souffrances que d’avoir à pleurer sur les miennes. Je défie un homme de me causer la moindre peine.
– Qu’as-tu donc souffert pour penser ainsi? demanda Raphaël.
– J’ai été quittée pour un héritage, moi! dit-elle en prenant une pose qui fit ressortir toutes ses séductions. Et cependant j’avais passé les nuits et les jours à travailler pour nourrir mon amant. Je ne veux plus être la dupe d’aucun sourire, d’aucune promesse, et je prétends faire de mon existence une longue partie de plaisir.
– Mais, s’écria Raphaël, le bonheur ne vient-il donc pas de l’ame?
– Eh bien, reprit Aquilina, n’est-ce rien que de se voir admirée, flattée, de triompher de toutes les femmes, même des plus vertueuses en les écrasant par notre beauté, par notre richesse? D’ailleurs, nous vivons plus 96en un jour qu’une bonne bourgeoise en dix ans, et alors tout est jugé.
– Une femme sans vertu n’est-elle pas odieuse? dit Émile à Raphaël.
Euphrasie leur lança un regard de vipère, et répondit avec un inimitable accent d’ironie: – La vertu! nous la laissons aux laides et aux bossues. Que seraient-elles sans cela, les pauvres femmes!
– Allons, tais-toi, s’écria Émile, ne parle point de ce que tu ne connais pas.
– Ah! je ne la connais pas, reprit Euphrasie. Se donner pendant toute la vie à un être détesté, savoir élever des enfans qui vous abandonnent et leur dire: Merci! quand ils vous frappent au cœur; voilà les vertus que vous ordonnez à la femme. Encore pour la récompenser de son abnégation, venez-vous lui imposer des souffrances en cherchant à la séduire; si elle résiste, vous la compromettez. Jolie vie! Autant rester libres, aimer ceux qui nous plaisent et mourir jeunes.
– Ne crains-tu pas de payer tout cela un jour?
– Eh bien, répondit-elle, au lieu d’entremêler mes plaisirs de chagrins, ma vie sera coupée en deux parts: une jeunesse certainement joyeuse, et je ne sais quelle vieillesse incertaine pendant laquelle je souffrirai tout à mon aise.
– Elle n’a pas aimé, dit Aquilina d’un son de voix profond. Elle n’a jamais fait cent lieues pour aller dévorer avec mille délices un regard et un refus; elle n’a point attaché sa vie à un cheveu, ni essayé de poignarder plusieurs hommes pour sauver son souverain, son seigneur, 97son Dieu. Pour elle, l’amour était un joli colonel.
– Hé! hé! La Rochelle, répondit Euphrasie, l’amour est comme le vent, nous ne savons d’où il vient. D’ailleurs, si tu avais été bien aimée par une bête, tu prendrais les gens d’esprit en horreur.
– Le Code nous défend d’aimer les bêtes, répliqua la grande Aquilina d’un accent ironique.
– Je te croyais plus indulgente pour les militaires, s’écria Euphrasie en riant.
– Sont-elles heureuses de pouvoir abdiquer ainsi leur raison, s’écria Raphaël.
– Heureuses, dit Aquilina souriant de pitié, de terreur et jetant aux deux amis un horrible regard. Ah! vous ignorez ce que c’est que d’être condamnée au plaisir avec un mort dans le cœur.
Contempler en ce moment les salons, c’était avoir une vue anticipée du Pandémonium de Milton. Les flammes bleues du punch coloraient d’une teinte infernale les visages de ceux qui pouvaient boire encore. Des danses folles, animées par une sauvage énergie, excitaient des rires et des cris qui éclataient comme les détonations d’un feu d’artifice. Jonchés de morts et de mourans, le boudoir et un petit salon offraient l’image d’un champ de bataille. L’atmosphère était chaude de vin, de plaisirs et de paroles. L’ivresse, l’amour, le délire, l’oubli du monde étaient dans les cœurs, sur les visages, écrits sur les tapis, exprimés par le désordre, et jetaient sur tous les regards de légers voiles qui faisaient voir dans l’air des vapeurs enivrantes. Il s’était ému, comme dans les bandes lumineuses tracées par un rayon de soleil, une poussière 98brillante à travers laquelle se jouaient les formes les plus capricieuses, les luttes les plus grotesques. Cà et là, des groupes de figures enlacées se confondaient avec les marbres blancs, nobles chefs-d’œuvre de la sculpture qui ornaient les appartemens.
Quoique les deux amis conservassent encore une sorte de lucidité trompeuse dans les idées et dans leurs organes, un dernier frémissement, simulacre imparfait de la vie, il leur était impossible de reconnaître ce qu’il y avait de réel dans les fantaisies bizarres, de possible dans les tableaux surnaturels qui passaient incessamment devant leurs yeux lassés. Le ciel étouffant de nos rêves, l’ardente suavité que contractent les figures dans nos visions, surtout 99je ne sais quelle agilité chargée de chaînes, enfin les phénomènes les plus inaccoutumés du sommeil les assaillaient si vivement qu’ils prirent les jeux de cette débauche pour les caprices d’un cauchemar où le mouvement est sans bruit, où les cris sont perdus pour l’oreille. En ce moment le valet-de-chambre de confiance réussit non sans peine à attirer son maître dans l’antichambre, et lui dit à l’oreille: – Monsieur, tous les voisins sont aux fenêtres et se plaignent du tapage.
– S’ils ont peur du bruit, ne peuvent-ils pas faire mettre de la paille devant leurs portes, s’écria Taillefer.
Raphaël laissa tout-à-coup échapper un éclat de rire si burlesquement intempestif, que son ami lui demanda compte d’une joie aussi brutale.
– Tu me comprendrais difficilement, répondit-il. D’abord, il faudrait t’avouer que vous m’avez arrêté sur le quai Voltaire au moment où j’allais me jeter dans la Seine, et tu voudrais sans doute connaître les motifs de ma mort. Mais quand j’ajouterais que, par un hasard presque fabuleux, les ruines les plus poétiques du monde matériel venaient alors de se résumer à mes yeux par une traduction symbolique de la sagesse humaine; tandis qu’en ce moment les débris de tous les trésors intellectuels dont nous avons fait à table un si cruel pillage, aboutissent à ces deux femmes, images vives et originales de la folie, et que notre profonde insouciance des hommes et des choses a servi de transition aux tableaux fortement colorés de deux systèmes d’existence si diamétralement opposés, en seras-tu plus instruit? Si tu n’étais pas ivre, tu y verrais peut-être un traité de philosophie.
100– Si tu n’avais pas les deux pieds sur cette ravissante Aquilina, dont les ronflemens ont je ne sais quelle analogie avec le rugissement d’un orage près d’éclater, reprit Émile, qui lui-même s’amusait à rouler et à dérouler les cheveux d’Euphrasie sans trop avoir la conscience de cette innocente occupation, tu rougirais de ton ivresse et de ton bavardage. Tes deux systèmes peuvent entrer dans une seule phrase et se réduisent à une pensée. La vie simple et mécanique conduit à quelque sagesse insensée, en étouffant notre intelligence par le travail; tandis que la vie passée dans le vide des abstractions ou dans les abîmes du monde moral, mène à quelque folle sagesse. En un mot, tuer les sentimens pour vivre vieux, ou mourir jeune en acceptant le martyre des passions, voilà notre arrêt. Encore, cette sentence lutte-t-elle avec les tempéramens que nous a donnés le rude goguenard à qui nous devons le patron de toutes les créatures.
– Imbécille, s’écria Raphaël en l’interrompant. Continue à t’abréger ainsi, tu feras des volumes! Si j’avais eu la prétention de formuler proprement ces deux idées, je t’aurais dit que l’homme se corrompt par l’exercice de la raison et se purifie par l’ignorance. C’est faire le procès aux sociétés! Mais que nous vivions avec les sages ou que nous périssions avec les fous, le résultat n’est-il pas tôt ou tard le même? Aussi, le grand abstracteur de quintessence a-t-il jadis exprimé ces deux systèmes en deux mots: CARYMARY, CARYMARA.
– Tu me fais douter de la puissance de Dieu, car tu es plus bête qu’il n’est puissant, répliqua Émile. Notre cher Rabelais a résolu cette philosophie par un mot plus 101bref que Carymary, Carymara, c’est peut-être, d’où Montaigne a pris son Que sais-je? Encore ces derniers mots de la science morale ne sont-ils guère que l’exclamation de Pyrrhon restant entre le bien et le mal, comme l’âne de Buridan entre deux mesures d’avoine. Mais laissons là cette éternelle discussion, qui aboutit aujourd’hui à oui et non. Quelle expérience voulais-tu donc faire en te jetant dans la Seine, étais-tu jaloux de la machine hydraulique du pont Notre-Dame?
– Ah! si tu connaissais ma vie.
– Ah! s’écria Émile, je ne te croyais pas si vulgaire, la phrase est usée. Ne sais-tu pas que nous avons tous la prétention de souffrir beaucoup plus que les autres.
– Ah! s’écria Raphaël.
– Mais tu es bouffon avec ton ah! Voyons? Une maladie d’ame ou de corps t’oblige-t-elle de ramener tous les matins, par une contraction de tes muscles, les chevaux qui le soir doivent t’écarteler, comme jadis le fit Damiens? As-tu mangé ton chien tout cru, sans sel, dans ta mansarde? Tes enfans t’ont-ils jamais dit: J’ai faim? As-tu vendu les cheveux de ta maîtresse pour aller au jeu? As-tu été payer à un faux domicile une fausse lettre de change, tirée sur un faux oncle, avec la crainte d’arriver trop tard? Voyons j’écoute. Si tu te jetais à l’eau pour une femme, pour un protêt, ou par ennui, je te renie. Confesse-toi, ne mens pas, je ne te demande point de mémoires historiques. Surtout, sois aussi bref que ton ivresse te le permettra: je suis exigeant comme un lecteur, et prêt à dormir comme une femme qui lit ses vêpres.
– Pauvre sot! dit Raphaël. Depuis quand les douleurs 102ne sont-elles plus en raison de la sensibilité? Lorsque nous arriverons au degré de science qui nous permettra de faire une histoire naturelle des cœurs, de les nommer, de les classer en genres, en sous-genres, en familles, en crustacés, en fossiles, en sauriens, en microscopiques, en… que sais-je? alors, mon bon ami, ce sera chose prouvée qu’il en existe de tendres, de délicats, comme des fleurs et qui doivent se briser comme elles, par de légers froissemens auxquels certains cœurs minéraux ne sont même pas sensibles.
– Oh! de grâce, épargne-moi ta préface, dit Émile d’un air moitié riant moitié piteux en prenant la main de Raphaël.
103LA FEMME SANS CŒUR.
Après être resté silencieux pendant un moment, Raphaël dit en laissant échapper un geste d’insouciance: Je ne sais en vérité, s’il ne faut pas attribuer aux fumées du vin et du punch l’espèce de lucidité qui me permet d’embrasser en cet instant toute ma vie comme un même tableau, où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières, les demi-104teintes sont fidèlement rendues. Ce jeu poétique de mon imagination ne m’étonnerait pas, s’il n’était accompagné d’une sorte de dédain pour mes souffrances et pour mes joies passées. Vue à distance, ma vie est comme rétrécie par un phénomène moral. Cette longue et lente douleur qui a duré dix ans peut aujourd’hui se reproduire par quelques phrases dans lesquelles la douleur ne sera plus qu’une pensée, et le plaisir une réflexion philosophique. Je juge, au lieu de sentir.
– Tu es ennuyeux comme un amendement, s’écria Émile.
– C’est possible, reprit Raphaël sans murmurer. Aussi, pour ne pas abuser de tes oreilles, te ferai-je grâce des dix-sept premières années de ma vie. Jusque là, j’ai vécu comme toi, comme mille autres, de cette vie de collége ou de lycée, dont maintenant nous nous rappelons tous avec tant de délices les malheurs fictifs et les joies réelles, à laquelle notre gastronomie blasée redemande les légumes du vendredi, tant que nous ne les avons pas goûtés de nouveau: belle vie dont nous méprisons les travaux, qui cependant nous ont appris le travail…
– Arrive au drame, dit Émile d’un air moitié comique et moitié plaintif.
– Quand je sortis du collége, reprit Raphaël en réclamant par un geste le droit de continuer, mon père m’astreignit à une discipline sévère, il me logea dans une chambre contiguë à son cabinet; je me couchais dès neuf heures du soir et me levais à cinq heures du matin, il voulait que je fisse mon droit en conscience, j’allais en 105même temps à l’École et chez un avoué; mais les lois du temps et de l’espace étaient si sévèrement appliquées à mes courses, à mes travaux, et mon père me demandait en dînant un compte si rigoureux de…
– Qu’est-ce que cela me fait? dit Émile.
– Eh! que le diable t’emporte, répondit Raphaël. Comment pourras-tu concevoir mes sentimens si je ne te raconte les faits imperceptibles qui influèrent sur mon ame, la façonnèrent à la crainte et me laissèrent long-temps dans la naïveté primitive du jeune homme? Ainsi jusqu’à vingt et un ans, j’ai été courbé sous un despotisme aussi froid que celui d’une règle monacale. Pour te révéler les tristesses de ma vie, il suffira peut-être de te dépeindre mon père: un grand homme sec et mince, le visage en lame de couteau, le teint pâle, à parole brève, taquin comme une vieille fille, méticuleux comme un chef de bureau. Sa paternité planait au-dessus de mes lutines et joyeuses pensées, et les enfermait comme sous un dôme de plomb. Si je voulais lui manifester un sentiment doux et tendre, il me recevait en enfant qui va dire une sottise. Je le redoutais bien plus que nous ne craignions naguère nos maîtres d’étude. J’avais toujours huit ans pour lui. Je crois encore le voir devant moi: dans sa redingote marron, où il se tenait droit comme un cierge pascal, il avait l’air d’un hareng saur enveloppé dans la couverture rougeâtre d’un pamphlet. Cependant j’aimais mon père, au fond il était juste. Peut-être ne haïssons-nous pas la sévérité quand elle est justifiée par un grand caractère, par des mœurs pures, et qu’elle est adroitement entremêlée 106de bonté. Si mon père ne me quitta jamais, si jusqu’à l’âge de vingt ans, il ne laissa pas dix francs à ma disposition, dix coquins, dix libertins de francs, trésor immense dont la possession vainement enviée me faisait rêver d’ineffables délices, il cherchait du moins à me procurer quelques distractions. Après m’avoir promis un plaisir pendant des mois entiers, il me conduisait aux Bouffons, à un concert, à un bal où j’espérais rencontrer une maîtresse. Une maîtresse! c’était pour moi l’indépendance. Mais honteux et timide, ne sachant point l’idiome des salons et n’y connaissant personne, j’en revenais le cœur toujours aussi neuf et tout aussi gonflé de désirs. Puis le lendemain, bridé comme un cheval d’escadron par mon père, dès le matin je retournais chez un Avoué, au Droit, au Palais. Vouloir m’écarter de la route uniforme qu’il m’avait tracée, c’eût été m’exposer à sa colère; il m’avait menacé de m’embarquer à ma première faute, en qualité de mousse pour les Antilles. Aussi me prenait-il un horrible frisson quand par hasard j’osais m’aventurer, pendant une heure ou deux, dans quelque partie de plaisir. Figure-toi l’imagination la plus vagabonde, le cœur le plus amoureux, l’ame la plus tendre, l’esprit le plus poétique, sans cesse en présence de l’homme le plus caillouteux, le plus atrabilaire, le plus froid du monde, enfin marie une jeune fille à un squelette, et tu comprendras l’existence dont tu m’interdis de te développer les scènes curieuses: projets de fuite évanouis à l’aspect de mon père, désespoirs calmés par le sommeil, désirs comprimés, sombres mélancolies dissipées par la musique. J’exhalais mon malheur en mé107lodies. Beethoven ou Mozart furent souvent mes discrets confidens. Aujourd’hui, je souris en me souvenant de tous les préjugés qui troublaient ma conscience à cette époque d’innocence et de vertu: si j’avais mis le pied chez un restaurateur, je me serais cru ruiné; mon imagination me faisait considérer un café comme un lieu de débauche où les hommes se perdaient d’honneur et engageaient leur fortune; quant à risquer de l’argent au jeu, il aurait fallu en avoir.
Oh! quand je devrais t’endormir, je veux te raconter l’une des plus terribles joies de ma vie, une de ces joies armées de griffes et qui s’enfoncent dans notre cœur comme un fer chaud sur l’épaule d’un forçat. J’étais au bal chez le duc de Navailles, cousin de mon père. Mais pour que tu puisses parfaitement comprendre ma position, apprends que j’avais un habit râpé, des souliers mal faits, une cravate de cocher et des gants déjà portés. Je me mis dans un coin afin de pouvoir tout à mon aise prendre des glaces et contempler les jolies femmes. Mon père m’aperçut. Par une raison que je n’ai jamais devinée, tant cet acte de confiance m’abasourdit, il me donna sa bourse et ses clefs à garder. À dix pas de moi quelques hommes jouaient. J’entendais frétiller l’or. J’avais vingt ans, je souhaitais passer une journée entière plongé dans les crimes de mon âge. C’était un libertinage d’esprit dont nous ne trouverions l’analogue ni dans les caprices de courtisane, ni dans les songes des jeunes filles. Depuis un an, je me rêvais bien mis, en voiture, ayant une belle femme à mes côtés, tranchant du seigneur, dînant chez Véry, allant le soir au spectacle, 108décidé à ne revenir que le lendemain chez mon père; mais armé contre lui d’une aventure plus intriguée que ne l’est le Mariage de Figaro, et dont il lui aurait été impossible de se dépêtrer. J’avais estimé toute cette joie cinquante écus. N’étais-je pas encore sous le charme naïf de l’école buissonnière? J’allai donc dans un boudoir où, seul, les yeux cuisans, les doigts tremblans, je comptai l’argent de mon père: cent écus!
Évoquées par cette somme, les joies de mon escapade apparurent devant moi, dansant comme les sorcières de Macbeth autour de leur chaudière, mais alléchantes, frémissantes, délicieuses! Je devins un coquin déterminé. Sans écouter ni les tintemens de mon oreille, ni les battemens précipités de mon cœur, je pris deux pièces de vingt francs que je vois encore! Leurs millésimes étaient effacés et la figure de Bonaparte y grimaçait. Après avoir mis la bourse dans ma poche, je revins vers une table 109de jeu en tenant les deux pièces d’or dans la paume humide de ma main, et je rôdai autour des joueurs comme un émouchet au-dessus d’un poulailler. En proie à des angoisses inexprimables, je jetai soudain un regard translucide autour de moi. Certain de n’être aperçu par aucune personne de connaissance, je pariai pour un petit homme gras et réjoui, sur la tête duquel j’accumulai plus de prières et de vœux qu’il ne s’en fait en mer pendant trois tempêtes. Puis, avec un instinct de scélératesse ou de machiavélisme surprenant à mon âge, j’allai me planter près d’une porte, regardant à travers les salons sans y rien voir. Mon ame et mes yeux voltigeaient autour du fatal tapis vert. De cette soirée date la première observation physiologique à laquelle j’ai dû cette espèce de pénétration qui m’a permis de saisir quelques mystères de notre double nature. Je tournais le dos à la table où se disputait mon futur bonheur, bonheur d’autant plus profond peut-être qu’il était criminel; entre les deux joueurs et moi, il se trouvait une haie d’hommes, épaisse de quatre ou cinq rangées de causeurs; le bourdonnement des voix empêchait de distinguer le son de l’or qui se mêlait au bruit de l’orchestre; malgré tous ces obstacles, par un privilége accordé aux passions et qui leur donne le pouvoir d’anéantir l’espace et le temps, j’entendais distinctement les paroles des deux joueurs, je connaissais leurs points, je savais celui des deux qui retournait le roi comme si j’eusse vu les cartes; enfin à dix pas du jeu, je pâlissais de ses caprices. Mon père passa devant moi tout-à-coup, je compris alors cette parole de l’Écriture: L’esprit de 110Dieu passa devant sa face! J’avais gagné. À travers le tourbillon d’hommes qui gravitait autour des joueurs, j’accourus à la table en m’y glissant avec la dextérité d’une anguille qui s’échappe par la maille rompue d’un filet. De douloureuses, mes fibres devinrent joyeuses. J’étais comme un condamné qui, marchant au supplice, a rencontré le roi. Par hasard, un homme décoré réclama quarante francs qui manquaient. Je fus soupçonné par des yeux inquiets, je pâlis et des gouttes de sueur sillonnèrent mon front. Le crime d’avoir volé mon père me parut bien vengé. Le bon gros petit homme dit alors d’une voix certainement angélique: «Tous ces messieurs avaient mis,» et paya les quarante francs. Je relevai mon front et jetai des regards triomphans sur les joueurs. Après avoir réintégré dans la bourse de mon père l’or que j’y avais pris, je laissai mon gain à ce digne et honnête monsieur qui continua de gagner. Dès que je me vis possesseur de cent soixante francs, je les enveloppai dans mon mouchoir de manière à ce qu’ils ne pussent ni remuer ni sonner pendant notre retour au logis, et ne jouai plus.
– Que faisiez-vous au jeu? me dit mon père en entrant dans le fiacre.
– Je regardais, répondis-je en tremblant.
– Mais, reprit mon père, il n’y aurait eu rien d’extraordinaire à ce que vous eussiez été forcé par amour-propre à mettre quelque argent sur le tapis. Aux yeux des gens du monde, vous paraissez assez âgé pour avoir le droit de commettre des sottises. Aussi vous excuserais-je, Raphaël, si vous vous étiez servi de ma bourse…
111Je ne répondis rien. Quand nous fûmes de retour, je rendis à mon père ses clefs et son argent. En rentrant dans sa chambre, il vida la bourse sur sa cheminée, compta l’or, se tourna vers moi d’un air assez gracieux, et me dit en séparant chaque phrase par une pause plus ou moins longue et significative: – Mon fils, vous avez bientôt vingt ans. Je suis content de vous. Il vous faut une pension, ne fût-ce que pour vous apprendre à économiser, à connaître les choses de la vie. Dès ce soir, je vous donnerai cent francs par mois. Vous disposerez de votre argent comme il vous plaira. Voici le premier trimestre de cette année, ajouta-t-il en caressant une pile d’or, comme pour vérifier la somme.
J’avoue que je fus prêt à me jeter à ses pieds, à lui déclarer que j’étais un brigand, un infâme, et… pis que cela, un menteur! La honte me retint. J’allais l’embrasser, il me repoussa faiblement.
– Maintenant, tu es un homme, mon enfant, me dit-il. Ce que je fais est une chose simple et juste dont tu ne dois pas me remercier. Si j’ai droit à votre reconnaissance, Raphaël, reprit-il d’un ton doux mais plein de dignité, c’est pour avoir préservé votre jeunesse des malheurs qui dévorent tous les jeunes gens, à Paris. Désormais nous serons deux amis. Vous deviendrez, dans un an, docteur en droit. Vous avez, non sans quelques déplaisirs et certaines privations, acquis les connaissances solides et l’amour du travail si nécessaires aux hommes appelés à manier les affaires. Apprenez, Raphaël, à me connaître. Je ne veux faire de vous ni un avocat, ni un notaire, mais un homme d’état qui puisse devenir la gloire 112de notre pauvre maison. À demain! ajouta-t-il en me renvoyant par un geste mystérieux.
Dès ce jour, mon père m’initia franchement à ses projets. J’étais fils unique et j’avais perdu ma mère depuis dix ans. Autrefois, peu flatté d’avoir le droit de labourer la terre l’épée au côté, mon père, chef d’une maison historique à peu près oubliée en Auvergne, vint à Paris pour y tenter le diable. Doué de cette finesse qui rend les hommes du midi de la France si supérieurs quand elle se trouve accompagnée d’énergie, il était parvenu sans grand appui à prendre position au cœur même du pouvoir. La révolution renversa bientôt sa fortune; mais il avait su épouser l’héritière d’une riche maison, et s’était vu sous l’empire au moment de restituer à notre famille son ancienne splendeur. La restauration, qui rendit à ma mère des biens considérables, ruina mon père. Ayant jadis acheté plusieurs terres données par l’empereur à ses généraux et situées en pays étranger, il luttait depuis dix ans avec des liquidateurs et des diplomates, avec les tribunaux prussiens et bavarois pour se maintenir dans la possession contestée de ces malheureuses dotations. Mon père me jeta dans le labyrinthe inextricable de ce vaste procès d’où dépendait notre avenir. Nous pouvions être condamnés à restituer les revenus par lui perçus, ainsi que le prix de certaines coupes de bois faites de 1814 à 1817; dans ce cas, le bien de ma mère suffisait à peine pour sauver l’honneur de notre nom. Ainsi le jour où mon père parut en quelque sorte m’avoir émancipé, je tombai sous le joug le plus odieux. Je dus combattre comme sur un champ de bataille, travailler 113nuit et jour, aller voir des hommes d’état, tâcher de surprendre leur religion, tenter de les intéresser à notre affaire, les séduire, eux, leurs femmes, leurs valets, leurs chiens, et déguiser cet horrible métier sous des formes élégantes, sous d’agréables plaisanteries. Je compris tous les chagrins dont l’empreinte flétrissait la figure de mon père. Pendant une année environ, je menai donc en apparence la vie d’un homme du monde; mais cette dissipation et mon empressement à me lier avec des parens en faveur ou avec des gens qui pouvaient nous être utiles, cachaient d’immenses travaux. Mes divertissemens étaient encore des plaidoiries, et mes conversations des mémoires. Jusque là, j’avais été vertueux par l’impossibilité de me livrer à mes passions de jeune homme; mais craignant alors de causer la ruine de mon père ou la mienne par une négligence, je devins mon propre despote, et n’osai me permettre ni un plaisir ni une dépense. Lorsque nous sommes jeunes, quand, à force de froissemens, les hommes et les choses ne nous ont point encore enlevé cette délicate fleur de sentiment, cette verdeur de pensée, cette noble pureté de conscience qui ne nous laisse jamais transiger avec le mal, nous sentons vivement nos devoirs; notre honneur parle haut et se fait écouter, nous sommes francs et sans détour: ainsi étais-je alors. Je voulus justifier la confiance de mon père. Naguère, je lui aurais dérobé délicieusement une chétive somme; mais portant avec lui le fardeau de ses affaires, de son nom, de sa maison, je lui eusse donné secrètement mes biens, mes espérances, comme je lui sacrifiais mes plaisirs; heureux même de mon sacrifice! Aussi, quand 114M. de Villèle exhuma, tout exprès pour nous, un décret impérial sur les déchéances, et nous eut ruinés, signé-je la vente de mes propriétés, n’en gardant qu’une île sans valeur, située au milieu de la Loire et où se trouvait le tombeau de ma mère. Aujourd’hui, peut-être, les argumens, les détours, les discussions philosophiques, philantropiques et politiques ne me manqueraient pas pour me dispenser de faire ce que mon avoué nommait une bêtise. Mais à vingt et un ans, nous sommes, je le répète, tout générosité, tout chaleur, tout amour. Les larmes que je vis dans les yeux de mon père furent alors pour moi la plus belle des fortunes, et le souvenir de ces larmes a souvent consolé ma misère. Dix mois après avoir payé ses créanciers, mon père mourut de chagrin. Il m’adorait et m’avait ruiné, cette idée le tua. En 1826, à l’âge de vingt-deux ans, vers la fin de l’automne, je suivis tout seul le convoi de mon premier ami, de mon père. 115Peu de jeunes gens se sont trouvés, seuls avec leurs pensées, derrière un corbillard, perdus dans Paris, sans avenir, sans fortune. Les orphelins recueillis par la charité publique ont au moins pour avenir le champ de bataille, pour père le gouvernement ou le procureur du roi, pour refuge un hospice. Moi, je n’avais rien! Trois mois après, un commissaire-priseur me remit onze cent douze francs, produit net et liquide de la succession paternelle.
Des créanciers m’avaient obligé à vendre notre mobilier. Accoutumé dès ma jeunesse à donner une grande valeur aux objets de luxe dont j’étais entouré, je ne pus m’empêcher de marquer une sorte d’étonnement à l’aspect de ce reliquat exigu. – «Oh! me dit le commissaire-priseur, tout cela était bien rococo.» Mot épouvantable qui flétrissait toutes les religions de mon enfance et me dépouillait de mes premières illusions, les plus 116chères de toutes. Ma fortune se résumait par un bordereau de vente, mon avenir gisait dans un sac de toile qui contenait onze cent douze francs, la société m’apparaissait en la personne d’un huissier-priseur qui me parlait le chapeau sur la tête. Un valet-de-chambre qui me chérissait et auquel ma mère avait jadis constitué quatre cents francs de rente viagère, Jonathas me dit en quittant la maison d’où j’étais si souvent sorti joyeusement en voiture, pendant mon enfance: – Soyez bien économe, monsieur Raphaël! Il pleurait, le bon homme.
Tels sont, mon cher Émile, les événemens qui maîtrisèrent ma destinée, modifièrent mon ame, et me placèrent jeune encore dans la plus fausse de toutes les situations sociales. Des liens de famille, mais faibles, m’attachaient à quelques maisons riches dont l’accès m’eût été interdit par ma fierté, si le mépris et l’indifférence ne m’en eussent déjà fermé les portes. Quoique parent de personnes très-influentes et prodigues de leur protection pour des étrangers, je n’avais ni parens ni protecteurs. Sans cesse arrêtée dans ses expansions, mon ame s’était repliée sur elle-même: plein de franchise et de naturel, je devais paraître froid, dissimulé; le despotisme de mon père m’avait ôté toute confiance en moi; j’étais timide et gauche, je ne croyais pas que ma voix pût exercer le moindre empire, je me déplaisais, je me trouvais laid, j’avais honte de mon regard. Malgré la voix intérieure qui doit soutenir les hommes de talent dans leurs luttes, et qui me criait: Courage! marche! malgré les révélations soudaines de ma puissance dans la solitude, malgré l’espoir dont j’étais animé en comparant 117les ouvrages nouveaux admirés du public à ceux qui voltigeaient dans ma pensée, je doutais de moi comme un enfant. J’étais la proie d’une excessive ambition, je me croyais destiné à de grandes choses et me sentais dans le néant. J’avais besoin des hommes, et je me trouvais sans amis; je devais me frayer une route dans le monde, et j’y restais seul, moins craintif que honteux. Pendant l’année où je fus jeté par mon père dans le tourbillon de la haute société, j’y vins avec un cœur neuf, avec une ame fraîche. Comme tous les grands enfans, j’aspirai secrètement à de belles amours. Je rencontrai parmi les jeunes gens de mon âge une secte de fanfarons qui allaient tête levée, disant des riens, s’asseyant sans trembler près des femmes qui me semblaient les plus imposantes, débitant des impertinences, mâchant le bout de leurs cannes, minaudant, se prostituant à eux-mêmes les plus jolies personnes, mettant ou prétendant avoir mis leurs têtes sur tous les oreillers, ayant l’air d’être au refus du plaisir, considérant les plus vertueuses, les plus prudes comme de prise facile et pouvant être conquises à la simple parole, au moindre geste hardi, par le premier regard insolent! Je te le déclare, en mon ame et conscience, la conquête du pouvoir ou d’une grande renommée littéraire me paraissait un triomphe moins difficile à obtenir qu’un succès auprès d’une femme de haut rang, jeune, spirituelle et gracieuse. Je trouvai donc les troubles de mon cœur, mes sentimens, mes cultes en désaccord avec les maximes de la société. J’avais de la hardiesse, mais dans l’ame seulement, et non dans les manières. J’ai su plus tard, que les femmes ne voulaient pas être mendiées. 118J’en ai beaucoup vu que j’adorais de loin, auxquelles je livrais un cœur à toute épreuve, une ame à déchirer, une énergie qui ne s’effrayait ni des sacrifices, ni des tortures; elles appartenaient à des sots dont je n’aurais pas voulu pour portiers. Combien de fois, muet, immobile, n’ai-je pas admiré la femme de mes rêves, surgissant dans un bal!
Dévouant alors en pensée mon existence à des caresses éternelles, j’imprimais toutes mes espérances en un regard, et lui offrais dans mon extase un amour de jeune homme qui courait au devant des tromperies. En certains momens, j’aurais donné ma vie pour une seule nuit. Eh 119bien! n’ayant jamais trouvé d’oreilles à qui confier mes propos passionnés, de regards où reposer les miens, de cœur pour mon cœur, j’ai vécu dans tous les tourmens d’une impuissante énergie qui se dévorait elle-même, soit faute de hardiesse ou d’occasions, soit inexpérience. Peut-être ai-je désespéré de me faire comprendre, ou tremblé d’être trop compris. Et cependant j’avais un orage tout prêt à chaque regard poli que l’on pouvait m’adresser. Malgré ma promptitude à prendre ce regard ou des mots en apparence affectueux comme de tendres engagemens, je n’ai jamais osé ni parler ni me taire à propos. À force de sentiment ma parole était insignifiante, et mon silence était stupide. J’avais sans doute trop de naïveté pour une société factice qui vit aux lumières, et rend toutes ses pensées par des phrases convenues, ou des mots que dicte la mode. Puis je ne savais point parler en me taisant, ni me taire en parlant. Enfin, gardant en moi des feux qui me brûlaient, ayant une ame semblable à celles que les femmes souhaitent de rencontrer, en proie à cette exaltation dont elles sont avides, possédant l’énergie dont se vantent les sots, toutes les femmes m’ont été traîtreusement cruelles. Aussi, admirais-je naïvement les héros de coterie quand ils célébraient leurs triomphes, sans les soupçonner de mensonge. J’avais sans doute le tort de désirer un amour sur parole, de vouloir trouver grande et forte dans un cœur de femme frivole et légère, affamée de luxe, ivre de vanité, cette passion large, cet océan qui battait tempestueusement dans mon cœur. Oh! se sentir né pour aimer, pour rendre une femme bien heureuse, et ne pas avoir trouvé même une 120courageuse et noble Marceline ou quelque vieille marquise! Porter des trésors dans une besace et ne pouvoir rencontrer personne, pas même une enfant, quelque jeune fille curieuse, pour les lui faire admirer. J’ai souvent voulu me tuer de désespoir…
– Joliment tragique ce soir, s’écria Émile.
– Eh! laisse-moi condamner ma vie, répondit Raphaël. Si ton amitié n’a pas la force d’écouter mes élégies, si tu ne peux me faire crédit d’une demi-heure d’ennui, dors! Mais ne me demande plus compte de mon suicide qui gronde, qui se dresse, qui m’appelle et que je salue. Pour juger un homme, au moins faut-il être dans le secret de sa pensée, de ses malheurs, de ses émotions? ne vouloir connaître de sa vie que les événemens matériels, c’est faire de la chronologie, l’histoire des sots!
Le ton amer avec lequel ces paroles furent prononcées frappa si vivement Émile que, dès ce moment, il prêta toute son attention à Raphaël en le regardant d’un air hébété.
– Mais, reprit le narrateur, maintenant la lueur qui colore ces accidens leur prête un nouvel aspect. L’ordre de choses que je considérais jadis comme un malheur a peut-être engendré les belles facultés dont plus tard je me suis enorgueilli. La curiosité philosophique, les travaux excessifs, l’amour de la lecture qui, depuis l’âge de sept ans jusqu’à mon entrée dans le monde, ont constamment occupé ma vie, ne m’auraient-ils pas doué de la facile puissance avec laquelle, s’il faut vous en croire, je sais rendre mes idées et marcher en avant dans le vaste champ des connaissances humaines? L’a121bandon auquel j’étais condamné, l’habitude de refouler mes sentimens et de vivre dans mon cœur, ne m’ont-ils pas investi du pouvoir de comparer, de méditer? En ne se perdant pas au service des irritations mondaines qui rapetissent la plus belle ame et la réduisent à l’état de guenille, ma sensibilité ne s’est-elle pas concentrée pour devenir l’organe perfectionné d’une volonté plus haute que le vouloir de la passion? Méconnu par les femmes, je me souviens de les avoir observées avec la sagacité de l’amour dédaigné. Maintenant, je le vois, la sincérité de mon caractère a dû leur déplaire! Peut-être veulent-elles un peu d’hypocrisie? Moi qui suis tour-à-tour, dans la même heure, homme et enfant, futile et penseur, sans préjugés et plein de superstitions, souvent femme comme elles, n’ont-elles pas dû prendre ma naïveté pour du cynisme, et la pureté même de ma pensée pour du libertinage? La science leur était ennui, la langueur féminine faiblesse. Cette excessive mobilité d’imagination, le malheur des poètes, me faisait sans doute juger comme un être incapable d’amour, sans constance dans les idées, sans énergie. Idiot quand je me taisais, je les effarouchais peut-être quand j’essayais de leur plaire. Les femmes m’ont condamné. J’ai accepté, dans les larmes et le chagrin, l’arrêt porté par le monde. Cette peine a produit son fruit. Je voulus me venger de la société, je voulus posséder l’ame de toutes les femmes en me soumettant les intelligences, et voir tous les regards fixés sur moi quand mon nom serait prononcé par un valet à la porte d’un salon. Je m’instituai grand homme. Dès mon enfance, je m’étais frappé le front en me disant comme 122André de Chénier: «Il y a quelque chose là!» Je croyais sentir en moi une pensée à exprimer, un système à établir, une science à expliquer. Ô mon cher Émile! aujourd’hui que j’ai vingt-six ans à peine, que je suis sûr de mourir inconnu, sans avoir jamais été l’amant de la femme que j’ai rêvé de posséder, laisse-moi te conter mes folies? N’avons-nous pas tous, plus ou moins, pris nos désirs pour des réalités? Ah! je ne voudrais point pour ami d’un jeune homme qui dans ses rêves ne se serait pas tressé des couronnes, construit quelque piédestal ou donné de complaisantes maîtresses. Moi! j’ai souvent été général, empereur, j’ai été Byron, puis rien. Après avoir joué sur le faîte des choses humaines, je m’apercevais que toutes les montagnes, toutes les difficultés restaient à gravir. Cet immense amour-propre qui bouillonnait en moi, cette croyance sublime à une destinée, et qui devient du génie peut-être quand un homme ne se laisse pas déchiqueter l’ame par le contact des affaires aussi facilement qu’un mouton abandonne sa laine aux épines des halliers où il passe; tout cela me sauva. Je voulus me couvrir de gloire et travailler dans le silence pour la maîtresse que j’espérais avoir un jour. Toutes les femmes se résumaient par une seule, et cette femme je croyais la rencontrer dans la première qui s’offrait à mes regards. Mais, voyant une reine dans chacune d’elles, toutes devaient, comme les reines qui sont obligées de faire des avances à leurs amans, venir un peu au devant de moi, souffreteux, pauvre et timide. Ah! pour celle qui m’eût plaint, j’avais dans le cœur tant de reconnaissance outre l’amour, 123que je l’eusse adorée pendant toute sa vie. Plus tard, mes observations m’ont appris de cruelles vérités. Ainsi, mon cher Émile, je risquais de vivre éternellement seul. Les femmes sont habituées, par je ne sais quelle pente de leur esprit, à ne voir dans un homme de talent que ses défauts, et dans un sot que ses qualités; elles éprouvent de grandes sympathies pour les qualités du sot qui sont une flatterie perpétuelle de leurs propres défauts, tandis que l’homme supérieur ne leur offre pas assez de jouissances pour compenser ses imperfections. Le talent est une fièvre intermittente, nulle femme n’est jalouse d’en partager seulement les malaises; toutes veulent trouver dans leurs amans des motifs de satisfaire leur vanité, c’est elles encore qu’elles aiment en nous! Un homme pauvre, fier, artiste, doué du pouvoir de créer, n’est-il pas armé d’un blessant égoïsme? il existe autour de lui je ne sais quel tourbillon de pensées dans lequel il enveloppe tout, même sa maîtresse qui doit en suivre le mouvement. Une femme adulée peut-elle croire à l’amour d’un tel homme? Ira-t-elle le chercher? Cet amant n’a pas le loisir de s’abandonner autour d’un divan à ces petites singeries de sensibilité auxquelles les femmes tiennent tant et qui sont le triomphe des gens faux et insensibles. Le temps manque à ses travaux, comment en dépenserait-il à se rapetisser, à se chamarrer? Prêt à donner ma vie d’un coup, je ne l’aurais pas avilie en détail. Enfin il existe dans le manége d’un agent de change qui fait les commissions d’une femme pâle et minaudière, je ne sais quoi de mesquin dont l’artiste a horreur. L’amour abstrait ne suffit pas à un 124homme pauvre et grand, il en veut tous les dévouemens. Les petites créatures qui passent leur vie à essayer des cachemires ou se font les porte-manteaux de la mode n’ont pas de dévouement, elles en exigent et voient dans l’amour le plaisir de commander, non celui d’obéir. La véritable épouse en cœur, en chair et en os, se laisse traîner là où va celui en qui réside sa vie, sa force, sa gloire, son bonheur. Aux hommes supérieurs, il faut des femmes orientales dont l’unique pensée soit l’étude de leurs besoins: pour eux, le malheur est dans le désaccord de leurs désirs et des moyens. Moi, qui me croyais homme de génie, j’aimais précisément ces petites maîtresses! Nourrissant des idées si contraires aux idées reçues, ayant la prétention d’escalader le ciel sans échelle, possédant des trésors qui n’avaient pas cours, armé de connaissances étendues qui surchargeaient ma mémoire et que je n’avais pas encore classées, que je ne m’étais point assimilées; me trouvant sans parens, sans amis, seul au milieu du plus affreux désert, un désert pavé, un désert animé, pensant, vivant, où tout vous est bien plus qu’ennemi, indifférent! la résolution que je pris était naturelle, quoique folle; elle comportait je ne sais quoi d’impossible qui me donna du courage. Ce fut comme un parti fait avec moi-même, et dont j’étais le joueur et l’enjeu. Voici mon plan.
Mes onze cents francs devaient suffire à ma vie pendant trois ans, je m’accordais ce temps pour mettre au jour un ouvrage qui pût attirer l’attention publique sur moi, me faire une fortune ou un nom. Je me réjouissais en pensant que j’allais vivre de pain et de lait, 125comme un solitaire de la Thébaïde, plongé dans le monde des livres et des idées, dans une sphère inaccessible, au milieu de ce Paris si tumultueux; sphère de travail et de silence où comme les chrysalides je me bâtissais une tombe pour renaître brillant et glorieux. J’allais risquer de mourir pour vivre. En réduisant l’existence à ses vrais besoins, au strict nécessaire, je trouvais que trois cent soixante-cinq francs par an devaient suffire à ma pauvreté. En effet, cette maigre somme a satisfait à ma vie, tant que j’ai voulu subir ma propre discipline claustrale.
– C’est impossible, s’écria Émile.
– J’ai vécu près de trois ans ainsi, répondit Raphaël avec une sorte de fierté. Comptons! reprit-il. Trois sous de pain, deux sous de lait, trois sous de charcuterie m’empêchaient de mourir de faim et tenaient mon esprit dans un état de lucidité singulière. J’ai observé, tu le sais, de merveilleux effets produits par la diète sur l’imagination. Mon logement me coûtait trois sous par jour, je brûlais pour trois sous d’huile par nuit, je faisais moi-même ma chambre, je portais des chemises de flanelle pour ne dépenser que deux sous de blanchissage par jour, je me chauffais avec du charbon de terre, dont le prix divisé par les jours de l’année n’a jamais donné plus de deux sous pour chacun; j’avais des habits, du linge, des chaussures pour trois années, je ne voulais m’habiller que pour aller à certains cours publics et aux bibliothèques. Ces dépenses réunies ne faisaient que dix-huit sous, il me restait deux sous pour les choses imprévues. Je ne me souviens pas d’avoir, pendant cette longue période 126de travail, passé le Pont-des-Arts, ni d’avoir jamais acheté d’eau; j’allais en chercher le matin, à la fontaine de la place Saint-Michel, au coin de la rue des Grès.
Oh! je portais ma pauvreté fièrement. Un homme qui pressent un bel avenir marche dans sa vie de misère comme un innocent conduit au supplice, il n’a point honte. Je n’avais pas voulu prévoir la maladie: comme Aquilina, j’envisageais l’hôpital sans terreur. Je n’ai pas douté un moment de ma bonne santé. D’ailleurs, le pauvre ne doit se coucher que pour mourir. Je me coupai les cheveux, 127jusqu’au moment où un ange d’amour et de bonté… Mais je ne veux pas anticiper sur la situation à laquelle j’arrive. Apprends seulement, mon cher ami, qu’à défaut de maîtresse, je vécus avec une grande pensée, avec un rêve, un mensonge auquel nous commençons tous par croire plus ou moins. Aujourd’hui, je ris de moi, de ce moi, peut-être saint et sublime, qui n’existe plus. La société, le monde, nos usages, nos mœurs vus de près, m’ont révélé le danger de ma croyance innocente et la superfluité de mes fervens travaux. Ces approvisionnemens sont inutiles à l’ambitieux: que léger soit le bagage de qui poursuit la fortune. La faute des hommes supérieurs est de dépenser leurs jeunes années à se rendre dignes de la Faveur. Pendant qu’ils thésaurisent leurs forces et la science pour porter sans effort le poids d’une puissance qui les fuit, les intrigans riches de mots et dépourvus d’idées vont et viennent, surprennent les sots et se logent dans la confiance des demi-niais: les uns étudient, les autres marchent; les uns sont modestes, les autres hardis; l’homme de génie tait son orgueil, l’intrigant arbore le sien et doit arriver nécessairement. Les hommes du pouvoir ont si fort besoin de croire au mérite tout fait, au talent effronté, qu’il y a chez le vrai savant de l’enfantillage à espérer des récompenses humaines. Je ne cherche certes pas à paraphraser les lieux communs de la vertu, le cantique des cantiques éternellement chanté par les génies méconnus, je veux déduire logiquement la raison des fréquens succès obtenus par les hommes médiocres. Hélas! l’étude est si maternellement bonne, qu’il y a peut-être crime à 128lui demander des récompenses autres que les pures et douces joies dont elle nourrit ses enfans. Je me souviens d’avoir quelquefois trempé gaiement mon pain dans mon lait, assis auprès de ma fenêtre en y respirant l’air, en laissant planer mes yeux sur un paysage de toits bruns, grisâtres, rouges, en ardoises, en tuiles, couverts de mousses jaunes ou vertes.
129Si d’abord cette vue me parut monotone, j’y découvris bientôt de singulières beautés: tantôt le soir des raies lumineuses, parties des volets mal fermés, nuançaient et animaient les noires profondeurs de ce pays original; tantôt les lueurs pâles des réverbères projetaient d’en bas des reflets jaunâtres à travers le brouillard, et accusaient faiblement dans les rues les ondulations de ces toits pressés, océan de vagues immobiles; parfois de rares figures apparaissaient au milieu de ce morne désert. Parmi les fleurs de quelque jardin aérien, j’entrevoyais le profil anguleux et crochu d’une vieille femme arrosant des capucines, ou dans le cadre d’une lucarne pourrie, quelque jeune fille faisant sa toilette, se croyant seule, et dont je ne pouvais apercevoir que le beau front et les longs cheveux élevés en l’air par un joli bras blanc. J’admirais dans les gouttières quelques végétations éphémères, pauvres herbes bientôt emportées par un orage! J’étudiais les mousses, leurs couleurs ravivées par la pluie, et qui sous le soleil se changeaient en un velours sec et brun à reflets capricieux. Enfin les poétiques et fugitifs effets du jour, les tristesses du brouillard, les soudains pétillemens du soleil, le silence et les magies de la nuit, les mystères de l’aurore, les fumées de chaque cheminée, tous les accidens de cette singulière nature m’étaient devenus familiers et me divertissaient. J’aimais ma prison, elle était volontaire. Ces savanes de Paris formées par des toits nivelés comme une plaine, mais qui couvraient des abîmes peuplés, allaient à mon ame et s’harmoniaient avec mes pensées. Il est fatigant de retrouver brusquement le 130monde quand nous descendons des hauteurs célestes où nous entraînent les méditations scientifiques. Aussi, ai-je alors parfaitement conçu la nudité des monastères.
Quand je fus bien résolu à suivre mon nouveau plan de vie, je cherchai mon logis dans les quartiers les plus déserts de Paris. Un soir, en revenant de l’Estrapade, je passais par la rue des Cordiers pour retourner chez moi. À l’angle de la rue de Cluny, je vis une petite fille d’environ quatorze ans, qui jouait au volant avec une de ses camarades, et dont les rires et les espiègleries amusaient les voisins.
Il faisait beau, la soirée était chaude, le mois de septembre durait encore. Devant chaque porte, des femmes étaient assises et devisaient comme dans une ville de pro131vince par un jour de fête. J’observai d’abord la jeune fille de qui la physionomie était d’une admirable expression, et le corps tout posé pour un peintre. C’était une scène ravissante. Je cherchai la cause de cette bonhomie au milieu de Paris, je remarquai que la rue n’aboutissait à rien, et ne devait pas être très-passante. En me rappelant le séjour de J.-J. Rousseau dans ce lieu, je trouvai l’hôtel Saint-Quentin, et le délabrement dans lequel il était me fit espérer d’y rencontrer un gîte peu coûteux. Je voulus le visiter. En entrant dans une chambre basse, je vis les classiques flambeaux de cuivre garnis de leurs chandelles, méthodiquement rangés au-dessus de chaque clef, et fus frappé de la propreté qui régnait dans cette salle, ordinairement assez mal tenue dans les autres hôtels. Elle était peignée comme un tableau de genre: son lit bleu, les ustensiles, les meubles avaient la coquetterie d’une nature de convention. La maîtresse de l’hôtel, femme de quarante ans environ, dont les traits exprimaient des malheurs, dont le regard était comme terni par des pleurs, se leva, vint à moi, je lui soumis humblement le tarif de mon loyer. Sans en paraître étonnée, elle chercha une clef parmi toutes les autres, et me conduisit dans les mansardes, où elle me montra une chambre qui avait vue sur les toits, sur les cours des maisons voisines, par les fenêtres desquelles passaient de longues perches chargées de linge. Rien n’était plus horrible que cette mansarde aux murs jaunes et sales, qui sentait la misère et appelait son savant. La toiture s’y abaissait irrégulièrement et les tuiles disjointes laissaient voir le ciel. Il y avait place pour un 132lit, une table, quelques chaises, et sous l’angle aigu du toit, je pouvais loger mon piano. N’étant pas assez riche pour meubler cette cage digne des plombs de Venise, la pauvre femme n’avait jamais pu la louer. Ayant précisément excepté de la vente mobilière que je venais de faire, les objets qui m’étaient en quelque sorte personnels, je fus bientôt d’accord avec mon hôtesse, et m’installai le lendemain chez elle. Je vécus dans ce sépulcre aérien pendant près de trois ans, travaillant nuit et jour sans relâche, avec tant de plaisir que l’étude me semblait être le plus beau thème, la plus heureuse solution de la vie humaine. Le calme et le silence nécessaires au savant ont je ne sais quoi de doux, d’enivrant comme l’amour. L’exercice de la pensée, la recherche des idées, les contemplations tranquilles de la science nous prodiguent d’ineffables délices, indescriptibles comme tout ce qui participe de l’intelligence, dont les phénomènes sont invisibles à nos sens extérieurs. Aussi sommes-nous toujours forcés d’expliquer les mystères de l’esprit par des comparaisons matérielles. Le plaisir de nager dans un lac d’eau pure, au milieu des rochers, des bois et des fleurs, seul et caressé par une brise tiède, donnerait aux ignorans une bien faible image du bonheur que j’éprouvais quand mon ame était baignée dans les lueurs de je ne sais quelle lumière, quand j’écoutais les voix terribles et confuses de l’inspiration, quand d’une source inconnue les images ruisselaient dans mon cerveau palpitant. Voir une idée qui pointe dans le champ des abstractions humaines comme le lever du soleil au matin et s’élève comme lui, qui mieux encore! grandit comme un enfant, ar133rive à la puberté, se fait lentement virile, est une joie supérieure aux autres joies terrestres, ou plutôt c’est un divin plaisir. L’étude prête une sorte de magie à tout ce qui nous environne. Le bureau chétif sur lequel j’écrivais et la basane brune qui le couvrait, mon piano, mon lit, mon fauteuil, les bizarreries de mon papier de tenture, mes meubles, toutes ces choses s’animèrent, et devinrent pour moi d’humbles amis, les complices silencieux de mon avenir. Combien de fois ne leur ai-je pas communiqué mon ame, en les regardant? Souvent en laissant voyager mes yeux sur une moulure déjetée, je rencontrais des développemens nouveaux, une preuve frappante de mon système ou des mots que je croyais heureux pour rendre des pensées presque intraduisibles. À force de contempler les objets qui m’entouraient, je trouvais à chacun sa physionomie, son caractère; souvent ils me parlaient: si, par dessus les toits, le soleil couchant leur jetait à travers mon étroite fenêtre quelque lueur furtive, ils se coloraient, pâlissaient, brillaient, s’attristaient ou s’égayaient, en me surprenant toujours par des effets nouveaux. Ces menus accidens de la vie solitaire, qui échappent aux préoccupations du monde, sont la consolation des prisonniers. N’étais-je pas captivé par une idée, emprisonné dans un système, mais soutenu par la perspective d’une vie glorieuse. À chaque difficulté vaincue, je baisais les mains douces de la femme aux beaux yeux, élégante et riche, qui devait un jour caresser mes cheveux en me disant avec attendrissement: Tu as bien souffert, pauvre ange!
