53LE DERNIER NAPOLÉON.
Vers les trois heures du soir, un jeune homme descendit, par le Perron, dans le jardin du Palais-Royal, à Paris. Il marcha lentement sous les tilleuls jaunes et chétifs de l’allée septentrionale, en levant la tête de temps en temps pour interroger par un regard les croisées des maisons de jeu. Mais l’heure à laquelle les fatales portes de ces antres silencieux doivent s’ouvrir n’avait sans doute pas encore 54sonné, car il n’aperçut, à travers les vitres, que les employés oisifs et immobiles, dont les figures, toutes stéréotipées d’après un modèle ignoble et sinistre, ressemblaient à des larves attendant leur proie. Alors, le jeune homme ramena ses yeux vers la terre, par un mouvement de mélancolie.
Sa marche indolente l’ayant conduit au jet d’eau, dont le soleil illuminait en ce moment les gerbes gracieuses, il en fit le tour, sans admirer les jeux colorés de la lumière, sans même contempler les mille facettes de l’eau qui frissonnait dans le bassin. Toute sa personne accusait une insouciance profonde des choses dont il était entouré. Un sourire amer et dédaigneux dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche. Son extrême jeunesse donnait un intérêt pénible à l’expression de froide ironie fortement empreinte dans ses traits, et c’était un étrange contre-sens dans un visage animé de brillantes couleurs, dans un visage resplendissant de vie, étincelant de blancheur, un visage de vingt-cinq ans. Cette tête captivait l’attention. Il y avait, sur ce front pâle, quelque secret génie. Les formes étaient grêles et fines, les cheveux rares et blonds. Un éclat inusité scintillait dans ses yeux, tout endormis qu’ils fussent par la maladie ou par le chagrin.
À voir ce jeune homme, les poètes auraient cru à de longues études, à des nuits passées sous la lueur d’une lampe studieuse; les médecins auraient soupçonné quelque maladie de cœur ou de poitrine en remarquant la rougeur des joues, le cercle jaune qui cernait les yeux, la rapidité de la respiration; les observateurs l’eussent admiré; les indifférens lui auraient marché sur le pied….
L’inconnu n’était ni bien ni mal mis. Ses vêtemens n’annonçaient pas un homme favorisé de la fortune, mais pour surprendre les secrets d’une profonde misère, il fallait un physiologiste sagace, qui sût deviner pourquoi l’habit avait été fermé avec tant de soin!…
Le jeune homme alla s’appuyer sur un des treillages en fer qui entourent les massifs; et, se croisant les bras sur la poitrine, il regarda les bâtimens, le jet d’eau et les passans d’un air triste, mais résigné. Il y avait dans ce regard, dans cet abandon, bien des efforts trahis, bien des espérances trompées; et, dans la contraction des bras, un bien puissant courage. L’impassibilité du suicide siégeait sur ce visage. – Aucune des curiosités de la vie ne tentait plus cette âme, tout à la fois turbulente et calme. – Le jeune homme tressaillit soudain!! Il avait, par une sorte de privilége infernal, entendu sonner l’heure, ouvrir les portes, retentir les escaliers…. Il regarda les fenêtres de la maison de jeu. Des têtes d’hommes allaient et venaient dans les salons…. Il se redressa et marcha sans empressement; il entra dans l’allée sans fausse pudeur monta, les escaliers, franchit la porte, et se trouva devant le tapis vert, plus tôt peut-être qu’il ne l’aurait voulu, tant les âmes fortes aiment une plaidailleuse incertitude!…
L’assemblée n’était pas nombreuse. Il y avait quelques vieillards à têtes chenues, à cheveux blancs, assis autour de la table, mais bien des chaises restaient vides… Un ou deux étrangers, dont les figures méridionales brûlaient de désespoir et d’avidité, tranchaient auprès de ces vieux visages experts des douleurs du jeu, et semblables à d’anciens forçats qui ne s’effraient plus des galères… – Les tailleurs et les banquiers immobiles jetaient sur les joueurs ce regard blême et assuré qui les tue… Les employés se promenaient nonchalamment. Sept ou huit spectateurs, rangés autour de la table, attendaient les scènes que les coups du sort, les figures des joueurs et le mouvement de l’or allaient leur donner. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, attentifs… Ils venaient dans cette salle comme le peuple va à la Grève. Il se regardèrent des yeux les uns les autres au moment où le jeune homme prit place devant une chaise sans s’y asseoir.
– Faites le jeu!… dit une voix grêle.
Chaque joueur ponta.
Le jeune homme jeta sur le tapis une pièce d’or qu’il tenait dans sa main, et ses yeux ardens allèrent alternativement des cartes à la pièce, de la pièce aux cartes. Les spectateurs n’aperçurent aucun symptôme d’émotion sur cette figure froide et résignée, pendant le moment ra55pide que dura le plus violent combat, par les angoisses duquel un cœur d’homme ait été torturé. Seulement, l’inconnu ferma les yeux quand il eut perdu, et ses lèvres blanchirent; mais il releva bientôt ses paupières, ses lèvres reprirent leur rougeur de corail, il regarda le rateau saisir sa dernière pièce d’or, affecta un air d’insouciance et disparut sans avoir cherché la moindre consolation sur les figures glacées des assistans.
Il descendit les escaliers en sifflant le Di tanti palpiti, si bas, si faiblement, que lui seul, peut-être, en entendait les notes; puis il s’achemina vers les Tuileries d’un pas lent, irrésolu, ne voyant ni les maisons, ni les passans, marchant comme au milieu du désert, n’écoutant qu’une voix, – la voix de la Mort, – et, perdu dans une méditation confuse, où il n’y avait qu’une pensée….
Il traversa le jardin des Tuileries, et suivant le plus court chemin pour se rendre au Pont-Royal; et, s’y arrêtant au point culminant des voûtes, son regard plongea jusqu’au fond de la Seine….
Henri B….
Vers les trois heures du soir, un jeune homme descendit, par le Perron, dans le jardin du Palais-Royal, à Paris. Il marcha lentement sous les tilleuls jaunes et chétifs de l’allée septentrionale, en levant la tête de temps en temps pour interroger par un regard les croisées des maisons de jeu. Mais l’heure à laquelle les fatales portes de ces antres silencieux doivent s’ouvrir n’avait sans doute pas encore 54sonné, car il n’aperçut, à travers les vitres, que les employés oisifs et immobiles, dont les figures, toutes stéréotipées d’après un modèle ignoble et sinistre, ressemblaient à des larves attendant leur proie. Alors, le jeune homme ramena ses yeux vers la terre, par un mouvement de mélancolie.
