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Auteur Anatole France
Œuvre Le Crime de Sylvestre Bonnard (1879-1922)
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  1. LA FILLE DE CLÉMENTINE I
  2. , bien connu des moineaux. L’énorme M. Douloir nous sourit avec une grâce enjouée, et il me caressa la joue pour mieux exprimer, sans doute, la tendresse que je lui inspirais spontanément. Mais quand ma mère eut traversé la cour, au milieu des moineaux qui s’envolaient devant elle, M. Douloir ne souriait plus, il ne me témoignait plus aucune tendresse et paraissait, au contraire, me considérer comme un petit être fort incommode. Je reconnus depuis qu’il éprouvait des sentiments de cette nature à l’égard de tous ses élèves. Il nous distribuait les coups de férule avec une agilité qu’on n’eût point attendue de son épaisse corpulence. Mais sa première tendresse lui revenait chaque fois qu’il parlait à nos mères en notre présence et alors, tout en vantant nos heureuses dispositions, il nous couvrait d’un regard affectueux. Ce fut un bien bon temps que celui que je passai sur les bancs de M. Douloir avec des petites camarades qui, comme moi, pleuraient et riaient de tout leur cœur, du matin au soir
  3. ,
  4. pas
  5. ,
  6. Les étoiles se reflétaient dans l’eau sombre avec une merveilleuse netteté.
  7. tout
  8. Mais, en considérant le jeune marronnier du salon, je ne pus m’empêcher d’admirer la vigueur magnifique de la nature et l’irrésistible force qui pousse tout germe à se développer dans la vie. Par contre, je m’attristai à songer que l’effort que nous faisons, nous autres savants, pour retenir et conserver les choses mortes est un pénible et vain effort. Tout ce qui a vécu est l’aliment nécessaire des nouvelles existences. L’Arabe qui se bâtit une cabane avec les marbres des temples de Palmyre est plus philosophe que tous les conservateurs des musées de Londres, de Paris et de Munich.
  9. ,
  10. ,
  11. , sous mon nez frustré. Je suis certain que mon nez exprima son désappointement, car il est fort expressif. Il a trahi plusieurs fois mes plus intimes pensées et notamment dans la bibliothèque publique de Coutances, où je découvris, à la barbe de mon collègue Brioux, le cartulaire de Notre-Dame des Anges. Quelle ne fut pas ma joie! Mes yeux, petits et ternes sous leurs lunettes, n’en laissèrent rien voir. Mais à la seule vue de mon nez en pied de marmite, qui frémissait de joie et d’orgueil, Brioux devina que j’avais fait une trouvaille. Il remarqua le volume que je tenais, nota l’endroit où j’allai le replacer, l’alla prendre sur mes talons, le copia en cachette et le publia à la hâte, pour me jouer un tour. Mais son édition fourmille de fautes et j’eus la satisfaction d’y relever quelques grosses bévues. Pour revenir au point où j’étais, je
  12. ,
  13. ,
  14. J’eusse éprouvé quelque satisfaction, je le confesse, à lui parler doctement du rôle de ses pareilles, tant dans les races saxonne et germanique, que dans l’occident latin. Une telle dissertation était dans ma pensée une façon ingénieuse de remercier cette dame d’être apparue à un vieil érudit, contrairement à l’usage constant de ses semblables qui ne se montrent qu’aux enfants naïfs et aux villageois incultes.
  15. ,
  16. ,
  17. ,
  18. Ce nez, remarquable par sa masse, sa forme et sa coloration, attira légitimement l’attention de la fée, car elle saisit ma plume d’oie, qui s’élevait comme un panache au-dessus de l’encrier, et elle promena sur mon nez les barbes de cette plume. J’eus parfois, en compagnie, l’occasion de me prêter aux espiègleries innocentes des jeunes demoiselles qui, m’associant à leurs jeux, m’offraient leur joue à baiser à travers un dossier de chaise ou m’invitaient à éteindre une bougie qu’elles élevaient tout à coup hors de la portée de mon souffle. Mais jusque-là aucune personne du sexe ne m’avait soumis à des caprices aussi familiers que de m’agacer les narines avec les barbes de ma propre plume. Je me rappelai heureusement une maxime de feu mon grand-père, qui avait coutume de dire que tout est permis aux dames, et que tout ce qui vient d’elles est grâce et faveur. Je reçus donc comme faveur et grâce les coquilles des noisettes et les barbes de la plume, et j’essayai de sourire. Bien plus! je pris la parole:
  19. ,
  20. ,
  21. ,
  22. ,
  23. III
  24. ,
  25. pas
  26. ,
  27. ,
  28. ,
  29. ,
  30. ,
  31. ,
  32. ,
  33. ,
Table des matières
LA FÉE

Fragment tiré du Journal de M. Silvestre Bonnard.

9 août.

61Quand je descendis de voiture à la station de Melun, la nuit répandait sa paix sur la campagne silencieuse. La terre
brûlée tout le jour par un soleil pesant, par un «gras soleil», comme disent les moissonneurs du val de Vire, exhalait une odeur forte et chaude. Au ras du sol, des parfums d’herbe traînaient lourdement. Je secouai la poussière du wagon et respirai d’une poitrine allègre. Mon sac de voyage, que ma gouvernante avait bourré de linge et de menus objets de toilette, munditiis, me pesait si peu dans la main, que je l’agitai comme un écolier agite, au sortir de la classe, le paquet sanglé de ses livres rudimentaires.
Plût au ciel que je fusse encore un petit grimaud d’école! Mais il y a cinquante ans bien sonnés que feu ma bonne mère, m’ayant préparé de ses mains une tartine de raisiné, la mit dans un panier dont elle me passa l’anse au bras, et me mena, ainsi muni, à la pension tenue par M. Douloir, entre cour et jardin, dans un angle du passage du Commerce
.
Après un demi-siècle, ces souvenirs remontent tout frais et clairs à la surface de mon âme, sous ce ciel étoilé, qui n’a pas changé depuis et dont les clartés immuables et sereines verront, sans faillir, bien d’autres écoliers comme j’étais, devenir des savants catarrheux et chenus comme je suis.
Étoiles, qui avez lui sur la tête légère ou pesante de tous mes ancêtres oubliés, c’est à votre clarté que je sens s’éveiller en moi un regret douloureux! Je voudrais avoir un fils qui vous voie encore quand je ne vous verrai plus. Comme je l’aimerais!

Ah! il serait, ce fils, que dis-je, il aurait vingt ans, si vous l’eussiez voulu, Clémentine, vous dont les joues étaient si fraîches sous votre capote rose! Mais vous épousâtes un commis de banque, ce Noël Alexandre qui, depuis, gagna tant de millions. Je ne vous ai pas revue depuis votre mariage, Clémentine, et je vous vois toujours avec vos boucles blondes et votre capote rose.
Un miroir! un miroir! un miroir! En vérité je serais curieux 62d’observer la mine que j’ai sous mes mèches blanches, en soupirant aux étoiles le nom de Clémentine.

Toutefois, il ne convient pas d’achever dans une pensée de stérile ironie ce qui fut commencé avec un esprit de foi et d’amour. Clémentine, si par cette belle nuit votre nom m’est venu aux lèvres, que votre nom soit béni, et puissiez-vous, heureuse mère, heureuse aïeule, vous rassasier jusqu’au bout, au bras de votre riche époux, du bonheur que vous avez jugé, en toute liberté, ne pouvoir goûter auprès du jeune et pauvre savant qui vous aimait!
Si, malgré que je ne le puisse imaginer, vos cheveux ont blanchi, Clémentine, portez dignement le trousseau de clefs que Noël Alexandre vous a confié et enseignez à vos petits-enfants les vertus domestiques!
La belle nuit! Elle règne dans une noble langueur sur les hommes et les bêtes qu’elle a déliés du joug quotidien, et j’éprouve sa bienfaisante influence, bien que, par une habitude de soixante ans, je ne sente plus les choses que par les signes qui les représentent. Il n’y a pour moi dans le monde que des mots, tant je suis philologue! Chacun fait à sa manière le rêve de la vie. J’ai fait ce rêve dans ma bibliothèque, et, quand mon heure sera venue de quitter ce monde, Dieu veuille me prendre sur mon échelle, devant mes tablettes chargées de livres!
– Eh! c’est pardieu bien lui! Bonjour, monsieur
Silvestre Bonnard. Où donc alliez-vous, battant la campagne de votre pied léger, tandis que je vous attendais devant la gare avec mon cheval et mon cabriolet? Vous m’aviez échappé à la sortie du train et je rentrais bredouille à Lusance. Donnez-moi votre sac et montez en voiture près de moi. Savez-vous bien qu’il y a, d’ici au château, sept bons kilomètres?
Qui me parle ainsi, à pleins poumons, du haut de son cabriolet? M. Paul de Gabry, neveu et héritier de M. Honoré de Gabry, pair de France en 1842, récemment décédé à Monaco. Et c’était précisément chez M. Paul de Gabry que je me rendais avec ma valise bouclée par ma gouvernante. Cet excellent jeune homme venait d’hériter, conjointement avec ses deux beaux-frères, des biens de son oncle qui, issu d’une très
-ancienne famille de robe, possédait dans son château de Lusance une bibliothèque riche en manuscrits dont quelques-uns remontent au XIVe siècle. C’était pour inventorier et cataloguer ces manuscrits que je venais à Lusance, sur la prière de M. Paul de Gabry, dont le père, galant homme et biblio63phile distingué, avait entretenu avec moi, de son vivant, des relations parfaitement courtoises. À vrai dire, le fils n’a point hérité des nobles inclinations du père. M. Paul s’est adonné au sport; il est fort entendu en chevaux et en chiens, et je crois que de toutes les sciences propres à assouvir ou à tromper l’inépuisable curiosité des hommes, celles de l’écurie et du chenil sont les seules qu’il possède pleinement.
Je ne puis dire que je fus surpris de le rencontrer, puisque j’avais rendez-vous avec lui, mais j’avoue qu’entraîné par le cours naturel de mes pensées, j’avais perdu de vue le château de Lusance et ses hôtes, à ce point que l’appel d’un gentilhomme campagnard, au départ de la route qui déroulait devant moi, comme on dit «un bon ruban de queue», me frappa tout d’abord les oreilles ainsi qu’un bruit insolite.
J’ai lieu de craindre que ma physionomie n’ait trahi ma distraction incongrue par une certaine expression de stupidité qu’elle revêt dans la plupart des transactions sociales. Ma valise prit place dans le cabriolet et je suivis ma valise. Mon hôte me plut par sa franchise et sa simplicité.
– Je n’entends rien à vos vieux parchemins, me dit-il, mais vous trouverez chez nous à qui parler. Sans compter le curé qui fait des livres et le médecin qui est fort aimable, bien que radical, vous trouverez quelqu’un qui vous tiendra tête. C’est ma femme.