134J’avais entrepris deux grandes œuvres. Une comédie devait en peu de jours me donner une renommée, une fortune, et l’entrée de ce monde où je voulais reparaître en y exerçant les droits régaliens de l’homme de génie. Vous avez tous vu dans ce chef-d’œuvre la première erreur d’un jeune homme qui sort du collége, une véritable niaiserie d’enfant. Vos plaisanteries ont détruit de fécondes illusions, qui depuis ne se sont plus réveillées. Toi seul, mon cher Émile, as calmé la plaie profonde que d’autres firent à mon cœur! Toi seul admiras ma Théorie de la volonté, ce long ouvrage pour lequel j’avais appris les langues orientales, l’anatomie, la physiologie, auquel j’avais consacré la plus grande partie de mon temps; œuvre qui, si je ne me trompe, complètera les travaux de Mesmer, de Lavater, de Gall, de Bichat, en ouvrant une nouvelle route à la science humaine.
Là, s’arrête ma belle vie, ce sacrifice de tous les jours, ce travail de ver-à-soie inconnu au monde et dont la seule récompense est peut-être dans le travail même. Depuis l’âge de raison jusqu’au jour où j’eus terminé ma théorie, j’ai observé, appris, écrit, lu sans relâche, et ma vie fut comme un long pensum. Amant efféminé de la paresse orientale, amoureux de mes rêves, sensuel, j’ai toujours travaillé, me refusant à goûter les jouissances de la vie parisienne. Gourmand, j’ai été sobre; aimant et la marche et les voyages maritimes, désirant visiter plusieurs pays, trouvant encore du plaisir à faire, comme un enfant, ricocher des cailloux sur l’eau, je suis resté constamment assis, une plume à 135la main; bavard, j’allais écouter en silence les professeurs aux Cours publics de la Bibliothèque et du Muséum; j’ai dormi sur mon grabat solitaire comme un religieux de l’ordre de Saint-Benoît, et la femme était cependant ma seule chimère, une chimère que je caressais et qui me fuyait toujours! Enfin ma vie a été une cruelle antithèse, un perpétuel mensonge. Puis jugez donc les hommes! Parfois mes goûts naturels se réveillaient comme un incendie long-temps couvé. Par une sorte de mirage ou de calenture, moi, veuf de toutes les femmes que je désirais, dénué de tout et logé dans une mansarde d’artiste, je me voyais alors entouré de maîtresses ravissantes! Je courais à travers les rues de Paris, couché sur les moelleux coussins d’un brillant équipage! J’étais rongé de vices, plongé dans la débauche, voulant tout, ayant tout; enfin ivre à jeun, comme saint Antoine dans sa tentation. Heureusement le sommeil finissait par éteindre ces visions dévorantes, le lendemain la Science m’appelait en souriant, et je lui étais fidèle. J’imagine que les femmes dites vertueuses doivent être souvent la proie de ces tourbillons de folie, de désirs et de passions qui s’élèvent en nous, malgré nous. De tels rêves ne sont pas sans charmes: ne ressemblent-ils pas à ces causeries du soir, en hiver, où l’on part de son foyer pour aller en Chine. Mais que devient la vertu, pendant ces délicieux voyages où la pensée a franchi tous les obstacles?
Pendant les dix premiers mois de ma réclusion, je menai la vie pauvre et solitaire que je t’ai dépeinte: j’allais chercher moi-même, dès le matin et sans être vu, mes provisions pour la journée; je faisais ma cham136bre, j’étais tout ensemble le maître et le serviteur, je diogénisais avec une incroyable fierté. Mais après ce temps, pendant lequel l’hôtesse et sa fille espionnèrent mes mœurs et mes habitudes, examinèrent ma personne et comprirent ma misère, peut-être parce qu’elles étaient elles-mêmes fort malheureuses, il s’établit d’inévitables liens entre elles et moi. Pauline, cette charmante créature dont les grâces naïves et secrètes m’avaient en quelque sorte amené là, me rendit plusieurs services qu’il me fut impossible de refuser. Toutes les infortunes sont sœurs: elles ont le même langage, la même générosité, la générosité de ceux qui ne possédant rien sont prodigues de sentiment, paient de leur temps et de leur personne. Insensiblement Pauline s’impatronisa chez moi, voulut me servir, et sa mère ne s’y opposa point. Je vis la mère elle-même raccommodant mon linge et rougissant d’être surprise à cette charitable occupation. Devenu malgré moi leur protégé, j’acceptai leurs services. Pour comprendre cette singulière affection, il faut connaître l’emportement du travail, la tyrannie des idées et cette répugnance instinctive qu’éprouve pour les détails de la vie matérielle l’homme qui vit par la pensée. Pouvais-je résister à la délicate attention avec laquelle Pauline m’apportait, à pas muets, mon repas frugal, quand elle s’apercevait que, depuis sept ou huit heures, je n’avais rien pris? Avec les grâces de la femme et l’ingénuité de l’enfance, elle me souriait en me faisant un signe pour me dire que je ne devais pas la voir. C’était Ariel se glissant comme un sylphe sous mon toit, et prévoyant mes besoins.
137Un soir, Pauline me raconta son histoire avec une touchante ingénuité. Son père était chef d’escadron dans les grenadiers à cheval de la garde impériale. Au passage de la Bérésina, il avait été fait prisonnier par les Cosaques. Plus tard, quand Napoléon proposa de l’échanger, les autorités russes le firent vainement chercher en Sibérie. Au dire des autres prisonniers, il s’était échappé avec le projet d’aller aux Indes. Depuis ce temps, madame Gaudin, mon hôtesse, n’avait pu obtenir aucune nouvelle de son mari. Les désastres de 1814 et 1815 étaient arrivés. Seule, sans ressources et sans secours, elle avait pris le parti de tenir un hôtel garni pour faire vivre sa fille. Elle espérait toujours revoir son mari. Son plus cruel chagrin était de laisser Pauline sans éducation, sa Pauline, filleule de la princesse Borghèse, et qui n’aurait pas dû mentir aux belles destinées promises par son impériale protectrice. Quand madame Gaudin me confia cette amère douleur qui la tuait, et me dit avec un accent déchirant: «Je donnerais bien et le chiffon de papier qui crée Gaudin baron de l’empire, et le droit que nous avons à la dotation de Wistchnau pour savoir Pauline élevée à Saint-Denis!» Tout-à-coup, je tressaillis, et pour reconnaître les soins que me prodiguaient ces deux femmes, j’eus l’idée de m’offrir à finir l’éducation de Pauline. La candeur avec laquelle ces deux femmes acceptèrent ma proposition fut égale à la naïveté qui la dictait. J’eus ainsi des heures de récréation. La petite avait les plus heureuses dispositions: elle apprit avec tant de facilité qu’elle devint bientôt plus forte que je ne l’étais sur le piano. 138En s’accoutumant à penser tout haut près de moi, elle déployait les mille gentillesses d’un cœur qui s’ouvre à la vie comme le calice d’une fleur lentement dépliée par le soleil. Elle m’écoutait avec recueillement et plaisir, en arrêtant sur moi ses yeux noirs et veloutés qui semblaient sourire.
Elle répétait ses leçons d’un accent doux et caressant, en témoignant une joie enfantine quand j’étais content d’elle. Sa mère, chaque jour plus inquiète d’avoir à préserver de tout danger une jeune fille qui développait en croissant toutes les promesses faites par les grâces de son enfance, la vit avec plaisir s’enfermer pendant toute la journée pour étudier. Mon piano étant le seul dont elle pût se servir, elle profitait de mes absences 139pour s’exercer. Quand je rentrais, je la trouvais chez moi, dans la toilette la plus modeste; mais au moindre mouvement, sa taille souple et les attraits de sa personne se révélaient sous l’étoffe grossière. Elle avait un pied mignon dans d’ignobles souliers, comme l’héroïne du conte de Peau-d’Ane. Mais ses jolis trésors, sa richesse de jeune fille, tout ce luxe de beauté fut comme perdu pour moi. Je m’étais ordonné à moi-même de ne voir qu’une sœur en Pauline, j’aurais eu horreur de tromper la confiance de sa mère, j’admirais cette charmante fille comme un tableau, comme le portrait d’une maîtresse morte. Enfin, c’était mon enfant, ma statue. Pygmalion nouveau, je voulais faire d’une vierge vivante et colorée, sensible et parlante, un marbre. J’étais très-sévère avec elle, mais plus je lui faisais éprouver les effets de mon despotisme magistral, plus elle devenait douce et soumise. Si je fus encouragé dans ma retenue et dans ma continence par des sentimens nobles, néanmoins les raisons de procureur ne me manquèrent pas. Je ne comprends point la probité des écus sans la probité de la pensée. Tromper une femme ou faire faillite a toujours été même chose pour moi. Aimer une jeune fille ou se laisser aimer par elle constitue un vrai contrat dont les conditions doivent être bien entendues. Nous sommes maîtres d’abandonner la femme qui se vend, mais non pas la jeune fille qui se donne, elle ignore l’étendue de son sacrifice. J’aurais donc épousé Pauline, et c’eût été une folie, n’était-ce pas livrer une ame douce et vierge à d’effroyables malheurs? Mon indigence parlait son langage égoïste, et venait toujours mettre sa main de fer entre 140cette bonne créature et moi. Puis je l’avoue à ma honte, je ne conçois pas l’amour dans la misère. Peut-être est-ce en moi une dépravation due à cette maladie humaine que nous nommons la Civilisation; mais une femme, fût-elle attrayante autant que la belle Hélène, la Galatée d’Homère, n’a plus aucun pouvoir sur mes sens pour peu qu’elle soit crottée. Ah! vive l’amour dans la soie, sur le cachemire, entouré des merveilles du luxe qui le parent merveilleusement bien, parce que lui-même est un luxe peut-être. J’aime à froisser sous mes désirs de pimpantes toilettes, à briser des fleurs, à porter une main dévastatrice dans les élégans édifices d’une coiffure embaumée. Des yeux brûlans cachés par un voile de dentelle que les regards percent comme la flamme déchire la fumée du canon, m’offrent de fantastiques attraits. Mon amour veut des échelles de soie escaladées en silence, par une nuit d’hiver. Quel plaisir d’arriver couvert de neige dans une chambre éclairée par des parfums, tapissée de soies peintes, et d’y trouver une femme qui, elle aussi, secoue de la neige, car quel autre nom donner à ces voiles de voluptueuses mousselines à travers lesquels elle se dessine vaguement comme un ange dans son nuage et d’où elle va sortir? Puis il me faut encore un craintif bonheur, une audacieuse sécurité. Enfin je veux revoir cette mystérieuse femme, mais éclatante, mais au milieu du monde, mais vertueuse, environnée d’hommages, vêtue de dentelles, de diamans, donnant ses ordres à la Ville, et si haut placée et si imposante que nul n’ose lui adresser de vœux. Au milieu de sa cour, elle 141me jette un regard à la dérobée, un regard qui dément ces artifices, un regard qui me sacrifie le monde et les hommes! Certes, je me suis vingt fois trouvé ridicule d’aimer quelques aunes de blonde, du velours, de fines batistes, les tours de force d’un coiffeur, des bougies, un carrosse, un titre, d’héraldiques couronnes peintes par des vitriers ou fabriquées par un orfèvre, enfin tout ce qu’il y a de factice et de moins femme dans la femme; je me suis moqué de moi, je me suis raisonné, tout a été vain. Une femme aristocratique et son sourire fin, la distinction de ses manières et son respect d’elle-même, m’enchantent; quand elle met une barrière entre elle et le monde, elle flatte en moi toutes les vanités qui sont la moitié de l’amour. Enviée par tous, ma félicité me paraît avoir plus de saveur. En ne faisant rien de ce que font les autres femmes, en ne marchant pas, ne vivant pas comme elles, en s’enveloppant dans un manteau qu’elles ne peuvent avoir, en respirant des parfums à elle, ma maîtresse me semble être bien mieux à moi; plus elle s’éloigne de la terre, même dans ce que l’amour a de terrestre, plus elle s’embellit à mes yeux. En France, heureusement pour moi, nous sommes depuis vingt ans sans reine, j’eusse aimé la reine! Pour avoir les façons d’une princesse, une femme doit être riche. En présence de mes romanesques fantaisies, qu’était Pauline? Pouvait-elle me vendre des nuits qui coûtent la vie, un amour qui tue et met en jeu toutes les facultés humaines? Nous ne mourons guère pour de pauvres filles qui se donnent! Je n’ai jamais pu détruire ces sentimens ni ces rêveries 142de poète. J’étais né pour l’amour impossible, et le hasard a voulu que je fusse servi par delà mes souhaits. Combien de fois n’ai-je pas vêtu de satin les pieds mignons de Pauline, emprisonné sa taille svelte comme un jeune peuplier dans une robe de gaze, jeté sur son sein une légère écharpe en lui faisant fouler les tapis de son hôtel et la conduisant à une voiture élégante. Je l’eusse adorée ainsi. Je lui donnais une fierté qu’elle n’avait pas, je la dépouillais de toutes ses vertus, de ses grâces naïves, de son délicieux naturel, de son sourire ingénu, pour la plonger dans le Styx de nos vices et lui rendre le cœur invulnérable, pour la farder de nos crimes, pour en faire la poupée fantasque de nos salons, une femme fluette qui se couche au matin pour renaître le soir, à l’aurore des bougies. Elle était tout sentiment, tout fraîcheur, je la voulais sèche et froide. Dans les derniers jours de ma folie, le souvenir m’a montré Pauline, comme il nous peint les scènes de notre enfance. Plus d’une fois, je suis resté attendri, songeant à de délicieux momens: soit que je la revisse assise près de ma table, occupée à coudre, paisible, silencieuse, recueillie et faiblement éclairée par le jour qui, descendant de ma lucarne, dessinait de légers reflets argentés sur sa belle chevelure noire; soit que j’entendisse son rire jeune, ou sa voix au timbre riche chanter les gracieuses cantilènes qu’elle composait sans efforts. Souvent elle s’exaltait en faisant de la musique, sa figure ressemblait alors d’une manière frappante à la noble tête par laquelle Carlo Dolci a voulu représenter l’Italie. Ma cruelle mémoire me jetait cette 143jeune fille à travers les excès de mon existence comme un remords, comme une image de la vertu! Mais laissons la pauvre enfant à sa destinée! Quelque malheureuse qu’elle puisse être, au moins l’aurai-je mise à l’abri d’un effroyable orage, en évitant de la traîner dans mon enfer.
Jusqu’à l’hiver dernier, ma vie fut la vie tranquille et studieuse dont j’ai tâché de te donner une faible image. Dans les premiers jours du mois de décembre 1829, je rencontrai Rastignac, qui, malgré le misérable état de mes vêtemens, me donna le bras et s’enquit de ma fortune avec un intérêt vraiment fraternel. Pris à la glu de ses manières, je lui racontai brièvement et ma vie et mes espérances. Il se mit à rire, me traita tout à la fois d’homme de génie et de sot. Sa voix gasconne, son expérience du monde, l’opulence qu’il devait à son savoir-faire, agirent sur moi d’une manière irrésistible. Il me fit mourir à l’hôpital, méconnu comme un niais, conduisit mon propre convoi, me jeta dans le trou des pauvres. Il me parla de charlatanisme. Avec cette verve aimable qui le rend si séduisant, il me montra tous les hommes de génie comme des charlatans. Il me déclara que j’avais un sens de moins, une cause de mort, si je restais seul, rue des Cordiers. Selon lui, je devais aller dans le monde, égoïser adroitement, habituer les gens à prononcer mon nom et me dépouiller moi-même de l’humble monsieur qui messeyait à un grand homme de son vivant. – Les imbéciles, s’écria-t-il, nomment ce métier là intriguer, les gens à morale le proscrivent sous le mot de vie dissipée; ne nous arrêtons pas aux hommes, 144interrogeons les résultats? Toi, tu travailles, eh bien! tu ne feras jamais rien. Moi, je suis propre à tout et bon à rien, paresseux comme un homard, eh bien! j’arriverai à tout. Je me répands, je me pousse, l’on me fait place; je me vante, l’on me croit. La dissipation, mon cher, est un système politique. La vie d’un homme occupé à manger sa fortune devient souvent une spéculation; il place ses capitaux en amis, en plaisirs, en protecteurs, en connaissances. Un négociant risque-t-il un million? pendant vingt ans il ne dort, ni ne boit, ni ne s’amuse, il couve son million; il le fait trotter par toute l’Europe, il s’ennuie, se donne à tous les démons que l’homme a inventés; puis une liquidation le laisse souvent sans un sou, sans un nom, sans un ami. Le dissipateur, lui, s’amuse à vivre, à faire courir ses chevaux; si par hasard il perd ses capitaux, il a la chance d’être nommé receveur-général, de se bien marier, d’être attaché à un ministre, à un ambassadeur. Il a encore des amis, une réputation, et toujours de l’argent. Connaissant les ressorts du monde, il les manœuvre à son profit. Ce système est-il logique, ou ne suis-je qu’un fou? N’est-ce pas là la moralité de la comédie qui se joue tous les jours dans le monde? Ton ouvrage est achevé, reprit-il après une pause, tu as un talent immense! Eh bien! tu arrives au point de départ. Il faut maintenant faire ton succès toi-même, c’est plus sûr. Tu iras conclure des alliances avec les coteries, conquérir des prôneurs. Moi, je veux me mettre de moitié dans ta gloire, je serai le bijoutier qui aura monté les diamans de ta couronne. Pour commencer, dit-il, sois 145ici demain soir. Je te présenterai dans une maison où va tout Paris, notre Paris à nous, celui des beaux, des gens à millions, des célébrités, enfin des hommes qui parlent d’or comme Chrysostome. Quand ils ont adopté un livre, le livre devient à la mode; s’il est réellement bon, ils ont donné quelque brevet de génie sans le savoir. Si tu as de l’esprit, mon cher enfant, tu feras toi-même la fortune de ta Théorie, en comprenant mieux la théorie de la fortune. Demain soir, tu verras la belle comtesse Fœdora, la femme à la mode.
– Je n’en ai jamais entendu parler.
– Tu es un Caffre, dit Rastignac en riant, ne pas connaître Fœdora! Une femme à marier qui possède près de quatre-vingt mille livres de rentes, qui ne veut de personne ou dont personne ne veut! Espèce de problème féminin, une Parisienne à moitié Russe, une Russe à moitié Parisienne! Une femme chez laquelle s’éditent toutes les productions romantiques qui ne paraissent pas, la plus belle femme de Paris, la plus gracieuse. Tu n’es même pas un Caffre, tu es la bête intermédiaire qui joint le Caffre à l’animal. Adieu, à demain.
Il fit une pirouette et disparut sans attendre ma réponse, n’admettant pas qu’un homme raisonnable pût refuser d’être présenté à Fœdora.
Comment expliquer la fascination d’un nom? FŒDORA me poursuivit comme une mauvaise pensée, avec laquelle on cherche à transiger. Une voix me disait: Tu iras chez Fœdora. J’avais beau me débattre avec cette voix et lui crier qu’elle mentait, elle écrasait 146tous mes raisonnemens avec ce nom: Fœdora. Mais ce nom, cette femme n’étaient-ils pas le symbole de tous mes désirs et le thème de ma vie? le nom réveillait les poésies artificielles du monde, faisait briller les fêtes du haut Paris, et les clinquans de la vanité; la femme m’apparaissait avec tous les problèmes de passion dont je m’étais affolé. Ce n’était peut-être ni la femme ni le nom, mais tous mes vices qui se dressaient debout dans mon ame pour me tenter de nouveau. La comtesse Fœdora, riche et sans amant, résistant à des séductions parisiennes, n’était-ce pas l’incarnation de mes espérances, de mes visions? Je me créai une femme, je la dessinai dans ma pensée, je la rêvai. Pendant la nuit, je ne dormis pas, je devins son amant, je fis tenir en peu d’heures une vie entière, une vie d’amour, j’en savourai les fécondes, les brûlantes délices. Le lendemain, incapable de soutenir le supplice d’attendre longuement la soirée, j’allai louer un roman, et passai la journée à le lire, me mettant ainsi dans l’impossibilité de penser, ni de mesurer le temps. Pendant ma lecture, le nom de Fœdora retentissait en moi, comme un son que l’on entend dans le lointain, qui ne vous trouble pas, mais qui se fait écouter. Je possédais heureusement encore un habit noir et un gilet blanc assez honorables; puis de toute ma fortune, il me restait environ trente francs que j’avais semés dans mes hardes, dans mes tiroirs, afin de mettre entre une pièce de cent sous et mes fantaisies la barrière épineuse d’une recherche et les hasards d’une circumnavigation dans ma chambre. Au moment de m’habiller, je poursuivis mon trésor à travers un océan 147de papiers. La rareté du numéraire peut te faire concevoir ce que mes gants et mon fiacre emportèrent de richesses, ils mangèrent le pain de tout un mois. Hélas! nous ne manquons jamais d’argent pour nos caprices, nous ne discutons que le prix des choses utiles ou nécessaires; nous jetons l’or avec insouciance à des danseuses, et nous marchandons un ouvrier dont la famille affamée attend le paiement d’un mémoire. Combien de gens ont un habit de cent francs, un diamant à la pomme de leur canne, et dînent à vingt-cinq sous? Il semble que nous n’achetions jamais assez chèrement les plaisirs de la vanité.
Rastignac, fidèle au rendez-vous, sourit de ma métamorphose et m’en plaisanta; mais tout en allant chez la comtesse, il me donna de charitables conseils sur la manière de me conduire avec elle. Il me la peignit avare, vaine et défiante; mais avare avec faste, vaine avec simplicité, défiante avec bonhomie. – Tu connais mes engagemens, me dit-il, et tu sais combien je perdrais à changer d’amour. En observant Fœdora, j’étais désintéressé, de sang-froid, mes remarques doivent être justes. En pensant à te présenter chez elle, je songeais à ta fortune; ainsi, prends garde à tout ce que tu lui diras: elle a une mémoire cruelle, elle est d’une adresse à désespérer un diplomate, elle saurait deviner le moment où il dit vrai; entre nous, je crois que son mariage n’est pas reconnu par l’Empereur, car l’ambassadeur de Russie s’est mis à rire, quand je lui ai parlé d’elle, il ne la reçoit pas et la salue fort légèrement quand il la rencontre au bois. Néanmoins elle est de la société de madame de Sérisy, va chez mes148dames de Nucingen et de Restaud; en France sa réputation est intacte; la duchesse de Carigliano, la maréchale la plus collet-monté de toute la coterie Bonapartiste, va souvent passer avec elle la belle saison à sa terre; beaucoup de jeunes fats, le fils d’un pair de France, lui ont offert un nom en échange de sa fortune; elle les a tous poliment éconduits. Peut-être sa sensibilité ne commence-t-elle qu’au titre de comte! N’es-tu pas marquis, marche en avant si elle te plaît! Voilà ce que j’appelle donner des instructions.
Cette plaisanterie me fit croire que Rastignac voulait rire et piquer ma curiosité, en sorte que ma passion improvisée était arrivée à son paroxisme quand nous nous arrêtâmes devant un péristyle orné de fleurs. En montant un vaste escalier tapissé où je remarquai toutes les recherches du comfort anglais, le cœur me battit, j’en rougissais: je démentais mon origine, mes sentimens, ma fierté, j’étais sottement bourgeois. Hélas! je sortais d’une mansarde après trois années de pauvreté, sans savoir encore mettre au-dessus des bagatelles de la vie ces trésors acquis, ces immenses capitaux intellectuels qui vous enrichissent en un moment quand le pouvoir tombe entre vos mains sans vous écraser, parce que l’étude vous a formé d’avance aux luttes politiques.
J’aperçus une femme d’environ vingt-deux ans, de moyenne taille, vêtue de blanc, entourée d’un cercle d’hommes, mollement couchée sur une ottomane, et tenant à la main un écran de plumes. En voyant entrer Rastignac, elle se leva, vint à nous, sourit avec 149grâce, me fit d’une voix mélodieuse un compliment sans doute apprêté. Notre ami m’avait annoncé comme un homme de talent, et son adresse, son emphase gasconne me procurèrent un accueil flatteur.
150Je fus l’objet d’une attention particulière qui me rendit confus, mais Rastignac avait heureusement parlé de ma modestie. Je rencontrai là des savans, des gens de lettres, d’anciens ministres, des pairs de France. La conversation reprit son cours quelque temps après mon arrivée, et sentant que j’avais une réputation à soutenir, je me rassurai; puis, sans abuser de la parole quand elle m’était accordée, je tâchai de résumer les discussions par des mots plus ou moins incisifs, profonds ou spirituels. Je produisis quelque sensation: pour la millième fois de sa vie, Rastignac fut prophète. Quand il y eut assez de monde pour que chacun retrouvât sa liberté, mon introducteur me donna le bras et nous nous promenâmes dans les appartemens.
– N’aie pas l’air d’être trop émerveillé de la princesse, me dit-il, elle devinerait le motif de ta visite.
Les salons étaient meublés avec un goût exquis, j’y vis des tableaux de choix. Chaque pièce avait, comme chez les Anglais les plus opulens, son caractère particulier: la tenture de soie, les agrémens, la forme des meubles, le moindre décor, s’harmoniaient avec une pensée première. Dans un boudoir gothique dont les portes étaient cachées par des rideaux en tapisserie, les encadremens de l’étoffe, la pendule, les dessins du tapis étaient gothiques; le plafond, formé de solives brunes sculptées, présentait à l’œil des caissons pleins de grâce et d’originalité; les boiseries étaient artistement travaillées; rien ne détruisait l’ensemble de cette jolie décoration, pas même les croisées, dont les vitraux étaient coloriés et précieux. Je fus surpris à l’aspect 151d’un petit salon moderne, où je ne sais quel artiste avait épuisé la science de notre décor si léger, si frais, si suave, sans éclat, sobre de dorures. C’était amoureux et vague comme une ballade allemande, un vrai réduit taillé pour une passion de 1827, embaumé par des jardinières pleines de fleurs rares. Après ce salon, j’aperçus en enfilade une pièce dorée où revivait le goût du siècle de Louis XIV, qui, opposé à nos peintures actuelles, produisait un bizarre, mais agréable contraste.
– Tu seras assez bien logé, me dit Rastignac avec un sourire où perçait une légère ironie. N’est-ce pas séduisant? ajouta-t-il en s’asseyant.
Tout-à-coup il se leva, me prit par la main, me conduisit à la chambre à coucher, et me montra sous un dais de mousseline et de moire blanches un lit voluptueux doucement éclairé, le vrai lit d’une jeune fée fiancée à un génie.
152– N’y a-t-il pas, s’écria-t-il à voix basse, de l’impudeur, de l’insolence, de la coquetterie outre mesure à nous laisser contempler ce trône de l’amour? Ne se donner à personne et permettre à tout le monde de mettre là sa carte! Si j’étais libre, je voudrais voir cette femme soumise et pleurant à ma porte.
– Es-tu donc si certain de sa vertu?
– Les plus audacieux de nos maîtres, et même les plus habiles, avouent avoir échoué près d’elle, l’aiment encore et sont ses amis dévoués. Cette femme n’est-elle pas une énigme?
Ces paroles excitèrent en moi une sorte d’ivresse, ma jalousie craignait déjà le passé. Tressaillant d’aise, je revins précipitamment dans le salon, où j’avais laissé la comtesse, que je rencontrai dans le boudoir gothique. Elle m’arrêta par un sourire, me fit asseoir près d’elle, me questionna sur mes travaux et sembla s’y intéresser vivement, surtout quand je lui traduisis mon système en plaisanteries, au lieu de prendre le langage d’un professeur pour le lui développer doctoralement. Elle parut s’amuser beaucoup en apprenant que la volonté humaine était une force matérielle, semblable à la vapeur; que dans le monde moral, rien ne résistait à cette puissance quand un homme s’habituait à la concentrer, à en manier la somme, à diriger constamment sur les ames la projection de cette masse fluide; que cet homme pouvait à son gré tout modifier relativement à l’humanité, même les lois les plus absolues de la nature. Ses objections me révélèrent en elle une certaine finesse d’esprit. Je me complus à lui donner raison pendant quelques momens 153pour la flatter, et je détruisis ses raisonnemens de femme par un mot, en attirant son attention sur un fait journalier dans la vie, le sommeil, fait vulgaire en apparence, mais au fond plein de problèmes insolubles pour le savant. Je piquai sa curiosité. Elle resta même un instant silencieuse quand je lui dis que nos idées étaient des êtres organisés, complets, qui vivaient dans un monde invisible et influaient sur nos destinées, en lui citant pour preuves les pensées de Descartes, de Diderot, de Napoléon, qui avaient conduit, qui conduisaient encore tout un siècle. J’eus l’honneur de l’amuser. Elle me quitta en m’invitant à la venir voir; en style de cour, elle me donna les grandes entrées. Soit que je prisse selon ma louable habitude des formules polies pour des paroles de cœur, soit qu’elle vît en moi quelque célébrité prochaine, et voulût augmenter sa ménagerie de savans, je crus lui plaire.
J’évoquai toutes mes connaissances physiologiques et mes études antérieures sur la femme, pour examiner minutieusement pendant cette soirée sa personne et ses manières. Caché dans l’embrasure d’une fenêtre, j’espionnai ses pensées en les cherchant dans son maintien, en étudiant ce manége d’une maîtresse de maison qui va et vient, s’assied et cause, appelle un homme, l’interroge et s’appuie pour l’écouter sur un chambranle de porte. Je remarquai dans sa démarche un mouvement brisé si doux, une ondulation de robe si gracieuse, elle excitait si puissamment le désir, que je devins alors très incrédule sur sa vertu. Si Fœdora méconnaissait aujourd’hui l’amour, elle avait dû jadis être fort passionnée. Une volupté savante se peignait jusque 154dans la manière dont elle se posait devant son interlocuteur: elle se soutenait sur la boiserie avec coquetterie comme une femme près de tomber, mais aussi près de s’enfuir si quelque regard trop vif l’intimide. Les bras mollement croisés, paraissant respirer les paroles, les écoutant même du regard et avec bienveillance, elle exhalait le sentiment. Ses lèvres fraîches et rouges tranchaient sur un teint d’une vive blancheur, ses cheveux bruns faisaient assez bien valoir la couleur orangée de ses yeux mêlés de veines comme une pierre de Florence, et dont l’expression sem155blait ajouter de la finesse à ses paroles, son corsage était paré des grâces les plus attrayantes. Une rivale aurait peut-être accusé de dureté ses épais sourcils qui paraissaient se rejoindre, et blâmé l’imperceptible duvet qui ornait les contours de son visage. Je trouvai la passion empreinte en tout. L’amour était écrit sur ses paupières italiennes, sur ses belles épaules dignes de la Vénus de Milo, dans ses traits, sur sa lèvre supérieure un peu forte et légèrement ombragée. Cette femme était un roman: ces richesses féminines, l’ensemble harmonieux des lignes, les promesses que cette riche structure faisait à la passion étaient tempérés par une réserve constante, par une modestie extraordinaire qui contrastaient avec l’expression de toute la personne. Il fallait une observation aussi sagace que la mienne pour découvrir dans cette nature les signes d’une destinée de volupté. Pour expliquer plus clairement ma pensée, il y avait en elle deux femmes séparées par le buste peut-être: l’une était froide, la tête seule semblait être amoureuse. Avant d’arrêter ses yeux sur un homme, elle préparait son regard comme s’il se passait je ne sais quoi de mystérieux en elle-même, vous eussiez dit une convulsion dans ses yeux si brillans. Enfin, ou ma science était imparfaite, et j’avais encore bien des secrets à découvrir dans le monde moral, ou la comtesse possédait une belle ame dont les sentimens et les émanations communiquaient à sa physionomie ce charme qui nous subjugue et nous fascine, ascendant tout moral et d’autant plus puissant qu’il s’accorde avec les sympathies du désir. Je sortis ravi, séduit par cette femme, enivré par son luxe, chatouillé 156dans tout ce que mon cœur avait de noble, de vicieux, de bon, de mauvais. En me sentant si ému, si vivant, si exalté, je crus comprendre l’attrait qui amenait là ces artistes, ces diplomates, ces hommes de pouvoir, ces agioteurs doublés de tôle comme leurs caisses. Sans doute ils venaient chercher près d’elle l’émotion délirante qui faisait vibrer en moi toutes les forces de mon être, fouettait mon sang dans la moindre veine, agaçait le plus petit nerf et tressaillait dans mon cerveau! Elle ne s’était donnée à aucun pour les garder tous. Une femme est coquette tant qu’elle n’aime pas. – Puis, dis-je à Rastignac, elle a peut-être été mariée ou vendue à quelque vieillard, et le souvenir de ces premières noces lui donne de l’horreur pour l’amour. Je revins à pied du faubourg Saint-Honoré, où Fœdora demeure. Entre son hôtel et la rue des Cordiers il y a presque tout Paris; le chemin me parut court, et cependant il faisait froid. Entreprendre la conquête de Fœdora, dans l’hiver, un rude hiver, quand je n’avais pas trente francs en ma possession, quand la distance qui nous séparait était si grande! Un jeune homme pauvre peut seul savoir ce qu’une passion coûte en voitures, en gants, en habits, linge, etc. Si l’amour reste un peu trop de temps platonique, il devient ruineux. Vraiment, il y a des Lauzun de l’École de droit auxquels il est impossible d’approcher d’une passion logée à un premier étage. Et comment pouvais-je lutter, moi, faible, grêle, mis simplement, pâle et hâve comme un artiste en convalescence d’un ouvrage, avec des jeunes gens bien frisés, jolis, pimpans, cravatés à désespérer toute la Croatie, riches, armés de tilburys et vêtus d’im157pertinence? – Bah! Fœdora ou la mort! criais-je au détour d’un pont, Fœdora, c’est la fortune! Le beau boudoir gothique et le salon à la Louis XIV passèrent devant mes yeux; je revis la comtesse avec sa robe blanche, ses grandes manches gracieuses, et sa séduisante démarche et son corsage tentateur. Quand j’arrivai dans ma mansarde nue, froide, aussi mal peignée que le sont les perruques d’un naturaliste, j’étais encore environné par les images du luxe de Fœdora. Ce contraste était un mauvais conseiller, les crimes doivent naître ainsi. Je maudis alors, en frissonnant de rage, ma décente et honnête misère, ma mansarde féconde où tant de pensées avaient surgi. Je demandai compte à Dieu, au diable, à l’état social, à mon père, à l’univers entier, de ma destinée, de mon malheur; je me couchai tout affamé, grommelant de risibles imprécations, mais bien résolu de séduire Fœdora. Ce cœur de femme était un dernier billet de loterie chargé de ma fortune.
Je te ferai grâce de mes premières visites chez Fœdora, pour arriver promptement au drame. Tout en tâchant de m’adresser à son ame, j’essayai de gagner son esprit, d’avoir sa vanité pour moi. Afin d’être sûrement aimé, je lui donnai mille raisons de mieux s’aimer elle-même. Jamais je ne la laissai dans un état d’indifférence, les femmes veulent des émotions à tout prix, je les lui prodiguais; je l’eusse mise en colère plutôt que de la voir insouciante avec moi. Si d’abord, animé d’une volonté ferme et du désir de me faire aimer, je pris un peu d’ascendant sur elle, bientôt ma passion grandit, je ne fus plus maître de moi, je tombai dans le vrai, je me 158perdis et devins éperdûment amoureux. Je ne sais pas bien ce que nous appelons en poésie ou dans la conversation amour; mais le sentiment qui se développa tout-à-coup dans ma double nature, je ne l’ai trouvé peint nulle part: ni dans les phrases rhétoriques et apprêtées de J.-J. Rousseau, de qui j’occupais peut-être le logis, ni dans les froides conceptions de nos deux siècles littéraires, ni dans les tableaux de l’Italie. La vue du lac de Bienne, quelques motifs de Rossini, la Madone de Murillo que possède le maréchal Soult, les lettres de la Lescombat, certains mots épars dans les recueils d’anecdotes, mais surtout les prières des extatiques et quelques passages de nos fabliaux, ont pu seuls me transporter dans les divines régions de mon premier amour. Rien dans les langages humains, aucune traduction de la pensée faite à l’aide des couleurs, des marbres, des mots ou des sons, ne saurait rendre le nerf, la vérité, le fini, la soudaineté du sentiment dans l’ame! Oui! qui dit art, dit mensonge. L’amour passe par des transformations infinies avant de se mêler pour toujours à notre vie et de la teindre à jamais de sa couleur de flamme. Le secret de cette infusion imperceptible échappe à l’analyse de l’artiste. La vraie passion s’exprime par des cris, par des soupirs ennuyeux pour un homme froid. Il faut aimer sincèrement pour être de moitié dans les rugissemens de Lovelace, en lisant Clarisse Harlowe. L’amour est une source naïve, partie de son lit de cresson, de fleurs, de gravier, qui rivière, qui fleuve, change de nature et d’aspect à chaque flot, et se jette dans un incommensurable océan où les esprits incomplets voient de la monotonie, où 159les grandes ames s’abîment en de perpétuelles contemplations. Comment oser décrire ces teintes transitoires du sentiment, ces riens qui ont tant de prix, ces mots dont l’accent épuise les trésors du langage, ces regards plus féconds que les plus riches poëmes? Dans chacune des scènes mystiques par lesquelles nous nous éprenons insensiblement d’une femme, s’ouvre un abîme à engloutir toutes les poésies humaines. Eh! comment pourrions-nous reproduire par des gloses, les vives et mystérieuses agitations de l’ame, quand les paroles nous manquent pour peindre les mystères visibles de la beauté? Quelles fascinations! Combien d’heures ne suis-je pas resté plongé dans une extase ineffable occupé à la voir. Heureux, de quoi? je ne sais. Dans ces momens, si son visage était inondé de lumière, il s’y opérait je ne sais quel phénomène qui le faisait resplendir; l’imperceptible duvet qui dore sa peau délicate et fine en dessinait mollement les contours avec la grâce que nous admirons dans les lignes lointaines de l’horizon quand elles se perdent dans le soleil; il semblait que le jour la caressât en s’unissant à elle, ou qu’il s’échappât de sa rayonnante figure une lumière plus vive que la lumière même; puis une ombre passant sur cette douce figure y produisait une sorte de couleur qui en variait les expressions en en changeant les teintes; souvent une pensée semblait se peindre sur son front de marbre: son œil paraissait rougir, sa paupière vacillait, ses traits ondulaient agités par un sourire, le corail intelligent de ses lèvres s’animait, se dépliait, se repliait; je ne sais quel reflet de ses cheveux jetait des tons bruns sur ses tempes fraîches; à chaque accident, elle 160avait parlé. Chaque nuance de beauté donnait des fêtes nouvelles à mes yeux, révélait des grâces inconnues à mon cœur. Je voulais lire un sentiment, un espoir dans toutes ces phases du visage.
Ces discours muets pénétraient d’ame à ame comme un son dans l’écho, et me prodiguaient des joies passagères qui me laissaient des impressions profondes. Sa voix me causait un délire que j’avais peine à comprimer. Imitant je ne sais quel prince de Lorraine, j’aurais pu ne pas sentir un charbon ardent au creux de ma main pendant qu’elle aurait passé dans ma chevelure ses doigts chatouilleux. Ce n’était plus une admiration, un désir, mais un charme, une fatalité. Souvent rentré sous mon toit, je voyais 161indistinctement Fœdora chez elle, et participais vaguement à sa vie. Si elle souffrait, je souffrais, et je lui disais le lendemain: – Vous avez souffert. Combien de fois n’est-elle pas venue au milieu des silences de la nuit évoquée par la puissance de mon extase? Tantôt soudaine comme une lumière qui jaillit, elle abattait ma plume, elle effarouchait la Science et l’Étude qui s’enfuyaient désolées; elle me forçait à l’admirer en reprenant la pose attrayante où je l’avais vue naguère. Tantôt j’allais moi-même au devant d’elle dans le monde des apparitions, et la saluais comme une espérance en lui demandant de me faire entendre sa voix argentine, puis je me réveillais en pleurant. Un jour, après m’avoir promis de venir au spectacle avec moi, tout-à-coup elle refusa capricieusement de sortir et me pria de la laisser seule. Désespéré d’une contradiction qui me coûtait une journée de travail, et le dirai-je! mon dernier écu, je me rendis là où elle aurait dû être, voulant voir la pièce qu’elle avait désiré voir. À peine placé, je reçus un coup électrique dans le cœur. Une voix me dit: – Elle est là! Je me retourne, j’aperçois la comtesse au fond de sa loge, cachée dans l’ombre, au rez-de-chaussée. Mon regard n’hésita pas, mes yeux la trouvèrent tout d’abord avec une lucidité fabuleuse, mon ame avait volé vers sa vie comme un insecte vole à sa fleur. Par quoi mes sens avaient-ils été avertis? Il est de ces tressaillemens intimes qui peuvent surprendre les gens superficiels, mais ces effets de notre nature intérieure sont aussi simples que les phénomènes habituels de notre vision extérieure; aussi, ne fus-je 162pas étonné, mais fâché. Mes études sur notre puissance morale si peu connue servaient au moins à me faire rencontrer dans ma passion quelques preuves vivantes de mon système. Cette alliance du savant et de l’amoureux, d’une cordiale idolâtrie et d’un amour scientifique, avait je ne sais quoi de bizarre. La science était souvent contente de ce qui désespérait l’amant, et quand il croyait triompher, l’amant chassait loin de lui la science avec bonheur. Fœdora me vit et devint sérieuse, je la gênais. Au premier entr’acte, j’allai lui faire une visite, elle était seule, je restai. Quoique nous n’eussions jamais parlé d’amour, je pressentis une explication. Je ne lui avais point encore dit mon secret, et cependant il existait entre nous une sorte d’entente: elle me confiait ses projets d’amusement, et me demandait la veille avec une sorte d’inquiétude amicale, si je viendrais le lendemain; elle me consultait par un regard quand elle disait un mot spirituel comme si elle eût voulu me plaire exclusivement; si je boudais, elle devenait caressante; si elle faisait la fâchée, j’avais en quelque sorte le droit de l’interroger; si je me rendais coupable d’une faute, elle se laissait long-temps supplier avant de me pardonner. Ces querelles auxquelles nous avions pris goût étaient pleines d’amour, elle y déployait tant de grâces et de coquetterie, et moi j’y trouvais tant de bonheur! En ce moment, notre intimité fut tout-à-fait suspendue, et nous restâmes l’un devant l’autre comme deux étrangers. La comtesse était glaciale, moi j’appréhendais un malheur.
– Vous allez m’accompagner, me dit-elle quand la pièce fut finie. Le temps avait changé subitement. Lors163que nous sortîmes, il tombait une neige mêlée de pluie. La voiture de Fœdora ne put arriver jusqu’à la porte du théâtre. En voyant une femme bien mise, obligée de traverser le boulevard, un commissionnaire étendit son parapluie au-dessus de nos têtes, et réclama le prix de son service quand nous fûmes montés. Je n’avais rien, j’eusse alors vendu dix ans de ma vie pour avoir deux sous. Tout ce qui fait l’homme et ses mille vanités furent écrasés en moi par une douleur infernale.
Ces mots: – Je n’ai pas de monnaie, mon cher! furent dits d’un ton dur qui parut venir de ma passion contrariée, dits par moi, frère de cet homme, moi qui connaissais si bien le malheur! moi qui jadis avais donné sept cent mille francs avec tant de facilité! Le valet repoussa le commissionnaire et les chevaux fendirent l’air. En re164venant à son hôtel, Fœdora, distraite ou affectant d’être préoccupée, répondit par de dédaigneux monosyllabes à mes questions. Je gardai le silence. Ce fut un horrible moment. Arrivés chez elle, nous nous assîmes devant la cheminée. Quand le valet de chambre se fut retiré après avoir attisé le feu, la comtesse se tourna vers moi d’un air indéfinissable et me dit avec une sorte de solennité: – Depuis mon retour en France, ma fortune a tenté quelques jeunes gens, j’ai reçu des déclarations d’amour qui auraient pu satisfaire mon orgueil, j’ai rencontré des hommes dont l’attachement était si sincère et si profond, qu’ils m’eussent encore épousée, même quand ils n’auraient trouvé en moi qu’une fille pauvre comme je l’étais jadis. Enfin sachez, monsieur de Valentin, que de nouvelles richesses et des titres nouveaux m’ont été offerts; mais apprenez aussi que je n’ai jamais revu les personnes assez mal inspirées pour m’avoir parlé d’amour. Si mon affection pour vous était légère, je ne vous donnerais pas un avertissement dans lequel il entre plus d’amitié que d’orgueil. Une femme s’expose à recevoir une sorte d’affront lorsqu’en se supposant aimée, elle se refuse par avance à un sentiment toujours flatteur. Je connais les scènes d’Arsinoë, d’Araminte, ainsi je me suis familiarisée avec les réponses que je puis entendre en pareille circonstance; mais j’espère aujourd’hui ne pas être mal jugée par un homme supérieur pour lui avoir montré franchement mon ame.
Elle s’exprimait avec le sang-froid d’un avoué, d’un notaire, expliquant à leurs cliens les moyens d’un procès 165ou les articles d’un contrat. Le timbre clair et séducteur de sa voix n’accusait pas la moindre émotion; seulement sa figure et son maintien, toujours nobles et décens, me semblèrent avoir une froideur, une sécheresse diplomatiques. Elle avait sans doute médité ses paroles et fait le programme de cette scène. Oh! mon cher ami, quand certaines femmes trouvent du plaisir à nous déchirer le cœur, quand elles se sont promis d’y enfoncer un poignard et de le retourner dans la plaie, ces femmes-là sont adorables! elles aiment ou veulent être aimées! Un jour elles nous récompenseront de nos douleurs, comme Dieu doit, dit-on, rémunérer nos bonnes œuvres; elles nous rendront en plaisirs le centuple d’un mal dont elles ont dû apprécier la violence: leur méchanceté n’est-elle pas pleine de passion? Mais être torturé par une femme qui nous tue avec indifférence, n’est-ce pas un atroce supplice? En ce moment, Fœdora marchait, sans le savoir, sur toutes mes espérances, brisait ma vie et détruisait mon avenir, avec la froide insouciance et l’innocente cruauté d’un enfant qui par curiosité déchire les ailes d’un papillon.
– Plus tard, ajouta Fœdora, vous reconnaîtrez, je l’espère, la solidité de l’affection que j’offre à mes amis. Pour eux, vous me trouverez toujours bonne et dévouée. Je saurais leur donner ma vie, mais vous me mépriseriez si je subissais leur amour sans le partager. Je m’arrête. Vous êtes le seul homme auquel j’aie encore dit ces derniers mots.
D’abord les paroles me manquèrent et j’eus peine à maîtriser l’ouragan qui s’élevait en moi, mais bientôt je 166refoulai mes sensations au fond de mon ame, et me mis à sourire: – Si je vous dis que je vous aime, répondis-je, vous me bannirez; si je m’accuse d’indifférence, vous m’en punirez: les prêtres, les magistrats et les femmes ne dépouillent jamais leur robe entièrement. Le silence ne préjuge rien: trouvez bon, Madame, que je me taise. Pour m’avoir adressé de si fraternels avertissemens, il faut que vous ayez craint de me perdre, et cette pensée pourrait satisfaire mon orgueil. Mais laissons la personnalité loin de nous. Vous êtes peut-être la seule femme avec laquelle je puisse discuter en philosophe une résolution si contraire aux lois de la nature. Relativement aux autres sujets de votre espèce, vous êtes un phénomène. Eh bien! cherchons ensemble, de bonne foi, la cause de cette anomalie psychologique. Existe-t-il en vous, comme chez beaucoup de femmes fières d’elles-mêmes, amoureuses de leurs perfections, un sentiment d’égoïsme raffiné qui vous fasse prendre en horreur l’idée d’appartenir à un homme, d’abdiquer votre vouloir et d’être soumise à une supériorité de convention qui vous offense? vous me sembleriez mille fois plus belle. Auriez-vous été maltraitée une première fois par l’amour? Peut-être le prix que vous devez attacher à l’élégance de votre taille, à votre délicieux corsage, vous fait-il craindre les dégâts de la maternité: ne serait-ce pas une de vos meilleures raisons secrètes pour vous refuser à être trop bien aimée? Avez-vous des imperfections qui vous rendent vertueuse malgré vous? Ne vous fâchez pas, je discute, j’étudie, je suis à mille lieues de la passion. La nature, qui fait des aveugles de naissance, peut bien créer des femmes sourdes, 167muettes et aveugles en amour. Vraiment vous êtes un sujet précieux pour l’observation médicale! Vous ne savez pas tout ce que vous valez. Vous pouvez avoir un dégoût fort légitime pour les hommes; je vous approuve, ils me paraissent tous laids et odieux. Mais vous avez raison, ajouté-je en sentant mon cœur se gonfler, vous devez nous mépriser, il n’existe pas d’homme qui soit digne de vous.
Je ne te dirai pas tous les sarcasmes que je lui débitai en riant. Eh bien! la parole la plus acérée, l’ironie la plus aiguë ne lui arrachèrent ni un mouvement, ni un geste de dépit. Elle m’écoutait en gardant sur les lèvres, dans les yeux, son sourire d’habitude, ce sourire qu’elle prenait comme un vêtement, et toujours le même pour ses amis, pour ses simples connaissances, pour les étrangers.
– Ne suis-je pas bien bonne de me laisser mettre ainsi sur un amphithéâtre? dit-elle en saisissant un moment pendant lequel je la regardais en silence. Vous le voyez, continua-t-elle en riant, je n’ai pas de sottes susceptibilités en amitié! Beaucoup de femmes puniraient votre impertinence en vous faisant fermer leur porte.
– Vous pouvez me bannir de chez vous, sans être tenue de donner la raison de vos sévérités.
En disant cela, je me sentais prêt à la tuer, si elle m’avait congédié.
– Vous êtes fou, s’écria-t-elle en souriant.
– Avez-vous jamais songé, repris-je, aux effets d’un violent amour? Un homme au désespoir a souvent assassiné sa maîtresse.
168– Il vaut mieux être morte que malheureuse, répondit-elle froidement. Un homme aussi passionné doit, un jour, abandonner sa femme et la laisser sur la paille, après lui avoir mangé sa fortune.
Cette arithmétique m’abasourdit. Je vis clairement un abîme entre cette femme et moi. Nous ne pouvions jamais nous comprendre.
– Adieu, lui dis-je froidement.
– Adieu, répondit-elle en inclinant la tête d’un air amical. À demain.
Je la regardai pendant un moment, en lui dardant tout l’amour auquel je renonçais: elle était debout, et me jetait son sourire banal, le détestable sourire d’une statue de marbre, sec et poli, paraissant exprimer l’amour, mais froid. Concevras-tu bien, mon cher, toutes les douleurs qui m’assaillirent, en revenant chez moi, par la pluie et la neige, en marchant sur le verglas des quais, pendant une lieue, ayant tout perdu. Oh! savoir qu’elle ne pensait seulement pas à ma misère et me croyait, comme elle, riche et doucement voituré. Combien de ruines et de déceptions! Il ne s’agissait plus d’argent, mais de toutes les fortunes de mon ame. J’allais au hasard, en discutant avec moi-même les mots de cette étrange conversation, je m’égarais si bien dans mes commentaires que je finissais par douter de la valeur nominale des paroles et des idées! Et j’aimais toujours, j’aimais cette femme froide dont le cœur voulait être conquis à tout moment, et qui, en effaçant toujours les promesses de la veille, se produisait le lendemain comme une maîtresse nouvelle. En tournant sous les guichets de l’Institut, un mouvement fièvreux me saisit. Je me sou169vins alors que j’étais à jeun. Je ne possédais pas un denier. Pour comble de malheur, la pluie déformait mon chapeau. Comment pouvoir aborder désormais une femme élégante et me présenter dans un salon sans un chapeau mettable. Grâce à des soins extrêmes, et tout en maudissant la mode niaise et sotte qui nous condamne à exhiber la coiffe de nos chapeaux en les gardant constamment à la main, j’avais maintenu le mien jusque là dans un état douteux; sans être curieusement neuf ou sèchement vieux, dénué de barbe ou très-soyeux, il pouvait passer pour le chapeau problématique d’un homme soigneux; mais son existence artificielle arrivait à son dernier période: il était blessé, déjeté, fini, véritable haillon, digne représentant de son maître.