Sa marche indolente l’ayant conduit au jet d’eau, dont le soleil illuminait en ce moment les gerbes gracieuses, il en fit le tour, sans admirer les jeux colorés de la lumière, sans même contempler les mille facettes de l’eau qui frissonnait dans le bassin. Toute sa personne accusait une insouciance profonde des choses dont il était entouré. Un sourire amer et dédaigneux dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche. Son extrême jeunesse donnait un intérêt pénible à l’expression de froide ironie fortement empreinte dans ses traits, et c’était un étrange contre-sens dans un visage animé de brillantes couleurs, dans un visage resplendissant de vie, étincelant de blancheur, un visage de vingt-cinq ans. Cette tête captivait l’attention. Il y avait, sur ce front pâle, quelque secret génie. Les formes étaient grêles et fines, les cheveux rares et blonds. Un éclat inusité scintillait dans ses yeux, tout endormis qu’ils fussent par la maladie ou par le chagrin.
À voir ce jeune homme, les poètes auraient cru à de longues études, à des nuits passées sous la lueur d’une lampe studieuse; les médecins auraient soupçonné quelque maladie de cœur ou de poitrine en remarquant la rougeur des joues, le cercle jaune qui cernait les yeux, la rapidité de la respiration; les observateurs l’eussent admiré; les indifférens lui auraient marché sur le pied….
L’inconnu n’était ni bien ni mal mis. Ses vêtemens n’annonçaient pas un homme favorisé de la fortune, mais pour surprendre les secrets d’une profonde misère, il fallait un physiologiste sagace, qui sût deviner pourquoi l’habit avait été fermé avec tant de soin!…
Le jeune homme alla s’appuyer sur un des treillages en fer qui entourent les massifs; et, se croisant les bras sur la poitrine, il regarda les bâtimens, le jet d’eau et les passans d’un air triste, mais résigné. Il y avait dans ce regard, dans cet abandon, bien des efforts trahis, bien des espérances trompées; et, dans la contraction des bras, un bien puissant courage. L’impassibilité du suicide siégeait sur ce visage. – Aucune des curiosités de la vie ne tentait plus cette âme, tout à la fois turbulente et calme. – Le jeune homme tressaillit soudain!! Il avait, par une sorte de privilége infernal, entendu sonner l’heure, ouvrir les portes, retentir les escaliers…. Il regarda les fenêtres de la maison de jeu. Des têtes d’hommes allaient et venaient dans les salons…. Il se redressa et marcha sans empressement; il entra dans l’allée sans fausse pudeur monta, les escaliers, franchit la porte, et se trouva devant le tapis vert, plus tôt peut-être qu’il ne l’aurait voulu, tant les âmes fortes aiment une plaidailleuse incertitude!…
L’assemblée n’était pas nombreuse. Il y avait quelques vieillards à têtes chenues, à cheveux blancs, assis autour de la table, mais bien des chaises restaient vides… Un ou deux étrangers, dont les figures méridionales brûlaient de désespoir et d’avidité, tranchaient auprès de ces vieux visages experts des douleurs du jeu, et semblables à d’anciens forçats qui ne s’effraient plus des galères… – Les tailleurs et les banquiers immobiles jetaient sur les joueurs ce regard blême et assuré qui les tue… Les employés se promenaient nonchalamment. Sept ou huit spectateurs, rangés autour de la table, attendaient les scènes que les coups du sort, les figures des joueurs et le mouvement de l’or allaient leur donner. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, attentifs… Ils venaient dans cette salle comme le peuple va à la Grève. Il se regardèrent des yeux les uns les autres au moment où le jeune homme prit place devant une chaise sans s’y asseoir.
– Faites le jeu!… dit une voix grêle.
Chaque joueur ponta.
Le jeune homme jeta sur le tapis une pièce d’or qu’il tenait dans sa main, et ses yeux ardens allèrent alternativement des cartes à la pièce, de la pièce aux cartes. Les spectateurs n’aperçurent aucun symptôme d’émotion sur cette figure froide et résignée, pendant le moment ra55pide que dura le plus violent combat, par les angoisses duquel un cœur d’homme ait été torturé. Seulement, l’inconnu ferma les yeux quand il eut perdu, et ses lèvres blanchirent; mais il releva bientôt ses paupières, ses lèvres reprirent leur rougeur de corail, il regarda le rateau saisir sa dernière pièce d’or, affecta un air d’insouciance et disparut sans avoir cherché la moindre consolation sur les figures glacées des assistans.
Il descendit les escaliers en sifflant le Di tanti palpiti, si bas, si faiblement, que lui seul, peut-être, en entendait les notes; puis il s’achemina vers les Tuileries d’un pas lent, irrésolu, ne voyant ni les maisons, ni les passans, marchant comme au milieu du désert, n’écoutant qu’une voix, – la voix de la Mort, – et, perdu dans une méditation confuse, où il n’y avait qu’une pensée….
Il traversa le jardin des Tuileries, et suivant le plus court chemin pour se rendre au Pont-Royal; et, s’y arrêtant au point culminant des voûtes, son regard plongea jusqu’au fond de la Seine….
Henri B….
35PREMIÈRE PARTIE.
LA PEAU DE CHAGRIN
I.
Vers la fin du mois d’octobre dernier, quelque temps après l’heure à laquelle s’ouvrent les maisons de jeu, conformément à la loi qui protége, à Paris, une passion essentiellement budgétifiante, un jeune homme vint au Palais-Royal; et, sans trop 36hésiter, monta l’escalier du tripot établi au numéro 39.
– Monsieur!…. votre chapeau, s’il vous plaît?….. lui cria d’une voix sèche et grondeuse, un petit vieillard blême, accroupi dans l’ombre, protégé par une barricade, et qui, se levant soudain, fit voir une figure moulée d’après un type ignoble.
Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau.
Est-ce une parabole évangélique et providentielle?…..
Veut-on, par hasard, vous faciliter le plaisir de vous arracher les cheveux, dans les momens de perte?…..
N’est-ce pas plutôt une manière de signer un contrat infernal avec vous, en exigeant je ne sais quel gage?……
Serait-ce pour vous obliger à garder un maintien respectueux devant ceux qui gagneront votre argent?
