UNE TRÈS-VIEILLE HISTOIRE D’AMOUR
Récit tiré des Mémoires de Silvestre Bonnard, de l’Institut.
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Vous, Madame, qui avez connu Clémentine en cheveux blancs, épouse et mère, vous ne pouvez l’imaginer jeune fille, blonde, rose et blanche, telle que je la vis. Les souvenirs se pressent dans mon âme. Je suis comme un vieux chêne noueux et moussu qui réveille des nichées d’oiseaux chanteurs en agitant ses branches. Par malheur, la chanson de mes oiseaux est vieille comme le monde et ne peut amuser que moi.
– Contez-moi vos souvenirs, me dit Mme de Gabry. Je ne puis lire vos livres qui sont faits pour les savants, mais j’aime beaucoup à vous entendre, parce que vous savez donner de l’intérêt aux choses les plus ordinaires de la vie. Et parlez-moi comme à une vieille femme. J’ai trouvé ce matin trois fils blancs dans mes cheveux.
– Voyez-les venir sans regret, Madame, répondis-je; le temps n’est doux que pour ceux qui le prennent en douceur. Et quand, dans plusieurs années, une légère écume d’argent brodera vos bandeaux noirs, vous serez revêtue d’une beauté nouvelle, moins vive, mais plus touchante que la première, et vous verrez votre mari admirer vos cheveux blancs à l’égal de la boucle noire que vous lui donnâtes en vous mariant et qu’il garde dans un médaillon comme une chose sainte. Je vous dirai d’abord comment j’ai connu le père de Clémentine. Mais n’attendez rien d’extraordinaire, rien de remarquable, car vous seriez grandement déçue.
M. de Lessay habitait le second étage d’une vieille maison de l’avenue de l’Observatoire, dont la façade de plâtre, ornée de bustes antiques et le grand jardin sauvage, furent les premières images qui s’imprimèrent dans mes yeux d’enfant; et ce sont sans doute les dernières qui, lorsque viendra le jour inévitable, se glisseront sous mes paupières appesanties. Car c’est dans cette maison que je suis né; c’est dans ce jardin que j’appris, en jouant, à sentir et à connaître quelques parcelles de ce vieil univers. Heures charmantes, heures sacrées, quand l’âme toute fraîche découvre le 16
monde qui se revêt pour elle d’un éclat caressant et d’un charme mystérieux! C’est qu’en effet, Madame, l’univers n’est que le reflet de notre âme.
Ma mère était une créature bien heureusement douée. Elle se levait avec le soleil comme les oiseaux, auxquels elle ressemblait par l’industrie domestique, par l’instinct maternel, par un perpétuel besoin de chanter et par une sorte de grâce brusque que je sentais fort bien tout enfant que j’étais. Elle était l’âme de la maison, qu’elle remplissait de son activité ordonnée et joyeuse. Mon père était aussi lent qu’elle était vive. Je me rappelle son visage placide sur lequel passait par moment un sourire ironique. Il était fatigué, et il aimait sa fatigue. Assis près de la fenêtre, dans son grand fauteuil, il lisait du matin au soir, et c’est de lui que je tiens l’amour des livres. J’ai dans ma bibliothèque un Mably et un Raynal qu’il a annotés de sa main d’un bout à l’autre. Mais il ne fallait point espérer qu’il se mêlât de rien au monde. Quand ma mère essayait par des ruses gracieuses de le tirer de son repos, il hochait la tête avec cette douceur inexorable qui fait la force des caractères faibles. Il désespérait la pauvre femme qui n’entrait pas du tout dans cette sagesse contemplative et ne comprenait de la vie que les soins quotidiens et le gai travail de chaque heure. Elle le croyait malade et craignait qu’il ne le devînt davantage. Mais son apathie avait une autre cause.
Mon père, entré dans les bureaux de la marine, sous M. Decrès, en 1801, fit preuve d’un véritable talent d’administrateur. L’activité était grande alors dans le département de la marine, et mon père devint, en 1805, chef de la 2e division administrative. Cette année-là l’Empereur, auquel il avait été signalé par le ministre, lui demanda un rapport sur l’organisation de la marine anglaise. Ce travail empreint, à l’insu du rédacteur, d’un esprit profondément libéral et philosophique, ne fut terminé qu’en 1807, dix-huit mois environ après la défaite de l’amiral Villeneuve à Trafalgar. Napoléon qui, depuis cette sinistre journée, ne voulait plus entendre parler d’un vaisseau, feuilleta le mémoire avec colère, et le jeta au feu en s’écriant: «Des phrases! des phrases! J’ai déjà dit que je n’aimais pas les idéologues!» On rapporta à mon père que la colère de l’Empereur était telle en ce moment qu’il foulait le manuscrit sous sa botte, dans le feu de la cheminée. C’était d’ailleurs son habitude, quand il était irrité, de tisonner avec ses pieds jusqu’à ce qu’il eût roussi ses semelles.
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Mon père ne se releva jamais de cette disgrâce et l’inutilité de tous ses efforts pour bien faire fut certainement la cause de l’apathie dans laquelle il tomba plus tard. Pourtant Napoléon, de retour de l’île d’Elbe, le fit appeler et le chargea de rédiger, dans un esprit patriotique et libéral, des proclamations et des bulletins à la flotte. Après Waterloo, mon père, plus attristé que surpris, resta à l’écart et ne fut point inquiété. Seulement on s’accorda à dire que c’était un jacobin, un buveur de sang, un de ces hommes qu’on ne peut pas voir. Le frère aîné de ma mère, Victor Maldent, capitaine d’infanterie, mis à la demi-solde en 1814 et licencié en 1815, aggravait par sa mauvaise attitude les difficultés que la chute de l’empire avait causées à mon père. Le capitaine Victor criait dans les cafés et dans les bals publics que les Bourbons avaient vendu la France aux Cosaques. Il découvrait à tout venant une cocarde tricolore cachée dans la coiffe de son chapeau ; il portait avec ostentation une canne dont le pommeau, travaillé au tour, avait pour ombre la silhouette de l’empereur.
Si vous n’avez pas vu, Madame, certaines lithographies de Charlet, vous ne pouvez avoir aucune idée de la physionomie de l’oncle Victor quand, serré à la taille dans sa redingote à brandebourgs, portant sur la poitrine sa croix d’honneur et des violettes, il se promenait dans le jardin des Tuileries avec une farouche élégance.
L’oisiveté et l’intempérance donnèrent le plus mauvais goût à ses passions politiques. Il insultait les gens qu’il voyait lire la Quotidienne ou le Drapeau blanc et les forçait à se battre avec lui. Il eut ainsi la douleur et la honte de blesser en duel un enfant de seize ans. Enfin, mon oncle Victor était tout le contraire d’un homme sage; et, comme il venait déjeuner et dîner chez nous tous les jours que Dieu faisait, son mauvais renom s’attachait à notre foyer. Mon pauvre père souffrait cruellement des incartades de son hôte, mais, comme il était bon, il laissait sans rien dire sa porte ouverte au capitaine qui l’en méprisait cordialement.
Ce que je vous raconte là, Madame, me fut expliqué depuis. Mais mon oncle le capitaine m’inspirait alors le plus pur enthousiasme et je me promettais bien de lui ressembler un jour autant qu’il me serait possible. Un beau matin, pour commencer la ressemblance, je me campai le poing sur la hanche et jurai comme un mécréant. Mon excellente mère m’appliqua sur la joue un soufflet si leste, que je restai quelque temps stupéfait avant de 18
fondre en larmes. Je vois encore le vieux fauteuil de velours d’Utrecht jaune derrière lequel ce jour-là je répandis d’innombrables pleurs.
J’étais alors un bien petit homme. Un matin mon père m’ayant pris dans ses bras, selon son habitude, me sourit avec cette nuance de raillerie qui donnait quelque chose de piquant à son éternelle douceur.
Pendant qu’assis sur ses genoux je jouais avec ses longs cheveux blancs, il me disait des choses que je ne comprenais pas très-bien, mais qui m’intéressaient beaucoup par cela même qu’elles étaient mystérieuses. Je crois, sans en être bien sûr, qu’il me contait, ce matin-là, l’histoire du petit roi d’Yvetot, d’après la chanson. Tout à coup nous entendîmes un grand bruit et les vitres résonnèrent. Mon père m’avait laissé glisser à ses pieds; ses bras étendus battaient l’air en tremblant; sa face était inerte et toute blanche, avec des yeux énormes. Il essaya de parler, mais ses dents claquaient. Enfin, il murmura: «Ils l’ont fusillé!» Je ne savais ce qu’il voulait dire et j’éprouvais une terreur obscure. J’ai su depuis qu’il parlait du maréchal Ney, tombé, le 7 décembre 1815, sous le mur qui fermait un terrain vague attenant à notre maison.
Environ ce temps, je rencontrais souvent dans l’escalier un vieillard (ce n’était peut-être pas tout à fait un vieillard) dont les petits yeux noirs brillaient avec une extraordinaire vivacité sur un visage basané et immobile. Il ne me semblait pas vivant, ou du moins, il ne me semblait pas vivre de la même façon que les autres hommes. J’avais vu, chez M. Denon, où mon père m’avait mené, une momie rapportée d’Égypte; et je me figurais de bonne foi que la momie de M. Denon se réveillait quand elle était seule, sortait de son coffre doré, mettait un habit noisette et une perruque poudrée, et que c’était alors M. de Lessay. Et aujourd’hui même, chère madame, tout en repoussant cette opinion, comme dénuée de fondement, je dois confesser que M. de Lessay ressemblait beaucoup à la momie de M. Denon. C’est assez pour expliquer que ce personnage m’inspirait une terreur fantastique. En réalité M. de Lessay était un petit gentilhomme et un grand philosophe. Disciple de Mably et de Rousseau, il se flattait d’être sans préjugés, et cette prétention était à elle seule un gros préjugé. Il détestait le fanatisme, mais il avait celui de la tolérance. Je vous parle, Madame, d’un contemporain d’un âge disparu. Je crains de 19
ne pas me faire comprendre et je suis certain de ne pas vous intéresser. Cela est si loin de nous! Mais j’abrège autant qu’il m’est possible; d’ailleurs je ne vous ai rien promis d’intéressant et vous ne pouviez pas vous attendre à ce qu’il y eût de grandes aventures dans la vie de Silvestre Bonnard.
Mme de Gabry m’encouragea à poursuivre et je le fis en ces termes:
– M. de Lessay était brusque avec les hommes et courtois envers les dames. Il baisait la main de ma mère que les mœurs de la République et de l’Empire n’avaient point habituée à cette galanterie. Par lui, je touchais à l’époque de Louis XVI. M. de Lessay était géographe et personne, à ce que je crois, ne s’est montré aussi fier que lui de s’occuper de la figure de ce globe. Il avait fait dans l’ancien régime de l’agriculture en philosophe et consumé ainsi ses champs jusqu’au dernier arpent. N’ayant plus une motte de terre à lui, il s’empara du globe entier et en dressa une quantité extraordinaire de cartes, d’après les relations des voyageurs. Mais nourri comme il l’était de la plus pure moelle de l’Encyclopédie, il ne se bornait pas à parquer les humains à tel degré, tant de minutes et tant de secondes de latitude et de longitude; il s’occupait de leur bonheur, hélas! Il est à remarquer, Madame, que les hommes qui se sont occupés du bonheur des peuples ont rendu leurs proches bien malheureux. M. de Lessay, plus géomètre que d’Alembert, plus philosophe que Jean-Jacques, était aussi plus royaliste que Louis XVIII. Mais son amour pour le roi n’était rien en comparaison de sa haine pour l’empereur. Il était entré dans la conspiration de Georges contre le premier consul; l’instruction l’ayant ignoré ou dédaigné, il ne figura pas parmi les inculpés; et il ne pardonna jamais cette injure à Bonaparte, qu’il nommait l’ogre de Corse, et à qui il n’aurait jamais confié, disait-il, un régiment, tant il le trouvait un pitoyable militaire.