Elle n’est pas très-instruite, mais il n’y a de chose, je crois, qu’elle ne devine.
Je compte d’ailleurs vous garder assez longtemps pour vous faire rencontrer avec Mlle Jeanne qui a des doigts de magicienne et une âme d’ange.
– Cette demoiselle, dis-je, si heureusement douée, est-elle de votre famille?
– Non pas, me répondit M. Paul.
– C’est donc une amie, répondis-je assez niaisement.
– Elle est orpheline de père et de mère, reprit M. de Gabry, le regard tendu vers les oreilles de son cheval, qui battait du sabot la route bleuie par la lune. Son père nous a fait courir une grosse aventure et nous en sommes quittes avec lui pour beaucoup plus que la peur.
Puis il secoua la tête et changea de propos. Il m’avertit de l’état d’abandon dans lequel je trouverais le parc et le château, restés absolument déserts depuis trente-deux ans.
64J’appris de lui que M. Honoré de Gabry, son oncle, était, en son vivant, fort mal avec les braconniers du pays, qu’il tirait comme des lapins. Un d’eux, paysan vindicatif, qui avait reçu, en plein visage, le plomb du seigneur, le guetta un soir, derrière les arbres du mail et le manqua de peu, car il lui brûla d’une balle le bout de l’oreille.
– Mon oncle, ajouta M. Paul, chercha à découvrir d’où venait le coup, mais il ne vit rien et regagna le château sans hâter le pas. Le lendemain, ayant fait appeler son intendant, il lui donna l’ordre de clore le manoir et le parc et de n’y laisser entrer âme qui vive. Il défendit expressément qu’on touchât à rien, qu’on entretînt ni qu’on réparât rien sur sa terre et dans ses murs jusqu’à son retour. Il ajouta entre ses dents, comme dans la chanson, qu’il reviendrait à Pâques ou à la Trinité, et, comme dans la chanson, la Trinité se passa sans qu’on le revît. Il est mort, l’an passé
à Monaco, et nous sommes entrés les premiers, mon beau-frère et moi, dans le château abandonné depuis trente-deux ans. Nous avons trouvé un marronnier au milieu du salon. Quant au parc, il faudrait pour le visiter qu’il y eût encore des allées.
Mon compagnon se tut et l’on n’entendait plus que le trot régulier du cheval au milieu du bruissement des insectes dans les herbes. Des deux côtés de la route les gerbes dressées dans les champs prenaient sous la clarté incertaine de la lune l’apparence de grandes femmes blanches agenouillées, et je m’abandonnais aux magnifiques enfantillages des séductions de la nuit.

Ayant passé sous les épais ombrages du mail, nous tournâmes à angle droit et roulâmes sur une avenue seigneuriale au bout de laquelle le château m’apparut brusquement dans sa masse noire, avec ses tours en poivrière.
Nous suivîmes une sorte de chaussée qui donnait accès à la cour d’honneur et qui, jetée sur un fossé rempli d’eau courante, remplaçait sans doute un pont-levis détruit dès longtemps. La perte de ce pont-levis fut, je pense, la première humiliation que ce manoir guerrier eut à subir avant d’être réduit à l’aspect pacifique sous lequel il me reçut.
M. Paul me conduisit, en hôte courtois, jusqu’à ma chambre, située dans les combles, au bout d’un long corridor, et, s’excusant sur l’heure tardive de ne pas me présenter de suite à sa femme, me souhaita le bonsoir.
Ma chambre, peinte en blanc et tendue de perse, est empreinte 65des grâces galantes du XVIIIe siècle. Des cendres encore chaudes, qui me montrèrent par quels soins on avait dissipé l’humidité, emplissaient la cheminée dont la tablette supportait un buste en biscuit de la reine Marie-Antoinette. Sur le
cadre blanc de la glace assombrie et tachée, deux crochets de cuivre, où s’étaient suspendues les châtelaines des dames d’autrefois, s’offraient à l’envi pour recevoir ma montre, que j’eus soin de remonter, car, contrairement aux maximes des Thélémites, j’estime que l’homme n’est maître du temps, qui est la vie même, que lorsqu’il l’a divisé en heures, en minutes et en secondes, c’est-à-dire en parcelles proportionnées à la brièveté de l’existence humaine.
Et je songeai que la vie ne nous semble courte que parce que nous la mesurons inconsidérément à nos folles espérances. Nous avons tous, comme le vieillard de la fable, une aile à ajouter à notre bâtiment. Je veux achever, avant de mourir, l’histoire des abbés de Saint-Germain-des-Prés. Le temps que Dieu accorde à chacun de nous est comme un tissu précieux que nous brodons de notre mieux. J’ai ouvré ma trame de
toutes sortes d’illustrations philologiques. Ainsi allaient mes pensées, et, en nouant mon foulard sur ma tête, l’idée du temps me ramena au passé, et pour la seconde fois dans un tour de cadran, je songeai à vous, Clémentine, pour vous bénir dans votre postérité, si vous en avez une, avant de souffler ma bougie et de m’endormir au chant des grenouilles.

10 août.
Pendant le déjeuner, j’eus mainte occasion d’apprécier le goût, le tact et l’intelligence de
Mme de Gabry, qui m’apprit que le château était hanté par des fantômes et notamment par la Dame «aux trois plis dans le dos», empoisonneuse de son vivant et âme en peine désormais. Je ne puis vous dire combien elle sut donner d’esprit et de vie à cette vieille histoire de nourrice.
Nous prîmes le café sur la terrasse dont les balustres, embrassés et arrachés à leur rampe de pierre par un lierre vigoureux, restaient pris entre les nœuds de la plante lascive, dans l’attitude éperdue des Athéniennes aux bras des centaures ravisseurs.
Le château, en forme de chariot à quatre roues, flanqué d’une tourelle à chaque angle, avait
, par suite de remaniements successifs, perdu tout caractère. C’était une ample et estimable bâtisse, rien de plus. Il ne me parut pas avoir éprouvé de notables dommages pendant un abandon de trente-deux années. Mais quand, conduit par Me 66de Gabry, j’entrai dans le grand salon du rez-de-chaussée, je vis les planchers bombés, les plinthes pourries, les boiseries fendillées, les peintures des trumeaux tournées au noir et pendant aux trois quarts hors de leurs châssis. Un marronnier, ayant soulevé les lames du parquet, avait grandi là et il tournait vers la fenêtre sans vitres les panaches de ses larges feuilles.
Bien que ce spectacle eût son charme, je ne le contemplai pas sans inquiétude, en songeant que la riche bibliothèque de M. Honoré de Gabry, installée dans une pièce voisine, était exposée depuis si longtemps à des influences délétères.


11 août.

Dieu soit loué! La bibliothèque, située au levant, n’a pas éprouvé d’irréparables dommages. Hors la lourde rangée des vieux
coutumiers in-folio que les loirs ont percée de part en part, les livres sont intacts sur leurs tablettes grillées. J’ai passé toute la journée à classer des manuscrits.
Le soleil entrait par les hautes fenêtres sans rideaux et j’entendais, à travers mes lectures, parfois très-intéressantes, les bourdons alourdis heurter pesamment les vitres, les boiseries craquer et les mouches, ivres de lumière et de chaleur, ronfler des ailes en cercle sur ma tête. Vers trois heures, leur bourdonnement fut tel que je levai la tête de dessus un document fort précieux pour l’histoire de Melun au XIIIe siècle, et je me mis à considérer les mouvements concentriques de ces bestioles ou «bestions», comme dit Lafontaine, qui puisa cette forme dans le vieux fonds populaire, d’où vient l’expression de «tapisserie à bestions», c’est-à-dire à figurines. Je dus constater que la chaleur agit sur les ailes d’une mouche tout autrement que sur le cerveau d’un archiviste paléographe, car j’éprouvais une grande difficulté à penser et une torpeur assez agréable dont je ne sortis que par un effort violent. La cloche qui sonna le dîner, me surprit au milieu de mes travaux et je n’eus que le temps d’endosser ma houppelande neuve pour paraître décemment devant Mme de Gabry.
Le repas, amplement servi, se prolongea de lui-même. J’ai un talent de dégustation qui va
, peut-être, au-dessus du médiocre. Mon hôte qui s’aperçut de mes connaissances, m’estima assez pour déboucher en mon honneur certaine bouteille de Château-Margaux. Je bus avec respect ce vin de grande race et de noble vertu, qui vient des coteaux du Bordelais et dont on ne peut louer assez le 67bouquet et le feu. Cette ardente rosée se répandit dans mes veines et m’anima d’un zèle juvénile. Assis sur la terrasse, auprès de Mme de Gabry, dans le crépuscule qui répandait sur les arbres du parc une mélancolie charmante et donnait aux moindres choses un air de mystère, j’eus le plaisir d’exprimer à ma spirituelle hôtesse mes impressions avec une vivacité et une abondance tout à fait remarquables chez un homme dénué, comme je le suis, de toute imagination. Je lui dépeignis spontanément, et sans m’aider d’aucun texte ancien, la mélancolie douce du soir et la beauté de cette terre natale qui nous nourrit, non-seulement de pain et de vin, mais encore d’idées, de sentiments et de croyances, et qui nous recevra tous dans son sein maternel, comme des petits enfants fatigués d’un long jour.
– Monsieur, me dit cette aimable dame, vous voyez ces vieilles tours, ces arbres, ce ciel; comme les personnages des contes et des chansons populaires sont naturellement sortis de tout cela! Voici là-bas le sentier par lequel le petit Chaperon rouge alla au bois cueillir des noisettes. Ce ciel changeant et toujours à demi voilé fut sillonné par les chars des fées, et la tour du
nord a pu cacher jadis sous son toit pointu la vieille filandière dont le fuseau piqua la Belle au bois dormant.
Je songeais encore à ces gracieuses paroles, pendant que M. Paul me racontait, à travers les bouffées d’un cigare capiteux, je ne sais quel procès intenté par lui à la commune au sujet d’une prise d’eau.
Mme de Gabry, sentant la fraîcheur du soir la gagner, frissonna sous le châle que son mari lui avait jeté sur les épaules, et nous quitta pour gagner sa chambre. Je résolus alors, au lieu de monter dans la mienne, de retourner dans la bibliothèque pour continuer l’examen des manuscrits. Malgré l’opposition de M. Paul, j’entrai dans ce que j’appellerai, en vieux langage, «la librairie», et je me mis au travail, à la lumière de la lampe.
Après avoir lu quinze pages, évidemment écrites par un scribe ignorant et distrait, car j’eus quelque peine à en saisir le sens, je plongeai la main dans la poche béante de ma redingote pour en tirer ma tabatière, mais ce mouvement si naturel et quasi instinctif me coûta cette fois un peu d’effort et de fatigue; toutefois j’ouvris la boîte d’argent et j’en tirai quelques grains de la poudre odorante, qui s’éparpillèrent le long du plastron de ma chemise
.
Je
soupçonnai qu’une lourde somnolence pesait sur mon esprit. J’avais sous les yeux une charte dont chacun peut apprécier le pal68pitant intérêt, quand j’aurai dit que mention y est faite d’un clapier vendu à Jehan d’Estouville, prêtre, en 1312. Mais bien que j’en sentisse alors toute l’importance, je n’y donnai pas l’attention qu’un tel document exigeait impérieusement. Mes yeux, quoi que je fisse, se tournaient vers un côté de la table qui ne présentait aucun objet important au point de vue de l’érudition. Il n’y avait à cet endroit qu’un assez gros volume allemand, relié en peau de truie, avec des clous de cuivre aux plats et d’épaisses nervures sur le dos. C’était un bel exemplaire de cette compilation recommandable seulement par les gravures sur bois dont elle est ornée et qui est si connue sous le nom de Cosmographie de Munster. Le volume, dont les plats étaient légèrement entrebâillés, reposait sur sa tranche médiane.
Je ne saurais dire depuis combien de temps mes regards étaient attachés sans cause sur cet in-folio du
XIVe siècle, quand ils furent captivés par un spectacle tellement extraordinaire qu’un homme totalement dépourvu d’imagination, comme je suis, devait lui-même en être vivement frappé.
Je vis tout à coup, sans m’être aperçu de sa venue, une petite personne assise sur le dos du livre, un genou replié et une jambe pendante, à peu près dans l’attitude que prennent sur leur cheval les amazones d’Hyde-Park ou du bois de Boulogne. Elle était si petite que son pied ballant ne descendait pas jusqu’à la table, sur laquelle s’étalait en serpentant la queue de sa robe. Mais son visage et ses formes étaient d’une femme adulte. L’ampleur de son corsage et la rondeur de sa taille ne laissaient aucun doute à cet égard, même à un vieux savant comme moi. J’ajouterai, sans crainte de me tromper, qu’elle était fort belle et de mine fière, car mes études iconographiques m’ont habitué de longue date à reconnaître la pureté d’un type et le caractère d’une physionomie. La figure de cette dame, assise si inopinément sur le dos d’une Cosmographie de Munster, exprimait une noblesse mélangée de mutinerie. Elle avait l’air d’une reine, mais d’une reine capricieuse; et je jugeai, à la seule expression de son regard, qu’elle exerçait quelque part une grande autorité avec beaucoup de fantaisie. Sa bouche était impérieuse et ironique et ses yeux bleus riaient d’une façon inquiétante sous des sourcils noirs, dont l’arc était très
-pur. J’ai toujours entendu dire que les sourcils noirs sont très-séants aux blondes, et cette dame était très-blonde. En somme l’impression qu’elle donnait était celle de la grandeur.
69Il peut sembler étrange qu’une personne haute comme une bouteille et qui aurait disparu dans la poche de ma redingote, s’il n’eût pas été irrévérencieux de l’y mettre, donnât précisément l’idée de la grandeur. Mais il y avait dans les proportions de la dame assise sur la Cosmographie de Munster une sveltesse si fière, une harmonie si majestueuse; elle gardait une attitude à la fois si aisée et si noble, qu’elle me parut grande. Bien que mon encrier, qu’elle considérait avec une attention moqueuse comme si elle eût pu lire par avance tous les mots qui devaient en sortir au bout de ma plume, fût pour elle un bassin profond où elle eût noirci jusqu’à la jarretière ses bas de soie rose à coins d’or, elle était grande, vous dis-je, et imposante dans son enjouement.
Son costume, approprié à sa physionomie, était d’une extrême magnificence; il consistait en une robe de brocart d’or et d’argent et en un manteau de velours nacarat, doublé de menu vair. La coiffure était une sorte de hennin à deux cornes, que des perles d’un bel orient
rendaient clair et lumineux comme le croissant de la lune. Sa petite main blanche tenait une baguette.
Cette baguette attira mon attention d’une manière d’autant plus efficace que mes études archéologiques m’ont disposé à reconnaître avec quelque certitude les insignes par lesquels se distinguent les notables personnes de la légende et de l’histoire. Cette connaissance me vint en aide dans les conjonctures très-singulières où je me trouvais. J’examinai la baguette qui me parut taillée dans une menue branche de coudrier. C’est, me dis-je, une baguette de fée; conséquemment la dame qui la tient est une fée.
Heureux de connaître la personne à qui j’avais affaire, j’essayai de rassembler mes idées pour lui faire un compliment respectueux.