37Est-ce curiosité de la police, qui, fouillant tous les égouts sociaux, est intéressée à savoir le nom de votre chapelier, ou le vôtre, si vous l’avez inscrit sur la coiffe?
Est-ce, enfin, pour prendre la mesure de votre crâne et dresser une statistique instructive sur la capacité cérébrale des joueurs?….
Il y a, sur ce point, silence complet chez l’administration.
Seulement, à peine avez-vous fait un pas vers le tapis vert, que déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez à vous-même. Vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et votre manteau.
À votre sortie, le JEU, par une atroce épigramme en action, vous démontrera qu’il vous laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage… Mais, si, par malheur, vous venez avec une coiffure 38neuve, vous apprendrez, à vos dépens, qu’il faut avoir un costume de joueur, et surtout ne pas être sujet aux rhumes de cerveau.
L’étonnement, manifesté par l’étranger quand il reçut une fiche numérotée en échange de son chapeau dont heureusement les bords étaient légèrement encroûtés, indiquait assez une âme encore innocente.
Le petit vieillard, ayant sans doute croupi dès son jeune âge dans les atroces plaisirs de la vie des joueurs, lui jeta un coup d’œil terne et sans chaleur, mais dans lequel un philosophe aurait lu les misères de l’hôpital, les vagabondages des gens dépouillés, les procès-verbaux d’une foule d’asphyxies, les travaux forcés à perpétuité, les expatriations au Guazalco…..
Cet homme avait une longue face de carême dont les fibres ne s’entretenaient plus guères que par la soupe gélatineuse de M. d’Arcet. Il présentait une vivante image 39de la passion réduite à son terme le plus simple. Dans ses rides, il y avait trace de vieilles tortures. Il devait jouer ses maigres appointemens, le jour même où il les recevait. Enfin, comme une rosse sur laquelle les coups de fouet n’ont plus de prise, il ne tressaillait plus aux sourds gémissemens, aux muettes imprécations, aux regards hébétés des joueurs, quand ils sortaient ruinés. C’était le Jeu incarné.
Si le jeune homme avait contemplé ce triste cerbère, peut-être se serait-il dit:
– Il n’y a plus qu’un jeu de cartes dans ce cœur-là…..
Mais l’inconnu n’écouta pas cet avis en chair et en os, placé là sans doute par la providence, comme elle a mis le dégoût à la porte de tous les lieux mauvais… Non. Il entra, résolument, dans la salle d’où l’or faisait entendre une prestigieuse musique… Ce jeune homme était probablement poussé là par la plus logique de toutes les éloquentes phrases 40de J.-J. Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pensée: – Oui, je conçois qu’un homme aille au Jeu; mais c’est lorsque entre lui et la mort, il ne voit plus que son dernier écu…..
41II.
Le soir, les maisons de jeu n’ont qu’une poésie vulgaire, mais dont l’effet est assuré comme celui d’un mélodrame plein de sang. Les salles sont garnies de spectateurs et de joueurs, de vieillards indigens qui viennent s’y réchauffer, de faces agitées, d’orgies commencées dans le vin et près de finir dans la Seine. La passion y abonde; mais le trop grand nombre d’acteurs vous empêche de 42contempler face à face le démon du jeu. La soirée est un véritable morceau d’ensemble où la troupe entière crie, où chaque instrument de l’orchestre module sa phrase….
Vous verriez beaucoup de gens honorables qui viennent chercher là des distractions, et les paient comme ils paieraient le plaisir du spectacle, de la gourmandise, ou comme ils iraient dans une mansarde acheter, à bas prix, des remords pour trois mois.
Mais comprenez-vous tout ce que doit avoir de délire et de vigueur dans l’âme un homme qui attend avec impatience l’ouverture d’un tripot?… Il existe, entre le joueur fidèle à l’heure et le joueur du soir, la différence qui distingue le mari nonchalant, de l’amant rôdant sous les fenêtres de sa belle… Le matin seulement, arrivent la passion palpitante, le besoin dans sa franche horreur… En ce moment, vous pourrez admirer un véritable joueur, un joueur qui n’a pas mangé, 43dormi, vécu, pensé, tant il était rudement flagellé par le fouet de sa martingale; tant il souffrait, travaillé par le prurit d’un coup… Alors, seulement, vous rencontrerez des yeux dont le calme effraie, des visages qui vous fascinent, des regards qui soulèvent les cartes, et les dévorent. Oui, les gens prêts à se brûler la cervelle, après être venus tenter le Sort une dernière fois, marchandent leurs souffrances avant le dîner! Passé huit heures, il n’y a plus que des rages accidentelles dues à des hasards de cartes… la rouge ou la noire ont gagné dix fois de suite.
Aussi, les maisons de jeu ne sont-elles sublimes qu’à l’ouverture de leurs séances… Si l’Espagne a ses combats de taureaux, si Rome a eu ses gladiateurs, Paris s’enorgueillit de son Palais-Royal dont les agaçantes roulettes donnent le plaisir de voir couler le sang à flots, sans que les pieds du parterre risquent d’y glisser. Essayez de jeter un regard furtif sur cette arène… Entrez!
44Quelle nudité!.. Les murs, couverts d’un papier gras à hauteur d’homme, n’offrent pas une image qui puisse rafraîchir l’âme, pas même un clou pour faciliter le suicide… Le parquet est toujours malpropre. Une table ronde occupe le centre de la salle; et la simplicité des chaises de paille pressées autour de ce tapis usé par l’or, annonce une curieuse indifférence du luxe chez ces hommes qui viennent périr là pour la fortune et pour le luxe. Cette antithèse humaine est établie partout où l’âme réagit puissamment sur elle-même. L’amoureux veut mettre sa maîtresse dans la soie, la revêtir d’un moelleux cachemire, et, la plupart du temps, il la possède sur un grabat. L’ambitieux rêve de demeurer au faîte du pouvoir, en s’aplatissant dans la boue d’une révérence. Le marchand vit dans une boutique humide et malsaine, en se construisant un hôtel où il ne restera pas un an…. Y a-t-il enfin, excepté la vue des cuisines et 45l’odeur des cabarets, chose plus déplaisante qu’une maison de plaisir?… Singulier problème!… L’homme signe son impuissance dans tous les actes de sa vie! Il n’est jamais ni tout-à-fait heureux, ni complètement misérable…..