En 1820, M. de Lessay, veuf depuis de longues années, épousa, à l’âge de soixante ans environ, une très-jeune femme qu’il employa impitoyablement à la confection de ses cartes et qui, après quelques années de mariage, lui donna une fille et mourut en couches. Ma mère l’avait soignée dans sa courte maladie; elle veilla à ce que l’enfant ne manquât de rien. Cette enfant se nommait Clémentine.
C’est de cette naissance et de cette mort que datent les relations 20
de ma famille avec M. de Lessay. Comme je sortais alors de la première enfance je m’obscurcis et m’épaissis; je perdis le don charmant de voir et de sentir, et les choses ne me causèrent plus ces surprises délicieuses qui font l’enchantement de l’âge le plus tendre. Aussi ne me reste-t-il plus aucun souvenir des temps qui suivirent la naissance de Clémentine; je sais seulement qu’à peu de mois d’intervalle j’éprouvai un malheur dont la pensée me serre encore le cœur. Je perdis ma mère. Un grand silence, un grand froid et une grande ombre enveloppèrent brusquement la maison. Je tombai dans une sorte d’engourdissement. Mon père m’envoya au lycée, mais j’eus bien de la peine à sortir de ma torpeur.
Je n’étais pourtant pas tout à fait un imbécile et mes professeurs m’apprirent à peu près tout ce qu’ils voulurent, c’est-à-dire un peu de grec et beaucoup de latin. Je n’eus commerce qu’avec les anciens. J’appris à estimer Miltiade et à admirer Thémistocle; Quintus Fabius me devint familier, autant du moins que la familiarité m’était possible avec un si grand consul. Fier de ces hautes relations, je ne daignai plus abaisser les yeux sur la petite Clémentine et sur son vieux père, qui d’ailleurs partirent un beau jour pour la Normandie, sans que je daignasse m’inquiéter de leur retour.
Ils revinrent pourtant, Madame; ils revinrent!
Influences du ciel, énergies de la nature, puissances mystérieuses qui répandez sur les hommes le don d’aimer, vous savez si j’ai revu Clémentine! Ils entrèrent dans notre silencieuse demeure. M. de Lessay ne portait plus perruque. Chauve, avec des mèches grises sur ses tempes rouges, il annonçait une robuste vieillesse. Mais cette divine créature que je voyais resplendir à son bras et dont la présence illuminait le vieux salon fané, ce n’était donc pas une apparition, c’était donc Clémentine! Je le dis en vérité: ses yeux bleus, ses yeux de pervenche me parurent une chose surnaturelle, et, encore aujourd’hui, je ne puis m’imaginer que ces deux joyaux animés aient subi les fatigues de la vie et la corruption de la mort.
Elle se troubla un peu en saluant mon père qu’elle ne connaissait pas. Son teint était légèrement rosé et sa bouche entr’ouverte souriait de ce sourire qui fait songer à l’infini, sans doute parce qu’il ne trahit aucune pensée précise et qu’il n’exprime que la joie de vivre et le bonheur d’être belle. Son visage brillait sous une 21
capote rose comme un bijou dans un écrin ouvert; elle portait une écharpe de cachemire sur une robe de mousseline blanche plissée à la taille et qui laissait passer le bout d’une bottine mordorée….. Ne vous moquez point, chère madame; c’était la mode d’alors, et je ne sais si les nouvelles ont autant de simplicité, de fraîcheur et de grâce décente.
M. de Lessay nous dit qu’ayant entrepris la publication d’un atlas historique, il revenait habiter Paris et s’arrangerait avec plaisir de son ancien appartement, s’il était vacant. Mon père demanda à Mlle de Lessay si elle était heureuse de venir dans la capitale. Elle l’était, car son sourire s’épanouit. Elle souriait aux fenêtres ouvertes sur le jardin vert et lumineux; elle souriait au Marius de bronze assis dans les ruines de Carthage sur le cadran de la pendule; elle souriait aux vieux fauteuils de velours jaune et au pauvre étudiant qui n’osait lever les yeux sur elle. À compter de ce jour, comme je l’aimai!
Mais je suis un bien mauvais conteur et si je m’avisais, par impossible de composer un roman, je n’y réussirais guère. J’ai préparé longuement un récit que je vais vous faire en quelques mots, car il y a une certaine délicatesse, une certaine grâce de l’âme qu’un vieillard blesserait en s’étendant avec complaisance sur des sentiments de l’amour même le plus pur.
M. de Lessay, apprenant que je sortais de l’École des chartes, me jugea digne de collaborer à son atlas historique. Il s’agissait de déterminer sur une suite de cartes ce que le vieillard philosophe nommait les vicissitudes des empires depuis Noé jusqu’à Charlemagne. M. de Lessay avait emmagasiné dans sa tête toutes les erreurs du XVIIIe siècle en matière d’antiquités. J’étais en histoire de l’école des novateurs et dans un âge où l’on ne sait guère feindre. La façon dont le vieillard comprenait ou plutôt ne comprenait pas les temps barbares, son obstination à voir dans la haute antiquité des princes ambitieux, des prélats hypocrites et cupides, des citoyens vertueux, des poètes philosophes et autres personnages qui n’ont jamais existé que dans les contes de Marmontel, me rendait horriblement malheureux et m’inspira d’abord toutes sortes d’objections fort rationnelles sans doute, mais parfaitement inutiles et quelquefois dangereuses. M. de Lessay était bien irascible et Clémentine était bien belle. Entre elle et lui, je passai des heures de tortures et de délices. J’aimais, je fus lâche, et lui accordai bientôt tout ce qu’il exigea sur la figure historique et 22
politique que cette terre, qui plus tard devait porter Clémentine, affectait aux époques d’Abraham, de Menès et de Deucalion.
À mesure que nous dressions nos cartes, Mlle de Lessay les lavait à l’aquarelle. Penchée sur la table, elle tenait le pinceau à deux doigts; une ombre lui descendait des paupières sur les joues et baignait ses yeux mi-clos d’une ombre charmante. Parfois elle levait la tête et je voyais sa bouche entr’ouverte. Il y avait tant d’expression dans sa beauté qu’elle ne pouvait respirer sans avoir l’air de soupirer et ses attitudes les plus ordinaires me plongeaient dans une rêverie profonde. En la contemplant, je convenais avec M. de Lessay que Jupiter avait régné despotiquement sur les régions montueuses de la Thessalie et qu’Orphée fut imprudent en confiant au clergé l’enseignement de la philosophie. Je ne sais pas encore aujourd’hui si j’étais un lâche ou un héros quand j’accordais cela à l’entêté vieillard.
Mlle de Lessay, je dois le dire, ne me prêtait pas grande attention. Mais cette indifférence me semblait si juste et si naturelle, que je ne songeais pas à m’en plaindre; j’en souffrais, mais c’était sans le savoir. J’espérais; nous n’en étions encore qu’au premier empire d’Assyrie.
M. de Lessay venait chaque soir prendre le café avec mon père. Je ne sais comment ils s’étaient liés, car il est rare de rencontrer deux natures aussi complètement différentes. Mon père admirait peu et pardonnait beaucoup. Avec l’âge il avait pris en haine toutes les exagérations. Il revêtait ses idées de mille nuances fines et n’épousait jamais une opinion qu’avec toutes sortes de réserves. Ces habitudes d’un esprit délicat faisaient bondir le vieux gentilhomme sec et cassant, que la modération d’un adversaire ne désarmait jamais, bien au contraire! Je flairais un danger. Ce danger était Bonaparte. Mon père n’avait gardé aucune tendresse pour lui, mais ayant travaillé sous ses ordres, il n’aimait pas à l’entendre injurier, surtout au profit des Bourbons contre lesquels il avait des griefs sanglants. M. de Lessay, plus voltairien et plus légitimiste que jamais, faisait remonter à Bonaparte l’origine de tout mal politique, social et religieux. En cet état de choses, le capitaine Victor m’inquiétait par-dessus tout. Cet oncle terrible était devenu parfaitement intolérable depuis que sa sœur n’était plus là pour le calmer. La harpe de David était brisée et Saül se livrait à ses fureurs. La chute de Charles X augmenta l’audace du vieux napoléonien qui fit toutes les bravades imaginables. Il ne 23
fréquentait plus notre maison trop silencieuse pour lui. Mais parfois à l’heure du dîner, nous le voyions apparaître couvert de fleurs comme un mausolée. Communément, il se mettait à table en jurant du fond de sa gorge, vantait, entre les bouchées, ses bonnes fortunes de vieux brave; puis, le dîner fini, il pliait sa serviette en bonnet d’évêque, avalait un demi-carafon d’eau-de-vie et s’en allait avec la hâte d’un homme épouvanté à l’idée de passer sans boire, un temps quelconque en tête-à-tête avec un vieux philosophe et un jeune savant. Je sentais bien que s’il rencontrait un jour
M. de Lessay tout serait perdu. Ce jour arriva, Madame !
Le capitaine disparaissait cette fois sous les fleurs et ressemblait si bien à un monument commémoratif des gloires de l’empire, qu’on avait envie de lui passer une couronne d’immortelles à chaque bras.
Il était extraordinairement satisfait et la première personne qui bénéficia de cette heureuse disposition fut la cuisinière, qu’il prit par la taille au moment où elle posait le rôti sur la table.
Après le dîner, il repoussa le carafon qu’on lui présenta, en disant qu’il ferait flamber tout à l’heure l’eau-de-vie dans son café. Je lui demandai en tremblant s’il n’aimerait pas mieux qu’on lui servît son café de suite. Il était fort défiant et point sot, mon oncle Victor! Ma précipitation lui parut de mauvais aloi, car il me regarda d’un certain air et me dit:
– Patience! mon neveu. Ce n’est pas à l’enfant de troupe à sonner la retraite, que diable! Vous êtes donc bien pressé, monsieur le magister, de voir si j’ai des éperons à mes bottes.
Il était clair que le capitaine avait deviné que je souhaitais qu’il s’en allât. Le connaissant, j’eus la certitude qu’il resterait. Il resta.
Les moindres circonstances de cette soirée demeurent empreintes dans ma mémoire. Mon oncle était tout à fait jovial. La seule pensée d’être importun le gardait en belle humeur. Il nous conta dans un excellent style de caserne, ma foi, certaine histoire d’un moine, d’un trompette et de cinq bouteilles de chambertin, qui doit être fort goûtée dans les garnisons et que je n’essayerais pas de vous conter, Madame, même si je me la rappelais. Quand nous passâmes dans le salon, le capitaine nous signala le mauvais état de nos chenets et nous enseigna doctement l’emploi du tripoli pour le polissage des cuivres. De politique, pas un mot. Il se ménageait. Huit coups sonnèrent dans les ruines de Carthage. C’était 24
l’heure de M. de Lessay. Quelques minutes après il entra dans le salon avec sa fille. Le train ordinaire des soirées commença. Clémentine se mit à broder près de la lampe dont l’abat-jour laissait sa jolie tête dans une ombre légère et ramenait sur ses doigts une clarté qui les rendait presque lumineux. M. de Lessay parla d’une comète annoncée par les astronomes et développa à cette occasion des théories qui, si hasardeuses qu’elles fussent, témoignaient de quelque culture intellectuelle. Mon père, qui avait des connaissances en astronomie, exprima de saines idées, qu’il termina par son éternel: «Que sais-je, enfin.» Je produisis à mon tour l’opinion de notre voisin de l’Observatoire, le grand Arago. L’oncle Victor affirma que les comètes ont une influence sur la qualité des vins et cita à l’appui une joyeuse histoire de cabaret. J’étais si content de cette conversation que je m’efforçai de la maintenir à l’aide de mes plus fraîches lectures, par un long exposé de la constitution chimique de ces astres légers qui, répandus dans des espaces célestes sur des milliards de lieues, tiendraient dans une bouteille.