Pour être fée
on n’en est pas moins femme, me disais-je, et puisque Mme Récamier, ainsi que je l’ouïs dire à J. J. Ampère, rougissait de plaisir quand les petits ramoneurs ouvraient de grands yeux pour la mieux voir, la dame surnaturelle qui est assise sur la Cosmographie de Munster sera sans doute flattée d’entendre un érudit la traiter doctement comme une médaille, un sceau, une fibule ou un jeton. Mais cette entreprise, qui coûtait beaucoup à ma timidité, me devint totalement impossible quand je vis la dame de la Cosmographie tirer vivement d’une aumônière, qu’elle portait au côté, des noisettes plus petites que je n’en vis jamais, en briser les coquilles contre ses dents et me les jeter au nez, tandis qu’elle croquait l’amande avec la gravité d’un enfant qui tette.
70En une telle conjoncture, je fis ce qu’exigeait la dignité de la science, je me tus. Mais les coquilles m’ayant causé un chatouillement pénible, je portai la main à mon nez et je constatai alors, à ma grande surprise, que mes lunettes en chevauchaient l’extrémité et que je voyais la dame non à travers, mais par-dessus les verres, chose incompréhensible, puisque mes yeux, usés sur les vieux textes, ne distinguent pas sans
besicles un melon d’une carafe, placés tous deux au bout de mon nez.
– Madame, dis-je avec une politesse digne, vous accordez l’honneur de votre visite, non à un morveux ni à un rustre, mais bien à un bibliothécaire assez heureux pour vous connaître et qui sait que jadis vous emmêliez dans les crèches les crins de la jument, buviez le lait dans les jattes écumeuses, couliez des graines à gratter dans le dos des aïeules, faisiez pétiller l’âtre
au nez des bonnes gens et, pour tout dire, mettiez le désordre et la gaieté dans la maison. Vous pouvez vous vanter de plus d’avoir, le soir, dans les bois, fait les plus jolies peurs du monde aux couples attardés. Mais je vous croyais évanouie à jamais depuis trois siècles au moins. Se peut-il, Madame, qu’on vous voie en ce temps de chemins de fer et de télégraphes? Ma gouvernante, qui fut nourrice en son temps, ne sait pas votre histoire et mon petit voisin, que sa bonne mouche encore, affirme que vous n’existez point.
– Qu’en dites-vous? s’écria-t-elle d’une voix argentine, en se campant dans sa petite taille royale d’une façon tout à fait cavalière et en fouettant comme un hippogriphe le dos de la Cosmographie de Munster.
– Je ne sais, lui répondis-je, en me frottant les yeux.
Cette réponse, empreinte d’un scepticisme profondément scientifique, fit sur mon interlocutrice le plus déplorable effet.
– Monsieur
Silvestre Bonnard, me dit-elle, vous n’êtes qu’un cuistre. Je m’en étais toujours doutée. Le plus petit des marmots qui vont par les chemins avec un pan de chemise à la fente de leur culotte me connaît mieux que tous les gens à lunettes de vos Instituts et de vos Académies. Savoir n’est rien, imaginer est tout. Rien n’existe que ce qu’on imagine. Je suis imaginaire. C’est exister cela, je pense! On me rêve et je parais! Tout n’est que rêve, et, puisque personne ne rêve de vous, Silvestre Bonnard, c’est vous qui n’existez pas. Je charme le monde; je suis partout, sur un rayon de lune, dans le frisson d’une source cachée, dans le feuillage mouvant qui chante, dans les blanches vapeurs qui montent, cha71que matin, du creux des prairies, au milieu des bruyères roses, partout!… On me voit, on m’aime. On soupire, on frissonne sur la trace légère de mes pas qui font chanter les feuilles mortes. Je fais sourire les petits enfants, je donne de l’esprit aux plus épaisses nourrices. Penchée sur les berceaux, je lutine, je console et j’endors, et vous doutez que j’existe! Silvestre Bonnard, votre chaude douillette recouvre le cuir d’un âne.
Elle se tut; l’indignation gonflait ses fines narines et
tandis que j’admirais, malgré mon dépit, la colère héroïque de cette petite personne, elle promena ma plume dans l’encrier, comme un aviron dans un lac, et me la jeta au nez le bec en avant.
Je me frottai le visage que je sentis tout mouillé d’encre. Elle avait disparu. Ma lampe s’était éteinte; un rayon de lune traversait la vitre et descendait sur la Cosmographie de Munster.
Un vent frais, qui s’était élevé sans que je m’en aperçusse, faisait voler plumes, paniers et pains à cacheter. Ma table était toute tachée d’encre. J’avais laissé ma fenêtre entr’ouverte pendant l’orage. Quelle imprudence!

Anatole France.

(À suivre.)LA FÉE

Fragment tiré du Journal de M. Silvestre Bonnard.

(SUITE ET FIN1.)

17 août.

118J’ai écrit à ma gouvernante, comme je m’y étais engagé, que j’étais sain et sauf. Mais je me suis bien gardé de lui dire que j’eus un rhume de cerveau pour m’être endormi le soir, dans la bibliothèque, pendant que la fenêtre était ouverte, car l’excellente femme ne m’eût pas plus ménagé les remontrances que les parlements aux rois. «À votre âge, Monsieur, m’eût-elle dit, être si peu raisonnable!» Elle est assez simple pour croire que la raison s’augmente avec les années. Je lui semble une exception à cet égard.
N’ayant pas les mêmes motifs de taire mon aventure à
Mme de Gabry, je lui contai tout au long ma rêverie, à laquelle elle prit un grand plaisir.
– Votre vision, me dit-elle, est charmante
et il faut bien de l’esprit pour en avoir de pareilles.
– C’est donc, lui répondis-je, que j’ai de l’esprit quand je dors.
– Quand vous rêvez, reprit-elle; et vous rêvez toujours!
Je sais bien qu’en parlant ainsi,
Mme de Gabry n’avait d’autre idée que de me faire plaisir, mais cette seule pensée mérite toute ma reconnaissance et c’est dans un esprit de gratitude et de douce remembrance que je la note en ce cahier que je relirai jusqu’à ma mort et qui ne sera lu par personne autre que moi.
Le roi de Thulé gardait une coupe d’or que son amante lui avait laissée en souvenir. Près de mourir et sentant quil avait bu pour la

1. Voir le numéro de décembre 1879.

119dernière fois, il jeta la coupe à la mer. Je garde ce cahier de souvenirs comme le vieux prince des mers brumeuses gardait sa coupe ciselée, et de même qu’il abîma son joyau d’amour, je brûlerai ce livre de mémoire.
Ce n’est pas, certes, par une avarice hautaine et par un orgueil égoïste que je détruirai ce monument de mon humble vie, mais je craindrais que les choses qui me sont chères et sacrées n’y parussent, par défaut d’art, vulgaires et ridicules
.
J’employai les jours qui suivirent à achever l’inventaire des manuscrits de la bibliothèque de Lusance. Quelques mots confidentiels qui échappèrent à M. Paul de Gabry me causèrent une surprise pénible et me déterminèrent à conduire mon travail autrement que je ne l’avais commencé. J’appris par ces quelques mots que la fortune de M. Honoré de Gabry, mal gérée depuis longtemps et emportée en grande partie par la faillite d’un banquier dont j’ignore le nom, n’était transmise aux héritiers de l’ancien pair de France que sous la forme d’immeubles hypothéqués et de créances irrecouvrables.
M. Paul, d’accord avec ses cohéritiers, était décidé à vendre la bibliothèque, et je dus rechercher les moyens d’opérer cette vente le plus avantageusement possible. Mais, étranger comme je le suis à tout négoce et trafic, je résolus de prendre conseil d’un libraire de mes amis. Je lui écrivis de me venir trouver à Lusance et, en attendant sa venue, je pris ma canne et mon chapeau et m’en allai visiter les églises du diocèse, dont quelques-unes renferment des inscriptions funéraires qui n’ont pas encore été relevées correctement.
Je quittai donc mes hôtes et partis en pèlerinage. Explorant tout le jour les églises et les cimetières, visitant les curés et les tabellions de village, soupant à l’auberge avec les colporteurs et les marchands de bestiaux, couchant dans des draps parfumés de lavande, je goûtai pendant une semaine entière un plaisir calme et profond à voir, tout en songeant aux morts, les vivants accomplir leur travail quotidien.