Au moment où le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s’y trouvaient déjà…..
Trois vieillards, à têtes chauves, étaient nonchalamment assis autour du tapis vert. Leurs visages de plâtre, impassibles comme ceux des diplomates, révélaient des âmes blasées, des cœurs qui, depuis long-temps, avaient désappris de palpiter, en risquant même les biens paraphernaux d’une femme…
Un jeune Italien, aux cheveux noirs, au teint olivâtre, était accoudé tranquillement au bout de la table, et paraissait écouter ces pressentimens secrets qui crient fatalement à un joueur: – Oui… – Non… Cette tête méridionale respirait l’or et le feu.
46Sept ou huit spectateurs, debout, rangés de manière à former une galerie, attendaient les scènes que leur préparaient les coups du sort, les figures des acteurs, le mouvement de l’argent et des râteaux. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs, comme est le peuple à la Grève, quand le bourreau tranche une tête.
Un grand homme sec, en habit râpé, tenait un registre d’une main, et, de l’autre, une épingle pour marquer les passes de la rouge ou de la noire. C’était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge de toutes les jouissances de leur siècle; un de ces avares sans trésor qui jouent en idée une mise imaginaire; espèce de fou raisonnable, se consolant de ses misères en caressant une épouvantable chimère; agissant enfin, avec le vice et le danger, comme les jeunes prêtres avec Dieu, quand ils lui disent des messes blanches.
47Puis, en face de la banque, un ou deux de ces fins spéculateurs, experts des chances du jeu, et semblables à d’anciens forçats qui ne s’effraient plus des galères, étaient venus là pour hasarder trois coups et remporter immédiatement le gain probable dont ils vivaient.
Deux vieux garçons de salle se promenaient nonchalamment les bras croisés, regardant aux carreaux, par intervalles, comme pour montrer aux passans leurs plates figures, en guise d’enseigne.
Le tailleur et le banquier venaient de jeter sur les ponteurs ce regard blême qui les tue, et disaient d’une voix grêle:
– Faites le jeu!…
Quand le jeune homme ouvrit la porte…….
Alors le silence devint en quelque sorte plus profond, et les têtes se tournèrent vers le nouveau venu par curiosité.
Mais, chose inouie, les vieillards émoussés, les employés pétrifiés, les spectateurs, 48et même l’Italien fanatique, tous éprouvèrent, à l’aspect de l’inconnu, je ne sais quel sentiment épouvantable.
Ne faut-il pas être bien malheureux pour obtenir de la pitié, bien faible pour exciter une sympathie, ou bien sinistre pour faire frissonner les âmes dans cette salle où les douleurs doivent être muettes, la misère gaie, le désespoir décent?… Eh bien! il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui remua tous ces cœurs glacés quand le jeune homme entra; mais les bourreaux n’ont-ils pas quelquefois pleuré sur les vierges caressantes dont la Révolution leur ordonnait de couper les blondes têtes…
Au premier coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible mystère…
Ses jeunes traits étaient empreints d’une grâce nébuleuse. Dans son regard, il y avait bien des efforts trahis, bien des espé49rances trompées! La morne impassibilité du suicide donnait à son front une pâleur mate et maladive. Un sourire amer dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche. Il y avait sur toute sa physionomie une résignation qui faisait mal à voir.
Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux voilés par la fatigue d’une orgie; car la débauche marquait de son sale cachet cette noble figure, jadis pure et brillante, maintenant dégradée. Les médecins auraient peut-être attribué à des lésions au cœur ou à la poitrine, le cercle jaune qui encadrait les paupières et la rougeur dont les joues étaient marbrées; tandis que les poëtes eussent voulu reconnaître, à ces signes, les ravages de la science, les traces de nuits passées à la lueur d’une lampe studieuse. Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce 50cœur, sur lesquels la débauche, l’étude et la maladie n’avaient que difficilement mordu.
Comme, lorsqu’un célèbre criminel arrive au bagne, les condamnés l’accueillent avec respect, ainsi, tous ces démons humains, experts en tortures, saluèrent une douleur inouie, une blessure dont ils soupçonnaient par instinct la profondeur; et reconnurent un de leurs princes, à la majesté de sa muette ironie, à l’élégante misère de ses vêtemens…
Le jeune homme avait bien un frac de bon goût; mais la jonction de son gilet et de sa cravate était trop savamment maintenue pour qu’on le supposât possesseur d’une chemise. Ses mains, jolies comme des mains de femme, étaient d’une douteuse propreté. Depuis deux jours, il ne portait plus de gants…. Ce diagnostic disait tout….
Si le tailleur et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c’est que les enchan51temens de l’innocence florissaient par vestiges dans ses formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares, naturellement bouclés….. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et le vice paraissait y être un accident. La verte vie de la jeunesse y luttait encore avec les fatigues d’une orgie, avec les rages d’une impuissante lubricité. Les ténèbres et la lumière, le néant et l’existence s’y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce et de l’horreur. Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route; aussi, tous ces professeurs émérites de vice et d’infamie, semblables à une vieille femme édentée, prise de pitié à l’aspect d’une ravissante fille qui s’offre à la corruption, avaient l’air de lui crier:
– Sortez!….
Il marcha droit à la table. Et, s’y tenant debout, il jeta sans calcul, sur le tapis, une pièce d’or qu’il avait dans la main; puis, 52abhorrant, comme les âmes fortes, de chicanières incertitudes, il lança sur le tailleur un regard tout à la fois turbulent et calme.
L’intérêt de ce coup était si puissant, que les vieillards ne firent pas de mise; mais l’Italien, saisissant avec le fanatisme de la passion une idée qui lui souriait, ponta sa masse d’or en opposition au jeu de l’inconnu.
Le banquier oublia de dire ces phrases qui se sont à la longue converties en un cri rauque et inintelligible:
– Faites le jeu!…..
– Le jeu est fait!…
– Rien ne va plus….
Le tailleur étala les cartes en paraissant souhaiter bonne chance au dernier venu, indifférent qu’il était à la perte ou au gain fait par les entrepreneurs de ces sombres plaisirs.
Tous les yeux, arrêtés sur les cartons fatidiques, étincelaient; car les spectateurs 53voyaient un drame et la dernière scène d’une belle vie dans cette pièce d’or… Mais, malgré l’attention avec laquelle ils regardèrent alternativement le jeune homme et les cartes, ils ne purent apercevoir aucun symptôme d’émotion sur sa figure froide et résignée.