Mon père, un peu surpris de mon éloquence, me regardait avec sa placide ironie. Mais on ne peut rester toujours dans les cieux. Je parlai, en regardant Clémentine, d’une comète de diamants que j’avais admirée la veille à la montre d’un joaillier. Je fus bien mal inspiré.
– Mon neveu, s’écria le capitaine Victor, ta comète ne valait pas celle qui brillait dans les cheveux de l’impératrice Joséphine, quand elle vint à Strasbourg distribuer des croix à l’armée.
– Cette petite Joséphine aimait grandement la parure, reprit M. de Lessay entre deux gorgées de café. Je ne l’en blâme pas; elle avait du bon, quoiqu’un peu légère. C’était une Tascher et elle fit grand honneur à Buonaparte en l’épousant. Une Tascher, ce n’est pas beaucoup dire, mais un Buonaparte, ce n’est rien dire du tout.
– Qu’entendez-vous par là, monsieur le marquis? demanda le capitaine Victor.
– Je ne suis pas marquis, répondit sèchement M. de Lessay, et j’entends que Buonaparte eût été fort bien apparié en épousant une de ces femmes cannibales que le capitaine Cook décrit dans ses voyages, nues, tatouées, un anneau dans les narines et dévorant avec délices des membres humains putréfiés.
Je l’avais prévu, pensai-je, et dans mon angoisse (ô pauvre cœur 25
humain!) ma première idée fut de remarquer la justesse de mes prévisions. Je dois dire que la réponse du capitaine fut du genre sublime. Il se campa le poing sur la hanche, toisa dédaigneusement M. de Lessay et dit:
– Napoléon, monsieur le vidame, eut une autre femme que Joséphine et que Marie-Louise. Cette compagne, vous ne la connaissez pas et moi je l’ai vue de près; elle porte un manteau d’azur constellé d’étoiles, elle est couronnée de lauriers ; elle se nomme la Gloire.
M. de Lessay posa sa tasse sur la cheminée et dit tranquillement:
– Votre Buonaparte était un polisson.
Mon père se leva avec nonchalance, étendit lentement le bras et dit d’une voix très-douce à M. de Lessay:
– Quel qu’ait été l’homme qui est mort à Sainte-Hélène, j’ai travaillé dix ans dans son gouvernement et mon beau-frère fut blessé trois fois sous ses drapeaux. Je vous supplie, monsieur et ami, de ne plus l’oublier à l’avenir.
Ce que n’avaient pas fait les insolences sublimes et burlesques du capitaine, la remontrance de mon père jeta M. de Lessay dans une colère furieuse.
– Je l’oubliais, s’écria-t-il, blême, les dents serrées, l’écume à la bouche. J’avais tort, la caque sent toujours le hareng, et quand on a servi des coquins…
À ce mot, le capitaine lui sauta à la gorge. Il l’aurait, je crois, étranglé sans sa fille et sans moi.
Mon père, les bras croisés, un peu plus pâle qu’à l’ordinaire, regardait ce spectacle avec une indicible expression de pitié. Ce qui suivit fut plus lamentable encore; mais à quoi bon insister sur la folie de deux vieillards? Enfin, je parvins à les séparer. M. de Lessay fit un signe à sa fille et sortit. Comme elle le suivait, je courus après elle dans l’escalier. – Mademoiselle, lui dis-je éperdu, en lui pressant la main: Je vous aime! Je vous aime!
Elle garda une seconde ma main dans la sienne, sa bouche s’entr’ouvrit. Qu’allait-elle dire? Mais tout à coup, levant les yeux vers son père qui montait l’étage, elle retira sa main et me fit un geste d’adieu. Je ne l’ai pas revue depuis. Son père alla se loger du côté du Panthéon, dans un appartement qu’il avait loué pour la vente de son atlas historique.
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Il y mourut, peu de mois après, d’une attaque d’apoplexie. Sa fille se retira, me dit-on, à Caen, chez une vieille parente. C’est là qu’ayant passé la première jeunesse, elle épousa un commis de banque, Noël Alexandre, qui devint si riche et mourut si pauvre.
Quant à moi, Madame, je vécus seul en paix avec moi-même. Mon existence, exempte de grands maux et de grandes joies, fut assez heureuse. Mais je n’ai pu de longtemps voir, dans les soirées d’hiver, un fauteuil vide auprès du mien, devant le feu, sans que mon cœur se serrât douloureusement.
Anatole FRANCE.
Récit tiré des Mémoires de Silvestre Bonnard, de l’Institut.
– 15
– Contez-moi vos souvenirs, me dit Mme de Gabry. Je ne puis lire vos livres qui sont faits pour les savants, mais j’aime beaucoup à vous entendre, parce que vous savez donner de l’intérêt aux choses les plus ordinaires de la vie. Et parlez-moi comme à une vieille femme. J’ai trouvé ce matin trois fils blancs dans mes cheveux.
– Voyez-les venir sans regret, Madame, répondis-je; le temps n’est doux que pour ceux qui le prennent en douceur. Et quand, dans plusieurs années, une légère écume d’argent brodera vos bandeaux noirs, vous serez revêtue d’une beauté nouvelle, moins vive, mais plus touchante que la première, et vous verrez votre mari admirer vos cheveux blancs à l’égal de la boucle noire que vous lui donnâtes en vous mariant et qu’il garde dans un médaillon comme une chose sainte. Je vous dirai d’abord comment j’ai connu le père de Clémentine. Mais n’attendez rien d’extraordinaire, rien de remarquable, car vous seriez grandement déçue.
M. de Lessay habitait le second étage d’une vieille maison de l’avenue de l’Observatoire, dont la façade de plâtre, ornée de bustes antiques et le grand jardin sauvage, furent les premières images qui s’imprimèrent dans mes yeux d’enfant; et ce sont sans doute les dernières qui, lorsque viendra le jour inévitable, se glisseront sous mes paupières appesanties. Car c’est dans cette maison que je suis né; c’est dans ce jardin que j’appris, en jouant, à sentir et à connaître quelques parcelles de ce vieil univers. Heures charmantes, heures sacrées, quand l’âme toute fraîche découvre le 16
Ma mère était une créature bien heureusement douée. Elle se levait avec le soleil comme les oiseaux, auxquels elle ressemblait par l’industrie domestique, par l’instinct maternel, par un perpétuel besoin de chanter et par une sorte de grâce brusque que je sentais fort bien tout enfant que j’étais. Elle était l’âme de la maison, qu’elle remplissait de son activité ordonnée et joyeuse. Mon père était aussi lent qu’elle était vive. Je me rappelle son visage placide sur lequel passait par moment un sourire ironique. Il était fatigué, et il aimait sa fatigue. Assis près de la fenêtre, dans son grand fauteuil, il lisait du matin au soir, et c’est de lui que je tiens l’amour des livres. J’ai dans ma bibliothèque un Mably et un Raynal qu’il a annotés de sa main d’un bout à l’autre. Mais il ne fallait point espérer qu’il se mêlât de rien au monde. Quand ma mère essayait par des ruses gracieuses de le tirer de son repos, il hochait la tête avec cette douceur inexorable qui fait la force des caractères faibles. Il désespérait la pauvre femme qui n’entrait pas du tout dans cette sagesse contemplative et ne comprenait de la vie que les soins quotidiens et le gai travail de chaque heure. Elle le croyait malade et craignait qu’il ne le devînt davantage. Mais son apathie avait une autre cause.
Mon père, entré dans les bureaux de la marine, sous M. Decrès, en 1801, fit preuve d’un véritable talent d’administrateur. L’activité était grande alors dans le département de la marine, et mon père devint, en 1805, chef de la 2e division administrative. Cette année-là l’Empereur, auquel il avait été signalé par le ministre, lui demanda un rapport sur l’organisation de la marine anglaise. Ce travail empreint, à l’insu du rédacteur, d’un esprit profondément libéral et philosophique, ne fut terminé qu’en 1807, dix-huit mois environ après la défaite de l’amiral Villeneuve à Trafalgar. Napoléon qui, depuis cette sinistre journée, ne voulait plus entendre parler d’un vaisseau, feuilleta le mémoire avec colère, et le jeta au feu en s’écriant: «Des phrases! des phrases! J’ai déjà dit que je n’aimais pas les idéologues!» On rapporta à mon père que la colère de l’Empereur était telle en ce moment qu’il foulait le manuscrit sous sa botte, dans le feu de la cheminée. C’était d’ailleurs son habitude, quand il était irrité, de tisonner avec ses pieds jusqu’à ce qu’il eût roussi ses semelles.
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Si vous n’avez pas vu, Madame, certaines lithographies de Charlet, vous ne pouvez avoir aucune idée de la physionomie de l’oncle Victor quand, serré à la taille dans sa redingote à brandebourgs, portant sur la poitrine sa croix d’honneur et des violettes, il se promenait dans le jardin des Tuileries avec une farouche élégance.
L’oisiveté et l’intempérance donnèrent le plus mauvais goût à ses passions politiques. Il insultait les gens qu’il voyait lire la Quotidienne ou le Drapeau blanc et les forçait à se battre avec lui. Il eut ainsi la douleur et la honte de blesser en duel un enfant de seize ans. Enfin, mon oncle Victor était tout le contraire d’un homme sage; et, comme il venait déjeuner et dîner chez nous tous les jours que Dieu faisait, son mauvais renom s’attachait à notre foyer. Mon pauvre père souffrait cruellement des incartades de son hôte, mais, comme il était bon, il laissait sans rien dire sa porte ouverte au capitaine qui l’en méprisait cordialement.
Ce que je vous raconte là, Madame, me fut expliqué depuis. Mais mon oncle le capitaine m’inspirait alors le plus pur enthousiasme et je me promettais bien de lui ressembler un jour autant qu’il me serait possible. Un beau matin, pour commencer la ressemblance, je me campai le poing sur la hanche et jurai comme un mécréant. Mon excellente mère m’appliqua sur la joue un soufflet si leste, que je restai quelque temps stupéfait avant de 18
J’étais alors un bien petit homme. Un matin mon père m’ayant pris dans ses bras, selon son habitude, me sourit avec cette nuance de raillerie qui donnait quelque chose de piquant à son éternelle douceur.
Pendant qu’assis sur ses genoux je jouais avec ses longs cheveux blancs, il me disait des choses que je ne comprenais pas très-bien, mais qui m’intéressaient beaucoup par cela même qu’elles étaient mystérieuses. Je crois, sans en être bien sûr, qu’il me contait, ce matin-là, l’histoire du petit roi d’Yvetot, d’après la chanson. Tout à coup nous entendîmes un grand bruit et les vitres résonnèrent. Mon père m’avait laissé glisser à ses pieds; ses bras étendus battaient l’air en tremblant; sa face était inerte et toute blanche, avec des yeux énormes. Il essaya de parler, mais ses dents claquaient. Enfin, il murmura: «Ils l’ont fusillé!» Je ne savais ce qu’il voulait dire et j’éprouvais une terreur obscure. J’ai su depuis qu’il parlait du maréchal Ney, tombé, le 7 décembre 1815, sous le mur qui fermait un terrain vague attenant à notre maison.