Je ne fis, en ce qui concerne l’objet de mes recherches, que des découvertes médiocres qui me causèrent une joie modérée et par cela même salubre et nullement fatigante. Je relevai quelques épitaphes intéressantes et j’ajoutai à ce petit trésor plusieurs recettes de cuisine rustique dont un bon curé voulut bien me faire part.
Ainsi enrichi, je retournai à Lusance et je traversai la cour 120d’honneur avec l’intime satisfaction d’un bourgeois qui rentre chez lui. C’est là un effet de la bonté de mes hôtes
et l’impression que je ressentis alors sur leur seuil prouve mieux que tous les raisonnements l’excellence de leur hospitalité.
J’entrai jusque dans le grand salon sans rencontrer personne, et le jeune marronnier qui étendait là ses grandes feuilles me fit l’effet d’un ami. Mais ce que je vis ensuite sur la console me causa une telle surprise que je rajustai à deux mains mes besicles sur mon nez et que je me tâtai pour me redonner une notion au moins superficielle de ma propre existence. Il me vint à l’esprit, en une seconde, une vingtaine d’idées dont la plus soutenable fut que j’étais devenu fou. Il me semblait impossible que ce que je voyais existât
et il m’était impossible de ne pas le voir comme une chose existante. Ce qui causait ma surprise reposait, comme j’ai dit, sur la console que surmontait une glace plombée et piquée.
Je m’aperçus dans cette glace et je puis dire que j’ai vu une fois en ma vie l’image accomplie de la stupéfaction.

Mais je me donnai raison à moi-même et je m’approuvai d’être stupéfait d’une chose stupéfiante.
L’objet
que j’examinais avec un étonnement que la réflexion ne diminuait pas s’imposait à mon examen dans une entière immobilité.
La persistance et la fixité du phénomène excluaient toute idée d’hallucination. Je suis totalement exempt des affections nerveuses qui perturbent le sens de la vue.
La cause en est généralement due à des désordres stomacaux, et je suis pourvu, Dieu merci, d’un excellent estomac. D’ailleurs, les illusions de la vue sont accompagnées de circonstances particulières et anormales qui frappent les hallucinés eux-mêmes et leur inspirent une sorte d’effroi. Or, je n’éprouvais rien de semblable et l’objet que je voyais, bien qu’impossible en soi, m’apparaissait dans toutes les conditions de la réalité naturelle. Je remarquai qu’il avait trois dimensions et des couleurs, qu’il portait ombre, enfin qu’il était inerte. Ah! si je l’examinai! Les larmes m’en vinrent aux yeux, et je dus essuyer les verres de mes lunettes.
Enfin il fallut me rendre à l’évidence et constater que j’avais
devant les yeux la fée, la fée que j’avais rêvée l’autre soir dans la bibliothèque. C’était elle, c’était elle, vous dis-je. Elle avait encore son air de reine enfantine, son attitude souple et fière; elle tenait dans la main sa baguette de coudrier; elle portait le hennin à deux 121cornes et la queue de la robe de brocart serpentait autour de ses petits pieds. Même visage, même taille. C’était bien elle, et, pour qu’on ne s’y trompât pas, elle était assise sur le dos d’un vieux et gros bouquin tout semblable à la Cosmographie de Munster.
Son immobilité me rassurait à demi et je craignis en vérité qu’elle ne tirât encore des noisettes de son aumônière pour m’en jeter les coquilles au visage.
Je restais là, bras
battants et bouche béante, quand la voix musicale et riante de Mme de Gabry résonna à mon oreille.
– Vous examinez votre fée, monsieur Bonnard,
disait mon hôtesse; bien! la trouvez-vous ressemblante?
Cela fut dit vite
, mais, en l’entendant, j’eus le temps de reconnaître que ma fée était une statuette modelée en cires colorées, avec beaucoup de goût et de sentiment, par une main novice.
Le phénomène, ainsi réduit à une interprétation rationnelle, ne laissait pas que de me surprendre encore. Comment et par qui la dame de la Cosmographie était-elle parvenue à une existence plastique? C’est ce qu’il me tardait d’apprendre.
Me tournant vers
Mme de Gabry, je m’aperçus qu’elle n’était pas seule. Une jeune fille vêtue de noir se tenait près d’elle. Elle avait de grands yeux intelligents, d’un gris aussi doux que le ciel de l’Île de France, et d’une expression à la fois naïve et puissante. Au bout de ses bras un peu grêles se tourmentaient deux mains déliées, mais rouges, comme il convient à des mains de jeune fille. Prise dans la robe de mérinos, elle était tout d’un jet, comme un jeune arbre, et sa grande bouche annonçait la franchise. Je ne puis dire combien cette enfant me plut tout d’abord. Elle n’était pas belle, mais les trois fossettes, de ses joues et de son menton riaient, et toute sa personne, qui gardait la gaucherie de l’innocence, avait je ne sais quoi de brave et de bon.
Mes regards allaient de la statuette à la fillette et je vis celle-ci rougir, mais franchement, largement, à flot.
Hé bien! me dit mon hôtesse, qui, accoutumée à mes distractions, me faisait volontiers deux fois la même question, est-ce bien là la dame qui, pour vous voir, entra par la fenêtre que vous aviez laissée ouverte? Elle fut bien effrontée, mais vous bien imprudent. Enfin la reconnaissez-vous?
– C’est elle, répondis-je, et je la revois sur cette console telle que je la vis sur la table de la bibliothèque.
122S’il en est ainsi, répondit
Mme de Gabry, prenez-vous-en de cette ressemblance à vous d’abord qui, pour un homme dénué de toute imagination, comme vous dites être, savez peindre vos songes sous de vives couleurs, à moi ensuite qui retins et sus redire fidèlement votre rêve, et enfin et surtout à Mlle Jeanne, que je vous présente, et qui a, sur mes indications précises, modelé la cire que vous voyez là.
Mme de Gabry avait pris, en parlant, la main de la jeune fille, mais celle-ci s’était dégagée et elle fuyait déjà dans le parc d’un pas léger comme un vol.
– Petite folle! lui cria
Mme de Gabry. Peut-on être sauvage à ce point! Venez, qu’on vous gronde et qu’on vous embrasse!
Mais rien ne fit, et l’effarouchée disparut dans le feuillage.
Mme de Gabry s’assit dans le seul fauteuil qui restât au salon délabré.
– Je serais bien surprise, me dit-elle, si mon mari ne vous avait pas déjà parlé de Jeanne. Nous l’aimons beaucoup, et c’est une bonne enfant. Dites vrai, comment trouvez-vous sa statuette?
Je répondis que c’était un ouvrage plein d’esprit et de goût, mais qu’il manquait à l’auteur l’étude et la pratique; qu’au reste j’étais touché au possible de ce que de jeunes doigts eussent brodé de la sorte sur le canevas d’un bonhomme, et figuré d’une façon si brillante les songeries d’un vieux radoteur.
– Si je vous demande ainsi votre avis, reprit gravement
Mme de Gabry, c’est que Jeanne est une pauvre orpheline. Croyez-vous qu’elle puisse gagner sa vie à faire des statuettes comme celle-ci?
– Pour cela, non! répondis-je; et il n’y a pas trop à le regretter. Cette demoiselle est, dites-vous, affectueuse et tendre; je vous en crois et j’en crois son visage. La vie d’artiste a des entraînements
et des facilités qui font sortir de la règle et de la mesure les âmes généreuses. Cette jeune créature est pétrie d’une argile aimante; gardez-la pour le foyer domestique. Là seulement est le vrai bien.
– Mais elle n’a pas de dot! me répondit
Mme de Gabry.
Puis, étendant le bras vers moi, elle ajouta:
– Vous êtes notre ami, je puis tout vous dire. Le père de cette enfant était un banquier de nos amis. Il montait des affaires colossales
; c’est ce qui l’a perdu. Il n’a survécu que peu de mois à sa faillite, dans laquelle (Paul a dû vous le dire) la fortune de mon oncle a sombré aux trois quarts et la nôtre plus qu’à moitié.
123Nous l’avions connu à Monaco pendant l’hiver que nous passâmes auprès de mon oncle.

Il avait l’esprit aventureux, mais si séduisant! Il se trompait lui-même avant de tromper les autres. C’est encore là, n’est-il pas vrai, la plus grande habileté? Nous y fûmes pris, mon oncle, mon mari et moi, et nous risquâmes dans une affaire périlleuse plus qu’il n’était raisonnable. Mais bah! comme dit Paul, puisque nous n’avons pas d’enfants!…
D’ailleurs nous avons la satisfaction de savoir que l’ami auquel nous nous sommes confiés était un honnête homme… Vous devez connaître son nom qu’on a tant vu dans les journaux et sur les affiches: Noël Alexandre. Sa femme était fort aimable. Je ne l’ai connue que déjà passée, avec de jolis restes et un goût de faste et de représentation qui lui allait bien. Elle aimait un peu le tapage, mais elle montra beaucoup de courage et de dignité lors de la mort de son mari. Elle mourut un an après lui, laissant Jeanne seule au monde.
– Clémentine, m’écriai-je!
En apprenant ce que je n’avais jamais imaginé et ce dont la seule idée eût révolté toutes les énergies de mon âme, en apprenant que Clémentine n’était plus sur la terre, il se fit en moi comme un grand silence, et le sentiment qui me remplit tout entier fut, non pas une douleur vive et aiguë, mais une tristesse calme et solennelle; j’éprouvai je ne sais quel allégement et ma pensée s’éleva tout à coup à des hauteurs inconnues.
D’où vous êtes aujourd’hui, Clémentine, m’écriai-je en moi-même, regardez ce cœur maintenant refroidi par l’âge, mais dont le sang bouillonna jadis pour vous, et dites s’il ne se ranime pas à la pensée d’aimer ce qui reste de vous sur la terre. Tout passe, puisque vous avez passé; mais la vie est immortelle; c’est elle qu’il faut aimer dans ses figures sans cesse renouvelées. Le reste est jeu d’enfant, et je suis avec tous mes livres comme un petit garçon qui agite des osselets. Le salut de la vie, c’est vous, Clémentine, qui me l’avez révélé.
Mme de Gabry me tira de mes pensées en murmurant:
– Cette enfant est pauvre
!
– La fille de Clémentine est pauvre, dis-je à haute voix; que cela est heureux! Je ne veux pas qu’un
autre que moi la pourvoie et la dote. Oui, m’écriai-je, la fille de Clémentine ne sera dotée que par moi!
124Et m’approchant de Mme de Gabry qui s’était levée, je lui pris la main droite; je baisai cette main, la posai sur mon bras et dis:
– Vous me conduirez sur la tombe de la veuve de Noël Alexandre.
Et j’entendis
Mme de Gabry qui me disait:
– Pourquoi pleurez-vous?
95LA FILLE DE CLÉMENTINE