170Faute de trente sous, je perdais mon industrieuse élégance. Ah! combien de sacrifices ignorés n’avais-je pas faits à Fœdora depuis trois mois? Souvent je consacrais l’argent nécessaire au pain d’une semaine pour aller la voir un moment. Quitter mes travaux et jeûner, ce n’était rien! Mais traverser les rues de Paris sans se laisser éclabousser, courir pour éviter la pluie, arriver chez elle aussi bien mis que les fats qui l’entouraient. Ah! pour un poète amoureux et distrait, cette tâche avait d’innombrables difficultés. Mon bonheur, mon amour dépendait d’une moucheture de fange sur mon seul gilet blanc! Renoncer à la voir si je me crottais, si je me mouillais! Ne pas posséder cinq sous pour faire effacer par un décrotteur la plus légère tache de boue sur ma botte! Ma passion s’était augmentée de tous ces petits supplices inconnus, immenses chez un homme irritable. Les malheureux ont des dévouemens dont il ne leur est point permis de parler aux femmes qui vivent dans une sphère de luxe et d’élégance; elles voient le monde à travers un prisme qui teint en or les hommes et les choses. Optimistes par égoïsme, cruelles par bon ton, ces femmes s’exemptent de réfléchir au nom de leurs jouissances et s’absolvent de leur indifférence au malheur, par l’entraînement du plaisir. Pour elles, un denier n’est jamais un million, c’est le million qui leur semble être un denier. Si l’amour doit plaider sa cause par de grands sacrifices, il doit aussi les couvrir délicatement d’un voile, les ensevelir dans le silence; mais en prodiguant leur fortune et leur vie, en se dévouant, les hommes riches profitent des préjugés mondains qui donnent toujours un certain éclat à leurs amou171reuses folies; pour eux le silence parle et le voile est une grâce, tandis que mon affreuse détresse me condamnait à d’épouvantables souffrances sans qu’il me fût permis de dire: J’aime! ou: Je meurs! Était-ce du dévouement après tout, n’étais-je pas richement récompensé par le plaisir que j’éprouvais à tout immoler pour elle? La comtesse avait donné d’extrêmes valeurs, attaché d’excessives jouissances aux accidens les plus vulgaires de ma vie. Naguère insouciant en fait de toilette, je respectais maintenant mon habit comme un autre moi-même. Entre une blessure à recevoir et la déchirure de mon frac, je n’aurais pas hésité! Tu dois alors épouser ma situation et comprendre les rages de pensées, la frénésie croissante qui m’agitaient en marchant, et que peut-être la marche animait encore! J’éprouvais je ne sais quelle joie infernale à me trouver au faîte du malheur, je voulais voir un présage de fortune dans cette dernière crise; mais le mal a des trésors sans fonds. La porte de mon hôtel était entr’ouverte. À travers les découpures en forme de cœur pratiquées dans le volet, j’aperçus une lumière projetée dans la rue. Pauline et sa mère causaient en m’attendant, j’entendis prononcer mon nom, j’écoutai.
– M. Raphaël, disait Pauline, est bien mieux que l’étudiant du numéro sept! Ses cheveux blonds sont d’une si jolie couleur. Ne trouves-tu pas quelque chose dans sa voix, je ne sais, mais quelque chose qui vous remue le cœur? Et puis, quoiqu’il ait l’air un peu fier, il est si bon, il a des manières si distinguées. Oh! il est vraiment très-bien. Je suis sûre que toutes les femmes doivent être folles de lui.
172– Tu en parles comme si tu l’aimais, reprit madame Gaudin.
– Oh! je l’aime comme un frère, répondit-elle en riant. Je serais joliment ingrate si je n’avais pas de l’amitié pour lui? Ne m’a-t-il pas appris la musique, le dessin, la grammaire, enfin tout ce que je sais? Tu ne fais pas grande attention à mes progrès, ma bonne mère; mais je deviens si instruite, que dans quelque temps je serai assez forte pour donner des leçons, et alors nous pourrons avoir une domestique.
Je me retirai doucement, et après avoir fait quelque bruit, j’entrai dans la salle pour y prendre ma lampe que Pauline voulut allumer. La pauvre enfant venait de jeter un baume délicieux sur mes plaies.
Ce naïf éloge de ma personne me rendit un peu de courage. J’avais besoin de croire en moi-même et de recueillir 173un jugement impartial sur la véritable valeur de mes avantages. Mes espérances ainsi ranimées se reflétèrent peut-être sur les choses que je voyais. Peut-être aussi n’avais-je point encore bien sérieusement examiné la scène assez souvent offerte à mes regards par ces deux femmes au milieu de cette salle; mais alors j’admirai dans sa réalité le plus délicieux tableau de cette nature modeste si naïvement reproduite par les peintres flamands. La mère, assise au coin d’un foyer à demi éteint, tricotait des bas, et laissait errer sur ses lèvres un bon sourire. Pauline coloriait des écrans: ses couleurs, ses pinceaux étalés sur une petite table, parlaient aux yeux par de piquans effets; mais ayant quitté sa place et se tenant debout pour allumer ma lampe, sa blanche figure en recevait toute la lumière. Il fallait être subjugué par une bien terrible passion pour ne pas adorer ses mains transparentes et roses, l’idéal de sa tête, et sa virginale attitude. La nuit et le silence prêtaient leur charme à cette laborieuse veillée, à ce paisible intérieur. Ces travaux continus et gaîment supportés attestaient une résignation religieuse pleine de sentimens élevés. Une indéfinissable harmonie existait là entre les choses et les personnes.
Chez Fœdora, le luxe était sec, il réveillait en moi de mauvaises pensées; tandis que cette humble misère et ce bon naturel me rafraîchissaient l’ame. Peut-être étais-je humilié en présence du luxe; près de ces deux femmes, au milieu de cette salle brune où la vie simplifiée semblait se réfugier dans les émotions du cœur, peut-être me réconciliais-je avec moi-même en trouvant à exercer la protection que l’homme est si jaloux de faire sentir. Quand je fus près 174de Pauline, elle me jeta un regard presque maternel, et s’écria, les mains tremblantes, en posant vivement la lampe: – Dieu! comme vous êtes pâle! Ah! il est tout mouillé. Ma mère va vous essuyer. Monsieur Raphaël, reprit-elle après une légère pause, vous êtes friand de lait, nous avons eu ce soir de la crême, tenez, voulez-vous y goûter? Elle sauta comme un petit chat sur un bol de porcelaine plein de lait, et me le présenta si vivement, me le mit sous le nez d’une si gentille façon, que j’hésitai. – Vous me refuseriez? dit-elle d’une voix altérée.
Nos deux fiertés se comprenaient: Pauline paraissait souffrir de sa pauvreté, et me reprocher ma hauteur. Je fus attendri. Cette crême était peut-être son déjeûner du lendemain, j’acceptai cependant. La pauvre fille essaya de cacher sa joie, mais elle pétillait dans ses yeux.
– J’en avais besoin, lui dis-je en m’asseyant. (Une ex175pression soucieuse passa sur son front.) Vous souvenez-vous, Pauline, de ce passage où Bossuet nous peint Dieu, récompensant un verre d’eau plus richement qu’une victoire?
– Oui, dit-elle. Et son sein battait comme celui d’une jeune fauvette entre les mains d’un enfant.
– Eh bien! comme nous nous quitterons bientôt, ajouté-je d’une voix mal assurée, laissez-moi vous témoigner ma reconnaissance pour tous les soins que vous et votre mère vous avez eus de moi.
– Oh! ne comptons pas, dit-elle en riant.
Son rire cachait une émotion qui me fit mal.
– Mon piano, repris-je sans paraître avoir entendu ses paroles, est un des meilleurs instrumens d’Érard: acceptez-le. Prenez-le sans scrupule, je ne saurais vraiment l’emporter dans le voyage que je compte entreprendre.
Éclairées peut-être par l’accent de mélancolie avec lequel je prononçai ces mots, les deux femmes semblèrent m’avoir compris et me regardèrent avec une curiosité mêlée d’effroi. L’affection que je cherchais au milieu des froides régions du grand monde, était donc là, vraie, sans faste, mais onctueuse et peut-être durable.
– Il ne faut pas prendre tant de souci, me dit la mère. Restez ici. Mon mari est en route à cette heure, reprit-elle. Ce soir, j’ai lu l’Évangile de saint Jean pendant que Pauline tenait suspendue entre ses doigts notre clef attachée dans une Bible, la clef a tourné. Ce présage annonce que Gaudin se porte bien et prospère. Pauline a recommencé pour vous et pour le jeune homme du numéro sept; mais la clef n’a tourné que pour vous. Nous serons 176tous riches, Gaudin reviendra millionnaire. Je l’ai vu en rêve sur un vaisseau plein de serpens, heureusement l’eau était trouble, ce qui signifie or et pierreries d’outre-mer.
Ces paroles amicales et vides, semblables aux vagues chansons avec lesquelles une mère endort les douleurs de son enfant, me rendirent une sorte de calme. L’accent et le regard de la bonne femme exhalaient cette douce cordialité qui n’efface pas le chagrin, mais qui l’apaise, qui le berce et l’émousse. Plus perspicace que sa mère, Pauline m’examinait avec inquiétude, ses yeux intelligens semblaient deviner ma vie et mon avenir. Je remerciai par une inclination de tête la mère et la fille; puis je me sauvai, craignant de m’attendrir. Quand je me trouvai seul sous mon toit, je me couchai dans mon malheur. Ma fatale imagination me dessina mille projets sans base et me dicta des résolutions impossibles. Quand un homme se traîne dans les décombres de sa fortune, il y rencontre encore quelques ressources; mais j’étais dans le néant. Ah! mon cher, nous accusons trop facilement la misère. Soyons indulgens pour les effets du plus actif de tous les dissolvans sociaux: où règne la misère, il n’existe plus ni pudeur, ni crimes, ni vertu, ni esprit. J’étais alors sans idées, sans force, comme une jeune fille tombée à genoux devant un tigre. Un homme sans passion et sans argent reste maître de sa personne, mais un malheureux qui aime ne s’appartient plus et ne peut pas se tuer. L’amour nous donne une sorte de religion pour nous-mêmes, nous respectons en nous une autre vie; il devient alors le plus horrible des malheurs, le malheur 177avec une espérance, une espérance qui vous fait accepter des tortures. Je m’endormis avec l’idée d’aller le lendemain confier à Rastignac la singulière détermination de Fœdora.
– Ah! ah! me dit Rastignac en me voyant entrer chez lui dès neuf heures du matin, je sais ce qui t’amène, tu dois être congédié par Fœdora. Quelques bonnes ames jalouses de ton empire sur la comtesse ont annoncé votre mariage. Dieu sait les folies que tes rivaux t’ont prêtées et les calomnies dont tu as été l’objet!
– Tout s’explique, m’écriai-je. Je me souvins de toutes mes impertinences, et trouvai la comtesse sublime. À mon gré, j’étais un infâme qui n’avait pas encore assez souffert, et je ne vis plus dans son indulgence que la patiente charité de l’amour.
– N’allons pas si vite, me dit le prudent Gascon. Fœdora possède la pénétration naturelle aux femmes profondément égoïstes: elle t’aura jugé peut-être au moment où tu ne voyais encore en elle que sa fortune et son luxe; en dépit de ton adresse, elle aura lu dans ton ame. Elle est assez dissimulée pour qu’aucune dissimulation ne trouve grâce devant elle. Je crois, ajouta-t-il, t’avoir mis dans une mauvaise voie. Malgré la finesse de son esprit et de ses manières, cette créature me semble impérieuse comme toutes les femmes qui ne prennent de plaisir que par la tête. Pour elle le bonheur gît tout entier dans le bien-être de la vie, dans les jouissances sociales; chez elle, le sentiment est un rôle, elle te rendrait malheureux, et ferait de toi son premier valet.
Rastignac parlait à un sourd. Je l’interrompis en lui exposant avec une apparente gaîté ma situation financière.
178– Hier au soir, me répondit-il, une veine contraire m’a emporté tout l’argent dont je pouvais disposer. Sans cette vulgaire infortune, j’eusse partagé volontiers ma bourse avec toi. Mais, allons déjeûner au cabaret, les huîtres nous donneront peut-être un bon conseil.
Il s’habilla, fit atteler son tilbury; puis semblables à deux millionnaires, nous arrivâmes au Café de Paris 179avec l’impertinence de ces audacieux spéculateurs qui vivent sur des capitaux imaginaires. Ce diable de Gascon me confondait par l’aisance de ses manières et par son aplomb imperturbable. Au moment où nous prenions le café, après avoir fini un repas fort délicat et très-bien entendu, Rastignac, qui distribuait des coups de tête à une foule de jeunes gens également recommandables par les grâces de leur personne et par l’élégance de leur mise, me dit en voyant entrer un de ces dandys: Voici ton affaire. Et il fit signe à un gentilhomme bien cravaté, qui semblait chercher une table à sa convenance, de venir lui parler.
– Ce gaillard-là, me dit Rastignac à l’oreille, est décoré pour avoir publié des ouvrages qu’il ne comprend pas: il est chimiste, historien, romancier, publiciste; il possède des quarts, des tiers, des moitiés dans je ne sais combien de pièces de théâtre, et il est ignorant comme la mule de don Miguel. Ce n’est pas un homme, c’est un nom, une étiquette familière au public. Aussi, se garderait-il bien d’entrer dans ces cabinets sur lesquels il y a cette inscription: Ici, l’on peut écrire soi-même. Il est fin à jouer tout un congrès. En deux mots, c’est un métis en morale: ni tout-à-fait probe ni complètement fripon. Mais, chut! il s’est déjà battu, le monde n’en demande pas davantage et dit de lui: C’est un homme honorable. – Eh bien, mon excellent ami, mon honorable ami, comment se porte Votre Intelligence? lui dit Rastignac au moment où l’inconnu s’assit à la table voisine.
– Mais ni bien ni mal. Je suis accablé de travail. J’ai 180entre les mains tous les matériaux nécessaires pour faire des mémoires historiques très-curieux, et je ne sais à qui les attribuer. Cela me tourmente, il faut se hâter, les mémoires vont passer de mode.
– Sont-ce des mémoires contemporains, anciens, sur la cour, sur quoi?
– Sur l’affaire du collier.
– N’est-ce pas un miracle? me dit Rastignac en riant. Puis se retournant vers le spéculateur: – M. de Valentin, reprit-il en me désignant, est un de mes amis que je vous présente comme l’une de nos futures célébrités littéraires.
Il avait jadis une tante fort bien en cour, marquise, et depuis deux ans il travaille à une histoire royaliste de la révolution.
181Puis, se penchant à l’oreille de ce singulier négociant, il lui dit: – C’est un homme de talent, mais un niais qui peut vous faire vos mémoires, au nom de sa tante, pour cent écus par volume.
– Le marché me va, répondit l’autre en haussant sa cravate. Garçon, mes huîtres, donc!
– Oui, mais vous me donnerez vingt-cinq louis de commission et lui paierez un volume d’avance, reprit Rastignac.
– Non, non. Je n’avancerai que cinquante écus pour être plus sûr d’avoir promptement mon manuscrit.
Rastignac me répéta cette conversation mercantile à voix basse. Puis sans me consulter: – Nous sommes d’accord, lui répondit-il. Quand pouvons-nous aller vous voir pour terminer cette affaire?
– Eh bien, venez dîner ici, demain soir, à sept heures.
Nous nous levâmes, Rastignac jeta de la monnaie au garçon, mit la carte à payer dans sa poche, et nous sortîmes.
J’étais stupéfait de la légèreté, de l’insouciance avec laquelle il avait vendu ma respectable tante, la marquise de Montbauron.
– J’aime mieux m’embarquer pour le Brésil, et y enseigner aux Indiens l’algèbre dont je ne sais pas un mot, que de salir le nom de ma famille!
Rastignac m’interrompit par un éclat de rire.
– Es-tu bête? Prends d’abord les cinquante écus et fais les mémoires. Quand ils seront achevés, tu refuseras de les mettre sous le nom de ta tante, imbécile! Ma182dame de Montbauron morte sur l’échafaud, ses paniers, ses considérations, sa beauté, son fard, ses mules, valent bien plus de six cents francs. Si le libraire ne veut pas alors payer ta tante ce qu’elle vaut, il trouvera quelque vieux chevalier d’industrie, ou je ne sais quelle fangeuse comtesse pour signer les mémoires.
– Oh! m’écriai-je, pourquoi suis-je sorti de ma vertueuse mansarde? Le monde a des envers bien salement ignobles.
– Bon, répondit Rastignac, voilà de la poésie, et il s’agit d’affaires. Tu es un enfant. Écoute: quant aux mémoires, le public les jugera; quant à mon Proxenète littéraire, n’a-t-il pas dépensé huit ans de sa vie, et payé ses relations avec la librairie par de cruelles expériences? En partageant inégalement avec lui le travail du livre, ta part d’argent n’est-elle pas aussi la plus belle? Vingt-cinq louis sont une bien plus grande somme pour toi, que mille francs pour lui. Va, tu peux écrire des mémoires historiques, œuvres d’art si jamais il en fut, quand Diderot a fait six sermons pour cent écus.
– Enfin, lui dis-je tout ému, c’est pour moi une nécessité; ainsi, mon pauvre ami, je te dois des remercîmens. Vingt-cinq louis me rendront bien riche.
– Et plus riche que tu ne penses, reprit-il en riant. Si Marivault me donne une commission dans l’affaire, ne devines-tu pas qu’elle sera pour toi?
– Allons au bois de Boulogne, dit-il, nous y verrons ta comtesse, et je te montrerai la jolie petite veuve que je dois épouser, une charmante personne, Alsacienne, un peu grasse. Elle lit Kant, Schiller, Jean Paul, 183et une foule de livres hydrauliques. Elle a la manie de toujours me demander mon opinion, je suis obligé d’avoir l’air de comprendre toute cette sensiblerie allemande, de connaître un tas de ballades, toutes drogues qui me sont défendues par le médecin. Je n’ai pas encore pu la déshabituer de son enthousiasme littéraire, elle pleure des averses à la lecture de Goëthe, et je suis obligé de pleurer un peu, par complaisance, car il y a cinquante mille livres de rentes, mon cher, et le plus joli petit pied, la plus jolie main de la terre! Ah! si elle ne disait pas mon anche et prouiller pour mon ange et brouiller, ce serait une femme accomplie.
Nous vîmes la comtesse, brillante dans un brillant équipage. La coquette nous salua fort affectueusement en me jetant un sourire qui me parut alors divin et plein d’amour. Ah! j’étais bien heureux, je me croyais aimé, j’avais de l’argent et des trésors de passion, plus de misère. Léger, gai, content de tout, je trouvai la maîtresse de mon ami, charmante. Les arbres, l’air, le ciel, toute la nature semblait me répéter le sourire de Fœdora. En revenant des Champs-Élysées, nous allâmes chez le chapelier et chez le tailleur de Rastignac. L’affaire du Collier me permit de quitter mon misérable pied de paix, pour passer à un formidable pied de guerre. Désormais je pouvais sans crainte lutter de grâce et d’élégance avec les jeunes gens qui tourbillonnaient autour de Fœdora. Je revins chez moi. Je m’y enfermai, restant tranquille en apparence, près de ma lucarne; mais disant d’éternels adieux à mes toits, vivant dans l’avenir, dramatisant ma vie, escomptant l’amour et ses 184joies. Ah! comme une existence peut devenir orageuse entre les quatre murs d’une mansarde. L’ame humaine est une fée, elle métamorphose une paille en diamans, sous sa baguette les palais enchantés éclosent comme les fleurs des champs sous les chaudes inspirations du soleil.
Le lendemain, vers midi, Pauline frappa doucement à ma porte et m’apporta, devine quoi? une lettre de Fœdora. La comtesse me priait de venir la prendre au Luxembourg pour aller, de là, voir ensemble le Muséum et le Jardin des Plantes.
– Un commissionnaire attend la réponse, me dit-elle après un moment de silence.
Je griffonnai promptement une lettre de remercîment que Pauline emporta. Je m’habillai. Au moment où, assez content de moi-même, j’achevais ma toilette, un frisson glacial me saisit à cette pensée: Fœdora est-elle venue en voiture ou à pied, pleuvra-t-il, fera-t-il beau? Mais, me dis-je, qu’elle soit à pied ou en voiture, est-on jamais certain de l’esprit fantasque d’une femme? elle sera sans argent et voudra donner cent sous à un petit Savoyard parce qu’il aura de jolies guenilles. J’étais sans un rouge liard et ne devais avoir de l’argent que le soir. Oh! combien dans ces crises de notre jeunesse, un poète paie cher la puissance intellectuelle dont il est investi par le régime et par le travail. En un instant, mille pensées vives et douloureuses me piquèrent comme autant de dards. Je regardai le ciel par ma lucarne, le temps était fort incertain. En cas de malheur, je pouvais bien prendre une voiture pour la journée; mais aussi ne tremblerais-185je pas à tout moment, au milieu de mon bonheur, de ne pas rencontrer le soir M. de Marivault? Je ne me sentis pas assez fort pour supporter tant de craintes au sein de ma joie. Malgré la certitude de ne rien trouver, j’entrepris une grande exploration à travers ma chambre, je cherchai des écus imaginaires jusque dans les profondeurs de ma paillasse, je fouillai tout, je secouai même de vieilles bottes. En proie à une fièvre nerveuse, je regardais mes meubles d’un œil hagard après les avoir renversés tous. Comprendras-tu le délire qui m’anima, lorsqu’en ouvrant pour la septième fois le tiroir de ma table à écrire que je visitais avec cette espèce d’indolence dans laquelle nous plonge le désespoir, j’aperçus collée contre une planche latérale, tapie sournoisement, mais propre, brillante, lucide comme une étoile à son lever, une belle et noble pièce de cent sous! Ne lui demandant compte ni de son silence ni de la cruauté dont elle était coupable en se tenant ainsi cachée, je la baisai comme un ami fidèle au malheur et la saluai par un cri qui trouva de l’écho. Je me retournai brusquement et vis Pauline toute pâle.
– J’ai cru, dit-elle d’une voix émue, que vous vous faisiez mal. Le commissionnaire……. Elle s’interrompit comme si elle étouffait. Mais ma mère l’a payé, ajouta-t-elle. Puis elle s’enfuit, enfantine et follette comme un caprice. Pauvre petite! je lui souhaitai mon bonheur. En ce moment, il me semblait avoir dans l’ame tout le plaisir de la terre, et j’aurais voulu restituer aux malheureux la part que je croyais leur voler.
Nous avons presque toujours raison dans nos pressen186timens d’adversité, la comtesse avait renvoyé sa voiture. Par un de ces caprices que les jolies femmes ne s’expliquent pas toujours à elles-mêmes, elle voulait aller au Jardin des Plantes par les boulevards et à pied.
– Mais il va pleuvoir, lui dis-je.
Elle prit plaisir à me contredire. Par hasard, il fit beau pendant tout le temps que nous marchâmes dans le Luxembourg. Quand nous en sortîmes, un gros nuage dont j’avais maintes fois épié la marche avec une secrète inquiétude, ayant laissé tomber quelques gouttes d’eau, nous montâmes dans un fiacre. Lorsque nous eûmes atteint les boulevards, la pluie cessa, le ciel reprit sa sérénité. En arrivant au Muséum, je voulus renvoyer la voiture, Fœdora me pria de la garder. Que de tortures! Mais causer avec elle en comprimant un secret délire qui sans doute se formulait sur mon visage par quelque sourire niais et arrêté; errer dans le Jardin des Plantes, en parcourir les allées bocagères et sentir son bras appuyé sur le mien, il y eut dans tout cela je ne sais quoi de fantastique: c’était un rêve en plein jour. Cependant ses mouvemens, soit en marchant, soit en nous arrêtant, n’avaient rien de doux ni d’amoureux, malgré leur apparente volupté. Quand je cherchais à m’associer en quelque sorte à l’action de sa vie, je rencontrais en elle une intime et secrète vivacité, je ne sais quoi de saccadé, d’excentrique. Les femmes sans ame n’ont rien de moelleux dans leurs gestes. Aussi n’étions-nous unis, ni par une même volonté, ni par un même pas. Il n’existe point de mots pour rendre ce désaccord matériel de deux êtres, car nous ne sommes pas encore habitués à reconnaître une pensée 187dans le mouvement. Ce phénomène de notre nature se sent instinctivement, il ne s’exprime pas.
Pendant ces violens paroxismes de ma passion, reprit Raphaël après un moment de silence et comme s’il répondait à une objection qu’il se fût adressée à lui-même, je n’ai pas disséqué mes sensations, analysé mes plaisirs, ni supputé les battemens de mon cœur, comme un avare examine et pèse ses pièces d’or. Oh! non, l’expérience jette aujourd’hui sa triste lumière sur les événemens passés, et le souvenir m’apporte ces images, comme par un beau temps les flots de la mer amènent brin à brin les débris d’un naufrage sur la grève.
– Vous pouvez me rendre un service assez important, me dit la comtesse en me regardant d’un air confus. Après vous avoir confié mon antipathie pour l’amour, je me sens plus libre en réclamant de vous un bon office au nom de l’amitié. N’aurez-vous pas, reprit-elle en riant, beaucoup plus de mérite à m’obliger aujourd’hui?
Je la regardais avec douleur. N’éprouvant rien près de moi, elle était pateline et non pas affectueuse; elle me paraissait jouer un rôle en actrice consommée; puis tout à coup son accent, un regard, un mot réveillaient mes espérances; mais si mon amour ranimé se peignait alors dans mes yeux, elle en soutenait les rayons sans que la clarté des siens s’en altérât, car ils semblaient comme ceux des tigres être doublés par une feuille de métal. En ces momens-là, je la détestais.
– La protection du duc de Navailles, dit-elle en continuant avec des inflexions de voix pleines de câlinerie, me serait très-utile auprès d’une personne toute-puissante 188en Russie, et dont l’intervention est nécessaire pour me faire rendre justice dans une affaire qui concerne à la fois ma fortune et mon état dans le monde, la reconnaissance de mon mariage par l’empereur. Le duc de Navailles n’est-il pas votre cousin? Une lettre de lui déciderait tout.
– Je vous appartiens, lui répondis-je, ordonnez.
– Vous êtes bien aimable, reprit-elle en me serrant la main. Venez dîner avec moi, je vous dirai tout comme à un confesseur.
Cette femme si méfiante, si discrète, et à laquelle personne n’avait entendu dire un mot sur ses intérêts, allait donc me consulter.
– Oh! combien j’aime maintenant le silence que vous m’avez imposé! m’écriai-je. Mais j’aurais voulu quelque épreuve plus rude encore.
En ce moment, elle accueillit l’ivresse de mes regards et ne se refusa point à mon admiration, elle m’aimait donc! Nous arrivâmes chez elle. Fort heureusement, le fond de ma bourse put satisfaire le cocher. Je passai délicieusement la journée, seul avec elle, chez elle. C’était la première fois que je pouvais la voir ainsi. Jusqu’à ce jour, le monde, sa gênante politesse et ses façons froides nous avaient toujours séparés, même pendant ses somptueux dîners; mais alors j’étais chez elle comme si j’eusse vécu sous son toit, je la possédais pour ainsi dire. Ma vagabonde imagination brisait les entraves, arrangeait les événemens de la vie à ma guise, et me plongeait dans les délices d’un amour heureux. Me croyant son époux, je l’admirais occupée de petits détails; j’éprouvais même du bonheur à lui voir ôter son schall et 189son chapeau. Elle me laissa seul un moment, et revint les cheveux arrangés, charmante. Cette jolie toilette avait été faite pour moi! Pendant le dîner, elle me prodigua ses attentions et déploya des grâces infinies dans mille choses qui semblent des riens et qui cependant sont la moitié de la vie.
190Quand nous fûmes tous deux devant un foyer pétillant, assis sur la soie, environnés des plus désirables créations d’un luxe oriental, quand je vis si près de moi cette femme dont la beauté célèbre faisait palpiter tant de cœurs, cette femme si difficile à conquérir, me parlant, me rendant l’objet de toutes ses coquetteries, ma voluptueuse félicité devint presque de la souffrance. Pour mon malheur, je me souvins de l’importante affaire que je devais conclure, et voulus aller au rendez-vous qui m’avait été donné la veille.
– Quoi, déjà! dit-elle en me voyant prendre mon chapeau.
Elle m’aimait! Je le crus du moins, en l’entendant prononcer ces deux mots d’une voix caressante. Pour prolonger mon extase, j’aurais alors volontiers troqué deux années de ma vie contre chacune des heures qu’elle voulait bien m’accorder. Mon bonheur s’augmenta de tout l’argent que je perdais! Il était minuit quand elle me renvoya. Néanmoins le lendemain, mon héroïsme me coûta bien des remords, je craignis d’avoir manqué l’affaire des mémoires, devenue si capitale pour moi; je courus chez Rastignac, et nous allâmes surprendre à son lever le titulaire de mes travaux futurs. M. Marivault me lut un petit acte où il n’était point question de ma tante, et après la signature duquel il me compta cinquante écus. Nous déjeûnâmes tous les trois. Quand j’eus payé mon nouveau chapeau, soixante cachets à trente sous et mes dettes, il ne me resta plus que trente francs; mais toutes les difficultés de la vie s’étaient aplanies pour quelques jours. Si j’avais voulu écouter Rastignac, je pouvais avoir des 191trésors en adoptant avec franchise le système anglais. Il voulait absolument m’établir un crédit et me faire faire des emprunts, en prétendant que les emprunts soutiendraient le crédit. Selon lui, l’avenir était de tous les capitaux du monde le plus considérable et le plus solide. En hypothéquant ainsi mes dettes sur de futurs contingens, il donna ma pratique à son tailleur, un artiste qui comprenait le jeune homme et devait me laisser tranquille jusqu’à mon mariage.
De ce jour, je rompis avec la vie monastique et studieuse que j’avais menée pendant trois ans. J’allai fort assidûment chez Fœdora, où je tâchai de surpasser en apparence les impertinens ou les héros de coterie qui s’y trouvaient. En croyant avoir échappé pour toujours à la misère, je recouvrai ma liberté d’esprit, j’écrasai mes rivaux, et passai pour un homme plein de séductions, prestigieux, irrésistible. Cependant les gens habiles disaient en parlant de moi: «Un garçon aussi spirituel ne doit avoir de passions que dans la tête!» Ils vantaient charitablement mon esprit aux dépens de ma sensibilité. «Est-il heureux de ne pas aimer! s’écriaient-ils. S’il aimait, aurait-il autant de gaieté, de verve?» J’étais cependant bien amoureusement stupide en présence de Fœdora! Seul avec elle, je ne savais rien lui dire, ou si je parlais, je médisais de l’amour; j’étais tristement gai comme un courtisan qui veut cacher un cruel dépit. Enfin, j’essayai de me rendre indispensable à sa vie, à son bonheur, à sa vanité: tous les jours près d’elle, j’étais un esclave, un jouet sans cesse à ses ordres. Après avoir ainsi dissipé ma journée, je revenais chez moi pour y 192travailler pendant les nuits, ne dormant guère que deux ou trois heures de la matinée. Mais n’ayant pas, comme Rastignac, l’habitude du système anglais, je me vis bientôt sans un sou. Dès lors, mon cher ami, fat sans bonnes fortunes, élégant sans argent, amoureux anonyme, je retombai dans cette vie précaire, dans ce froid et profond malheur soigneusement caché sous les trompeuses apparences du luxe. Je ressentis alors mes souffrances premières, mais moins aiguës, je m’étais familiarisé sans doute avec leurs terribles crises. Souvent les gâteaux et le thé, si parcimonieusement offerts dans les salons, étaient ma seule nourriture. Quelquefois, les somptueux dîners de la comtesse me substantaient pendant deux jours.
J’employai tout mon temps, mes efforts et ma science d’observation à pénétrer plus avant dans l’impénétrable caractère de Fœdora. Jusqu’alors, l’espérance ou le désespoir avaient influencé mon opinion, je voyais en elle tour à tour la femme la plus aimante ou la plus insensible de son sexe; mais ces alternatives de joie et de tristesse devinrent intolérables, je voulus chercher un dénouement à cette lutte affreuse, en tuant mon amour. De sinistres lueurs brillaient parfois dans mon ame et me faisaient entrevoir des abîmes entre nous. La comtesse justifiait toutes mes craintes: je n’avais pas encore surpris de larmes dans ses yeux. Au théâtre une scène attendrissante la trouvait froide et rieuse. Elle réservait toute sa finesse pour elle et ne devinait ni le malheur, ni le bonheur d’autrui. Enfin elle m’avait joué! Heureux de lui faire un sacrifice, je m’étais presque avili pour elle en allant voir mon parent le duc de Navailles, 193homme égoïste qui rougissait de ma misère, et avait de trop grands torts envers moi pour ne pas me haïr: il me reçut donc avec cette froide politesse qui donne aux gestes et aux paroles l’apparence de l’insulte, son regard inquiet excita ma pitié. J’eus honte pour lui de sa petitesse au milieu de tant de grandeur, de sa pauvreté au milieu de tant de luxe. Il me parla des pertes considérables que lui occasionnait le trois pour cent, je lui dis alors quel était l’objet de ma visite. Le changement de ses manières qui de glaciales devinrent insensiblement affectueuses, me dégoûta. Eh bien, mon ami, il vint chez la comtesse, il m’y écrasa. Fœdora trouva pour lui des enchantemens, des prestiges inconnus; elle le séduisit, traita sans moi cette affaire mystérieuse de laquelle je ne sus pas un mot: j’avais été pour elle un moyen. Elle paraissait ne plus m’apercevoir quand mon cousin était chez elle, et m’acceptait alors avec moins de plaisir peut-être que le jour où je lui fus présenté. Un soir, elle m’humilia devant le duc par un de ces gestes et par un de ces regards qu’aucune parole ne saurait peindre. Je sortis pleurant, formant mille projets de vengeance, combinant d’épouvantables viols. Souvent je l’accompagnais aux Bouffons: là, près d’elle, tout entier à mon amour, je la contemplais en me livrant au charme d’écouter la musique, épuisant mon ame dans la double jouissance d’aimer et de retrouver les mouvemens de mon cœur bien rendus par les phrases du musicien. Ma passion était dans l’air, sur la scène, elle triomphait partout, excepté chez ma maîtresse. Je prenais alors la main de Fœdora, j’étudiais ses traits et ses yeux en 194sollicitant une fusion de nos sentimens, une de ces soudaines harmonies qui, réveillées par les notes, font vibrer les ames à l’unisson; mais sa main était muette et ses yeux ne disaient rien. Quand le feu de mon cœur émané de tous mes traits la frappait trop fortement au visage, elle me jetait ce sourire cherché, phrase convenue qui se reproduit au Salon sur les lèvres de tous les portraits. Elle n’écoutait pas la musique. Les divines pages de Rossini, de Cimarosa, de Zingarelli ne lui rappelaient aucun sentiment, ne lui traduisaient aucune poésie de sa vie, son ame était aride.
195Fœdora se produisait là comme un spectacle dans le spectacle. Sa lorgnette voyageait incessamment de loge en loge; inquiète quoique tranquille, elle était victime de la mode: sa loge, son bonnet, sa voiture, sa personne étaient tout pour elle. Vous rencontrez souvent des gens de colossale apparence de qui le cœur est tendre et délicat sous un corps de bronze; mais elle cachait un cœur de bronze sous sa frêle et gracieuse enveloppe. Ma fatale science me déchirait bien des voiles. Si le bon ton consiste à s’oublier pour autrui, à mettre dans sa voix et dans ses gestes une constante douceur, à plaire aux autres en les rendant contens d’eux-mêmes; malgré sa finesse, Fœdora n’avait pas effacé tout vestige de sa plébéienne origine: son oubli d’elle-même était fausseté, ses manières, au lieu d’être innées, avaient été laborieusement conquises, enfin sa politesse sentait la servitude. Eh bien! ses paroles emmiellées étaient pour ses favoris l’expression de la bonté, sa prétentieuse exagération était un noble enthousiasme. Moi seul avais étudié ses grimaces, j’avais dépouillé son être intérieur de la mince écorce qui suffit au monde, et n’étais plus dupe de ses singeries, je connaissais à fond son ame de chatte. Quand un niais la complimentait, la vantait, j’avais honte pour elle. Et je l’aimais toujours! j’espérais fondre ces glaces sous les ailes d’un amour de poète. Si je pouvais une fois ouvrir son cœur aux tendresses de la femme, si je l’initiais à la sublimité des dévouemens, je la voyais alors parfaite, elle devenait un ange. Je l’aimais en homme, en amant, en artiste, quand il aurait fallu ne pas l’aimer pour l’obtenir: un fat bien gourmé, un froid calculateur en 196aurait triomphé peut-être. Vaine, artificieuse, elle eût sans doute entendu le langage de la vanité, se serait laissé entortiller dans les piéges d’une intrigue; elle eût été dominée par un homme sec et glacé. Des douleurs acérées entraient jusqu’au vif dans mon ame, quand elle me révélait naïvement son égoïsme. Je l’apercevais avec douleur seule un jour dans la vie et ne sachant à qui tendre la main, ne rencontrant pas de regards amis où reposer les siens. Un soir, j’eus le courage de lui peindre, sous des couleurs animées, sa vieillesse déserte, vide et triste. À l’aspect de cette épouvantable vengeance de la nature trompée, elle dit un mot atroce.
– J’aurai toujours de la fortune! me répondit-elle. Eh bien, avec de l’or nous pouvons toujours créer autour de nous les sentimens qui sont nécessaires à notre bien-être.
Je sortis foudroyé par la logique de ce luxe, de cette femme, de ce monde dont j’étais si sottement idolâtre. Je n’aimais pas Pauline pauvre, Fœdora riche n’avait-elle pas le droit de repousser Raphaël? Notre conscience est un juge infaillible, quand nous ne l’avons pas encore assassinée. «Fœdora, me criait une voix sophistique, n’aime ni ne repousse personne; elle est libre, mais elle s’est autrefois donnée pour de l’or. Amant ou époux, le comte russe l’a possédée. Elle aura bien une tentation dans sa vie! Attends-la.» Ni vertueuse ni fautive, cette femme vivait loin de l’humanité, dans une sphère à elle, enfer ou paradis. Ce mystère femelle vêtu de cachemires et de broderies mettait en jeu dans mon cœur 197tous les sentimens humains, orgueil, ambition, amour, curiosité. Un caprice de la Mode ou cette envie de paraître original qui nous poursuit tous, avait amené la manie de vanter un petit spectacle du boulevard. La comtesse témoigna le désir de voir la figure enfarinée d’un acteur qui faisait les délices de quelques gens d’esprit, et j’obtins l’honneur de la conduire à la première représentation de je ne sais quelle mauvaise farce. La loge coûtait à peine cent sous, je ne possédais pas un traître liard. Ayant encore un demi-volume de mémoires à écrire, je n’osais pas aller mendier un secours à M. Marivault, et Rastignac, ma providence, était absent. Cette gêne constante maléficiait toute ma vie. Une fois, au sortir des Bouffons, par une horrible pluie, Fœdora m’avait fait avancer une voiture, sans que je pusse me soustraire à son obligeance de parade: elle n’admit aucune de mes excuses, ni mon goût pour la pluie, ni mon envie d’aller au jeu. Elle ne devinait mon indigence ni dans l’embarras de mon maintien, ni dans mes paroles tristement plaisantes. Mes yeux rougissaient, mais comprenait-elle un regard? La vie des jeunes gens est soumise à de singuliers caprices! Pendant le voyage, chaque tour de roue réveilla des pensées qui me brûlèrent le cœur, j’essayai de détacher une planche au fond de la voiture en espérant glisser sur le pavé; mais rencontrant des obstacles invincibles, je me pris à rire convulsivement et demeurai dans un calme morne, hébété comme un homme au carcan. À mon arrivée au logis, aux premiers mots que je balbutiai, Pauline m’interrompit en disant: Si vous n’avez pas de monnaie…. 198Ah! la musique de Rossini n’était rien auprès de ces paroles. Mais revenons aux Funambules? Pour pouvoir y conduire la comtesse, je pensai à mettre en gage le cercle d’or dont le portrait de ma mère était entouré. Quoique le Mont-de-Piété se fût toujours dessiné dans ma pensée comme une des portes du bagne, il valait encore mieux y porter mon lit moi-même que de solliciter une aumône. Le regard d’un homme à qui vous demandez de l’argent fait tant de mal. Certains emprunts nous coûtent notre honneur, comme certains refus prononcés par une bouche amie nous enlèvent une dernière illusion. Pauline travaillait, sa mère était couchée. Jetant un regard furtif sur le lit dont les rideaux étaient légèrement relevés, je crus madame Gaudin profondément endormie, en apercevant au milieu de l’ombre son profil calme et jaune imprimé sur l’oreiller.
– Vous avez du chagrin, me dit Pauline, qui posa son pinceau sur son coloriage.
– Ma pauvre enfant, vous pouvez me rendre un grand service, lui répondis-je.
Elle me regarda d’un air si heureux que je tressaillis. – M’aimerait-elle? pensé-je. Pauline? repris-je. Et je m’assis près d’elle pour la bien étudier.
Elle me devina, tant mon accent était interrogateur, elle baissa les yeux, et je l’examinai, croyant pouvoir lire dans son cœur comme dans le mien, tant sa physionomie était naïve et pure.
– Vous m’aimez? lui dis-je.
199– Un peu, passionnément, pas du tout, s’écria-t-elle.
Elle ne m’aimait pas. Son accent moqueur et la gentillesse du geste qui lui échappa peignaient seulement une folâtre reconnaissance de jeune fille. Je lui avouai donc ma détresse, l’embarras dans lequel je me trouvais, et la priai de m’aider.
– Comment, monsieur Raphaël, dit-elle, vous ne voulez pas aller au Mont-de-Piété, et vous m’y envoyez!
Je rougis confondu par la logique d’un enfant. Elle me prit alors la main comme si elle eût voulu compenser par une caresse la sévérité de son exclamation.
– Oh! j’irais bien, dit-elle, mais la course est inutile. Ce matin, j’ai trouvé derrière le piano deux pièces de cent sous qui s’étaient glissées à votre insu entre le mur et la barre, et je les ai mises sur votre table.
– Vous devez bientôt recevoir de l’argent, monsieur Raphaël, me dit la bonne mère qui montra sa tête entre les rideaux, je puis bien vous prêter quelques écus en attendant.
– Oh! Pauline, m’écriai-je en lui serrant la main, je voudrais être riche.
– Bah! pourquoi? dit-elle d’un air mutin. Sa main tremblant dans la mienne répondait à tous les battemens de mon cœur, elle retira vivement ses doigts, examina les miens: – Vous épouserez une femme riche! dit-elle, mais elle vous donnera bien du chagrin. Ah! Dieu! elle vous tuera. J’en suis sûre.
200Il y avait dans son cri une sorte de croyance aux folles superstitions de sa mère.
– Vous êtes bien crédule, Pauline!
– Oh! bien certainement! dit-elle en me regardant avec terreur, la femme que vous aimerez vous tuera.
201Elle reprit son pinceau, le trempa dans la couleur en laissant paraître une vive émotion, et ne me regarda plus. En ce moment, j’aurais bien voulu croire à des chimères. Un homme n’est pas tout-à-fait misérable quand il est superstitieux. Une superstition est une espérance. Retiré dans ma chambre, je vis en effet deux nobles écus dont la présence me parut inexplicable. Au sein des pensées confuses du premier sommeil, je tâchai de vérifier mes dépenses pour me justifier cette trouvaille inespérée, mais je m’endormis perdu dans d’inutiles calculs. Le lendemain Pauline vint me voir, au moment où je sortais pour aller louer la loge.
– Vous n’avez peut-être pas assez de dix francs, me dit en rougissant cette bonne et aimable fille, ma mère m’a chargée de vous offrir cet argent. Prenez, prenez! Elle jeta trois écus sur ma table et voulut se sauver; mais je la retins.
L’admiration sécha les larmes qui roulaient dans mes yeux: – Pauline, lui dis-je, vous êtes un ange! Ce prêt me touche bien moins que la pudeur de sentiment avec laquelle vous me l’offrez. Je désirais une femme riche, élégante, titrée; hélas, maintenant je voudrais posséder des millions et rencontrer une jeune fille pauvre comme vous, et comme vous riche de cœur, je renoncerais à une passion fatale qui me tuera. Vous aurez peut-être raison.
– Assez! dit-elle. Elle s’enfuit, et sa voix de rossignol, ses roulades fraîches retentirent dans l’escalier.
– Elle est bien heureuse de ne pas aimer encore! me dis-je en pensant aux tortures que je souffrais depuis 202plusieurs mois. Les quinze francs de Pauline me furent bien précieux. Fœdora songeant aux émanations populacières de la salle où nous devions rester pendant quelques heures, regretta de ne pas avoir un bouquet, j’allai lui chercher des fleurs, je lui apportai ma vie et ma fortune. J’eus à la fois des remords et des plaisirs en lui donnant un bouquet dont le prix me révéla tout ce que la galanterie superficielle en usage dans le monde avait de dispendieux. Bientôt elle se plaignit de l’odeur un peu trop forte d’un jasmin du Mexique, elle éprouva un intolérable dégoût en voyant la salle, en se trouvant assise sur de dures banquettes; elle me reprocha de l’avoir amenée là. Quoiqu’elle fût près de moi, elle voulut s’en aller, elle s’en alla. M’imposer des nuits sans sommeil, avoir dissipé deux mois de mon existence et ne pas lui plaire! Jamais ce démon ne fut ni plus gracieux ni plus insensible. Pendant la route, assis près d’elle dans un étroit coupé, je respirais son souffle, je touchais son gant parfumé, je voyais distinctement les trésors de sa beauté, je sentais une vapeur douce comme l’iris: toute la femme et point de femme. En ce moment un trait de lumière me permit de voir les profondeurs de cette vie mystérieuse. Je pensai tout-à-coup au livre récemment publié par un poète, une vraie conception d’artiste taillée dans la statue de Polyclès. Je croyais voir ce monstre qui, tantôt officier dompte un cheval fougueux, tantôt jeune fille se met à sa toilette et désespère ses amans, amant désespère une vierge douce et modeste. Ne pouvant plus résoudre autrement Fœdora, je lui racontai cette histoire fantastique; rien ne décela sa ressemblance 203avec cette poésie de l’impossible, elle s’en amusa de bonne foi, comme un enfant d’une fable prise aux Mille et une nuits.
Pour résister à l’amour d’un homme de mon âge, à la chaleur communicative de cette belle contagion de l’ame, Fœdora doit être gardée par quelque mystère, me dis-je en revenant chez moi. Peut-être, semblable à lady Delacour, est-elle dévorée par un cancer? Sa vie est sans doute une vie artificielle. À cette pensée, j’eus froid. Puis je formai le projet le plus extravagant et le plus raisonnable en même temps auquel un amant puisse jamais songer. Pour examiner cette femme corporellement comme je l’avais étudiée intellectuellement, pour la connaître enfin tout entière, je résolus de passer une nuit chez elle, dans sa chambre, à son insu. Voici comment j’exécutai cette entreprise qui me dévorait l’ame comme un désir de vengeance mord le cœur d’un moine corse.
Aux jours de réception, Fœdora réunissait une assemblée trop nombreuse pour qu’il fût possible au portier d’établir une balance exacte entre les entrées et les sorties. Sûr de pouvoir rester dans la maison sans y causer de scandale, j’attendis impatiemment la prochaine soirée de la comtesse. En m’habillant, je mis dans la poche de mon gilet un petit canif anglais, à défaut de poignard. Trouvé sur moi, cet instrument littéraire n’avait rien de suspect, et ne sachant jusqu’où me conduirait ma résolution romanesque, je voulais être armé. Lorsque les salons commencèrent à se remplir, j’allai dans la chambre à coucher y examiner les choses, et trouvai 204les persiennes et les volets fermés, ce fut un premier bonheur; comme la femme de chambre pourrait venir pour détacher les rideaux drapés aux fenêtres, je lâchai leurs embrasses; je risquais beaucoup en me hasardant à faire ainsi le ménage par avance, mais je m’étais soumis aux périls de ma situation et les avais froidement calculés. Vers minuit, je vins me cacher dans l’embrasure d’une fenêtre. Afin de ne pas laisser voir mes pieds, j’essayai de grimper sur la plinthe de la boiserie, le dos appuyé contre le mur, en me cramponnant à l’espagnolette. Après avoir étudié mon équilibre, mes points d’appui, mesuré l’espace qui me séparait des rideaux, je parvins à me familiariser avec les difficultés de ma position, de manière à demeurer là sans être découvert, si les crampes, la toux et les éternumens me laissaient tranquille. Pour ne pas me fatiguer inutilement, je me tins debout en attendant le moment critique pendant lequel je devais rester suspendu comme une araignée dans sa toile. La moire blanche et la mousseline des rideaux formaient devant moi de gros plis semblables à des tuyaux d’orgue, où je pratiquai des trous avec mon canif afin de tout voir par ces espèces de meurtrières. J’entendis vaguement le murmure des salons, les rires des causeurs, leurs éclats de voix. Ce tumulte vaporeux, cette sourde agitation diminua par degrés. Quelques hommes vinrent prendre leurs chapeaux placés près de moi, sur la commode de la comtesse. Quand ils froissaient les rideaux, je frissonnais en pensant aux distractions, aux hasards de ces recherches faites par des gens pressés de partir et qui furètent 205alors partout. J’augurai bien de mon entreprise en n’éprouvant aucun de ces malheurs. Le dernier chapeau fut emporté par un vieil amoureux de Fœdora, qui se croyant seul regarda le lit et poussa un gros soupir, suivi de je ne sais quelle exclamation assez énergique.
La comtesse, qui n’avait plus autour d’elle, dans le boudoir voisin de sa chambre, que cinq ou six personnes intimes, leur proposa d’y prendre le thé. Les calomnies, pour lesquelles la société actuelle a réservé le peu de croyance qui lui reste, se mêlèrent alors à des épigram206mes, à des jugemens spirituels, au bruit des tasses et des cuillers. Sans pitié pour mes rivaux, Rastignac excitait un rire franc par de mordantes saillies.
– Monsieur de Rastignac est un homme avec lequel il ne faut pas se brouiller, dit la comtesse en riant.
– Je le crois, répondit-il naïvement. J’ai toujours raison dans mes haines. Et dans mes amitiés, ajouta-t-il. Mes ennemis me servent autant que mes amis peut-être. J’ai fait une étude assez spéciale de l’idiome moderne et des artifices naturels dont on se sert pour tout attaquer ou pour tout défendre. L’éloquence ministérielle est un perfectionnement social. Un de vos amis est-il sans esprit? vous parlez de sa probité, de sa franchise. L’ouvrage d’un autre est-il lourd? vous le présentez comme un travail consciencieux. Si le livre est mal écrit, vous en vantez les idées. Tel homme est sans foi, sans constance, vous échappe à tout moment? Bah! il est séduisant, prestigieux, il charme. S’agit-il de vos ennemis? vous leur jetez à la tête les morts et les vivans; vous renversez pour eux les termes de votre langage, et vous êtes aussi perspicace à découvrir leurs défauts que vous étiez habile à mettre en relief les vertus de vos amis. Cette application de la lorgnette à la vue morale est le secret de nos conversations et tout l’art du courtisan. N’en pas user, c’est vouloir combattre sans armes des gens bardés de fer comme des chevaliers bannerets. Et j’en use! j’en abuse même quelquefois. Aussi me respecte-t-on moi et mes amis, car d’ailleurs, mon épée vaut ma langue.
Un des plus fervens admirateurs de Fœdora, jeune homme dont l’impertinence était célèbre et qui s’en faisait même un moyen de parvenir, releva le gant si 207dédaigneusement jeté par Rastignac. Il se mit en parlant de moi à vanter outre mesure mes talens et ma personne. Rastignac avait oublié ce genre de médisance. Cet éloge sardonique trompa la comtesse qui m’immola sans pitié; pour amuser ses amis, elle abusa de mes secrets, de mes prétentions et de mes espérances.