Environ ce temps, je rencontrais souvent dans l’escalier un vieillard (ce n’était peut-être pas tout à fait un vieillard) dont les petits yeux noirs brillaient avec une extraordinaire vivacité sur un visage basané et immobile. Il ne me semblait pas vivant, ou du moins, il ne me semblait pas vivre de la même façon que les autres hommes. J’avais vu, chez M. Denon, où mon père m’avait mené, une momie rapportée d’Égypte; et je me figurais de bonne foi que la momie de M. Denon se réveillait quand elle était seule, sortait de son coffre doré, mettait un habit noisette et une perruque poudrée, et que c’était alors M. de Lessay. Et aujourd’hui même, chère madame, tout en repoussant cette opinion, comme dénuée de fondement, je dois confesser que M. de Lessay ressemblait beaucoup à la momie de M. Denon. C’est assez pour expliquer que ce personnage m’inspirait une terreur fantastique. En réalité M. de Lessay était un petit gentilhomme et un grand philosophe. Disciple de Mably et de Rousseau, il se flattait d’être sans préjugés, et cette prétention était à elle seule un gros préjugé. Il détestait le fanatisme, mais il avait celui de la tolérance. Je vous parle, Madame, d’un contemporain d’un âge disparu. Je crains de 19
Mme de Gabry m’encouragea à poursuivre et je le fis en ces termes:
– M. de Lessay était brusque avec les hommes et courtois envers les dames. Il baisait la main de ma mère que les mœurs de la République et de l’Empire n’avaient point habituée à cette galanterie. Par lui, je touchais à l’époque de Louis XVI. M. de Lessay était géographe et personne, à ce que je crois, ne s’est montré aussi fier que lui de s’occuper de la figure de ce globe. Il avait fait dans l’ancien régime de l’agriculture en philosophe et consumé ainsi ses champs jusqu’au dernier arpent. N’ayant plus une motte de terre à lui, il s’empara du globe entier et en dressa une quantité extraordinaire de cartes, d’après les relations des voyageurs. Mais nourri comme il l’était de la plus pure moelle de l’Encyclopédie, il ne se bornait pas à parquer les humains à tel degré, tant de minutes et tant de secondes de latitude et de longitude; il s’occupait de leur bonheur, hélas! Il est à remarquer, Madame, que les hommes qui se sont occupés du bonheur des peuples ont rendu leurs proches bien malheureux. M. de Lessay, plus géomètre que d’Alembert, plus philosophe que Jean-Jacques, était aussi plus royaliste que Louis XVIII. Mais son amour pour le roi n’était rien en comparaison de sa haine pour l’empereur. Il était entré dans la conspiration de Georges contre le premier consul; l’instruction l’ayant ignoré ou dédaigné, il ne figura pas parmi les inculpés; et il ne pardonna jamais cette injure à Bonaparte, qu’il nommait l’ogre de Corse, et à qui il n’aurait jamais confié, disait-il, un régiment, tant il le trouvait un pitoyable militaire.
En 1820, M. de Lessay, veuf depuis de longues années, épousa, à l’âge de soixante ans environ, une très-jeune femme qu’il employa impitoyablement à la confection de ses cartes et qui, après quelques années de mariage, lui donna une fille et mourut en couches. Ma mère l’avait soignée dans sa courte maladie; elle veilla à ce que l’enfant ne manquât de rien. Cette enfant se nommait Clémentine.
C’est de cette naissance et de cette mort que datent les relations 20
Je n’étais pourtant pas tout à fait un imbécile et mes professeurs m’apprirent à peu près tout ce qu’ils voulurent, c’est-à-dire un peu de grec et beaucoup de latin. Je n’eus commerce qu’avec les anciens. J’appris à estimer Miltiade et à admirer Thémistocle; Quintus Fabius me devint familier, autant du moins que la familiarité m’était possible avec un si grand consul. Fier de ces hautes relations, je ne daignai plus abaisser les yeux sur la petite Clémentine et sur son vieux père, qui d’ailleurs partirent un beau jour pour la Normandie, sans que je daignasse m’inquiéter de leur retour.
Ils revinrent pourtant, Madame; ils revinrent!
Influences du ciel, énergies de la nature, puissances mystérieuses qui répandez sur les hommes le don d’aimer, vous savez si j’ai revu Clémentine! Ils entrèrent dans notre silencieuse demeure. M. de Lessay ne portait plus perruque. Chauve, avec des mèches grises sur ses tempes rouges, il annonçait une robuste vieillesse. Mais cette divine créature que je voyais resplendir à son bras et dont la présence illuminait le vieux salon fané, ce n’était donc pas une apparition, c’était donc Clémentine! Je le dis en vérité: ses yeux bleus, ses yeux de pervenche me parurent une chose surnaturelle, et, encore aujourd’hui, je ne puis m’imaginer que ces deux joyaux animés aient subi les fatigues de la vie et la corruption de la mort.
Elle se troubla un peu en saluant mon père qu’elle ne connaissait pas. Son teint était légèrement rosé et sa bouche entr’ouverte souriait de ce sourire qui fait songer à l’infini, sans doute parce qu’il ne trahit aucune pensée précise et qu’il n’exprime que la joie de vivre et le bonheur d’être belle. Son visage brillait sous une 21
M. de Lessay nous dit qu’ayant entrepris la publication d’un atlas historique, il revenait habiter Paris et s’arrangerait avec plaisir de son ancien appartement, s’il était vacant. Mon père demanda à Mlle de Lessay si elle était heureuse de venir dans la capitale. Elle l’était, car son sourire s’épanouit. Elle souriait aux fenêtres ouvertes sur le jardin vert et lumineux; elle souriait au Marius de bronze assis dans les ruines de Carthage sur le cadran de la pendule; elle souriait aux vieux fauteuils de velours jaune et au pauvre étudiant qui n’osait lever les yeux sur elle. À compter de ce jour, comme je l’aimai!
Mais je suis un bien mauvais conteur et si je m’avisais, par impossible de composer un roman, je n’y réussirais guère. J’ai préparé longuement un récit que je vais vous faire en quelques mots, car il y a une certaine délicatesse, une certaine grâce de l’âme qu’un vieillard blesserait en s’étendant avec complaisance sur des sentiments de l’amour même le plus pur.
M. de Lessay, apprenant que je sortais de l’École des chartes, me jugea digne de collaborer à son atlas historique. Il s’agissait de déterminer sur une suite de cartes ce que le vieillard philosophe nommait les vicissitudes des empires depuis Noé jusqu’à Charlemagne. M. de Lessay avait emmagasiné dans sa tête toutes les erreurs du XVIIIe siècle en matière d’antiquités. J’étais en histoire de l’école des novateurs et dans un âge où l’on ne sait guère feindre. La façon dont le vieillard comprenait ou plutôt ne comprenait pas les temps barbares, son obstination à voir dans la haute antiquité des princes ambitieux, des prélats hypocrites et cupides, des citoyens vertueux, des poètes philosophes et autres personnages qui n’ont jamais existé que dans les contes de Marmontel, me rendait horriblement malheureux et m’inspira d’abord toutes sortes d’objections fort rationnelles sans doute, mais parfaitement inutiles et quelquefois dangereuses. M. de Lessay était bien irascible et Clémentine était bien belle. Entre elle et lui, je passai des heures de tortures et de délices. J’aimais, je fus lâche, et lui accordai bientôt tout ce qu’il exigea sur la figure historique et 22
À mesure que nous dressions nos cartes, Mlle de Lessay les lavait à l’aquarelle. Penchée sur la table, elle tenait le pinceau à deux doigts; une ombre lui descendait des paupières sur les joues et baignait ses yeux mi-clos d’une ombre charmante. Parfois elle levait la tête et je voyais sa bouche entr’ouverte. Il y avait tant d’expression dans sa beauté qu’elle ne pouvait respirer sans avoir l’air de soupirer et ses attitudes les plus ordinaires me plongeaient dans une rêverie profonde. En la contemplant, je convenais avec M. de Lessay que Jupiter avait régné despotiquement sur les régions montueuses de la Thessalie et qu’Orphée fut imprudent en confiant au clergé l’enseignement de la philosophie. Je ne sais pas encore aujourd’hui si j’étais un lâche ou un héros quand j’accordais cela à l’entêté vieillard.
Mlle de Lessay, je dois le dire, ne me prêtait pas grande attention. Mais cette indifférence me semblait si juste et si naturelle, que je ne songeais pas à m’en plaindre; j’en souffrais, mais c’était sans le savoir. J’espérais; nous n’en étions encore qu’au premier empire d’Assyrie.
M. de Lessay venait chaque soir prendre le café avec mon père. Je ne sais comment ils s’étaient liés, car il est rare de rencontrer deux natures aussi complètement différentes. Mon père admirait peu et pardonnait beaucoup. Avec l’âge il avait pris en haine toutes les exagérations. Il revêtait ses idées de mille nuances fines et n’épousait jamais une opinion qu’avec toutes sortes de réserves. Ces habitudes d’un esprit délicat faisaient bondir le vieux gentilhomme sec et cassant, que la modération d’un adversaire ne désarmait jamais, bien au contraire! Je flairais un danger. Ce danger était Bonaparte. Mon père n’avait gardé aucune tendresse pour lui, mais ayant travaillé sous ses ordres, il n’aimait pas à l’entendre injurier, surtout au profit des Bourbons contre lesquels il avait des griefs sanglants. M. de Lessay, plus voltairien et plus légitimiste que jamais, faisait remonter à Bonaparte l’origine de tout mal politique, social et religieux. En cet état de choses, le capitaine Victor m’inquiétait par-dessus tout. Cet oncle terrible était devenu parfaitement intolérable depuis que sa sœur n’était plus là pour le calmer. La harpe de David était brisée et Saül se livrait à ses fureurs. La chute de Charles X augmenta l’audace du vieux napoléonien qui fit toutes les bravades imaginables. Il ne 23
M. de Lessay tout serait perdu. Ce jour arriva, Madame !
Le capitaine disparaissait cette fois sous les fleurs et ressemblait si bien à un monument commémoratif des gloires de l’empire, qu’on avait envie de lui passer une couronne d’immortelles à chaque bras.
Il était extraordinairement satisfait et la première personne qui bénéficia de cette heureuse disposition fut la cuisinière, qu’il prit par la taille au moment où elle posait le rôti sur la table.
Après le dîner, il repoussa le carafon qu’on lui présenta, en disant qu’il ferait flamber tout à l’heure l’eau-de-vie dans son café. Je lui demandai en tremblant s’il n’aimerait pas mieux qu’on lui servît son café de suite. Il était fort défiant et point sot, mon oncle Victor! Ma précipitation lui parut de mauvais aloi, car il me regarda d’un certain air et me dit:
– Patience! mon neveu. Ce n’est pas à l’enfant de troupe à sonner la retraite, que diable! Vous êtes donc bien pressé, monsieur le magister, de voir si j’ai des éperons à mes bottes.
Il était clair que le capitaine avait deviné que je souhaitais qu’il s’en allât. Le connaissant, j’eus la certitude qu’il resterait. Il resta.
Les moindres circonstances de cette soirée demeurent empreintes dans ma mémoire. Mon oncle était tout à fait jovial. La seule pensée d’être importun le gardait en belle humeur. Il nous conta dans un excellent style de caserne, ma foi, certaine histoire d’un moine, d’un trompette et de cinq bouteilles de chambertin, qui doit être fort goûtée dans les garnisons et que je n’essayerais pas de vous conter, Madame, même si je me la rappelais. Quand nous passâmes dans le salon, le capitaine nous signala le mauvais état de nos chenets et nous enseigna doctement l’emploi du tripoli pour le polissage des cuivres. De politique, pas un mot. Il se ménageait. Huit coups sonnèrent dans les ruines de Carthage. C’était 24
Mon père, un peu surpris de mon éloquence, me regardait avec sa placide ironie. Mais on ne peut rester toujours dans les cieux. Je parlai, en regardant Clémentine, d’une comète de diamants que j’avais admirée la veille à la montre d’un joaillier. Je fus bien mal inspiré.
– Mon neveu, s’écria le capitaine Victor, ta comète ne valait pas celle qui brillait dans les cheveux de l’impératrice Joséphine, quand elle vint à Strasbourg distribuer des croix à l’armée.