I

LA FÉE

Quand je descendis de voiture à la station de Melun, la nuit répandait sa paix sur la campagne silencieuse. La terre
chauffée tout le jour par un soleil pesant, par un «gras soleil», comme disent les moissonneurs du val de Vire, exhalait une odeur forte et chaude. Au ras du sol, des parfums d’herbe traînaient lourdement. Je secouai la poussière du wagon et respirai d’une poitrine allègre. Mon sac de voyage, que ma gouvernante avait bourré de linge et de menus objets de toilette, munditiis, me pesait si peu dans la main, que je l’agitai comme un écolier agile, au sortir 96de la classe, le paquet sanglé de ses livres rudimentaires.
Plût au ciel que je fusse encore un petit grimaud d’école! Mais il y a cinquante ans bien sonnés que feu ma bonne mère, m’ayant préparé de ses mains une tartine de raisiné, la mit dans un panier dont elle me passa l’anse au bras, et me mena, ainsi muni, à la pension tenue par M. Douloir, entre cour et jardin, dans un angle du passage du Commerce
, bien connu des moineaux. L’énorme M. Douloir nous sourit avec une grâce enjouée, et il me caressa la joue pour mieux exprimer, sans doute, la tendresse que je lui inspirais spontanément. Mais quand ma mère eut traversé la cour, au milieu des moineaux qui s’envolaient devant elle, M. Douloir ne souriait plus, il ne me témoignait plus aucune tendresse et paraissait, au contraire, me considérer comme un petit être fort incommode. Je reconnus depuis qu’il éprouvait des sentiments de cette nature à l’égard de tous ses élèves. Il nous distribuait les coups de férule avec une agilité qu’on n’eût point attendue de son épaisse corpulence. Mais sa première tendresse lui revenait chaque fois qu’il parlait à nos mères en notre présence et alors, tout en vantant 97nos heureuses dispositions, il nous couvrait d’un regard affectueux. Ce fut un bien bon temps que celui que je passai sur les bancs de M. Douloir avec des petites camarades qui, comme moi, pleuraient et riaient de tout leur cœur, du matin au soir.
Après un demi-siècle, ces souvenirs remontent tout frais et clairs à la surface de mon âme, sous ce ciel étoilé, qui n’a pas changé depuis et dont les clartés immuables et sereines verront, sans faillir, bien d’autres écoliers comme j’étais, devenir des savants catarrheux et chenus comme je suis.
Étoiles, qui avez lui sur la tête légère ou pesante de tous mes ancêtres oubliés, c’est à votre clarté que je sens s’éveiller en moi un regret douloureux! Je voudrais avoir un fils qui vous voie encore quand je ne vous verrai plus. Comme je l’aimerais!
Ah! il serait, ce fils, que dis-je, il aurait vingt ans, si vous l’eussiez voulu, Clémentine, vous dont les joues étaient si fraîches sous votre capote rose! Mais vous épousâtes un commis de banque, ce Noël Alexandre qui, depuis, gagna tant de millions. Je ne vous ai pas revue depuis votre mariage, Clémentine, et je vous vois tou98jours avec vos boucles blondes et votre capote rose.
Un miroir! un miroir! un miroir! En vérité je serais curieux d’observer la mine que j’ai sous mes mèches blanches, en soupirant aux étoiles le nom de Clémentine.
Toutefois, il ne convient pas d’achever dans une pensée de stérile ironie ce qui fut commencé avec un esprit de foi et d’amour. Clémentine, si par cette belle nuit votre nom m’est venu aux lèvres, que votre nom soit béni, et puissiez-vous, heureuse mère, heureuse aïeule, vous rassasier jusqu’au bout, au bras de votre riche époux, du bonheur que vous avez jugé, en toute liberté, ne pouvoir goûter auprès du jeune et pauvre savant qui vous aimait! Si, malgré que je ne le puisse imaginer, vos cheveux ont blanchi, Clémentine, portez dignement le trousseau de clefs que Noël Alexandre vous a confié, et enseignez à vos petits-enfants les vertus domestiques!
La belle nuit! Elle règne dans une noble langueur sur les hommes et les bêtes qu’elle a déliés du joug quotidien, et j’éprouve sa bienfaisante influence, bien que, par une habitude de soixante ans, je ne sente plus les choses que par les signes 99qui les représentent. Il n’y a pour moi dans le monde que des mots, tant je suis philologue! Chacun fait à sa manière le rêve de la vie. J’ai fait ce rêve dans ma bibliothèque, et, quand mon heure sera venue de quitter ce monde, Dieu veuille me prendre sur mon échelle, devant mes tablettes chargées de livres!
– Eh! c’est pardieu bien lui! Bonjour, monsieur
Sylvestre Bonnard. Où donc alliez-vous, battant la campagne de votre pied léger, tandis que je vous attendais devant la gare avec mon cabriolet? Vous m’aviez échappé à la sortie du train et je rentrais bredouille à Lusance. Donnez-moi votre sac et montez en voiture près de moi. Savez-vous bien qu’il y a, d’ici au château, sept bons kilomètres?
Qui me parle ainsi, à pleins poumons, du haut de son cabriolet? M. Paul de Gabry, neveu et héritier de M. Honoré de Gabry, pair de France en 1842, récemment décédé à Monaco. Et c’était précisément chez M. Paul de Gabry que je me rendais avec ma valise bouclée par ma gouvernante. Cet excellent jeune homme venait d’hériter, conjointement avec ses deux beaux-frères, des biens de son oncle qui, issu d’une très
ancienne 100famille de robe, possédait dans son château de Lusance une bibliothèque riche en manuscrits dont quelques-uns remontent au XIVe siècle. C’était pour inventorier et cataloguer ces manuscrits que je venais à Lusance, sur la prière de M. Paul de Gabry, dont le père, galant homme et bibliophile distingué, avait entretenu avec moi, de son vivant, des relations parfaitement courtoises. À vrai dire, le fils n’a point hérité des nobles inclinations du père. M. Paul s’est adonné au sport; il est fort entendu en chevaux et en chiens, et je crois que de toutes les sciences propres à assouvir ou à tromper l’inépuisable curiosité des hommes, celles de l’écurie et du chenil sont les seules qu’il possède pleinement.
Je ne puis dire que je fus surpris de le rencontrer, puisque j’avais rendez-vous avec lui, mais j’avoue qu’entraîné par le cours naturel de mes pensées, j’avais perdu de vue le château de Lusance et ses hôtes, à ce point que l’appel d’un gentilhomme campagnard, au départ de la route qui déroulait devant moi, comme on dit «un bon ruban de queue», me frappa tout d’abord les oreilles ainsi qu’un bruit insolite.
J’ai lieu de craindre que ma physionomie n’ait 101trahi ma distraction incongrue par une certaine expression de stupidité qu’elle revêt dans la plupart des transactions sociales. Ma valise prit place dans le cabriolet et je suivis ma valise. Mon hôte me plut par sa franchise et sa simplicité.
– Je n’entends rien à vos vieux parchemins, me dit-il, mais vous trouverez chez nous à qui parler. Sans compter le curé qui fait des livres et le médecin qui est fort aimable, bien que radical, vous trouverez quelqu’un qui vous tiendra tête. C’est ma femme.
Elle n’est pas très instruite, mais il n’y a pas de chose, je crois, qu’elle ne devine. Je compte d’ailleurs vous garder assez longtemps pour vous faire rencontrer avec mademoiselle Jeanne qui a des doigts de magicienne et une âme d’ange.
– Cette demoiselle, dis-je, si heureusement douée, est-elle de votre famille?
– Non pas, me répondit M. Paul.
– C’est donc une amie, répondis-je assez niaisement.
– Elle est orpheline de père et de mère, reprit M. de Gabry, le regard tendu vers les oreilles de son cheval, qui battait du sabot la route bleuie par la lune. Son père nous a fait courir une grosse 102aventure et nous en sommes quittes avec lui pour beaucoup plus que la peur.
Puis il secoua la tête et changea de propos. Il m’avertit de l’état d’abandon dans lequel je trouverais le parc et le château, restés absolument déserts depuis trente-deux ans.
J’appris de lui que M. Honoré de Gabry, son oncle, était, en son vivant, fort mal avec les braconniers du pays, qu’il tirait comme des lapins. Un d’eux, paysan vindicatif, qui avait reçu, en plein visage, le plomb du seigneur, le guetta un soir, derrière les arbres du mail et le manqua de peu, car il lui brûla d’une balle le bout de l’oreille.
– Mon oncle, ajouta M. Paul, chercha à découvrir d’où venait le coup, mais il ne vit rien et regagna le château sans hâter le pas. Le lendemain, ayant fait appeler son intendant, il lui donna l’ordre de clore le manoir et le parc et de n’y laisser entrer âme qui vive. Il défendit expressément qu’on touchât à rien, qu’on entretînt ni qu’on réparât rien sur sa terre et dans ses murs jusqu’à son retour. Il ajouta entre ses dents, comme dans la chanson, qu’il reviendrait à Pâques ou à la Trinité, et, comme dans la 103chanson, la Trinité se passa sans qu’on le revît. Il est mort, l’an passé
, à Monaco, et nous sommes entrés les premiers, mon beau-frère et moi, dans le château abandonné depuis trente-deux ans. Nous avons trouvé un marronnier au milieu du salon. Quant au parc, il faudrait pour le visiter qu’il y eût encore des allées.
Mon compagnon se tut et l’on n’entendait plus que le trot régulier du cheval au milieu du bruissement des insectes dans les herbes. Des deux côtés de la route les gerbes dressées dans les champs prenaient sous la clarté incertaine de la lune l’apparence de grandes femmes blanches agenouillées, et je m’abandonnais aux magnifiques enfantillages des séductions de la nuit.
Ayant passé sous les épais ombrages du mail, nous tournâmes à angle droit et roulâmes sur une avenue seigneuriale au bout de laquelle le château m’apparut brusquement dans sa masse noire, avec ses tours en poivrière. Nous suivîmes une sorte de chaussée qui donnait accès à la cour d’honneur et qui, jetée sur un fossé rempli d’eau courante, remplaçait sans doute un pont-levis détruit dès longtemps. La perte de ce pont-levis fut, je pense, la première humiliation que ce manoir guerrier 104eut à subir avant d’être réduit à l’aspect pacifique sous lequel il me reçut. Les étoiles se reflétaient dans l’eau sombre avec une merveilleuse netteté. M. Paul me conduisit, en hôte courtois, jusqu’à ma chambre, située dans les combles, au bout d’un long corridor, et, s’excusant sur l’heure tardive de ne pas me présenter tout de suite à sa femme, me souhaita le bonsoir.
Ma chambre, peinte en blanc et tendue de perse, est empreinte des grâces galantes du XVIIIe siècle. Des cendres encore chaudes, qui me montrèrent par quels soins on avait dissipé l’humidité, emplissaient la cheminée dont la tablette supportait un buste en biscuit de la reine Marie-Antoinette. Sur le
care blanc de la glace assombrie et tachée, deux crochets de cuivre, où s’étaient suspendues les châtelaines des dames d’autrefois, s’offraient à l’envi pour recevoir ma montre, que j’eus soin de remonter; car, contrairement aux maximes des Thélémites, j’estime que l’homme n’est maître du temps, qui est la vie même, que lorsqu’il l’a divisé en heures, en minutes et en secondes, c’est-à-dire en parcelles proportionnées à la brièveté de l’existence humaine.
105Et je songeai que la vie ne nous semble courte que parce que nous la mesurons inconsidérément à nos folles espérances. Nous avons tous, comme le vieillard de la fable, une aile à ajouter à notre bâtiment. Je veux achever, avant de mourir, l’histoire des abbés de Saint-Germain-des-Prés. Le temps que Dieu accorde à chacun de nous est comme un tissu précieux que nous brodons de notre mieux. J’ai ouvré ma trame de
toute sorte d’illustrations philologiques. Ainsi allaient mes pensées, et, en nouant mon foulard sur ma tête, l’idée du temps me ramena au passé, et pour la seconde fois dans un tour de cadran, je songeai à vous, Clémentine, pour vous bénir dans votre postérité, si vous en avez une, avant de souffler ma bougie et de m’endormir au chant des grenouilles.