– Rouge perd!….. dit officiellement le tailleur.
Une espèce de râle sourd sortit de la poitrine de l’Italien lorsqu’il vit tomber le paquet de billets que lui jeta le banquier. Quant au jeune homme, il ne comprit sa ruine qu’au moment où le râteau s’allongea pour ramasser son dernier napoléon. L’ivoire fit rendre un bruit sec à la pièce, qui, rapide comme une flèche, alla se réunir au tas d’or étalé devant la caisse. L’inconnu ferma les yeux doucement, ses lèvres blanchirent; mais il releva bientôt ses paupières; sa bouche reprit une rougeur de corail; il affecta l’air d’un Anglais pour qui la vie n’a plus de 54mystères; et disparut sans mendier une consolation par un de ces regards déchirans que les joueurs au désespoir lancent assez souvent sur la galerie taciturne dont ils sont entourés.
Que d’événemens se pressent dans l’espace d’une seconde, et quel abîme est donc la cervelle humaine!…..
– Voilà pourtant toute une destinée!… dit en souriant le croupier, après un moment de silence, en tenant cette pièce d’or entre le pouce et l’index, et la montrant aux assistans.
– C’est un cerveau brûlé qui va se jeter à l’eau!….. répondit un habitué; car tous les joueurs se connaissaient.
– Bah! s’écria le garçon de bureau, en prenant une prise de tabac.
– Si nous avions imité monsieur?…. dit un des vieillards à ses collègues, en désignant l’Italien; hein?…..
Tout le monde regarda l’heureux joueur 55dont les mains tremblaient en comptant ses billets de banque.
– J’ai entendu, dit-il, une voix qui me criait dans l’oreille: Le Jeu aura raison contre le désespoir de ce jeune homme!…….
– Ce n’est pas un joueur!….. reprit le banquier. Autrement il aurait fait trois coups de son argent pour se donner plus de chances!…
56III.
Le jeune homme passait sans réclamer son chapeau; mais le vieux molosse, ayant remarqué le mauvais état de cette guenille, la lui rendit sans proférer une parole, et le joueur restitua la fiche par un mouvement machinal. Puis, il descendit les escaliers en sifflant le di tanti palpiti d’un souffle si faible qu’il en entendait à peine lui-même les notes délicieuses, et il se trouva bien57tôt sous les galeries du Palais-Royal. Dirigé par une dernière pensée, il alla jusqu’à la rue Saint-Honoré et prit le chemin des Tuileries dont il traversa le jardin d’un pas lent, irrésolu. Il marchait comme au milieu d’un désert, coudoyé par des hommes qu’il ne voyait pas; n’écoutant, à travers les clameurs populaires, qu’une seule voix, celle de la Mort; enfin, perdu dans une engourdissante méditation, semblable à celle dont jadis étaient saisis les criminels qu’une charrette conduisait du Palais à la Grève, vers cet échafaud, rouge de tout le sang versé depuis 1793.
Il y a je ne sais quoi de grand et d’épouvantable dans le suicide. Les chutes d’une multitude de gens sont sans danger comme celles des enfans qui tombent de trop bas pour se blesser; mais quand un homme se brise, il doit venir de bien haut, s’être élevé dans les cieux, avoir entrevu quelque paradis inaccessible. Implacables doivent 58être les ouragans qui nous forcent à demander la paix de l’âme à la bouche d’un pistolet.
Il existe beaucoup de jeunes talens qui s’étiolent confinés dans une mansarde, et qui périssent faute d’un ami, faute d’une femme consolatrice, au sein d’un million d’êtres, en présence d’une foule lassée d’or et qui s’ennuie….
À cette pensée, le suicide prend des proportions gigantesques.
Entre une mort volontaire et la féconde espérance dont la voix appelle un jeune homme à Paris, Dieu seul sait combien il y a de chefs-d’œuvre avortés; de conceptions, de poésie dépensées; de désespoir, de cris étouffés; de vaines tentatives!…. Chaque suicide est un poëme sublime de mélancolie: où trouverez-vous, dans l’océan des littératures, un livre surnageant qui puisse lutter de génie avec ces trois lignes?
59Hier, à quatre heures, une jeune femme s’est jetée dans la Seine du haut du Pont-des-Arts.
Cette phrase, grosse de tant de maux, est, la plupart du temps, insérée entre l’annonce d’un nouveau spectacle et le récit d’une somptueuse fête donnée pour soulager les indigens….. Nous sommes pleins de pitié pour les maux physiques.
Devant ce laconisme parisien, les drames, les romans tout pâlit, même ce vieux frontispice:
Les lamentations du glorieux roi de Kaërnavan, mis en prison par ses enfans…..
Dernier fragment d’un livre perdu, dont la seule lecture faisait pleurer ce Sterne, qui lui-même délaissait sa femme et ses enfans.
L’inconnu fut assailli par mille pensées semblables qui passaient en lambeaux dans son âme comme des drapeaux déchirés voltigeant au milieu d’une bataille. – Puis, il 60déposait pendant un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs, pour s’arrêter devant quelques fleurs dont il admirait les têtes mollement balancées par la brise parmi les massifs de verdure.
Mais, saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux au ciel; et des nuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde lui conseillaient de mourir….
Alors, il s’achemina vers le Pont-Royal en songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs…. Il souriait en se rappelant que lord Castelreagh avait satisfait le plus humble de nos besoins avant de se couper la gorge, et que M. Auger l’académicien avait été chercher sa tabatière pour priser tout en marchant à la mort….
Il analysait ces bizarreries et s’interrogeait lui-même, quand, en se serrant contre le parapet du pont, pour laisser passer un 61fort de la halle, ce dernier lui ayant légèrement blanchi la manche de son habit, il se surprit à en secouer soigneusement la poussière.
Arrivé au point culminant de la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre.
LA PEAU DE CHAGRIN
I.
Vers la fin du mois d’octobre dernier, quelque temps après l’heure à laquelle s’ouvrent les maisons de jeu, conformément à la loi qui protége, à Paris, une passion essentiellement budgétifiante, un jeune homme vint au Palais-Royal; et, sans trop 36hésiter, monta l’escalier du tripot établi au numéro 39.