– Cette petite Joséphine aimait grandement la parure, reprit M. de Lessay entre deux gorgées de café. Je ne l’en blâme pas; elle avait du bon, quoiqu’un peu légère. C’était une Tascher et elle fit grand honneur à Buonaparte en l’épousant. Une Tascher, ce n’est pas beaucoup dire, mais un Buonaparte, ce n’est rien dire du tout.
– Qu’entendez-vous par là, monsieur le marquis? demanda le capitaine Victor.
– Je ne suis pas marquis, répondit sèchement M. de Lessay, et j’entends que Buonaparte eût été fort bien apparié en épousant une de ces femmes cannibales que le capitaine Cook décrit dans ses voyages, nues, tatouées, un anneau dans les narines et dévorant avec délices des membres humains putréfiés.
Je l’avais prévu, pensai-je, et dans mon angoisse (ô pauvre cœur 25
– Napoléon, monsieur le vidame, eut une autre femme que Joséphine et que Marie-Louise. Cette compagne, vous ne la connaissez pas et moi je l’ai vue de près; elle porte un manteau d’azur constellé d’étoiles, elle est couronnée de lauriers ; elle se nomme la Gloire.
M. de Lessay posa sa tasse sur la cheminée et dit tranquillement:
– Votre Buonaparte était un polisson.
Mon père se leva avec nonchalance, étendit lentement le bras et dit d’une voix très-douce à M. de Lessay:
– Quel qu’ait été l’homme qui est mort à Sainte-Hélène, j’ai travaillé dix ans dans son gouvernement et mon beau-frère fut blessé trois fois sous ses drapeaux. Je vous supplie, monsieur et ami, de ne plus l’oublier à l’avenir.
Ce que n’avaient pas fait les insolences sublimes et burlesques du capitaine, la remontrance de mon père jeta M. de Lessay dans une colère furieuse.
– Je l’oubliais, s’écria-t-il, blême, les dents serrées, l’écume à la bouche. J’avais tort, la caque sent toujours le hareng, et quand on a servi des coquins…
À ce mot, le capitaine lui sauta à la gorge. Il l’aurait, je crois, étranglé sans sa fille et sans moi.
Mon père, les bras croisés, un peu plus pâle qu’à l’ordinaire, regardait ce spectacle avec une indicible expression de pitié. Ce qui suivit fut plus lamentable encore; mais à quoi bon insister sur la folie de deux vieillards? Enfin, je parvins à les séparer. M. de Lessay fit un signe à sa fille et sortit. Comme elle le suivait, je courus après elle dans l’escalier. – Mademoiselle, lui dis-je éperdu, en lui pressant la main: Je vous aime! Je vous aime!
Elle garda une seconde ma main dans la sienne, sa bouche s’entr’ouvrit. Qu’allait-elle dire? Mais tout à coup, levant les yeux vers son père qui montait l’étage, elle retira sa main et me fit un geste d’adieu. Je ne l’ai pas revue depuis. Son père alla se loger du côté du Panthéon, dans un appartement qu’il avait loué pour la vente de son atlas historique.
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Quant à moi, Madame, je vécus seul en paix avec moi-même. Mon existence, exempte de grands maux et de grandes joies, fut assez heureuse. Mais je n’ai pu de longtemps voir, dans les soirées d’hiver, un fauteuil vide auprès du mien, devant le feu, sans que mon cœur se serrât douloureusement.
Anatole FRANCE.
LE CRIME
DE
SYLVESTRE BONNARD
MEMBRE DE L’INSTITUT
PAR ANATOLE FRANCE
Vous, madame, qui avez connu Clémentine en cheveux blancs, épouse et mère, vous ne pouvez 148
l’imaginer jeune fille, blonde, rose et blanche, telle que je la vis. Puisque vous avez bien voulu être mon guide, je dois vous dire, chère madame, quels sentiments m’a rappelés cette tombe devant laquelle vous m’avez conduit. Les souvenirs se pressent dans mon âme. Je suis comme un vieux chêne noueux et moussu qui réveille des nichées d’oiseaux chanteurs en agitant ses branches. Par malheur la chanson de mes oiseaux est vieille comme le monde et ne peut amuser que moi.
– Contez-moi vos souvenirs, me dit madame de Gabry. Je ne puis lire vos livres qui sont faits pour les savants, mais j’aime beaucoup à vous entendre, parce que vous savez donner de l’intérêt aux choses les plus ordinaires de la vie. Et parlez-moi comme à une vieille femme. J’ai trouvé ce matin trois fils blancs dans mes cheveux.
– Voyez-les venir sans regret, madame, répondis-je: le temps n’est doux que pour ceux qui le prennent en douceur. Et quand, dans plusieurs années, une légère écume d’argent brodera vos bandeaux noirs, vous serez revêtue d’une beauté nouvelle, moins vive, mais plus touchante que la première, et vous verrez votre mari admirer vos 149
cheveux blancs à l’égal de la boucle noire que vous lui donnâtes en vous mariant et qu’il porte dans un médaillon comme une chose sainte. Ces boulevards sont larges et peu fréquentés. Nous pourrons causer tout à l’aise en cheminant. Je vous dirai d’abord comment j’ai connu le père de Clémentine. Mais n’attendez rien d’extraordinaire, rien de remarquable, car vous seriez grandement déçue.
M. de Lessay habitait le second étage d’une vieille maison de l’avenue de l’Observatoire, dont la façade de plâtre ornée de bustes antiques, et le grand jardin sauvage furent les premières images qui s’imprimèrent dans mes yeux d’enfant; et ce sont sans doute les dernières qui, lorsque viendra le jour inévitable, se glisseront sous mes paupières appesanties. Car c’est dans cette maison que je suis né; c’est dans ce jardin que j’appris, en jouant, à sentir et à connaître quelques parcelles de ce vieil univers. Heures charmantes, heures sacrées! quand l’âme toute fraîche découvre le monde qui se revêt pour elle d’un éclat caressant et d’un charme mystérieux. C’est qu’en effet, madame, l’univers n’est que le reflet de notre âme.
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Ma mère était une créature bien heureusement douée. Elle se levait avec le soleil comme les oiseaux, auxquels elle ressemblait par l’industrie domestique, par l’instinct maternel, par un perpétuel besoin de chanter et par une sorte de grâce brusque que je sentais fort bien, tout enfant que j’étais. Elle était l’âme de la maison, qu’elle remplissait de son activité ordonnée et joyeuse. Mon père était aussi lent qu’elle était vive. Je me rappelle son visage placide sur lequel passait par moment un sourire ironique. Il était fatigué, et il aimait sa fatigue. Assis près de la fenêtre, dans son grand fauteuil, il lisait du matin au soir et c’est de lui que je tiens l’amour des livres. J’ai dans ma bibliothèque un Mably et un Raynal qu’il a annotés de sa main d’un bout à l’autre. Mais il ne fallait point espérer qu’il se mêlât de rien au monde. Quand ma mère essayait par des ruses gracieuses de le tirer de son repos, il hochait la tête avec cette douceur inexorable qui fait la force des caractères faibles. Il désespérait la pauvre femme qui n’entrait pas du tout dans cette sagesse contemplative et ne comprenait de la vie que les soins quotidiens et le gai travail de chaque heure. 151
Elle le croyait malade et craignait qu’il le devînt davantage. Mais son apathie avait une autre cause.
Mon père, entré dans les bureaux de la marine, sous M. Decrès, en 1801, fit preuve d’un véritable talent d’administrateur. L’activité était grande alors dans le département de la marine, et mon père devint, en 1805, chef de la 2me division administrative. Cette année-là, l’empereur, auquel il avait été signalé par le ministre, lui demanda un rapport sur l’organisation de la marine anglaise. Ce travail, empreint, à l’insu du rédacteur, d’un esprit profondément libéral et philosophique, ne fut terminé qu’en 1807, dix-huit mois environ après la défaite de l’amiral Villeneuve à Trafalgar. Napoléon qui, depuis cette sinistre journée, ne voulait plus entendre parler d’un vaisseau, feuilleta le mémoire avec colère, et le jeta au feu en s’écriant: «Des phrases! des phrases! J’ai déjà dit que je n’aimais pas les idéologues!» On rapporta à mon père que la colère de l’empereur était telle en ce moment qu’il foulait le manuscrit sous sa botte, dans le feu de la cheminée. C’était d’ailleurs son habitude, quand il était irrité, de tisonner avec ses pieds, jusqu’à ce qu’il eût roussi ses semelles.
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Mon père ne se releva jamais de cette disgrâce, et l’inutilité de tous ses efforts pour bien faire fut certainement la cause de l’apathie dans laquelle il tomba plus tard. Pourtant Napoléon, de retour de l’île d’Elbe, le fit appeler et le chargea de rédiger, dans un esprit patriotique et libéral, des proclamations et des bulletins à la flotte. Après Waterloo, mon père, plus attristé que surpris, resta à l’écart et ne fut point inquiété. Seulement on s’accorda à dire que c’était un jacobin, un buveur de sang, un de ces hommes qu’on ne peut pas voir. Le frère aîné de ma mère, Victor Maldent, capitaine d’infanterie, mis à la demi-solde en 1814 et licencié en 1815, aggravait par sa mauvaise attitude les difficultés que la chute de l’empire avait causées à mon père. Le capitaine Victor criait dans les cafés et dans les bals publics que les Bourbons avaient vendu la France aux Cosaques. Il découvrait à tout venant une cocarde tricolore cachée dans la coiffe de son chapeau; il portait avec ostentation une canne dont le pommeau travaillé au tour avait pour ombre la silhouette de l’empereur.
Si vous n’avez pas vu, madame, certaines li153
thographies de Charlet, vous ne pouvez avoir aucune idée de la physionomie de l’oncle Victor quand, serré à la taille dans sa redingote à brandebourgs, portant sur la poitrine sa croix d’honneur et des violettes, il se promenait dans le jardin des Tuileries avec une farouche élégance.
L’oisiveté et l’intempérance donnèrent le plus mauvais goût à ses passions politiques. Il insultait les gens qu’il voyait lire la Quotidienne ou le Drapeau blanc, et les forçait à se battre avec lui. Il eut ainsi la douleur et la honte de blesser en duel un enfant de seize ans. Enfin, mon oncle Victor était tout le contraire d’un homme sage; et, comme il venait déjeuner et dîner chez nous tous les jours que Dieu faisait, son mauvais renom s’attachait à notre foyer. Mon pauvre père souffrait cruellement des incartades de son hôte, mais, comme il était bon, il laissait sans rien dire sa porte ouverte au capitaine qui l’en méprisait cordialement.
Ce que je vous raconte là, madame, me fut expliqué depuis. Mais mon oncle le capitaine m’inspirait alors le plus pur enthousiasme et je me promettais bien de lui ressembler un jour autant qu’il me serait possible. Un beau matin, pour 154
commencer la ressemblance, je me campai le poing sur la hanche et jurai comme un mécréant. Mon excellente mère m’appliqua sur la joue un soufflet si leste, que je restai quelque temps stupéfait avant de fondre en larmes. Je vois encore le vieux fauteuil de velours d’Utrecht jaune derrière lequel je répandis ce jour-là d’innombrables pleurs.
J’étais alors un bien petit homme. Un matin mon père, m’ayant pris dans ses bras, selon son habitude, me sourit avec cette nuance de raillerie qui donnait quelque chose de piquant à son éternelle douceur. Pendant qu’assis sur ses genoux je jouais avec ses longs cheveux blancs, il me disait des choses que je ne comprenais pas très bien, mais qui m’intéressaient beaucoup par cela même qu’elles étaient mystérieuses. Je crois, sans en être bien sûr, qu’il me contait, ce matin-là, l’histoire du petit roi d’Yvetot, d’après la chanson. Tout à coup nous entendîmes un grand bruit et les vitres résonnèrent. Mon père m’avait laissé glisser à ses pieds; ses bras étendus battaient l’air en tremblant; sa face était inerte et toute blanche, avec des yeux énormes. Il essaya de parler, mais ses dents claquaient. Enfin, il mur155
mura: «Ils l’ont fusillé!» Je ne savais ce qu’il voulait dire et j’éprouvais une terreur obscure. J’ai su depuis qu’il parlait du maréchal Ney, tombé, le 7 décembre 1815, sous le mur qui fermait un terrain vague attenant à notre maison.