II

Pendant le déjeuner, j’eus mainte occasion d’apprécier le goût, le tact et l’intelligence de
madame de Gabry, qui m’apprit que le château était hanté par des fantômes et notamment par la 106Dame «aux trois plis dans le dos», empoisonneuse de son vivant et âme en peine désormais. Je ne puis vous dire combien elle sut donner d’esprit et de vie à cette vieille histoire de nourrice. Nous prîmes le café sur la terrasse dont les balustres, embrassés et arrachés à leur rampe de pierre par un lierre vigoureux, restaient pris entre les nœuds de la plante lascive, dans l’attitude éperdue des Athéniennes aux bras des centaures ravisseurs.
Le château, en forme de chariot à quatre roues, flanqué d’une tourelle à chaque angle, avait
par suite de remaniements successifs, perdu tout caractère. C’était une ample et estimable bâtisse, rien de plus. Il ne me parut pas avoir éprouvé de notables dommages pendant un abandon de trente-deux années. Mais quand, conduit par madame de Gabry, j’entrai dans le grand salon du rez-de-chaussée, je vis les planchers bombés, les plinthes pourries, les boiseries fendillées, les peintures des trumeaux tournées au noir et pendant aux trois quarts hors de leurs châssis. Un marronnier, ayant soulevé les lames du parquet, avait grandi là et il tournait vers la fenêtre sans vitres les panaches de ses larges feuilles.
Bien que ce spectacle eût son charme, je ne le 107contemplai pas sans inquiétude, en songeant que la riche bibliothèque de M. Honoré de Gabry, installée dans une pièce voisine, était exposée depuis si longtemps à des influences délétères.
Mais, en considérant le jeune marronnier du salon, je ne pus m’empêcher d’admirer la vigueur magnifique de la nature et l’irrésistible force qui pousse tout germe à se développer dans la vie. Par contre, je m’attristai à songer que l’effort que nous faisons, nous autres savants, pour retenir et conserver les choses mortes est un pénible et vain effort. Tout ce qui a vécu est l’aliment nécessaire des nouvelles existences. L’Arabe qui se bâtit une cabane avec les marbres des temples de Palmyre est plus philosophe que tous les conservateurs des musées de Londres, de Paris et de Munich.

11 août.


Dieu soit loué! La bibliothèque, située au levant, n’a pas éprouvé d’irréparables dommages. Hors la lourde rangée des vieux
Coutumiers in-folio que les loirs ont percée de part en part, les livres sont intacts dans leurs armoires grillées. 108J’ai passé toute la journée à classer des manuscrits Le soleil entrait par les hautes fenêtres sans rideaux et j’entendais, à travers mes lectures, parfois très intéressantes, les bourdons alourdis heurter pesamment les vitres, les boiseries craquer et les mouches, ivres de lumière et de chaleur, ronfler des ailes en cercle sur ma tête. Vers trois heures, leur bourdonnement fut tel que je levai la tête de dessus un document fort précieux pour l’histoire de Melun au XIIIe siècle, et je me mis à considérer les mouvements concentriques de ces bestioles ou «bestions», comme dit Lafontaine, qui puisa cette forme dans le vieux fonds populaire, d’où vient l’expression de «tapisserie à bestions», c’est-à-dire à figurines. Je dus constater que la chaleur agit sur les ailes d’une mouche tout autrement que sur le cerveau d’un archiviste paléographe, car j’éprouvais une grande difficulté à penser et une torpeur assez agréable dont je ne sortis que par un effort violent. La cloche, qui sonna le dîner, me surprit au milieu de mes travaux et je n’eus que le temps d’endosser ma houppelande neuve pour paraître décemment devant madame de Gabry.
Le repas, amplement servi, se prolongea de lui-109même. J’ai un talent de dégustation qui va
peut-être au-dessus du médiocre. Mon hôte, qui s’aperçut de mes connaissances, m’estima assez pour déboucher en mon honneur certaine bouteille de Château-Margaux. Je bus avec respect ce vin de grande race et de noble vertu, qui vient des coteaux du Bordelais et dont on ne peut louer assez le bouquet et le feu. Cette ardente rosée se répandit dans mes veines et m’anima d’un zèle juvénile. Assis sur la terrasse, auprès de madame de Gabry, dans le crépuscule qui répandait sur les arbres du parc une mélancolie charmante et donnait aux moindres choses un air de mystère, j’eus le plaisir d’exprimer à ma spirituelle hôtesse mes impressions avec une vivacité et une abondance tout à fait remarquables chez un homme dénué, comme je le suis, de toute imagination. Je lui dépeignis spontanément, et sans m’aider d’aucun texte ancien, la mélancolie douce du soir et la beauté de cette terre natale qui nous nourrit, non seulement de pain et de vin, mais encore d’idées, de sentiments et de croyances, et qui nous recevra tous dans son sein maternel, comme des petits enfants fatigués d’un long jour.
– Monsieur, me dit cette aimable dame, vous 110voyez ces vieilles tours, ces arbres, ce ciel; comme les personnages des contes et des chansons populaires sont naturellement sortis de tout cela! Voici là-bas le sentier par lequel le petit Chaperon rouge alla au bois cueillir des noisettes. Ce ciel changeant et toujours à demi voilé fut sillonné par les chars des fées, et la tour du
Nord a pu cacher jadis sous son toit pointu la vieille filandière dont le fuseau piqua la Belle au bois dormant.
Je songeais encore à ces gracieuses paroles, pendant que M. Paul me racontait, à travers les bouffées d’un cigare capiteux, je ne sais quel procès intenté par lui à la commune au sujet d’une prise d’eau.
Madame de Gabry, sentant la fraîcheur du soir la gagner, frissonna sous le châle que son mari lui avait jeté sur les épaules, et nous quitta pour gagner sa chambre. Je résolus alors, au lieu de monter dans la mienne, de retourner dans la bibliothèque pour continuer l’examen des manuscrits. Malgré l’opposition de M. Paul, j’entrai dans ce que j’appellerai, en vieux langage, «la librairie», et je me mis au travail, à la lumière de la lampe.
Après avoir lu quinze pages, évidemment 111écrites par un scribe ignorant et distrait, car j’eus quelque peine à en saisir le sens, je plongeai la main dans la poche béante de ma redingote pour en tirer ma tabatière, mais ce mouvement si naturel et quasi instinctif me coûta cette fois un peu d’effort et de fatigue; toutefois j’ouvris la boîte d’argent et j’en tirai quelques grains de la poudre odorante, qui s’éparpillèrent le long du plastron de ma chemise
, sous mon nez frustré. Je suis certain que mon nez exprima son désappointement, car il est fort expressif. Il a trahi plusieurs fois mes plus intimes pensées et notamment dans la bibliothèque publique de Coutances, où je découvris, à la barbe de mon collègue Brioux, le cartulaire de Notre-Dame des Anges.
Quelle ne fut pas ma joie! Mes yeux, petits et ternes sous leurs lunettes, n’en laissèrent rien voir. Mais à la seule vue de mon nez en pied de marmite, qui frémissait de joie et d’orgueil, Brioux devina que j’avais fait une trouvaille. Il remarqua le volume que je tenais, nota l’endroit où j’allai le replacer, l’alla prendre sur mes talons, le copia en cachette et le publia à la hâte, pour me jouer un tour. Mais son édition fourmille de 112fautes et j’eus la satisfaction d’y relever quelques grosses bévues.
Pour revenir au point où j’étais, je
soupçonnai qu’une lourde somnolence pesait sur mon esprit. J’avais sous les yeux une charte dont chacun peut apprécier l’intérêt, quand j’aurai dit que mention y est faite d’un clapier vendu à Jehan d’Estouville, prêtre, en 1312. Mais, bien que j’en sentisse alors toute l’importance, je n’y donnai pas l’attention qu’un tel document exigeait impérieusement. Mes yeux, quoi que je fisse, se tournaient vers un côté de la table qui ne présentait aucun objet important au point de vue de l’érudition. Il n’y avait à cet endroit qu’un assez gros volume allemand, relié en peau de truie, avec des clous de cuivre aux plats et d’épaisses nervures sur le dos. C’était un bel exemplaire de cette compilation recommandable seulement par les gravures sur bois dont elle est ornée et qui est si connue sous le nom de Cosmographie de Munster. Le volume, dont les plats étaient légèrement entrebâillés, reposait sur sa tranche médiane.
Je ne saurais dire depuis combien de temps mes regards étaient attachés sans cause sur cet 113in-folio du
XVIe siècle, quand ils furent captivés par un spectacle tellement extraordinaire qu’un homme totalement dépourvu d’imagination, comme je suis, devait lui-même en être vivement frappé.
Je vis tout à coup, sans m’être aperçu de sa venue, une petite personne assise sur le dos du livre, un genou replié et une jambe pendante, à peu près dans l’attitude que prennent sur leur cheval les amazones d’Hyde-Park ou du bois de Boulogne. Elle était si petite que son pied ballant ne descendait pas jusqu’à la table, sur laquelle s’étalait en serpentant la queue de sa robe. Mais son visage et ses formes étaient d’une femme adulte. L’ampleur de son corsage et la rondeur de sa taille ne laissaient aucun doute à cet égard, même à un vieux savant comme moi. J’ajouterai, sans crainte de me tromper, qu’elle était fort belle et de mine fière, car mes études iconographiques m’ont habitué de longue date à reconnaître la pureté d’un type et le caractère d’une physionomie. La figure de cette dame, assise si inopinément sur le dos d’une Cosmographie de Munster, exprimait une noblesse mélangée de mutinerie. Elle avait l’air d’une reine, mais d’une 114reine capricieuse; et je jugeai, à la seule expression de son regard, qu’elle exerçait quelque part une grande autorité avec beaucoup de fantaisie. Sa bouche était impérieuse et ironique et ses yeux bleus riaient d’une façon inquiétante sous des sourcils noirs, dont l’arc était très
pur. J’ai toujours entendu dire que les sourcils noirs sont très séants aux blondes, et cette dame était très blonde. En somme, l’impression qu’elle donnait était celle de la grandeur.
Il peut sembler étrange qu’une personne haute comme une bouteille et qui aurait disparu dans la poche de ma redingote, s’il n’eût pas été irrévérencieux de l’y mettre, donnât précisément l’idée de la grandeur. Mais il y avait dans les proportions de la dame assise sur la Cosmographie de Munster une sveltesse si fière, une harmonie si majestueuse; elle gardait une attitude à la fois si aisée et si noble, qu’elle me parut grande. Bien que mon encrier, qu’elle considérait avec une attention moqueuse comme si elle eût pu lire par avance tous les mots qui devaient en sortir au bout de ma plume, fût pour elle un bassin profond où elle eût noirci jusqu’à la jarretière ses bas de soie rose à coins d’or, elle était 115grande, vous dis-je, et imposante dans son enjouement.
Son costume, approprié à sa physionomie, était d’une extrême magnificence; il consistait en une robe de brocart d’or et d’argent et en un manteau de velours nacarat, doublé de menu vair. La coiffure était une sorte de hennin à deux cornes, que des perles d’un bel orient
rendait clair et lumineux comme le croissant de la lune. Sa petite main blanche tenait une baguette. Cette baguette attira mon attention d’une manière d’autant plus efficace que mes études archéologiques m’ont disposé à reconnaître avec quelque certitude les insignes par lesquels se distinguent les notables personnes de la légende et de l’histoire. Cette connaissance me vint en aide dans les conjonctures très singulières où je me trouvais. J’examinai la baguette qui me parut taillée dans une menue branche de coudrier. C’est, me dis-je, une baguette de fée; conséquemment la dame qui la tient est une fée.
Heureux de connaître la personne à qui j’avais affaire, j’essayai de rassembler mes idées pour lui faire un compliment respectueux.
J’eusse éprouvé quelque satisfaction, je le confesse, à lui parler 116doctement du rôle de ses pareilles, tant dans les races saxonne et germanique, que dans l’occident latin. Une telle dissertation était dans ma pensée une façon ingénieuse de remercier cette dame d’être apparue à un vieil érudit, contrairement à l’usage constant de ses semblables qui ne se montrent qu’aux enfants naïfs et aux villageois incultes.
Pour être fée
, on n’en est pas moins femme, me disais-je, et puisque madame Récamier, ainsi que je l’ouïs dire à J.-J. Ampère, rougissait de plaisir, quand les petits ramoneurs ouvraient de grands yeux pour la mieux voir, la dame surnaturelle qui est assise sur la Cosmographie de Munster sera sans doute flattée d’entendre un érudit la traiter doctement comme une médaille, un sceau, une fibule ou un jeton. Mais cette entreprise, qui coûtait beaucoup à ma timidité, me devint totalement impossible, quand je vis la dame de la Cosmographie tirer vivement d’une aumônière, qu’elle portait au côté, des noisettes plus petites que je n’en vis jamais, en briser les coquilles contre ses dents et me les jeter au nez, tandis qu’elle croquait l’amande avec la gravité d’un enfant qui tette.
En une telle conjoncture, je fis ce qu’exigeait la 117dignité de la science, je me tus. Mais les coquilles m’ayant causé un chatouillement pénible, je portai la main à mon nez et je constatai alors, à ma grande surprise, que mes lunettes en chevauchaient l’extrémité et que je voyais la dame non à travers, mais par-dessus les verres, chose incompréhensible, puisque mes yeux, usés sur les vieux textes, ne distinguent pas sans
bésicles un melon d’une carafe, placés tous deux au bout de mon nez.
Ce nez, remarquable par sa masse, sa forme et sa coloration, attira légitimement l’attention de la fée, car elle saisit ma plume d’oie, qui s’élevait comme un panache au-dessus de l’encrier, et elle promena sur mon nez les barbes de cette plume. J’eus parfois, en compagnie, l’occasion de me prêter aux espiègleries innocentes des jeunes demoiselles qui, m’associant à leurs jeux, m’offraient leur joue à baiser à travers un dossier de chaise ou m’invitaient à éteindre une bougie qu’elles élevaient tout à coup hors de la portée de mon souffle. Mais jusque-là aucune personne du sexe ne m’avait soumis à des caprices aussi familiers que de m’agacer les narines avec les barbes de ma propre plume. Je me rappelai heureusement 118une maxime de feu mon grand-père, qui avait coutume de dire que tout est permis aux dames, et que tout ce qui vient d’elles est grâce et faveur. Je reçus donc comme faveur et grâce les coquilles des noisettes et les barbes de la plume, et j’essayai de sourire. Bien plus! je pris la parole:

– Madame, dis-je avec une politesse digne, vous accordez l’honneur de votre visite, non à un morveux ni à un rustre, mais bien à un bibliothécaire assez heureux pour vous connaître et qui sait que jadis vous emmêliez dans les crèches les crins de la jument, buviez le lait dans les jattes écumeuses, couliez des graines à gratter dans le dos des aïeules, faisiez pétiller l’âtre
aux nez des bonnes gens et, pour tout dire, mettiez le désordre et la gaieté dans la maison. Vous pouvez vous vanter, de plus, d’avoir, le soir, dans les bois, fait les plus jolies peurs du monde aux couples attardés. Mais je vous croyais évanouie à jamais depuis trois siècles au moins. Se peut-il, Madame, qu’on vous voie en ce temps de chemins de fer et de télégraphes? Ma concierge, qui fut nourrice en son temps, ne sait pas votre histoire, et mon petit voisin, que sa bonne mouche encore, affirme que vous n’existez point.
119Qu’en dites-vous? s’écria-t-elle d’une voix argentine, en se campant dans sa petite taille royale d’une façon tout à fait cavalière et en fouettant comme un hippogriphe le dos de la Cosmographie de Munster.
– Je ne sais, lui répondis-je, en me frottant les yeux.
Cette réponse, empreinte d’un scepticisme profondément scientifique, fit sur mon interlocutrice le plus déplorable effet.
– Monsieur
Sylvestre Bonnard, me dit-elle, vous n’êtes qu’un cuistre. Je m’en étais toujours doutée. Le plus petit des marmots qui vont par les chemins avec un pan de chemise à la fente de leur culotte me connaît mieux que tous les gens à lunettes de vos Instituts et de vos Académies. Savoir n’est rien, imaginer est tout. Rien n’existe que ce qu’on imagine. Je suis imaginaire. C’est exister cela, je pense! On me rêve et je parais! Tout n’est que rêve, et, puisque personne ne rêve de vous, Sylvestre Bonnard, c’est vous qui n’existez pas. Je charme le monde; je suis partout, sur un rayon de lune, dans le frisson d’une source cachée, dans le feuillage mouvant qui chante, dans les blanches vapeurs qui montent, 120chaque matin, du creux des prairies, au milieu des bruyères roses, partout!… On me voit, on m’aime. On soupire, on frissonne sur la trace légère de mes pas qui font chanter les feuilles mortes. Je fais sourire les petits enfants, je donne de l’esprit aux plus épaisses nourrices. Penchée sur les berceaux, je lutine, je console et j’endors, et vous doutez que j’existe! Sylvestre Bonnard, votre chaude douillette recouvre le cuir d’un âne.
Elle se tut; l’indignation gonflait ses fines narines et
, tandis que j’admirais, malgré mon dépit, la colère héroïque de cette petite personne, elle promena ma plume dans l’encrier, comme un aviron dans un lac, et me la jeta au nez le bec en avant.
Je me frottai le visage que je sentis tout mouillé d’encre. Elle avait disparu. Ma lampe s’était éteinte; un rayon de lune traversait la vitre et descendait sur la Cosmographie de Munster.

Un vent frais, qui s’était élevé sans que je m’en aperçusse, faisait voler plumes, papiers et pains à cacheter. Ma table était toute tachée d’encre. J’avais laissé ma fenêtre entr’ouverte pendant l’orage. Quelle imprudence!