– Il a de l’avenir, dit Rastignac. Peut-être sera-t-il un jour homme à prendre de cruelles revanches, ses talens égalent au moins son courage; aussi regardé-je comme bien hardis ceux qui s’attaquent à lui, car il a de la mémoire…
– Et fait des mémoires, dit la comtesse à qui parut déplaire le profond silence qui régna.
– Des mémoires de fausse comtesse, madame, répliqua Rastignac. Pour les écrire, il faut avoir une autre sorte de courage.
– Je lui crois beaucoup de courage, reprit-elle, il m’est fidèle.
Il me prit une vive tentation de me montrer soudain aux rieurs comme l’ombre de Banquo dans Macbeth. Je perdais une maîtresse, mais j’avais un ami! Cependant l’amour me souffla tout-à-coup un de ces lâches et subtils paradoxes avec lesquels il sait endormir toutes nos douleurs. Si Fœdora m’aime, pensé-je, ne doit-elle pas dissimuler son affection sous une plaisanterie malicieuse? Combien de fois le cœur n’a-t-il pas démenti les mensonges de la bouche.
Enfin bientôt mon impertinent rival resté seul avec la comtesse voulut partir.
– Eh quoi! déjà, lui dit-elle avec un son de voix plein 208de câlineries et qui me fit palpiter. Ne me donnerez-vous pas encore un moment. N’avez-vous donc plus rien à me dire, et ne me sacrifierez-vous point quelques-uns de vos plaisirs?
Il s’en alla.
– Ah! s’écria-t-elle en bâillant, ils sont tous bien ennuyeux! Et tirant avec force un cordon, le bruit d’une sonnette retentit dans les appartemens. La comtesse entra dans sa chambre en fredonnant une phrase du Pria che spunti. Jamais personne ne l’avait entendue chanter, et ce mutisme donnait lieu à de bizarres interprétations. Elle avait, dit-on, promis à son premier amant, charmé de ses talens et jaloux d’elle par delà le tombeau, de ne donner à personne un bonheur qu’il voulait avoir goûté seul. Je tendis les forces de mon ame pour aspirer les sons. De note en note la voix s’éleva, Fœdora sembla s’animer, les richesses de son gosier se déployèrent, et cette mélodie prit alors quelque chose de divin. La comtesse avait dans l’organe une clarté vive, une justesse de ton, je ne sais quoi d’harmonique et de vibrant qui pénétrait, remuait et chatouillait le cœur. Les musiciennes sont presque toujours amoureuses. Celle qui chantait ainsi devait savoir bien aimer. La beauté de cette voix fut donc un mystère de plus dans une femme déjà si mystérieuse. Je la voyais alors comme je te vois: elle paraissait s’écouter elle-même et ressentir une volupté qui lui fût particulière, elle éprouvait comme une jouissance d’amour. Elle vint devant la cheminée en achevant le principal motif de ce rondo; mais quand elle se tut, sa physionomie changea, ses traits se décomposèrent et sa 209figure exprima la fatigue. Elle venait d’ôter un masque; actrice, son rôle était fini. Cependant l’espèce de flétrissure imprimée à sa beauté par son travail d’artiste ou par la lassitude de la soirée, n’était pas sans charme. La voilà vraie, me dis-je. Elle mit comme pour se chauffer un pied sur la barre de bronze qui surmontait le garde-cendre, ôta ses gants, détacha ses bracelets, et enleva par dessus sa tête une chaîne d’or au bout de laquelle était suspendue sa cassolette ornée de pierres précieuses. J’éprouvais un plaisir indicible à voir ses mouvemens empreints de la gentillesse dont les chattes font preuve en se toilettant au soleil. Elle se regarda dans la glace et dit tout haut d’un air de mauvaise humeur: Je n’étais pas jolie ce soir, mon teint se fane avec une effrayante rapidité. Je devrais peut-être me coucher plus tôt, renoncer à cette vie dissipée. Mais Justine se moque-t-elle de moi?
Elle sonna de nouveau, la femme de chambre accourut. Où logeait-elle? je ne sais. Elle arriva par un escalier dérobé. J’étais curieux de l’examiner. Mon imagination de poète avait souvent incriminé cette invisible servante, grande fille brune, bien faite.
– Madame a sonné?
– Deux fois, répondit Fœdora. Vas-tu donc maintenant devenir sourde?
– J’étais à faire le lait d’amandes de madame.
Justine s’agenouilla, défit les cothurnes des souliers, déchaussa sa maîtresse, qui nonchalamment étendue sur un fauteuil à ressorts, au coin du feu, bâillait en se grattant la tête. Il n’y avait rien que de très-naturel dans tous 210ses mouvemens, et nul symptôme ne me révéla ni les souffrances secrètes ni les passions que j’avais supposées.
– George est amoureux, dit-elle, je le renverrai. N’a-t-il pas encore défait les rideaux ce soir, à quoi pense-t-il?
À cette observation, tout mon sang reflua vers mon cœur, mais il ne fut plus question des rideaux.
211– L’existence est bien vide, reprit la comtesse. Ah ça! prends garde de m’égratigner comme hier. Tiens, vois-tu, dit-elle en lui montrant un petit genou satiné, je porte encore la marque de tes griffes.
Elle mit ses pieds nus dans des pantoufles de velours fourrées de cygne, et détacha sa robe pendant que Justine prit un peigne pour lui arranger les cheveux.
– Il faut vous marier, madame, avoir des enfans.
– Des enfans! Il ne me manquerait plus que cela pour m’achever, s’écria-t-elle. Un mari! Quel est l’homme auquel je pourrais me… Étais-je bien coiffée ce soir?
– Mais, pas très-bien.
– Tu es une sotte.
– Rien ne vous va plus mal que de trop crêper vos cheveux, reprit Justine. Les grosses boucles bien lisses vous sont plus avantageuses.
– Vraiment!
– Mais oui, madame, les cheveux crêpés clair ne vont bien qu’aux blondes.
– Me marier? non, non. Le mariage est un trafic pour lequel je ne suis pas née.
Quelle épouvantable scène pour un amant! Cette femme solitaire, sans parens, sans amis, athée en amour, ne croyant à aucun sentiment; et quelque faible que fût en elle ce besoin d’épanchement cordial, naturel à toute créature humaine, réduite pour le satisfaire à causer avec sa femme de chambre, à dire des phrases sèches ou des riens! j’en eus pitié. Justine la délaça. Je la contemplai curieusement au moment où le dernier voile s’enleva, elle avait un corsage de vierge qui m’éblouit; à travers sa 212chemise et à la lueur des bougies, son corps blanc et rose étincela comme une statue d’argent qui brille sous son enveloppe de gaze. Non, nulle imperfection ne devait lui faire redouter les yeux furtifs de l’amour. Hélas! un beau corps triomphera toujours des résolutions les plus martiales. La maîtresse s’assit devant le feu, muette et pensive, pendant que la femme de chambre allumait la bougie de la lampe d’albâtre suspendue devant le lit. Justine alla chercher une bassinoire, prépara le lit, aida sa maîtresse à se coucher; puis, après un temps assez long employé par de minutieux services qui accusaient la profonde vénération de Fœdora pour elle-même, cette fille partit. La comtesse se retourna plusieurs fois, elle était agitée, elle soupirait; ses lèvres laissaient échapper un léger bruit perceptible à l’ouïe et qui indiquait des mouvemens d’impatience; elle avança la main vers sa table, y prit une fiole, versa dans son lait avant de le boire quelques gouttes d’une liqueur dont je ne distinguai pas la nature; enfin, après quelques soupirs pénibles, elle s’écria: Mon Dieu! Cette exclamation, et surtout l’accent qu’elle y mit, me brisa le cœur. Insensiblement elle resta sans mouvement. J’eus peur, mais bientôt j’entendis retentir la respiration égale et forte d’une personne endormie; j’écartai la soie criarde des rideaux, quittai ma position et vins me placer au pied de son lit, en la regardant avec un sentiment indéfinissable. Elle était ravissante ainsi. Elle avait la tête sous le bras comme un enfant, son tranquille et joli visage enveloppé de dentelles exprimait une suavité qui m’enflamma. Présumant trop de moi-même, je n’avais pas compris mon supplice: être si près et si loin d’elle. Je 213fus obligé de subir toutes les tortures que je m’étais préparées.
Mon Dieu! ce lambeau d’une pensée inconnue, que je devais remporter pour toute lumière, avait tout-à-coup 214changé mes idées sur Fœdora. Ce mot insignifiant ou profond, sans substance ou plein de réalités, pouvait s’interpréter également par le bonheur ou par la souffrance, par une douleur de corps ou par des peines. Était-ce imprécation ou prière, souvenir ou avenir, regret ou crainte? Il y avait toute une vie dans cette parole, vie d’indigence ou de richesse, enfin il y tenait même un crime! L’énigme cachée dans ce beau semblant de femme renaissait, Fœdora pouvait être expliquée de tant de manières qu’elle devenait inexplicable. Les fantaisies du souffle qui passait entre ses dents, tantôt faible, tantôt accentué, grave ou léger, formaient une sorte de langage auquel j’attachais des pensées et des sentimens. Je rêvais avec elle, j’espérais m’initier à ses secrets en pénétrant dans son sommeil, je flottais entre mille partis contraires, entre mille jugemens. À voir ce beau visage, calme et pur, il me fut impossible de refuser un cœur à cette femme. Je résolus de faire encore une tentative. En lui racontant ma vie, mon amour, mes sacrifices, peut-être pourrais-je réveiller en elle la pitié, lui arracher une larme, à elle qui ne pleurait jamais. J’avais placé toutes mes espérances dans cette dernière épreuve, quand le tapage de la rue m’annonça le jour. Il y eut un moment où je me représentai Fœdora se réveillant dans mes bras. Je pouvais me mettre tout doucement à ses côtés, m’y glisser et l’étreindre. Cette idée me tyrannisa si cruellement que, voulant y résister, je me sauvai dans le salon sans prendre aucune précaution pour éviter le bruit; mais j’arrivai heureusement à une porte dérobée qui donnait sur un petit escalier. Ainsi que je le présumais, la clé se trouvait à 215la serrure, je tirai la porte avec force, je descendis hardiment dans la cour, et sans regarder si j’étais vu, je sautai vers la rue en trois bonds.
Deux jours après, un auteur devait lire une comédie chez la comtesse, j’y allai dans l’intention de rester le dernier pour lui présenter une requête assez singulière. Je voulais la prier de m’accorder la soirée du lendemain, et de me la consacrer tout entière, en faisant fermer sa porte. Quand je me trouvai seul avec elle, le cœur me faillit. Chaque battement de la pendule m’épouvantait. Il était minuit moins un quart. – Si je ne lui parle pas, me dis-je, il faut me briser le crâne sur l’angle de la cheminée. Je m’accordai trois minutes de délai, les trois minutes se passèrent, je ne me brisai pas le crâne sur le marbre; mon cœur s’était alourdi comme une éponge dans l’eau.
– Vous êtes extrêmement aimable, me dit-elle.
– Ah! madame, répondis-je, si vous pouviez me comprendre!
– Qu’avez-vous? reprit-elle, vous pâlissez.
– J’hésite à réclamer de vous une grâce. Elle m’encouragea par un geste, et je lui demandai le rendez-vous.
– Volontiers, dit-elle. Mais pourquoi ne me parleriez-vous pas en ce moment?
– Pour ne pas vous tromper, je dois vous montrer l’étendue de votre engagement, je désire passer cette soirée près de vous, comme si nous étions frère et sœur. Soyez sans crainte, je connais vos antipathies; vous avez pu m’apprécier assez pour être certaine que je ne veux rien de vous qui puisse vous déplaire; d’ailleurs, les audacieux 216ne procèdent pas ainsi. Vous m’avez témoigné de l’amitié, vous êtes bonne, pleine d’indulgence. Eh bien! sachez que je dois vous dire adieu demain. Ne vous rétractez pas, m’écriai-je en la voyant prête à parler, et je disparus.
En mai dernier, vers huit heures du soir, je me trouvai seul avec Fœdora, dans son boudoir gothique. Je ne tremblai pas alors, j’étais sûr d’être heureux. Ma maîtresse devait m’appartenir, ou je me réfugiais dans les bras de la mort. J’avais condamné mon lâche amour. Un homme est bien fort quand il s’avoue sa faiblesse. Vêtue d’une robe de cachemire bleu, la comtesse était étendue sur un divan, les pieds sur un coussin. Un béret oriental, coiffure que les peintres attribuent aux premiers Hébreux, avait ajouté je ne sais quel piquant attrait d’étrangeté à ses séductions. Sa figure était empreinte d’un charme fugitif qui semblait prouver que nous sommes à chaque instant des êtres nouveaux, uniques, sans aucune similitude avec le nous de l’avenir et le nous du passé. Je ne l’avais jamais vue aussi éclatante.
– Savez-vous, dit-elle en riant, que vous avez piqué ma curiosité?
– Je ne la tromperai point, répondis-je froidement en m’asseyant près d’elle et lui prenant une main qu’elle m’abandonna. Vous avez une bien belle voix!
– Vous ne m’avez jamais entendue, s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement de surprise.
– Je vous prouverai le contraire quand cela sera nécessaire. Votre chant délicieux serait-il donc encore un mystère? Rassurez-vous, je ne veux pas le pénétrer.
217Nous restâmes environ une heure à causer familièrement. Si je pris le ton, les manières et les gestes d’un homme auquel Fœdora ne devait rien refuser, j’eus aussi tout le respect d’un amant. En jouant ainsi, j’obtins la faveur de lui baiser la main, elle se déganta par un mouvement mignon, et j’étais alors si voluptueusement enfoncé dans l’illusion à laquelle j’essayais de croire, que mon ame se fondit, s’épancha tout entière dans ce baiser. Fœdora se laissa flatter, caresser avec un incroyable abandon.
Mais ne m’accuse pas de niaiserie. Si j’avais voulu faire un pas au-delà de cette câlinerie fraternelle, j’eusse senti les griffes de la chatte. Nous restâmes dix minutes environ, plongés dans un profond silence. Je l’admirais, lui prêtant des charmes auxquels elle mentait. En ce moment, elle 218était à moi, à moi seul. Je possédai cette ravissante créature, comme il était permis de la posséder, intuitivement; je l’enveloppai dans mon désir, la tins, la serrai, mon imagination l’épousa. Je vainquis alors la comtesse par la puissance d’une fascination magnétique. Aussi, ai-je toujours regretté de ne pas m’être entièrement soumis cette femme; mais en ce moment, je n’en voulais pas à son corps, je souhaitais une ame, une vie, ce bonheur idéal et complet, beau rêve auquel nous ne croyons pas long-temps.
– Madame, lui dis-je enfin, sentant que la dernière heure de mon ivresse était arrivée, écoutez-moi. Je vous aime, vous le savez, je vous l’ai dit mille fois, vous auriez dû m’entendre. Ne voulant devoir votre amour ni à des grâces de fat, ni à des flatteries ou à des importunités de niais, je n’ai pas été compris. Combien de maux n’ai-je pas soufferts pour vous, et dont cependant vous êtes innocente! Mais dans quelques momens vous me jugerez. Il y a deux misères, madame: celle qui va par les rues effrontément en haillons, qui sans le savoir recommence Diogène, se nourrissant de peu, réduisant la vie au simple; heureuse, plus que la richesse peut-être, insouciante du moins, elle prend le monde là où les puissans n’en veulent plus. Puis la misère du luxe, une misère espagnole qui cache la mendicité sous un titre; fière, emplumée, cette misère en gilet blanc, en gants jaunes, a des carrosses et perd une fortune faute d’un centime. L’une est la misère du peuple, l’autre celle des escrocs, des rois et des gens 219de talent. Je ne suis ni peuple, ni roi, ni escroc; peut-être n’ai-je pas de talent: je suis une exception. Mon nom m’ordonne de mourir plutôt que de mendier. Rassurez-vous, madame, je suis riche aujourd’hui, je possède de la terre tout ce qu’il m’en faut, lui dis-je en voyant sa physionomie prendre la froide expression qui se peint dans nos traits quand nous sommes surpris par des quêteuses de bonne compagnie. Vous souvenez-vous du jour où vous avez voulu venir au Gymnase sans moi, croyant que je ne m’y trouverais point? Elle fit un signe de tête affirmatif. J’avais employé mon dernier écu pour aller vous y voir. Vous rappelez-vous la promenade que nous fîmes au Jardin des Plantes? Votre voiture me coûta toute ma fortune.
Je lui racontai mes sacrifices, je lui peignis ma vie, non pas comme je te la raconte aujourd’hui, dans l’ivresse du vin, mais dans la noble ivresse du cœur. Ma passion déborda par des mots flamboyans, par des traits de sentiment oubliés depuis et que ni l’art, ni le souvenir ne sauraient reproduire. Ce ne fut pas la narration sans chaleur d’un amour détesté, mon amour dans sa force et dans la beauté de son espérance m’inspira ces paroles qui projettent toute une vie en répétant les cris d’une ame vivement déchirée. Mon accent fut celui des dernières prières faites par un mourant sur le champ de bataille. Elle pleura. Je m’arrêtai. Grand Dieu! ses larmes étaient le fruit de cette émotion factice achetée cent sous à la porte d’un théâtre, j’avais eu le succès d’un bon acteur.
– Si j’avais su, dit-elle.
– N’achevez pas, m’écriai-je. Je vous aime encore 220assez en ce moment pour vous tuer… Elle voulut saisir le cordon de la sonnette. J’éclatai de rire. N’appelez pas, repris-je. Je vous laisserai paisiblement achever votre vie. Ce serait mal entendre la haine que de vous tuer! Ne craignez aucune violence, j’ai passé toute une nuit au pied de votre lit, sans…
– Monsieur! dit-elle en rougissant; mais après ce premier mouvement donné à la pudeur que doit posséder toute femme, même la plus insensible, elle me jeta un regard méprisant et me dit: Vous avez dû avoir bien froid?
– Croyez-vous, madame, que votre beauté me soit si précieuse, lui répondis-je en devinant les pensées qui l’agitaient. Votre figure est pour moi la promesse d’une ame plus belle encore que vous n’êtes belle. Eh! madame, les hommes qui ne voient que la femme dans une femme peuvent acheter tous les soirs des odalisques dignes du sérail et se rendre heureux à bas prix! Mais j’étais ambitieux, je voulais vivre cœur à cœur avec vous, avec vous qui n’avez pas de cœur. Je le sais maintenant. Si vous deviez être à un homme, je l’assassinerais. Mais non, vous l’aimeriez, et sa mort vous ferait peut-être de la peine. Combien je souffre! m’écriai-je.
– Si cette promesse peut vous consoler, dit-elle en riant, je puis vous assurer que je n’appartiendrai à personne.
– Eh bien, repris-je en l’interrompant, vous insultez à Dieu même, et vous en serez punie! Un jour couchée sur un divan, ne pouvant supporter ni le bruit ni la lumière, condamnée à vivre dans une sorte de tombe, vous souffrirez des maux inouis. Quand vous cher221cherez la cause de ces lentes et vengeresses douleurs, souvenez-vous alors des malheurs que vous avez si largement jetés sur votre passage! Ayant semé partout des imprécations, vous trouverez la haine au retour. Nous sommes les propres juges, les bourreaux d’une Justice qui règne ici-bas, et marche au-dessus de celle des hommes, au-dessous de celle de Dieu.
– Ah! dit-elle en riant, je suis sans doute bien criminelle de ne pas vous aimer! Est-ce ma faute? Non, je ne vous aime pas, vous êtes un homme, cela suffit. Je me trouve heureuse d’être seule, pourquoi changerais-je ma vie, égoïste si vous voulez, contre les caprices d’un maître? Le mariage est un sacrement en vertu duquel nous ne nous communiquons que des chagrins. D’ailleurs, les enfans m’ennuient. Ne vous ai-je pas loyalement prévenu de mon caractère. Pourquoi ne vous êtes-vous pas contenté de mon amitié? Je voudrais pouvoir consoler les peines que je vous ai causées en ne devinant pas le compte de vos petits écus, j’apprécie l’étendue de vos sacrifices; mais l’amour peut seul payer votre dévouement, vos délicatesses, et je vous aime si peu, que cette scène m’affecte désagréablement.
– Je sens combien je suis ridicule, pardonnez-moi, lui dis-je avec douceur sans pouvoir retenir mes larmes. Je vous aime assez, repris-je, pour écouter avec délices les cruelles paroles que vous prononcez. Oh! je voudrais pouvoir signer mon amour de tout mon sang.
– Tous les hommes nous disent plus ou moins bien ces phrases classiques, reprit-elle en riant. Mais il paraît qu’il est très-difficile de mourir à nos pieds, car je ren222contre de ces morts-là partout. Il est minuit, permettez-moi de me coucher.
– Et dans deux heures vous vous écrierez: Mon Dieu! lui dis-je.
– Avant-hier! Oui, dit-elle en riant, je pensais à mon agent de change, j’avais oublié de lui faire convertir mes rentes de cinq en trois, et dans la journée le trois avait baissé.
Je la contemplais d’un œil étincelant de rage. Ah! quelquefois un crime doit être tout un poème, je l’ai compris. Familiarisée sans doute avec les déclarations les plus passionnées, elle avait déjà oublié mes larmes et mes paroles.
– Épouseriez-vous un pair de France, lui demandai-je froidement.
– Peut-être, s’il était duc. Je pris mon chapeau, je la saluai. Permettez-moi de vous accompagner jusqu’à la porte de mon appartement, dit-elle en mettant une ironie perçante dans son geste, dans la pose de sa tête et dans son accent.
– Madame.
– Monsieur.
– Je ne vous verrai plus.
– Je l’espère, répondit-elle en inclinant la tête avec une impertinente expression.
– Vous voulez être duchesse? repris-je animé par une sorte de frénésie que son geste alluma dans mon cœur. Vous êtes folle de titres et d’honneurs? Eh bien, laissez-vous seulement aimer par moi, dites à ma plume de ne parler, à ma voix de ne retentir que pour vous, 223soyez le principe secret de ma vie, soyez mon étoile! Puis ne m’acceptez pour époux que ministre, pair de France, duc. Je me ferai tout ce que vous voudrez que je sois!
– Vous avez, dit-elle en souriant, assez bien employé votre temps chez l’avoué, vos plaidoyers ont de la chaleur.
– Tu as le présent, m’écriai-je, et moi l’avenir. Je ne perds qu’une femme et tu perds un nom, une famille. Le temps est gros de ma vengeance, il t’apportera la laideur et une mort solitaire, à moi la gloire!
224– Merci de la péroraison, dit-elle en retenant un bâillement et témoignant par son attitude le désir de ne me plus voir.
Ce mot m’imposa silence. Je lui jetai ma haine dans un regard et je m’enfuis.
Il fallait oublier Fœdora, me guérir de ma folie, reprendre ma studieuse solitude ou mourir. Je m’imposai donc des travaux exorbitans, je voulus achever mes ouvrages. Pendant quinze jours, je ne sortis pas de ma mansarde, et consumai toutes mes nuits en de pâles études. Malgré mon courage et les inspirations de mon désespoir, je travaillais difficilement, par saccades. La muse avait fui. Je ne pouvais chasser le fantôme brillant et moqueur de Fœdora. Chacune de mes pensées couvait une autre pensée maladive, je ne sais quel désir, terrible comme un remords. J’imitai les anachorètes de la Thébaïde. Sans prier comme eux, comme eux je vivais dans un désert, creusant mon ame au lieu de creuser des rochers. Je me serais au besoin serré les reins avec une ceinture armée de pointes, pour dompter la douleur morale par la douleur physique. Un soir, Pauline pénétra dans ma chambre.
– Vous vous tuez, me dit-elle d’une voix suppliante, vous devriez sortir, allez voir vos amis.
– Ah! Pauline! votre prédiction était vraie. Fœdora me tue, je veux mourir. La vie m’est insupportable.
– Il n’y a donc qu’une femme dans le monde? dit-elle en souriant. Pourquoi mettez-vous des peines infinies dans une vie si courte?
Je regardai Pauline avec stupeur. Elle me laissa seul. 225Je ne m’étais pas aperçu de sa retraite, j’avais entendu sa voix, sans comprendre le sens de ses paroles. Bientôt je fus obligé de porter le manuscrit de mes mémoires à mon entrepreneur de littérature. Préoccupé par ma passion, j’ignorais comment j’avais pu vivre sans argent, je savais seulement que les quatre cent cinquante francs qui m’étaient dus suffiraient à payer mes dettes; j’allai donc chercher mon salaire, et je rencontrai Rastignac, qui me trouva changé, maigri.
– De quel hôpital sors-tu! me dit-il.
– Cette femme me tue, répondis-je. Je ne puis ni la mépriser ni l’oublier.
– Il vaut mieux la tuer, tu n’y songeras peut-être plus, s’écria-t-il en riant.
– J’y ai bien pensé, répondis-je. Mais si parfois, je rafraîchis mon ame par l’idée d’un crime, viol ou assassinat, et les deux ensemble, je me trouve incapable de le commettre en réalité. La comtesse est un admirable monstre qui demanderait grâce, n’est pas Othello qui veut!
– Elle est comme toutes les femmes que nous ne pouvons pas avoir, dit Rastignac en m’interrompant.
– Je suis fou, m’écriai-je. Je sens la folie rugir par momens dans mon cerveau. Mes idées sont comme des fantômes, elles dansent devant moi sans que je puisse les saisir. Je préfère la mort à cette vie. Aussi cherché-je avec conscience le meilleur moyen de terminer cette lutte. Il ne s’agit plus de la Fœdora vivante, de la Fœdora du faubourg Saint-Honoré, mais de ma Fœdora, de celle qui est là, dis-je en me frappant le front. Que penses-tu de l’opium?
226– Bah! des souffrances atroces, répondit Rastignac.
– L’asphyxie?
– Canaille!
– La Seine?
– Les filets et la Morgue sont bien sales.
– Un coup de pistolet?
– Et si tu te manques, tu restes défiguré. Écoute, reprit-il, j’ai comme tous les jeunes gens médité sur les suicides. Qui de nous, à trente ans, ne s’est pas tué deux ou trois fois? Je n’ai rien trouvé de mieux que d’user l’existence par le plaisir. Plonge-toi dans une dissolution profonde, ta passion ou toi, vous y périrez. L’intempérance, mon cher, est la reine de toutes les morts. Ne commande-t-elle pas à l’apoplexie foudroyante? L’apoplexie est un coup de pistolet qui ne nous manque point. Les orgies nous prodiguent tous les plaisirs physiques, n’est-ce pas l’opium en petite monnaie? En nous forçant de boire à outrance, la débauche porte de mortels défis au vin. Le tonneau de malvoisie du duc de Clarence n’a-t-il pas meilleur goût que les bourbes de la Seine. Quand nous tombons noblement sous la table, n’est-ce pas une petite asphyxie périodique? Si la patrouille nous ramasse, en restant étendus sur les lits froids des corps-de-garde, ne jouissons-nous pas des plaisirs de la Morgue, moins les ventres enflés, turgides, bleus, verts, plus l’intelligence de la crise? Ah! reprit-il, ce long suicide n’est pas une mort d’épicier en faillite. Les négocians ont déshonoré la rivière, ils se jettent à l’eau pour attendrir leurs créanciers. À ta place, je tâcherais de mourir avec élégance. Si tu veux créer un nou227veau genre de mort en te débattant ainsi contre la vie, je suis ton second. Je m’ennuie, je suis désappointé. Ma veuve me fait du plaisir un vrai bagne. D’ailleurs, j’ai découvert qu’elle a six doigts au pied gauche, je ne puis pas vivre avec une femme qui a six doigts! cela se saurait, je deviendrais ridicule. Elle n’a que dix-huit mille francs de rente, sa fortune diminue et ses doigts augmentent. Au diable! En menant une vie enragée, peut-être trouverons-nous le bonheur par hasard.
Rastignac m’entraîna. Ce projet faisait briller de trop fortes séductions, il rallumait trop d’espérances, enfin il avait une couleur trop poétique pour ne pas plaire à un poète.
– Et de l’argent? lui dis-je.
– N’as-tu pas quatre cent cinquante francs?
– Oui, mais je dois à mon tailleur, à mon hôtesse.
– Tu paies ton tailleur? tu ne seras jamais rien, pas même ministre.
– Mais que pouvons-nous avec vingt louis?
– Aller au jeu. Je frissonnai. – Ah! reprit-il en s’apercevant de ma pruderie, tu veux te lancer dans ce que je nomme le Système dissipationnel, et tu as peur d’un tapis vert!
– Écoute, lui répondis-je, j’ai promis à mon père de ne jamais mettre le pied dans une maison de jeu. Non-seulement cette promesse est sacrée, mais encore j’éprouve une horreur invincible en passant devant un tripot; prends mes cent écus, et vas-y seul. Pendant que tu risqueras notre fortune, j’irai mettre mes affaires en ordre, et reviendrai t’attendre chez toi.
228Voilà, mon cher, comment je me perdis. Il suffit à un jeune homme de rencontrer une femme qui ne l’aime pas, ou une femme qui l’aime trop, pour que toute sa vie soit dérangée. Le bonheur engloutit nos forces, comme le malheur éteint nos vertus. Revenu à mon hôtel Saint-Quentin, je contemplai long-temps la mansarde où j’avais mené la chaste vie d’un savant, une vie qui peut-être aurait été honorable, longue, et que je n’aurais pas dû quitter pour la vie passionnée qui m’entraînait dans un gouffre. Pauline me surprit dans une attitude mélancolique.
– Eh bien! qu’avez-vous? dit-elle.
Je me levai froidement et comptai l’argent que je devais à sa mère en y ajoutant le prix de mon loyer pour six mois. Elle m’examina avec une sorte de terreur.
– Je vous quitte, ma chère Pauline.
– Je l’ai deviné, s’écria-t-elle.
– Écoutez, mon enfant, je ne renonce pas à revenir ici. Gardez-moi ma cellule pendant une demi-année. Si je ne suis pas de retour vers le quinze novembre, vous hériterez de moi. Ce manuscrit cacheté, dis-je en lui montrant un paquet de papiers, est la copie de mon grand ouvrage sur la Volonté, vous le déposerez à la Bibliothèque du Roi. Quant à tout ce que je laisse ici, vous en ferez ce que vous voudrez.
Elle me jetait des regards qui pesaient sur mon cœur. Pauline était là comme une conscience vivante.
– Je n’aurai plus de leçons, dit-elle en me montrant le piano.
Je ne répondis pas.
229– M’écrirez-vous?
– Adieu, Pauline.
Je l’attirai doucement à moi, puis sur son front d’amour, vierge comme la neige qui n’a pas touché terre, je mis un baiser de frère, un baiser de vieillard.
Elle se sauva. Je ne voulus pas voir madame Gaudin. Je mis ma clef à sa place habituelle et partis. En quittant la rue de Cluny, j’entendis derrière moi le pas léger d’une femme.
– Je vous avais brodé cette bourse, la refuserez-vous aussi? me dit Pauline.
Je crus apercevoir à la lueur du réverbère une larme dans les yeux de Pauline, et je soupirai. Poussés tous deux par la même pensée peut-être, nous nous séparâmes avec l’empressement de gens qui auraient voulu fuir la peste.
230La vie de dissipation à laquelle je me vouais apparut devant moi bizarrement exprimée par la chambre où j’attendais avec une noble insouciance le retour de Rastignac. Au milieu de la cheminée, s’élevait une pendule surmontée d’une Vénus accroupie sur sa tortue, et qui tenait entre ses bras un cigare à demi consumé. Des meubles élégans, présens de l’amour, étaient épars. De vieilles chaussettes traînaient sur un voluptueux divan. Le confortable fauteuil à ressorts dans lequel j’étais plongé portait des cicatrices comme un vieux soldat, il offrait aux regards ses bras déchirés, et montrait incrustées sur son dossier la pommade ou l’huile antique apportées par toutes les têtes d’amis. L’opulence et la misère s’accouplaient naïvement dans le lit, sur les murs, partout. Vous eussiez dit les palais de Naples bordés de lazzaroni. C’était une chambre de joueur ou de mauvais sujet dont le luxe est tout personnel, qui vit de sensations, et des incohérences ne se soucie guère. Ce tableau ne manquait pas d’ailleurs de poésie. La vie s’y dressait avec ses paillettes et ses haillons, soudaine, incomplète comme elle est réellement, mais vive, mais fantasque comme dans une halte où le maraudeur a pillé tout ce qui fait sa joie. Un Byron auquel manquaient des pages avait allumé la falourde du jeune homme qui risque au jeu cent francs et n’a pas une bûche, qui court en tilbury sans posséder une chemise saine et valide. Le lendemain, une comtesse, une actrice ou l’écarté lui donnent un trousseau de roi. Ici la bougie était fichée dans le fourreau vert d’un briquet phosphorique, là gisait un portrait de femme dépouillé de sa monture 231d’or ciselé. Comment un jeune homme naturellement avide d’émotions, renoncerait-il aux attraits d’une vie aussi riche d’oppositions et qui lui donne les plaisirs de la guerre en temps de paix? J’étais presque assoupi quand, d’un coup de pied, Rastignac enfonça la porte de sa chambre, et s’écria: – Victoire! victoire! nous pourrons mourir à notre aise. Il me montra son chapeau plein d’or, le mit sur la table, et nous dansâmes autour comme deux Cannibales ayant une proie à manger, hurlant, trépignant, sautant, nous donnant des coups de poing à tuer 232un rhinocéros, et chantant à l’aspect de tous les plaisirs du monde contenus pour nous dans ce chapeau.
– Vingt-sept mille francs, répétait Rastignac en ajoutant quelques billets de banque au tas d’or. À d’autres cet argent suffirait pour vivre, mais nous suffira-t-il pour mourir? Oh! oui, nous expirerons dans un bain d’or. Hourra!
Et nous cabriolâmes derechef. Nous partageâmes en héritiers, pièce à pièce, commençant par les doubles napoléons, allant des grosses pièces aux petites et distillant notre joie, en disant long-temps: À toi. À moi.
– Nous ne dormirons pas, s’écria Rastignac. Joseph, du punch? Il jeta de l’or à son fidèle domestique: – Voilà ta part, dit-il, enterre-toi si tu peux?
Le lendemain, j’achetai des meubles chez Lesage, je louai l’appartement où tu m’as connu, rue Taitbout, et chargeai le meilleur tapissier de le décorer. J’eus des chevaux. Je me lançai dans un tourbillon de plaisirs creux et réels tout à la fois. Je jouais, gagnais et perdais tour à tour d’énormes sommes, mais au bal, chez nos amis, jamais dans les maisons de jeu pour lesquelles je conservai ma sainte et primitive horreur. Insensiblement je me fis des amis. Je dus leur attachement à des querelles ou à cette facilité confiante avec laquelle nous nous livrons nos secrets en nous avilissant de compagnie; mais peut être aussi, ne nous accrochons-nous bien que par nos vices? Je hasardai quelques compositions littéraires qui me valurent des complimens. Les grands hommes de la littérature marchande, ne voyant point en moi de rival à craindre, me van233tèrent, moins sans doute pour mon mérite personnel que pour chagriner celui de leurs camarades. Je devins un viveur, pour me servir de l’expression pittoresque consacrée par votre langage d’orgie. Je mettais de l’amour-propre à me tuer promptement, à écraser les plus gais compagnons par ma verve et par ma puissance. J’étais toujours frais, élégant. Je passais pour spirituel. Rien ne trahissait en moi cette épouvantable existence qui fait d’un homme un entonnoir, un appareil à chyle, un cheval de luxe. Bientôt la débauche m’apparut dans toute la majesté de son horreur, et je la compris! Certes les hommes sages et rangés qui étiquettent des bouteilles pour leurs héritiers ne peuvent guère concevoir ni la théorie de cette large vie, ni son état normal. En inculquerez-vous la poésie aux gens de province pour qui l’opium et le thé, si prodigues de délices, ne sont encore que deux médicamens? À Paris même, dans cette capitale de la pensée, ne se rencontre-t-il pas des sybarites incomplets? Inhabiles à supporter l’excès du plaisir, ne s’en vont-ils pas fatigués après une orgie, comme le sont ces bons bourgeois qui, après avoir entendu quelque nouvel opéra de Rossini, condamnent la musique? Ne renoncent-ils pas à cette vie, comme un homme sobre ne veut plus manger de pâtés de Ruffec, parce que le premier lui a donné une indigestion? La débauche est certainement un art comme la poésie, et veut des ames fortes. Pour en saisir les mystères, pour en savourer les beautés, un homme doit en quelque sorte s’adonner à de consciencieuses études. Comme toutes les sciences, elle est d’abord repous234sante, épineuse. D’immenses obstacles environnent les grands plaisirs de l’homme, non ses jouissances de détail, mais les systèmes qui érigent en habitude ses sensations les plus rares, les résument, les lui fertilisent en lui créant une vie dramatique dans sa vie, en nécessitant une exorbitante, une prompte dissipation de ses forces. La Guerre, le Pouvoir, les Arts, sont des corruptions mises aussi loin de la portée humaine, aussi profondes que l’est la débauche, et toutes sont de difficile accès. Mais quand une fois l’homme est monté à l’assaut de ces grands mystères, ne marche-t-il pas dans un monde nouveau. Les généraux, les ministres, les artistes sont tous plus ou moins portés vers la dissolution par le besoin d’opposer de violentes distractions à leur existence si fort en dehors de la vie commune. Après tout, la guerre est la débauche du sang, comme la politique est celle des intérêts: tous les excès sont frères. Ces monstruosités sociales possèdent la puissance des abîmes, elles nous attirent comme Sainte-Hélène appelait Napoléon, elles donnent des vertiges, elles fascinent, et nous voulons en voir le fond sans savoir pourquoi. La pensée de l’infini existe peut-être dans ces précipices, peut-être renferment-ils quelque grande flatterie pour l’homme; n’intéresse-t-il pas alors tout à lui-même? Pour contraster avec le paradis de ses heures studieuses, avec les délices de la conception, l’artiste fatigué demande, soit comme Dieu le repos du dimanche, soit comme le diable les voluptés de l’enfer, afin d’opposer le travail des sens au travail de ses facultés. Le délassement 235de lord Byron ne pouvait pas être le boston babillard qui charme un rentier, poète il voulait la Grèce à jouer contre Mahmoud. En guerre, l’homme ne devient-il pas un ange exterminateur, une espèce de bourreau, mais gigantesque. Ne faut-il pas des enchantemens bien extraordinaires pour nous faire accepter ces atroces douleurs, ennemies de notre frêle enveloppe, qui entourent les passions comme d’une enceinte épineuse? S’il se roule convulsivement et souffre une sorte d’agonie après avoir abusé du tabac, le fumeur n’a-t-il pas assisté je ne sais en quelles régions à de délicieuses fêtes? Sans se donner le temps d’essuyer ses pieds qui trempent dans le sang jusqu’à la cheville, l’Europe n’a-t-elle pas sans cesse recommencé la guerre? L’homme en masse a-t-il donc aussi son ivresse, comme la nature a ses accès d’amour! Pour l’homme privé, pour le Mirabeau qui végète sous un règne paisible et rêve des tempêtes, la débauche comprend tout; elle est une perpétuelle étreinte de toute la vie, ou mieux, un duel avec une puissance inconnue, avec un monstre: d’abord le monstre épouvante, il faut l’attaquer par les cornes, c’est des fatigues inouïes; la nature vous a donné je ne sais quel estomac étroit ou paresseux? vous le domptez, vous l’élargissez, vous apprenez à porter le vin, vous apprivoisez l’ivresse, vous passez les nuits sans sommeil, vous vous faites enfin un tempérament de colonel de cuirassiers, en vous créant vous-même une seconde fois, comme pour fronder Dieu! Quand l’homme s’est ainsi métamorphosé, quand vieux soldat, le néophyte a façonné son ame à l’artillerie, ses jambes à la marche, 236sans encore appartenir au monstre mais sans savoir entre eux quel est le maître, ils se roulent l’un sur l’autre, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, dans une sphère où tout est merveilleux, où s’endorment les douleurs de l’ame, où revivent seulement des fantômes d’idées. Déjà cette lutte atroce est devenue nécessaire. Réalisant ces fabuleux personnages qui, selon les légendes, ont vendu leur ame au diable pour en obtenir la puissance de mal faire, le dissipateur a troqué sa mort contre toutes les jouissances de la vie, mais abondantes, mais fécondes! Au lieu de couler long-temps entre deux rives monotones, au fond d’un Comptoir ou d’une Étude, l’existence bouillonne et fuit comme un torrent. Enfin la débauche est sans doute au corps ce que sont à l’ame les plaisirs mystiques. L’ivresse vous plonge en des rêves dont les fantasmagories sont aussi curieuses que peuvent l’être celles de l’extase. Vous avez des heures ravissantes comme les caprices d’une jeune fille, des causeries délicieuses avec des amis, des mots qui peignent toute une vie, des joies franches et sans arrière-pensée, des voyages sans fatigue, des poèmes déroulés en quelques phrases. La brutale satisfaction de la bête au fond de laquelle la science a été chercher une ame, est suivie de torpeurs enchanteresses après lesquelles soupirent les hommes ennuyés de leur intelligence. Ne sentent-ils pas tous la nécessité d’un repos complet, et la débauche n’est-elle pas une sorte d’impôt que le génie paie au Mal? Vois tous les grands hommes? s’ils ne sont pas voluptueux, la nature les crée chétifs. Moqueuse ou jalouse, une puissance leur vicie l’ame ou 237le corps pour neutraliser les efforts de leurs talens. Pendant ces heures avinées, les hommes et les choses comparaissent devant vous, vêtus de vos livrées. Roi de la création, vous la transformez à vos souhaits. À travers ce délire perpétuel, le jeu vous verse, à votre gré, son plomb fondu dans les veines. Un jour, vous appartenez au monstre, vous avez alors, comme je l’eus, un réveil enragé: l’impuissance est assise à votre chevet. Vieux guerrier une phthisie vous dévore, diplomate un anévrisme suspend dans votre cœur la mort à un fil, moi peut-être une pulmonie va me dire: «Partons!» comme elle a dit jadis à Raphaël d’Urbin, tué par un excès d’amour. Voilà comment j’ai vécu! J’arrivais ou trop tôt ou trop tard dans la vie du monde, sans doute ma force y eût été dangereuse si je ne l’avais amortie ainsi; l’univers n’a-t-il pas été guéri d’Alexandre par la coupe d’Hercule, à la fin d’une orgie! Enfin à certaines destinées trompées, il faut le ciel ou l’enfer, la débauche ou l’hospice du mont Saint-Bernard. Tout à l’heure je n’avais pas le courage de moraliser ces deux créatures, dit-il en montrant Euphrasie et Aquilina. N’étaient-elles pas mon histoire personnifiée, une image de ma vie? Je ne pouvais guère les accuser, elles m’apparaissaient comme des juges.
Au milieu de ce poème vivant, au sein de cette étourdissante maladie, j’eus cependant deux crises bien fertiles en âcres douleurs. D’abord quelques jours après m’être jeté comme Sardanapale dans mon bûcher, je rencontrai Fœdora sous le péristyle des Bouffons. Nous attendions nos voitures.
238– Ah! je vous retrouve encore en vie.
Ce mot était la traduction de son sourire, des malicieuses et sourdes paroles qu’elle dit à son sigisbé en lui racontant sans doute mon histoire, et jugeant mon amour comme un amour vulgaire. Elle applaudissait à sa fausse perspicacité. Oh! mourir pour elle, l’adorer encore, la voir dans mes excès, dans mes ivresses, dans le lit des courtisanes, et me sentir victime de sa plaisanterie! Ne pouvoir déchirer ma poitrine et y fouiller mon amour pour le jeter à ses pieds. Enfin, j’épuisai facilement mon trésor; mais trois années de régime m’avaient constitué la plus robuste de toutes les santés, et le jour où je me trouvai sans argent, je me portais à merveille. Pour continuer de mourir, je signai des lettres de change à courte échéance, et le jour du paiement arriva. Cruelles émotions! et comme elles font vivre de jeunes cœurs. Je n’étais pas fait pour vieillir encore, mon ame était toujours jeune, vivace et verte. Ma première dette ranima toutes mes vertus qui vinrent à pas lents et m’apparurent désolées. Je sus transiger avec elles comme avec ces vieilles tantes qui commencent par nous gronder et finissent en nous donnant des larmes et de l’argent. Plus sévère, mon imagination me montrait mon nom voyageant, de ville en ville, dans les places de l’Europe. Notre nom, c’est nous-même, a dit Eusèbe Salverte. Après des courses vagabondes, j’allais, comme le double d’un Allemand, revenir à mon logis d’où je n’étais pas sorti, pour me réveiller moi-même en sursaut. Ces hommes de la banque, ces remords commerciaux, vêtus 239de gris, portant la livrée de leur maître, une plaque d’argent, jadis je les voyais avec indifférence quand ils allaient par les rues de Paris; mais aujourd’hui, je les haïssais par avance.
Un matin, l’un d’eux ne viendrait-il pas me demander raison des onze lettres de change que j’avais griffonnées? Ma signature valait trois mille francs, je ne les valais pas moi-même! Les huissiers aux faces insou240ciantes à tous les désespoirs, même à la mort, se levaient devant moi, comme les bourreaux qui disent à un condamné: – Voici trois heures et demie qui sonnent. Leurs clercs avaient le droit de s’emparer de moi, de griffonner mon nom, de le salir, de s’en moquer. JE DEVAIS! Devoir, est-ce donc s’appartenir? D’autres hommes ne pouvaient-ils pas me demander compte de ma vie? pourquoi j’avais mangé des puddings à la chipolata, pourquoi je buvais à la glace? pourquoi je dormais, marchais, pensais, m’amusais, sans les payer? Au milieu d’une poésie, au sein d’une idée, ou à déjeûner, entouré d’amis, de joie, de douces railleries, je pouvais voir entrer un monsieur en habit marron, tenant à la main un chapeau râpé. Ce monsieur sera ma dette, ce sera ma lettre de change, un spectre qui flétrira ma joie, me forcera de quitter la table pour lui parler; il m’enlèvera ma gaîté, ma maîtresse, tout jusqu’à mon lit. Le remords est plus tolérable, il ne nous met ni dans la rue ni à Sainte-Pélagie, il ne nous plonge pas dans cette exécrable sentine du vice, il ne nous jette qu’à l’échafaud où le bourreau ennoblit: au moment de notre supplice, tout le monde croit à notre innocence; tandis que la société ne laisse pas une vertu au débauché sans argent. Puis ces dettes à deux pattes, habillées de drap vert, portant des lunettes bleues ou des parapluies multicolores; ces dettes incarnées avec lesquelles nous nous trouvons face à face au coin d’une rue, au moment où nous sourions, ces gens allaient avoir l’horrible privilége de dire: – «M. de Valentin me doit et ne me paie pas. Je le 241tiens. Ah! qu’il n’ait pas l’air de me faire mauvaise mine!» Il faut saluer nos créanciers, les saluer avec grâce. «Quand me paierez-vous?» disent-ils.
Et nous sommes dans l’obligation de mentir, d’implorer un autre homme, pour de l’argent, de nous courber devant un sot assis sur sa caisse, de recevoir son froid regard, son regard de sangsue plus odieux qu’un soufflet, de subir sa morale de Barême et sa crasse ignorance.
Une dette est une œuvre d’imagination qu’ils ne comprennent pas. Des élans de l’ame entraînent, subjuguent souvent un emprunteur, tandis que rien de grand ne subjugue, rien de généreux ne guide ceux qui vivent dans l’argent et ne connaissent que l’argent. 242J’avais horreur de l’argent. Enfin la lettre de change peut se métamorphoser en vieillard chargé de famille, flanqué de vertus. Je devrais peut-être à un vivant tableau de Greuze, à un paralytique environné d’enfans, à la veuve d’un soldat, qui tous me tendront des mains suppliantes. Terribles créanciers avec lesquels il faut pleurer, et quand nous les avons payés, nous leur devons encore des secours. La veille de l’échéance, je m’étais couché dans ce calme faux des gens qui dorment avant leur exécution, avant un duel, ils se laissent toujours bercer par une menteuse espérance. Mais en me réveillant, quand je fus de sang-froid, quand je sentis mon ame emprisonnée dans le portefeuille d’un banquier, couchée sur des états, écrite à l’encre rouge, mes dettes jaillirent partout comme des sauterelles; elles étaient dans ma pendule, sur mes fauteuils, ou incrustées dans les meubles desquels je me servais avec le plus de plaisir. Devenus la proie des harpies du Châtelet, ces doux esclaves matériels allaient donc être enlevés par des recors, et brutalement jetés sur la place. Ah! ma dépouille était encore moi-même. La sonnette de mon appartement retentissait dans mon cœur, elle me frappait où l’on doit frapper les rois, à la tête. C’était un martyre, sans le ciel pour récompense. Oui, pour un homme généreux, une dette est l’enfer, mais l’enfer avec des huissiers et des agens d’affaires. Une dette impayée est la bassesse, un commencement de friponnerie, et pis que tout cela, un mensonge! elle ébauche des crimes, elle assemble les madriers de l’échafaud.
243Mes lettres de change furent protestées. Trois jours après je les payai, voici comment. Un spéculateur vint me proposer de lui vendre l’île que je possédais dans la Loire et où était le tombeau de ma mère. J’acceptai. En signant le contrat chez le notaire de mon acquéreur, je sentis au fond de l’étude obscure une fraîcheur semblable à celle d’une cave. Je frissonnai en reconnaissant le même froid humide qui m’avait saisi sur le bord de la fosse où gisait mon père. J’accueillis ce hasard comme un funeste présage. Il me semblait entendre la voix de ma mère et voir son ombre, je ne sais quelle puissance faisait retentir vaguement mon propre nom dans mon oreille, au milieu d’un bruit de cloches! Le prix de mon île me laissa, toutes dettes payées, deux mille francs. Certes, j’eusse pu revenir à la paisible existence du savant, retourner à ma mansarde après avoir expérimenté la vie, y revenir la tête pleine d’observations immenses et jouissant déjà d’une espèce de réputation. Mais Fœdora n’avait pas lâché sa proie. Nous nous étions souvent trouvés en présence. Je lui faisais corner mon nom aux oreilles par ses amans étonnés de mon esprit, de mes chevaux, de mes succès, de mes équipages. Elle restait froide et insensible à tout, même à cette horrible phrase: Il se tue pour vous! dite par Rastignac. Je chargeais le monde entier de ma vengeance, mais je n’étais pas heureux! En creusant ainsi la vie jusqu’à la fange, j’avais toujours senti davantage les délices d’un amour partagé, j’en poursuivais le fantôme à travers les hasards de mes dissipations, au sein 244des orgies. Pour mon malheur, j’étais trompé dans mes belles croyances, j’étais puni de mes bienfaits par l’ingratitude, récompensé de mes fautes par mille plaisirs. Sinistre philosophie, mais vraie pour le débauché! Enfin Fœdora m’avait communiqué la lèpre de sa vanité. En sondant mon ame, je la trouvai gangrénée, pourrie. Le démon m’avait imprimé son ergot au front. Il m’était désormais impossible de me passer des tressaillemens continuels d’une vie à tout moment risquée, et des exécrables raffinemens de la richesse. Riche à millions, j’aurais toujours joué, mangé, couru. Je ne voulais plus rester seul avec moi-même. J’avais besoin de courtisanes, de faux amis, de vin, de bonne chère pour m’étourdir. Les liens qui attachent un homme à la famille étaient brisés en moi pour toujours. Galérien du plaisir, je devais accomplir ma destinée de suicide. Pendant les derniers jours de ma fortune, je fis chaque soir des excès incroyables; mais, chaque matin, la Mort me rejetait dans la vie. Semblable à un rentier viager, j’aurais pu passer tranquillement dans un incendie. Enfin je me trouvai seul avec une pièce de vingt francs, je me souvins alors du bonheur de Rastignac…. Hé! hé! s’écria-t-il en pensant tout-à-coup à son talisman qu’il tira de sa poche.
Soit que fatigué des luttes de cette longue journée, il n’eût plus la force de gouverner son intelligence dans les flots de vin et de punch; soit qu’exaspéré par l’image de sa vie, il se fût insensiblement enivré par le torrent de ses paroles, Raphaël s’anima, s’exalta comme un homme complètement privé de raison.