Environ vers ce temps, je rencontrais souvent dans l’escalier un vieillard (ce n’était peut-être pas tout à fait un vieillard), dont les petits yeux noirs brillaient avec une extraordinaire vivacité sur un visage basané et immobile. Il ne me semblait pas vivant, ou du moins, il ne me semblait pas vivre de la même façon que les autres hommes. J’avais vu, chez M. Denon, où mon père m’avait mené, une momie rapportée d’Égypte; et je me figurais de bonne foi que la momie de M. Denon se réveillait quand elle était seule, sortait de son coffre doré, mettait un habit noisette et une perruque poudrée, et que c’était alors M. de Lessay. Et aujourd’hui même, chère madame, tout en repoussant cette opinion, comme dénuée de fondement, je dois confesser que M. de Lessay ressemblait beaucoup à la momie de M. Denon. C’est assez pour expliquer que ce personnage m’inspirait une terreur fantastique.
En réalité, M. de Lessay était un petit gen156
tilhomme et un grand philosophe. Disciple de Mably et de Rousseau, il se flattait d’être sans préjugés, et cette prétention était à elle seule un gros préjugé. Il détestait le fanatisme, mais il avait celui de la tolérance. Je vous parle, madame, d’un contemporain d’un âge disparu. Je crains de ne pas me faire comprendre et je suis certain de ne pas vous intéresser. Cela est si loin de nous! Mais j’abrège autant qu’il est possible; d’ailleurs je ne vous ai rien promis d’intéressant, et vous ne pouviez pas vous attendre à ce qu’il y eût de grandes aventures dans la vie de Sylvestre Bonnard.
Madame de Gabry m’encouragea à poursuivre et je le fis en ces termes:
M. de Lessay était brusque avec les hommes et courtois envers les dames. Il baisait la main de ma mère que les mœurs de la république et de l’empire n’avaient point habituée à cette galanterie. Par lui, je touchai à l’époque de Louis XVI. M. de Lessay était géographe, et personne, à ce que je crois, ne s’est montré aussi fier que lui de s’occuper de la figure de ce globe. Il avait fait dans l’ancien régime de l’agriculture en philosophe et consumé ainsi ses champs jusqu’au dernier 157
arpent. N’ayant plus une motte de terre à lui, il s’empara du globe entier et dressa une quantité extraordinaire de cartes, d’après les relations de voyageurs. Mais, nourri comme il l’était de la plus pure moelle de l’encyclopédie, il ne se bornait pas à parquer les humains à tel degré, tant de minutes et tant de secondes de latitude et de longitude. Il s’occupait de leur bonheur, hélas! Il est à remarquer, madame, que les hommes qui se sont occupés du bonheur des peuples ont rendu leurs proches bien malheureux. M. de Lessay, plus géomètre que Dalembert, plus philosophe que Jean-Jacques, était aussi plus royaliste que Louis XVIII. Mais son amour pour le roi n’était rien en comparaison de sa haine pour l’empereur. Il était entré dans la conspiration de Georges contre le premier consul; mais l’instruction, l’ayant ignoré ou méprisé, il ne figura pas parmi les inculpés; il ne pardonna jamais cette injure à Bonaparte, qu’il nommait l’ogre de Corse et à qui il n’aurait jamais confié, disait-il, un régiment, tant il le trouvait un pitoyable militaire.
En 1820, M. de Lessay, veuf depuis de longues années, épousa, à l’âge de soixante ans environ, 158
une très jeune femme qu’il employa impitoyablement à la confection de ses cartes et qui, après quelques années de mariage, lui donna une fille et mourut en couches. Ma mère l’avait soignée dans sa courte maladie; elle veilla à ce que l’enfant ne manquât de rien. Cette enfant se nommait Clémentine.
C’est de cette naissance et de cette mort que datent les relations de ma famille avec M. de Lessay. Comme je sortais alors de la première enfance, je m’obscurcis et m’épaissis; je perdis le don charmant de voir et de sentir, et les choses ne me causèrent plus ces surprises délicieuses qui font l’enchantement de l’âge le plus tendre. Aussi ne me reste-t-il plus aucun souvenir des temps qui suivirent la naissance de Clémentine; je sais seulement quà peu de mois d’intervalle j’éprouvai un malheur dont la pensée me serre encore le cœur. Je perdis ma mère. Un grand silence, un grand froid et une grande ombre enveloppèrent brusquement la maison.
Je tombai dans une sorte d’engourdissement. Mon père m’envoya au lycée, mais j’eus bien de la peine à sortir de ma torpeur.
Je n’étais pourtant pas tout à fait un imbécile 159
et mes professeurs m’apprirent à peu près tout ce qu’ils voulurent, c’est-à-dire un peu de grec et beaucoup de latin. Je n’eus commerce qu’avec les anciens. J’appris à estimer Miltiade et à admirer Thémistocle. Quintus Fabius me devint familier, autant du moins que la familiarité m’était possible avec un si grand consul. Fier de ces hautes relations, je n’abaissai plus les yeux sur la petite Clémentine et sur son vieux père, qui d’ailleurs partirent un beau jour pour la Normandie sans que je daignasse m’inquiéter de leur retour.
Ils revinrent pourtant, madame, ils revinrent! Influences du ciel, énergies de la nature, puissances mystérieuses qui répandez sur les hommes le don d’aimer, vous savez si j’ai revu Clémentine! Ils entrèrent dans notre triste demeure. M. de Lessay ne portait plus perruque. Chauve, avec des mèches grises sur ses tempes rouges, il annonçait une robuste vieillesse. Mais cette divine créature que je voyais resplendir à son bras et dont la présence illuminait le vieux salon fané, ce n’était donc pas une apparition, c’était donc Clémentine! Je le dis en vérité: ses yeux bleus, ses yeux de pervenche me parurent une chose 160
surnaturelle, et encore aujourd’hui je ne puis m’imaginer que ces deux joyaux animés aient subi les fatigues de la vie et la corruption de la mort.
Elle se troubla un peu en saluant mon père qu’elle ne connaissait pas. Son teint était légèrement rosé et sa bouche entr’ouverte souriait de ce sourire qui fait songer à l’infini, sans doute parce qu’il ne trahit aucune pensée précise et qu’il n’exprime que la joie de vivre et le bonheur d’être belle. Son visage brillait sous une capote rose comme un bijou dans un écrin ouvert; elle portait une écharpe de cachemire sur une robe de mousseline blanche plissée à la taille et qui laissait passer le bout d’une bottine mordorée…. Ne vous moquez point, chère madame; c’était la mode alors, et je ne sais si les nouvelles ont autant de simplicité, de fraîcheur et de grâce décente.
M. de Lessay nous dit qu’ayant entrepris la publication d’un atlas historique, il revenait habiter Paris et s’arrangerait avec plaisir de son ancien appartement, s’il était vacant. Mon père demanda à mademoiselle de Lessay si elle était heureuse de venir dans la capitale. Elle l’était, car son 161
sourire s’épanouit. Elle souriait aux fenêtres ouvertes sur le jardin vert et lumineux; elle souriait au Marius de bronze assis dans les ruines de Carthage sur le cadran de la pendule; elle souriait aux vieux fauteuils de velours jaune et au pauvre étudiant qui n’osait lever les yeux sur elle. À compter de ce jour, comme je l’aimai!
Mais nous voici arrivés rue de Sèvres et bientôt nous verrons vos fenêtres. Je suis un bien mauvais conteur et si je m’avisais par impossible de composer un roman, je n’y réussirais guère. J’ai préparé longuement un récit que je vais vous faire en quelques mots; car il y a une certaine délicatesse, une certaine grâce de l’âme qu’un vieillard blesserait en s’étendant avec complaisance sur les sentiments de l’amour même le plus pur. Faisons quelques pas sur ce boulevard bordé de couvents et mon récit tiendra aisément dans l’espace qui nous sépare de ce petit clocher que vous voyez là-bas.
M. de Lessay, apprenant que je sortais de l’école des chartes, me jugea digne de collaborer à son atlas historique. Il s’agissait de déterminer sur une suite de cartes ce que le vieillard philosophe nommait les vicissitudes des empires depuis 162
Noé jusqu’à Charlemagne. M. de Lessay avait emmagasiné dans sa tête toutes les erreurs du XVIIIe siècle en matière d’antiquités. J’étais en histoire de l’école des novateurs et dans un âge où l’on ne sait guère feindre. La façon dont le vieillard comprenait ou plutôt ne comprenait pas les temps barbares, son obstination à voir dans la haute antiquité des princes ambitieux, des prélats hypocrites et cupides, des citoyens vertueux, des poètes philosophes et autres personnages, qui n’ont jamais existé que dans les romans de Marmontel, me rendait horriblement malheureux et m’inspira d’abord toutes sortes d’objections fort rationnelles sans doute, mais parfaitement inutiles et quelquefois dangereuses. M. de Lessay était bien irascible et Clémentine était bien belle. Entre elle et lui, je passais des heures de tortures et de délices. J’aimais, je fus lâche, et lui accordai bientôt tout ce qu’il exigea sur la figure historique et politique que cette terre, qui plus tard devait porter Clémentine, affectait aux époques d’Abraham, de Ménès et de Deucalion.
À mesure que nous dressions nos cartes, mademoiselle de Lessay les lavait à l’aquarelle. Penchée sur la table, elle tenait le pinceau à deux 163
doigts; une ombre lui descendait des paupières sur les joues et baignait ses yeux mi-clos d’une ombre charmante. Parfois elle levait la tête et je voyais sa bouche entr’ouverte. Il y avait tant d’expression dans sa beauté qu’elle ne pouvait respirer sans avoir l’air de soupirer et ses attitudes les plus ordinaires me plongeaient dans une rêverie profonde. En la contemplant, je convenais avec M. de Lessay que Jupiter avait régné despotiquement sur les régions montueuses de la Thessalie et qu’Orphée fut imprudent en confiant au clergé l’enseignement de la philosophie. Je ne sais pas encore aujourd’hui si j’étais un lâche ou un héros quand j’accordais cela à l’entêté vieillard.
Mademoiselle de Lessay, je dois le dire, ne me prêtait pas grande attention. Mais cette indifférence me semblait si juste et si naturelle que je ne songeais pas à m’en plaindre; j’en souffrais, mais c’était sans le savoir. J’espérais: nous n’en étions encore qu’au premier empire d’Assyrie.