– Monsieur!…. votre chapeau, s’il vous plaît?….. lui cria d’une voix sèche et grondeuse, un petit vieillard blême, accroupi dans l’ombre, protégé par une barricade, et qui, se levant soudain, fit voir une figure moulée d’après un type ignoble.
Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau.
Est-ce une parabole évangélique et providentielle?…..
Veut-on, par hasard, vous faciliter le plaisir de vous arracher les cheveux, dans les momens de perte?…..
N’est-ce pas plutôt une manière de signer un contrat infernal avec vous, en exigeant je ne sais quel gage?……
Serait-ce pour vous obliger à garder un maintien respectueux devant ceux qui gagneront votre argent?
37Est-ce curiosité de la police, qui, fouillant tous les égouts sociaux, est intéressée à savoir le nom de votre chapelier, ou le vôtre, si vous l’avez inscrit sur la coiffe?
Est-ce, enfin, pour prendre la mesure de votre crâne et dresser une statistique instructive sur la capacité cérébrale des joueurs?….
Il y a, sur ce point, silence complet chez l’administration.
Seulement, à peine avez-vous fait un pas vers le tapis vert, que déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez à vous-même. Vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et votre manteau.
À votre sortie, le JEU, par une atroce épigramme en action, vous démontrera qu’il vous laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage… Mais, si, par malheur, vous venez avec une coiffure 38neuve, vous apprendrez, à vos dépens, qu’il faut avoir un costume de joueur, et surtout ne pas être sujet aux rhumes de cerveau.
L’étonnement, manifesté par l’étranger quand il reçut une fiche numérotée en échange de son chapeau dont heureusement les bords étaient légèrement encroûtés, indiquait assez une âme encore innocente.
Le petit vieillard, ayant sans doute croupi dès son jeune âge dans les atroces plaisirs de la vie des joueurs, lui jeta un coup d’œil terne et sans chaleur, mais dans lequel un philosophe aurait lu les misères de l’hôpital, les vagabondages des gens dépouillés, les procès-verbaux d’une foule d’asphyxies, les travaux forcés à perpétuité, les expatriations au Guazalco…..
Cet homme avait une longue face de carême dont les fibres ne s’entretenaient plus guères que par la soupe gélatineuse de M. d’Arcet. Il présentait une vivante image 39de la passion réduite à son terme le plus simple. Dans ses rides, il y avait trace de vieilles tortures. Il devait jouer ses maigres appointemens, le jour même où il les recevait. Enfin, comme une rosse sur laquelle les coups de fouet n’ont plus de prise, il ne tressaillait plus aux sourds gémissemens, aux muettes imprécations, aux regards hébétés des joueurs, quand ils sortaient ruinés. C’était le Jeu incarné.
Si le jeune homme avait contemplé ce triste cerbère, peut-être se serait-il dit:
– Il n’y a plus qu’un jeu de cartes dans ce cœur-là…..
Mais l’inconnu n’écouta pas cet avis en chair et en os, placé là sans doute par la providence, comme elle a mis le dégoût à la porte de tous les lieux mauvais… Non. Il entra, résolument, dans la salle d’où l’or faisait entendre une prestigieuse musique… Ce jeune homme était probablement poussé là par la plus logique de toutes les éloquentes phrases 40de J.-J. Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pensée: – Oui, je conçois qu’un homme aille au Jeu; mais c’est lorsque entre lui et la mort, il ne voit plus que son dernier écu…..
41II.
Le soir, les maisons de jeu n’ont qu’une poésie vulgaire, mais dont l’effet est assuré comme celui d’un mélodrame plein de sang. Les salles sont garnies de spectateurs et de joueurs, de vieillards indigens qui viennent s’y réchauffer, de faces agitées, d’orgies commencées dans le vin et près de finir dans la Seine. La passion y abonde; mais le trop grand nombre d’acteurs vous empêche de 42contempler face à face le démon du jeu. La soirée est un véritable morceau d’ensemble où la troupe entière crie, où chaque instrument de l’orchestre module sa phrase….
Vous verriez beaucoup de gens honorables qui viennent chercher là des distractions, et les paient comme ils paieraient le plaisir du spectacle, de la gourmandise, ou comme ils iraient dans une mansarde acheter, à bas prix, des remords pour trois mois.
Mais comprenez-vous tout ce que doit avoir de délire et de vigueur dans l’âme un homme qui attend avec impatience l’ouverture d’un tripot?… Il existe, entre le joueur fidèle à l’heure et le joueur du soir, la différence qui distingue le mari nonchalant, de l’amant rôdant sous les fenêtres de sa belle… Le matin seulement, arrivent la passion palpitante, le besoin dans sa franche horreur… En ce moment, vous pourrez admirer un véritable joueur, un joueur qui n’a pas mangé, 43dormi, vécu, pensé, tant il était rudement flagellé par le fouet de sa martingale; tant il souffrait, travaillé par le prurit d’un coup… Alors, seulement, vous rencontrerez des yeux dont le calme effraie, des visages qui vous fascinent, des regards qui soulèvent les cartes, et les dévorent. Oui, les gens prêts à se brûler la cervelle, après être venus tenter le Sort une dernière fois, marchandent leurs souffrances avant le dîner! Passé huit heures, il n’y a plus que des rages accidentelles dues à des hasards de cartes… la rouge ou la noire ont gagné dix fois de suite.
Aussi, les maisons de jeu ne sont-elles sublimes qu’à l’ouverture de leurs séances… Si l’Espagne a ses combats de taureaux, si Rome a eu ses gladiateurs, Paris s’enorgueillit de son Palais-Royal dont les agaçantes roulettes donnent le plaisir de voir couler le sang à flots, sans que les pieds du parterre risquent d’y glisser. Essayez de jeter un regard furtif sur cette arène… Entrez!
44Quelle nudité!.. Les murs, couverts d’un papier gras à hauteur d’homme, n’offrent pas une image qui puisse rafraîchir l’âme, pas même un clou pour faciliter le suicide… Le parquet est toujours malpropre. Une table ronde occupe le centre de la salle; et la simplicité des chaises de paille pressées autour de ce tapis usé par l’or, annonce une curieuse indifférence du luxe chez ces hommes qui viennent périr là pour la fortune et pour le luxe. Cette antithèse humaine est établie partout où l’âme réagit puissamment sur elle-même. L’amoureux veut mettre sa maîtresse dans la soie, la revêtir d’un moelleux cachemire, et, la plupart du temps, il la possède sur un grabat. L’ambitieux rêve de demeurer au faîte du pouvoir, en s’aplatissant dans la boue d’une révérence. Le marchand vit dans une boutique humide et malsaine, en se construisant un hôtel où il ne restera pas un an…. Y a-t-il enfin, excepté la vue des cuisines et 45l’odeur des cabarets, chose plus déplaisante qu’une maison de plaisir?… Singulier problème!… L’homme signe son impuissance dans tous les actes de sa vie! Il n’est jamais ni tout-à-fait heureux, ni complètement misérable…..