121III

J’ai écrit à ma gouvernante, comme je m’y étais engagé, que j’étais sain et sauf. Mais je me suis bien gardé de lui dire que j’eus un rhume de cerveau pour m’être endormi le soir, dans la bibliothèque, pendant que la fenêtre était ouverte, car l’excellente femme ne m’eût pas plus ménagé les remontrances que les parlements aux rois. «À votre âge, Monsieur, m’eût-elle dit, être si peu raisonnable!» Elle est assez simple pour croire que la raison s’augmente avec les années. Je lui semble une exception à cet égard.
N’ayant pas les mêmes motifs de taire mon aventure à
madame de Gabry, je lui contai tout au long ma rêverie, à laquelle elle prit un grand plaisir.
– Votre vision, me dit-elle, est charmante
, et il faut bien de l’esprit pour en avoir de pareilles.
– C’est donc, lui répondis-je, que j’ai de l’esprit quand je dors.
– Quand vous rêvez, reprit-elle; et vous rêvez toujours!
122Je sais bien qu’en parlant ainsi,
madame de Gabry n’avait pas d’autre idée que de me faire plaisir, mais cette seule pensée mérite toute ma reconnaissance, et c’est dans un esprit de gratitude et de douce remembrance que je la note en ce cahier, que je relirai jusqu’à ma mort et qui ne sera lu par personne autre que moi.
J’employai les jours qui suivirent à achever l’inventaire des manuscrits de la bibliothèque de Lusance. Quelques mots confidentiels qui échappèrent à M. Paul de Gabry me causèrent une surprise pénible et me déterminèrent à conduire mon travail autrement que je ne l’avais commencé. J’appris par ces quelques mots que la fortune de M. Honoré de Gabry, mal gérée depuis longtemps et emportée en grande partie par la faillite d’un banquier dont j’ignore le nom, n’était transmise aux héritiers de l’ancien pair de France que sous la forme d’immeubles hypothéqués et de créances irrecouvrables.
M. Paul, d’accord avec ses cohéritiers, était décidé à vendre la bibliothèque, et je dus rechercher les moyens d’opérer cette vente le plus avantageusement possible. Mais, étranger comme je le suis à tout négoce et trafic, je résolus de prendre 123conseil d’un libraire de mes amis. Je lui écrivis de me venir trouver à Lusance et, en attendant sa venue, je pris ma canne et mon chapeau et m’en allai visiter les églises du diocèse, dont quelques-unes renferment des inscriptions funéraires qui n’ont pas encore été relevées correctement.
Je quittai donc mes hôtes et partis en pèlerinage. Explorant tout le jour les églises et les cimetières, visitant les curés et les tabellions de village, soupant à l’auberge avec les colporteurs et les marchands de bestiaux, couchant dans des draps parfumés de lavande, je goûtai pendant une semaine entière un plaisir calme et profond à voir, tout en songeant aux morts, les vivants accomplir leur travail quotidien.
Je ne fis, en ce qui concerne l’objet de mes recherches, que des découvertes médiocres qui me causèrent une joie modérée et par cela même salubre et nullement fatigante. Je relevai quelques épitaphes intéressantes et j’ajoutai à ce petit trésor plusieurs recettes de cuisine rustique dont un bon curé voulut bien me faire part.
Ainsi enrichi, je retournai à Lusance et je traversai la cour d’honneur avec l’intime satisfaction d’un bourgeois qui rentre chez lui. C’est là un 124effet de la bonté de mes hôtes
, et l’impression que je ressentis alors sur leur seuil prouve mieux que tous les raisonnements l’excellence de leur hospitalité.
J’entrai jusque dans le grand salon sans rencontrer personne, et le jeune marronnier qui étendait là ses grandes feuilles me fit l’effet d’un ami. Mais ce que je vis ensuite sur la console me causa une telle surprise que je rajustai à deux mains mes besicles sur mon nez et que je me tâtai pour me redonner une notion au moins superficielle de ma propre existence. Il me vint à l’esprit, en une seconde, une vingtaine d’idées dont la plus soutenable fut que j’étais devenu fou. Il me semblait impossible que ce que je voyais existât
, et il m’était impossible de ne pas le voir comme une chose existante. Ce qui causait ma surprise reposait, comme j’ai dit, sur la console que surmontait une glace plombée et piquée.
Je m’aperçus dans cette glace et je puis dire que j’ai vu une fois en ma vie l’image accomplie de la stupéfaction.
Mais je me donnai raison à moi-même et je m’approuvai d’être stupéfait d’une chose stupéfiante.
L’objet
, que j’examinais avec un étonnement 125que la réflexion ne diminuait pas, s’imposait à mon examen dans une entière immobilité. La persistance et la fixité du phénomène excluaient toute idée d’hallucination. Je suis totalement exempt des affections nerveuses qui perturbent le sens de la vue. La cause en est généralement due à des désordres stomacaux, et je suis pourvu, Dieu merci, d’un excellent estomac. D’ailleurs, les illusions de la vue sont accompagnées de circonstances particulières et anormales qui frappent les hallucinés eux-mêmes et leur inspirent une sorte d’effroi. Or, je n’éprouvais rien de semblable et l’objet que je voyais, bien qu’impossible en soi, m’apparaissait dans toutes les conditions de la réalité naturelle. Je remarquais qu’il avait trois dimensions et des couleurs et qu’il portait ombre. Ah! si je l’examinais! Les larmes m’en vinrent aux yeux, et je dus essuyer les verres de mes lunettes.
Enfin il fallut me rendre à l’évidence et constater que j’avais
, devant les yeux la fée, la fée que j’avais rêvée l’autre soir dans la bibliothèque. C’était elle, c’était elle, vous dis-je! Elle avait encore son air de reine enfantine, son attitude souple et fière; elle tenait dans la main sa ba126guette de coudrier; elle portait le hennin à deux cornes et la queue de la robe de brocart serpentait autour de ses petits pieds. Même visage, même taille. C’est bien elle, et, pour qu’on ne s’y trompât pas, elle était assise sur le dos d’un vieux et gros bouquin tout semblable à la Cosmographie de Munster. Son immobilité me rassurait à demi et je craignis en vérité qu’elle ne tirât encore des noisettes de son aumônière pour m’en jeter les coquilles au visage.
Je restais là, bras
ballants et bouche béante, quand la voix musicale et riante de madame de Gabry résonna à mon oreille.
– Vous examinez votre fée, monsieur Bonnard,
me dit mon hôtesse; eh bien! la trouvez-vous ressemblante?
Cela fut dit vite
; mais, en l’entendant, j’eus le temps de reconnaître que ma fée était une statuette modelée en cires colorées, avec beaucoup de goût et de sentiment, par une main novice. Le phénomène, ainsi réduit à une interprétation rationnelle, ne laissait pas de me surprendre encore. Comment et par qui la dame de la Cosmographie était-elle parvenue à une existence plastique? C’est ce qu’il me tardait d’apprendre.
127Me tournant vers
madame de Gabry, je m’aperçus qu’elle n’était pas seule. Une jeune fille vêtue de noir se tenait près d’elle. Elle avait de grands yeux intelligents, d’un gris aussi doux que le ciel de l’Île-de-France, et d’une expression à la fois naïve et puissante. Au bout de ses bras un peu grêles se tourmentaient deux mains déliées, mais rouges, comme il convient à des mains de jeune fille. Prise dans sa robe de mérinos, elle était tout d’un jet comme un jeune arbre, et sa grande bouche annonçait la franchise. Je ne puis dire combien cette enfant me plut tout d’abord. Elle n’était pas belle, mais les trois fossettes de ses joues et de son menton riaient, et toute sa personne, qui gardait la gaucherie de l’innocence, avait je ne sais quoi de brave et de bon.
Mes regards allaient de la statuette à la fillette et je vis celle-ci rougir, mais franchement, largement, à flot.
Eh bien, me dit mon hôtesse, qui, accoutumée à mes distractions, me faisait volontiers deux fois la même question, est-ce bien là la dame qui, pour vous voir, entra par la fenêtre que vous aviez laissée ouverte? Elle fut bien 128effrontée, mais vous bien imprudent. Enfin la reconnaissez-vous?
– C’est elle, répondis-je, et je la revois sur cette console telle que je la vis sur la table de la bibliothèque.
– S’il en est ainsi, répondit
madame de Gabry, prenez-vous-en de cette ressemblance à vous d’abord qui, pour un homme dénué de toute imagination, comme vous dites être, savez peindre vos songes sous de vives couleurs, à moi ensuite qui retins et sus redire fidèlement votre rêve, et enfin et surtout à mademoiselle Jeanne, que je vous présente, et qui a, sur mes indications précises, modelé la cire que vous voyez là.
Madame de Gabry avait pris, en parlant, la main de la jeune fille, mais celle-ci s’était dégagée et fuyait déjà dans le parc d’un pas léger comme un vol.
– Petite folle! lui cria
madame de Gabry. Peut-on être sauvage à ce point! Venez qu’on vous gronde et qu’on vous embrasse!
Mais rien ne fit, et l’effarouchée disparut dans le feuillage.
Madame de Gabry s’assit dans le seul fauteuil qui restât au salon délabré.
– Je serais bien surprise, me dit-elle, si mon 129mari ne vous avait pas déjà parlé de Jeanne. Nous l’aimons beaucoup, et c’est une bonne enfant. Dites vrai, comment trouvez-vous sa statuette?
Je répondis que c’était un ouvrage plein d’esprit et de goût, mais qu’il manquait à l’auteur l’étude et la pratique; qu’au reste j’étais touché au possible de ce que de jeunes doigts eussent brodé de la sorte sur le canevas d’un bonhomme, et figuré d’une façon si brillante les songeries d’un vieux radoteur.
– Si je vous demande ainsi votre avis, reprit gravement
madame de Gabry, c’est que Jeanne est une pauvre orpheline. Croyez-vous qu’elle puisse gagner sa vie à faire des statuettes comme celle-ci?
– Pour cela, non! répondis-je; et il n’y a pas trop à le regretter. Cette demoiselle est, dites-vous, affectueuse et tendre; je vous en crois et j’en crois son visage. La vie d’artiste a des entraînements
qui font sortir de la règle et de la mesure les âmes généreuses. Cette jeune créature est pétrie d’une argile aimante; gardez- pour le foyer domestique. Là seulement est le vrai bien.
– Mais elle n’a pas de dot! me répondit
madame de Gabry.
130Puis, étendant le bras vers moi, elle ajouta:
– Vous êtes notre ami, je puis tout vous dire. Le père de cette enfant était un banquier de nos amis. Il montait des affaires colossales
, c’est ce qui l’a perdu. Il n’a survécu que peu de mois à sa faillite, dans laquelle (Paul a dû vous le dire), la fortune de mon oncle a sombré aux trois quarts et la nôtre plus qu’à moitié.
Nous l’avions connu à Monaco pendant l’hiver que nous passâmes auprès de mon oncle.
Il avait l’esprit aventureux, mais si séduisant! Il se trompait lui-même avant de tromper les autres. C’est encore là, n’est-il pas vrai, la plus grande habileté? Nous y fûmes pris, mon oncle, mon mari et moi, et nous risquâmes dans une affaire périlleuse plus qu’il n’était raisonnable. Mais bah! comme dit Paul, puisque nous n’avons pas d’enfants!… D’ailleurs nous avons la satisfaction de savoir que l’ami auquel nous nous sommes confiés était un honnête homme… Vous devez connaître son nom qu’on a tant vu dans les journaux et sur les affiches: Noël Alexandre. Sa femme était fort aimable. Je ne l’ai connue que déjà passée, avec de jolis restes et un goût de faste et de représentation qui lui allaient bien. Elle aimait un peu le ta131page, mais elle montra beaucoup de courage et de dignité lors de la mort de son mari. Elle mourut un an après lui, laissant Jeanne seule au monde.
– Clémentine, m’écriai-je!
En apprenant ce que je n’avais jamais imaginé et ce dont la seule idée eût révolté toutes les énergies de mon âme, en apprenant que Clémentine n’était plus sur la terre, il se fit en moi comme un grand silence, et le sentiment qui me remplit tout entier fut, non pas une douleur vive et aiguë, mais une tristesse calme et solennelle; j’éprouvai je ne sais quel allégement et ma pensée s’éleva tout à coup à des hauteurs inconnues.
D’où vous êtes aujourd’hui, Clémentine, dis-je en moi-même, regardez ce cœur maintenant refroidi par l’âge, mais dont le sang bouillonna jadis pour vous, et dites s’il ne se ranime pas à la pensée d’aimer ce qui reste de vous sur la terre. Tout passe, puisque vous avez passé; mais la vie est immortelle; c’est elle qu’il faut aimer dans ses figures sans cesse renouvelées. Le reste est jeu d’enfant, et je suis avec tous mes livres comme un petit garçon qui agite des osselets. Le but de la vie, c’est vous, Clémentine, qui me l’avez révélé.
132Madame de Gabry me tira de mes pensées en murmurant:
– Cette enfant est pauvre
.
– La fille de Clémentine est pauvre, dis-je à haute voix; que cela est heureux! Je ne veux pas qu’un
ature que moi la pourvoie et la dote. Non! la fille de Clémentine ne sera dotée que par moi!
En m’approchant de madame de Gabry qui s’était levée, je lui pris la main droite; je baisai cette main, la posai sur mon bras et dis:
– Vous me conduirez sur la tombe de la veuve de Noël Alexandre.
Et j’entendis
madame de Gabry qui me disait:
– Pourquoi pleurez-vous?
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« La Fée » (1879-1880)
Calmann-Lévy (1881)