M. de Lessay venait chaque soir prendre le café avec mon père. Je ne sais comment ils s’étaient liés, car il est rare de rencontrer deux natures aussi complètement différentes. Mon père admi164
rait peu et pardonnait beaucoup. Avec l’âge il avait pris en haine toutes les exagérations. Il revêtait ses idées de mille nuances fines et n’épousait jamais une opinion qu’avec toutes sortes de réserves. Ces habitudes d’un esprit délicat faisaient bondir le vieux gentilhomme sec et cassant que la modération d’un adversaire ne désarmait jamais, bien au contraire! Je flairais un danger. Ce danger était Bonaparte. Mon père n’avait gardé aucune tendresse pour lui, mais ayant travaillé sous ses ordres, il n’aimait pas à l’entendre injurier, surtout au profit des Bourbons contre lesquels il avait des griefs sanglants. M. de Lessay, plus voltairien et plus légitimiste que jamais, faisait remonter à Bonaparte l’origine de tout mal politique, social et religieux. En cet état de choses, le capitaine Victor m’inquiétait par-dessus tout. Cet oncle terrible était devenu parfaitement intolérable depuis que sa sœur n’était plus là pour le calmer. La harpe de David était brisée et Saül se livrait à ses fureurs. La chute de Charles X augmenta l’audace du vieux napoléonien qui fit toutes les bravades imaginables. Il ne fréquentait plus notre maison trop silencieuse pour lui. Mais parfois, à l’heure du dîner nous le 165
voyions apparaître couvert de fleurs, comme un mausolée. Communément, il se mettait à table en jurant du fond de sa gorge, vantait, entre les bouchées, ses bonnes fortunes de vieux brave. Puis, le dîner fini, il pliait sa serviette en bonnet d’évêque, avalait un demi-carafon d’eau-de-vie et s’en allait avec la hâte d’un homme épouvanté à l’idée de passer sans boire un temps quelconque en tête à tête avec un vieux philosophe et un jeune savant. Je sentais bien que s’il rencontrait un jour M. de Lessay tout serait perdu. Ce jour arriva, madame!
Le capitaine disparaissait cette fois sous les fleurs et ressemblait si bien à un monument commémoratif des gloires de l’empire qu’on avait envie de lui passer une couronne d’immortelles à chaque bras. Il était extraordinairement satisfait et la première personne qui bénéficia de cette heureuse disposition fut la cuisinière qu’il prit par la taille au moment où elle posait le rôti sur la table.
Après le dîner, il repoussa le carafon qu’on lui présenta en disant qu’il ferait flamber tout à l’heure l’eau-de-vie dans son café. Je lui demandai en tremblant s’il n’aimerait pas mieux qu’on 166
lui servît son café de suite. Il était fort défiant et point sot, mon oncle Victor. Ma précipitation lui parut de mauvais aloi, car il me regarda d’un certain air et me dit:
– Patience! mon neveu. Ce n’est pas à l’enfant de troupe à sonner la retraite, que diable! Vous êtes donc bien pressé, monsieur le magister, de voir si j’ai des éperons à mes bottes.
Il était clair que le capitaine avait deviné que je souhaitais qu’il s’en allât. Le connaissant, j’eus la certitude qu’il resterait. Il resta. Les moindres circonstances de cette soirée demeurent empreintes dans ma mémoire. Mon oncle était tout à fait jovial. La seule pensée d’être importun le gardait en belle humeur. Il nous conta dans un excellent style de caserne, ma foi, certaine histoire d’un moine, d’un trompette et de cinq bouteilles de chambertin qui doit être fort goûtée dans les garnisons et que je n’essayerais pas de vous conter, madame, même si je me la rappelais. Quand nous passâmes dans le salon, le capitaine nous signala le mauvais état de nos chenets et nous enseigna doctement l’emploi du tripoli pour le polissage des cuivres. De politique, pas un mot. Il se ménageait. Huit coups sonnèrent 167
dans les ruines de Carthage. C’était l’heure de M. de Lessay. Quelques minutes après il entra dans le salon avec sa fille. Le train ordinaire des soirées commença. Clémentine se mit à broder près de la lampe dont l’abat-jour laissait sa jolie tête dans une ombre légère et ramenait sur ses doigts une clarté qui les rendait presque lumineux. M. de Lessay parla d’une comète annoncée par les astronomes et développa à cette occasion des théories qui, si hasardeuses qu’elles fussent, témoignaient de quelque culture intellectuelle. Mon père, qui avait des connaissances en astronomie, exprima de saines idées, qu’il termina par son éternel: «Que sais-je, enfin?» Je produisis à mon tour l’opinion de notre voisin de l’observatoire, le grand Arago. L’oncle Victor affirma que les comètes ont une influence sur la qualité des vins et cita à l’appui une joyeuse histoire de cabaret. J’étais si content de cette conversation que je m’efforçai de la maintenir, à l’aide de mes plus fraîches lectures, par un long exposé de la constitution chimique de ces astres légers qui, répandus dans les espaces célestes sur des milliards de lieues, tiendraient dans une bouteille. Mon père, un peu surpris de mon éloquence, me 168
regardait avec sa placide ironie. Mais on ne peut rester toujours dans les cieux. Je parlai, en regardant Clémentine, d’une comète de diamants que j’avais admirée la veille à la montre d’un joaillier. Je fus bien mal inspiré.
– Mon neveu, s’écria le capitaine Victor, ta comète ne valait pas celle qui brillait dans les cheveux de l’impératrice Joséphine quand elle vint à Strasbourg distribuer des croix à l’armée.
– Cette petite Joséphine aimait grandement la parure, reprit M. de Lessay, entre deux gorgées de café. Je ne l’en blâme pas; elle avait du bon, quoiqu’un peu légère. C’était une Tascher et elle fit grand honneur à Buonaparte en l’épousant. Une Tascher ce n’est pas beaucoup dire, mais un Buonaparte ce n’est rien dire du tout.
– Qu’entendez-vous par là, monsieur le marquis? demanda le capitaine Victor.
– Je ne suis pas marquis, répondit sèchement M. de Lessay, et j’entends que Buonaparte eût été fort bien apparié en épousant une de ces femmes cannibales que le capitaine Cook décrit dans ses voyages, nues, tatouées, un anneau dans les narines et dévorant avec délices des membres humains putréfiés.
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Je l’avais prévu, pensai-je, et dans mon angoisse (ô pauvre cœur humain!) ma première idée fut de remarquer la justesse de mes prévisions. Je dois dire que la réponse du capitaine fut du genre
sublime. Il se campa le poing sur la hanche, toisa dédaigneusement M. de Lessay et dit:
– Napoléon, monsieur le vidame, eut une autre femme que Joséphine et que Marie-Louise. Cette compagne, vous ne la connaissez pas et moi je l’ai vue de près; elle porte un manteau d’azur constellé d’étoiles, elle est couronnée de lauriers; la croix d’honneur brille sur sa poitrine; elle se nomme la Gloire.
M. de Lessay posa sa tasse sur la cheminée et dit tranquillement:
– Votre Buonaparte était un polisson.
Mon père se leva avec nonchalance, étendit lentement le bras et dit d’une voix très douce à M. de Lessay:
– Quel qu’ait été l’homme qui est mort à Saint-Hélène, j’ai travaillé dix ans dans son gouvernement et mon beau-frère fut blessé trois fois sous ses aigles. Je vous supplie, monsieur et ami, de ne plus l’oublier à l’avenir.
Ce que n’avaient pas fait les insolences sublimes 170
et burlesques du capitaine, la remontrance courtoise de mon père jeta M. de Lessay dans une colère furieuse.
– Je l’oubliais, s’écria-t-il, blême, les dents serrées, l’écume à la bouche. J’avais tort, la caque sent toujours le hareng et quand on a servi des coquins….
À ce mot, le capitaine lui sauta à la gorge. Il l’aurait, je crois, étranglé sans sa fille et sans moi.
Mon père, les bras croisés, un peu plus pâle qu’à l’ordinaire, regardait ce spectacle avec une indicible expression de pitié. Ce qui suivit fut plus lamentable encore, mais à quoi bon insister sur la folie de deux vieillards? Enfin, je parvins à les séparer. M. de Lessay fit un signe à sa fille et sortit. Comme elle le suivait, je courus après elle dans l’escalier.
Mademoiselle lui dis-je, éperdu, en lui pressant la main, je vous aime! je vous aime!
Elle garda une seconde ma main dans la sienne; sa bouche s’entr’ouvrit. Qu’allait-elle dire? Mais tout à coup, levant les yeux vers son père qui montait l’étage, elle retira sa main et me fit un geste d’adieu.
Je ne l’ai pas revue depuis. Son père alla se lo171
ger du côté du Panthéon dans un appartement qu’il avait loué pour la vente de son atlas historique. Il y mourut peu de mois après d’une attaque d’apoplexie. Sa fille se retira, me dit-on, à Caen chez une vieille parente. C’est là qu’ayant passé la première jeunesse, elle épousa un commis de banque, ce Noël Alexandre qui devint si riche et mourut si pauvre.
Quant à moi, madame, je vécus seul en paix avec moi-même: mon existence, exempte de grands maux et de grandes joies, fut assez heureuse. Mais je n’ai pu de longtemps voir dans les soirées d’hiver un fauteuil vide auprès du mien, sans que mon cœur ne se serrât douloureusement.
DE
SYLVESTRE BONNARD
MEMBRE DE L’INSTITUT
PAR ANATOLE FRANCE
Vous, madame, qui avez connu Clémentine en cheveux blancs, épouse et mère, vous ne pouvez 148
– Contez-moi vos souvenirs, me dit madame de Gabry. Je ne puis lire vos livres qui sont faits pour les savants, mais j’aime beaucoup à vous entendre, parce que vous savez donner de l’intérêt aux choses les plus ordinaires de la vie. Et parlez-moi comme à une vieille femme. J’ai trouvé ce matin trois fils blancs dans mes cheveux.
– Voyez-les venir sans regret, madame, répondis-je: le temps n’est doux que pour ceux qui le prennent en douceur. Et quand, dans plusieurs années, une légère écume d’argent brodera vos bandeaux noirs, vous serez revêtue d’une beauté nouvelle, moins vive, mais plus touchante que la première, et vous verrez votre mari admirer vos 149
M. de Lessay habitait le second étage d’une vieille maison de l’avenue de l’Observatoire, dont la façade de plâtre ornée de bustes antiques, et le grand jardin sauvage furent les premières images qui s’imprimèrent dans mes yeux d’enfant; et ce sont sans doute les dernières qui, lorsque viendra le jour inévitable, se glisseront sous mes paupières appesanties. Car c’est dans cette maison que je suis né; c’est dans ce jardin que j’appris, en jouant, à sentir et à connaître quelques parcelles de ce vieil univers. Heures charmantes, heures sacrées! quand l’âme toute fraîche découvre le monde qui se revêt pour elle d’un éclat caressant et d’un charme mystérieux. C’est qu’en effet, madame, l’univers n’est que le reflet de notre âme.
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Mon père, entré dans les bureaux de la marine, sous M. Decrès, en 1801, fit preuve d’un véritable talent d’administrateur. L’activité était grande alors dans le département de la marine, et mon père devint, en 1805, chef de la 2me division administrative. Cette année-là, l’empereur, auquel il avait été signalé par le ministre, lui demanda un rapport sur l’organisation de la marine anglaise. Ce travail, empreint, à l’insu du rédacteur, d’un esprit profondément libéral et philosophique, ne fut terminé qu’en 1807, dix-huit mois environ après la défaite de l’amiral Villeneuve à Trafalgar. Napoléon qui, depuis cette sinistre journée, ne voulait plus entendre parler d’un vaisseau, feuilleta le mémoire avec colère, et le jeta au feu en s’écriant: «Des phrases! des phrases! J’ai déjà dit que je n’aimais pas les idéologues!» On rapporta à mon père que la colère de l’empereur était telle en ce moment qu’il foulait le manuscrit sous sa botte, dans le feu de la cheminée. C’était d’ailleurs son habitude, quand il était irrité, de tisonner avec ses pieds, jusqu’à ce qu’il eût roussi ses semelles.
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Si vous n’avez pas vu, madame, certaines li153
L’oisiveté et l’intempérance donnèrent le plus mauvais goût à ses passions politiques. Il insultait les gens qu’il voyait lire la Quotidienne ou le Drapeau blanc, et les forçait à se battre avec lui. Il eut ainsi la douleur et la honte de blesser en duel un enfant de seize ans. Enfin, mon oncle Victor était tout le contraire d’un homme sage; et, comme il venait déjeuner et dîner chez nous tous les jours que Dieu faisait, son mauvais renom s’attachait à notre foyer. Mon pauvre père souffrait cruellement des incartades de son hôte, mais, comme il était bon, il laissait sans rien dire sa porte ouverte au capitaine qui l’en méprisait cordialement.