245– Au diable la mort! s’écria-t-il en brandissant la Peau. Je veux vivre maintenant! Je suis riche, j’ai toutes les vertus. Rien ne me résistera. Qui ne serait pas bon quand il peut tout? Hé! hé! Ohé! J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, je les aurai. Saluez-moi, pourceaux qui vous vautrez sur ces tapis comme sur du fumier? Vous m’appartenez, fameuse propriété! Je suis riche, je peux vous acheter tous, même le député qui ronfle là. Allons, canaille de la haute société, bénissez-moi! Je suis pape.
En ce moment les exclamations de Raphaël, jusque 246là couvertes par la basse continue des ronflemens, furent entendues soudain. La plupart des dormeurs se réveillèrent en criant, ils virent l’interrupteur mal assuré sur ses jambes, et maudirent sa bruyante ivresse par un concert de juremens.
– Taisez-vous! reprit Raphaël. Chiens, à vos niches! Émile, j’ai des trésors, je te donnerai des cigares de la Havane.
– Je t’entends, répondit le poète, Fœdora ou la mort! Va ton train! Cette sucrée de Fœdora t’a trompé. Toutes les femmes sont filles d’Ève. Ton histoire n’est pas du tout dramatique.
– Ah! tu dormais, sournois?
– Non! Fœdora ou la mort, j’y suis.
– Réveille-toi, s’écria Raphaël en frappant Émile avec la Peau de chagrin comme s’il voulait en tirer du fluide électrique.
– Tonnerre, dit Émile en se levant et en saisissant Raphaël à bras-le-corps, mon ami, songe donc que tu es avec des femmes de mauvaise vie.
– Je suis millionnaire.
– Si tu n’es pas millionnaire, tu es bien certainement ivre.
– Ivre du pouvoir. Je peux te tuer! Silence, je suis Néron! je suis Nabuchodonosor!
– Mais, Raphaël, nous sommes en méchante compagnie, tu devrais rester silencieux, par dignité.
– Ma vie a été un trop long silence. Maintenant, je vais me venger du monde entier. Je ne m’amuserai pas à dissiper de vils écus, j’imiterai, je résumerai 247mon époque en consommant des vies humaines et des intelligences, des ames. Voilà un luxe qui n’est pas mesquin, n’est-ce pas l’opulence de la peste? Je lutterai avec la fièvre jaune, bleue, verte, avec les armées, avec les échafauds. Je puis avoir Fœdora. Mais non, je ne veux pas de Fœdora, c’est ma maladie, je meurs de Fœdora! Je veux oublier Fœdora.
– Si tu continues à crier, je t’emporte dans la salle à manger.
– Vois-tu cette Peau? c’est le testament de Salomon. Il est à moi Salomon, ce petit cuistre de roi! J’ai l’Arabie, Pétrée encore. L’univers? à moi. Tu es à moi, si je veux. Ah! si je veux, prends garde? Je peux acheter toute ta boutique de poésie, tes hémistiches, tu seras mon valet. Tu me feras des couplets et tu régleras mon papier. Valet! valet, cela veut dire: Il se porte bien, parce qu’il ne pense à rien.
À ce mot, Émile emporta Raphaël dans la salle à manger.
– Eh bien! oui, mon ami, lui dit-il, je suis ton valet. Mais tu vas être rédacteur en chef d’un journal, tais-toi? sois décent, par considération pour moi? M’aimes-tu?
– Si je t’aime! Tu auras des cigares de la Havane, avec cette Peau. Toujours la Peau, mon ami, la Peau souveraine! Excellent topique, je peux guérir les cors. As-tu des cors? Je te les ôte.
– Jamais je ne l’ai vu si stupide.
– Stupide, mon ami? Non. Cette Peau se rétrécit quand j’ai un désir… c’est une antiphrase. Le brachmane, 248il se trouve un brachmane là-dessous! le brachmane donc était un goguenard, parce que les désirs, vois-tu, doivent étendre…
– Eh bien! oui.
– Je te dis…
– Oui, cela est très-vrai, je pense comme toi. Le désir étend…
– Je te dis, la Peau!
– Oui.
– Tu ne me crois pas. Je te connais, mon ami, tu es menteur comme un nouveau roi.
– Comment veux-tu que j’adopte les divagations de ton ivresse?
– Je te parie, je peux te le prouver. Prenons la mesure.
– Allons, il ne s’endormira pas, s’écria Émile en voyant Raphaël occupé à fureter dans la salle à manger.
Valentin animé d’une adresse de singe, grâce à cette singulière lucidité dont les phénomènes contrastent parfois chez les ivrognes avec les obtuses visions de l’ivresse, sut trouver une écritoire et une serviette, en répétant toujours: – Prenons la mesure! Prenons la mesure!
– Eh bien, oui, reprit Émile, prenons la mesure!
Les deux amis étendirent la serviette et y superposèrent la Peau de chagrin. Émile, dont la main semblait être plus assurée que celle de Raphaël, décrivit à la plume, par une ligne d’encre, les contours du talisman, pendant que son ami lui disait: – J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, n’est-il pas vrai? Eh bien, quand je les aurai, tu verras la diminution de tout mon chagrin.
249– Oui, maintenant dors. Veux-tu que je t’arrange sur ce canapé? Allons, es-tu bien?
– Oui, mon nourrisson des muses. Tu m’amuseras, tu chasseras mes mouches. L’ami du malheur a droit d’être l’ami du pouvoir. Aussi, te donnerai-je des ci…ga…res… de la Hav…
– Allons, cuve ton or, millionnaire.
– Toi, cuve tes hémistiches. Bonsoir. Dis donc bonsoir à Nabuchodonosor? Amour! À boire! France…. gloire et riche… Riche…
Bientôt les deux amis unirent leurs ronflemens à la musique qui retentissait dans les salons. Concert inutile! Les bougies s’éteignirent une à une en faisant éclater leurs bobèches de cristal. La nuit enveloppa d’un crêpe cette longue orgie dans laquelle le récit de Raphaël avait été comme une orgie de paroles, de mots sans idées, et d’idées auxquelles les expressions avaient souvent manqué.
250Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva, bâillant, fatiguée, et les joues marbrées par les empreintes du tabouret en velours peint sur lequel sa tête avait reposé. Euphrasie, réveillée par le mouvement de sa compagne, se dressa tout-à-coup en jetant un cri rauque; sa jolie figure, si blanche, si fraîche la veille, était jaune et pâle comme celle d’une fille allant à l’hôpital. Insensiblement les convives se remuèrent en poussant des gémissemens sinistres, ils se sentirent les bras et les jambes raidis, mille fatigues diverses les accablèrent à leur réveil. Un valet vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des salons. L’assemblée se trouva sur pied, rappelée à la vie par les chauds rayons du soleil qui pétilla sur les têtes des dormeurs. Les mouvemens du sommeil ayant brisé l’élégant édifice de leurs coiffures et fané leurs toilettes, les femmes frappées par l’éclat du jour présentèrent un hideux spectacle: leurs cheveux pendaient sans grâce, leurs physionomies avaient changé d’expression, leurs yeux si brillans étaient ternis par la lassitude. Les teints bilieux qui jettent tant d’éclat aux lumières faisaient horreur; les figures lymphatiques, si blanches, si molles quand elles sont reposées, étaient devenues vertes; les bouches naguère délicieuses et rouges, maintenant sèches et blanches, portaient les honteux stigmates de l’ivresse. Les hommes reniaient leurs maîtresses nocturnes à les voir ainsi décolorées, cadavéreuses comme des fleurs écrasées dans une rue après le passage des processions. Ces hommes dédaigneux étaient plus horribles encore. Vous eussiez frémi de voir ces faces humaines, 251aux yeux caves et cernés qui semblaient ne rien voir, engourdies par le vin, hébétées par un sommeil gêné, plus fatigant que réparateur. Ces visages hâves où paraissaient à nu les appétits physiques sans la poésie dont les décore notre ame, avaient je ne sais quoi de féroce et de froidement bestial. Ce réveil du vice sans vêtemens ni fard, ce squelette du Mal déguenillé, froid, vide et privé des sophismes de l’esprit ou des enchantemens du luxe, épouvanta ces intrépides athlètes, quelque habitués qu’ils fussent à lutter avec la débauche. Artistes et courtisanes gardèrent le silence en examinant d’un œil hagard le désordre de l’appartement où tout avait été dévasté, ravagé par le feu des passions. Un rire satanique s’éleva tout-à-coup lorsque Taillefer, entendant le râle sourd de ses hôtes, essaya de les saluer par une grimace; son visage en sueur et sanguinolent fit planer sur cette scène infernale l’image du crime sans remords. Le tableau fut complet. C’était la vie fangeuse au sein du luxe, un horrible mélange des pompes et des misères humaines, le réveil de la débauche quand de ses mains fortes elle a pressé tous les fruits de la vie pour ne laisser autour d’elle que d’ignobles débris ou des mensonges auxquels elle ne croit plus. Vous eussiez dit la Mort souriant au milieu d’une famille pestiférée: plus de parfums ni de lumières étourdissantes, plus de gaîté ni de désirs; mais le dégoût avec ses odeurs nauséabondes et sa poignante philosophie, mais le soleil éclatant comme la vérité, mais un air pur comme la vertu, qui contrastaient avec une atmosphère chaude, chargée de miasmes, 252les miasmes d’une orgie! Malgré leur habitude du vice, plusieurs de ces jeunes filles pensèrent à leur réveil d’autrefois, quand innocentes et pures elles entrevoyaient par leurs croisées champêtres ornées de chèvre-feuilles et de roses, un frais paysage enchanté par les joyeuses roulades de l’alouette, vaporeusement illuminé par les lueurs de l’aurore et paré des fantaisies de la rosée.
D’autres se peignirent le déjeûner de la famille, la table autour de laquelle riaient innocemment les enfans et le père, où tout respirait un charme indéfinissable, où les mets étaient simples comme les cœurs. Un artiste songeait à la paix de son atelier, à sa 253chaste statue, au gracieux modèle qui l’attendait. Un jeune homme, se souvenant du procès d’où dépendait le sort d’une famille, pensait à la transaction importante qui réclamait sa présence. Le savant regrettait son cabinet où l’appelait un noble ouvrage. Presque tous se plaignaient d’eux-mêmes. En ce moment, Émile, frais et rose comme le plus joli des commis-marchands d’une boutique en vogue, apparut en riant.
– Vous êtes plus laids que des recors, s’écria-t-il. Vous ne pourrez rien faire aujourd’hui, la journée est perdue, m’est avis de déjeûner.
À ces mots, Taillefer sortit pour donner des ordres. Les femmes allèrent languissamment rétablir le désordre de leurs toilettes devant les glaces. Chacun se secoua. Les plus vicieux prêchèrent les plus sages. Les courtisanes se moquèrent de ceux qui paraissaient ne pas se trouver de force à continuer ce rude festin. En un moment, ces spectres s’animèrent, formèrent des groupes, s’interrogèrent et sourirent. Quelques valets habiles et lestes remirent promptement les meubles et chaque chose en sa place. Un déjeûner splendide fut servi. Les convives se ruèrent alors dans la salle à manger. Là, si tout porta l’empreinte ineffaçable des excès de la veille, au moins y eut-il trace d’existence et de pensée comme dans les dernières convulsions d’un mourant. Semblable au convoi du mardi gras, la saturnale était enterrée par des masques fatigués de leurs danses, ivres de l’ivresse, et voulant convaincre le plaisir d’impuissance pour ne pas s’avouer la leur. Au moment où cette intrépide assemblée borda la table du capitaliste, le notaire, 254qui la veille avait disparu prudemment après le dîner pour finir son orgie dans le lit conjugal, montra sa figure officieuse sur laquelle errait un doux sourire. Il semblait avoir deviné quelque succession à déguster, à partager, à inventorier, à grossoyer, une succession pleine d’actes à faire, grosse d’honoraires, aussi juteuse que le filet tremblant dans lequel l’amphitryon plongeait alors son couteau.
– Oh! oh! nous allons déjeuner par-devant notaire, s’écria le vaudevilliste.
– Vous arrivez à propos pour coter et parapher toutes ces pièces, lui dit le banquier en lui montrant le festin.
– Il n’y a pas de testament à faire, mais pour des contrats de mariage, peut-être! dit le savant qui pour la première fois depuis un an s’était supérieurement marié.
– Oh! oh!
– Ah! ah!
– Un instant, répliqua le notaire assourdi par un chœur de mauvaises plaisanteries, je viens ici pour affaire sérieuse. J’apporte six millions à l’un de vous. (Silence profond.) Monsieur, dit-il en s’adressant à Raphaël qui dans ce moment s’occupait sans cérémonie à s’essuyer les yeux avec un coin de sa serviette, madame votre mère n’était-elle pas une demoiselle O’Flaharty?
– Oui, répondit Raphaël assez machinalement, Barbe-Marie.
– Avez-vous ici, reprit le notaire, votre acte de naissance et celui de madame de Valentin?
– Je le crois.
255– Eh bien! Monsieur, vous êtes seul et unique héritier du major O’Flaharty, décédé en août 1828, à Calcutta.
– Bravo, le major, cria le jugeur.
– Le major ayant disposé par son testament de plusieurs sommes en faveur de quelques établissemens publics, sa succession a été réclamée à la Compagnie des Indes par le gouvernement français, reprit le notaire. Elle est en ce moment liquide et palpable. Depuis quinze jours, je cherchais infructueusement les ayant-cause de la demoiselle Barbe-Marie O’Flaharty, lorsque hier à table…
En ce moment, Raphaël se leva soudain en laissant échapper le mouvement brusque d’un homme qui reçoit une blessure. Il se fit comme une acclamation silencieuse, le premier sentiment des convives fut dicté par une sourde envie, tous les yeux se tournèrent vers lui comme autant de flammes. Puis, un murmure, semblable à celui d’un parterre qui se courrouce, une rumeur d’émeute commença, grossit, et chacun dit un mot pour saluer cette fortune immense apportée par le notaire. Rendu à toute sa raison par la brusque obéissance du Sort, Raphaël étendit promptement sur la table la serviette avec laquelle il avait naguère mesuré la Peau de chagrin. Sans rien écouter, il y superposa le talisman et frissonna violemment en voyant une assez grande distance entre le contour tracé sur le linge et celui de la Peau.
– Hé bien! qu’a-t-il donc! s’écria Taillefer, il a sa fortune à bon compte.
256– Soutiens-le, Chatillon, dit un peintre à Émile, la joie va le tuer.
Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la figure flétrie de cet héritier: ses traits se contractèrent, les saillies de son visage blanchirent, les creux devinrent sombres, le masque fut livide, et les yeux se fixèrent. Il voyait la MORT. Ce banquier splendide, entouré de courtisanes fanées, de visages rassasiés, cette agonie de la joie, était une vivante image de sa vie. Raphaël regarda trois fois le talisman qui jouait à l’aise dans les impitoyables lignes imprimées sur la serviette, il essayait de douter; mais un clair pressentiment anéantissait son incrédulité. Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur au milieu du désert, il avait un peu d’eau pour la soif et devait mesurer sa vie au nombre des gorgées. Il voyait ce que chaque désir devait lui coûter de jours. Puis il croyait à la Peau de chagrin, il s’écoutait respirer, il se sentait déjà malade, il se demandait: Ne suis-je pas pulmonique? Ma mère n’est-elle pas morte de la poitrine?
– Ah! ah! Raphaël, vous allez bien vous amuser! Que me donnerez-vous? disait Aquilina.
– Buvons à la mort de son oncle, le major Martin O’Flaharty? Voilà un homme.
– Il sera pair de France.
– Bah! qu’est-ce qu’un pair de France après Juillet? dit le jugeur.
– Auras-tu loge aux Bouffons?
– J’espère que vous nous régalerez tous.
257– Un homme comme lui sait faire grandement les choses.
Le hourra de cette assemblée rieuse résonnait aux oreilles de Valentin sans qu’il pût saisir le sens d’un seul mot, il pensait vaguement à l’existence mécanique et sans désirs d’un paysan de Bretagne, chargé d’enfans, labourant son champ, mangeant du sarrasin, buvant du cidre à même son piché, croyant à la Vierge et au roi, communiant à Pâques, dansant le dimanche sur une pelouse verte et ne comprenant pas le sermon de son recteur. Le spectacle offert en ce moment à ses regards, ces lambris dorés, ces courtisanes, ce repas, ce luxe le prenaient à la gorge et le faisaient tousser.
– Désirez-vous des asperges? lui cria le banquier.
– Je ne désire rien, lui répondit Raphaël d’une voix tonnante.
– Bravo, répliqua Taillefer. Vous comprenez la fortune, elle est un brevet d’impertinence. Vous êtes des nôtres! Messieurs, buvons à la puissance de l’or. M. de Valentin devenu six fois millionnaire arrive au pouvoir. Il est roi, il peut tout, il est au-dessus de tout, comme sont tous les riches. Pour lui désormais, LES FRANÇAIS SONT ÉGAUX DEVANT LA LOI, est un mensonge inscrit en tête du Code. Il n’obéira pas aux lois, les lois lui obéiront. Il n’y a pas d’échafaud, pas de bourreaux pour les millionnaires!
– Oui, répliqua Raphaël, ils sont eux-mêmes leurs bourreaux!
– Oh! cria le banquier, buvons.
258– Buvons, répéta Raphaël en mettant le talisman dans sa poche.
– Que fais-tu là? dit Émile en lui arrêtant la main. Messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à l’assemblée assez surprise des manières de Raphaël, apprenez que notre ami de Valentin. Que dis-je? MONSIEUR LE MARQUIS DE VALENTIN possède un secret pour faire fortune. Ses souhaits sont accomplis au moment même où il les forme. À moins de passer pour un laquais, pour un homme sans cœur, il va nous enrichir tous.
– Ah! mon petit Raphaël, je veux une parure de perles, s’écria Euphrasie.
– S’il est reconnaissant, il me donnera deux voitures attelées de beaux chevaux et qui aillent vite! dit Aquilina.
– Souhaitez-moi cent mille livres de rente.
– Des cachemires!
– Payez mes dettes!
– Envoie une apoplexie à mon oncle, le grand sec!
– Raphaël, je te tiens quitte à dix mille livres de rente.
– Que de donations, s’écria le notaire.
– Il devrait bien me guérir de la goutte.
– Faites baisser les rentes, s’écria le banquier.
Toutes ces phrases partirent comme les gerbes du bouquet qui termine un feu d’artifice, et ces furieux désirs étaient peut-être plus sérieux que plaisans.
– Mon cher ami, dit Émile d’un air grave, je me contenterai de deux cent mille livres de rente, exécute-toi de bonne grâce, allons?
259– Émile, dit Raphaël, tu ne sais donc pas à quel prix?
– Belle excuse, s’écria le poète. Ne devons-nous pas nous sacrifier pour nos amis.
– J’ai presque envie de souhaiter votre mort à tous, répondit Valentin en jetant un regard sombre et profond sur les convives.
– Les mourans sont furieusement cruels, dit Émile en riant. Te voilà riche, ajouta-t-il sérieusement, eh bien! je ne te donne pas deux mois pour devenir fangeusement égoïste. Tu es déjà stupide, tu ne comprends pas une plaisanterie. Il ne te manque plus que de croire à ta Peau de chagrin.
Raphaël craignit les moqueries de cette assemblée, garda le silence, but outre mesure et s’enivra pour oublier un moment sa funeste puissance.
261L’AGONIE.
Dans les premiers jours du mois de décembre, un vieillard septuagénaire allait, malgré la pluie, par la rue de Varennes en levant le nez à la porte de chaque hôtel et cherchant l’adresse de M. le marquis Raphaël de Valentin, avec la naïveté d’un enfant et l’air absorbé des philosophes. L’empreinte d’un violent chagrin aux prises avec un caractère despotique éclatait sur cette figure accom262pagnée de longs cheveux gris en désordre et desséchée comme un vieux parchemin qui se tord dans le feu. Si quelque peintre eût rencontré ce singulier personnage, vêtu de noir, maigre et ossu; sans doute, il l’aurait, de retour à l’atelier, transfiguré sur son album, en inscrivant au-dessous du portrait: Poète classique en quête d’une rime. Après avoir vérifié le numéro qui lui avait été indiqué, cette vivante palingénésie de Rollin frappa doucement à la porte d’un magnifique hôtel.
– Monsieur Raphaël y est-il? demanda le bonhomme à un suisse en livrée.
– Monsieur le marquis ne reçoit personne, répondit le valet en avalant une énorme mouillette qu’il retirait d’un large bol de café.
263– Sa voiture est là, répondit le vieil inconnu en montrant un brillant équipage arrêté sous le dais de bois qui représentait une tente de coutil et par lequel les marches du perron étaient abritées. Il va sortir, je l’attendrai.
– Ah! mon ancien, vous pourriez bien rester ici jusqu’à demain matin, reprit le suisse. Il y a toujours une voiture prête pour Monsieur. Mais sortez, je vous prie, je perdrais six cents francs de rente viagère, si je laissais une seule fois entrer sans ordre une personne étrangère à l’hôtel.
En ce moment, un grand vieillard dont le costume ressemblait assez à celui d’un huissier ministériel, sortit du vestibule et descendit précipitamment quelques marches en examinant le vieux solliciteur ébahi.
– Au surplus, voici monsieur Jonathas, dit le suisse. Parlez-lui.
Les deux vieillards, attirés l’un vers l’autre par une sympathie ou par une curiosité mutuelle, se rencontrèrent au milieu de la vaste cour d’honneur, à un rond point où croissaient quelques touffes d’herbes entre les pavés. Un silence effrayant régnait dans cet hôtel. En voyant Jonathas, vous eussiez voulu pénétrer le mystère qui planait sur sa figure, et dont tout parlait dans cette maison morne. Le premier soin de Raphaël, en recueillant l’immense succession de son oncle, avait été de découvrir où vivait le vieux serviteur dévoué sur l’affection duquel il pouvait compter. Jonathas pleura de joie en revoyant son jeune maître auquel il croyait avoir dit un éternel adieu; mais rien n’égala son bon264heur quand le marquis le promut aux éminentes fonctions d’intendant. Le vieux Jonathas devint une puissance intermédiaire placée entre Raphaël et le monde entier. Ordonnateur suprême de la fortune de son maître, exécuteur aveugle d’une pensée inconnue, il était comme un sixième sens à travers lequel les émotions de la vie arrivaient à Raphaël.
– Monsieur, dit le vieillard à Jonathas en montant quelques marches du perron pour se mettre à l’abri de la pluie, je désirerais parler à monsieur Raphaël.
– Parler à monsieur le marquis, s’écria l’intendant. À peine m’adresse-t-il la parole, à moi son père nourricier.
– Mais je suis aussi son père nourricier, s’écria le vieil homme. Si votre femme l’a jadis allaité, je lui ai fait sucer moi-même le sein des muses. Il est mon nourrisson, mon enfant, carus alumnus! J’ai façonné sa cervelle, cultivé son entendement, développé son génie, et j’ose le dire, à mon honneur et gloire. N’est-il pas un des hommes les plus remarquables de notre époque? Je l’ai eu, sous moi, en sixième, en troisième et en rhétorique. Je suis son professeur.
– Ah! monsieur est monsieur Porriquet.
– Précisément. Mais monsieur…
– Chut, chut, fit Jonathas à deux marmitons dont les voix rompaient le silence claustral dans lequel la maison était ensevelie.
– Mais, monsieur, reprit le professeur, monsieur le marquis serait-il malade?
– Mon cher monsieur, répondit Jonathas, Dieu seul sait ce qui tient mon maître. Voyez-vous, il n’existe pas 265à Paris deux maisons semblables à la nôtre. Entendez-vous? deux maisons. Ma foi, non. Monsieur le marquis a fait acheter cet hôtel qui appartenait précédemment à un duc et pair. Il a dépensé trois cent mille francs pour le meubler. Voyez-vous? c’est une somme, trois cent mille francs. Mais chaque pièce de notre maison est un vrai miracle. Bon! me suis-je dit en voyant cette magnificence, c’est comme chez défunt monsieur son père! Le jeune marquis va recevoir la ville et la cour! Point. Monsieur n’a voulu voir personne. Il mène une drôle de vie, monsieur Porriquet, entendez-vous? une vie inconciliable. Monsieur se lève tous les jours à la même heure. Il n’y a que moi, moi seul, voyez-vous, qui puisse entrer dans sa chambre. J’ouvre à sept heures, été comme hiver. Cela est convenu singulièrement. Étant entré, je lui dis: Monsieur le marquis, il faut vous réveiller et vous habiller. Il se réveille et s’habille. Je dois lui donner sa robe de chambre, toujours faite de la même façon et de la même étoffe. Je suis obligé de la remplacer quand elle ne pourra plus servir, rien que pour lui éviter la peine d’en demander une neuve. C’te imagination. Au fait, il a mille francs à manger par jour, il fait ce qu’il veut, ce cher enfant. D’ailleurs, je l’aime tant qu’il me donnerait un soufflet sur la joue droite, je lui tendrais la gauche! Il me dirait de faire des choses plus difficiles, je les ferais encore, entendez-vous? Au reste, il m’a chargé de tant de vétilles que j’ai de quoi m’occuper. Il lit les journaux, pas vrai? Ordre de les mettre au même endroit, sur la même table. Je viens aussi, à la même heure, lui faire moi-même la barbe et je ne 266tremble pas. Le cuisinier perdrait mille écus de rente viagère qui l’attendent après la mort de Monsieur, si le déjeûner ne se trouvait pas inconciliablement servi devant Monsieur, à dix heures, tous les matins, et le dîner à cinq heures précises. Le menu est dressé pour l’année entière, jour par jour. Monsieur le marquis n’a rien à souhaiter. Il a des fraises quand il y a des fraises, et le premier maquereau qui arrive à Paris, il le mange. Le programme est imprimé, il sait le matin son dîner par cœur. Pour lors, il s’habille à la même heure avec les mêmes habits, le même linge, posés toujours par moi, entendez-vous? sur le même fauteuil. Je dois encore veiller à ce qu’il ait toujours le même drap; en cas de besoin, si sa redingote s’abîme, une supposition, la remplacer par une autre, sans lui en dire un mot. S’il fait beau, j’entre et je dis à mon maître: Vous devriez sortir, Monsieur? Il me répond oui, ou non. S’il a idée de se promener, il n’attend pas ses chevaux, ils sont toujours attelés, le cocher reste inconciliablement, fouet en main, comme vous le voyez-là. Le soir, après le dîner, Monsieur va un jour à l’Opéra et l’autre aux Ital… mais non, il n’a pas encore été aux Italiens, je n’ai pu me procurer une loge qu’hier. Puis, il rentre à onze heures précises pour se coucher. Pendant les intervalles de la journée où il ne fait rien, il lit, il lit toujours, voyez-vous? une idée qu’il a. J’ai ordre de lire avant lui le journal de la librairie, afin d’acheter les livres nouveaux afin qu’il les trouve le jour même de leur vente sur sa cheminée. J’ai la consigne d’entrer d’heure en heure, chez lui, pour veiller au feu, à 267tout, pour voir à ce que rien ne lui manque, il m’a donné, monsieur, un petit livre à apprendre par cœur et où sont écrits tous mes devoirs, un vrai catéchisme. En été, je dois, avec des tas de glace, maintenir la température au même degré de fraîcheur, et mettre en tout temps des fleurs nouvelles partout. Il est riche! il a mille francs à manger par jour, il peut faire ses fantaisies. Il a été privé assez long-temps du nécessaire, le pauvre enfant! Il ne tourmente personne, il est bon comme le bon pain, jamais il ne dit mot, mais, par exemple, silence complet à l’hôtel, dans le jardin! Enfin, mon maître n’a pas un seul désir à former. Tout marche au doigt et à l’œil, et recta! Et il a raison, si l’on ne tient pas les domestiques, tout va à la débandade. Je lui dis tout ce qu’il doit faire, et il m’écoute. Vous ne sauriez croire à quel point il a poussé la chose. Ses appartemens sont… en… en comment donc? ah! en enfilade. Eh bien! il ouvre, une supposition, la porte de sa chambre ou de son cabinet, crac! toutes les portes s’ouvrent d’elles-mêmes par un mécanisme. Pour lors, il peut aller d’un bout à l’autre de sa maison sans trouver une seule porte fermée. C’est gentil, et commode, et agréable pour nous autres! Ça nous a coûté gros, par exemple! Enfin, finalement, monsieur Porriquet, il m’a dit: «Jonathas, tu auras soin de moi comme d’un enfant au maillot. Au maillot, oui, monsieur, au maillot qu’il a dit. Tu penseras à mes besoins, pour moi.» Je suis le maître, entendez-vous? et il est quasiment le domestique. Le pourquoi? Ah! par exemple! voilà ce que personne au monde ne sait que lui et le bon Dieu. C’est inconciliable!
268– Il fait un poème, s’écria le vieux professeur.
– Vous croyez, monsieur, qu’il fait un poème. C’est donc bien assujettissant, ça! Mais, voyez-vous, je ne crois pas. Il me répète souvent qu’il veut vivre comme une vergétation, en vergétant. Et pas plus tard qu’hier, monsieur Porriquet, il regardait une tulipe et il disait en s’habillant: «Voilà ma vie. Je vergète, mon pauvre Jonathas.» À cette heure, d’autres prétendent qu’il est monomane. C’est inconciliable!
– Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeur avec une gravité magistrale qui imprima un profond respect au vieux valet-de-chambre, que votre maître s’occupe d’un grand ouvrage. Il est plongé dans de vastes méditations et ne veut pas en être distrait par les préoccupations de la vie vulgaire. Au milieu de ses travaux intellectuels, un homme de génie oublie tout. Un jour le célèbre Newton…
– Ah! Newton, bien, dit Jonathas. Je ne le connais pas.
– Newton, un grand géomètre, reprit Porriquet, passa vingt-quatre heures, le coude appuyé sur une table; quand il sortit de sa rêverie, il croyait le lendemain être encore à la veille, comme s’il eût dormi. Je vais aller le voir, ce cher enfant, je peux lui être utile.
– Minute! s’écria Jonathas. Vous seriez le roi de France, l’ancien, s’entend! que vous n’entreriez pas à moins de forcer les portes et de me marcher sur le corps. Mais, monsieur Porriquet, je cours lui dire que vous êtes là, et je lui demanderai comme ça: Faut-il le faire monter! Il répondra oui ou non. Jamais je ne lui dis: Souhaitez-vous? voulez-vous? désirez-vous? Ces mots-269là sont rayés de la conversation. Une fois il m’en est échappé un. Veux-tu me faire mourir? m’a-t-il dit, tout en colère.
Jonathas laissa le vieux professeur dans le vestibule, en lui faisant signe de ne pas avancer; mais il revint promptement avec une réponse favorable, et conduisit le vieil émérite à travers de somptueux appartemens dont toutes les portes étaient ouvertes. Porriquet aperçut de loin son élève au coin d’une cheminée. Enveloppé d’une robe de chambre à grands dessins, et plongé dans un fauteuil à ressorts, Raphaël lisait le journal.
L’extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en proie était exprimée par l’attitude maladive de son corps 270affaissé; elle était peinte sur son front, sur son visage pâle comme une fleur étiolée. Une sorte de grâce efféminée et les bizarreries particulières aux malades riches, distinguaient sa personne. Ses mains, semblables à celles d’une jolie femme, avaient une blancheur molle et délicate. Ses cheveux blonds, devenus rares, se bouclaient autour de ses tempes par une coquetterie cherchée. Une calotte grecque, entraînée par un gland trop lourd pour le léger cachemire dont elle était faite, pendait sur un côté de sa tête. Il avait laissé tomber à ses pieds le couteau de malachite enrichi d’or dont il s’était servi pour couper les feuillets d’un livre. Sur ses genoux était le bec d’ambre d’un magnifique houka de l’Inde dont les spirales émaillées gisaient comme un serpent dans sa chambre, et il oubliait d’en sucer les frais parfums. Cependant, la faiblesse générale de son jeune corps était démentie par des yeux bleus où toute la vie semblait s’être retirée, où brillait un sentiment extraordinaire qui saisissait tout d’abord. Ce regard faisait mal à voir. Les uns pouvaient y lire du désespoir, d’autres y deviner un combat intérieur, aussi terrible qu’un remords. C’était le coup-d’œil profond de l’impuissant qui refoule ses désirs au fond de son cœur, ou celui de l’avare jouissant par la pensée de tous les plaisirs que son argent pourrait lui procurer, et s’y refusant pour ne pas amoindrir son trésor. Ou le regard du Prométhée enchaîné, de Napoléon déchu qui apprend à l’Elysée, en 1815, la faute stratégique commise par ses ennemis, qui demande le commandement pour vingt-quatre heures et ne l’obtient pas. Véritable regard de conquérant et de damné! Et, mieux encore, le regard 271que, plusieurs mois auparavant, Raphaël avait jeté sur la Seine ou sur sa dernière pièce d’or mise au jeu. Il soumettait sa volonté, son intelligence au grossier bon sens d’un vieux paysan à peine civilisé par une domesticité de cinquante années. Presque joyeux de devenir une sorte d’automate, il abdiquait la vie pour vivre, et dépouillait son ame de toutes les poésies du désir. Pour mieux lutter avec la cruelle puissance dont il avait accepté le défi, il s’était fait chaste à la manière d’Origène, en châtrant son imagination. Le lendemain du jour où, soudainement enrichi par un testament, il avait vu décroître la Peau de chagrin, il s’était trouvé chez son notaire. Là, un médecin assez en vogue avait raconté sérieusement au dessert, la manière dont un Suisse attaqué d’une pulmonie s’en était guéri. Cet homme n’avait pas dit un mot pendant dix ans et s’était soumis à ne respirer que six fois par minute dans l’air épais d’une vacherie, en suivant un régime alimentaire extrêmement doux. Je serai cet homme! se dit en lui-même Raphaël qui voulait vivre à tout prix. Au sein du luxe, il mena la vie d’une machine à vapeur.
Quand le vieux professeur envisagea ce jeune cadavre, il tressaillit, tout lui semblait artificiel dans ce corps fluet et débile. En apercevant le marquis à l’œil dévorant, au front chargé de pensées, il ne put reconnaître l’élève au teint frais et rose, aux membres juvéniles, dont il avait gardé le souvenir. Si le classique bonhomme, critique sagace et conservateur du bon goût, avait lu lord Byron, il aurait cru voir Manfred, là où il eût voulu voir Childe-Harold.
272– Bonjour, père Porriquet, dit Raphaël à son professeur en pressant les doigts glacés du vieillard dans une main brûlante et moite. Comment vous portez-vous?
– Mais moi je vais bien, répondit le vieillard effrayé par le contact de cette main fiévreuse. Et vous?
– Oh! j’espère me maintenir en bonne santé.
– Vous travaillez sans doute à quelque bel ouvrage?
– Non, répondit Raphaël. Exegi monumentum, père Porriquet, j’ai achevé une grande page et j’ai dit adieu pour toujours à la Science. À peine sais-je où se trouve mon manuscrit.
– Le style en est pur, sans doute, demanda le professeur. Vous n’aurez pas, j’espère, adopté le langage barbare de cette nouvelle école qui croit faire merveille en inventant Ronsard.
– Mon ouvrage est une œuvre purement physiologique.
– Oh, tout est dit, reprit le professeur. Dans les sciences, la grammaire doit se prêter aux exigences des découvertes. Néanmoins, mon enfant, un style clair, harmonieux, la langue de Massillon, de M. de Buffon, du grand Racine, un style classique enfin ne gâte jamais rien. Mais, mon ami, reprit le professeur en s’interrompant, j’oubliais l’objet de ma visite. C’est une visite intéressée.
Se rappelant trop tard la verbeuse élégance et les éloquentes périphrases auxquelles un long professorat avait habitué son maître, Raphaël se repentit presque de l’avoir reçu; mais au moment où il allait souhaiter de le voir dehors, il comprima promptement son secret 273désir en jetant un furtif coup-d’œil à la Peau de chagrin, suspendue devant lui et appliquée sur une étoffe blanche où ses contours fatidiques étaient soigneusement dessinés par une ligne rouge qui l’encadrait exactement. Depuis la fatale orgie, Raphaël étouffait le plus léger de ses caprices, et vivait de manière à ne pas causer le moindre tressaillement à ce terrible talisman. La Peau de chagrin était comme un tigre avec lequel il lui fallait vivre, sans en réveiller la férocité. Il écouta donc patiemment les amplifications du vieux professeur. Le père Porriquet mit une heure à lui raconter les persécutions dont il était devenu l’objet depuis la révolution de juillet. Le bon homme, voulant un gouvernement fort, avait émis le vœu patriotique de laisser les épiciers à leurs comptoirs, les hommes d’état au maniement des affaires publiques, les avocats au Palais, les pairs de France au Luxembourg; mais un des ministres populaires du Roi-citoyen l’avait banni de sa chaire en l’accusant de carlisme. Le vieillard se trouvait sans place, sans retraite et sans pain. Étant la providence d’un pauvre neveu dont il payait la pension au séminaire de Saint-Sulpice, il venait, moins pour lui-même que pour son enfant adoptif, prier son ancien élève de réclamer auprès du nouveau ministre, non sa réintégration, mais l’emploi de proviseur dans quelque collége de province. Raphaël était en proie à une somnolence invincible, lorsque la voix monotone du bonhomme cessa de retentir à ses oreilles. Obligé par politesse de regarder les yeux blancs et presque immobiles de ce vieillard au débit lent et lourd, il avait été 274stupéfié, magnétisé par une inexplicable force d’inertie.
– Eh bien! mon bon père Porriquet, répliqua-t-il sans savoir précisément à quelle interrogation il répondait, je n’y puis rien, rien du tout. Je souhaite bien vivement que vous réussissiez…
En ce moment, sans apercevoir l’effet que produisirent sur le front jaune et ridé du vieillard ces banales paroles, pleines d’égoïsme et d’insouciance, Raphaël se dressa comme un jeune chevreuil effrayé. Il vit une légère ligne blanche entre le bord de la peau noire et le dessin rouge, il poussa un cri si terrible que le pauvre professeur en fut épouvanté.
– Allez, vieille bête! s’écria-t-il, vous serez nommé proviseur! Ne pouviez-vous pas me demander une rente viagère de mille écus plutôt qu’un souhait homicide? 275Votre visite ne m’aurait rien coûté. Il y a cent mille emplois en France, et je n’ai qu’une vie! Une vie d’homme vaut plus que tous les emplois du monde. Jonathas! Jonathas parut. Voilà de tes œuvres, triple sot, pourquoi m’as-tu proposé de recevoir Monsieur? dit-il en lui montrant le vieillard pétrifié. T’ai-je remis mon ame entre les mains pour la déchirer? Tu m’arraches en ce moment dix années d’existence! Encore une faute comme celle-ci, et tu me conduiras à la demeure où j’ai conduit mon père. N’aurais-je pas mieux aimé posséder la belle lady Dudley que d’obliger cette vieille carcasse, espèce de haillon humain? J’ai de l’or pour lui! D’ailleurs, quand tous les Porriquet du monde mourraient de faim, qu’est-ce que cela me ferait!
La colère avait blanchi le visage de Raphaël, une légère écume sillonnait ses lèvres tremblantes, et l’expression de ses yeux était sanguinaire. À cet aspect, les deux vieillards furent saisis d’un tressaillement convulsif, comme deux enfans en présence d’un serpent. Le jeune homme tomba sur son fauteuil, il se fit une sorte de réaction dans son ame, des larmes coulèrent abondamment de ses yeux flamboyans.
– Oh! ma vie! ma belle vie! dit-il. Plus de bienfaisantes pensées! Plus d’amour, plus rien. Il se tourna vers le professeur. Le mal est fait, mon vieil ami, reprit-il d’une voix douce. Je vous aurai largement récompensé de vos soins. Et mon malheur aura, du moins, produit le bien d’un bon et digne homme.
Il y avait tant d’ame dans l’accent qui nuança ces paroles presque inintelligibles, que les deux vieillards 276pleurèrent comme on pleure en entendant un air attendrissant chanté dans une langue étrangère.
– Il est épileptique, dit Porriquet à voix basse.
– Je reconnais votre bonté, mon ami, reprit doucement Raphaël, vous voulez m’excuser. La maladie est un accident, l’inhumanité serait un vice. Laissez-moi maintenant, ajouta-t-il. Vous recevrez demain ou après demain, peut-être même ce soir, votre nomination, car la résistance a triomphé du mouvement. Adieu.
Le vieillard se retira, pénétré d’horreur et en proie à de vives inquiétudes sur la santé morale de Valentin. Cette scène avait eu pour lui quelque chose de surnaturel. Il doutait de lui-même et s’interrogeait comme s’il se fût réveillé après un songe pénible.
– Écoute, Jonathas, reprit le jeune homme en s’adressant à son vieux serviteur. Tâche de comprendre la mission que je t’ai confiée!
– Oui, monsieur le marquis.
– Je suis comme un homme mis hors la loi commune.
– Oui, monsieur le marquis.
– Toutes les jouissances de la vie se jouent autour de mon lit de mort, et dansent comme de belles femmes devant moi; si je les appelle, je meurs. Toujours la mort! Tu dois être une barrière entre le monde et moi.
– Oui, monsieur le marquis, dit le vieux valet en essuyant les gouttes de sueur qui chargeaient son front ridé. Mais, si vous ne voulez pas voir de belles femmes, comment ferez-vous ce soir aux Italiens? Une famille 277anglaise qui repart pour Londres m’a cédé le reste de son abonnement, et vous avez une belle loge. Oh! une loge superbe, aux premières.
Tombé dans une profonde rêverie, Raphaël n’écoutait plus.
Voyez-vous cette fastueuse voiture, ce coupé simple en dehors, de couleur brune, mais sur les panneaux duquel brille l’écusson d’une antique et noble famille? Quand ce coupé passe rapidement, les grisettes l’admirent, en convoitent le satin jaune, le tapis de la Savonnerie, la passementerie fraîche comme une paille de riz, les moelleux coussins, et les glaces muettes. Deux laquais en livrée se tiennent derrière cette voiture aristocratique; mais au fond, sur la soie, gît une tête brûlante aux yeux cernés, la tête de Raphaël, triste et pensif. Fatale image de la richesse! Il court à travers Paris comme une fusée, arrive au péristyle du théâtre Favart, le marche-pied se déploie, ses deux valets le soutiennent, une foule envieuse le regarde.
– Qu’a-t-il fait celui-là pour être si riche? dit un pauvre Étudiant en Droit qui, faute d’un écu, ne pouvait entendre les magiques accords de Rossini.
Raphaël marchait lentement dans les corridors de la salle, il ne se promettait aucune jouissance de ces plaisirs si fort enviés jadis. En attendant le second acte de la Sémiramide, il se promenait au foyer, errait à travers les galeries, insouciant de sa loge dans laquelle il n’était pas encore entré. Le sentiment de la propriété n’existait déjà plus au fond de son cœur. Semblable à tous les malades, il ne songeait qu’à son mal. Appuyé sur 278le manteau de la cheminée, autour de laquelle abondaient, au milieu du foyer, les jeunes et vieux élégans, d’anciens et de nouveaux ministres, des pairs sans pairie, et des pairies sans pair, telles que les a faites la révolution de juillet, enfin tout un monde de spéculateurs et de journalistes, Raphaël vit à quelques pas de lui, parmi toutes les têtes, une figure étrange et surnaturelle. Il s’avança en clignant les yeux fort insolemment vers cet être bizarre, afin de le contempler de plus près. Quelle admirable peinture! se dit-il. Les sourcils, les cheveux, la virgule à la Mazarin que montrait vaniteusement l’inconnu, étaient teints en noir; mais appliqué sur une chevelure sans doute trop blanche, le cosmétique avait produit une couleur violâtre et fausse dont les teintes changeaient suivant les reflets plus ou moins vifs des lumières. Son visage étroit et plat, dont les rides étaient comblées par d’épaisses couches de rouge et de blanc, exprimait à la fois la ruse et l’inquiétude. Cette enluminure manquait à quelques endroits de la face et faisait singulièrement ressortir sa décrépitude et son teint plombé; aussi était-il impossible de ne pas rire en voyant cette tête au menton pointu, au front proéminent, assez semblable à ces grotesques figures de bois sculptées en Allemagne par les bergers pendant leurs loisirs. En examinant tour à tour ce vieil Adonis et Raphaël, un observateur aurait cru reconnaître dans le marquis les yeux d’un jeune homme sous le masque d’un vieillard, et dans l’inconnu les yeux ternes d’un vieillard sous le masque d’un jeune homme. Valentin cherchait à se rappeler en quelle circonstance il avait vu ce petit 279vieux sec, bien cravaté, botté en adulte, qui faisait sonner ses éperons et se croisait les bras comme s’il avait toutes les forces d’une pétulante jeunesse à dépenser. Sa démarche n’accusait rien de gêné, ni d’artificiel. Son élégant habit, soigneusement boutonné, déguisait une antique et forte charpente, en lui donnant la tournure d’un vieux fat qui suit encore les modes.
Cette espèce de poupée pleine de vie avait pour Raphaël tous les charmes d’une apparition, et il le contemplait comme un vieux Rembrandt enfumé, récemment restauré, verni, mis dans un cadre neuf.
Cette comparaison lui fit retrouver la trace de la vérité dans ses confus souvenirs, il reconnut le marchand de curiosités, l’homme auquel il devait son malheur. En 280ce moment, un rire muet échappait à ce fantastique personnage, et se dessinait sur ses lèvres froides, tendues par un faux râtelier. À ce rire, la vive imagination de Raphaël lui montra dans cet homme de frappantes ressemblances avec la tête idéale que les peintres ont donnée au Méphistophélès de Goëthe. Mille superstitions s’emparèrent de l’ame forte de Raphaël, il crut alors à la puissance du démon, à tous les sortiléges rapportés dans les légendes du moyen-âge et mises en œuvre par les poètes. Se refusant avec horreur au sort de Faust, il invoqua soudain le ciel, ayant, comme les mourans, une foi fervente en Dieu, en la vierge Marie. Une radieuse et fraîche lumière lui permit d’apercevoir le ciel de Michel-Ange et de Sanzio d’Urbin: des nuages, un vieillard à barbe blanche, des têtes ailées, une belle femme assise dans une auréole.
Maintenant il comprenait, il adoptait ces admirables créations dont les fantaisies presque humaines lui expli281quaient son aventure et lui permettaient encore un espoir. Mais quand ses yeux retombèrent sur le foyer des Italiens, au lieu de la vierge, il vit une ravissante fille, la détestable Euphrasie, cette danseuse au corps souple et léger, qui vêtue d’une robe éclatante, couverte de perles orientales, arrivait impatiente de son vieillard impatient, et venait se montrer, insolente, le front hardi, les yeux pétillans, à ce monde envieux et spéculateur pour témoigner de la richesse sans bornes du marchand dont elle dissipait les trésors. Raphaël se souvint du souhait goguenard par lequel il avait accueilli le fatal présent du vieux homme, et savoura tous les plaisirs de la vengeance en contemplant l’humiliation profonde de cette sagesse sublime, dont naguère la chute semblait impossible. Le funèbre sourire du centenaire s’adressait à Euphrasie qui répondit par un mot d’amour, il lui offrit son bras desséché, fit deux ou trois fois le tour du foyer, recueillit avec délices les regards de passion et les complimens jetés par la foule à sa maîtresse, sans voir les rires dédaigneux, sans entendre les railleries mordantes dont il était l’objet.
– Dans quel cimetière cette jeune goule a-t-elle déterré ce cadavre? s’écria le plus élégant de tous les romantiques.
Euphrasie se prit à sourire. Le railleur était un jeune homme aux cheveux blonds, aux yeux bleus et brillans, svelte, portant moustache, ayant un frac écourté, le chapeau sur l’oreille, la repartie vive, tout le bagage du genre.
– Combien de vieillards, se dit Raphaël en lui-même, couronnent une vie de probité, de travail, de vertu, 282par une folie. Celui-ci a les pieds froids et fait l’amour.
– Hé bien! monsieur, s’écria Valentin en arrêtant le marchand et lançant une œillade à Euphrasie, ne vous souvenez-vous plus des sévères maximes de votre philosophie?
– Ah! répondit le marchand d’une voix déjà cassée, je suis maintenant heureux comme un jeune homme. J’avais pris l’existence au rebours. Il y a toute une vie dans une heure d’amour.
En ce moment, les spectateurs entendirent la sonnette de rappel et quittèrent le foyer pour se rendre à leurs places. Le vieillard et Raphaël se séparèrent. En entrant dans sa loge, le marquis aperçut Fœdora, placée à l’autre côté de la salle précisément en face de lui. Sans doute arrivée depuis peu, la comtesse rejetait son écharpe en arrière, se découvrait le cou, faisait les petits mouvemens indescriptibles d’une coquette occupée à se poser; tous les regards étaient concentrés sur elle, un jeune pair de France l’accompagnait, elle lui demanda la lorgnette qu’elle lui avait donné à porter. À son geste, à la manière dont elle regarda ce nouveau partenaire, Raphaël devina la tyrannie à laquelle son successeur était soumis. Fasciné sans doute comme il l’avait été jadis, dupé comme lui, comme lui luttant avec toute la puissance d’un amour vrai contre les froids calculs de cette femme, ce jeune homme devait souffrir les tourmens auxquels Valentin avait heureusement renoncé. Une joie inexprimable anima la figure de Fœdora, quand, après avoir braqué sa lorgnette sur toutes les loges, et rapidement examiné les toilettes, elle eut la 283conscience d’écraser par sa parure et par sa beauté les plus jolies, les plus élégantes femmes de Paris; elle se mit à rire pour montrer ses dents blanches, agita sa tête ornée de fleurs pour se faire admirer, son regard alla de loge en loge, se moquant d’un béret gauchement posé sur le front d’une princesse russe, ou d’un chapeau manqué qui coiffait horriblement mal la fille d’un banquier; tout-à-coup elle pâlit en rencontrant les yeux fixes de Raphaël, son amant dédaigné la foudroya par un intolérable coup-d’œil de mépris. Quand aucun de ses amans bannis ne méconnaissait sa puissance, Valentin, seul dans le monde, était à l’abri de ses séductions. Un pouvoir impunément bravé touche à sa ruine. Cette maxime est gravée plus profondément au cœur d’une femme qu’à la tête des rois. Aussi, Fœdora voyait-elle en Raphaël la mort de ses prestiges et de sa coquetterie. Un mot dit par lui la veille à l’Opéra était déjà devenu célèbre dans les salons de Paris. Le tranchant de cette terrible épigramme avait fait à la comtesse une blessure incurable. En France, nous savons cautériser une plaie, mais nous n’y connaissons pas encore de remède au mal que produit une phrase. Au moment où toutes les femmes regardèrent alternativement le marquis et la comtesse, Fœdora aurait voulu l’abîmer dans les oubliettes de quelque Bastille, car malgré son talent pour la dissimulation, ses rivales devinèrent sa souffrance. Enfin sa dernière consolation lui échappa. Ces mots délicieux: je suis la plus belle! cette phrase éternelle qui calmait tous les chagrins de sa vanité, devint un mensonge. À l’ouverture du second 284acte, une femme vint se placer près de Raphaël, dans une loge qui jusqu’alors était restée vide. Le parterre entier laissa échapper un murmure d’admiration. Cette mer de faces humaines agita ses lames intelligentes et tous les yeux regardèrent l’inconnue. Jeunes et vieux firent un tumulte si prolongé que, pendant le lever du rideau, les musiciens de l’orchestre se tournèrent d’abord pour réclamer le silence; mais ils s’unirent aux applaudissements et en accrurent les confuses rumeurs. Des conversations animées s’établirent dans chaque loge. Les femmes s’étaient toutes armées de leurs jumelles, les vieillards rajeunis nettoyaient avec la peau de leurs gants le verre de leurs lorgnettes. L’enthousiasme se calma par degrés, les chants retentirent sur la scène, tout rentra dans l’ordre. La bonne compagnie, honteuse d’avoir cédé à un mouvement naturel, reprit la froideur aristocratique de ses manières polies. Les riches ne veulent s’étonner de rien, ils doivent reconnaître au premier aspect d’une belle œuvre le défaut qui les dispensera de l’admiration, sentiment vulgaire. Cependant quelques hommes restèrent immobiles sans écouter la musique, perdus dans un ravissement naïf, occupés à contempler la voisine de Raphaël. Valentin aperçut dans une baignoire, et près d’Aquilina, l’ignoble et sanglante figure de Taillefer, qui lui adressait une grimace approbative. Puis, il vit Émile, qui, debout à l’orchestre, semblait lui dire: – Mais regarde donc la belle créature qui est près de toi! Enfin Rastignac assis près d’une jeune femme, une veuve sans doute, tortillait ses gants comme un homme au désespoir d’être enchaîné là, sans pouvoir aller près de 285la divine inconnue. La vie de Raphaël dépendait d’un pacte encore inviolé qu’il avait fait avec lui-même, il s’était promis de ne jamais regarder attentivement aucune femme, et pour se mettre à l’abri d’une tentation, il portait un lorgnon dont le verre microscopique artistement disposé détruisait l’harmonie des plus beaux traits, en leur donnant un hideux aspect. Encore en proie à la terreur qui l’avait saisi le matin, quand, pour un simple vœu de politesse, le talisman s’était si promptement resserré, Raphaël résolut fermement de ne pas se retourner vers sa voisine. Assis comme une duchesse, il présentait le dos au coin de sa loge, et dérobait avec impertinence la moitié de la scène à l’inconnue, ayant l’air de la mépriser, d’ignorer même qu’une jolie femme se trouvât derrière lui.
286La voisine, copiant avec exactitude la posture de Valentin, avait appuyé son coude sur le bord de la loge, et se mettait la tête de trois quarts, en regardant les chanteurs, comme si elle se fût posée devant un peintre. Ces deux personnes ressemblaient à deux amans brouillés qui se boudent, se tournent le dos et vont s’embrasser au premier mot d’amour. Par momens, les légers marabouts ou les cheveux de l’inconnue effleuraient la tête de Raphaël et lui causaient une sensation voluptueuse contre laquelle il luttait courageusement; bientôt il sentit le doux contact des ruches de blonde qui garnissaient le tour de la robe, la robe elle-même fit entendre le murmure efféminé de ses plis, frissonnement plein de molles sorcelleries; enfin le mouvement imperceptible imprimé par la respiration à la poitrine, au dos, aux vêtemens de cette jolie femme, toute sa vie suave se communiqua soudain à Raphaël comme une étincelle électrique; le tulle ou la dentelle transmirent fidèlement à son épaule chatouillée la délicieuse chaleur de ce dos blanc et nu. Par un caprice de la nature, ces deux êtres désunis par le bon ton, séparés par les abîmes de la mort, respirèrent ensemble et pensèrent peut-être l’un à l’autre. Les pénétrans parfums de l’aloës achevèrent d’enivrer Raphaël. Son imagination irritée par un obstacle, et que les entraves rendaient encore plus fantasque, lui dessina rapidement une femme en traits de feu. Il se retourna brusquement. Choquée sans doute de se trouver en contact avec un étranger, l’inconnue fit un mouvement semblable; leurs visages, animés par la même pensée, restèrent en présence.
287– Pauline!
– Monsieur Raphaël!
Pétrifiés l’un et l’autre, ils se regardèrent un instant en silence. Raphaël voyait Pauline dans une toilette sim288ple et de bon goût. À travers la gaze qui couvrait chastement son corsage, des yeux habiles pouvaient apercevoir une blancheur de lis et deviner des formes qu’une femme eût admirées. Puis c’était toujours sa modestie virginale, sa céleste candeur, sa gracieuse attitude. L’étoffe de sa manche accusait le tremblement qui faisait palpiter le corps comme palpitait le cœur.
– Oh! venez demain, dit-elle, venez à l’hôtel Saint-Quentin, y reprendre vos papiers. J’y serai à midi. Soyez exact.
Elle se leva précipitamment et disparut. Raphaël voulut suivre Pauline, il craignit de la compromettre, resta, regarda Fœdora, la trouva laide; mais ne pouvant comprendre une seule phrase de musique, étouffant dans cette salle, le cœur plein, il sortit et revint chez lui.
– Jonathas, dit-il à son vieux domestique au moment où il fut dans son lit, donne-moi une demi-goutte de laudanum sur un morceau de sucre, et demain ne me réveille qu’à midi moins vingt minutes.
– Je veux être aimé de Pauline, s’écria-t-il le lendemain en regardant le talisman avec une indéfinissable angoisse. La peau ne fit aucun mouvement, elle semblait avoir perdu sa force contractile, elle ne pouvait sans doute pas réaliser un désir accompli déjà.
– Ah! s’écria Raphaël en se sentant délivré comme d’un manteau de plomb qu’il aurait porté depuis le jour où le talisman lui avait été donné, tu mens, tu ne m’obéis pas, le pacte est rompu! Je suis libre, je vivrai. C’était donc une mauvaise plaisanterie. En disant ces 289paroles, il n’osait pas croire à sa propre pensée. Il se mit aussi simplement qu’il l’était jadis, et voulut aller à pied à son ancienne demeure, en essayant de se reporter en idée à ces jours heureux où il se livrait sans danger à la furie de ses désirs, où il n’avait point encore jugé toutes les jouissances humaines. Il marchait, voyant, non plus la Pauline de l’hôtel Saint-Quentin, mais la Pauline de la veille, cette maîtresse accomplie, si souvent rêvée, jeune fille spirituelle, aimante, artiste, comprenant les poètes, comprenant la poésie et vivant au sein du luxe; en un mot Fœdora douée d’une belle âme, ou Pauline comtesse et deux fois millionnaire comme l’était Fœdora. Quand il se trouva sur le seuil usé, sur la dalle cassée de cette porte où, tant de fois, il avait eu des pensées de désespoir, une vieille femme sortit de la salle et lui dit: N’êtes-vous pas monsieur Raphaël de Valentin?
– Oui, ma bonne mère, répondit-il.
– Vous connaissez votre ancien logement, reprit-elle, vous y êtes attendu.
– Cet hôtel est-il toujours tenu par madame Gaudin? demanda-t-il.
– Oh! non, monsieur. Maintenant madame Gaudin est baronne. Elle est dans une belle maison à elle, de l’autre côté de l’eau. Son mari est revenu. Dame? il a rapporté des mille et des cents. L’on dit qu’elle pourrait acheter tout le quartier Saint-Jacques, si elle le voulait. Elle m’a donné gratis son fonds et son restant de bail. Ah! c’est une bonne femme, tout de même! Elle n’est pas plus fière aujourd’hui qu’elle ne l’était hier.
290Raphaël monta lestement à sa mansarde, et quand il atteignit les dernières marches de l’escalier, il entendit les sons du piano. Pauline était là modestement vêtue d’une robe de percaline; mais la façon de la robe, les gants, le chapeau, le châle, négligemment jetés sur le lit, révélaient toute une fortune.
– Ah! vous voilà donc, s’écria Pauline en tournant la tête et se levant par un naïf mouvement de joie.
291Raphaël vint s’asseoir près d’elle, rougissant, honteux, heureux, il la regarda sans rien dire.
– Pourquoi nous avez-vous donc quittées? reprit-elle en baissant les yeux au moment où son visage s’empourpra. Qu’êtes-vous devenu?
– Ah! Pauline! j’ai été, je suis bien malheureux encore!
– Là! s’écria-t-elle tout attendrie. J’ai deviné votre sort hier en vous voyant bien mis, riche en apparence, mais en réalité, hein, monsieur Raphaël, est-ce toujours comme autrefois?
Valentin ne put retenir quelques larmes, elles roulèrent dans ses yeux, il s’écria: Pauline!… je… Il n’acheva pas, ses yeux étincelèrent d’amour, et son cœur déborda dans son regard.
– Oh! il m’aime, il m’aime, s’écria Pauline.
Raphaël fit un signe de tête, car il se sentit hors d’état de prononcer une seule parole. À ce geste, la jeune fille lui prit la main, la serra, et lui dit tantôt riant, tantôt sanglottant: – Riches, riches, heureux, riches, ta Pauline est riche. Mais moi je devrais être bien pauvre aujourd’hui. J’ai mille fois dit que je paierais ce mot: il m’aime, de tous les trésors de la terre. Ô mon Raphaël! j’ai des millions. Tu aimes le luxe, tu seras content; mais tu dois aimer mon cœur aussi, il y a tant d’amour pour toi dans ce cœur. Tu ne sais pas? mon père est revenu. Je suis une riche héritière. Ma mère et lui me laissent entièrement maîtresse de mon sort, je suis libre, comprends-tu?
En proie à une sorte de délire, Raphaël tenait les 292mains de Pauline, et les baisait si ardemment, si avidement, que son baiser semblait être une sorte de convulsion. Pauline se dégagea les mains, les jeta sur les épaules de Raphaël et le saisit; ils se comprirent, se serrèrent et s’embrassèrent avec cette sainte et délicieuse ferveur, dégagée de toute arrière-pensée, dont se trouve empreint un seul baiser, le jeune, le premier baiser par lequel deux ames prennent possession d’elles-mêmes.
– Ah! s’écria Pauline en retombant sur la chaise, je ne veux plus te quitter. Je ne sais d’où me vient tant de hardiesse? reprit-elle en rougissant.
– De la hardiesse, ma Pauline? Oh! ne crains rien, c’est de l’amour, de l’amour vrai, profond, éternel comme le mien, n’est-ce pas?
– Oh! parle, parle, parle, dit-elle. Ta bouche a été si long-temps muette pour moi.
– Tu m’aimais donc?
– Oh! Dieu, si je t’aimais! Combien de fois j’ai pleuré, là, tiens, en faisant ta chambre, déplorant ta misère et la mienne. Je me serais vendue au démon pour t’éviter un chagrin! Aujourd’hui, mon Raphaël, car tu es bien à moi: à moi cette belle tête, à moi ton cœur! Oh! oui, ton cœur, surtout, éternelle richesse! Eh bien! où en suis-je? reprit-elle après une pause. Ah! m’y voici: nous avons trois, quatre, cinq millions, je crois. Si j’étais pauvre, je tiendrais peut-être à porter ton nom, à être nommée ta femme; mais, en ce moment, je voudrais te sacrifier le monde entier, je voudrais être encore et toujours ta servante. Va, Raphaël, 293en t’offrant mon cœur, ma personne, ma fortune, je ne te donnerais rien de plus aujourd’hui, que le jour où j’ai mis là, dit-elle en montrant le tiroir de la table, certaine pièce de cent sous. Oh! comme alors ta joie m’a fait mal.
– Pourquoi es-tu riche, s’écria Raphaël, pourquoi n’as-tu pas de vanité? je ne puis rien pour toi. Il se tordit les mains de bonheur, de désespoir, d’amour. Quand tu seras madame la marquise de Valentin, je te connais, ame céleste, ce titre et ma fortune ne vaudront pas…
– Un seul de tes cheveux, s’écria-t-elle.
– Moi aussi, j’ai des millions, mais que sont maintenant les richesses pour nous? Ah! j’ai ma vie, je puis te l’offrir, prends-la.
– Oh! ton amour, Raphaël, ton amour vaut le monde. Comment, ta pensée est à moi? mais je suis la plus heureuse des heureuses.
– L’on va nous entendre, dit Raphaël.
– Hé, il n’y a personne, répondit-elle en laissant échapper un geste mutin.
– Eh bien, viens, s’écria Valentin en lui tendant les bras.
Elle sauta sur ses genoux et joignit ses mains autour du cou de Raphaël: – Embrassez-moi, dit-elle, pour tous les chagrins que vous m’avez donnés, pour effacer la peine que vos joies m’ont faite, pour toutes les nuits que j’ai passées à peindre mes écrans.
– Tes écrans!
– Puisque nous sommes riches, mon trésor, je puis 294te dire tout. Pauvre enfant! combien il est facile de tromper les hommes d’esprit. Est-ce que tu pouvais avoir des gilets blancs et des chemises propres deux fois par semaine, pour trois francs de blanchissage par mois? Mais tu buvais deux fois plus de lait qu’il ne t’en revenait pour ton argent. Je t’attrapais sur tout: le feu, l’huile, et l’argent donc? Oh! mon Raphaël, ne me prends pas pour femme, dit-elle en riant, je suis une personne trop astucieuse.
– Mais comment faisais-tu donc?
– Je travaillais jusqu’à deux heures du matin, répondit-elle, et je donnais à ma mère une moitié du prix de mes écrans, à toi l’autre.
Ils se regardèrent pendant un moment, tous deux hébétés de joie et d’amour.
– Oh! s’écria Raphaël, nous paierons sans doute, un jour, ce bonheur par quelque effroyable chagrin.
– Serais-tu marié? cria Pauline. Ah! je ne veux te céder à aucune femme.
– Je suis libre, ma chérie.
– Libre, répéta-t-elle. Libre, et à moi!
Elle se laissa glisser sur ses genoux, joignit les mains, et regarda Raphaël avec une dévotieuse ardeur.
– J’ai peur de devenir folle. Combien tu es gentil, reprit-elle en passant une main dans la blonde chevelure de son amant. Est-elle bête, ta comtesse Fœdora. Quel plaisir j’ai ressenti hier en me voyant saluée par tous ces hommes. Elle n’a jamais été applaudie, elle! Dis, cher, quand mon dos a touché ton bras, j’ai entendu en moi je ne sais quelle voix qui m’a crié: Il est 295là. Je me suis retournée, et je t’ai vu. Oh! je me suis sauvée, je me sentais l’envie de te sauter au cou, devant tout le monde.
– Tu es bien heureuse de pouvoir parler, s’écria Raphaël. Moi, j’ai le cœur serré. Je voudrais pleurer, je ne puis. Ne me retire pas ta main. Il me semble que je resterais, pendant toute ma vie, à te regarder ainsi, heureux, content.
– Oh! répète-moi cela, mon amour!
– Et que sont les paroles, reprit Valentin en laissant tomber une larme chaude sur les mains de Pauline. Plus tard, j’essaierai de te dire mon amour, en ce moment je ne puis que le sentir…
– Oh! s’écria-t-elle, cette belle ame, ce beau génie, ce cœur que je connais si bien, tout est à moi, comme je suis à toi.
– Pour toujours, ma douce créature, dit Raphaël d’une voix émue. Tu seras ma femme, mon bon génie. Ta présence a toujours dissipé mes chagrins et rafraîchi mon ame; en ce moment, ton sourire angélique m’a pour ainsi dire purifié. Je crois commencer une nouvelle vie. Le passé cruel et mes tristes folies me semblent n’être plus que de mauvais songes. Je suis pur, près de toi. Je sens l’air du bonheur. Oh! sois là toujours, ajouta-t-il en la pressant saintement sur son cœur palpitant.
– Vienne la mort quand elle voudra, s’écria Pauline en extase, j’ai vécu.
Heureux qui devinera leurs joies, il les aura connues!
296– Oh! mon Raphaël, dit Pauline après quelques heures de silence, je voudrais qu’à l’avenir personne n’entrât dans cette chère mansarde.
– Il faut murer la porte, mettre une grille à la lucarne et acheter la maison, répondit le marquis.
– C’est cela, dit-elle. Puis, après un moment de silence: Nous avons un peu oublié de chercher tes manuscrits?
Ils se prirent à rire avec une douce innocence.
– Bah! je me moque de toutes les sciences, s’écria Raphaël.
– Ah! monsieur, et la gloire?
– Tu es ma seule gloire.
– Tu étais bien malheureux en faisant ces petits pieds de mouche, dit-elle en feuilletant les papiers.
– Ma Pauline…
– Oh! oui, je suis ta Pauline. Eh bien?
– Où demeures-tu donc?
– Rue Saint-Lazare. Et toi?
– Rue de Varennes.
– Comme nous serons loin l’un de l’autre, jusqu’à ce que… Elle s’arrêta en regardant son ami d’un air coquet et malicieux.
– Mais, répondit Raphaël, nous avons tout au plus une quinzaine de jours à rester séparés.
– Vrai! dans quinze jours nous serons mariés. Elle sauta comme un enfant. Oh! je suis une fille dénaturée, reprit-elle, je ne pense plus ni à père, ni à mère, ni à rien dans le monde! Tu ne sais pas, pauvre chéri? mon père est bien malade. Il est revenu des Indes, bien souffrant. Il 297a manqué mourir au Havre, où nous l’avons été chercher. Ah! Dieu, s’écria-t-elle en regardant l’heure à sa montre, déjà trois heures. Je dois me trouver à son réveil, à quatre heures. Je suis la maîtresse au logis: ma mère fait toutes mes volontés, mon père m’adore, mais je ne veux pas abuser de leur bonté, ce serait mal! Le pauvre père, c’est lui qui m’a envoyée aux Italiens hier. Tu viendras le voir demain, n’est-ce pas?
– Madame la marquise de Valentin veut-elle me faire l’honneur d’accepter mon bras?
– Ah! je vais emporter la clef de cette chambre, reprit-elle. N’est-ce pas un palais, notre trésor.
– Pauline, encore un baiser?
– Mille! Mon Dieu, dit-elle en regardant Raphaël, ce sera toujours ainsi, je crois rêver.
Ils descendirent lentement l’escalier; puis, bien unis, marchant du même pas, tressaillant ensemble sous le poids du même bonheur, se serrant comme deux colombes, ils arrivèrent sur la place de la Sorbonne, où la voiture de Pauline attendait.
– Je veux aller chez toi, s’écria-t-elle. Je veux voir ta chambre, ton cabinet, et m’asseoir à la table sur laquelle tu travailles. Ce sera comme autrefois, ajouta-t-elle en rougissant. – Joseph, dit-elle à un valet, je vais rue de Varennes avant de retourner à la maison. Il est trois heures un quart, et je dois être revenu à quatre. Georges pressera les chevaux.
Et les deux amans furent en peu d’instans menés à l’hôtel de Valentin.
– Oh! que je suis contente d’avoir examiné tout cela, 298s’écria Pauline en chiffonnant la soie des rideaux qui drapaient le lit de Raphaël. Quand je m’endormirai, je serai là, en pensée. Je me figurerai ta chère tête sur cet oreiller. Dis-moi, Raphaël, tu n’as pris conseil de personne pour meubler ton hôtel.
– De personne.
– Bien vrai? Ce n’est pas une femme qui…
– Pauline!
– Oh! je me sens une affreuse jalousie. Tu as bon goût. Je veux avoir demain un lit pareil au tien.
Raphaël ivre de bonheur saisit Pauline.
– Oh! mon père, mon père, dit-elle.
– Je vais donc te reconduire, car je veux te quitter le moins possible, s’écria Valentin.
– Combien tu es aimant, je n’osais pas te le proposer….
– N’es-tu donc pas ma vie?
Il serait fastidieux de consigner fidèlement ces adorables bavardages de l’amour auxquels l’accent, le regard, un geste intraduisible donnent seuls du prix. Valentin reconduisit Pauline jusque chez elle, et revint ayant au cœur autant de plaisir que l’homme peut en ressentir et en porter ici-bas. Quand il fut assis dans son fauteuil, près de son feu, pensant à la soudaine et complète réalisation de toutes ses espérances, une idée froide lui traversa l’ame comme l’acier d’un poignard perce une poitrine, il regarda la Peau de chagrin, elle s’était légèrement rétrécie. Il prononça le grand juron français, sans y mettre les jésuitiques réticences de l’abbesse des Andouillettes, pencha la tête sur son fauteuil et resta sans mou299vement les yeux arrêtés sur une patère, sans la voir. Grand Dieu! s’écria-t-il. Quoi! tous mes désirs, tous! Pauvre Pauline! Il prit un compas, mesura ce que la matinée lui avait coûté d’existence. Je n’en ai pas pour deux mois, dit-il. Une sueur glacée sortit de ses pores, tout-à-coup il obéit à un inexprimable mouvement de rage, et saisit la Peau de chagrin en s’écriant: Je suis bien bête! il sortit, courut, traversa les jardins et jeta le talisman au fond d’un puits: Vogue la galère, dit-il. Au diable toutes ces sottises!
Raphaël se laissa donc aller au bonheur d’aimer, et vécut cœur à cœur avec Pauline, qui ne conçut pas le refus en amour. Leur mariage, retardé par des difficultés peu intéressantes à raconter, devait se célébrer dans les premiers jours de mars. Ils s’étaient éprouvés, ne doutaient point d’eux-mêmes, et le bonheur leur 300ayant révélé toute la puissance de leur affection, jamais deux ames, deux caractères ne s’étaient aussi parfaitement unis qu’ils le furent par la passion; en s’étudiant, ils s’aimèrent davantage: de part et d’autre, même délicatesse, même pudeur, même volupté, la plus douce de toutes les voluptés, celle des anges; point de nuages dans leur ciel; tour à tour, les désirs de l’un faisaient la loi de l’autre. Riches tous deux, ils ne connaissaient point de caprices qu’ils ne pussent satisfaire, et partant n’avaient point de caprices. Un goût exquis, le sentiment du beau, une vraie poésie animaient l’ame de l’épouse; dédaignant les colifichets de la finance, un sourire de son ami lui semblait plus beau que toutes les perles d’Ormus, la mousseline ou les fleurs formaient ses plus riches parures. Pauline et Raphaël fuyaient d’ailleurs le monde, la solitude leur était si belle, si féconde! Les oisifs voyaient exactement tous les soirs ce joli ménage de contrebande, aux Italiens ou à l’Opéra. Si d’abord quelques médisances égayèrent les salons, bientôt le torrent d’événemens qui passa sur Paris fit oublier deux amans inoffensifs; enfin, espèce d’excuse auprès des prudes, leur mariage était annoncé, et par hasard leurs gens se trouvaient discrets; donc, aucune méchanceté trop vive ne les punit de leur bonheur.
Vers la fin du mois de février, époque à laquelle d’assez beaux jours firent croire aux joies du printemps, un matin, Pauline et Raphaël déjeunaient ensemble dans une petite serre, espèce de salon rempli de fleurs, et de plain-pied avec le jardin. Le doux et pâle soleil de l’hiver, dont les rayons se brisaient à travers des arbustes 301rares, tiédissait alors la température. Les yeux étaient égayés par les vigoureux contrastes des divers feuillages, par les couleurs des touffes fleuries et par toutes les fantaisies de la lumière et de l’ombre. Quand tout Paris se chauffait encore devant de tristes foyers, les deux jeunes époux riaient sous un berceau de camélias, de lilas, de bruyères. Leurs têtes joyeuses s’élevaient au-dessus des narcisses, des muguets et des roses du Bengale.
302Dans cette serre voluptueuse et riche, les pieds foulaient une natte africaine colorée comme un tapis. Les parois tendues en coutil vert n’offraient pas la moindre trace d’humidité. L’ameublement était de bois en apparence grossier, mais dont l’écorce polie brillait de propreté. Un jeune chat accroupi sur la table où l’avait attiré l’odeur du lait se laissait barbouiller de café par Pauline, elle folâtrait avec lui, défendait la crême qu’elle lui permettait à peine de flairer afin d’exercer sa patience et d’entretenir le combat; elle éclatait de rire à chacune de ses grimaces, et débitait mille plaisanteries pour empêcher Raphaël de lire le journal, qui, dix fois déjà, lui était tombé des mains. Il abondait dans cette scène matinale un bonheur, inexprimable comme tout ce qui est naturel et vrai. Raphaël feignait toujours de lire sa feuille, et contemplait à la dérobée Pauline aux prises avec le chat, sa Pauline enveloppée d’un long peignoir qui la lui voilait imparfaitement, sa Pauline les cheveux en désordre et montrant un petit pied blanc veiné de bleu dans une pantoufle de velours noir. Charmante à voir en déshabillé, délicieuse comme les fantastiques figures de Westhall, elle semblait être tout à la fois jeune fille et femme, peut-être plus jeune fille que femme, elle jouissait d’une félicité sans mélange, et ne connaissait de l’amour que ses premières joies. Au moment où tout-à-fait absorbé par sa douce rêverie, Raphaël avait oublié son journal, Pauline le saisit, le chiffonna, en fit une boule, le lança dans le jardin, et le chat courut après la politique qui tournait comme toujours sur elle-même.
303Quand Raphaël, distrait par cette scène enfantine, voulut continuer à lire et fit le geste de lever la feuille qu’il n’avait plus, éclatèrent des rires francs, joyeux, renaissant d’eux-mêmes comme les chants d’un oiseau.
– Je suis jalouse du journal, dit-elle en essuyant les larmes que son rire d’enfant avait fait couler. N’est-ce pas une félonie, reprit-elle redevenant femme tout-à-coup, que de lire des proclamations russes en ma présence, et de préférer la prose de l’empereur Nicolas à des paroles, à des regards d’amour?
– Je ne lisais pas, mon ange aimé, je te regardais.
En ce moment, le pas lourd du jardinier dont les souliers ferrés faisaient crier le sable des allées, retentit près de la serre.
304– Excusez, monsieur le marquis, si je vous interromps ainsi que madame, mais je vous apporte une curiosité comme je n’en ai jamais vu. En tirant tout à l’heure, sous votre respect, un seau d’eau, j’ai amené cette singulière plante marine! La voilà! Faut, tout de même, que ce soit bien accoutumé à l’eau, car ce n’était point mouillé, ni humide. C’était sec comme du bois, et point gras du tout. Comme monsieur le marquis est plus savant que moi certainement, j’ai pensé qu’il fallait la lui apporter, et que ça l’intéresserait.
Et le jardinier montrait à Raphaël l’inexorable Peau de chagrin qui n’avait pas six pouces carrés de superficie.
– Merci, Vanière, dit Raphaël. Cette chose est très-curieuse.
– Qu’as-tu, mon ange? tu pâlis, s’écria Pauline.
– Laissez-nous, Vanière.
– Ta voix m’effraie, reprit la jeune fille, elle est singulièrement altérée. Qu’as-tu? Que sens-tu? Où as-tu mal? Tu as mal! Un médecin! cria-t-elle. Jonathas, au secours!
– Ma Pauline, tais-toi, répondit Raphaël qui recouvra son sang-froid. Sortons. Il y a près de moi une fleur dont le parfum m’incommode. Peut-être est-ce cette verveine?
Pauline s’élança sur l’innocent arbuste, le saisit par la tige, et le jeta dans le jardin.
– Oh! ange, s’écria-t-elle en serrant Raphaël par une étreinte aussi forte que leur amour et en lui apportant avec une langoureuse coquetterie ses lèvres vermeilles 305à baiser, en te voyant pâlir, j’ai compris que je ne te survivrais pas, ta vie est ma vie. Mon Raphaël, passe-moi ta main sur le dos? J’y sens encore la petite mort, j’y ai froid. Tes lèvres sont brûlantes. Et ta main?… elle est glacée, ajouta-t-elle.
– Folle, s’écria Raphaël.
– Pourquoi cette larme, dit-elle. Laisse-la moi boire?
– Oh! Pauline, Pauline, tu m’aimes trop.
– Il se passe en toi quelque chose d’extraordinaire, Raphaël? Sois vrai, je saurai bientôt ton secret. Donne-moi cela, dit-elle en prenant la Peau de chagrin.
– Tu es mon bourreau, cria le jeune homme en jetant un regard d’horreur sur le talisman.
– Quel changement de voix, répondit Pauline qui laissa tomber le fatal symbole du destin.
– M’aimes-tu? reprit-il.
– Si je t’aime, est-ce une question?
– Eh bien, laisse-moi, va-t-en!
La pauvre petite sortit.
– Quoi, s’écria Raphaël quand il fut seul, dans un siècle de lumière où nous avons appris que les diamans sont les cristaux du carbone, à une époque où tout s’explique, où la police traduirait un nouveau Messie devant les tribunaux et soumettrait ses miracles à l’Académie des Sciences, dans un temps où nous ne croyons plus qu’aux paraphes des notaires, je croirais moi! à une espèce de Mané, Thekel, Pharès? Non, de par Dieu! je ne penserai pas que l’Être-suprême puisse trouver du plaisir à tourmenter une honnête créature. Allons voir les savans.
306Il arriva bientôt, entre la Halle aux vins, immense recueil de tonneaux, et la Salpêtrière, immense séminaire d’ivrognerie, devant une petite mare où s’ébaudissaient des canards remarquables par la rareté des espèces et dont les ondoyantes couleurs, semblables aux vitraux d’une cathédrale, pétillaient sous les rayons du soleil. Tous les canards du monde étaient là, criant, barbottant, grouillant, et formant une espèce de chambre canarde rassemblée contre son gré; mais heureusement sans charte ni principes politiques, et vivant, sans rencontrer de chasseurs, sous l’œil des naturalistes qui les regardaient par hasard.
– Voilà monsieur Lavrille, dit un porte-clefs à Raphaël qui avait demandé ce grand pontife de la zoologie.
Le marquis vit un petit homme profondément enfoncé dans quelques sages méditations à l’aspect de deux canards. Ce savant, entre deux âges, avait une physionomie douce, encore adoucie par un air obligeant, mais il régnait dans toute sa personne une préoccupation scientifique: sa perruque incessamment grattée et fantasquement retroussée laissait voir une ligne de cheveux blancs et accusait la fureur des découvertes qui, semblable à toutes les passions, nous arrache si puissamment aux choses de ce monde que nous perdons la conscience du moi. Raphaël, homme de science et d’étude, admira ce naturaliste dont les veilles étaient consacrées à l’agrandissement des connaissances humaines, dont les erreurs servaient encore la gloire de la France; mais une petite maîtresse aurait ri sans doute de la solution de continuité qui se trouvait entre la culotte et le gilet 307rayé du savant, interstice d’ailleurs chastement rempli par une chemise qu’il avait copieusement froncée, en se baissant et se levant tour-à-tour au gré de ses observations zoogénésiques.
Après quelques premières phrases de politesse, Raphaël crut nécessaire d’adresser à M. Lavrille un compliment banal sur ses canards.
– Oh! nous sommes riches en canards, répondit le naturaliste. Ce genre est d’ailleurs, comme vous le savez sans doute, le plus fécond de l’ordre des Palmipèdes. Il commence au Cygne et finit au Canard Zinzin, en compre308nant cent trente-sept variétés d’individus bien distincts, ayant leurs noms, leurs mœurs, leur patrie, leur physionomie, et qui ne se ressemblent pas plus entre eux qu’un blanc ne ressemble à un nègre. En vérité, monsieur, quand nous mangeons un canard, la plupart du temps, nous ne nous doutons guère de l’étendue…. Il s’interrompit à l’aspect d’un joli petit canard qui remontait le talus de la mare. Vous voyez là le cygne à cravate, pauvre enfant du Canada, venu de bien loin pour nous montrer son plumage brun et gris, sa petite cravate noire! tenez, il se gratte. Voici la fameuse oie à duvet ou canard Eider, sous l’édredon de laquelle dorment nos petites maîtresses; est-elle jolie, qui n’admirerait ce petit ventre d’un blanc rougeâtre, ce bec vert? Je viens, monsieur, reprit-il, d’être témoin d’un accouplement dont j’avais jusqu’alors désespéré. Le mariage s’est fait assez heureusement, et j’en attendrai fort impatiemment le résultat. Je me flatte d’obtenir une cent trente-huitième espèce à laquelle peut-être mon nom sera donné! Voici les nouveaux époux, dit-il en montrant deux canards. C’est d’une part une oie rieuse (anas albifrons), de l’autre le grand canard siffleur (anas ruffina de Buffon). J’avais long-temps hésité entre le canard siffleur, le canard à sourcils blancs et le canard souchet (anas clypeata), tenez, voici le souchet, ce gros scélérat brun-noir dont le col est verdâtre et si coquettement irisé. Mais, monsieur, le canard siffleur était hupé, vous comprenez alors que je n’ai plus balancé. Il ne nous manque ici que le canard varié à calotte noire. Ces messieurs prétendent unanimement que ce canard fait double emploi avec le canard 309sarcelle à bec recourbé, quant à moi…. Il fit un geste admirable qui peignit à la fois la modestie et l’orgueil des savans, orgueil plein d’entêtement, modestie pleine de suffisance. Je ne le pense pas, ajouta-t-il. Vous voyez, mon cher monsieur, que nous ne nous amusons pas ici. Je m’occupe en ce moment de la monographie du genre canard. Mais je suis à vos ordres.
En se dirigeant vers une assez jolie maison de la rue de Buffon, Raphaël soumit la Peau de chagrin aux investigations de M. Lavrille.
– Je connais ce produit, répondit le savant après avoir braqué sa loupe sur le talisman, il a servi à quelque dessus de boîte. Le chagrin est fort ancien! Aujourd’hui les gaîniers préfèrent se servir de galuchat. Le galuchat est, comme vous le savez sans doute, la dépouille du Raja sephen, un poisson de la mer Rouge…..
– Mais ceci, monsieur, puisque vous avez l’extrême bonté…..
– Ceci, reprit le savant en interrompant, est autre chose: entre le galuchat et le chagrin, il y a, monsieur, toute la différence de l’océan à la terre, du poisson à un quadrupède. Cependant la peau du poisson est plus dure que la peau de l’animal terrestre. Ceci, dit-il en montrant le talisman, est, comme vous le savez sans doute, un des produits les plus curieux de la zoologie.
– Voyons, s’écria Raphaël.
– Monsieur, répondit le savant en s’enfonçant dans son fauteuil, ceci est une peau d’âne.
– Je le sais, dit le jeune homme.
– Il existe en Perse, reprit le naturaliste, un âne ex310trêmement rare, l’onagre des anciens, equus asinus, le koulan des Tatars. Pallas a été l’observer et l’a rendu à la science. En effet, cet animal avait long-temps passé pour fantastique. Il est, comme vous le savez, célèbre dans l’Écriture sainte, Moïse avait défendu de l’accoupler avec ses congénères. Mais l’onagre est encore plus fameux par les prostitutions dont il a été l’objet, et dont parlent souvent les prophètes bibliques. Pallas, comme vous le savez sans doute, déclare, dans ses Act. Petrop., tome II, que ces excès bizarres sont encore religieusement accrédités chez les Persans et les Nogaïs comme un remède souverain contre les maux de reins et la goutte sciatique. Nous ne nous doutons guère de cela, nous autres pauvres Parisiens. Le Muséum ne possède pas d’onagre. Quel superbe animal! reprit le savant. Il est plein de mystères: son œil est muni d’une espèce de tapis réflecteur auquel les Orientaux attribuent le pouvoir de la fascination, sa robe est plus élégante et plus polie que ne l’est celle de nos plus beaux chevaux, elle est sillonnée de bandes plus ou moins fauves et ressemble beaucoup à la peau du zèbre. Son lainage a quelque chose de moelleux, d’ondoyant, de gras au toucher; sa vue égale en justesse et en précision la vue de l’homme; un peu plus grand que nos plus beaux ânes domestiques, il est doué d’un courage extraordinaire. Si, par hasard, il est surpris, il se défend avec une supériorité remarquable contre les bêtes les plus féroces; quant à la rapidité de sa marche, elle ne peut se comparer qu’au vol des oiseaux; un onagre, monsieur, tuerait à la course les meilleurs chevaux arabes ou persans. D’après le père du cons311ciencieux docteur Niébuhr, dont, comme vous le savez sans doute, nous déplorons la perte récente, le terme moyen du pas ordinaire de ces admirables créatures est de sept mille pas géométriques par heure. Nos ânes dégénérés ne sauraient donner une idée de cet âne indépendant et fier. Il a le port leste, animé, l’air spirituel, fin, une physionomie gracieuse, des mouvemens pleins de coquetterie! C’est le roi zoologique de l’Orient. Les superstitions turques et persanes lui donnent même une mystérieuse origine, et le nom de Salomon se mêle aux récits que les conteurs du Thibet et de la Tartarie font sur les prouesses attribuées à ces nobles animaux.
Enfin un onagre apprivoisé vaut des sommes immenses, il est presque impossible de le saisir dans les montagnes où il bondit comme un chevreuil, et semble voler 312comme un oiseau. La fable des chevaux ailés, notre Pégase, a sans doute pris naissance dans ces pays où les bergers ont pu voir souvent un onagre sautant d’un rocher à un autre. Les ânes de selle, obtenus en Perse par l’accouplement d’une ânesse avec un onagre apprivoisé, sont peints en rouge, suivant une immémoriale tradition. Cet usage a donné lieu peut-être à notre proverbe: méchant comme un âne rouge. À une époque où l’histoire naturelle était très-négligée en France, un voyageur aura, je pense, amené un de ces animaux curieux qui supportent fort impatiemment l’esclavage. De là, le dicton! La peau que vous me présentez, reprit le savant, est la peau d’un onagre. Nous varions sur l’origine du nom. Les uns prétendent que Chagri est un mot turc, d’autres veulent que Chagri soit la ville où cette dépouille zoologique subit une préparation chimique assez bien décrite par Pallas et qui lui donne le grain particulier que nous admirons, M. Martellens m’a écrit que Châagri est un ruisseau.
– Monsieur, je vous remercie de m’avoir donné des renseignemens qui fourniraient une admirable note à quelque Dom Calmet, si les bénédictins existaient encore; mais j’ai eu l’honneur de vous faire observer que ce fragment était primitivement d’un volume égal… à cette carte géographique, dit Raphaël en montrant à M. Lavrille un atlas ouvert, or depuis trois mois elle s’est insensiblement contractée…
– Bien, reprit le savant, je comprends. Monsieur, toutes les dépouilles d’êtres primitivement organisés sont sujettes à un dépérissement naturel, facile à concevoir, et dont les progrès sont soumis aux influences atmosphé313riques. Les métaux eux-mêmes se dilatent ou se resserrent d’une manière sensible, car les ingénieurs ont observé des espaces assez considérables entre de grandes pierres primitivement maintenues par des barres de fer. La science est vaste, la vie humaine est bien courte, aussi n’avons-nous pas la prétention de connaître tous les phénomènes de la nature.
– Monsieur, reprit Raphaël presque confus, excusez la demande que je vais vous faire. Êtes-vous bien sûr que cette peau soit soumise aux lois ordinaires de la zoologie, qu’elle puisse s’étendre?
– Oh! certes. Ah! peste, dit M. Lavrille en essayant de tirer le talisman. Mais, monsieur, reprit-il, si vous voulez aller voir M. Planchette, le célèbre professeur de mécanique, il trouvera certainement un moyen d’agir sur cette peau, de l’amollir, de la distendre.
– Oh! Monsieur, vous me sauvez la vie.
Raphaël salua le savant naturaliste et courut chez Planchette, en laissant le bon Lavrille au milieu de son cabinet rempli de bocaux et de plantes séchées. Il remportait de cette visite, sans le savoir, toute la science humaine: une nomenclature! Ce bon-homme ressemblait à Sancho Pança racontant à Don Quichotte l’histoire des chèvres, il s’amusait à compter des animaux, à les numéroter. Arrivé sur le bord de la tombe, il connaissait à peine une petite fraction des incommensurables nombres du grand troupeau jeté par Dieu à travers l’océan des mondes, dans un but ignoré. Raphaël était content.
– Je vais tenir mon âne en bride, s’écriait-il.
Sterne avait dit avant lui: «Ménageons notre âne, si 314nous voulons vivre vieux.» Mais la bête est si fantasque!
Planchette était un grand homme sec, véritable poète perdu dans une perpétuelle contemplation, occupé à regarder toujours un abîme sans fond, LE MOUVEMENT!
Le vulgaire taxe de folie ces esprits sublimes, gens incompris qui vivent dans une admirable insouciance du luxe et du monde, restant des journées entières à fumer un cigare éteint, ou venant dans un salon sans avoir toujours bien exactement marié les boutons de leurs vêtemens avec les boutonnières. Un jour, après avoir long-315temps mesuré le vide, ou entassé des X sous des Aa – gG, ils ont analysé quelque loi naturelle et décomposé le plus simple des principes; tout à coup la foule admire une nouvelle machine ou quelque haquet dont la facile structure nous étonne et nous confond! Le savant modeste sourit en disant à ses admirateurs: Qu’ai-je donc créé? Rien. L’homme n’invente pas une force, il la dirige, et la science consiste à imiter la nature.
Raphaël surprit le mécanicien planté sur ses deux jambes, comme un pendu tombé droit sous une potence. Planchette examinait une bille d’agathe qui roulait sur un cadran solaire, en attendant qu’elle s’y arrêtât. Le pauvre homme n’était ni décoré, ni pensionné, car il ne savait pas enluminer ses calculs; heureux de vivre à l’affût d’une découverte, il ne pensait ni à la gloire, ni au monde, ni à lui-même, et vivait dans la science pour la science.
– Cela est indéfinissable, s’écria-t-il. – Ah! monsieur, reprit-il en apercevant Raphaël, je suis votre serviteur. Comment va la maman? Allez voir ma femme…
– J’aurais cependant pu vivre ainsi! pensa Raphaël qui tira le savant de sa rêverie en lui demandant le moyen d’agir sur le talisman, qu’il lui présenta. Dussiez-vous rire de ma crédulité, monsieur, dit le marquis en terminant, je ne vous cacherai rien. Cette peau me semble posséder une force de résistance contre laquelle rien ne peut prévaloir.
– Monsieur, dit-il, les gens du monde traitent toujours la science assez cavalièrement, tous nous disent à peu près ce qu’un Incroyable disait à M. de Lalande 316en lui amenant des dames après l’éclipse: Ayez la bonté de recommencer. Quel effet voulez-vous produire? La mécanique a pour but d’appliquer les lois du mouvement ou de les neutraliser. Quant au mouvement en lui-même, je vous le déclare avec humilité, nous sommes impuissans à le définir. Cela posé, nous avons remarqué quelques phénomènes constans qui régissent l’action des solides et des fluides. En reproduisant les causes génératrices de ces phénomènes, nous pouvons transporter les corps, leur transmettre une force locomotive dans des rapports de vitesse déterminée, les lancer, les diviser simplement ou à l’infini soit que nous les cassions ou les pulvérisions; puis les tordre, leur imprimer une rotation, les modifier, les comprimer, les dilater, les étendre. Cette science, monsieur, repose sur un seul fait. Vous voyez cette bille, reprit-il. Elle est ici sur cette pierre. La voici maintenant là. De quel nom appellerons-nous cet acte si physiquement naturel et si moralement extraordinaire? Mouvement, locomotion, changement de lieu? Quelle immense vanité cachée sous les mots! Un nom, est-ce donc une solution? Voilà pourtant toute la science. Nos machines emploient ou décomposent cet acte, ce fait. Ce léger phénomène adapté à des masses va faire sauter Paris: nous pouvons augmenter la vitesse aux dépens de la force, et la force aux dépens de la vitesse. Qu’est-ce que la force et la vitesse? Notre science est inhabile à le dire, comme elle l’est à créer un mouvement. Un mouvement, quel qu’il soit, est un immense pouvoir, et l’homme n’invente pas de pouvoirs. Le pouvoir est un, comme le mouvement, l’essence même du 317pouvoir. Tout est mouvement. La pensée est un mouvement. La nature est établie sur le mouvement. La mort est un mouvement dont les fins nous sont peu connues. Si Dieu est éternel, croyez qu’il est toujours en mouvement, Dieu est le mouvement, peut-être. Voilà pourquoi le mouvement est inexplicable comme lui; comme lui profond, sans bornes, incompréhensible, intangible. Qui jamais a touché, compris, mesuré le mouvement? Nous en sentons les effets sans le voir. Nous pouvons même le nier comme nous nions Dieu. Où est-il, où n’est-il pas? D’où part-il? Où en est le principe? Où en est la fin? Il nous enveloppe, nous presse et nous échappe. Il est évident comme un fait, obscur comme une abstraction, tout à la fois effet et cause. Il lui faut comme à nous l’espace, et qu’est-ce que l’espace? Le mouvement seul nous le révèle; sans le mouvement, il n’est plus qu’un mot vide de sens. Problème insoluble, semblable au vide, semblable à la création, à l’infini, le mouvement confond la pensée humaine, et tout ce qu’il est permis à l’homme de concevoir, c’est qu’il ne le concevra jamais. Entre chacun des points successivement occupés par cette bille dans l’espace, reprit le savant, il se rencontre un abîme pour la raison humaine, un abîme où est tombé Pascal. Pour agir sur la substance inconnue que vous voulez soumettre à une force inconnue, nous devons d’abord étudier cette substance; d’après sa nature, ou elle se brisera sous un choc, ou elle y résistera; si elle se divise et que votre intention ne soit pas de la partager, nous n’atteindrons pas le but proposé. Voulez-vous la comprimer? il faut transmettre 318un mouvement égal à toutes les parties de la substance de manière à diminuer uniformément l’intervalle qui les sépare. Désirez-vous l’étendre? nous devrons tâcher d’imprimer à chaque molécule une force excentrique égale; sans l’observation exacte de cette loi, nous y produirions des solutions de continuité. Il existe, monsieur, des modes infinis, des combinaisons sans bornes dans le mouvement. À quel effet vous arrêtez-vous?
– Monsieur, dit Raphaël impatienté, je désire une pression quelconque assez forte pour étendre indéfiniment cette peau…
– La substance étant finie, répondit le mathématicien, ne saurait être indéfiniment distendue, mais la compression multipliera nécessairement l’étendue de sa surface aux dépens de l’épaisseur; elle s’amincira jusqu’à ce que la matière manque…
– Obtenez ce résultat, monsieur, s’écria Raphaël, et vous aurez gagné des millions.
– Je vous volerais votre argent, répondit le professeur avec le flegme d’un Hollandais. Je vais vous démontrer en deux mots l’existence d’une machine sous laquelle Dieu lui-même serait écrasé comme une mouche. Elle réduirait un homme à l’état de papier brouillard, un homme botté, éperonné, cravaté, chapeau, or, bijoux, tout…
– Quelle horrible machine!
– Au lieu de jeter leurs enfans à l’eau, les Chinois devraient les utiliser ainsi, reprit le savant sans penser au respect de l’homme pour sa progéniture.
Tout entier à son idée, Planchette prit un pot de 319fleurs vide, troué dans le fond et l’apporta sur la dalle du gnomon; puis il alla chercher un peu de terre glaise dans un coin du jardin. Raphaël resta charmé comme un enfant auquel sa nourrice conte une histoire merveilleuse. Après avoir posé sa terre glaise sur la dalle, Planchette tira de sa poche une serpette, coupa deux branches de sureau, et se mit à les vider en sifflant comme si Raphaël n’eût pas été là.
– Voilà les élémens de la machine, dit-il.
Il attacha par un coude en terre glaise l’un de ses tuyaux de bois au fond du pot, de manière à ce que le trou du sureau correspondît à celui du vase. Vous eussiez dit une énorme pipe. Il étala sur la dalle un lit de glaise en lui donnant la forme d’une pelle, assit le pot de fleurs dans la partie la plus large, et fixa la branche de sureau sur la portion qui représentait le manche. Enfin il mit un pâté de terre glaise à l’extrémité du tube en sureau, il y planta l’autre branche creuse, toute droite, en pratiquant un autre coude pour la joindre à la branche horizontale, en sorte que l’air, ou tel fluide ambiant donné, pût circuler dans cette machine improvisée, et courir depuis l’embouchure du tube vertical, à travers le canal intermédiaire, jusque dans le grand pot de fleurs vide.
– Monsieur, cet appareil, dit-il à Raphaël avec le sérieux d’un académicien prononçant son discours de réception, est un des plus beaux titres du grand Pascal à notre admiration.
– Je ne comprends pas.
Le savant sourit. Il alla détacher d’un arbre fruitier 320une petite bouteille dans laquelle son pharmacien lui avait envoyé une liqueur où se prenaient les fourmis, il en cassa le fond, se fit un entonnoir, l’adapta soigneusement au trou de la branche creuse qu’il avait fixée verticalement dans l’argile, en opposition au grand réservoir figuré par le pot de fleurs; puis, au moyen d’un arrosoir, il y versa la quantité d’eau nécessaire pour qu’elle se trouvât également bord à bord et dans le grand vase et dans la petite embouchure circulaire du sureau. Raphaël pensait à sa Peau de chagrin.
– Monsieur, dit le mécanicien, l’eau passe encore aujourd’hui pour un corps incompressible, n’oubliez pas ce principe fondamental, néanmoins elle se comprime, mais si légèrement, que nous devons compter sa faculté contractile comme zéro. Vous voyez la surface que présente l’eau arrivée à la superficie du pot de fleurs.
– Oui, monsieur.
– Hé bien, supposez cette surface mille fois plus étendue que ne l’est l’orifice du bâton de sureau par lequel j’ai versé le liquide. Tenez, j’ôte l’entonnoir.
– D’accord.
– Hé bien, monsieur, si par un moyen quelconque j’augmente le volume de cette masse en introduisant encore de l’eau par l’orifice du petit tuyau, le fluide, contraint d’y descendre, montera dans le réservoir figuré par le pot de fleurs jusqu’à ce que le liquide arrive à un même niveau dans l’un et dans l’autre…
– Cela est évident, s’écria Raphaël.
– Mais il y a cette différence, reprit le savant, que si la mince colonne d’eau ajoutée dans le petit tube ver321tical y présente une force égale au poids d’une livre par exemple, comme son action se transmettra fidèlement à la masse liquide et viendra réagir sur tous les points de la surface qu’elle présente dans le pot de fleurs, il s’y trouvera mille colonnes d’eau qui, tendant toutes à s’élever comme si elles étaient poussées par une force égale à celle qui fait descendre le liquide dans le bâton de sureau vertical, produiront nécessairement ici, dit Planchette en montrant à Raphaël l’ouverture du pot de fleurs, une puissance mille fois plus considérable que la puissance introduite là. Et le savant indiquait du doigt au marquis le tuyau de bois planté droit dans la glaise.
– Cela est tout simple, dit Raphaël.
Planchette sourit.
– En d’autres termes, reprit-il avec cette ténacité de logique naturelle aux mathématiciens, il faudrait, pour repousser l’irruption de l’eau, déployer, sur chaque partie de la grande surface, une force égale à la force agissant dans le conduit vertical; mais, à cette différence près, que si la colonne liquide y est haute d’un pied, les milles petites colonnes de la grande surface n’y auront qu’une très-faible élévation. Maintenant, dit Planchette en donnant une chiquenaude à ses bâtons, remplaçons ce petit appareil grotesque par des tubes métalliques d’une force et d’une dimension convenables, si vous couvrez d’une forte platine mobile la surface fluide du grand réservoir, et qu’à cette platine vous en opposiez une autre dont la résistance et la solidité soient à toute épreuve; si de plus, vous m’accordez 322la puissance d’ajouter sans cesse de l’eau par le petit tube vertical à la masse liquide, l’objet, pris entre les deux plans solides, doit nécessairement céder à l’immense action qui le comprime indéfiniment. Le moyen d’introduire constamment de l’eau par le petit tube est une niaiserie en mécanique, ainsi que le mode de transmettre la puissance de la masse liquide à une platine. Deux pistons et quelques soupapes suffisent. Concevez-vous alors, mon cher monsieur, dit-il en prenant le bras de Valentin, qu’il n’existe guère de substance qui, mise entre ces deux résistances indéfinies, ne soit contrainte à s’étaler.
– Quoi! l’auteur des Lettres provinciales a inventé, s’écria Raphaël.
– Lui seul, monsieur. La mécanique ne connaît rien de plus simple ni de plus beau. Le principe contraire, l’expansibilité de l’eau a créé la machine à vapeur. Mais l’eau n’est expansible qu’à un certain degré, tandis que son incompressibilité, étant une force en quelque sorte négative, se trouve nécessairement infinie.
– Si cette peau s’étend, dit Raphaël, je vous promets d’élever une statue colossale à Blaise Pascal, de fonder un prix de cent mille francs pour le plus beau problème de mécanique résolu dans chaque période de dix ans, de doter vos cousines, arrière-cousines, enfin de bâtir un hôpital destiné aux mathématiciens devenus fous ou pauvres.
– Ce serait fort utile, dit Planchette. Monsieur, reprit-il avec le calme d’un homme vivant dans une sphère 323tout intellectuelle, nous irons demain chez Spieghalter. Ce mécanicien distingué vient de fabriquer d’après mes plans une machine perfectionnée avec laquelle un enfant pourrait faire tenir mille bottes de foin dans son chapeau.
– À demain, monsieur.
– À demain.
– Parlez-moi de la mécanique, s’écria Raphaël. N’est-ce pas la plus belle de toutes les sciences? L’autre avec ses onagres, ses classemens, ses canards, ses genres et ses bocaux pleins de monstres, est tout au plus bon à marquer les points dans un billard public.
Le lendemain, Raphaël tout joyeux vint chercher Planchette, et ils allèrent ensemble dans la rue de la Santé, nom de favorable augure. Chez Spieghalter, le jeune homme se trouva dans un établissement immense, ses regards tombèrent sur une multitude de forges rouges et rugissantes. C’était une pluie de feu, un déluge de clous, un océan de pistons, de vis, de leviers, de traverses, de limes, d’écrous, une mer de fontes, de bois, de soupapes et d’aciers en barres. La limaille prenait à la gorge. Il y avait du fer dans la température, les hommes étaient couverts de fer, tout puait le fer, le fer avait une vie, il était organisé, il se fluidifiait, marchait, pensait en prenant toutes les formes, en obéissant à tous les caprices. À travers les hurlemens des soufflets, les crescendo des marteaux, les sifflemens des tours qui faisaient grogner le fer, Raphaël arriva dans une grande pièce, propre et bien aérée, où il put contempler à 324son aise la presse immense dont Planchette lui avait parlé. Il admira des espèces de madriers en fonte, et des jumelles en fer unies par un indestructible noyau.
– Si vous tourniez sept fois cette manivelle avec promptitude, lui dit Spieghalter en lui montrant un balancier de fer poli, vous feriez jaillir une planche d’acier en des milliers de jets qui vous entreraient dans les jambes comme des aiguilles.
– Peste, s’écria Raphaël.
Planchette glissa lui-même la Peau de chagrin entre les deux platines de la presse souveraine, et plein de cette sécurité que donnent les convictions scientifiques, il manœuvra vivement le balancier.
– Couchez-vous tous, nous sommes morts, cria Spieghalter d’une voix tonnante en se laissant tomber lui-même à terre.
Un sifflement horrible retentit dans les ateliers. L’eau contenue dans la machine brisa la fonte, produisit un jet d’une puissance incommensurable, et se dirigea heureusement sur une vieille forge qu’elle renversa, bouleversa, tordit comme une trombe entortille une maison et l’emporte avec elle.
– Oh! dit tranquillement Planchette, le chagrin est sain comme mon œil! Maître Spieghalter, il y avait une paille dans votre fonte, ou quelque interstice dans le grand tube.
– Non, non, je connais ma fonte. Monsieur peut remporter son outil, le diable est logé dedans.
325L’Allemand saisit un marteau de forgeron, jeta la peau sur une enclume, et de toute la force que donne la colère, déchargea sur le talisman le plus terrible coup qui jamais eût mugi dans ses ateliers.
– Il n’y paraît seulement pas, s’écria Planchette en caressant le chagrin rebelle.
Les ouvriers accoururent. Le contre-maître prit la peau et la plongea dans le charbon de terre d’une forge. Tous rangés en demi-cercle autour du feu, attendirent avec 326impatience le jeu d’un énorme soufflet. Raphaël, Spieghalter, le professeur Planchette occupaient le centre de cette foule noire et attentive. En voyant tous ces yeux blancs, ces têtes poudrées de fer, ces vêtemens noirs et luisans, ces poitrines poilues, Raphaël se crut transporté dans le monde nocturne et fantastique des ballades allemandes. Le contre-maître saisit la peau avec des pinces après l’avoir laissée dans le foyer pendant dix minutes.
– Rendez-la-moi, dit Raphaël.
Le contre-maître la présenta par plaisanterie à Raphaël. Le marquis mania facilement la peau froide et souple sous ses doigts. Un cri d’horreur s’éleva, les ouvriers s’enfuirent, Valentin resta seul avec Planchette dans l’atelier désert.
– Il y a décidément quelque chose de diabolique là-dedans, s’écria Raphaël au désespoir. Aucune puissance humaine ne saurait donc me donner un jour de plus.
– Monsieur, j’ai tort, répondit le mathématicien d’un air contrit, nous devions soumettre cette peau singulière à l’action d’un laminoir. Où avais-je les yeux en vous proposant une pression.
– C’est moi qui l’ai demandée, répliqua Raphaël.
Le savant respira comme un coupable acquitté par douze jurés. Cependant, intéressé par le problème étrange que lui offrait cette peau, il réfléchit un moment et dit: Il faut traiter cette substance inconnue par des réactifs. Allons voir Japhet, la chimie sera peut-être plus heureuse que la mécanique.
Valentin mit son cheval au grand trot, dans l’espoir de rencontrer le fameux chimiste Japhet à son laboratoire.
327– Hé bien, mon vieil ami, dit Planchette en apercevant Japhet assis dans un fauteuil et contemplant un précipité, comment va la chimie?
– Elle s’endort. Rien de neuf. L’Académie a cependant reconnu l’existence de la salicine. Mais la salicine, l’asparagine, la vauqueline, la digitaline ne sont pas des découvertes.
– Faute de pouvoir inventer des choses, dit Raphaël, il paraît que vous en êtes réduits à inventer des noms.
– Cela est, pardieu, vrai, jeune homme!
– Tiens, dit le professeur Planchette au chimiste, essaie de nous décomposer cette substance, si tu en extrais un principe quelconque, je le nomme d’avance la diaboline, car en voulant la comprimer, nous venons de briser une presse hydraulique.
– Voyons, voyons cela, s’écria joyeusement le chimiste, ce sera peut-être un nouveau corps simple.
– Monsieur, dit Raphaël, c’est tout simplement un morceau de peau d’âne.
– Monsieur? reprit gravement le célèbre chimiste.
– Je ne plaisante pas, répliqua le marquis en lui présentant la Peau de chagrin.
Le baron Japhet appliqua sur la peau les houppes nerveuses de sa langue si habile à déguster les sels, les acides, les alcalis, les gaz, et dit après quelques essais: – Point de goût! Voyons, nous allons lui faire boire un peu d’acide phthorique.
Soumis à l’action de ce principe, si prompt à désorganiser les tissus animaux, la peau ne subit aucune altération.
328– Ce n’est pas du chagrin, s’écria le chimiste. Nous allons traiter ce mystérieux inconnu comme un minéral et lui donner sur le nez en le mettant dans un creuset infusible où j’ai précisément de la potasse rouge.
Japhet sortit et revint bientôt.
– Monsieur, dit-il à Raphaël, laissez-moi prendre un morceau de cette singulière substance, elle est si extraordinaire…
– Un morceau, s’écria Raphaël, pas seulement la valeur d’un cheveu. D’ailleurs essayez? dit-il d’un air tout à la fois triste et goguenard.
Le savant cassa un rasoir en voulant entamer la peau, il tenta de la briser par une forte décharge d’électricité, puis il la soumit à l’action de la pile voltaïque, enfin les foudres de sa science échouèrent sur le terrible talisman. Il était sept heures du soir. Planchette, Japhet et Raphaël, ne s’apercevant pas de la fuite du temps, attendaient le résultat d’une dernière expérience. Le chagrin sortit victorieux d’un épouvantable choc auquel il avait été soumis, grâce à une quantité raisonnable de chlorure d’azote.
– Je suis perdu, s’écria Raphaël. Dieu est là. Je vais mourir.
Il laissa les deux savans stupéfaits.
– Gardons-nous bien de raconter cette aventure à l’Académie, nos collègues s’y moqueraient de nous, dit Planchette au chimiste après une longue pause pendant laquelle ils se regardèrent sans oser se communiquer leurs pensées.
Ils étaient comme des chrétiens sortant de leurs tombes 329sans trouver un Dieu dans le ciel. La science? impuissante! Les acides? eau claire! La potasse rouge? déshonorée. La pile voltaïque et la foudre? deux bilboquets!
– Une presse hydraulique fendue comme une mouillette, ajouta Planchette.
– Je crois au diable, dit le baron Japhet après un moment de silence.
– Et moi à Dieu, répondit Planchette.
Tous deux étaient dans leur rôle. Pour un mécanicien, l’univers est une machine qui veut un ouvrier; pour la chimie, cette œuvre d’un démon qui va décomposant tout, le monde est un gaz doué de mouvement.
– Nous ne pouvons pas nier le fait, reprit le chimiste.
– Bah! pour nous consoler, Messieurs les Doctrinaires ont créé ce nébuleux axiome: bête comme un fait.
– Ton axiome, répliqua le chimiste, me semble, à moi, fait comme une bête.
Ils se prirent à rire, et dînèrent en gens qui ne voyaient plus qu’un phénomène dans un miracle.
En rentrant chez lui, Valentin était en proie à une rage froide; il ne croyait plus à rien, ses idées se brouillaient dans sa cervelle, tournoyaient et vacillaient comme celles de tout homme en présence d’un fait impossible. Il avait cru volontiers à quelque défaut secret dans la machine de Spieghalter, l’impuissance de la science et du feu ne l’étonnait pas; mais la souplesse de la peau quand il la maniait, mais sa dureté lorsque les moyens de destruction mis à la disposition de l’homme étaient dirigés sur elle, l’épouvantaient. Ce fait incontestable lui donnait le vertige.
330– Je suis fou, se dit-il. Quoique depuis ce matin je sois à jeun, je n’ai ni faim, ni soif, et je sens dans ma poitrine un foyer qui me brûle. Il remit la Peau de chagrin dans le cadre où elle avait été naguère enfermée, et après avoir décrit par une ligne d’encre rouge le contour actuel du talisman, il s’assit dans son fauteuil. – Déjà huit heures, s’écria-t-il. Cette journée a passé comme un songe. Il s’accouda sur le bras du fauteuil, s’appuya la tête dans sa main gauche, et resta perdu dans une de ces méditations funèbres, dans ces pensées dévorantes dont les condamnés à mort emportent le secret. – Ah! Pauline, s’écria-t-il, pauvre enfant, il y a des abîmes que l’amour ne saurait franchir, malgré la force de ses ailes. En ce moment, il entendit très-distinctement un soupir étouffé, et reconnut par un des plus touchans priviléges de la passion le souffle de sa Pauline. – Oh! se dit-il, voilà mon arrêt. Si elle était là, je voudrais mourir dans ses bras. Un éclat de rire bien franc, bien joyeux, lui fit tourner la tête vers son lit, il vit à travers les rideaux diaphanes la figure de Pauline souriant comme un enfant heureux d’une malice qui réussit; ses beaux cheveux formaient des milliers de boucles sur ses épaules, elle était là semblable à une rose du Bengale sur un monceau de roses blanches.
– J’ai séduit Jonathas, dit-elle. Ce lit ne m’appartient-il pas, à moi qui suis ta femme? Ne me gronde pas, chéri, je ne voulais que dormir près de toi, te surprendre. Pardonne-moi cette folie. Elle sauta hors du lit par un mouvement de chatte, se montra radieuse dans 331ses mousselines, et s’assit sur les genoux de Raphaël: De quel abîme parlais-tu donc, mon amour? dit-elle en laissant voir sur son front une expression soucieuse.
– De la mort.
– Tu me fais mal, répondit-elle. Il y a certaines idées auxquelles, nous autres, pauvres femmes, nous ne pouvons nous arrêter, elles nous tuent. Est-ce force d’amour ou manque de courage? je ne sais. La mort ne m’effraie pas, reprit-elle en riant. Mourir avec toi, demain 332matin, ensemble, dans un dernier baiser, ce serait un bonheur. Il me semble que j’aurais encore vécu plus de cent ans. Qu’importe le nombre des jours, si, dans une nuit, dans une heure, nous avons épuisé toute une vie de paix et d’amour.
– Tu as raison, le ciel parle par ta jolie bouche. Donne que je la baise, et mourons, dit Raphaël.
– Mourons donc, répondit-elle en riant.
Vers les neuf heures du matin, le jour passait à travers les fentes des persiennes; amoindri par la mousseline des rideaux, il permettait encore de voir les riches couleurs du tapis et les meubles soyeux de la chambre où reposaient les deux amans. Quelques dorures étincelaient. Un rayon de soleil venait mourir sur le mol édredon que les jeux de l’amour avaient jeté par terre. Suspendue à une grande psyché, la robe de Pauline se dessinait comme une vaporeuse apparition. Les souliers mignons avaient été laissés loin du lit. Un rossignol vint se poser sur l’appui de la fenêtre, ses gazouillemens répétés, le bruit de ses ailes soudainement déployées quand il s’envola, réveillèrent Raphaël.
– Pour mourir, dit-il en achevant une pensée commencée dans son rêve, il faut que mon organisation, ce mécanisme de chair et d’os animé par ma volonté, et qui fait de moi un individu homme, présente une lésion sensible. Les médecins doivent connaître les symptômes de la vitalité attaquée, et pouvoir me dire si je suis en santé ou malade.
Il contempla sa femme endormie qui lui tenait la tête, exprimant ainsi pendant le sommeil les tendres sollici333tudes de l’amour. Gracieusement étendue comme un jeune enfant et le visage tourné vers lui, Pauline semblait le regarder encore en lui tendant une jolie bouche entr’ouverte par un souffle égal et pur. Ses petites dents de porcelaine relevaient la rougeur de ses lèvres fraîches sur lesquelles errait un sourire; l’incarnat de son teint était plus vif, et la blancheur en était pour ainsi dire plus blanche en ce moment qu’aux heures les plus amoureuses de la journée. Son gracieux abandon si plein de confiance mêlait au charme de l’amour les adorables attraits de l’enfance endormie. Les femmes même les plus naturelles obéissent encore pendant le jour à certaines conventions sociales qui enchaînent les naïves expansions de leur ame; mais le sommeil semble les rendre à la soudaineté de vie qui décore le premier âge. Pauline ne rougissait de rien comme une de ces chères et célestes créatures chez qui la raison n’a encore jeté ni pensées dans les gestes, ni secrets dans le regard. Son profil se détachait vivement sur la fine batiste des oreillers, de grosses ruches de dentelles mêlées à ses cheveux en désordre lui donnaient un petit air mutin; mais elle s’était endormie dans le plaisir, ses longs cils étaient appliqués sur sa joue comme pour garantir sa vue d’une lueur trop forte ou pour aider à ce recueillement de l’ame quand elle essaie de retenir une volupté parfaite, mais fugitive; son oreille mignonne, blanche et rouge, encadrée par une touffe de cheveux et dessinée dans une coque de la Malines, eût rendu fou d’amour un artiste, un peintre, un vieillard, eût peut-être restitué la raison à quelque insensé. Voir sa 334maîtresse endormie, rieuse dans un songe, paisible sous votre protection, vous aimant même en rêve au moment où la créature semble cesser d’être, et vous offrant encore une bouche muette qui dans le sommeil vous parle du dernier baiser! voir une femme confiante, demi-nue, mais enveloppée dans son amour comme dans un manteau, et chaste au sein du désordre; admirer ses vêtemens épars, un bas de soie rapidement quitté la veille pour vous plaire, une ceinture dénouée qui vous accuse une foi infinie, n’est-ce pas une joie sans nom? Cette ceinture est un poème entier: la femme qu’elle protégeait n’existe plus, elle vous appartient, elle est devenue vous; désormais la trahir, c’est se blesser soi-même. Raphaël attendri contempla cette chambre chargée d’amour, pleine de souvenirs, où le jour prenait des teintes voluptueuses, et revint à cette femme aux formes pures, jeunes, aimantes encore, dont surtout les sentimens étaient à lui sans partage. Il désira vivre toujours. Quand son regard tomba sur Pauline, elle ouvrit aussitôt les yeux comme si un rayon de soleil l’eût frappée.
– Bonjour, ami! dit-elle en souriant. Es-tu beau, méchant.
Ces deux têtes empreintes d’une grâce due à l’amour, à la jeunesse, au demi-jour et au silence formaient une de ces divines scènes dont la magie passagère n’appartient qu’aux premiers jours de la passion, comme la naïveté, la candeur sont les attributs de l’enfance. Hélas! ces joies printanières de l’amour, de même que les rires de notre jeune âge, doivent s’enfuir et ne 335plus vivre que dans notre souvenir pour nous désespérer ou nous jeter quelque parfum consolateur, selon les caprices de nos méditations secrètes.
– Pourquoi t’es-tu réveillée? dit Raphaël. J’avais tant de plaisir à te voir endormie, j’en pleurais.
– Et moi aussi, répondit-elle, j’ai pleuré cette nuit en te contemplant dans ton repos, mais non pas de joie. Écoute, mon Raphaël, écoute-moi? Lorsque tu dors, ta respiration n’est pas franche, il y a dans ta poitrine quelque chose qui résonne, et qui m’a fait peur. Tu as pendant ton sommeil une petite toux sèche, absolument semblable à celle de mon père qui meurt d’une phthisie. J’ai reconnu dans le bruit de tes poumons quelques-uns des effets bizarres de cette maladie. Puis tu avais la fièvre, j’en suis sûre, ta main était moite et brûlante. Chéri! tu es jeune, dit-elle en frissonnant, tu pourrais te guérir encore si, par malheur…. Mais non, s’écria-t-elle joyeusement, il n’y a pas de malheur, la maladie se gagne, disent les médecins. De ses deux bras, elle enlaça Raphaël, saisit sa respiration par un de ces baisers dans lesquels l’ame arrive: Je ne désire pas vivre vieille, dit-elle. Mourons jeunes tous deux, et allons dans le ciel les mains pleines de fleurs.
– Ces projets-là se font toujours quand nous sommes en bonne santé, répondit Raphaël en plongeant ses mains dans la chevelure de Pauline; mais il eut alors un horrible accès de toux, de ces toux graves et sonores qui semblent sortir d’un cercueil, qui font pâlir le front des malades et les laissent tremblans, tout en sueur, après avoir remué leurs nerfs, ébranlé leurs côtes, fatigué leur 336moelle épinière, et imprimé je ne sais quelle lourdeur à leurs veines. Raphaël abattu, pâle, se coucha lentement, affaissé comme un homme dont toute la force s’est dissipée dans un dernier effort. Pauline le regarda d’un œil fixe, agrandi par la peur, et resta immobile, blanche, silencieuse.
– Ne faisons plus de folies, mon ange, dit-elle en voulant cacher à Raphaël les horribles pressentimens qui l’agitaient. Elle se voila la figure de ses mains, car elle apercevait le hideux squelette de la MORT.
La tête de Raphaël était devenue livide et creuse comme un crâne arraché aux profondeurs d’un cimetière pour servir aux études de quelque savant. Pauline se souvenait de l’exclamation échappée la veille à Valentin, et se dit à elle-même: Oui, il y a des abîmes que l’amour ne peut pas traverser, mais il doit s’y ensevelir.
337Quelques jours après cette scène de désolation, Raphaël se trouva par une matinée du mois de mars assis dans un fauteuil, entouré de quatre médecins qui l’avaient fait placer au jour devant la fenêtre de sa chambre, et tour à tour lui tâtaient le pouls, le palpaient, l’interrogeaient avec une apparence d’intérêt. Le malade épiait leurs pensées en interprétant et leurs gestes et les moindres plis qui se formaient sur leurs fronts. Cette consultation était sa dernière espérance. Ces juges suprêmes allaient lui prononcer un arrêt de vie ou de mort. Aussi pour arracher à la science humaine son dernier mot, Valentin avait-il convoqué les oracles de la médecine moderne. Grâce à sa fortune et à son nom, les trois systèmes entre lesquels flottent les connaissances humaines étaient là devant lui. Trois de ces docteurs portaient avec eux toute la philosophie médicale, en représentant le combat que se livrent la Spiritualité, l’Analyse, et je ne sais quel Éclectisme railleur. Le quatrième médecin était Horace Bianchon, homme plein d’avenir et de science, le plus distingué peut-être des élèves internes de l’Hôtel-Dieu, sage et modeste député de la studieuse jeunesse qui s’apprête à recueillir l’héritage des trésors amassés depuis cinquante ans par l’École de Paris, et qui bâtira peut-être le monument pour lequel les siècles précédens ont apporté tant de matériaux divers. Ami du marquis et de Rastignac, il lui avait donné ses soins depuis quelques jours, et l’aidait à répondre aux interrogations des trois professeurs auxquels il expliquait parfois avec une sorte d’insistance les diagnostics qui lui semblaient révéler une phthisie pulmonaire.
338– Vous avez sans doute fait beaucoup d’excès, mené une vie dissipée, vous vous êtes livré à de grands travaux d’intelligence? dit à Raphaël celui des trois célèbres docteurs dont la tête carrée, la figure large, l’énergique organisation paraissaient annoncer un génie supérieur à celui de ses deux antagonistes.
– J’ai voulu me tuer par la débauche après avoir travaillé pendant trois ans à un vaste ouvrage dont vous vous occuperez peut-être un jour, lui répondit Raphaël.
Le grand docteur hocha la tête en signe de contentement, et comme s’il se fût dit en lui-même: J’en étais sûr! Ce docteur était l’illustre Brisset, le chef des Organistes, le successeur des Cabanis et des Bichat, le médecin des esprits positifs et matérialistes qui voient en l’homme un être fini, uniquement sujet aux lois de sa propre organisation, et dont l’état normal ou les anomalies délétères s’expliquent par des causes évidentes.
339À cette réponse, Brisset regarda silencieusement un homme de moyenne taille dont le visage empourpré, l’œil ardent, semblaient appartenir à quelque satyre antique et qui, le dos appuyé sur le coin de l’embrasure, contemplait attentivement Raphaël sans mot dire. Homme d’exaltation et de croyance, le docteur Caméristus, chef des Vitalistes, le Ballanche de la médecine, poétique défenseur des doctrines abstraites de Van-Helmont, voyait dans la vie humaine un principe élevé, secret, un phénomène inexplicable qui se joue des bistouris, trompe la chirurgie, échappe aux médicamens de la Pharmaceutique, aux x de l’Algèbre, aux démonstrations de l’Anatomie, et se rit de nos efforts; une espèce de flamme intangible, invisible, soumise à quelque loi divine, et qui reste souvent au milieu d’un corps condamné par nos arrêts, comme elle déserte aussi les organisations les plus viables.
340Un sourire sardonique errait sur les lèvres du troisième, le docteur Maugredie, esprit distingué mais pyrrhonien et moqueur, qui ne croyait qu’au scalpel, concédait à Brisset la mort d’un homme qui se portait à merveille, et reconnaissait avec Caméristus qu’un homme pouvait vivre encore après sa mort.
Il trouvait du bon dans toutes les théories, n’en adoptait aucune, prétendait que le meilleur système médical était de n’en point avoir, et de s’en tenir aux faits. Panurge de l’école, roi de l’observation, ce grand explorateur, ce grand railleur, l’homme des tentatives désespérées, examinait la Peau de chagrin.
– Je voudrais bien être témoin de la coïncidence qui existe entre vos désirs et son rétrécissement, dit-il au marquis.
– À quoi bon? s’écria Brisset.
341– À quoi bon? répéta Caméristus.
– Ah! vous êtes d’accord, répondit Maugredie.
– Cette contraction est toute simple, ajouta Brisset.
– Elle est surnaturelle, dit Caméristus.
– En effet, répliqua Maugredie en affectant un air grave et rendant à Raphaël sa Peau de chagrin, le racornissement du cuir est un fait inexplicable et cependant naturel qui, depuis l’origine du monde, fait le désespoir de la médecine et des jolies femmes.
À force d’examiner les trois docteurs, Valentin ne découvrit en eux aucune sympathie pour ses maux. Tous trois, silencieux à chaque réponse, le toisaient avec indifférence et le questionnaient sans le plaindre. La nonchalance perçait à travers leur politesse. Soit certitude, soit réflexion, leurs paroles étaient si rares, si indolentes, que par momens Raphaël les crut distraits. De temps à autre, Brisset seul répondait: «Bon! bien!» à tous les symptômes désespérans dont l’existence était démontrée par Bianchon. Caméristus demeurait plongé dans une profonde rêverie. Maugredie ressemblait à un auteur comique étudiant deux originaux pour les transporter fidèlement sur la scène. La figure d’Horace trahissait une peine profonde, un attendrissement plein de tristesse. Il était médecin depuis trop peu de temps pour être insensible devant la douleur et impassible près d’un lit funèbre; il ne savait pas éteindre dans ses yeux les larmes amies qui empêchent un homme de voir clair et de saisir, comme un général d’armée, le moment propice à la victoire, sans écouter les cris des moribonds. Après être resté pen342dant une demi-heure environ à prendre en quelque sorte la mesure de la maladie et du malade, comme un tailleur prend la mesure d’un habit à un jeune homme qui lui commande ses vêtemens de noces, ils dirent quelques lieux communs, parlèrent même des affaires publiques; puis ils voulurent passer dans le cabinet de Raphaël pour se communiquer leurs idées et rédiger la sentence.
– Messieurs, leur dit Valentin, ne puis-je donc assister au débat?
À ce mot, Brisset et Maugredie se récrièrent vivement, et malgré les instances de leur malade, ils se refusèrent à délibérer en sa présence. Raphaël se soumit à l’usage, en pensant qu’il pouvait se glisser dans un couloir d’où il entendrait facilement les discussions médicales auxquelles les trois professeurs allaient se livrer.
– Messieurs, dit Brisset en entrant, permettez-moi de vous donner promptement mon avis. Je ne veux ni vous l’imposer, ni le voir controversé: d’abord il est net, précis, et résulte d’une similitude complète entre un de mes malades et le sujet que nous avons été appelés à examiner; puis, je suis attendu à mon hospice. L’importance du fait qui y réclame ma présence m’excusera de prendre le premier la parole. Le sujet qui nous occupe est également fatigué par des travaux intellectuels…. Qu’a-t-il donc fait, Horace? dit-il en s’adressant au jeune médecin.
– Une théorie de la volonté.
– Ah! diable, mais c’est un vaste sujet. Il est fatigué, dis-je, par des excès de pensée, par des écarts de régime, par l’emploi répété de stimulans trop énergiques. L’action 343violente du corps et du cerveau a donc vicié le jeu de tout l’organisme. Il est facile, messieurs, de reconnaître, dans les symptômes de la face et du corps, une irritation prodigieuse à l’estomac, la névrose du grand sympathique, la vive sensibilité de l’épigastre, et le resserrement des hypocondres. Vous avez remarqué la grosseur et la saillie du foie. Enfin M. Bianchon a constamment observé les digestions de son malade, et nous a dit qu’elles étaient difficiles, laborieuses. À proprement parler, il n’existe plus d’estomac; l’homme a disparu. L’intellect est atrophié parce que l’homme ne digère plus. L’altération progressive de l’épigastre, centre de la vie, a vicié tout le système. De là partent des irradiations constantes et flagrantes, le désordre a gagné le cerveau par le plexus nerveux, d’où l’irritation excessive de cet organe. Il y a monomanie. Le malade est sous le poids d’une idée fixe. Pour lui cette Peau de chagrin se rétrécit réellement, peut-être a-t-elle toujours été comme nous l’avons vue; mais, qu’il se contracte ou non, ce chagrin est pour lui la mouche que certain grand visir avait sur le nez. Mettez promptement des sangsues à l’épigastre, calmez l’irritation de cet organe où l’homme tout entier réside, tenez le malade au régime, la monomanie cessera. Je n’en dirai pas davantage au docteur Bianchon, il doit saisir l’ensemble et les détails du traitement. Peut-être y a-t-il complication de maladie, peut-être les voies respiratoires sont-elles également irritées; mais je crois le traitement de l’appareil intestinal beaucoup plus important, plus nécessaire, plus urgent que ne l’est celui des poumons. L’étude tenace de matières abstraites et quelques passions violentes ont 344produit de graves perturbations dans ce mécanisme vital; cependant il est temps encore d’en redresser les ressorts, rien n’y est trop fortement adultéré. Vous pouvez donc facilement sauver votre ami, dit-il à Bianchon.
– Notre savant collègue prend l’effet pour la cause, répondit Caméristus. Oui, les altérations si bien observées par lui existent chez le malade, mais l’estomac n’a pas graduellement établi des irradiations dans l’organisme et vers le cerveau, comme une fêlure étend autour d’elle des rayons dans une vitre. Il a fallu un coup pour trouer le vitrail, ce coup, qui l’a porté? le savons-nous, avons-nous suffisamment observé le malade, connaissons-nous tous les accidens de sa vie? Messieurs, le principe vital, l’archée de Van-Helmont est atteint en lui, la vitalité même est attaquée dans son essence, l’étincelle divine, l’intelligence transitoire qui sert comme de lien à la machine et qui produit la volonté, la science de la vie a cessé de régulariser les phénomènes journaliers du mécanisme et les fonctions de chaque organe; de là proviennent les désordres si bien appréciés par mon docte confrère. Le mouvement n’est pas venu de l’épigastre au cerveau, mais du cerveau vers l’épigastre. Non, dit-il en se frappant avec force la poitrine, non, je ne suis pas un estomac fait homme! Non, tout n’est pas là. Je ne me sens pas le courage de dire que si j’ai un bon épigastre, le reste est de forme. Nous ne pouvons pas, reprit-il plus doucement, soumettre à une même cause physique et à un traitement uniforme les troubles graves qui surviennent chez les différens sujets plus ou moins sérieusement atteints. Aucun homme ne se ressemble. Nous avons tous 345des organes particuliers, diversement affectés, diversement nourris, propres à remplir des missions différentes, et à développer des thèmes nécessaires à l’accomplissement d’un ordre de choses qui nous est inconnu. La portion du grand tout, qui par une haute volonté vient opérer, entretenir en nous le phénomène de l’animation, se formule d’une manière distincte dans chaque homme, et fait de lui un être en apparence fini, mais qui par un point coexiste à une cause infinie. Aussi, devons-nous étudier chaque sujet séparément, le pénétrer, reconnaître en quoi consiste sa vie, quelle en est la puissance. Depuis la mollesse d’une éponge mouillée jusqu’à la dureté d’une pierre ponce, il y a des nuances infinies. Voilà l’homme. Entre les organisations spongieuses des lymphatiques et la vigueur métallique des muscles de quelques hommes destinés à une longue vie, que d’erreurs ne commettra pas le système unique, implacable, de la guérison par l’abattement, par la prostration des forces humaines que vous supposez toujours irritées! Ici donc, je voudrais un traitement tout moral, un examen approfondi de l’être intime. Allons chercher la cause du mal dans les entrailles de l’ame et non dans les entrailles du corps! Un médecin est un être inspiré, doué d’un génie particulier à qui Dieu concède le pouvoir de lire dans la vitalité, comme il donne aux prophètes des yeux pour contempler l’avenir, au poète la faculté d’évoquer la nature, au musicien celle d’arranger les sons dans un ordre harmonieux dont le type est en haut, peut-être!…
– Toujours sa médecine absolutiste, monarchique et religieuse, dit Brisset en murmurant.
346– Messieurs, reprit promptement Maugredie en couvrant avec promptitude l’exclamation de Brisset, ne perdons pas de vue le malade…
– Voilà donc où en est la science, s’écria tristement Raphaël. Ma guérison flotte entre un rosaire et un chapelet de sangsues, entre le bistouri de Dupuytren et la prière du prince de Hohenlohe! Sur la ligne qui sépare le fait de la parole, la matière de l’esprit, Maugredie est là, doutant. Le oui et non humain me poursuit partout! Toujours le Carymary, Carymara de Rabelais: je suis spirituellement malade, carymary! ou matériellement malade, carymara! Dois-je vivre? ils l’ignorent. Au moins Planchette était-il plus franc, en me disant: Je ne sais pas.
En ce moment, Valentin entendit la voix du docteur Maugredie.
– Le malade est monomane, eh bien, d’accord, s’écria-t-il, mais il a deux cent mille livres de rente, ces monomanes-là sont fort rares et nous leur devons au moins un avis. Quant à savoir si son épigastre a réagi sur le cerveau ou son cerveau sur l’épigastre, nous pourrons peut-être vérifier le fait, quand il sera mort. Résumons-nous donc. Il est malade, le fait est incontestable. Il lui faut un traitement quelconque. Laissons les doctrines. Mettons-lui des sangsues pour calmer l’irritation intestinale et la névrose sur l’existence desquelles nous sommes d’accord, puis envoyons-le aux Eaux: nous agirons à la fois d’après les deux systèmes. S’il est pulmonique, nous ne pouvons guère le sauver, ainsi….
Raphaël quitta promptement le couloir et vint se re347mettre dans son fauteuil. Bientôt les quatre médecins sortirent du cabinet. Horace porta la parole, et lui dit: – Ces messieurs ont unanimement reconnu la nécessité d’une application immédiate de sangsues à l’estomac, et l’urgence d’un traitement à la fois physique et moral. D’abord un régime diététique afin de calmer l’irritation de votre organisme…
Ici Brisset fit un signe d’approbation.
– Puis, un régime hygiénique pour régir votre moral. Ainsi nous vous conseillons unanimement d’aller aux eaux d’Aix en Savoie, ou à celles du Mont-d’Or en Auvergne, si vous les préférez; l’air et les sites de la Savoie sont plus agréables que ceux du Cantal, mais vous suivrez votre goût.
Là, le docteur Caméristus laissa échapper un geste d’assentiment.
– Ces messieurs, reprit Bianchon, ayant reconnu de légères altérations dans l’appareil respiratoire, sont tombés d’accord sur l’utilité de mes prescriptions antérieures. Ils pensent que votre guérison est facile et dépendra de l’emploi sagement alternatif de ces divers moyens… Et…
– Et voilà pourquoi votre fille est muette, dit Raphaël en souriant et en attirant Horace dans son cabinet pour lui remettre le prix de cette inutile consultation.
– Ils sont logiques, lui répondit le jeune médecin. Caméristus sent, Brisset examine, Maugredie doute. L’homme n’a-t-il pas une ame, un corps et une raison? L’une de ces trois causes premières agit en nous d’une manière plus ou moins forte, et il y aura toujours de l’homme dans la science humaine. Crois-moi, Raphaël, nous ne 348guérissons pas, nous aidons à guérir. Entre la médecine de Brisset et celle de Caméristus, se trouve encore la médecine expectante; mais pour pratiquer celle-ci avec succès, il faudrait connaître son malade depuis dix ans. Il y a au fond de la médecine une négation comme dans toutes les sciences. Tâche donc de vivre sagement, essaie d’un voyage en Savoie, le mieux est et sera toujours de se confier à la nature.
Raphaël partit pour les eaux d’Aix.
Au retour de la promenade et par une belle soirée d’été, quelques-unes des personnes venues aux eaux d’Aix se trouvèrent réunies dans les salons du Cercle. Assis près d’une fenêtre et tournant le dos à l’assemblée, Raphaël resta long-temps seul, plongé dans une de ces rêveries machinales, durant lesquelles nos pensées naissent, s’enchaînent, s’évanouissent sans revêtir de formes, et passent en nous comme de légers nuages à peine colorés. La tristesse est alors douce, la joie est vaporeuse, et l’ame est presque endormie. Se laissant aller à cette vie sensuelle, Valentin se baignait dans la tiède atmosphère du soir en savourant l’air pur et parfumé des montagnes, heureux de ne sentir aucune douleur et d’avoir enfin réduit au silence sa menaçante Peau de chagrin. Au moment où les teintes rouges du couchant s’éteignirent sur les cimes, la température fraîchit, il quitta sa place en poussant la fenêtre.
– Monsieur, lui dit une vieille dame, auriez-vous la complaisance de ne pas fermer la croisée? Nous étouffons.
Cette phrase déchira le tympan de Raphaël par des dissonances d’une aigreur singulière, elle fut comme le mot 349que lâche imprudemment un homme à l’amitié duquel nous voulions croire et qui détruit quelque douce illusion de sentiment en trahissant un abîme d’égoïsme. Le marquis jeta sur la vieille femme le froid regard d’un diplomate impassible, il appela un valet, et lui dit sèchement quand il arriva: Ouvrez cette fenêtre?
À ces mots, une surprise insolite éclata sur tous les visages. L’assemblée se mit à chuchoter, en regardant le malade d’un air plus ou moins expressif, comme s’il eût commis quelque grave impertinence. Raphaël, qui n’avait pas entièrement dépouillé sa primitive timidité de jeune homme, eut un mouvement de honte; mais il secoua sa torpeur, reprit son énergie et se demanda compte à lui-même de 350cette scène étrange. Soudain un rapide mouvement anima son cerveau: le passé lui apparut dans une vision distincte où les causes du sentiment qu’il inspirait saillirent en relief comme les veines d’un cadavre dont, par quelque savante injection, les naturalistes colorent les moindres ramifications; il se reconnut lui-même dans ce tableau fugitif, y suivit son existence, jour par jour, pensée à pensée; il s’y vit, non sans surprise, sombre et distrait au sein de ce monde rieur, toujours songeant à sa destinée, préoccupé de son mal; paraissant dédaigner la causerie la plus insignifiante, fuyant ces intimités éphémères qui s’établissent promptement entre les voyageurs parce qu’ils comptent sans doute ne plus se rencontrer; peu soucieux des autres et semblable enfin à ces rochers insensibles aux caresses comme à la furie des vagues. Puis, par un rare privilége d’intuition, il lut dans toutes les ames: en découvrant sous la lueur d’un flambeau le crâne jaune, le profil sardonique d’un vieillard, il se rappela de lui avoir gagné son argent sans lui avoir proposé de prendre sa revanche; plus loin il aperçut une jolie femme dont les agaceries l’avaient trouvé froid; chaque visage lui reprochait un de ces torts inexplicables en apparence, mais dont le crime gît toujours dans une invisible blessure faite à l’amour-propre. Il avait involontairement froissé toutes les petites vanités qui gravitaient autour de lui. Les convives de ses fêtes ou ceux auxquels il avait offert ses chevaux s’étaient irrités de son luxe; surpris de leur ingratitude, il leur avait épargné ces espèces d’humiliations, dès lors ils s’étaient crus méprisés et l’accusaient d’aristocratie. En sondant ainsi les cœurs, il put en déchiffrer les pensées les plus se351crètes, il eut horreur de la société, de sa politesse, de son vernis. Riche et d’un esprit supérieur, il était envié, haï; son silence trompait la curiosité, sa modestie semblait de la hauteur à ces gens mesquins et superficiels. Il devina le crime latent, irrémissible, dont il était coupable envers eux: il échappait à la juridiction de leur médiocrité. Rebelle à leur despotisme inquisiteur, il savait se passer d’eux; pour se venger de cette royauté clandestine, tous s’étaient instinctivement ligués pour lui faire sentir leur pouvoir, le soumettre à quelque ostracisme, et lui apprendre qu’eux aussi pouvaient se passer de lui. Pris de pitié d’abord à cette vue du monde, il frémit bientôt en pensant à la souple puissance qui lui soulevait ainsi le voile de chair sous lequel est ensevelie la nature morale, et ferma les yeux comme pour ne plus rien voir. Tout à coup, un rideau noir fut tiré sur cette sinistre fantasmagorie de vérité, mais il se trouva dans l’horrible isolement qui attend les Puissances et les Dominations. En ce moment, il eut un violent accès de toux. Loin de recueillir une seule de ces paroles indifférentes en apparence, mais qui du moins simulent une espèce de compassion polie chez les personnes de bonne compagnie rassemblées par le hasard, il entendit des interjections hostiles et des plaintes murmurées à voix basse. La société ne daignait même plus se grimer pour lui, parce qu’il la devinait peut-être.
– Sa maladie est contagieuse.
– Le président du Cercle devrait lui interdire l’entrée du salon.
– En bonne police, il est vraiment défendu de tousser ainsi.
352– Quand un homme est aussi malade, il ne doit pas venir aux Eaux!
– Il me chassera d’ici.
Raphaël se leva pour se dérober à la malédiction générale et se promena dans l’appartement. Il voulut trouver une protection et revint près d’une jeune femme inoccupée à laquelle il médita d’adresser quelques flatteries; mais à son approche, elle lui tourna le dos et feignit de regarder les danseurs. Raphaël craignit d’avoir déjà pendant cette soirée usé de son talisman, il ne se sentit ni la volonté ni le courage d’entamer la conversation, quitta le salon et se réfugia dans la salle de billard. Là, personne ne lui parla, ne le salua, ne lui jeta le plus léger regard de bienveillance. Son esprit naturellement méditatif lui révéla, par une intus-susception, la cause générale et rationelle de l’aversion qu’il avait excitée. Ce petit monde obéissait, sans le savoir peut-être, à la grande loi qui régit la haute société dont Raphaël acheva de comprendre la morale implacable. Un regard rétrograde lui en montra le type complet en Fœdora. Il ne devait pas rencontrer plus de sympathie pour ses maux chez celle-ci, que, pour ses misères de cœur, chez celle-là. Le beau monde bannit de son sein les malheureux, comme un homme de santé vigoureuse expulse de son corps un principe morbifique. Le monde abhorre les douleurs et les infortunes, il les redoute à l’égal des contagions, il n’hésite jamais entre elles et les vices: le vice est un luxe. Quelque majestueux que soit un malheur, la société sait l’amoindrir, le ridiculiser par une épigramme; elle dessine des caricatures pour jeter à la tête des rois déchus les affronts 353qu’elle croit avoir reçus d’eux; semblable aux jeunes Romaines du Cirque, elle ne fait jamais grâce au gladiateur qui tombe; elle vit d’or et de moquerie. Mort aux faibles! est le vœu de cette espèce d’Ordre Équestre institué chez toutes les nations de la terre, car il s’élève partout des riches, et cette sentence est écrite au fond des cœurs pétris par l’opulence ou nourris par l’aristocratie. Rassemblez-vous des enfans dans un collége? Cette image en raccourci de la société, mais image d’autant plus vraie qu’elle est plus naïve et plus franche, vous offre toujours de pauvres ilotes, créatures de souffrance et de douleur, incessamment placées entre le mépris et la pitié: l’Évangile leur promet le ciel. Descendez-vous plus bas sur l’échelle des êtres organisés? Si quelque volatile est endolori parmi ceux d’une basse-cour, les autres le poursuivent à coups de bec, le plument et l’assassinent. Fidèle à cette charte de l’égoïsme, le monde prodigue ses rigueurs aux misères assez hardies pour venir affronter ses fêtes, pour chagriner ses plaisirs. Quiconque souffre de corps ou d’ame, manque d’argent ou de pouvoir, est un Paria. Qu’il reste dans son désert; s’il en franchit les limites, il trouve partout l’hiver: froideur de regards, froideur de manières, de paroles, de cœur; heureux, s’il ne récolte pas l’insulte, là où pour lui devait éclore une consolation. Mourans, restez sur vos lits désertés. Vieillards, soyez seuls à vos froids foyers. Pauvres filles sans dot, gelez et brûlez dans vos greniers solitaires. Si le monde tolère un malheur, n’est-ce pas pour le façonner à son usage, en tirer profit, le bâter, lui mettre un mors, une housse, le monter, en faire une joie? Quinteuses 354demoiselles de compagnie, composez-vous de gais visages! endurez les vapeurs de votre prétendue bienfaitrice, portez ses chiens; rivales de ses griffons anglais, amusez-la, devinez-la, puis taisez-vous! Et toi, roi des valets sans livrée, parasite effronté, laisse ton caractère à la maison; digère comme digère ton amphitryon, pleure de ses pleurs, ris de son rire, tiens ses épigrammes pour agréables; si tu veux en médire, attends sa chute. Ainsi le monde honore-t-il le malheur: il le tue ou le chasse, l’avilit ou le châtre.
Ces réflexions sourdirent au cœur de Raphaël avec la promptitude d’une inspiration poétique, il regarda autour de lui, et sentit ce froid sinistre que la société distille pour éloigner les misères, et qui saisit l’ame encore plus vivement que la bise de décembre ne glace le corps. Il se croisa les bras sur la poitrine, s’appuya le dos à la muraille, et tomba dans une mélancolie profonde. Il songeait au peu de bonheur que cette épouvantable police procure au monde. Qu’était-ce? des amusemens sans plaisir, de la gaîté sans joie, des fêtes sans jouissance, du délire sans volupté, enfin le bois ou les cendres d’un foyer, mais sans une étincelle de flamme. Quand il releva la tête, il se vit seul, les joueurs avaient fui. – Pour leur faire adorer ma toux, il me suffirait de leur révéler mon pouvoir! se dit-il. À cette pensée, il jeta le mépris comme un manteau entre le monde et lui.
Le lendemain, le médecin des eaux vint le voir d’un air affectueux et s’inquiéta de sa santé. Raphaël éprouva un mouvement de joie en entendant les paroles amies qui lui furent adressées. Il trouva la physionomie 355du docteur empreinte de douceur et de bonté, les boucles de sa perruque blonde respiraient la philantropie, la coupe de son habit carré, les plis de son pantalon, ses souliers larges comme ceux d’un quaker, tout, jusqu’à la poudre circulairement semée par sa petite queue sur son dos légèrement voûté, trahissait un caractère apostolique, exprimait la charité chrétienne et le dévouement d’un homme qui, par zèle pour ses malades, s’était astreint à jouer le whist et le trictrac assez bien pour toujours gagner leur argent.
– Monsieur le marquis, dit-il après avoir causé long-temps avec Raphaël, je vais sans doute dissiper votre tristesse. Maintenant, je connais assez votre constitution pour affirmer que les médecins de Paris, dont les grands talens me sont connus, se sont trompés sur la nature de votre maladie. À moins d’accident, monsieur le marquis, vous pouvez vivre la vie de Mathusalem. Vos poumons sont aussi forts que des soufflets de forge, et votre estomac ferait honte à celui d’une autruche; mais si vous restez dans une température élevée, vous risquez d’être très-proprement et promptement mis en terre sainte. Monsieur le marquis va me comprendre en deux mots. La chimie a démontré que la respiration constitue chez l’homme une véritable combustion dont le plus ou moins d’intensité dépend de l’affluence ou de la rareté des principes phlogistiques amassés par l’organisme particulier à chaque individu. Chez vous, le phlogistique abonde; vous êtes, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, sur-oxigéné par la complexion ardente des hommes destinés aux grandes passions. En respirant l’air vif et pur 356qui accélère la vie chez les hommes à fibre molle, vous aidez encore à une combustion déjà trop rapide. Une des conditions de votre existence est donc l’atmosphère épaisse des étables, des vallées. Oui, l’air vital de l’homme dévoré par le génie se trouve dans les gras pâturages de l’Allemagne, à Baden-Baden, à Tœplitz. Si vous n’avez pas horreur de l’Angleterre, sa sphère brumeuse calmera votre incandescence; mais nos eaux situées à mille pieds au-dessus du niveau de la Méditerranée vous sont funestes. Tel est mon avis, dit-il en laissant échapper un geste de modestie; je le donne contre nos intérêts, puisque si vous le suivez, nous aurons le malheur de vous perdre.
357Sans ces derniers mots, Raphaël eût été séduit par la fausse bonhomie du mielleux médecin, mais il était trop profond observateur pour ne pas deviner à l’accent, au geste et au regard qui accompagnèrent cette phrase doucement railleuse, la mission dont le petit homme avait sans doute été chargé par l’assemblée de ses joyeux malades. Ces oisifs au teint fleuri, ces vieilles femmes ennuyées, ces Anglais nomades, ces petites maîtresses échappées à leurs maris et conduites aux eaux par leurs amans, entreprenaient donc d’en chasser un pauvre moribond débile, chétif, en apparence incapable de résister à une persécution journalière. Raphaël accepta le combat en voyant un amusement dans cette intrigue.
– Puisque vous seriez désolé de mon départ, répondit-il au docteur, je vais essayer de mettre à profit votre bon conseil tout en restant ici. Dès demain, j’y ferai construire une maison où nous modifierons l’air suivant votre ordonnance.
Interprétant le sourire amèrement goguenard qui vint errer sur les lèvres de Raphaël, le médecin se contenta de le saluer, sans trouver un mot à lui dire.
Le lac du Bourget est une vaste coupe de montagnes tout ébréchée où brille, à sept ou huit cents pieds au-dessus de la Méditerranée, une goutte d’eau bleue comme ne l’est aucune eau dans le monde. Vu du haut de la Dent-du-Chat, ce lac est là comme une turquoise égarée. Cette jolie goutte d’eau a neuf lieues de contour, et dans certains endroits, près de cinq cents pieds de profondeur. Être là dans une barque au milieu de cette 358nappe par un beau ciel, n’entendre que le bruit des rames, ne voir à l’horizon que des montagnes nuageuses, admirer les neiges étincelantes de la Maurienne française, passer tour à tour des blocs de granit vêtus de velours par des fougères ou par des arbustes nains, à de riantes collines; d’un côté le désert, de l’autre une riche nature; un pauvre assistant au dîner d’un riche; ces harmonies et ces discordances composent un spectacle où tout est grand, où tout est petit. L’aspect des montagnes change les conditions de l’optique et de la perspective: un sapin de cent pieds vous semble un roseau, de larges vallées vous apparaissent étroites autant que des sentiers. Ce lac est le seul où l’on puisse faire une confidence de cœur à cœur. On y pense et on y aime. En aucun endroit, vous ne rencontreriez une plus belle entente entre l’eau, le ciel, les montagnes et la terre. 359Il s’y trouve des baumes pour toutes les crises de la vie. Ce lieu garde le secret des douleurs, il les console, les amoindrit, et jette dans l’amour je ne sais quoi de grave, de recueilli qui rend la passion plus profonde, plus pure. Un baiser s’y agrandit. Mais c’est surtout le lac des souvenirs, il les favorise en leur donnant la teinte de ses ondes, miroir où tout vient se réfléchir. Raphaël ne supportait son fardeau qu’au milieu de ce beau paysage, il y pouvait rester indolent, songeur, et sans désirs. Après la visite du docteur, il alla se promener et se fit débarquer à la pointe déserte d’une jolie colline sur laquelle est situé le village de Saint-Innocent. De cette espèce de promontoire, la vue embrasse les monts de Bugey, aux pieds desquels coule le Rhône, et le fond du lac; mais de là Raphaël aimait à contempler, sur la rive opposée, l’abbaye mélancolique de Haute-Combe, sépulture des rois de Sardaigne prosternés devant les montagnes comme des pèlerins arrivés au terme de leur voyage. Un frissonnement égal et cadencé de rames, troubla le silence de ce paysage et lui prêta une voix monotone, semblable aux psalmodies des moines. Étonné de rencontrer des promeneurs dans cette partie du lac ordinairement solitaire, le marquis examina, sans sortir de sa rêverie, les personnes assises dans la barque, et reconnut à l’arrière la vieille dame qui l’avait si durement interpellé la veille. Quand le bateau passa devant Raphaël, il ne fut salué que par la demoiselle de compagnie de cette dame, pauvre fille noble qu’il lui semblait voir pour la première fois. Déjà, depuis quelques instans, il avait oublié les promeneurs, promptement disparus derrière le promontoire, 360lorsqu’il entendit près de lui le frôlement d’une robe et le bruit de pas légers. En se retournant, il aperçut la demoiselle de compagnie; à son air contraint, il devina qu’elle voulait lui parler, et s’avança vers elle. Âgée d’environ trente-six ans, grande et mince, sèche et froide, elle était, comme toutes les vieilles filles, assez embarrassée de son regard qui ne s’accordait plus avec une démarche indécise, gênée, sans élasticité. Tout à la fois vieille et jeune, elle exprimait par une certaine dignité de maintien le haut prix qu’elle attachait à ses trésors et à ses perfections. Elle avait d’ailleurs les gestes discrets et monastiques des femmes habituées à se chérir elles-mêmes, sans doute pour ne pas faillir à leur destinée d’amour.
– Monsieur, votre vie est en danger, ne venez plus au Cercle, dit-elle à Raphaël en faisant quelques pas en arrière, comme si déjà sa vertu se trouvait compromise.
– Mais, mademoiselle, répondit Valentin en souriant, de grâce expliquez-vous plus clairement, puisque vous avez daigné venir jusqu’ici…
– Ah! reprit-elle, sans le puissant motif qui m’amène, je n’aurais pas risqué d’encourir la disgrâce de madame la comtesse, car si elle savait jamais que je vous ai prévenu…
– Et qui le lui dirait, mademoiselle, s’écria Raphaël.
– C’est vrai, répondit la vieille fille en lui jetant le regard tremblotant d’une chouette mise au soleil. Mais pensez à vous, reprit-elle, plusieurs jeunes gens qui veulent vous chasser des Eaux se sont promis de vous provoquer, de vous forcer à vous battre en duel.
361La voix de la vieille dame retentit dans le lointain.
– Mademoiselle, dit le marquis, ma reconnaissance…
Sa protectrice s’était déjà sauvée en entendant la voix de sa maîtresse qui, derechef, glapissait dans les rochers.
– Pauvre fille! les misères s’entendent et se secourent toujours, pensa Raphaël en s’asseyant au pied de son arbre.
La clef de toutes les sciences est sans contredit le point d’interrogation, nous devons la plupart des grandes découvertes au: Comment? et la sagesse dans la vie consiste peut-être à se demander à tout propos: Pourquoi? Mais aussi cette factice prescience détruit-elle nos illusions. Ainsi, Valentin ayant pris, sans préméditation de philosophie, la bonne action de la vieille fille pour texte de ses pensées vagabondes, la trouva pleine de fiel.
– Que je sois aimé d’une demoiselle de compagnie, se dit-il, il n’y a rien là d’extraordinaire: j’ai vingt-sept ans, un titre et deux cent mille livres de rente! Mais que sa maîtresse, qui dispute aux chattes la palme de l’hydrophobie, l’ait menée en bateau, près de moi, n’est-ce pas chose étrange et merveilleuse? Ces deux femmes, venues en Savoie pour y dormir comme des marmottes, et qui demandent à midi s’il est jour, se seraient levées avant huit heures aujourd’hui pour faire du hasard en se mettant à ma poursuite?