Au moment où le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s’y trouvaient déjà…..
Trois vieillards, à têtes chauves, étaient nonchalamment assis autour du tapis vert. Leurs visages de plâtre, impassibles comme ceux des diplomates, révélaient des âmes blasées, des cœurs qui, depuis long-temps, avaient désappris de palpiter, en risquant même les biens paraphernaux d’une femme…
Un jeune Italien, aux cheveux noirs, au teint olivâtre, était accoudé tranquillement au bout de la table, et paraissait écouter ces pressentimens secrets qui crient fatalement à un joueur: – Oui… – Non… Cette tête méridionale respirait l’or et le feu.
46Sept ou huit spectateurs, debout, rangés de manière à former une galerie, attendaient les scènes que leur préparaient les coups du sort, les figures des acteurs, le mouvement de l’argent et des râteaux. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs, comme est le peuple à la Grève, quand le bourreau tranche une tête.
Un grand homme sec, en habit râpé, tenait un registre d’une main, et, de l’autre, une épingle pour marquer les passes de la rouge ou de la noire. C’était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge de toutes les jouissances de leur siècle; un de ces avares sans trésor qui jouent en idée une mise imaginaire; espèce de fou raisonnable, se consolant de ses misères en caressant une épouvantable chimère; agissant enfin, avec le vice et le danger, comme les jeunes prêtres avec Dieu, quand ils lui disent des messes blanches.
47Puis, en face de la banque, un ou deux de ces fins spéculateurs, experts des chances du jeu, et semblables à d’anciens forçats qui ne s’effraient plus des galères, étaient venus là pour hasarder trois coups et remporter immédiatement le gain probable dont ils vivaient.
Deux vieux garçons de salle se promenaient nonchalamment les bras croisés, regardant aux carreaux, par intervalles, comme pour montrer aux passans leurs plates figures, en guise d’enseigne.
Le tailleur et le banquier venaient de jeter sur les ponteurs ce regard blême qui les tue, et disaient d’une voix grêle:
– Faites le jeu!…
Quand le jeune homme ouvrit la porte…….
Alors le silence devint en quelque sorte plus profond, et les têtes se tournèrent vers le nouveau venu par curiosité.
Mais, chose inouie, les vieillards émoussés, les employés pétrifiés, les spectateurs, 48et même l’Italien fanatique, tous éprouvèrent, à l’aspect de l’inconnu, je ne sais quel sentiment épouvantable.
Ne faut-il pas être bien malheureux pour obtenir de la pitié, bien faible pour exciter une sympathie, ou bien sinistre pour faire frissonner les âmes dans cette salle où les douleurs doivent être muettes, la misère gaie, le désespoir décent?… Eh bien! il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui remua tous ces cœurs glacés quand le jeune homme entra; mais les bourreaux n’ont-ils pas quelquefois pleuré sur les vierges caressantes dont la Révolution leur ordonnait de couper les blondes têtes…
Au premier coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible mystère…
Ses jeunes traits étaient empreints d’une grâce nébuleuse. Dans son regard, il y avait bien des efforts trahis, bien des espé49rances trompées! La morne impassibilité du suicide donnait à son front une pâleur mate et maladive. Un sourire amer dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche. Il y avait sur toute sa physionomie une résignation qui faisait mal à voir.
Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux voilés par la fatigue d’une orgie; car la débauche marquait de son sale cachet cette noble figure, jadis pure et brillante, maintenant dégradée. Les médecins auraient peut-être attribué à des lésions au cœur ou à la poitrine, le cercle jaune qui encadrait les paupières et la rougeur dont les joues étaient marbrées; tandis que les poëtes eussent voulu reconnaître, à ces signes, les ravages de la science, les traces de nuits passées à la lueur d’une lampe studieuse. Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce 50cœur, sur lesquels la débauche, l’étude et la maladie n’avaient que difficilement mordu.
Comme, lorsqu’un célèbre criminel arrive au bagne, les condamnés l’accueillent avec respect, ainsi, tous ces démons humains, experts en tortures, saluèrent une douleur inouie, une blessure dont ils soupçonnaient par instinct la profondeur; et reconnurent un de leurs princes, à la majesté de sa muette ironie, à l’élégante misère de ses vêtemens…
Le jeune homme avait bien un frac de bon goût; mais la jonction de son gilet et de sa cravate était trop savamment maintenue pour qu’on le supposât possesseur d’une chemise. Ses mains, jolies comme des mains de femme, étaient d’une douteuse propreté. Depuis deux jours, il ne portait plus de gants…. Ce diagnostic disait tout….
Si le tailleur et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c’est que les enchan51temens de l’innocence florissaient par vestiges dans ses formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares, naturellement bouclés….. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et le vice paraissait y être un accident. La verte vie de la jeunesse y luttait encore avec les fatigues d’une orgie, avec les rages d’une impuissante lubricité. Les ténèbres et la lumière, le néant et l’existence s’y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce et de l’horreur. Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route; aussi, tous ces professeurs émérites de vice et d’infamie, semblables à une vieille femme édentée, prise de pitié à l’aspect d’une ravissante fille qui s’offre à la corruption, avaient l’air de lui crier:
– Sortez!….
Il marcha droit à la table. Et, s’y tenant debout, il jeta sans calcul, sur le tapis, une pièce d’or qu’il avait dans la main; puis, 52abhorrant, comme les âmes fortes, de chicanières incertitudes, il lança sur le tailleur un regard tout à la fois turbulent et calme.
L’intérêt de ce coup était si puissant, que les vieillards ne firent pas de mise; mais l’Italien, saisissant avec le fanatisme de la passion une idée qui lui souriait, ponta sa masse d’or en opposition au jeu de l’inconnu.
Le banquier oublia de dire ces phrases qui se sont à la longue converties en un cri rauque et inintelligible:
– Faites le jeu!…..
– Le jeu est fait!…
– Rien ne va plus….