Ce que je vous raconte là, madame, me fut expliqué depuis. Mais mon oncle le capitaine m’inspirait alors le plus pur enthousiasme et je me promettais bien de lui ressembler un jour autant qu’il me serait possible. Un beau matin, pour 154
J’étais alors un bien petit homme. Un matin mon père, m’ayant pris dans ses bras, selon son habitude, me sourit avec cette nuance de raillerie qui donnait quelque chose de piquant à son éternelle douceur. Pendant qu’assis sur ses genoux je jouais avec ses longs cheveux blancs, il me disait des choses que je ne comprenais pas très bien, mais qui m’intéressaient beaucoup par cela même qu’elles étaient mystérieuses. Je crois, sans en être bien sûr, qu’il me contait, ce matin-là, l’histoire du petit roi d’Yvetot, d’après la chanson. Tout à coup nous entendîmes un grand bruit et les vitres résonnèrent. Mon père m’avait laissé glisser à ses pieds; ses bras étendus battaient l’air en tremblant; sa face était inerte et toute blanche, avec des yeux énormes. Il essaya de parler, mais ses dents claquaient. Enfin, il mur155
Environ vers ce temps, je rencontrais souvent dans l’escalier un vieillard (ce n’était peut-être pas tout à fait un vieillard), dont les petits yeux noirs brillaient avec une extraordinaire vivacité sur un visage basané et immobile. Il ne me semblait pas vivant, ou du moins, il ne me semblait pas vivre de la même façon que les autres hommes. J’avais vu, chez M. Denon, où mon père m’avait mené, une momie rapportée d’Égypte; et je me figurais de bonne foi que la momie de M. Denon se réveillait quand elle était seule, sortait de son coffre doré, mettait un habit noisette et une perruque poudrée, et que c’était alors M. de Lessay. Et aujourd’hui même, chère madame, tout en repoussant cette opinion, comme dénuée de fondement, je dois confesser que M. de Lessay ressemblait beaucoup à la momie de M. Denon. C’est assez pour expliquer que ce personnage m’inspirait une terreur fantastique.
En réalité, M. de Lessay était un petit gen156
Madame de Gabry m’encouragea à poursuivre et je le fis en ces termes:
M. de Lessay était brusque avec les hommes et courtois envers les dames. Il baisait la main de ma mère que les mœurs de la république et de l’empire n’avaient point habituée à cette galanterie. Par lui, je touchai à l’époque de Louis XVI. M. de Lessay était géographe, et personne, à ce que je crois, ne s’est montré aussi fier que lui de s’occuper de la figure de ce globe. Il avait fait dans l’ancien régime de l’agriculture en philosophe et consumé ainsi ses champs jusqu’au dernier 157
En 1820, M. de Lessay, veuf depuis de longues années, épousa, à l’âge de soixante ans environ, 158
C’est de cette naissance et de cette mort que datent les relations de ma famille avec M. de Lessay. Comme je sortais alors de la première enfance, je m’obscurcis et m’épaissis; je perdis le don charmant de voir et de sentir, et les choses ne me causèrent plus ces surprises délicieuses qui font l’enchantement de l’âge le plus tendre. Aussi ne me reste-t-il plus aucun souvenir des temps qui suivirent la naissance de Clémentine; je sais seulement quà peu de mois d’intervalle j’éprouvai un malheur dont la pensée me serre encore le cœur. Je perdis ma mère. Un grand silence, un grand froid et une grande ombre enveloppèrent brusquement la maison.
Je tombai dans une sorte d’engourdissement. Mon père m’envoya au lycée, mais j’eus bien de la peine à sortir de ma torpeur.
Je n’étais pourtant pas tout à fait un imbécile 159
Ils revinrent pourtant, madame, ils revinrent! Influences du ciel, énergies de la nature, puissances mystérieuses qui répandez sur les hommes le don d’aimer, vous savez si j’ai revu Clémentine! Ils entrèrent dans notre triste demeure. M. de Lessay ne portait plus perruque. Chauve, avec des mèches grises sur ses tempes rouges, il annonçait une robuste vieillesse. Mais cette divine créature que je voyais resplendir à son bras et dont la présence illuminait le vieux salon fané, ce n’était donc pas une apparition, c’était donc Clémentine! Je le dis en vérité: ses yeux bleus, ses yeux de pervenche me parurent une chose 160
Elle se troubla un peu en saluant mon père qu’elle ne connaissait pas. Son teint était légèrement rosé et sa bouche entr’ouverte souriait de ce sourire qui fait songer à l’infini, sans doute parce qu’il ne trahit aucune pensée précise et qu’il n’exprime que la joie de vivre et le bonheur d’être belle. Son visage brillait sous une capote rose comme un bijou dans un écrin ouvert; elle portait une écharpe de cachemire sur une robe de mousseline blanche plissée à la taille et qui laissait passer le bout d’une bottine mordorée…. Ne vous moquez point, chère madame; c’était la mode alors, et je ne sais si les nouvelles ont autant de simplicité, de fraîcheur et de grâce décente.
M. de Lessay nous dit qu’ayant entrepris la publication d’un atlas historique, il revenait habiter Paris et s’arrangerait avec plaisir de son ancien appartement, s’il était vacant. Mon père demanda à mademoiselle de Lessay si elle était heureuse de venir dans la capitale. Elle l’était, car son 161
Mais nous voici arrivés rue de Sèvres et bientôt nous verrons vos fenêtres. Je suis un bien mauvais conteur et si je m’avisais par impossible de composer un roman, je n’y réussirais guère. J’ai préparé longuement un récit que je vais vous faire en quelques mots; car il y a une certaine délicatesse, une certaine grâce de l’âme qu’un vieillard blesserait en s’étendant avec complaisance sur les sentiments de l’amour même le plus pur. Faisons quelques pas sur ce boulevard bordé de couvents et mon récit tiendra aisément dans l’espace qui nous sépare de ce petit clocher que vous voyez là-bas.
M. de Lessay, apprenant que je sortais de l’école des chartes, me jugea digne de collaborer à son atlas historique. Il s’agissait de déterminer sur une suite de cartes ce que le vieillard philosophe nommait les vicissitudes des empires depuis 162
À mesure que nous dressions nos cartes, mademoiselle de Lessay les lavait à l’aquarelle. Penchée sur la table, elle tenait le pinceau à deux 163
Mademoiselle de Lessay, je dois le dire, ne me prêtait pas grande attention. Mais cette indifférence me semblait si juste et si naturelle que je ne songeais pas à m’en plaindre; j’en souffrais, mais c’était sans le savoir. J’espérais: nous n’en étions encore qu’au premier empire d’Assyrie.
M. de Lessay venait chaque soir prendre le café avec mon père. Je ne sais comment ils s’étaient liés, car il est rare de rencontrer deux natures aussi complètement différentes. Mon père admi164
Le capitaine disparaissait cette fois sous les fleurs et ressemblait si bien à un monument commémoratif des gloires de l’empire qu’on avait envie de lui passer une couronne d’immortelles à chaque bras. Il était extraordinairement satisfait et la première personne qui bénéficia de cette heureuse disposition fut la cuisinière qu’il prit par la taille au moment où elle posait le rôti sur la table.
Après le dîner, il repoussa le carafon qu’on lui présenta en disant qu’il ferait flamber tout à l’heure l’eau-de-vie dans son café. Je lui demandai en tremblant s’il n’aimerait pas mieux qu’on 166
– Patience! mon neveu. Ce n’est pas à l’enfant de troupe à sonner la retraite, que diable! Vous êtes donc bien pressé, monsieur le magister, de voir si j’ai des éperons à mes bottes.
Il était clair que le capitaine avait deviné que je souhaitais qu’il s’en allât. Le connaissant, j’eus la certitude qu’il resterait. Il resta. Les moindres circonstances de cette soirée demeurent empreintes dans ma mémoire. Mon oncle était tout à fait jovial. La seule pensée d’être importun le gardait en belle humeur. Il nous conta dans un excellent style de caserne, ma foi, certaine histoire d’un moine, d’un trompette et de cinq bouteilles de chambertin qui doit être fort goûtée dans les garnisons et que je n’essayerais pas de vous conter, madame, même si je me la rappelais. Quand nous passâmes dans le salon, le capitaine nous signala le mauvais état de nos chenets et nous enseigna doctement l’emploi du tripoli pour le polissage des cuivres. De politique, pas un mot. Il se ménageait. Huit coups sonnèrent 167
– Mon neveu, s’écria le capitaine Victor, ta comète ne valait pas celle qui brillait dans les cheveux de l’impératrice Joséphine quand elle vint à Strasbourg distribuer des croix à l’armée.
– Cette petite Joséphine aimait grandement la parure, reprit M. de Lessay, entre deux gorgées de café. Je ne l’en blâme pas; elle avait du bon, quoiqu’un peu légère. C’était une Tascher et elle fit grand honneur à Buonaparte en l’épousant. Une Tascher ce n’est pas beaucoup dire, mais un Buonaparte ce n’est rien dire du tout.
– Qu’entendez-vous par là, monsieur le marquis? demanda le capitaine Victor.
– Je ne suis pas marquis, répondit sèchement M. de Lessay, et j’entends que Buonaparte eût été fort bien apparié en épousant une de ces femmes cannibales que le capitaine Cook décrit dans ses voyages, nues, tatouées, un anneau dans les narines et dévorant avec délices des membres humains putréfiés.
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sublime. Il se campa le poing sur la hanche, toisa dédaigneusement M. de Lessay et dit:
– Napoléon, monsieur le vidame, eut une autre femme que Joséphine et que Marie-Louise. Cette compagne, vous ne la connaissez pas et moi je l’ai vue de près; elle porte un manteau d’azur constellé d’étoiles, elle est couronnée de lauriers; la croix d’honneur brille sur sa poitrine; elle se nomme la Gloire.
M. de Lessay posa sa tasse sur la cheminée et dit tranquillement:
– Votre Buonaparte était un polisson.
Mon père se leva avec nonchalance, étendit lentement le bras et dit d’une voix très douce à M. de Lessay:
– Quel qu’ait été l’homme qui est mort à Saint-Hélène, j’ai travaillé dix ans dans son gouvernement et mon beau-frère fut blessé trois fois sous ses aigles. Je vous supplie, monsieur et ami, de ne plus l’oublier à l’avenir.
Ce que n’avaient pas fait les insolences sublimes 170
– Je l’oubliais, s’écria-t-il, blême, les dents serrées, l’écume à la bouche. J’avais tort, la caque sent toujours le hareng et quand on a servi des coquins….
À ce mot, le capitaine lui sauta à la gorge. Il l’aurait, je crois, étranglé sans sa fille et sans moi.
Mon père, les bras croisés, un peu plus pâle qu’à l’ordinaire, regardait ce spectacle avec une indicible expression de pitié. Ce qui suivit fut plus lamentable encore, mais à quoi bon insister sur la folie de deux vieillards? Enfin, je parvins à les séparer. M. de Lessay fit un signe à sa fille et sortit. Comme elle le suivait, je courus après elle dans l’escalier.
Mademoiselle lui dis-je, éperdu, en lui pressant la main, je vous aime! je vous aime!
Elle garda une seconde ma main dans la sienne; sa bouche s’entr’ouvrit. Qu’allait-elle dire? Mais tout à coup, levant les yeux vers son père qui montait l’étage, elle retira sa main et me fit un geste d’adieu.
Je ne l’ai pas revue depuis. Son père alla se lo171
Quant à moi, madame, je vécus seul en paix avec moi-même: mon existence, exempte de grands maux et de grandes joies, fut assez heureuse. Mais je n’ai pu de longtemps voir dans les soirées d’hiver un fauteuil vide auprès du mien, sans que mon cœur ne se serrât douloureusement.