Bientôt cette vieille fille et son ingénuité quadragénaire fut à ses yeux une nouvelle transformation de ce monde artificieux et taquin, une ruse mesquine, un complot maladroit, une pointillerie de prêtre ou de femme. Le 362duel était-il une fable, ou voulait-on seulement lui faire peur? Insolentes et tracassières comme des mouches, ces âmes étroites avaient réussi à piquer sa vanité, à réveiller son orgueil, à exciter sa curiosité. Ne voulant ni devenir leur dupe ni passer pour un lâche, et amusé peut-être par ce petit drame, il vint au Cercle le soir même. Il se tint debout, accoudé sur le marbre de la cheminée, et resta tranquille au milieu du salon principal, en s’étudiant à ne donner aucune prise sur lui; mais il examinait les visages, et défiait en quelque sorte l’assemblée par sa circonspection. Comme un dogue sûr de sa force, il attendait le combat chez lui, sans aboyer inutilement. Vers la fin de la soirée, il se promena dans le salon de jeu, en allant de la porte d’entrée à celle du billard où il jetait de temps à autre un coup-d’œil aux jeunes gens qui y faisaient une partie. Après quelques tours, il s’entendit nommer par eux. Quoiqu’ils parlassent à voix basse, Raphaël devina facilement qu’il était devenu l’objet d’un débat, et finit par saisir quelques phrases dites à haute voix.
– Toi!
– Oui, moi!
– Je t’en défie!
– Parions?
– Oh! il ira.
Au moment où Valentin, curieux de connaître le sujet du pari, s’arrêta pour écouter attentivement la conversation, un jeune homme, grand et fort, de bonne mine, mais ayant le regard fixe et impertinent des gens appuyés sur quelque pouvoir matériel, sortit du billard, 363et s’adressant à lui: – Monsieur, dit-il d’un ton calme, je me suis chargé de vous apprendre une chose que vous semblez ignorer: votre figure et votre personne déplaisent ici à tout le monde et à moi en particulier; vous êtes trop poli pour ne pas vous sacrifier au bien général, et je vous prie de ne plus vous présenter au Cercle.
– Monsieur, cette plaisanterie, déjà faite sous l’Empire dans plusieurs garnisons, est devenue aujourd’hui de fort mauvais ton, répondit froidement Raphaël.
– Je ne plaisante pas, reprit le jeune homme, je vous le répète: votre santé souffrirait beaucoup de votre séjour ici; la chaleur, les lumières, l’air du salon, la compagnie nuisent à votre maladie.
364– Où avez-vous étudié la médecine, demanda Raphaël.
– Monsieur, j’ai été reçu bachelier au tir de Lepage à Paris, et docteur chez Lozès, le roi du fleuret.
– Il vous reste un dernier grade à prendre, répliqua Valentin, lisez le Code de la politesse, vous serez un parfait gentilhomme.
En ce moment les jeunes gens, souriant ou silencieux, sortirent du billard. Les autres joueurs, devenus attentifs, quittèrent leurs cartes pour écouter une querelle qui réjouissait leurs passions. Seul au milieu de ce monde ennemi, Raphaël tâcha de conserver son sang-froid et de ne pas se donner le moindre tort; mais son antagoniste s’étant permis un sarcasme où l’outrage s’enveloppait dans une forme éminemment incisive et spirituelle, il lui répondit gravement: – Monsieur, il n’est plus permis aujourd’hui de donner un soufflet à un homme, mais je ne sais de quel mot flétrir une conduite aussi lâche que l’est la vôtre.
– Assez! assez! vous vous expliquerez demain, dirent plusieurs jeunes gens qui se jetèrent entre les deux champions.
Raphaël sortit du salon, passant pour l’offenseur, ayant accepté un rendez-vous près du château de Bordeau, dans une petite prairie en pente, non loin d’une route nouvellement percée par où le vainqueur pouvait gagner Lyon. Raphaël devait nécessairement ou garder le lit ou quitter les eaux d’Aix. La société triomphait. Le lendemain, sur les huit heures du matin, l’adversaire de Raphaël, suivi de deux témoins et d’un chirurgien, arriva le premier sur le terrain.
365– Nous serons très-bien ici, il fait un temps superbe pour se battre, s’écria-t-il gaîment en regardant la voûte bleue du ciel, les eaux du lac et les rochers sans la moindre arrière-pensée de doute ni de deuil. Si je le touche à l’épaule, dit-il en continuant, le mettrai-je bien au lit pour un mois, hein docteur?
– Au moins, répondit le chirurgien. Mais laissez ce petit saule tranquille; autrement, vous vous fatigueriez la main, et ne seriez plus maître de votre coup. Vous pourriez tuer votre homme au lieu de le blesser.
Le bruit d’une voiture se fit entendre.
– Le voici, dirent les témoins qui bientôt aperçurent dans la route une calèche de voyage attelée de quatre chevaux et menée par deux postillons.
– Quel singulier genre, s’écria l’adversaire de Valentin, il vient se faire tuer en poste.
366À un duel comme au jeu, les plus légers incidens influent sur l’imagination des acteurs fortement intéressés au succès d’un coup; aussi le jeune homme attendit-il avec une sorte d’inquiétude l’arrivée de cette voiture qui resta sur la route. Le vieux Jonathas en descendit lourdement le premier pour aider Raphaël à sortir, il le soutint de ses bras débiles, en déployant pour lui les soins minutieux qu’un amant prodigue à sa maîtresse.
Tous deux se perdirent dans les sentiers qui séparaient la grande route de l’endroit désigné pour le combat, et ne reparurent que long-temps après, ils allaient lentement. Les quatre spectateurs de cette scène singulière éprouvèrent une émotion profonde à l’aspect de Valentin appuyé sur le bras de son serviteur: pâle et défait, il marchait en goutteux, baissait la tête et ne disait mot. 367Vous eussiez dit de deux vieillards également détruits, l’un par le temps, l’autre par la pensée; le premier avait son âge écrit sur ses cheveux blancs, le jeune n’avait plus d’âge.
– Monsieur, je n’ai pas dormi, dit Raphaël à son adversaire. Cette parole glaciale et le regard terrible qui l’accompagna firent tressaillir le véritable provocateur, il eut la conscience de son tort et une honte secrète de sa conduite. Il y avait dans l’attitude, dans le son de voix et le geste de Raphaël quelque chose d’étrange. Le marquis fit une pause, et chacun imita son silence. L’inquiétude et l’attention étaient au comble. Il est encore temps, reprit-il, de me donner une légère satisfaction, mais donnez-la moi, monsieur; sinon vous allez mourir. Vous comptez encore en ce moment sur votre habileté, sans reculer à l’idée d’un combat où vous croyez avoir tout l’avantage. Eh bien! monsieur, je suis généreux, je vous préviens de ma supériorité. Je possède une terrible puissance. Pour anéantir votre adresse, pour voiler vos regards, faire trembler vos mains et palpiter votre cœur, pour vous tuer même, il me suffit de le désirer. Je ne veux pas être obligé d’exercer mon pouvoir, il me coûte trop cher d’en user. Vous ne serez pas le seul à mourir. Si donc vous vous refusez à me présenter des excuses, votre balle ira dans l’eau de cette cascade malgré votre habitude de l’assassinat, et la mienne droit à votre cœur sans que je le vise.
En ce moment des voix confuses interrompirent Raphaël. En prononçant ces paroles, le marquis avait constamment dirigé sur son adversaire l’insupportable clarté 368de son regard fixe, il s’était redressé en montrant un visage impassible, semblable à celui d’un fou méchant.
– Fais-le taire, avait dit le jeune homme à son témoin, sa voix me tord les entrailles!
– Monsieur, cessez. Vos discours sont inutiles, crièrent à Raphaël le chirurgien et les témoins.
– Messieurs, je remplis un devoir. Ce jeune homme a-t-il des dispositions à prendre?
– Assez, assez!
Le marquis resta debout, immobile, sans perdre un instant de vue son adversaire qui, dominé par une puissance presque magique, était comme un oiseau devant un serpent: contraint de subir ce regard homicide, il le fuyait, il y revenait sans cesse.
– Donne-moi de l’eau, j’ai soif, dit-il à son témoin.
– As-tu peur?
– Oui, répondit-il. L’œil de cet homme est brûlant et me fascine.
– Veux-tu lui faire des excuses?
– Il n’est plus temps.
Les deux adversaires furent placés à quinze pas l’un de l’autre. Ils avaient chacun près d’eux une paire de pistolets, et suivant le programme de cette cérémonie, ils devaient tirer deux coups à volonté, mais après le signal donné par les témoins.
– Que fais-tu, Charles, cria le jeune homme qui servait de second à l’adversaire de Raphaël, tu prends la balle avant la poudre.
– Je suis mort, répondit-il en murmurant, vous m’avez mis en face du soleil.
369– Il est derrière vous, lui dit Valentin d’une voix grave et solennelle, en chargeant son pistolet lentement, sans s’inquiéter ni du signal déjà donné, ni du soin avec lequel l’ajustait son adversaire. Cette sécurité surnaturelle avait quelque chose de terrible qui saisit même les deux postillons amenés là par une curiosité cruelle. Jouant avec son pouvoir, ou voulant l’éprouver, Raphaël parlait à Jonathas et le regardait au moment où il essuya le feu de son ennemi.
La balle de Charles alla briser une branche de saule, et ricocha sur l’eau. En tirant au hasard, Raphaël atteignit son adversaire au cœur, et sans faire attention à la chute 370de ce jeune homme, il chercha promptement la Peau de chagrin pour voir ce que lui coûtait une vie humaine. Le talisman n’était plus grand que comme une petite feuille de chêne.
– Eh bien! que regardez-vous donc là, postillons? en route, dit le marquis.
Arrivé le soir même en France, il prit aussitôt la route d’Auvergne, et se rendit aux Eaux du Mont-d’Or. Pendant ce voyage, il lui surgit au cœur une de ces pensées soudaines qui tombent dans notre ame comme un rayon de soleil à travers d’épais nuages sur quelque obscure vallée. Tristes lueurs, sagesses implacables! elles illuminent les événemens accomplis, nous dévoilent nos fautes et nous laissent sans pardon devant nous-mêmes. Il pensa tout-à-coup que la possession du pouvoir, quelque immense qu’il pût être, ne donnait pas la science de s’en servir. Le sceptre est un jouet pour un enfant, une hache pour Richelieu, et pour Napoléon un levier à faire pencher le monde. Le pouvoir nous laisse tels que nous sommes et ne grandit que les grands. Raphaël avait pu tout faire, il n’avait rien fait.
Aux Eaux du Mont-d’Or, il retrouva ce monde qui toujours s’éloignait de lui avec l’empressement que les animaux mettent à fuir un des leurs, étendu mort après l’avoir flairé de loin. Cette haine était réciproque. Sa dernière aventure lui avait donné une aversion profonde pour la société. Aussi, son premier soin fut-il de chercher un asile écarté aux environs des Eaux. Il sentait instinctivement le besoin de se rapprocher de la nature, des émotions vraies et de cette vie végétative à laquelle 371nous nous laissons si complaisamment aller au milieu des champs. Le lendemain de son arrivée, il gravit, non sans peine, le pic de Sancy, et visita les vallées supérieures, les sites aériens, les lacs ignorés, les rustiques chaumières des Monts-d’Or dont les âpres et sauvages attraits commencent à tenter les pinceaux de nos artistes. Parfois, il se rencontre là d’admirables paysages pleins de grâce et de fraîcheur qui contrastent vigoureusement avec l’aspect sinistre de ces montagnes désolées. À peu près à une demi-lieue du village, Raphaël se trouva dans un endroit où, coquette et joyeuse comme un enfant, la nature semblait avoir pris plaisir à cacher des trésors; en voyant cette retraite pittoresque et naïve, il résolut d’y vivre. La vie devait y être tranquille, spontanée, frugiforme comme celle d’une plante.
Figurez-vous un cône renversé, mais un cône de granit largement évasé, espèce de cuvette dont les bords étaient morcelés par des anfractuosités bizarres: ici des tables droites sans végétation, unies, bleuâtres, et sur lesquelles les rayons solaires glissaient comme sur un miroir; là des rochers entamés par des cassures, ridés par des ravins, d’où pendaient des quartiers de lave dont la chute était lentement préparée par les eaux pluviales, et souvent couronnés de quelques arbres rabougris que torturaient les vents; puis, çà et là, des redans obscurs et frais d’où s’élevait un bouquet de châtaigniers hauts comme des cèdres, ou des grottes jaunâtres qui ouvraient une bouche noire et profonde, palissée de ronces, de fleurs, et garnie d’une langue de verdure. Au fond de cette coupe, peut-être l’ancien cratère d’un volcan, se 372trouvait un étang dont l’eau pure avait l’éclat du diamant. Autour de ce bassin profond, bordé de granit, de saules, de glayeuls, de frênes, et de mille plantes aromatiques alors en fleurs, régnait une prairie verte comme un boulingrin anglais; son herbe, fine et jolie, était arrosée par les infiltrations qui ruisselaient entre les fentes des rochers, et engraissée par les dépouilles végétales que les orages entraînaient sans cesse des hautes cimes vers le fond. Irrégulièrement taillé en dents de loup comme le bas d’une robe, l’étang pouvait avoir trois arpens d’étendue; selon les rapprochemens des rochers et de l’eau, la prairie avait un arpent ou deux de largeur; en quelques endroits, à peine restait-il assez de place pour le passage des vaches. À une certaine hauteur, la végétation cessait. Le granit affectait dans les airs les formes les plus bizarres, et contractait ces teintes vaporeuses qui donnent aux montagnes élevées de vagues ressemblances avec les nuages du ciel. Au doux aspect du vallon, ces rochers nus et pelés opposaient les sauvages et stériles images de la désolation, des éboulemens à craindre, des formes si capricieuses que l’une de ces roches est nommée le Capucin, tant elle ressemble à un moine. Parfois ces aiguilles pointues, ces piles audacieuses, ces cavernes aériennes s’illuminaient tour à tour, suivant le cours du soleil ou les fantaisies de l’atmosphère, et prenaient les nuances de l’or, se teignaient de pourpre, devenaient d’un rose vif, ou ternes ou grises. Ces hauteurs offraient un spectacle continuel et changeant comme les reflets irisés de la gorge des pigeons. Souvent, entre deux lames de laves que vous eussiez dit séparées 373par un coup de hache, un beau rayon de lumière pénétrait, à l’aurore ou au coucher du soleil, jusqu’au fond de cette riante corbeille où il se jouait dans les eaux du bassin, semblable à la raie d’or qui perce la fente d’un volet et traverse une chambre espagnole, soigneusement close pour la sieste. Quand le soleil planait au-dessus du vieux cratère, rempli d’eau par quelque révolution anté-diluvienne, les flancs rocailleux s’échauffaient, l’ancien volcan s’allumait, et sa rapide chaleur réveillait les germes, fécondait la végétation, colorait les fleurs, et mûrissait les fruits de ce petit coin de terre ignoré.
Lorsque Raphaël y parvint, il aperçut quelques vaches paissant dans la prairie; après avoir fait quelques pas vers l’étang, il vit à l’endroit où le terrain avait le plus de largeur, une modeste maison bâtie en granit et couverte en bois. Le toit de cette espèce de chaumière en harmonie avec le site, était orné de mousses, de lierres et de fleurs qui trahissaient une haute antiquité. Une fumée grêle, dont les oiseaux ne s’effrayaient plus, s’échappait de la cheminée en ruine. À la porte, un grand banc était placé entre deux chèvrefeuilles énormes, rouges de fleurs et qui embaumaient. À peine voyait-on les murs sous les pampres de la vigne et sous les guirlandes de roses et de jasmin qui croissaient à l’aventure et sans gêne. Insoucians de cette parure champêtre, les habitans n’en avaient nul soin, et laissaient à la nature sa grâce vierge et lutine. Des langes accrochés à un groseiller séchaient au soleil. Il y avait un chat accroupi sur une machine à teiller le chanvre, et dessous, un chaudron jaune, récemment récuré, gisait au milieu de quelques pelures de 374pommes de terre. De l’autre côté de la maison, Raphaël aperçut une clôture d’épines sèches, destinée sans doute à empêcher les poules de dévaster les fruits et le potager. Le monde paraissait finir là. Cette habitation ressemblait à ces nids d’oiseaux ingénieusement fixés au creux d’un rocher, pleins d’art et de négligence tout ensemble. C’était une nature naïve et bonne, une rusticité vraie, mais poétique, parce qu’elle florissait à mille lieues de nos poésies peignées, n’avait d’analogie avec aucune idée, ne procédait que d’elle-même, vrai triomphe du hasard. Au moment où Raphaël arriva, le soleil jetait ses rayons de droite à gauche, et faisait resplendir les couleurs de la végétation, mettait en relief ou décorait des prestiges de la lumière, des oppositions de l’ombre, les fonds jaunes et grisâtres des rochers, les différens verts des feuillages, les masses bleues, rouges ou blanches des fleurs, les plantes grimpantes et leurs cloches, le velours chatoyant des mousses, les grappes purpurines de la bruyère, mais surtout la nappe d’eau claire où se réfléchissaient fidèlement les cimes granitiques, les arbres, la maison et le ciel. Dans ce tableau délicieux, tout avait son lustre, depuis le mica brillant jusqu’à la touffe d’herbes blondes cachée dans un doux clair-obscur; tout y était harmonieux à voir: et la vache tachetée au poil luisant, et les fragiles fleurs aquatiques étendues comme des franges qui pendaient au-dessus de l’eau dans un enfoncement où bourdonnaient des insectes vêtus d’azur ou d’émeraude, et les racines d’arbres, espèces de chevelures sablonneuses qui couronnaient une informe figure en cailloux. Les tièdes senteurs des eaux, des fleurs et des grottes 375qui parfumaient ce réduit solitaire, causèrent à Raphaël une sensation presque voluptueuse. Le silence majestueux qui régnait dans ce bocage, oublié peut-être sur les rôles du percepteur, fut interrompu tout-à-coup par les aboiemens de deux chiens. Les vaches tournèrent la tête vers l’entrée du vallon, montrèrent à Raphaël leurs mufles humides, et se remirent à brouter après l’avoir stupidement contemplé. Suspendus dans les rochers comme par magie, une chèvre et son chevreau cabriolèrent et vinrent se poser sur une table de granit près de Raphaël, en paraissant l’interroger. Les jappemens des chiens attirèrent au dehors un gros enfant qui resta béant, puis vint un vieillard en cheveux blancs et de moyenne taille. Ces deux êtres étaient en rapport avec le paysage, avec l’air, les fleurs et la maison. La santé débordait dans cette nature plantureuse, la vieillesse et l’enfance y étaient belles, enfin il y avait dans tous ces types d’existence un laissez-aller primordial, une routine de bonheur qui donnait un démenti à nos capucinades philosophiques, et guérissait le cœur de ses passions boursouflées. Le vieillard appartenait aux modèles affectionnés par les mâles pinceaux de Schnetz: c’était un visage brun dont les rides nombreuses paraissaient rudes au toucher, un nez droit, des pommettes saillantes et veinées de rouge comme une vieille feuille de vigne, des contours anguleux, tous les caractères de la force, même là où la force avait disparu; ses mains calleuses, quoiqu’elles ne travaillassent plus, conservaient un poil blanc et rare; son attitude d’homme vraiment libre faisait pressentir qu’en Italie il serait peut-être devenu brigand par amour pour 376sa précieuse liberté. L’enfant, véritable montagnard, avait des yeux noirs qui pouvaient envisager le soleil sans cligner, un teint de bistre, des cheveux bruns en désordre.
Il était leste et décidé, naturel dans ses mouvemens comme un oiseau; mal vêtu, il laissait voir une peau blanche et fraîche à travers les déchirures de ses habits. Tous deux restèrent debout et en silence, l’un près de l’autre, mus par le même sentiment, offrant sur leur physionomie la preuve d’une identité parfaite dans leur vie également oisive. Le vieillard avait épousé les jeux de l’enfant, et l’enfant l’humeur du vieillard par une espèce de pacte entre deux faiblesses, entre une force près de finir et une force près de se déployer. Bientôt une femme âgée d’environ trente ans apparut sur le seuil de la porte. Elle filait 377en marchant. C’était une Auvergnate, haute en couleur, l’air réjoui, franche, à dents blanches, figure de l’Auvergne, taille d’Auvergne, coiffure, robe de l’Auvergne, seins rebondis de l’Auvergne, et son parler; une idéalisation complète du pays, mœurs laborieuses, ignorance, économie, cordialité, tout y était.
Elle salua Raphaël, ils entrèrent en conversation; les chiens s’apaisèrent, le vieillard s’assit sur un banc au soleil, et l’enfant suivit sa mère partout où elle alla, silencieux, mais écoutant, examinant l’étranger.
– Vous n’avez pas peur ici, ma bonne femme?
– Et d’où que nous aurions peur, Monsieur? Quand nous barrons l’entrée, qui donc pourrait venir ici? Oh! nous n’avons point peur! D’ailleurs, dit-elle en faisant entrer le marquis dans la grande chambre de la maison, qu’est-ce que les voleurs viendraient donc prendre chez nous?
378Elle montrait des murs noircis par la fumée, sur lesquels étaient pour tout ornement ces images enluminées de bleu, de rouge et de vert, qui représentent la Mort de Crédit, la Passion de Jésus-Christ et les Grenadiers de la Garde impériale; puis, çà et là, dans la chambre, un vieux lit de noyer à colonnes, une table à pieds tordus, des escabeaux, la huche au pain, du lard pendu au plancher, du sel dans un pot, une poële; et sur la cheminée, des plâtres jaunis et colorés. En sortant de la maison, Raphaël aperçut, au milieu des rochers, un homme qui tenait une houe à la main, et qui penché, curieux, regardait la maison.
– Monsieur, c’est l’homme, dit l’Auvergnate en laissant échapper ce sourire familier aux paysannes, il laboure là-haut.
– Et ce vieillard est votre père?
– Faites excuse, Monsieur, c’est le grand-père de notre homme. Tel que vous le voyez, il a cent deux ans. Eh ben, dernièrement il a mené, à pied, notre petit gars à Clermont! ǒa été un homme fort; maintenant, il ne fait plus que dormir, boire et manger. Il s’amuse toujours avec le petit gars. Quelquefois le petit l’emmène dans les hauts, il y va tout de même.
Aussitôt Valentin se résolut à vivre entre ce vieillard et cet enfant, à respirer dans leur atmosphère, à manger de leur pain, à boire de leur eau, à dormir de leur sommeil, à se faire de leur sang dans les veines. Caprice de mourant! Devenir une des huîtres de ce rocher, sauver son écaille pour quelques jours de plus en engourdissant la mort, fut pour lui l’archétype de la mo379rale individuelle, la véritable formule de l’existence humaine, le beau idéal de la vie, la seule vie, la vraie vie. Il lui vint au cœur une profonde pensée d’égoïsme où s’engloutit l’univers. À ses yeux, il n’y eut plus d’univers, l’univers passa tout en lui. Pour les malades, le monde commence au chevet et finit au pied de leur lit. Ce paysage fut le lit de Raphaël.
Qui n’a pas, une fois dans sa vie, espionné les pas et démarches d’une fourmi, glissé des pailles dans l’unique orifice par lequel respire une limace blonde, étudié les fantaisies d’une demoiselle fluette, admiré les mille veines, coloriées comme une rose de cathédrale gothique, qui se détachent sur le fond rougeâtre des feuilles d’un jeune chêne? Qui n’a délicieusement regardé pendant long-temps l’effet de la pluie et du soleil sur un toit de tuiles brunes, ou contemplé les gouttes de la rosée, les pétales des fleurs, les découpures variées de leurs calices? Qui ne s’est plongé dans ces rêveries matérielles, indolentes et occupées, sans but et conduisant néanmoins à quelque pensée? Qui n’a pas enfin mené la vie de l’enfance, la vie paresseuse, la vie du sauvage, moins ses travaux? Ainsi vécut Raphaël pendant plusieurs jours, sans soins, sans désirs, éprouvant un mieux sensible, un bien-être extraordinaire qui calma ses inquiétudes, apaisa ses souffrances. Il gravissait les rochers, et allait s’asseoir sur un pic d’où ses yeux embrassaient quelque paysage d’immense étendue. Là, il restait des journées entières comme une plante au soleil, comme un lièvre au gîte. Ou bien, se familiarisant avec des phénomènes de la végétation, avec les vicissitudes du ciel, il 380épiait le progrès de toutes les œuvres, sur la terre, dans les eaux ou dans l’air.
Il tenta de s’associer au mouvement intime de cette nature, et de s’identifier assez complètement à sa passive obéissance, pour tomber sous la loi despotique et conservatrice qui régit les existences instinctives. Il ne voulait plus être chargé de lui-même. Semblable à ces criminels d’autrefois, qui, poursuivis par la Justice, étaient sauvés 381s’ils atteignaient l’ombre d’un autel, il essayait de se glisser dans le sanctuaire de la vie. Il réussit à devenir partie intégrante de cette large et puissante fructification: il avait épousé les intempéries de l’air, habité tous les creux de rochers, appris les mœurs et les habitudes de toutes les plantes, étudié le régime des eaux, leurs gisemens, et fait connaissance avec les animaux; enfin, il s’était si parfaitement uni à cette terre animée qu’il en avait en quelque sorte saisi l’ame et pénétré les secrets. Pour lui, les formes infinies de tous les règnes étaient les développemens d’une même substance, les combinaisons d’un même mouvement, vaste respiration d’un être immense qui agissait, pensait, marchait, grandissait, et avec lequel il voulait grandir, marcher, penser, agir. Il avait fantastiquement mêlé sa vie à la vie de ce rocher, il s’y était implanté. Grâce à ce mystérieux illuminisme, convalescence factice, semblable à ces bienfaisans délires accordés par la nature comme autant de haltes dans la douleur, Valentin goûta les plaisirs d’une seconde enfance durant les premiers momens de son séjour au milieu de ce riant paysage. Il y allait dénichant des riens, entreprenant mille choses sans en achever aucune, oubliant le lendemain les projets de la veille, insouciant; il fut heureux, il se crut sauvé.
Un matin, il était resté par hasard au lit jusqu’à midi, plongé dans cette rêverie mêlée de veille et de sommeil, qui prête aux réalités les apparences de la fantaisie et donne aux chimères le relief de l’existence, quand tout-à-coup, sans savoir d’abord s’il ne continuait pas un rêve, il entendit, pour la première fois, le bulletin de sa santé 382donné par son hôtesse à Jonathas, venu, comme chaque jour, le lui demander. L’Auvergnate croyait sans doute Valentin encore endormi, et n’avait pas baissé le diapason de sa voix montagnarde.
– Ça ne va pas mieux, ça ne va pas pis, disait-elle. Il a encore toussé pendant toute cette nuit à rendre l’ame. Il tousse, il crache, ce cher Monsieur, que c’est une pitié. Je me demandons, moi et mon homme, où il prend la force de tousser comme ça. Ça fend le cœur. Quelle damnée maladie qu’il a? C’est qu’il n’est point bien du tout! J’avons toujours peur de le trouver crevé dans son lit, un matin. Il est vraiment pâle comme un Jésus de cire! Dame, je le vois quand il se lève, eh ben, son pauvre corps est maigre comme un cent de clous. Et il ne sent déjà pas bon tout de même! Ça lui est égal, il se consume à courir comme s’il avait de la santé à vendre. Il a bien du courage tout de même de ne pas se plaindre. Mais, vraiment, il serait mieux en terre qu’en pré, car il souffre la passion de Dieu! Je ne le désirons pas, Monsieur, ce n’est point notre intérêt. Mais il ne nous donnerait pas ce qu’il nous donne que je l’aimerions tout de même: ce n’est point l’intérêt qui nous pousse. Ah! mon Dieu! reprit-elle, il n’y a que les Parisiens pour avoir de ces chiennes de maladies-là! Où qui prennent ça, donc? Pauvre jeune homme, il est sûr qu’il ne peut guère ben finir. C’te fièvre, voyez-vous, ça vous le mine, ça le creuse, ça le ruine! Il ne s’en doute point. Il ne le sait point, monsieur! Il ne s’aperçoit de rien. Faut pas pleurer pour ça, M. Jonathas? il faut se dire qu’il sera heureux de ne plus souffrir. Vous devriez faire une neu383vaine pour lui. J’avons vu de belles guérisons par les neuvaines, et je paierions bien un cierge pour sauver une si douce créature, si bonne, un agneau pascal.
La voix de Raphaël était devenue trop faible pour qu’il pût se faire entendre, il fut donc obligé de subir cet épouvantable bavardage. Cependant l’impatience le chassa de son lit, il se montra sur le seuil de la porte: Vieux scélérat! cria-t-il à Jonathas, tu veux donc être mon bourreau? La paysanne crut voir un spectre et s’enfuit.
– Je te défends, dit Raphaël en continuant, d’avoir la moindre inquiétude sur ma santé.
– Oui, monsieur le marquis, répondit le vieux serviteur en essuyant ses larmes.
– Et tu feras même fort bien, dorénavant, de ne pas venir ici sans mon ordre.
Jonathas voulut obéir; mais, avant de se retirer, il jeta sur le marquis un regard fidèle et compatissant où Raphaël lut son arrêt de mort. Découragé, rendu tout-à-coup au sentiment vrai de sa situation, Valentin s’assit sur le seuil de la porte, se croisa les bras sur la poitrine et baissa la tête. Jonathas effrayé s’approcha de son maître.
– Monsieur?
– Va-t-en! va-t-en! lui cria le malade.
Pendant la matinée du lendemain, Raphaël, ayant gravi les rochers, s’était assis dans une crevasse pleine de mousse d’où il pouvait voir le chemin étroit par lequel on venait des Eaux à son habitation. Au bas du pic, il aperçut Jonathas conversant derechef avec l’Auvergnate. Une malicieuse puissance lui interpréta les hochemens 384de tête, les gestes désespérans, la sinistre naïveté de cette femme, et lui en jeta même les fatales paroles dans le vent et dans le silence. Pénétré d’horreur, il se réfugia sur les plus hautes cimes des montagnes et y resta jusqu’au soir, sans avoir pu chasser les sinistres pensées, si malheureusement réveillées dans son cœur par le cruel intérêt dont il était devenu l’objet. Tout-à-coup l’Auvergnate elle-même se dressa soudain devant lui comme une ombre dans l’ombre du soir; par une bizarrerie de poète, il voulut trouver, dans son jupon rayé de noir et de blanc, une vague ressemblance avec les côtes desséchées d’un spectre.
– Voilà le serein qui tombe, mon cher Monsieur, lui dit-elle. Si vous restez là, vous vous avanceriez, ni plus ni moins qu’un fruit patrouillé. Faut rentrer. Ça n’est pas sain de humer la rosée, avec ça que vous n’avez rien pris depuis ce matin.
– Par le tonnerre de Dieu, s’écria-t-il, vieille sorcière, je vous ordonne de me laisser vivre à ma guise, ou je décampe d’ici. C’est bien assez de me creuser ma fosse tous les matins, au moins ne la fouillez pas le soir.
– Votre fosse! Monsieur! Creuser votre fosse! Où qu’elle est donc votre fosse? Je voudrions vous voir bastant comme notre père, et point dans la fosse! La fosse! nous y sommes toujours assez tôt, dans la fosse.
– Assez, dit Raphaël.
– Prenez mon bras, Monsieur.
– Non.
Le sentiment que l’homme supporte le plus difficile385ment est la pitié, surtout quand il la mérite. La haine est un tonique, elle fait vivre, elle inspire la vengeance; mais la pitié tue, elle affaiblit encore notre faiblesse. C’est le mal devenu patelin, c’est le mépris dans la tendresse, ou la tendresse dans l’offense. Raphaël trouva chez le centenaire une pitié triomphante, chez l’enfant une pitié curieuse, chez la femme une pitié tracassière, chez le mari une pitié intéressée; mais sous quelque forme que ce sentiment se montrât, il était toujours gros de mort. Un poète fait de tout un poème, terrible ou joyeux, suivant les images qui le frappent; son ame exaltée rejette les nuances douces, et choisit toujours les couleurs vives et tranchées. Cette pitié produisit au cœur de Raphaël un horrible poème de deuil et de mélancolie. Il n’avait pas songé sans doute à la franchise des sentimens naturels, quand il désira se rapprocher de la nature. Lorsqu’il se croyait seul sous un arbre, aux prises avec une quinte opiniâtre dont il ne triomphait jamais sans sortir abattu par cette terrible lutte, il voyait les yeux brillans et fluides du petit garçon, placé en vedette sous une touffe d’herbes, comme un sauvage, et qui l’examinait avec cette enfantine curiosité dans laquelle il y a autant de raillerie que de plaisir, et je ne sais quel intérêt mêlé d’insensibilité. Le terrible: Frère, il faut mourir, des Trappistes, semblait constamment écrit dans les yeux des paysans avec lesquels vivait Raphaël; il ne savait ce qu’il craignait le plus de leurs paroles naïves ou de leur silence; tout en eux le gênait. Un matin, il vit deux hommes vêtus de noir qui rôdèrent autour de lui, le flairèrent et l’étudiè386rent à la dérobée; puis, feignant d’être venus là pour se promener, ils lui adressèrent des questions banales auxquelles il répondit brièvement. Il reconnut en eux le médecin et le curé des Eaux, sans doute envoyés par Jonathas, consultés par ses hôtes ou attirés par l’odeur d’une mort prochaine. Il entrevit alors son propre convoi, il entendit le chant des prêtres, il compta les cierges, et ne vit plus qu’à travers un crêpe les beautés de cette riche nature, au sein de laquelle il croyait avoir rencontré la vie. Tout ce qui naguère lui annonçait une longue existence lui prophétisait maintenant une fin prochaine. Le lendemain, il partit pour Paris, après avoir été abreuvé des souhaits mélancoliques et cordialement plaintifs que ses hôtes lui adressèrent.
Après avoir voyagé durant toute la nuit, il s’éveilla dans l’une des plus riantes vallées du Bourbonnais, dont les sites et les points de vue tourbillonnaient devant lui, rapidement emportés comme les images vaporeuses d’un songe. La nature s’étalait à ses yeux avec une cruelle coquetterie. Tantôt l’Allier déroulait sur une riche perspective son ruban liquide et brillant, puis des hameaux modestement cachés au fond d’une gorge de rochers jaunâtres montraient la pointe de leurs clochers; tantôt les moulins d’un petit vallon se découvraient soudain après des vignobles monotones, et toujours apparaissaient de rians châteaux, des villages suspendus ou quelques routes bordées de peupliers majestueux; enfin la Loire et ses longues nappes diamantées reluisirent au milieu de ses sables dorés. Séductions sans fin! La nature agitée, vivace comme un enfant, contenant à peine l’amour et la sève 387du mois de juin, attirait fatalement les regards éteints du malade. Il leva les persiennes de sa voiture, et se remit à dormir. Vers le soir, après avoir passé Cosne, il fut réveillé par une joyeuse musique et se trouva devant une fête de village. La poste était située près de la place.
Pendant le temps que les postillons mirent à relayer sa voiture, il vit les danses de cette population joyeuse, les filles parées de fleurs, jolies, agaçantes, les jeunes gens animés, puis les trognes des vieux paysans gaillardement rougies par le vin. Les petits enfans se rigolaient, les vieilles femmes parlaient en riant, tout avait une voix, et le plaisir enjolivait même les habits et les tables dressées. La place et l’église offraient une phy388sionomie de bonheur, les toits, les fenêtres, les portes même du village semblaient s’être endimanchés aussi. Semblable aux moribonds impatiens du moindre bruit, Raphaël ne put réprimer une sinistre interjection, ni le désir d’imposer silence à ces violons, d’anéantir ce mouvement, d’assourdir ces clameurs, de dissiper cette fête insolente. Il monta tout chagrin dans sa voiture. Quand il regarda sur la place, il vit la joie effarouchée, les paysannes en fuite et les bancs déserts. Sur l’échafaud de l’orchestre, un ménétrier aveugle continuait à jouer sur sa clarinette une ronde criarde. Cette musique sans danseurs, ce vieillard solitaire au profil grimaud, en haillons, les cheveux épars, et caché dans l’ombre d’un tilleul, était comme une image fantastique du souhait de Raphaël. Il tombait à torrens une de ces fortes pluies que les nuages électriques du mois de juin versent brusquement et qui finissent de même. C’était chose si naturelle, que Raphaël, après avoir regardé dans le ciel quelques nuages blanchâtres emportés par un grain de vent, ne songea pas à regarder sa Peau de chagrin. Il se remit dans le coin de sa voiture, qui bientôt roula sur la route.
Le lendemain il se trouva chez lui, dans sa chambre, au coin de sa cheminée. Il s’était fait allumer un grand feu, il avait froid. Jonathas lui apporta des lettres, elles étaient toutes de Pauline. Il ouvrit la première sans empressement, et la déplia comme si c’eût été le papier grisâtre d’une sommation sans frais envoyée par le percepteur. Il lut la première phrase: «Parti, mais c’est une fuite, mon Raphaël. Comment personne ne peut 389me dire où tu es? Et si je ne le sais pas, qui donc le saurait?» Sans vouloir en apprendre davantage, il prit froidement les lettres et les jeta dans le foyer, en regardant d’un œil terne et sans chaleur les jeux de la flamme qui tordait le papier parfumé, le racornissait, le retournait, le morcelait.
Des fragmens roulèrent sur les cendres en lui laissant voir des commencemens de phrase, des mots, des pensées à demi brûlées, et qu’il se plut à saisir dans la flamme, par un divertissement machinal.
«…. Assise à ta porte… attendu…. Caprice… j’obéis… Des rivales…. moi, non!… ta Pauline…. aime…. plus de Pauline donc?…. Si tu avais voulu me quitter, tu ne m’aurais pas abandonnée…. Amour éternel…. Mourir.»
390Ces mots lui donnèrent une sorte de remords, il saisit les pincettes et sauva des flammes un dernier lambeau de lettre.
«….. J’ai murmuré, disait Pauline, mais je ne me suis pas plaint, Raphaël? En me laissant loin de toi, tu as sans doute voulu me dérober le poids de quelques chagrins. Un jour, tu me tueras peut-être, mais tu es trop bon pour me faire souffrir. Eh bien, ne pars plus ainsi. Va, je puis affronter les plus grands supplices, mais près de toi. Le chagrin que tu m’imposerais ne serait plus un chagrin: j’ai dans le cœur encore bien plus d’amour que je ne t’en ai montré. Je puis tout supporter, hors de pleurer loin de toi, et de ne pas savoir ce que tu…»
Raphaël posa sur la cheminée ce débris de lettre noirci par le feu, il le rejeta tout-à-coup dans le foyer. Ce papier était une image trop vive de son amour et de sa fatale vie.
– Va chercher monsieur Bianchon, dit-il à Jonathas.
Horace vint et trouva Raphaël au lit.
– Mon ami, peux-tu me composer une boisson légèrement opiacée qui m’entretienne dans une somnolence continuelle, sans que l’emploi constant de ce breuvage me fasse mal?
– Rien n’est plus aisé, répondit le jeune docteur; mais il faudra cependant rester debout quelques heures de la journée, pour manger.
– Quelques heures, dit Raphaël en l’interrompant, non, non, je ne veux être levé que durant une heure au plus…
– Quel est donc ton dessein? demanda Bianchon.
391– Dormir, c’est encore vivre, répondit le malade.
– Ne laisse entrer personne, fût-ce même mademoiselle Pauline de Vitschnau, dit Valentin à Jonathas pendant que le médecin écrivait son ordonnance.
– Hé bien, monsieur Horace, y a-t-il de la ressource? demanda le vieux domestique au jeune docteur qu’il avait reconduit jusqu’au perron.
– Il peut aller encore long-temps, ou mourir ce soir. Chez lui, les chances de vie et de mort sont égales. Je n’y comprends rien, répondit le médecin en laissant échapper un geste de doute. Il faut le distraire.
– Le distraire! monsieur, vous ne le connaissez pas. Il a tué l’autre jour un homme, sans dire ouf! Rien ne le distrait.
Raphaël demeura pendant quelques jours plongé dans le néant de son sommeil factice. Grâce à la puissance matérielle exercée par l’opium sur notre ame immatérielle, cet homme d’imagination si puissamment active s’abaissa jusqu’à la hauteur de ces animaux paresseux qui croupissent au sein des forêts, sous la forme d’une dépouille végétale, sans faire un pas pour saisir une facile proie. Il avait même éteint la lumière du ciel, le jour n’entrait plus chez lui. Vers les huit heures du soir, il sortait de son lit; sans avoir une conscience lucide de son existence, il satisfaisait sa faim, puis se recouchait aussitôt. Ses heures froides et ridées ne lui apportaient que de confuses images, des apparences, des clairs-obscurs sur un fond noir. Il s’était enseveli dans un profond silence, dans une négation de mouvement et d’intelligence. Un soir, il se réveilla beaucoup plus tard 392que de coutume, et ne trouva pas son dîner servi. Il sonna Jonathas.
– Tu peux partir, lui dit-il. Je t’ai fait riche, tu seras heureux dans tes vieux jours; mais je ne veux plus te laisser jouer ma vie. Comment, misérable, je sens la faim. Où est mon dîner? réponds.
Jonathas laissa échapper un sourire de contentement, prit une bougie dont la lumière tremblotait dans l’obscurité profonde des immenses appartemens de l’hôtel, il conduisit son maître redevenu machine à une vaste galerie et en ouvrit brusquement la porte. Aussitôt Raphaël, inondé de lumière, fut ébloui, surpris par un spectacle inouï. C’était ses lustres chargés de bougies, les fleurs les plus rares de sa serre artistement disposées, une table étincelante d’argenterie, d’or, de nacre, de porcelaines, un repas royal, fumant, et dont les mets appétissans irritaient les houppes nerveuses du palais. Il vit ses amis convoqués, mêlés à des femmes parées et ravissantes, la gorge nue, les épaules découvertes, les chevelures pleines de fleurs, les yeux brillans, toutes de beautés diverses, agaçantes sous de voluptueux travestissemens: l’une avait dessiné ses formes attrayantes par une jaquette irlandaise, l’autre portait la basquina lascive des Andalouses; celle-ci demi-nue en Diane chasseresse, celle-là modeste et amoureuse sous le costume de mademoiselle de Lavallière, étaient également vouées à l’ivresse. Dans les regards de tous les convives brillaient la joie, l’amour, le plaisir. Au moment où la morte figure de Raphaël se montra dans l’ouverture de la porte, une acclamation soudaine éclata, rapide, rutilante comme les 393rayons de cette fête improvisée. Les voix, les parfums, la lumière, ces femmes d’une pénétrante beauté frappèrent tous ses sens, réveillèrent son appétit. Une délicieuse musique, cachée dans un salon voisin, couvrit par un torrent d’harmonie ce tumulte enivrant et compléta cette étrange vision.
394Raphaël se sentit la main pressée par une main chatouilleuse, une main de femme dont les bras frais et blancs se levaient pour le serrer, la main d’Aquilina. Il comprit que ce tableau n’était pas vague et fantastique comme les fugitives images de ses rêves décolorés, il poussa un cri sinistre, ferma brusquement la porte et flétrit son vieux serviteur en le frappant au visage.
– Monstre, tu as donc juré de me faire mourir, s’écria-t-il. Puis, tout palpitant du danger qu’il venait de courir, il trouva des forces pour regagner sa chambre, but une forte dose de sommeil et se coucha.
– Que diable, dit Jonathas en se relevant, monsieur Bianchon m’avait cependant bien ordonné de le distraire.
Il était environ minuit. À cette heure, Raphaël, par un de ces caprices physiologiques, l’étonnement et le désespoir des sciences médicales, resplendissait de beauté pendant son sommeil. Un rose vif colorait ses joues blanches. Son front gracieux comme celui d’une jeune fille exprimait le génie. La vie était en fleur sur ce visage tranquille et reposé. Vous eussiez dit d’un jeune enfant endormi sous la protection de sa mère. Son sommeil était un bon sommeil, sa bouche vermeille laissait passer un souffle égal et pur; il souriait, transporté sans doute par un rêve dans une belle vie. Peut-être était-il centenaire, peut-être ses petits enfans lui souhaitaient-ils de longs jours; peut-être de son banc rustique, sous le soleil, assis sous le feuillage, apercevait-il, comme le prophète, en haut de la montagne, la terre promise, dans un bienfaisant lointain!
– Te voilà donc! Ces mots, prononcés d’une voix ar395gentine, dissipèrent les figures nuageuses de son sommeil. À la lueur de la lampe, il vit assise sur son lit sa Pauline, mais Pauline embellie par l’absence et par la douleur. Raphaël resta stupéfait à l’aspect de cette figure blanche comme les pétales d’une fleur des eaux, et qui, accompagnée de longs cheveux noirs, semblait encore plus blanche dans l’ombre. Des larmes avaient tracé leur route brillante sur ses joues, et y restaient suspendues, prêtes à tomber au moindre effort. Vêtue de blanc, la tête penchée et foulant à peine le lit, elle était là comme un ange descendu des cieux, comme une apparition qu’un souffle pouvait faire disparaître.
– Ah! j’ai tout oublié, s’écria-t-elle au moment où Raphaël ouvrit les yeux. Je n’ai de voix que pour te dire: Je suis à toi! Oui, près de toi, mon cœur est tout amour. Ah! jamais, ange de ma vie, tu n’as été si beau. Tes yeux foudroient. Mais je devine tout, va! Tu as été chercher la santé sans moi, tu me craignais….. Eh bien.
– Fuis, fuis, laisse-moi, répondit enfin Raphaël d’une voix sourde. Mais va-t-en donc. Si tu restes-là, je meurs. Veux-tu me voir mourir?
– Mourir, répéta-t-elle. Est-ce que tu peux mourir sans moi. Mourir, mais tu es jeune! Mourir, mais je t’aime! Mourir, ajouta-t-elle d’une voix profonde et gutturale en lui prenant les mains par un mouvement de folie.
– Froides, dit-elle. Est-ce une illusion?
Raphaël tira de dessous son chevet le lambeau de la Peau de chagrin, fragile et petit comme la feuille d’une 396pervenche, et le lui montrant: Pauline, belle image de ma belle vie, disons-nous adieu, dit-il.
– Adieu, répéta-t-elle d’un air surpris.
– Oui. Ceci est un talisman qui accomplit mes désirs, et représente ma vie. Vois ce qu’il m’en reste. Si tu me regardes encore, je vais mourir…
La jeune fille crut Valentin devenu fou, elle prit le talisman, et alla chercher la lampe. Éclairée par la lueur vacillante qui se projetait également sur Raphaël et sur le talisman, elle examina très-attentivement et le visage de son amant et la dernière parcelle de la Peau magique. En la voyant belle de terreur et d’amour, il ne fut plus maître de sa pensée: les souvenirs des scènes caressantes et des joies délirantes de sa passion triomphèrent dans son ame depuis long-temps endormie, et s’y réveillèrent comme un foyer mal éteint.
– Pauline, viens! Pauline!
Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se dilatèrent, ses sourcils violemment tirés par une douleur inouïe s’écartèrent avec horreur, elle lisait dans les yeux de Raphaël un de ces désirs furieux, jadis sa gloire à elle; et à mesure que grandissait ce désir, la Peau, en se contractant, lui chatouillait la main. Sans réfléchir, elle s’enfuit dans le salon voisin dont elle ferma la porte.
– Pauline, Pauline, cria le moribond en courant après elle, je t’aime, je t’adore, je te veux! Je te maudis, si tu ne m’ouvres! Je veux mourir à toi!
Par une force singulière, dernier éclat de vie, il jeta la porte à terre, et vit sa maîtresse à demi nue se rou397lant sur un canapé. Pauline avait tenté vainement de se déchirer le sein, et pour se donner une prompte mort, elle cherchait à s’étrangler avec son châle. – Si je meurs, il vivra, disait-elle en tâchant vainement de serrer le nœud. Ses cheveux étaient épars, ses épaules nues, ses vêtemens en désordre, et dans cette lutte avec la mort, les yeux en pleurs, le visage enflammé, se tordant sous un horrible désespoir, elle présentait à Raphaël, ivre d’amour, mille beautés qui augmentèrent son délire; il se jeta sur elle avec la légèreté d’un oiseau de proie, brisa le châle, et voulut la prendre dans ses bras.
398Le moribond chercha des paroles pour exprimer le désir qui dévorait toutes ses forces; mais il ne trouva que les sons étranglés du râle dans sa poitrine, dont chaque respiration creusée plus avant semblait partir de ses entrailles. Enfin, ne pouvant bientôt plus former de sons, il mordit Pauline au sein. Jonathas se présenta tout épouvanté des cris qu’il entendait, et tenta d’arracher à la jeune fille le cadavre sur lequel elle s’était accroupie dans un coin.
– Que demandez-vous? dit-elle. Il est à moi, je l’ai tué, ne l’avais-je pas prédit?
ÉPILOGUE.
399Et que devint Pauline?
– Ah! Pauline, bien. Êtes-vous quelquefois resté par une douce soirée d’hiver devant votre foyer domestique, voluptueusement livré à des souvenirs d’amour ou de jeunesse en contemplant les rayures produites par le feu sur un morceau de chêne? Ici la combustion dessine les cases rouges d’un damier, là elle miroite des velours; de petites flammes bleues courent, bondissent et jouent sur le fond ardent du brasier. Vient un peintre inconnu qui se sert de cette flamme; par un artifice unique, il trace au sein de ces flamboyantes teintes violettes ou empourprées une figure supernaturelle et d’une délicatesse inouïe, phénomène fugitif que le hasard ne recommencera jamais, c’est une femme aux cheveux 400emportés par le vent, et dont le profil respire une passion délicieuse: du feu dans le feu! elle sourit, elle expire, vous ne la reverrez plus. Adieu fleur de la flamme, adieu principe incomplet, inattendu, venu trop tôt ou trop tard pour être quelque beau diamant.
– Mais Pauline?
– Vous n’y êtes pas? je recommence. Place! place! Elle arrive, la voici la Reine des illusions, la femme qui passe comme un baiser, la femme vive comme un éclair, comme lui jaillie brûlante du ciel, l’être incréé, tout esprit, tout amour.
Elle a revêtu je ne sais quel corps de flamme, ou pour elle la flamme s’est un moment animée! Les lignes de ses formes sont d’une pureté qui vous dit qu’elle vient du ciel. Ne resplendit-elle pas comme un ange, n’entendez-vous pas le frémissement aérien de ses ailes? Plus légère que l’oiseau, elle s’abat près de vous et ses terribles yeux fascinent; sa douce mais puissante haleine attire vos lèvres par une force magique; elle fuit et vous entraîne, vous ne sentez plus la terre. Vous voulez passer une seule 401fois votre main chatouillée, votre main fanatisée sur ce corps de neige, froisser ces cheveux d’or, baiser ces yeux étincelans. Une vapeur vous enivre, une musique enchanteresse vous charme. Vous tressaillez de tous vos nerfs, vous êtes tout désir, tout souffrance. Ô bonheur sans nom! vous avez touché les lèvres de cette femme; mais tout à coup une atroce douleur vous réveille. Ha! ha! votre tête a porté sur l’angle de votre lit, vous en avez embrassé l’acajou brun, les dorures froides, quelque bronze, un amour en cuivre.
– Mais monsieur, Pauline?
– Encore! Écoutez. Par une belle matinée, en partant de Tours, un jeune homme embarqué sur la Ville d’Angers tenait dans sa main la main d’une jolie femme. Unis ainsi, tous deux admirèrent long-temps, au-dessus des larges eaux de la Loire, une blanche figure, artificiellement éclose au sein du brouillard comme un fruit des eaux et du soleil, ou comme un caprice des nuées et de l’air.
402Tour à tour ondine ou sylphide, cette fluide créature voltigeait dans les airs comme un mot vainement cherché qui court dans la mémoire sans se laisser saisir; elle se promenait entre les îles, elle agitait sa tête à travers les hauts peupliers; puis devenue gigantesque elle faisait ou resplendir les mille plis de sa robe, ou briller l’auréole décrite par le soleil autour de son visage; elle planait sur les hameaux, sur les collines, et semblait défendre au bateau à vapeur de passer devant le château d’Ussé. Vous eussiez dit le fantôme de la Dame des Belles Cousines qui voulait protéger son pays contre les inventions modernes.
– Bien, je comprends, ainsi de Pauline. Mais Fœdora?
– Oh! Fœdora, vous la rencontrerez. Elle était hier aux Bouffons, elle ira ce soir à l’Opéra, elle est partout.
À la Bouleaunière, avril 1831.