Le tailleur étala les cartes en paraissant souhaiter bonne chance au dernier venu, indifférent qu’il était à la perte ou au gain fait par les entrepreneurs de ces sombres plaisirs.
Tous les yeux, arrêtés sur les cartons fatidiques, étincelaient; car les spectateurs 53voyaient un drame et la dernière scène d’une belle vie dans cette pièce d’or… Mais, malgré l’attention avec laquelle ils regardèrent alternativement le jeune homme et les cartes, ils ne purent apercevoir aucun symptôme d’émotion sur sa figure froide et résignée.
– Rouge perd!….. dit officiellement le tailleur.
Une espèce de râle sourd sortit de la poitrine de l’Italien lorsqu’il vit tomber le paquet de billets que lui jeta le banquier. Quant au jeune homme, il ne comprit sa ruine qu’au moment où le râteau s’allongea pour ramasser son dernier napoléon. L’ivoire fit rendre un bruit sec à la pièce, qui, rapide comme une flèche, alla se réunir au tas d’or étalé devant la caisse. L’inconnu ferma les yeux doucement, ses lèvres blanchirent; mais il releva bientôt ses paupières; sa bouche reprit une rougeur de corail; il affecta l’air d’un Anglais pour qui la vie n’a plus de 54mystères; et disparut sans mendier une consolation par un de ces regards déchirans que les joueurs au désespoir lancent assez souvent sur la galerie taciturne dont ils sont entourés.
Que d’événemens se pressent dans l’espace d’une seconde, et quel abîme est donc la cervelle humaine!…..
– Voilà pourtant toute une destinée!… dit en souriant le croupier, après un moment de silence, en tenant cette pièce d’or entre le pouce et l’index, et la montrant aux assistans.
– C’est un cerveau brûlé qui va se jeter à l’eau!….. répondit un habitué; car tous les joueurs se connaissaient.
– Bah! s’écria le garçon de bureau, en prenant une prise de tabac.
– Si nous avions imité monsieur?…. dit un des vieillards à ses collègues, en désignant l’Italien; hein?…..
Tout le monde regarda l’heureux joueur 55dont les mains tremblaient en comptant ses billets de banque.
– J’ai entendu, dit-il, une voix qui me criait dans l’oreille: Le Jeu aura raison contre le désespoir de ce jeune homme!…….
– Ce n’est pas un joueur!….. reprit le banquier. Autrement il aurait fait trois coups de son argent pour se donner plus de chances!…
56III.
Le jeune homme passait sans réclamer son chapeau; mais le vieux molosse, ayant remarqué le mauvais état de cette guenille, la lui rendit sans proférer une parole, et le joueur restitua la fiche par un mouvement machinal. Puis, il descendit les escaliers en sifflant le di tanti palpiti d’un souffle si faible qu’il en entendait à peine lui-même les notes délicieuses, et il se trouva bien57tôt sous les galeries du Palais-Royal. Dirigé par une dernière pensée, il alla jusqu’à la rue Saint-Honoré et prit le chemin des Tuileries dont il traversa le jardin d’un pas lent, irrésolu. Il marchait comme au milieu d’un désert, coudoyé par des hommes qu’il ne voyait pas; n’écoutant, à travers les clameurs populaires, qu’une seule voix, celle de la Mort; enfin, perdu dans une engourdissante méditation, semblable à celle dont jadis étaient saisis les criminels qu’une charrette conduisait du Palais à la Grève, vers cet échafaud, rouge de tout le sang versé depuis 1793.
Il y a je ne sais quoi de grand et d’épouvantable dans le suicide. Les chutes d’une multitude de gens sont sans danger comme celles des enfans qui tombent de trop bas pour se blesser; mais quand un homme se brise, il doit venir de bien haut, s’être élevé dans les cieux, avoir entrevu quelque paradis inaccessible. Implacables doivent 58être les ouragans qui nous forcent à demander la paix de l’âme à la bouche d’un pistolet.
Il existe beaucoup de jeunes talens qui s’étiolent confinés dans une mansarde, et qui périssent faute d’un ami, faute d’une femme consolatrice, au sein d’un million d’êtres, en présence d’une foule lassée d’or et qui s’ennuie….
À cette pensée, le suicide prend des proportions gigantesques.
Entre une mort volontaire et la féconde espérance dont la voix appelle un jeune homme à Paris, Dieu seul sait combien il y a de chefs-d’œuvre avortés; de conceptions, de poésie dépensées; de désespoir, de cris étouffés; de vaines tentatives!…. Chaque suicide est un poëme sublime de mélancolie: où trouverez-vous, dans l’océan des littératures, un livre surnageant qui puisse lutter de génie avec ces trois lignes?
59Hier, à quatre heures, une jeune femme s’est jetée dans la Seine du haut du Pont-des-Arts.
Cette phrase, grosse de tant de maux, est, la plupart du temps, insérée entre l’annonce d’un nouveau spectacle et le récit d’une somptueuse fête donnée pour soulager les indigens….. Nous sommes pleins de pitié pour les maux physiques.
Devant ce laconisme parisien, les drames, les romans tout pâlit, même ce vieux frontispice:
Les lamentations du glorieux roi de Kaërnavan, mis en prison par ses enfans…..
Dernier fragment d’un livre perdu, dont la seule lecture faisait pleurer ce Sterne, qui lui-même délaissait sa femme et ses enfans.
L’inconnu fut assailli par mille pensées semblables qui passaient en lambeaux dans son âme comme des drapeaux déchirés voltigeant au milieu d’une bataille. – Puis, il 60déposait pendant un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs, pour s’arrêter devant quelques fleurs dont il admirait les têtes mollement balancées par la brise parmi les massifs de verdure.
Mais, saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux au ciel; et des nuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde lui conseillaient de mourir….
Alors, il s’achemina vers le Pont-Royal en songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs…. Il souriait en se rappelant que lord Castelreagh avait satisfait le plus humble de nos besoins avant de se couper la gorge, et que M. Auger l’académicien avait été chercher sa tabatière pour priser tout en marchant à la mort….
Il analysait ces bizarreries et s’interrogeait lui-même, quand, en se serrant contre le parapet du pont, pour laisser passer un 61fort de la halle, ce dernier lui ayant légèrement blanchi la manche de son habit, il se surprit à en secouer soigneusement la poussière.
Arrivé au point culminant de la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre.